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I. l’identité idéalisée

l’identité idéalisée

L’homme bâtit pour s’abriter depuis la nuit des temps, pourtant la fgure de l’architecte, n’apparaît que bien plus tardivement. Le premier architecte reconnu comme tel dans l’histoire était Imhoteph, qui éleva entre-autres le complexe funéraire de Saqqarah pour le pharaon Djéser. Il est pourtant étonnant de désigner Imhoteph, qui vécut au IIIe millénaire avant notre ère, comme architecte alors que l’une des premières occurences du terme architecton (αρχιτέκτων) date du Ve siècle av. J.-C 3 . On ne sait rien de la façon dont il exerçait son métier qui ne pouvait avoir qu’un lointain rapport avec le travail de l’architecte aujourd’hui. En licence, on nous a enseigné que Brunelleschi était le premier architecte au sens moderne du terme. S’il est le premier à utiliser le dessin en perspective 4 pour étudier le projet dans un bureau et hors du chantier, sa manière d’exercer est elle aussi bien loin de celle d’un architecte en 2018. Comprendre l’histoire et l’évolution de ceux qui sont considérés architecte sera ici le premier pas pour appréhender l’identité et l’imaginaire professionnels de ces hommes et femmes, ainsi que les rapports de force autour de la construction d’un édifce, afn de tenter de comprendre le malaise par rapport aux évolutions actuelles de la profession.

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Identité

le terme architecte, qui découle de la fusion de archi- (αρχι-) «chef de» et de tecton (τέκτων) «charpentier» garde la trace des origines de la profession dans le chantier. D’après Louis Callebat, les grecs anciens ont ensuite utilisé le terme archi-techton pour décrire une variété de métiers apparemment étrangère à la spécialisation d’ingénieur ou d’architecte, porteuses cependant d’une base sémantique commune associant savoir, capacité d’organisation et responsabilité active. Par exemple, archi-tecton est appliqué par Démosthène à un administrateur de théâtre et, le poète Euripide désignait par ce mot - hors de toute référence à un travail d’ingénieur ou d’architecte - celui qui élabore et met en œuvre un projet. 5

L’identité de l’architecte actuelle s’est construite autour de plusieurs images. D’abord celle de l’homme de chantier, écho de ses origines en tant que maître de l’œuvre, position née de la complexité constructive d’édifces en pierre. Puis, de son ascension sociale et de sa relation de proximité avec des commanditaires puissants qui le missione pour la conception d’édifces publics. L’histoire de l’architecture mentionne d’ailleurs quasi-exclusivement les édifces publics tout en ignorant

3: La première mention connue du mot architecte - αρχιτεκτων - apparaît au ve siècle av. J.-C. dans le livre d’Hérodote, Histoires décrivant le tunnel de Samos : « l’architecte chargé de ce travail fut le Mégarien Eupalinos, fls de Naustrophos ». 4: Brunelleschi n’est pas l’inventeur de la perspective comme on nous l’a si souvent conté. En réalité, il découvre et popularise les principes de la perspective du mathématicien Antonio di Tucci Manetti. 5: Louis Callebat, « Architecte », histoire d’un mot, dans Histoire de l’architecte, Flammarion, Paris, 1988

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l’édifce privé, - le logement - jusqu’à très récemment. 6 Enfn, il est caractérisé par son expertise à mi-chemin entre technique et art. Dés le Moyen-Âge, architecte devient une profession libérale, caractérisée par une indépendance considérable sans lien de subordination 7 , confrmée à ce jour par l’article 18 de la loi n° 2005-882 du 2 août 2005. Filippo Brunelleschi, déjà mentionné en introduction et généralement considéré comme un des pères fondateurs de l’architecture, est fnalement autant ingénieur qu’architecte. Les chemins des architectes et des ingénieurs se séparent lorsque l’architecte fait le choix des Beaux-Arts plutôt que des calculs, en 1819, par la fusion de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture avec celle de l’Académie royale d’Architecture. Le prestige de la condition d’architecte s’accroît dans un climat d’émulation permanente due à la multiplication des cours italiennes de la Renaissance. Pour la première fois de l’histoire, un architecte, Andrea Palladio, publie ses propres œuvres de son vivant - I quattro libri dell’architectura. 8 Les architectes circulent d’une cour à l’autre, comme les artistes.

Image

L’enseignement « Beaux-Arts » est de type charismatique et vise à faire éclore le “don” en chaque étudiant. 9 Il s’appuie sur la transmission du maître à l’élève et de l’ancien au nouveau, non seulement d’un savoir théorique et pratique, mais d’un ensemble de valeurs. L’atelier est la structure de base de cet enseignement et le folklore en est l’accompagnement.

