DISSOCIÉ Prospective en 2050. L’asile public d’aliénées de Maison-Blanche à Neuilly-sur-Marne
DISSOCIÉ Prospective en 2050. L’asile public d’aliénées de Maison-Blanche à Neuilly-sur-Marne Paul de Greslan Étudiant en 5ème année, Master Transformation de l’École de la Ville et des Territoire à Marne-la-Vallée Mémoire sous la direction de Mathias Rollot, Paul Landauer et Fanny Lopez, rendu le 26 janvier et soutenu le 5 février 2018
École d’architecture à Marne-la-Vallée de la ville & des territoires
Abel
« L’asile d’aliéné est un instrument de thérapie ». J’ai fermé le livre et me suis massé les tempes. Qui a bien pu écrire une telle ânerie ? Sur la couverture figurait : « Jean Etienne Esquirol ». Surement un dément de plus de l’ancien monde. J’étais assis devant un petit pupitre, dans la bibliothèque du Château. Il semblait très vieux ce pupitre, aussi vieux que cet Esquirol. C’était très tôt. J’aimais venir ici le matin, juste après mon réveil. Il n’y avait pas un chat dehors, ni dedans. Tout le monde dormait. J’en profitais pour lire les livres trouvés parmi les registres administratifs. La majorité de ces livres dataient de plus d’un siècle, avant que l’ordinateur ne les remplace. J’aimais les lire. Ils me plongeaient dans un monde différent, celui de la grande époque asilaire. Une époque avec peu de moyens techniques. Je n’étais que rarement d’accord avec ces livres, mais au moins me faisaient-ils voyager. De toute façon il n’y avait pas grand-chose d’autre à lire.
La bibliothèque était en elle-même un lieu agréable, à l’abri de la pagaille extérieure. Personne ne venait me déranger ici, du moins à cette heure. J’ai reposé ce vieux bouquin parmi les autres. Après avoir ôté mes lunettes, j’ai fermé les yeux. J’étais bien enfoncé dans mon fauteuil. Je me suis remémoré ma vie avant Maison-Blanche, il y a dix ans. Aussi loin que je me rappelle, j’étais de la région. Je ne l’ai jamais quitté. Je suis né dans les dernières années claires, mais je n’en ai aucun souvenir. J’ai appris à quoi ça ressemblait par les livres et les vieux. Quand c’est arrivé, les gens sont partis. Seuls ceux-qui n’ont pas eu de chance sont restés là. Ils ont dû s’organiser pour survivre. Peu à peu, le désordre s’est généralisé. Des communautés se sont formées. Elles ont pris possession du territoire. La plupart se débrouillait entre récupération et agriculture. Certaines, plus violentes, pillaient les autres. Moi, j’ai erré seul de jour en jour. J’ai perdu mes parents. Je ne sais plus où. J’ai passé plusieurs années comme ça. J’ai exploré beaucoup d’endroit, dans ce qui était avant appelée la « Banlieue ». C’est fou comme un territoire peut être grand quand on est à pied. Je fonctionnais à l’instinct. J’étais comme un animal, livré à lui-même. Parfois, des gens m’ont aidé. J’ai été chanceux de survivre aux mauvaises rencontres. Je ne suis jamais repassé au même endroit, enfin, je crois. C’était pas toujours facile de se rappeler. J’ai sauté dans Maison-Blanche, au sens propre du terme. C’était un jour 7
à errer comme les autres, plié en deux par la faim. Je vagabondais dans les rues d’une ancienne cité, les Fauvettes. Je n’étais pas très rassuré au milieu de ces gros bâtiments. Je cherchais quelque chose à manger. Au détour d’une ruelle, j’ai trouvé des provisions entassés là, comme déposées du ciel. J’ai engloutis sur place ce qu’il était possible, et j’ai mis le reste dans mon sac. À ce moment, des personnes ont déboulé d’un hall. Me voyant m’occuper de leur nourriture, elles se mirent à hurler et courir dans ma direction. Je savais qu’elles ne me laisseraient pas indemne. Les gens sont de plus en plus barbares. Pris de panique mais ne voulant rien laissé de mon butin, j’ai galopé avec mon sac alourdi, dans la direction opposée. Au bout d’un moment, je suis arrivé à la lisière de la cité. J’étais toujours talonné par mes poursuivants. Devant moi s’étendait le brouillard. J’aime ce foutu brouillard. Il ne fait appel qu’à votre seul instinct. De toute façon, ma vue et mon ouïe sont minables. Je m’y suis donc enfoncé, en essayant d’avancer le plus droit possible. J’ai couru à travers ce néant pendant une éternité, évitant les creux et les bosses. J’aurais pu avoir les yeux fermés que ça n’aurait rien changé. Mes poumons me brûlaient. J’ai soudain aperçu une forme floue de lignes horizontales et verticales, se détachant du gris généralisé. Me rapprochant, j’ai décelé un mur, précédé d’une rangée d’arbres élancés, des peupliers d’Italie. J’ai su que ce mur pourrait me protéger. Il était haut, lisse et imposant. J’ai alors grimpé à un des arbres. Les branches cassaient à mon passage, mais j’ai réussi à me frayer un chemin. Non pas que je sois adroit, mais la peur m’a donné des ailes. Quand j’ai été suffisamment haut, je me suis jeté sur le mur.
