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L’irréductible journaliste azerbaïdjanais

Ganimat Zahid: Notre seul cerveau ne suffit pas pour comprendre la Russie!

Quand il arrive pour notre interview dans ce petit bar du quartier des Halles où il a ses habitudes, Ganimat Zahid ne passe pas inaperçu. On remarque tout de suite, en effet, son port de tête altier (la conversation prouvera ensuite que baisser les yeux n’est pas son fort…), ses traits et sa peau burinés, sa barbe parfaitement taillée et cette chevelure de jais où, malgré sa toute prochaine soixantaine, peu de cheveux blancs osent se risquer. Et quand ses yeux noirs se plantent dans les vôtres, vous saisissez instantanément que cet homme-là ne s’en laisse compter par personne et que son caractère ne date pas tout à fait d’hier. Son opinion nous a paru essentielle pour tenter de cerner au plus près la réalité du régime russe, qu’il connait bien…

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Pour comprendre ce qui va suivre, il faut se pencher sur l’histoire du pays dont Ganimat Zahid est originaire, l’Azerbaïdjan, et tenter, à grandes enjambées certes, de raconter la saga de cette ex-république soviétique fondée il y a un peu plus d’un siècle, en 1920, quand l’Armée rouge des soviets a envahi Bakou. Deux ans plus tard, la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan s’amalgamait sans coup férir à l’URSS naissante.

Encore un peu plus d’une décennie plus tard, mettant à profit l’éclatement du « scandale du caviar » qui secoua alors toute l’Union soviétique (la révélation que les dirigeants azéris d’alors s’en mettaient directement plein les poches en commercialisant le précieux produit pour leur propre compte), Moscou place à la tête du pays un de ses affidés directs, Heydar Aliyev, ancien responsable local du K.G.B. (ça vous rappelle peut-être quelqu’un de plus actuel ?..) et protégé de Leonid Brejnev.

Heydar Aliyev restera le « leader historique » durant toute l’époque soviétique. La chute de l’URSS verra se mettre en place une brève éclaircie démocratique (à peine quelques mois entre juin 1992 et juillet 1993) qui disparaîtra sous les effets d’un coup d’État fomenté conjointement par la Russie et l’Iran (pays frontalier possédant une forte minorité azéri). Une courte guerre civile plus tard, Moscou aura vite réinstallé le fidèle et servile Heydar Aliyev. Gravement malade en 2003, ce dernier cédera le pouvoir à son fils Ilham qui règne sans partage depuis, ayant même installé en 2017 sa propre épouse, Mehriban Alieva, au poste de vice-présidente.

Depuis plus d’un siècle aujourd’hui, le peuple azerbaïdjanais subit de nombreuses atteintes aux droits de l’homme : violentes répressions des manifestations par les autorités, mises en détention illégale de journalistes, trucages des élections et des procès organisés par un pouvoir qu’on pourrait facilement qualifier de pétromonarchie tant il capte l’essentiel de la manne de l’exploitation du pétrole en mer Caspienne, qui représente 70 % des exportations du pays et 50 % du budget de l’État.

Le courage d’être journaliste et indépendant

Profession : journaliste (et désormais écrivain). Signe particulier : dur à cuire. Il y a fort à parier que ces termes figurent à coup sûr sur la fiche de Ganimat Zahid dans les dossiers de la police secrète azerbaïdjanaise. « Dès l’université » raconte-t-il, « j’ai créé avec des amis un journal clandestin que nous avons nommé Yurd (La Patrie). J’en étais le rédacteur en chef. En 1989, j’ai également été associé à la création du journal Azadliq (La Liberté)…

Là encore, il faut écouter Ganimat Zahid conter les épisodes tourmentés vécus par ce journal qui n’a jamais cessé d’être censuré (à un certain moment, la rédaction avait décidé de laisser en blanc les espaces occupés par les articles étant tombés sous les ciseaux de la censure, mais le pouvoir leur a alors imposé de remplir ces pages trop voyantes par… des bandes dessinées !).

Intimidation et même agression physique directe contre les journalistes, pluies d’amendes contre la publication elle-même (principal prétexte invoqué : atteinte à l’honneur et à la dignité du président), tentative d’expulsion de la rédaction de ses locaux pour loyers impayés…

À plusieurs reprises, Ganimat fut informé que les services secrets d’Azerbaïdjan fomentaient des tentatives d’assassinat contre lui. À chaque fois, les colonnes de Azadliq furent là pour évoquer ouvertement ces menaces, faisant ainsi reculer le pouvoir.

