orfeo N°
2
m a g a z i n e Entretien
Daniel Friederich
Repères chronologiques des guitares Friederich Les ébénistes du faubourg Saint-Antoine N° 2 - Automne 2013 Édition française
o Directeur : Alberto Martinez Conception graphique : Hervé Ollitraut-Bernard Rédacteur : Christian Descombes Secrétaire de rédaction : Clémentine Jouffroy Traductrice français-espagnol : Maria Smith-Parmegiani Traductrice français-anglais : Meegan Davis Site internet : orfeomagazine.fr Contact : orfeo@orfeomagazine.fr
orfeo Édito
N°
2
m a g a z i n e Dans le souci de protéger ses traditions artistiques et culturelles, il existe au Japon des personnes nommées « Trésor national vivant ». Ce titre particulièrement honorifique et intransmissible désigne des artistes officiellement reconnus comme « détenteurs de biens culturels intangibles ». Si ce titre, détenu à ce jour par moins de 100 personnes, semble accorder à l’artiste le statut d’œuvre d’art, c’est bien la technique, le travail artisanal qui est récompensé. Dans le domaine de l’artisanat, ce sont progressivement soixante-cinq techniques qui ont été reconnues, dont la céramique, le tissage, le pochoir, la teinture, la laque, le métal, le bois, le bambou, et le papier. Je pense à tout ceci chaque fois que je sors de l’atelier de Daniel Friederich… Vous l’avez compris, ce deuxième numéro d’Orfeo est entièrement dédié au plus grand de nos luthiers. Et vous trouverez en supplément (fichier en libre téléchargement), l’intégralité des propos de Daniel Friederich pendant son intervention dans le Colloque de la Société Française d’Acoustique, à la Cité de la Musique en 1998. Un bijou ! Bonne lecture. Alberto Martinez
L’ excellence
« Ma meilleure guitare ? » m’a-t-il dit un jour amusé par ma question, « c’est celle que je vais faire demain ! »
franรงaise
Rencontre avec Daniel Friederich, le plus grand facteur de guitares franรงais actuel.
Faire naître de ses mains le meilleur instrument possible
Daniel Friederich est un luthier d’exception. Après une formation d’ébéniste, il s’est dirigé vers la lutherie et a bénéficié des conseils et des encouragements de Robert Bouchet. Passionné par l’aspect scientifique de la guitare, il a réalisé de nombreuses recherches avec des acousticiens et notamment avec le Laboratoire d’Acoustique Musicale de l’Université de Paris VI. Cette époque, des années soixante aux années quatre-vingt, constitue la période la plus créatrice de sa carrière. Dans les années qui suivent, sans autre ambition que de faire naître de ses mains le meilleur instrument possible, il va perfectionner le son de ses guitares comme un bijoutier polit son diamant. Il va chercher plus de couleurs, d’har-
Les bois sont travaillĂŠs avec des outils qui viennent parfois de sa famille et portent le nom marquĂŠ au fer. Ci-dessus, sĂŠlection de filets pour la rosace.
Collage des filets autour de la table à l’aide d’un marteau à plaquer.
Élaboration des filets pour la marqueterie de la rosace avec une « filière » de fabrication maison.
moniques, de justesse, d’équilibre, un difficile combat avec une matière qui n’est jamais la même. Mesurer, peser, travailler les épaisseurs, toucher le bois, le sentir, imaginer le barrage qui va tirer le meilleur parti de chaque table, rigidifier le fond, doubler les éclisses, choisir le cedra du manche, une équation avec trop de variables, malgré toutes les mesures et les années de recherche qui ont fait reculer la « lutherie de hasard » et permis de reproduire les bonnes caractéristiques des guitares précédentes. Il conserve un cahier d’atelier où il note toutes les informations (bois, poids, flexibilité, forme du barrage, épaisseurs…). Ce cahier est sa
Plus de couleurs, plus d’harmoniques, plus de justesse, plus d’équilibre
« L’ébène de la touche est la cravate de la guitare, l’élégance. »
Toutes ses guitares sont décrites dans le détail et évaluées dans son cahier d’atelier
« base de données » à laquelle il se réfère constamment pendant la construction de ses instruments. Chaque guitare y est décrite dans le détail, chaque guitare a sa critique et son appréciation selon ses propres critères (cf. article 14 Critères), chaque guitare lui apprend quelque chose. Ses guitares sont en constante évolution. Après les années quatre-vingt, il n’a pas introduit de modifications importantes mais il a continué et continue à faire de petits changements, des
Bouchage des pores du bois avec de la pierre ponce et ensuite, vernissage au tampon. En haut : marque au fer sur le talon, à l’intérieur de la guitare.