Je ne m’attendais pas à ce genre de réception. Les tessons de bouteilles fixés au sommet du mur et la chute de trois mètres m’ont beaucoup surpris. Quand je me suis réveillé, j’étais installé dans un lit. Je ne savais pas combien de temps j’avais été inconscient. J’étais d’ailleurs plus préoccupé par la personne qui me fixait du fond de la salle. C’était une fille, d’à peu près mon âge. Son regard ne semblait pas hostile. Elle était simplement là, à me veiller. Quand elle me vit remuer, elle me dit : « Je m’appelle Léa. Tu es ici à MaisonBlanche, le refuge de notre communauté ». Elle me demanda : « Pourquoi es-tu tombé du mur? » Étrange question, je n’avais pas la force de parler. Je me rendormis. Plus tard, de nouveaux visages étaient posés sur moi. Léa avait disparu. Je racontais mon histoire, et ils me racontèrent la leur. Leur communauté avait été longtemps malmenée. Elle avait finalement trouvé la sécurité derrière les murs de Maison-Blanche. L’asile était alors en partie habité. Un petit regroupement de malades et de soignants persistait. On ne savait d’ailleurs plus tellement dire qui était quoi. Ils étaient restés ici après les Évènements. Ils n’avaient pas d’autre endroit où aller, personne pour les attendre. Ils avaient subsisté dans les ‘‘carrés’’, des bâtiments à patio. Quand la communauté est arrivée, ces occupants lui proposèrent un arrangement : la protection de la communauté contre les soins des équipes médicales. 8
S’ils rassemblaient leur force, ils seraient hors de danger. La surface arable était assez grande pour tout le monde. Les nouveaux arrivants se sont donc répartis dans le reste de l’asile. À côté des carrés, celui-ci disposait d’autres bâtiments. Les ‘‘lignes’’ - des pavillons disposés en arrêtes le long d’un potager - et les ‘‘courbes’’ - des pavillons dans une forêt. Chacun avait pu de choisir tel ou tel style de construction en fonction de ses préférences. Tout cela leur avait permis de mener une existence que beaucoup leur envierait. Je les ai longtemps écouté me raconter leur histoire. Ils semblaient vraiment désireux de le faire. Cela n’avait pas d’importance, je restais allongé. Quand ils eurent fini, l’un d’eux a dit : « Tu peux rester si tu le souhaites. Saches que l’asile est un refuge qui ne tolère pas la violence. Sois prévenu. » J’ai répondu que je n’étais pas violent. Je ne sais pas s’ils m’ont crus, mais ils m’ont conduit à l’extérieur. La météo était fidèle. Je l’avais toujours connu ainsi, un temps à faire mourir les pierres - brouillard et bruine légère. Parfois, une pluie et un vent violents venaient frappés le sol comme une punition. Ça durait quelques heures, parfois un jour ou deux. Suffisamment longtemps pour tout inonder.