“En France, l’image de l’architecte démiurge, solitaire et géniale est à peu près la seule qui soit transmise et martelée. L’image de l’architecte bâtisseur avant tout.” 10

Aujourd’hui encore l’architecture est un domaine où l’on enseigne l’exception plutôt que la règle. L’histoire de l’architecture est une succession de personnalités qui deviennent les seuls images de référence de l’étudiant. L’identité de la profession est marquée par cet enseignement tournée autour de l’individu créateur, du maître. C’est ainsi naturellement qu’aujourd’hui encore plus de la moitié des architectes travaillent seuls sans salariés. 11

L’architecte en tant que “pratiquant de l’art qu’est l’architecture” produit des œuvres bâties. Bien que son œuvre impact l’ensemble des usagers d’une ville - à l’inverse d’une peinture ou d’une sculpture - , l’architecte, devient l’unique responsable de la conception et du contrôle d’exécution de l’ensemble des ouvrages à réaliser. Son prestige accumulé au fl du temps le place au sommet de la pyramide hierarchique qui entoure la construction.

6 : Rudofsky, Bernard (1987) [1964]. Architecture Without Architects: A Short Introduction to Non-Pedigreed Architecture. Albuquerque: University of New Mexico Press 7 : La subordination est ici entendue comme le rapport liant un employé à son patron, unique pourvoiyeur d’ordre. Le professionels libéral ayant plusieurs clients ne dépend pas d’un unique employeur et a ainsi la «liberté» de rompre le contrat qui le lirait à un client en cas de perte de la confance de ce dernier, de la survenance d’une situation le plaçant en confit d’intérêt ou portant atteinte à son indépendance ou de la violation par le client d’une ou de plusieurs clauses du contrat comme reconnu par l’article 38 du code des devoirs professionnels. Dans les faits, lorsqu’on a des salariés à payer et une agence à préserver, la réalité est évidemment un peu plus complexe. 8 : Habraken, N. John. Palladio’s Children, Seven essays on the everyday environment and the architect. Taylor and Francis, London, 2005. 9 : Raymonde MOULIN, Florent CHAMPY, « ARCHITECTURE (Thèmes généraux) - L’architecte », Encyclopædia Universalis 10 : Philippe Trétiack, Faut-il pendre les architectes ? Editions du Seuil, 2001, p. 162 11 : Archigraphie, sous la direction de François ROUANET, 2016, p.48

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“Un homme sage en un jardin devant le Temple d’oraison, et ayant trois yeux. L’un pour admirer et adorer la sainte divinité de Dieu, et contempler les œuvres tant admirables, et aussi pour remarquer le temps passé. L’autre pour observer et mesurer le temps présent, et donner ordre à bien conduire et diriger ce qui se présente. Le troisième pour prévoir le futur et temps à venir, afn de se prémunir et armer contre tant d’assauts, injures, calamités, et grandes misères de ce misérable monde, auquel on est sujet à recevoir tant de calomnies, tant de peines et travaux, qu’il est impossible de les réciter. Je lui fgure aussi quatre oreilles, montrant qu’il faut beaucoup plus ouïr que parler. (…) Donc l’architecte doit être prompt à ouïr les doctes et sages, et diligent à voir beaucoup de choses, soit en voyageant, ou lisant. (…) Mais pour revenir à notre Sage, représentant l’Architecte, je lui fgure d’abondant quatre mains, pour montrer qu’il a à faire et manier beaucoup de choses en son temps, s’il veut parvenir aux sciences qui lui sont requises.”

- Philibert de l’Orme, 1567, Allégorie du “Bon” Architecte, Le Premier tome de l’Architecture

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L’image d’Epinal qu’on inculque encore aujourd’hui aux architectes tout au long de leur formation, reste fnalement assez proche de celle, sur la page précédente, que Philibert De l’Orme, grave dans son Premier Tome de l’Architecture. Un homme extraordinaire, une bête légendaire. Les ateliers qui entourent ceux que l’histoire a retenu sont oubliés derrière la personnalité de celui qui les dirige. Ainsi l’image perpétré est toujours celle d’un seul homme de la synthèse. Personne ne dispose de quatre mains, quatre oreilles et trois yeux, comme l’architecte représenté dans l’image de la page précédente, faisant presque l’aveu qu’aucun être humain normalement constitué n’est réellement capable de cumuler l’ensemble des capacités éxigé de l’architecte. En effet, la fgure de l’architecte seul est en déclin. L’architecture s’exerce aujourd’hui en une diversité de statuts, de pratiques et de commandes. Il faudra actualiser notre vocabulaire en parlant de structures, de frmes, de salariés, de compétences et non plus de l’architecte au sens générique.