Ce coin d’atelier est sa référence en matière de son. C‘est là qu’il a ses repères auditifs, c’est là que toutes ses guitares ont sonné pour la première fois. En haut, Daniel Friederich rapporte ses impressions sur son cahier d’atelier.
Chaque guitare lui apprend quelque chose ajustements, des rectifications dans les barres ou les épaisseurs du fond ou de la table. Aujourd’hui, cette somme de connaissances considérable profite aux guitares qu’il fabrique. Tel un alchimiste, il combine les caractéristiques des bois disponibles avec le choix d’un barrage et les dizaines d’autres paramètres qui interviennent dans la construction d’une guitare, le tout guidé par l’observation des grands luthiers du passé, une bonne maîtrise de l’ébénisterie, une grande expérience et une extraordinaire intuition. Alberto Martinez
Critères Illustrés par
son catalogue des années soixante, les 14 critères de Daniel Friederich pour évaluer la sonorité d’une guitare 1. La puissance (de loin, de près), la portée. 2. La durée du son. 3. L’égalité de niveau sonore et de timbre. 4. L e timbre (la qualité, le grain de la voix, sa couleur). 5. L’équilibre entre graves et aigus. 6. L e toucher souple ou ferme de l’instrument. 7. L’homogénéité des sons. 8. La spontanéité de la réponse et la sensibilité. 9. L’attaque du son (audible ou discrète). 10. Le contraste (jeu « clavecin » ou « piano ») et la dynamique. 11. L es résonances sympathiques, fortes ou non. 12. L a clarté ou l’opacité des sons, la définition. 13. La présence de frisage ou claquage 14. La justesse
« La guitare est un
petit orchestre  H
ector
B erlioz
Quelques repères sur mes guitares par Daniel Friederich « Pour que la voix de la guitare soit belle, pour qu’elle ait un beau son, c’est le travail d’une vie. »
Dans les pages qui suivent, vous trouverez des repères chronologiques écrits par Daniel Friederich lui-même, enrichis d’explications, de « petites phrases » et de commentaires extraits de nos entretiens.
1948 - Achat de ma première guitare (Busato,
cordes métalliques) et je commence à étudier la musique.
1955 - Construction de ma première guitare
classique (copie de Simplicio) avec les conseils de Christian Aubin, mon professeur de guitare.
1956 - Construction de quelques guitares et
mes premiers outils.
1959 - Je présente ma quinzième guitare à
Robert Bouchet, qui me donne des conseils et m’encourage avec beaucoup de gentillesse. Ndlr - « Bouchet était étonné de rencontrer quelqu’un qui voulait faire de belles guitares. On échangeait des renseignements. Je ne l’ai jamais oublié quand il avait besoin de quoi que ce soit… Jusqu’à sa dernière année, en 1986, je lui rabotai du bois pour les manches, du cedra du Honduras à ses mesures et
« J’ai toujours fait cette tête avec la lancette et les cordons vernis et le reste mat, un peu Louis XIV. »
« Robert Bouchet était de visite chez moi et il essayait un “cuatro” que je venais de finir. » Photo José Pons, décembre 1981.