J’ai suivi à un homme à travers l’asile. Il me présentait les lieux : à l’Est, les Lignes, à l’Ouest, les Courbes, et plus loin, les Carrés. J’ai été soigné au milieu, dans les bâtiments communs. De toute façon, j’aurais le temps de tout visiter à ma guise. Après un passage dans la forêt des Courbes, nous sommes arrivés devant les Carrés. Comme tout nouvel arrivant, c’est là que j’allais habiter. Cette partie de l’asile n’attirait personne, et sa population ne se renouvelait pas. Il y avait donc des pièces libres. Par rapport au reste de l’asile, ces bâtiments ne me donnaient pas envie. Ils avaient dû être construits à la va-vite, pour faire de la place. On n’avait d’ailleurs pas pris le temps de planter des arbres. J’ai poussé la porte. À l’intérieur, je découvris une cour. Elle devait être pavée, mais la végétation avait eu raison du maigre revêtement. Un couloir étroit s’enroulait autour. Il desservait une succession de ‘‘logements’’. En l’empruntant, j’ai vu que certaines cloisons avaient été retirées, de sorte que ces logements n’avaient qu’une pièce. Je compris que c’était pour le chauffage. Des poêles à bois avaient été ajoutés au milieu. Des fils électriques tombaient partout du plafond. Parfois, des seaux placés sous des auréoles de moisissures indiquaient une fuite de toiture. Mon guide m’a désigné un de ces logements : « L’ancien habitant est mort de vieillesse. C’est ici que tu habiteras. » Qu’il soit mort de vieillesse m’a rassuré. On pouvait donc vivre dans pareille demeure. « Ça vous va ? », m’a-t-il demandé. « Je ne sais pas », j’ai répondu. J’ai eu du mal à passer de l’étendue de la « Banlieue » au huit-clos de Maison-Blanche. Le pire, c’était la cour du Carré. Je m’y sentais étriqué. Moi qui n’avait jamais eu de frontière ... J’étais là comme un lion en cage. Ça doit être pour ça que je me suis mis à lire. En lisant, je pouvais voir au-delà des murs et du temps. 9
À ce moment, un croassement de corbeaux me sorti de ma rêverie. J’étais toujours enfoncé dans mon fauteuil, dans la bibliothèque du Château. J’ai senti une présence. J’ai regardé autour de moi, me frottant les yeux. Tout était flou. J’ai remis mes lunettes. « Comment vas-tu, Abel ? », m’a demandé Alexandre Ligne, campé en face de moi. Surpris, je lui ai répondu que ça allait. Je ne l’avais pas entendu entrer. Dehors, le monde dormait encore. Alexandre était, avec Léa Courbe, mon meilleur ami. Nous sommes tous les trois orphelins. Ça nous a rapproché. Il me dit : « On va se balader ? » J’ai acquiescé. Je l’ai suivi dehors. Devant nous, il y avait la grille d’entrée en fer forgée de l’asile. Derrière, quelques platanes étaient les derniers rescapés d’un alignement. L’eau venait jusqu’à leur pied. Il m’a demandé : « Tu vois le marécage derrière? » J’avais froid. Il faisait humide. Je ne voyais rien, j’ai dit oui. « Il n’a pas toujours été là. Autrefois, il y avait un autre asile, VilleEvrard, juste derrière la route ». Je ne voyais pas non plus de route. Il a dû me comprendre, car il a dit : « Elle aussi a disparu. Quand la Marne a débordé, elle est venue jusqu’au pied du Château. Puis elle s’est un peu retirée, mais jamais vraiment. Les vieux disent que des fous sont morts noyés là-bas. Ils disent que c’est un endroit où il ne faut pas aller. » Je n’en avais aucune envie. Le froid, le brouillard, l’eau, et la végétation folle étaient des arguments suffisants. « Je dois filer », m’a dit Alexandre. Il a disparu dans le brouillard avant que je puisse lui répondre.