Illusion

Pendant que les architectes construisaient des cathédrales, des tribunaux et des palais, la majorité d’entre eux n’avaient pas à construire des maisons. À l’Ecole des Beaux-Arts, les cours théoriques étaient peu nombreux, souvent peu suivis et les enseignements techniques inadaptés aux exigences de la construction moderne. 12

Pourtant face à l’urgence, durant les années de la reconstruction après-guerre, les architectes se sont retrouvés investis d’un pouvoir extrême. Le mouvement moderne - pronant standardisation et rapidité d’éxécution - a trouvé un terrain fertile pour rebâtir le paysage urbain français. Au début des années 70, on construisait 500 000 logements par an. En quatre décennies ce sont presque 13 millions et demi de logement neufs qui sont sortis de terre. 13

Pour Paul Valéry certains bâtiments “chantent”. 14 C’est bien là le travail de l’architecte – souvent comparé à un chef d’orchestre – de faire chanter les pierres qui, si elles étaient muettes, ne seraient qu’une vulgaire construction que les gens bâtissent bien sans architectes depuis toujours. C’est le message porté, ce fameux « concept » enseignée à l’école comme justifcation essentielle du projet. L’architecte produit une œuvre qu’il signe et qu’il a l’habitude de voir dénoter dans le paysage. C’est avec cette culture, la seule qu’ils connaissent alors, que les architectes abordent la fabrication de l’habitat. Mais si tous chantent, le quotidien ne devient-il pas assourdissant ? D’après les cours théoriques HMONP de Véronique Biau, 15 l’architecte, à cause de l’insatisfaction publique, des nombreux dépassements budgétaires, des retards de chantier et des mal-façons, a cassé sa relation de confance avec les maîtres d’ouvrage. Le décret du 28 février 1973, relative à l’ingénierie et l’architecture est l’echo de cette situation, rendant les architectes personnellement responsables en cas de dépassement de budget et exigeant des études en amont de la réalisation, ce qui renforce de fait la position des ingénieurs et des bureaux de

12 : Raymonde MOULIN, Florent CHAMPY, « ARCHITECTURE (Thèmes généraux) - L’architecte », Encyclopædia Universalis 13 : Philippe Trétiack, Faut-il pendre les architectes ? op. cit. p. 162 14 : «n’as-tu pas observé, en te promenant dans cette ville, que d’entre les édifces dont elle est peuplée, les uns sont muets ; les autres parlent ; et d’autres enfn, qui sont les plus rares, chantent ?» Paul Valéry dans Eupalinos ou l’Architecte, 1921 15 : Véronique Biau est architecte-urbaniste en chef de l’État, docteur en sociologie, chercheuse à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Val de Seine, directrice du Centre de Recherche sur l’Habitat (CRH, LAVUE)

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En l’an 2000 est une série d’images illustrant les progrès scientifques français de l’an 2000 imaginés en 1899, par des artistes dont Villemard et Jean-Marc Côté pour l’exposition universelle de Paris. Elles furent imprimées, d’abord sur le papier d’intérieur de boîte à cigares et plus tard comme des cartes postales, mais jamais distribuées.

Ici l’architecte est imaginé seul, dernier rescapé des acteurs de la contruction.

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contrôle. 16 L’architecte se voit aussi dépossédé de l’élaboration du programme du projet qui devient la responsabilité de la maîtrise d’ouvrage. L’architecte perd aussi ses galons auprès de l’opinion publique, qui le met seul au pilori, en tant que “concepteur” de tours et de barres malgré un contexte économique et politique contraignant. C’est à partir de ce moment que l’architecte commence sa dégringolade du sommet de sa pyramide professionnelle. D’autres - les ingénieurs, les programmistes, les économistes, les paysagistes - lui font concurrence sur des missions qui étaient traditionnellement siennes. L’architecte peine à défendre sa légitimité, ayant perdu dans une formation quasi-fusionnelle avec les Beaux-Arts, la compétence technique traditionnellement attachée à un personnage chargé de coordonner les interventions de différents corps de métiers et professions, en aval de la défnition formelle du projet. La crise dans laquelle plonge la profession est d’autant plus grande que le choc pétrolier de 1973 va induire la raréfaction de la commande. Les guerres du Golfe (1980-88 et 1990-91) marqueront un arrêt spectaculaire dans la construction, les capitaux ne circulant plus quand les confits menacent les petrodollars.