« Les modèles Arpège et Récital me permettaient d’expérimenter des barrages ou des détails de construction. » après, lui, il les travaillait. J’ai aussi verni pour lui quelques guitares à rajeunir… Pour travailler les différentes épaisseurs de la table, il n’avait qu’un tout petit comparateur. Il passait la table devant une lumière et il la regardait par transparence. Là, son adresse était exceptionnelle, l’acuité de son regard, c’était quelque chose ! » Je m’installe comme artisan professionnel au 21 rue Ramponneau, Paris XXe. Création d’un modèle personnel de guitare. Construction de mon premier moule et des outils. La production démarre avec trois modèles de guitares classiques et une flamenca : – Le modèle Concert : numéroté à partir du n° 100 ; barrages personnels ; têtes sculptées ; roses plus finement marquetées ; filets plus subtils ; très beaux bois et beaucoup plus de soin. Il sera mon seul modèle après 1970. Ndlr - « Au début, je ne numérotais pas mes guitares. Mais, après 1962 ou 1963, j’ai commencé à le faire sérieusement et, tenant compte des guitares faites avant et
pour faire simple, j’ai commencé à partir du numéro 100. Il y a eu quelques guitares avec des numéros moins élevés, mais ce n’était pas régulier, c’était un peu fantaisiste. À l’époque, j’avais un orfèvre qui faisait des mécaniques pour moi exclusivement ; tout était fait à la main. » – Les modèles Récital et Arpège : non numérotés ; têtes non décorées ni sculptés ; filets décoratifs sommaires ; barrage type Torres ou expérimentaux. Bois massifs. Fabriqués entre 1959 et 1970. Le modèle Arpège était le moins cher, sans décoration sur le chevalet et moins de filets, mais le reste était comme la Récital. Ndlr - « Ces deux modèles moins chers me permettaient d’expérimenter des barrages ou des détails de construction. Pendant dix ans, ces guitares m’ont permis de faire des expériences. Avec le modèle Concert je ne prenais pas de risques. »
1962 - Alexandre Lagoya m’a fait rencontrer
le professeur Émile Leipp, chef du Laboratoire d’Acoustique Musicale de Paris, qui me donna
Pour coller les filets du bord de la table et du fond, la guitare est ficelée à l’espagnole.
Trucage photographique pour montrer les deux côtés de la guitare expérimentale n° 318.
« En 1972, j’ai construit une guitare expérimentale, la 318, avec deux fonds différents. »
des conseils, des notions d’acoustique et m’invita aux réunions du GAM (Groupe d’Acoustique Musicale) et aux cours de physique.
1966 - Je déménage au 33 rue du Sergent-
Bauchat, Paris XII e, près du quartier du bois, celui de mes deux grands-pères ébénistes.
1967 - En
Belgique, j’obtiens une médaille d’or au Concours international de lutherie à Liège pour la qualité de la lutherie et une médaille d’argent pour la qualité du son. Ndlr - Robert Bouchet, Joaquín Rodrigo et Alirio Díaz faisaient partie du jury, présidé par Ignacio Fleta. La médaille d’or de sonorité fut attribuée à Masaru Kohno. Ndlr - « J’ai beaucoup correspondu avec les Fleta. Ils manquaient parfois de bois, de vernis… et moi je leur envoyais. En Espagne, ils manquaient beaucoup de choses et on avait tout ici. »
1970 - Modifications
légères du gabarit et construction d’un nouveau moule : la taille est un peu plus arrondie (sa largeur passe de 239 mm
à 241 mm), les épaules rectifiées, des voûtes moins grandes pour la table et le fond. Pour la n° 279, j’utilise pour la première fois des éclisses en deux épaisseurs collées dans un moule (éclisse interne en sipo ou palissandre léger). Beaucoup de travail mais le résultat est intéressant, le son est moins épais avec plus de caractère. J’adopte immédiatement ce procédé.
Ndlr - Aujourd’hui il double le palissandre des éclisses avec du sapelli (bois similaire à l’acajou) à l’intérieur.