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Alexandre
Alexandre connaissait l’asile comme sa poche. Il faisait partie des Lignes, les personnes vivant dans les bâtiments perpendiculaires au potager central. Ce matin, après être passé au Château, il se dirigea vers la forêt. Une Courbe lui avait demandé de passer l’aider. Son installation électrique était tombée en panne il y a quelques jours, de sorte qu’elle devait utiliser des bougies pour s’éclairer. Hors, l’on sait combien celles-ci étaient rares et précieuses. Autant les éléments électriques se récupéraient partout, autant les stocks de cire avaient quasiment disparu. La période du tout-électrique avait condamné les usines à fermer, et les abeilles avaient depuis longtemps arrêté de bourdonner, gavées de ‘‘produits miracles’’ pour l’agriculture. Le moindre dîner aux chandelles était devenu une véritable preuve d’amour. C’était donc une urgence. En arrivant devant le pavillon fautif, il remarqua qu’un chêne avait perdu une de ses branches sur le toit. Elle avait chuté sur les panneaux photovoltaïques. Ça devait être l’origine du problème. La Courbe lui demanda s’il était possible de trouver une autre façon de produire de l’électricité. De toute façon, il n’y avait jamais de soleil. Il lui répondit d’une voie agacé : « C’est vrai qu’avec cette brouillasse, tes panneaux ne sont pas très efficaces. Mais on n’a pas le choix. Toutes les voitures des environs ont été siphonnées par le groupe électro. Il n’y a plus d’essence dans la région. On pourrait bricoler des éoliennes, mais il n’y a jamais de vent avec ce brouillard. Et quand il y en a, il est trop fort... Il n’y a pas d’alternative. Et puis, ça produit largement assez pour ce qu’on consomme. » En effet, les besoins étaient faibles. Des vieux poêles avaient été récupérés pour le chauffage. Il fallait juste s’y prendre à l’avance, pour faire sécher le bois imbibé jusqu’au cœur. Les Carrés étaient les plus gros consommateurs d’électricité, avec leurs ventilateurs. Ces bâtiments étaient en effet invivables en saison chaude, quand la brume se transformait en vapeur. Le bon côté, c’est qu’ils disposaient de grandes surface de toitures plates, et d’aucuns arbres pour leur faire de l’ombre. Les panneaux y étaient donc plus rentables qu’ailleurs. Il y avait bien quelques ordinateurs dans l’asile, mais personne pour les utiliser. Les réseaux sociaux et les loisirs étaient redevenus réels, faute de connexion satellite. Le savoir s’échangeait de nouveau par la parole. En plus des ventilateurs des Carrés, des outils fonctionnaient aussi à l’électricité, pour le bricolage, la culture ou la cuisine. Il y avait quelques téléphones, utilisés par certains lorsqu’ils sortaient de l’asile pour aller chaparder ça-et-là des produits 13
qui manquaient à la communauté. Son ami Abel était de ceux-là, toujours prêt à prendre un bol d’air frais hors de l’asile. Alexandre lui laissait bien volontiers cette activité, préférant l’environnement rassurant du refuge. Après sa discussion avec la Courbe, Alexandre grimpa sur le toit, en passant par la terrasse de l’étage. C’était un pavillon en L. Il enserrait une cour, qui formait une clairière dans la forêt. Il débarrassa les panneaux de leur branche, et entrepris les réparations. Par chance, ceux-ci n’étaient pas endommagés. En regardant de plus près, il se rendit compte que les connexions avaient par contre souffert. C’était la partie qu’il préférait. Les réseaux électriques le fascinaient. Pouvoir maîtriser et diriger l’énergie pour l’amener où il le souhaitait le rendait tout-puissant. Ils étaient peu à avoir ce savoir-faire, et il en était fier. Ça le rendait en quelque sorte important aux yeux des autres, ce qui lui plaisait. L’électricité, c’était aussi un travail propre. Il n’avait pas de boue sur les bras, ni sur les vêtements, comme les cultivateurs. Non pas qu’il soit maniaque, mais il aimait la propreté. Il avait bien assez de terre sur ses bottes pour ne pas en vouloir ailleurs. Lorsqu’il eut fini de réparé l’installation, il se releva. Debout du haut de son pavillon, il inspecta les environs. La cime de la forêt était un peu au-dessus de lui. Du sol, on ne voyait jamais le sommet des arbres. D’ici, on ne voyait même pas le sol. Mis à part les arbres, il n’y avait pas grand-chose d’autre. Il essaya de s’imaginer