Révélations

En réaction à l’assiègement de leur com, les architectes, toujours historiquement immiscés dans les cercles de pouvoir, s’organisent pour défendre leur position professionnelle par une loi. Après de longues négociations, le président du Conseil supérieur de l’Ordre, Jean Connehaye et celui de l’Union nationale des syndicats français d’architectes (UNSFA), Alain Gillot, rencontrent le président Valéry Giscard d’Estaing pour trouver un accord à l’Élysée le 15 juillet 1976. 17

L’accord suivant fut conclu. En échange de la sauvegarde et du renforcement de l’Ordre des architectes (créé en 1940); de l’instauration d’un seuil au-delà duquel le recours à l’architecte devient obligatoire ; de la modernisation des conditions d’exercice autorisant la création de sociétés ; et de la reconnaissance hautement symbolique d’« expression de la culture » et d’« intérêt public » de l’architecture 18 – que Pierre Glénat, alors président de l’Unsfa, avait négociée dès 1972 -, Connehaye et Gillot admirent la création du statut d’agréé en architecture, accordé sous conditions aux maîtres d’œuvre sans diplôme exerçant depuis cinq ans, et la création d’un Conseil d’Architecture et d’Urbanisme dans chaque département. En réaffrmant leur identité professionnelle enracinée dans la commande publique, et donc de l’intérêt général et en règlementant l’accès à leur profession, les architectes renforcent la légitimité et la spécifcité de leurs compétences. Ils proftent aussi de la loi pour s’assurer une commande et se rendre indispensables à l’acte de bâtir, par le monopole du permis de construire. Le permis de construire est obligatoire, mais n’assure pas à l’architecte la direction des travaux, pourtant clef de voûte du passage du papier à la réalité. Est-ce que l’architecte maîtrise réellement le projet lorsqu’il n’a que la mission “permis de construire”? En effet, rares sont les entrepreneurs ou maîtres d’œuvre d’éxécution qui se privent de faire des

16 : Décret n°73-207 du 28 février 1973, relatif aux conditions de rémunération des missions d’ingénierie et d’architecture remplies pour le compte des collectivités publiques par des prestataires de droit privé 17 : Andrieux Jean-Yves, Seitz Frédéric, Pratiques architecturales et enjeux politiques : France, 1945-1995, Rennes, PUR, 2000 18 : Loi n° 77-2 du 3 janvier 1977 sur l’architecture

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adaptations pendant le chantier, malgré le droit de l’architecte de s’assurer que “les ouvrages en cours de réalisation respectent les dispositions du projet architectural élaboré par ses soins” 19 . Ensuite, la loi relative à la maîtrise d’ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d’oeuvre privée 20 (loi MOP) normalisent les relations entre architectes et commanditaires publics. Cette loi pourtant uniquement destinée à la maîtrise d’ouvrage publique aura un écho sur la maîtrise d’ouvrage privée qui alignera certaines de ses pratiques sur celles codifés par la loi MOP. En 2016, la loi relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine (loi CAP), étend encore les pouvoirs de l’architecte : le seuil de recours obligatoire à l’architecte est abaissé ; des mesures incitatives sont mises en place pour les maisons en dessous du seuil en cas de recours à l’architecte ; le recours à l’architecte devient obligatoire pour les permis d’aménager des lotissements de plus de 2 500 m 2 ; l’innovation et la recherche appliquée sont facilitées par le « permis de faire » pour les équipements publics, les logements sociaux et les opérations d’intérêt national ; et la présence du nom de l’architecte sur une façade extérieure devient même obligatoire 21 . Malgré les efforts considérables et quelques succès législatifs des différentes associations d’architectes pour sauvegarder la liberté d’exercer la profession et leur capacité à peser dans la balance du projet au nom de la qualité, force est de constater que les architectes continuent à perdre le contrôle. De la programmation au câblage des immeubles, en passant par les études de structure, de plus en plus de dimensions échappent au contrôle de l’architecte. Les bâtiments devenant de plus en plus complexes, la part du gros œuvre diminue au proft de systèmes techniques - l’éclairage, le chauffage, la ventilation, les réseaux d’information - que l’architecte ne maîtrise que très incomplètement. La prolifération des équipements techniques vient remettre en cause le rôle de chef d’orchestre de l’architecte. Elle vient renforcer, dans de nombreux cas, le pouvoir des bureaux d’étude et d’entreprises qui apparaissent plus à même de maîtriser ces multiples aspects, depuis la programmation initiale des espaces, jusqu’à la défnition des tâches de maintenance. Même son domaine d’action propre - celui de la conception, de la création, de la signature et de tout ce qui fait œuvre - lui est disputé par la prolifération de nouveaux spécialistes créatifs - paysagiste, éclairagiste, cuisiniste, décorateur, designer, etc. - qui prétendent à la paternité du projet. La conception devra aussi être partagé avec les citoyens les démarches participatives étant de plus en plus souhaitées par des maîtres d’ouvrage soucieux d’éviter les recours et des politiques désireux d’être réélus. La généralisation de l’outil informatique, introduit de nouvelles logiques de conception du projet. Les programmes orientent la défnition du projet sans que ceux qui les utilisent en aient toujours conscience. Et si elles ne sont pas encore généralisées les maquettes BIM niveau 3, accessible par tous les intervenants et durant toute la durée de vie d’un ouvrage, posent de nombreux problèmes de propriété intellectuelle, de responsabilité et de réglementation de l’accès/modifcation/enregistrement. Est-ce à dire que l’architecte devrait être en mesure de contrôler le contenu des algorithmes qu’il utilise afn de retrouver son rôle d’autrefois ?