1972 - Construction
d’une guitare expérimentale (n° 318) avec deux fonds différents : un premier fond en contre-plaqué 3 plis légers et non barré ; et un autre en 2 plis (palissandre et acajou massifs) avec 3 barres. J’ai fait des expériences en bouchant la rose, en perçant une bouche dans le fond, en rabotant une couche du fond lourd, en réduisant la hauteur des éclisses pour réduire le volume d’air… Les variations de tous ces paramètres m’ont beaucoup appris sur le comportement du fond de la guitare, du barrage, de la rose, des épaisseurs de bois et de l’importance du volume d’air. Chaque modi-
« La 437 était une guitare “mésotonique”. Les frettes mobiles me permettaient d’obtenir un maximum de tierces majeures parfaites. » fication faisait varier le son et le toucher de la guitare.
1974 - Début
de l’utilisation régulière du « western red cedar » pour les tables avec la construction de la n° 378, commandée par Turibio Santos. Le red cedar canadien apporte des sons plus corsés, qui sonnent très « guitare ». Les commandes affluent, une dynamique de succès s’installe solidement.
1975 - Mise au point d’un barrage asymé-
trique par suppression de la barre côté aigus. Ce sera mon barrage normal, durablement. Ndlr - « Je faisais pendant longtemps un barrage symétrique, c’était un triangle qui soutenait la voûte, mais après avoir travaillé avec le laboratoire d’acoustique, en 1975, j’ai abandonné la symétrie et je trouve que c’est mieux. En regardant les hologrammes, on constate que quand deux parties voisines de la table entrent en résonance, ces vibrations peuvent se réunir au début, se coupler et former un son fort, puis se détruire et s’arrêter brusquement !
De ce fait, un barrage qui n’est pas complètement symétrique peut arranger les choses. »
1977 - Construction de la n° 437, une guitare
« mésotonique ».
Ndlr - Le tempérament « mésotonique » est un désir des compositeurs du xvi e siècle et de l’époque baroque d’employer une gamme capable de donner un maximum de tierces majeures parfaites (bien que 4 tonalités sur les 12 possibles ne soient pas utilisables). D’où l’idée de faire une guitare avec des frettes mobiles. Je commence à profiler « en arbalète » les sept barrettes du barrage en éventail (n° 449) ; c’est une influence du travail d’Ignacio Fleta. Côté graves, je prolonge l’éventail jusqu’à la caisse. Le résultat global me semble meilleur, la chose est adoptée sans que je puisse le justifier réellement : ce barrage asymétrique sonne ! Ndlr - Daniel Friederich et Émile Leipp signent l’étude « La guitare : historique
La richesse harmonique de la guitare « mésotonique » est considérable mais cet instrument s’est avéré très difficile à jouer.
« Aujourd’hui, on a une longueur de son plus grande, plus de richesse, des choses plus intéressantes. »
et fonctionnement » dans le bulletin du GAM n° 92 de juin 1977, publié par le Laboratoire d’Acoustique Musicale de l’Université de Paris VI.
1980 - J’ajoute une petite barre transver-
sale entre la rose et le chevalet pour limiter la fatigue du bois, limiter les graves et obtenir un son plus long (n° 501).
1981 - Je crée un barrage symétrique, avec
deux barres sous la rose (n° 540) pour obtenir une attaque plus mordante, plus claire. Je l’ai adopté pour les guitaristes possédant une attaque un peu grosse, mate, épaisse, avec un jeu fortement buté (voir photo à droite). Ndlr - « En 1982 j’ai fait une guitare avec la table en fibre de carbone. Elle avait un son très sec, pas très charmant… Toutes les guitares en carbone que j’ai entendues étaient un peu ennuyeuses. C’était plat, tous les sons identiques, aucune surprise. Ce qui est prévisible, trop égal, est
ennuyeux ! Il faut garder pour les guitares une possibilité d’expression naturelle, des couleurs ! du beau son ! » Ndlr. - À partir de la n° 610 apparaît une modification du barrage usuel avec l’ajout d’une mince plaquette entre le chevalet et le bas de la caisse destinée à renforcer un bois de table flexible en travers. Ndlr. - Les années suivantes ne verront pas d’autres créations importantes mais il continuera inlassablement à perfectionner ses guitares jusqu’à nos jours. « Mes guitares d’aujourd’hui sont plus difficiles à jouer, mais les guitaristes ont beaucoup amélioré leur technique et ils sont capables de maîtriser des instruments qu’à l’époque du jeune Segovia, on aurait trouvés trop fatigants pour la main. Aujourd’hui, on a une longueur de son plus grande, plus de richesse, des choses plus intéressantes… » Daniel Friederich
« Mes barrages, on ne peut guère les copier. Il y a beaucoup de travail : c’est une lutherie onéreuse du commencement à la fin.