la position du soleil. Difficile de dire dans quelle orientation il se trouvait. La lumière diffuse qui parvenait du brouillard n’en laissait rien paraître. Il se souvint d’un plan qu’une vieille Ligne lui avait montré il y a longtemps. Si sa mémoire était bonne, il devait être face au Nord, et le Soleil, derrière lui. De se rappeler qu’il ne le voyait jamais le Soleil le mis dans une sombre humeur. Tout cela était injuste. C’était un enfant du Soleil, du ciel clair, de l’Horizon. Une infirmière lui avait un jour dit qu’il avait une vue excellente, qu’il pourrait voir voler une mouche à des kilomètres. Quel intérêt d’avoir une pareille vue dans de telles conditions ? Il regrettait un temps qu’il n’avait pas connu, celui des jardins à la française, des grandes perspectives et des alignements d’arbres tirés au cordeau. Il vivait dans une composition qu’il savait ordonnée, parfaite, dessinée par Morin-Goustiaux, un grand architecte de l’époque Classique. Mais il ne pouvait que se l’imaginer. Rien ne laissait transparaître de cette perfection, entre les arbres fous, la boue, les potagers, et le brouillard. Alors qu’il se laissait aller à la morosité, une voie légère, venue de nulle part, l’interpella. « Alexandre ! Tu es là-haut ? Descends, j’ai quelque chose à te montrer ! » Il reconnut Léa. Léa était une Courbe. Malgré son tempérament exubérant qui avait le don de l’exaspérer, Alexandre en était secrètement amoureux. Elle était son opposé : sociale, ouverte, optimiste... Un rien la passionnait ; elle passait son temps à observer le monde autour d’elle. Malgré tous ses efforts, Alexandre n’arrivait jamais à la garder à ses côtés plus de quelques instants. Elle était aussi liquide que l’eau qui vous glisse entre les doigts sans que vous ne puissiez rien y faire. Après avoir rangé ses outils, Alexandre descendit de son 14
promontoire. Arrivé en bas, il constata que Léa s’était volatilisée, comme à son habitude. Il trouva à la place la Courbe qu’il était venu aider. « Vous n’avez pas vu Léa ? » lui demanda-t-il. « Non, pas aujourd’hui » lui répondit-elle, avec un regard attendri. Il ne savait pas pourquoi, mais beaucoup de ses interlocuteurs le regardait ainsi. Et à chaque fois, lui se sentait pitoyable. Qu’on puisse ainsi le prendre en pitié, sans qu’il en connaisse la raison, le faisait rager. Un jour, il s’en était confié à Abel, une des seules personnes qui le regardaient normalement. Celui-ci lui avait répondu qu’il se faisait des idées, que les gens étaient simplement bienveillants et avenants. Quoi qu’il en soit, il aurait largement préféré l’admiration de ses congénères à leur condescendance. Il passa le reste de la matinée à changer des ampoules, à remplacer des câbles rouillés et à dresser l’inventaire du matériel à récupérer dehors. Ses journées étaient simples et répétées. Il les aimait ainsi, et ne supportait pas les imprévus. Ses habitudes lui étaient sacrées. L’une d’elle consistait à faire le tour de l’asile, dans le sens des aiguilles d’une montre. Après le déjeuner, il rejoignait le château d’eau, au Nord. De là, il se dirigeait à l’Est, par une belle allée de platanes. Il longeait un temps le mur de clôture, puis virait au Sud. Il passait à côté d’un bâtiment en ruine, puis le long des Lignes les plus orientales. Arrivé devant l’ancienne école d’infirmerie, il partait à l’Ouest, en passant devant le château, puis au bord du marécage. Il prenait ensuite la rue entre la friche des Carrés et la forêt des Courbes, vers le Nord. Enfin, il rejoignait le château d’eau. 3530 pas, pas plus, pas moins. À la fin, il allongeait ou raccourcissait ses enjambées, pour tomber juste. Il y mettait un point d’honneur. Il savait que c’était un de ses tics, mais il s’en accommodait bien. Cette promenade machinale et circulaire était sa façon de méditer. Il aimait la solitude de ce moment. Parfois, Léa ou Abel l’accompagnaient un peu, mais ils respectaient son silence. Bien qu’il ne voyait pas beaucoup de ce qu’il traversait, il profitait néanmoins des luminosités, des atmosphères différentes. C’était mieux que rien. Ce jour-là, après être revenu au château d’eau, il regarda la chaufferie en brique, juste à côté. Autour d’elle se trouvaient des machines sur chenilles, avec des grands bras mécaniques et des pelles au bout. Elles avaient été abandonnées là, lui avait-t-on