Devenu rédacteur en chef de Azadliq, il finit par être arrêté le 11 novembre 2007. « Il leur fallait un prétexte, j’ai donc été accusé d’avoir agressé un homme trois jours auparavant, un véritable coup monté »

Ganimat Zahid

raconte-t-il. Fortement mobilisée sur son cas, l’association Reporters Sans Frontières (RSF) avait alors révélé que son frère aîné, Sakit Zahidov, également rédacteur pour le journal, avait été condamné à de la prison en octobre 2006 pour détention d’héroïne – là encore, une accusation « forgée de toutes pièces » selon l’ONG.

Le 7 mars 2008, Ganimat Zahid est condamné à quatre ans de prison pour « hooliganisme aggravé », une décision de justice décriée par RSF pour qui le dossier est monté de toutes pièces. Dès son incarcération, Amnesty International qualifie le journaliste de « prisonnier d’opinion ». La pression internationale ne faiblira jamais, mais il faudra néanmoins toute l’énergie de RSF, d’Amnesty International et d’autres ONG internationales pour contraindre le pouvoir à libérer Ganimat Zahid en mars 2010, après deux ans et demi de détention.

« Grâce à RSF, j’ai immédiatement demandé et obtenu l’asile politique en France où je suis arrivé en 2011, avec ma femme et mes quatre enfants » se souvient le journaliste. « Une fois ma famille en sécurité, j’ai décidé de rentrer seul à Bakou où j’ai organisé une conférence de presse pour expliquer les menaces qui avaient pesé sur ma famille, mon intention de continuer à faire mon métier de journaliste à Azadliq, malgré les censures permanentes. Le pouvoir est allé jusqu’à arrêter les chauffeurs des camions qui distribuaient le journal. Face à ces conditions qui devenaient de plus en plus difficiles et tendues, je me suis dit qu’il fallait que je réfléchisse sur d’autres moyens d’informer les citoyens. J’ai eu l’idée de créer une émission de télévision par satellite émettant depuis la Turquie et j’ai obtenu la garantie du gouvernement turc de ne rien faire contre cette initiative. Cette émission démarra le 6 avril 2012 et devint immédiatement très populaire. Diffusée deux fois par semaine, elle compta jusqu’à plus de deux millions de téléspectateurs, mais, l’année suivante, la chaîne turque qui l’abritait fut fermée autoritairement par le pouvoir turc, pour raisons politiques, après des pressions directes menées par le gouvernement azerbaïdjanais. J’ai un moment eu l’espoir que l’émission pourrait continuer grâce à une autre chaine turque qui avait décidé de l’abriter à son tour, mais l’année suivante, en 2014, le pouvoir finit par l’interdire elle aussi, allant même jusqu’à la priver de sa licence officielle. Alors, j’ai décidé de tout faire par moimême, j’ai appris les techniques de montage et je me suis lancé en 2016, sans sponsors permanents, en ne comptant que sur les dons réguliers des téléspectateurs azerbaïdjanais qui sont nombreux à nous regarder. Nous émettons via notre site internet qui est bien sûr censuré par le gouvernement azerbaïdjanais, mais nous sommes aussi diffusés via satellite, et là, le pouvoir ne peut rien faire pour empêcher les gens de nous regarder par ce biais. Depuis, les émissions (pour l’essentiel des débats et tables rondes) se succèdent désormais sans interruption 24h sur 24… »

Pour autant, Ganimat Zahid continua à faire face à la vindicte du pouvoir de son pays. Toujours basé en Turquie, il fut informé par l’ambassade d’un pays de l’Union européenne qu’il risquait à tout moment d’être arrêté lors d’un de ses nombreux voyages et transféré en Azerbaïdjan. Une fois encore, ce fut RSF qui négocia son retour définitif en France, notre pays lui garantissant sa sécurité internationale. Il s’installa tout d’abord à Besançon avant de déménager à Strasbourg il y a six ans, attiré par les avantages de résider dans une capitale européenne. Depuis, outre son émission de télévision qui perdure, il a développé AND (l’acronyme de « Démocratie pour l’Azerbaïdjan ») une petite maison d’édition qui a publié son témoignage de ses années de prison, suivi d’un premier roman philosophique (Le dernier derviche). Le Loup, le deuxième roman de l’indomptable et courageux Ganimat Zahid, vient de sortir…

Manifestation de soutien pour le journal Azadliq (La Liberté)

Bien sûr, et compte tenu de la tragique actualité de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il ne fallut pas mille questions pour que Ganimat analyse la situation. Il le fit sans hésiter, fidèle à sa personnalité avec des mots directs : « Je crois que tout le monde a bien compris désormais que le but initial de Poutine n’a jamais été de se contenter de conquérir le Donbass et la Crimée.

Poutine va perdre!