La 830
Entre 2010 et 2011, nous avons eu la chance de suivre la fabrication d’une de ses guitares : la n° 830, destinée au guitariste argentin Roberto Aussel. Voici les commentaires du luthier et du musicien.
Table d’harmonie en « western red cedar », fond et éclisses en palissandre indien, touche en ébène, mécaniques Rodgers.
Ce qu’en dit Daniel Friederich
”
« La 830 a une table avec une flexibilité normale en longueur mais très rigide en travers. Cela favorise le sustain ; avec une table molle, qui bouge très fort, les vibrations s’usent rapidement, il y a trop de frottements internes. Avec une table plus raide ou plus barrée, on conserve davantage l’énergie. C’est moins explosif, mais on obtient des sons plus longs. Les flexibilités m’intéressent beaucoup. Quand je prépare une table, je prends d’abord la flexion longitudinale et, ensuite, quand les deux parties sont jointées et collées, je la fixe sur un châssis très rigide et je mets un poids de 7,5 kg sur un faux chevalet. Je mesure alors la flexion combinée (longueur et largeur). Ce sont des mesures comparatives, bien utiles. Puis, pour celle-ci, j’ai fait un fond assez léger pour favoriser les basses, qu’elles ne soient pas trop sèches. Je crois avoir trouvé un bon équilibre. Il n’y a pas de formule magique. Je mesure, je pèse les bois sélectionnés et après, je réfléchis à la manière de combiner tout cela, ce d’autant mieux quand je connais la manière de jouer du futur propriétaire.
Un fond plus souple donne aussi moins de pression sur le bout du manche, un toucher plus confortable. Si l’ensemble est très rigide, la guitare sera difficile à jouer. Le fond ne vibre pas beaucoup, mais il vibre un peu. À chaque vibration d’une corde, une action s’exerce sur le manche et tire le talon qui est à l’intérieur de la caisse. Le fond s’aplatit un peu et ceci produit des fréquences dans les graves. Le manche est en acajou de Tabasco, son usage avec une table rigide est intéressant, souvent mieux que le cedra. J’ai noté à la fin sur mon cahier : Excellente. Parfaite définition, son long, homogène, sensibilité, contraste aisé et générosité. Spontanéité de la réponse, apparition immédiate des harmoniques et noble sonorité : la classe ! Quand j’écris ça… c’est que je suis content ! Quand Roberto est venu l’essayer, en quelques secondes il a été conquis. Roberto joue très proprement. Il a un des plus beaux sons que je connaisse. Je n’aime pas le son clinquant, quand il y a trop d’ongle. Roberto, c’est l’équilibre. Et en plus, cette manière qu’il a de varier le son…»
L’élégant gabarit de ses guitares n’a pas changé depuis 1970. À gauche : son châssis pour mesurer la flexion combinée des tables d’harmonie.
L’épi de blé qui décore ses rosaces, d’une finesse exceptionnelle, fait partie de ses secrets jalousement gardés.