dit, par une entreprise pendant les Événements. À l’époque, les fous avaient été renvoyés à Paris. L’asile, vide, devait devenir un quartier d’habitation de la « Banlieue ». Ils voulaient conservés les bâtiments les plus beaux, et détruire le reste pour faire des nouveaux immeubles. Ils avaient d’ailleurs bien avancé. En effet, alors qu’entre la chaufferie et le mur d’enceinte se trouvait aujourd’hui un grand terrain cultivé et parsemé d’arbres, il y avait alors, selon les vieux, des Carrés et d’autres pavillons dispersés. Le seul bâtiment qui avait était épargné était une ancienne chaufferie. D’après ce qu’il en avait compris, celle-ci fonctionnait en puisant la chaleur du sous-sol et en la diffusant à la surface. Alexandre avait bien essayé de la remettre en marche, mais la technologie de ce système était trop complexe pour lui. À travers la brume, Alexandre distingua plusieurs silhouettes courbées 15
dans les cultures. Elles s’affairaient à déterrer des pommes de terre pour le repas du soir. Les tubercules étaient les aliments les mieux adaptés à ce climat difficile. Ils composaient la majorité des repas, tant et si bien qu’il fallait user de stratagèmes inventifs pour varier les plaisirs gustatifs. Les récoltes de ce champ ainsi que celles issues du grand potager au centre des Lignes étaient mises en commun. Chacun disposait aussi d’un lopin de terre pour cultiver ce qu’il souhaitait ajouter aux rations de bases. Abel, Léa et Alexandre avaient associés les leurs, de façon à mutualiser leurs efforts. Léa s’en occupait majoritairement, même si Abel prenait par moment le relais. À ce moment, une des silhouettes se redressa et le vit. C’était une Courbe, une des amies de Léa. Elle lui lança : « Dis-moi, si tu vois Léa, tu pourras lui dire de passer ? On a besoin d’un coup de main ici. » Il crut entendre les autres pouffer.
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Léa
« Où suis-je ? » Je regarde autour de moi, il y a du brouillard. Le château d’eau, la chaufferie... Bon, ça va, je suis dans l’asile. J’ai encore dû avoir un étourdissement. Je perds tout le temps la mémoire. Je ne sais pas pourquoi, je crois que suis née comme ça. Mais qu’est-ce que je fais là ? Marie, Aissatou, et Michel sont plus loin, au milieu les champs. Je les rejoins. « Salut mes amis ! - Ah, te voilà enfin Léa ! On a besoin de toi ici, j’ai demandé à Alexandre de te chercher, me répond Aissatou, tout sourire. Tu penses bien qu’il ne serait pas venu nous aider dans la boue, lui qui est si maniaque. » Tout le monde rit, moi comprise. J’adore Alexandre, mais le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il aime la propreté. « Je ne l’ai pas croisé ... Enfin, je suis là. » Je rejoins les autres, et passe l’après-midi la boue jusqu’au coude. J’aime sentir la terre sous mes pieds, le froid sur mes mains. J’aime planter une graine, la voir germer et grandir, en prendre soin et lui apporter de l’attention pour enfin recevoir de quoi me nourrir, et en faire profiter ceux qui me sont chers. Cultiver me fais me sentir si vivante. Je pourrais y passer tout mon temps, s’il ne fallait pas que je ménage mon dos. En ramassant nos pommes de terre, nous discutons tous les quatre de tout et de rien. Les ragots ne manquent pas dans notre jolie communauté, et il y a toujours quelque chose à raconter. Un flirt, un accident, une sortie à l’extérieure, une engueulade ou une réconciliation... Aux champs, c’est notre façon de nous occuper. Le temps passe vite en bonne compagnie, ça doit faire deux heures que je suis ici. « Ça y est, nous avons récolté suffisamment pour ce soir, c’est fini pour aujourd’hui ! Annonce Marie, se redressant péniblement. Merci pour ton aide Léa, ce n’était pas de refus. - Ça me fait plaisir d’avoir pu être utile ! Je n’avais rien d’autre de prévu. - Tu veux bien amener tout ça à la Grand Salle ? Me demande-t-elle, en me montrant les récoltes. - Bien sûr, allez-vous reposer ! Vous avez bossé toute la journée, vous devez être à plat. » J’entasse les derniers cageots sur la charrette, et je traîne le tout à la salle commune, derrière le Château. C’est une immense salle, la plus grande de l’asile. À l’extérieur, sur ses deux côtés sont accrochés des petites horloges. Ce sont les seules horloges de l’asile, réparées et remises en marche grâce au talent d’Alexandre. Elles 19