Depuis 1613, depuis l’avènement de la dynastie des Romanov, le but de tous les tsars qui se sont succédé à la tête de la Grande Russie a toujours été de conquérir l’Ukraine et de la fondre dans l’Empire. En 1622, le premier tsar de la dynastie des Romanov, Michel Ier a, par exemple, interdit l’ensemble des bibles rédigées en langue ukrainienne. En 1720, Pierre Ier a totalement interdit l’ensemble des livres religieux ou non en ukrainien. On compte quarante-deux autres décisions du même genre, les dernières ont été prises au début des années 1990, c’est dire à quel point cette question a toujours été sensible… Dès l’avènement des Romanov, tenter d’éliminer la langue ukrainienne a toujours représenté un moyen puissant pour affaiblir la résistance de l’Ukraine. Y compris durant l’URSS, après la révolution russe de 1917. Cependant, l’Ukraine ne s’en est jamais laissée compter, ce pays a toujours résisté contre la russification. Cela s’est même manifesté lors de l’invasion de l’Union soviétique par Hitler : l’Ukraine a immédiatement créé et mobilisé un bataillon pour attaquer l’URSS. Pour autant bien sûr, ce pays n’avait aucune admiration pour Hitler et son régime, la preuve en est que très vite, les partisans ukrainiens se sont organisés pour lutter contre les nazis. Personnellement, dans mes jeunes années, j’ai rencontré bon nombre de partisans ukrainiens qui avaient été longtemps emprisonnés dans le goulag sibérien par les Soviétiques…

Oui, le but ultime de Poutine a toujours été d’annexer l’Ukraine, comme tous les pouvoirs s’étant succédé en Russie depuis le XVIIe siècle ont rêvé de le faire… »

Ganimat Zahid ne tarit pas d’éloge sur l’incroyable résistance du peuple ukrainien et rappelle que le président Zelenski « n’avait reçu aucune promesse des pays occidentaux quand le conflit s’est déclaré. D’ailleurs, tout le monde se souvient de sa réplique quand les États-Unis lui ont proposé de l’exfiltrer en Pologne : “Ce n’est pas d’un taxi dont j’ai besoin, mais d’armes pour résister et vaincre la Russie”.

À ce moment-là, ni Zelenski ni son peuple n’avaient imaginé cette coalition des pays européens et des États-Unis pour être aux côtés de leur pays. Mais même sans ces pays, le peuple ukrainien se serait battu avec férocité pour sa liberté et son existence, j’en suis persuadé. J’ai beaucoup d’amis qui vivent en Ukraine, je connais leur détermination et leur désir de se battre farouchement. Ça vient de si loin, depuis des siècles l’Ukraine résiste, se bat contre la Russie, cet adversaire qu’elle connait très bien. Les Ukrainiens savent comment les Russes les considèrent, comment ils les rabaissent sans cesse et les insultent. Tout cela nourrit la motivation de l’armée ukrainienne qui, par ailleurs, outre ses combattants de base, peut compter sur des officiers et hauts gradés de très grande valeur. Mais cette guerre risque de durer encore des mois, car Poutine ne peut se permettre de passer pour un perdant aux yeux de son peuple, ce serait comme un suicide pour lui et sa dictature… » Pour conclure, quand on pousse un peu Ganimat Zahid sur l’hypothèse d’une victoire finale de l’Ukraine, quand on essaie d’imaginer que cet événement essaime un peu partout dans les ex-républiques soviétiques, cet homme qui ne sait pas ce que céder veut dire se reconnecte aussitôt à l’histoire récente de la Russie : « Dès son arrivée au pouvoir, Poutine a, en priorité, réactivé tout son réseau au sein du KGV, tous ceux qui, partout, en Russie et dans les républiques soviétiques, avaient régné en maitres avant l’effondrement de l’exURSS puisque la quasi-totalité des présidents de ces républiques avait servi le KGB à un moment ou à un autre.

Aujourd’hui, si Poutine venait à tomber, tous tomberaient aussitôt, d’autant que dans certains pays comme le mien, l’Azerbaïdjan, mais aussi au Kazakstan ou encore en Ouzbékistan subsistent certains mouvements de résistance organisés. Ça vaut aussi pour d’autres pays très éloignés comme le Venezuela où la Russie reste très présente. Si Poutine tombe, ses relais dans le monde entier tomberont aussi. Plus près de nous, qui voudra alors encore entretenir des relations avec Bachar el Assad en Syrie ? » Et quand on lui fait remarquer que tout cela va prendre encore beaucoup de temps, l’irréductible journaliste darde son regard noir dans le vôtre et laisse tomber froidement : « Il finira par céder psychologiquement, notamment sous la pression des oligarques qui savent que leur pouvoir et leur opulence sont en péril. J’ai des informations sûres à ce sujet : Poutine va perdre… »

Et pour bien enfoncer le clou, il cite le poète russe Tutchev : « Notre seul cerveau ne suffit pas pour comprendre la Russie ! »

Et, à peine ces mots prononcés, Ganimat Zahid esquisse un paisible sourire… c

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