Ce qu’en pense Roberto Aussel
”
Orfeo - Combien as-tu eu de guitares de Daniel Friederich ? R. A. - Celle-ci est ma septième. La première, je l’ai achetée en 1978. Certaines avaient la table en épicéa et d’autres en cèdre. Mon expérience est que l’épicéa a un son plus clair, une bonne séparation, et se prête très bien à la musique baroque, par exemple. Le cèdre est plus sensuel et il me semble mieux pour jouer Brauer, Barrios ou le répertoire espagnol… Orfeo - Que leur trouves-tu de particulier ? R. A. - Surtout un grand équilibre. Toutes les voix sont équilibrées, tout sonne comme il se doit. Je les compare souvent avec les pianos Steinway : chaque note a du corps et sous chaque note il y a une nappe sonore. Aussi, ce qui m’impressionne dans les guitares de Daniel Friederich, ce n’est pas seulement le son, c’est que la guitare constitue une entité physique unique, un tout. Il y a des guitares qui sonnent bien mais, quand tu joues, le manche paraît indépendant de la caisse. Le manche des Friederich fait partie de la caisse, de la même manière que quand je joue, mon instrument et moi nous formons un ensemble. Tous les éléments des guitares de Daniel : la table, la touche, les frettes, le chevalet, les éclisses,
même les mécaniques, forment une seule pièce, tout est connecté. C’est ça son grand mérite. Orfeo - Daniel Friederich dit que ses guitares d’aujourd’hui sont plus difficiles à jouer mais qu’elles ont plus de couleurs, plus de longueur de son. Est-ce ton avis ? R. A. - D’un côté, elles me paraissent plus faciles : les manches sont plus fins, les touches arrondies. D’un autre côté, il faut avoir une très bonne technique pour en tirer toutes les richesses. On peut obtenir des sons doux, secs, métalliques, avec ongle, avec pulpe, il n’y a pas de limite, c’est comme s’aventurer dans une forêt aux nuances infinies. Mais, il faut savoir aller chercher les sons. La Friederich est comme une Ferrari, il faut savoir la conduire ! Orfeo - Qu’est-ce que tu penses de la 830 ? R. A. - C’est un arc-en-ciel ! Et en plus des couleurs, elle a un sustain fabuleux, surtout dans la partie médiane. Elle ne sonne pas plus fort que les précédentes, mais elle a plus de sustain. La troisième corde, qui est toujours difficile à réussir, est incroyable. J’utilise des cordes en nylon : Augustine bleues pour les cordes graves et Augustine Regal pour les trois autres, car avec les cordes en carbone tout me paraît plus froid.
Les ébénistes du faubourg Saint-Antoine Le quartier du faubourg Saint-Antoine est, depuis plusieurs siècles, le quartier du meuble à Paris, des ébénistes… et de la famille Friederich.
Des souvenirs familiaux : des outils marqués au fer, une photo du grand-père Mathias, l’ancienne façade brûlée de l’atelier Friederich & Veuve Sicard…
”
Un ébéniste digne de ce nom trouvera toujours de l’allégresse, et même de la volupté, à enrouler un beau copeau, bien régulier, dans la fenêtre de sa varlope… Jean Diwo Les Dames du Faubourg III - Le génie de la Bastille
“
À Paris, le quartier du faubourg Saint-Antoine tire son nom et sa notoriété de l’abbaye Saint-Antoine-des-Champs, fondée au xiie siècle, à l’emplacement de l’actuel hôpital Saint-Antoine. Saint-Antoine-des-Champs signifie que cette église est en dehors des murs de la ville, tout comme le mot faubourg (faux bourg) qui désigne le quartier qui entoure l’abbaye. Sur
les plans de Paris on voit que la rue SaintAntoine, comme beaucoup d’autres rues de Paris, change de nom au-delà de l’ancienne enceinte de la ville, pour devenir rue du faubourg Saint-Antoine. Les faubourgs étaient, eux aussi, hors les murs. Un privilège royal Bien qu’en dehors de la ville et séparé de celle-
Dans les ateliers du faubourg Saint-Antoine, la plupart des opérations ne pouvaient être faites qu’à la main. Photo Bottali et fils
ci par l’énorme masse de la Bastille et les fossés d’enceinte, le faubourg participe activement à la vie économique de la capitale, grâce à l’abbaye, un riche couvent de femmes devenu abbaye royale en 1299. À l’époque, chaque profession était strictement encadrée par sa corporation, aux lois de laquelle chaque artisan devait se plier. En février 1657, le roi Louis XIV libère
définitivement les ouvriers du faubourg SaintAntoine de la tutelle des corporations parisiennes, leur assurant la possibilité de travailler librement. Plus important encore, les artisans protestants ne sont plus obligés de renoncer à leur foi. La clause de catholicité était devenue fréquente pour exercer un métier, déjà avant la révocation de l’édit de Nantes. À partir
Nous sommes en 1910, l’électricité n’est utilisée que pour l’éclairage. Pour faire tourner les machines de l’atelier, on utilise une machine à vapeur. Photo Bottali et fils
En haut à droite, on distingue le système de transmission de puissance. La charpente, en arrière-plan, soutenait l’arc qui tendait la lame de la scie sauteuse. Ainsi d’immenses pièces pouvaient être découpées. Photo Bottali et fils
Bureau à cylindre commandé par Louis XV pour son cabinet à Versailles. Commencé en 1760 par Jean-François Œben et terminé en 1769 par JeanHenri Riesener.