19 : Loi n° 77-2 du 3 janvier 1977 sur l’architecture 20 : Loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d’ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d’oeuvre privée. 21 : voir annexe 2 - Les Cahiers de la Profession n° 58

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Le partenariat public-privé (PPP), créé par une ordonnance du 17 juin 2004 22 , et la conception-réalisation, autorisée dans les marchés publics par un décret du 7 mars 2001 23 , chamboulent les rapports traditionnels entre maîtrise d’ouvrage, maître d’œuvre et entreprises au détriment d’un rôle puissant de l’architecte. Les PPP introduisent des logiques privées dans la conception des services publiques 24 , l’architecte est éloignée du commanditaire de l’ouvrage et se retrouve dans la position délicate de répondre à des enjeux fnanciers avant de répondre à l’intérêt collectif. La conception-réalisation était pourtant porteuse de l’idée importante d’intégrer les entreprises dés la conception du projet, afn qu’ils participent de la qualité de l’ouvrage en apportant des solutions innovantes, ancrées dans un savoir-faire solide.

Elle a été travestie par le rapport de force extrêmement déséquilibré entre, d’un côté, les majors du bâtiment - Vinci, Bouygues et Eiffage - des entreprises collossales qui, sur une production de bâtiment et de travaux publics pesant en France 160 milliards d’euros en 2017, représentent près de la moitié de ces dépenses (44,7 %) 25 et, de l’autre, les architectes - où l’exercice libéral demeure prédominant et les très petites agences (de moins de 5 personnes) restent les plus nombreuses. 26 L’entreprise étant mandataire du groupement dans la conception-réalisation, il est diffcile d’imaginer, dans ce contexte, comment l’architecte peut effectivement préserver son indépendance vis à vis de l’entreprise, tout en étant complètement coupé de la maîtrise d’ouvrage. Coup de grâce, cette année, portée par une volonté du gouvernement de construire “plus, mieux et moins cher”, la loi évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (ELAN) prolonge jusqu’en 2021 de l’autorisation pour les bailleurs sociaux d’utiliser librement la conception-réalisation. Après la loi CAP, qui était bénéfque pour les architectes, le retour de balancier de la loi ELAN annonce une déréglementation de la profession au détriment du cadre de vie. L’Ordre et l’UNSFA ont essayé de mobiliser les architectes contre cette loi, mais la petite centaine d’architectes réunis devant le ministère de la Culture le 17 mai 2018 - alors que l’ordre comptabilise environ 30 000 inscrits 27 , sans compter les architectes diplômés d’état (ADE) et les étudiants - est à l’image de la diffculté que les architectes ont à faire corps. Cette diffculté en annonce une autre, celle de faire front à tous ces corps de métier - les majors du bâtiment et les ingénieurs notamment - dont la cohésion découle de leur histoire, est inscrite dans leur ADN et donne plus de poids à leurs revendications. En 2010, Philippe Trétiack écrivait déjà que l’individualisme « artiste » vouait la profession à une disparition lente 28 car “isolement, découragement, élitisme, paupérisme, faiblesses structurelles et tribalisme minent la profession des architectes” 29

