c D O S SI E R — L’IRRÉDUCTIBL E JOURNALI ST E AZERBAÏ DJANAI S Charles Nouar
Nicolas Rosès
Ganimat Zahid: Notre seul cerveau ne suffit pas pour comprendre la Russie ! Quand il arrive pour notre interview dans ce petit bar du quartier des Halles où il a ses habitudes, Ganimat Zahid ne passe pas inaperçu. On remarque tout de suite, en effet, son port de tête altier (la conversation prouvera ensuite que baisser les yeux n’est pas son fort…), ses traits et sa peau burinés, sa barbe parfaitement taillée et cette chevelure de jais où, malgré sa toute prochaine soixantaine, peu de cheveux blancs osent se risquer. Et quand ses yeux noirs se plantent dans les vôtres, vous saisissez instantanément que cet homme-là ne s’en laisse compter par personne et que son caractère ne date pas tout à fait d’hier. Son opinion nous a paru essentielle pour tenter de cerner au plus près la réalité du régime russe, qu’il connait bien… our comprendre ce qui va suivre, il faut se pencher sur l’histoire du pays dont Ganimat Zahid est originaire, l’Azerbaïdjan, et tenter, à grandes enjambées certes, de raconter la saga de cette ex-république soviétique fondée il y a un peu plus d’un siècle, en 1920, quand l’Armée rouge des soviets a envahi Bakou. Deux ans plus tard, la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan s’amalgamait sans coup férir à l’URSS naissante. Encore un peu plus d’une décennie plus tard, mettant à profit l’éclatement du « scandale du caviar » qui secoua alors toute l’Union soviétique (la révélation que les dirigeants azéris d’alors s’en mettaient directement plein les poches en commercialisant le précieux produit pour leur propre compte), Moscou place à la tête du pays un de ses affidés directs, Heydar Aliyev, ancien responsable local du K.G.B. (ça vous rappelle peut-être quelqu’un de plus actuel ?..) et protégé de Leonid Brejnev. Heydar Aliyev restera le « leader historique » durant toute l’époque soviétique. La chute de l’URSS verra se mettre en place une brève éclaircie démocratique (à peine quelques mois entre juin 1992 et juillet 1993) qui disparaîtra sous les effets d’un coup d’État fomenté conjointement par la Russie et l’Iran (pays frontalier possédant une forte minorité azéri).
P
30
c D OS SI E R — Slava Ukraïni !
Une courte guerre civile plus tard, Moscou aura vite réinstallé le fidèle et servile Heydar Aliyev. Gravement malade en 2003, ce dernier cédera le pouvoir à son fils Ilham qui règne sans partage depuis, ayant même installé en 2017 sa propre épouse, Mehriban Alieva, au poste de vice-présidente. Depuis plus d’un siècle aujourd’hui, le peuple azerbaïdjanais subit de nombreuses atteintes aux droits de l’homme : violentes répressions des manifestations par les autorités, mises en détention illégale de journalistes, trucages des élections et des procès organisés par un pouvoir qu’on pourrait facilement qualifier de pétromonarchie tant il capte l’essentiel de la manne de l’exploitation du pétrole en mer Caspienne, qui représente 70 % des exportations du pays et 50 % du budget de l’État.
Le courage d’être journaliste et indépendant Profession : journaliste (et désormais écrivain). Signe particulier : dur à cuire. Il y a fort à parier que ces termes figurent à coup sûr sur la fiche de Ganimat Zahid dans les dossiers de la police secrète azerbaïdjanaise. « Dès l’université » raconte-t-il, « j’ai créé avec des amis un journal clandestin que nous avons nommé Yurd (La Patrie).
J’en étais le rédacteur en chef. En 1989, j’ai également été associé à la création du journal Azadliq (La Liberté)… Là encore, il faut écouter Ganimat Zahid conter les épisodes tourmentés vécus par ce journal qui n’a jamais cessé d’être censuré (à un certain moment, la rédaction avait décidé de laisser en blanc les espaces occupés par les articles étant tombés sous les ciseaux de la censure, mais le pouvoir leur a alors imposé de remplir ces pages trop voyantes par… des bandes dessinées !). Intimidation et même agression physique directe contre les journalistes, pluies d’amendes contre la publication elle-même (principal prétexte invoqué : atteinte à l’honneur et à la dignité du président), tentative d’expulsion de la rédaction de ses locaux pour loyers impayés… À plusieurs reprises, Ganimat fut informé que les services secrets d’Azerbaïdjan fomentaient des tentatives d’assassinat contre lui. À chaque fois, les colonnes de Azadliq furent là pour évoquer ouvertement ces menaces, faisant ainsi reculer le pouvoir. Devenu rédacteur en chef de Azadliq, il finit par être arrêté le 11 novembre 2007. « Il leur fallait un prétexte, j’ai donc été accusé d’avoir agressé un homme trois jours auparavant, un véritable coup monté » №45 — Juin 2022 — De Kyiv à Strasbourg