C’est à partir du xviie siècle que l’ébénisterie va devenir la spécialité du faubourg Saint-Antoine du xvii e siècle, l’ébénisterie va prendre son essor et devenir la spécialité du faubourg SaintAntoine. Le xviii e siècle consacrera leur réussite. Le chêne n’est plus la seule essence travaillée, les bois exotiques font leur apparition dès la fin du xvii e siècle. Un artisanat de luxe Menuisiers, ébénistes, marquetiers, tapisseurs, vernisseurs, fondeurs, doreurs envahissent progressivement le faubourg Saint-Antoine. Bureaux et commodes deviennent les symboles du savoir-faire de ces artisans. Incrustations de cuivre, d’écaille de tortue, de nacre, marqueterie de fleurs et placage de bois exo-
tique viennent enrichir leurs créations. Dans le sillage de Charles Boulle (1642-1732), précurseur dans l’utilisation du bronze doré dans les meubles, « le plus habile dans son métier », arrivent Jean-François Œben (1721-1763), réputé pour ses délicates marqueteries et ses meubles à mécanismes, Jean-Henri Riesener (17341806), spécialiste du bronze doré qui acheva le fameux « bureau du roi » Louis XV, commencé par Œben, et Martin Carlin (1730-1785), beaufrère de Jean-François Œben, spécialisé dans les meubles de grand luxe. Un monde turbulent Mais la proximité entre les ouvriers spécialisés
Les machinistes et les ébénistes connaissaient parfaitement leur travail. Les planches brutes se transformaient petit à petit en meubles… comme par magie. Photo Bottali et fils
Le service des livraisons : les charrettes tirées par des hommes. Photo Bottali et fils
Aujourd’hui, les derniers artisans du faubourg perpétuent la tradition (on compte plus de deux cents ateliers répertoriés à la fin du xviii e siècle) et une aristocratie insolemment riche ne manquera pas de créer des tensions, en mettant en lumière ces injustices de classes de façon aussi flagrante. Le quartier Saint-Antoine sera ainsi celui qui fournit les émeutiers les plus nombreux à chaque soulèvement populaire. Ce n’est pas un hasard si la Bastille, qui sépare le faubourg SaintAntoine de Paris, sera le premier bâtiment public pris par le peuple, le 14 juillet 1789. Il en ira de Ci-dessus, restauration de la tapisserie d’un meuble ancien. À gauche en haut, deux jeunes ébénistes de l’atelier Degroote. En bas, la maison Laverdure, fondée en 1905, fournisseurs de vernis pour les ébénistes et les luthiers, est aujourd’hui dirigée par la quatrième génération de la même famille.
même en 1830, 1848 et pendant la Commune, en 1871. Cependant l’artisanat du bois continue de prospérer et l’ouverture du canal SaintMartin, en 1825, ne fait que confirmer la vocation artisanale et industrielle du quartier. Ces activités ont dicté l’architecture du faubourg Saint-Antoine avec ses habitations donnant sur la rue et ses ateliers, souvent de construction plus légère, organisés en appentis autour des cours et dans les passages. Aujourd’hui, beaucoup d’artisans sont contraints de quitter leurs ateliers, incapables de supporter l’envolée des prix, et ces appentis sont transformés en loft d’habitation. Christian Descombes Ndlr. : Nous remercions l’atelier Bottali et fils, et Laurent Bottali en particulier, de nous avoir confié des photos de leurs archives pour illustrer cet article.