22 : Ordonnance n° 2004-559 du 17 juin 2004 sur les contrats de partenariat 23 : Décret no 2001-210 du 7 mars 2001 portant code des marchés publics 24 : François Ascher, Les nouveaux principes de l’urbanisme suivi du Lexique de la ville plurielle, Editions de l’Aube, 2010. 25 : Sibylle Vincendon, Les grands groupes du BTP crèvent les plafonds, Article de Libération publié le 19 mars 2018 26 : Raymonde MOULIN, Florent CHAMPY, « ARCHITECTURE (Thèmes généraux) - L’architecte », op. cit. 27 : https://www.architectes.org/ 28 : Philippe Trétiack, Faut-il pendre les architectes ? op. cit, p. 53 29 : Philippe Trétiack, Faut-il pendre les architectes ? op. cit. p. 125

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“Conséquence, les architectes paient très cher leur individualisme forcené. Attaqués de toutes parts - par les ingénieurs les bureaux d’études, les designers, les promoteurs, les entreprises « tous corps d’Etat » -, les architectes font rarement le poids face à tant de concurrents, de déracteurs et de pilleurs d’idées et d’honoraires. 30 ”

Comment l’architecte peut il revendiquer une maîtrise du projet alors même que la majorité de la profession meurt de faim ? En effet, les très petites structures se révèlent incapables d’assurer à leurs dirigeants et à leurs éventuels salariés des conditions décentes d’exercice, et les architectes sont les professionnels libéraux qui déclarent les bénéfces les plus faibles. 31 Loin des promoteurs et des majors de travaux publics, les résultats des agences d’architecture sont également inférieurs à celui des bureaux d’études, qui sont souvent leurs cotraitants dans les équipes de maîtrise d’oeuvre. 32

L’image construite de, par et pour l’architecte correspond à un passé brillant plutôt qu’à une réalité actuelle, ce qui explique certaines frustrations ressentis par les architectes dans l’exercice de leur métier ainsi, que le malaise devant le déclin de sa fonction symbolique. L’architecte-artiste en tant qu’auteur d’un bâtiment tend à disparaître. Ainsi, la question que chacun s’est vu poser plus d’une fois après avoir dit qu’il était architecte : “architecte d’intérieur ou d’extérieur ?” résume de manière candide le regard que la société porte sur la profession: quel côté décore-t-on ? L’architecte est-il pour autant condamné à devenir un façadiste abandonnant le bâtiment devenu machine monstrueuse de courants faibles et forts, isolation, climatisation, ventilation etc. que seuls des ingénieurs sauraient dompter comme le suggère Rem Koolhaas dans Junkspace 33 ou Vers une architecture extrême 34 ?

Je suis veux croire que non. La situation est évidemment délicate. Le monde libéralisé dans lequel évolue l’architecture, semble laisser peu de place à l’expression de la qualité architecturale, la valeur fnancière semblant toujours l’emporter sur la valeur intrinsèque des choses. La position d’auteur de l’œuvre, est remise en question. Son impact sur le quotidien des humains s’impose à tous, à l’inverse d’une peinture ou d’une sculpture. Pourtant sans nier la dimension créative de l’architecture, à l’époque du participatif, de la collaboration, de la fexibilité et du “co-” l’architecture comme Gesamtkunstwerk 35 a-t-il réellement lieu d’être ? L’architecte est donc en pleine redéfnition à la fois pour assurer sa pérennité mais aussi pour défendre la qualité architecturale et l’intérêt général, tant ces valeurs sont au centre de sa formation et de son identité professionnelle. La partie suivante portera un regard sur les actions isolées ou collectives entreprises par les architectes afn de remettre l’architecture au centre des priorités du bâtir.

30 : Philippe Trétiack, Faut-il pendre les architectes ? op. cit. p. 54 31 : Raymonde MOULIN, Florent CHAMPY, « ARCHITECTURE (Thèmes généraux) - L’architecte », op. cit. 32 : Olivier Namis. Agences d’architecture : croître ou périr, Article de Les Echos publié le 14 mars 2013 33 : Rem Koolhaas. Junkspace : Repenser radicalement l’espace urbain, Payot, 2011 34 : Rem Koolhaas. Vers une architecture extrême : Entretiens, Parenthèses Editions, 2016 35 : Le Gesamtkunstwerk signife «œuvre d’art totale» et est un concept esthétique issu du romantisme allemand et apparu au xixe siècle en Europe.

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secteurs primaire et secondaire :

secteur tertiaire :

logement :

équipements publics :

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