Le faubourg Saint-Anto En 1945, il y avait trois
écoles d’ébénisterie au faubourg Saint-Antoine. Il fallait former beaucoup de monde, la demande était forte !
Mon grand-père paternel, Mathias Friederich, est arrivé à Paris avec ses trois frères, tous ébénistes, originaires de Remich (Luxembourg), et ils se sont installés au passage de la BonneGraine, en plein faubourg Saint-Antoine. Mon arrière-grand-père maternel, Jean Sicard, originaire du sud-ouest de la France, est « monté » à Paris après avoir fait son « Tour de France » du compagnonnage comme ébéniste en 1857 et s’est également installé au passage de la Bonne-Graine. Mon père (Léon Friederich) et ma mère (Andrée Sicard) se sont connus au passage de la Bonne-Graine. Je suis né le 16 janvier de 1932. De 1938 à 1945 j’étais d’abord à Blois et après chez une cousine dans le Loir-et-Cher où mon père m’avait envoyé suite au décès de ma mère et à cause de la guerre et des problèmes d’alimentation. C’est là que j’ai passé mon Certificat d’Études.
ine de Daniel Friederich
« En 1979, j’ai fait un tour du faubourg avec mon fils Sylvain (né en 1965) et je l’ai photographié devant l’ancien atelier familial.»
« À gauche, mon grandpère, Mathias Friederich. À droite, mon père, Léon Friederich et ma mère Andrée Sicard. »
« Dans ma famille, paternelle et maternelle, tous étaient des ébénistes du faubourg Saint-Antoine. » À 13 ans, en juin 1945, mon père m’a fait revenir à Paris et je suis allé m’inscrire dans une école d’ébénisterie. Il y avait 3 écoles d’ébénisterie dans le quartier : l’école Boulle, celle de la rue Charles-Baudelaire et celle de la rue Faidherbe. Il fallait former beaucoup de monde, il y avait beaucoup de travail et la demande était forte ! Le matin on avait des cours de dessin et d’histoire de l’art et l’après-midi on avait la pratique. C’était une formation de 4 ans. À la fin, on nous donnait un Certificat d’Aptitude, j’ai fini 11e sur 400. Pas mal, non ? Le professeur a dit à mon père que, dans les cours, je « faisais des étincelles ». CAP en main, j’ai commencé chez un ami de mon père. J’ai dû travailler 1 ou 2 ans chez lui et après
je suis parti faire le service militaire. J’aimais déjà beaucoup la guitare, pendant le service militaire, j’avais une guitare dans mon armoire. Ça s’est passé progressivement, parce que j’ai fait ma première guitare en 1955. Mon père, qui était spécialisé dans les meubles style Louis XV, voyait mon goût pour la lutherie d’un mauvais œil mais, après, quand il a vu mes premières réalisations, il a été assez épaté ! C’est lui qui m’a trouvé mon premier atelier, rue Ramponeau (1958), au deuxième étage. Le propriétaire était un de ses fournisseurs. J’y suis resté 5 ans. En 1966, je suis retourné au faubourg Saint-Antoine, rue du Sergent-Bauchat, dans l’atelier d’un ancien tourneur et le quartier du bois, celui de mes parents. D. F.
« Mon grand-père maternel, Victor Sicard, était très farceur. On le voit ici, au passage de la Bonne-Graine, pendant l’inondation de Paris en 1910. Il avait renversé une armoire et l’utilisait comme un bateau. »
Paris, octobre 2013 Site internet : orfeomagazine.fr Contact : orfeo@orfeomagazine.fr
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