constituent la référence de l’heure qu’il est pour tout le monde, même si je ne crois pas qu’elle soit exacte. À l’intérieur de la salle, la lumière est très particulière. Elle provient de petites fenêtres en hauteur, et de très grandes baies sur les deux frontons. Le vieux parquet au sol réchauffe l’atmosphère. Les provisions sont stockées au fond, en attendant que chacun vienne récupérer ce dont il a besoin. De temps en temps, on y fait aussi des repas communs. Ils font partis de mes moments préférés. Avec le brouillard, c’est toujours difficile de se rencontrer. Là au moins, on peut profiter de tout le monde (en passant, ça me fait rire : on voit mieux à l’intérieur qu’à l’extérieur, c’est quand même un comble !). Ces repas sont toujours des moments conviviaux et heureux. Quand on a fini de manger, quelqu’un branche un ordinateur à de vieilles enceintes et le tour est joué. Tout le monde danse, et même les plus pessimistes des Lignes oublient qu’ils sont coincés dans cet asile au milieu du brouillard. « Salut Iba ! J’t’amène de quoi faire des heureux ! » Dis-je en entrant dans la Grand Salle. Iba est le délégué à la nourriture. C’est lui qui pèse, notifie, et distribue les récoltes communes de l’asile. « Hé, Léa ! Qu’est-ce que tu me proposes aujourd’hui ? Me répond-t-il, l’air drôle. - Tu sais bien qu’en ce moment, c’est patate ou pomme de terre. » On rigole ensemble, conscients que ce moment dure depuis bien longtemps déjà. Puis je récupère quelques beaux légumes pour le souper. Je me dirige ensuite vers les Carrés, chez Abel. Alexandre et moi mangeons chez lui tous les soirs, depuis aussi longtemps que je me souvienne. Abel ou moi faisons la cuisine, et Alexandre nettoie. Tout le monde y trouve son compte. C’est bien comme ça, ça nous fait de la compagnie. C’est devenu une habitude, pour le plus grand plaisir d’Alexandre. J’ai bien conscience que celui-là ressent plus pour moi que de l’amitié. Je dois dire qu’il me plaît bien aussi. Pourtant, par respect pour Abel, je ne donne jamais suite. Je nous sens tous les trois tellement liés, je ne peux pas supporter l’idée qu’un d’entre nous soit mis de côté. Ce serait comme nous arracher à chacun un tiers de nousmême. Ça peut sembler étrange, mais je le ressens vraiment ainsi. En direction des Carrés, j’entre dans la forêt des Courbes. L’effet que me fait cette forêt est formidable. J’y prends comme une grande bouffée d’oxygène. Tous mes sens sont en éveil. De mes oreilles, j’entends quelques corbeaux chanter. J’entends les petits appeler leur mère pour être nourri. J’entends le bruit cristallin des feuilles qui se rencontrent au bout de leurs branches. Il y a au moins dix ans qu’elles ne tombent plus des arbres, même en saison fraiche. J’entends la mousse gorgée d’eau au sol qui bulle. J’entends les escargots, les limasses. J’entends les lombrics qui par milliers ont réinvesti la terre depuis qu’on a arrêté de l’empoisonner. De mon nez, je sens l’humidité de la végétation. Je sens l’écorce des arbres qui se décolle et qui tombe. Je sens l’humus chargé de nutriments, qui nourrit les plantes. Je ressens la vie. Subjuguée par autant de beauté, je marque un arrêt. Je me rapproche d’un arbre. Il est là depuis bien plus longtemps que moi. Du haut de ces trois dizaines de mètres, il semble veiller sur moi. C’est un Cedrus Deodora, un cèdre sacré de l’Himalaya. Il 20
en existait trois dans l’asile. L’un d’eux à été coupé il y a quelque temps. Malade, il risquait de chuter et de faire de graves dégâts. C’est un des rares souvenirs dont je me rappelle, et un des plus forts. Le cèdre que j’ai devant moi est quant à lui bien vivant. Il me semble en bonne santé. Je l’enserre de mes bras et pose ma joue contre son écorce. Je ressens toute son énergie, sa sève qui monte dans son aubier et qui redescend par son liber ; ses branches qui partout cherchent la lumière en faisant des porte-à-faux incroyables. Je sens sa vitalité, sa force. Je ferme les yeux. Blottie contre lui, je m’imagine à son sommet. De là-haut, ce que je découvre est magnifique, plus extraordinaires encore que peuvent l’être mes rêves. Pour la première fois, je surplombe la brume. Celle-ci est à mes pieds telle une mer majestueuse, douce et blanche comme du coton. Des nuages forment de grands dessins dans le ciel, répondant à cet océan laiteux. Ils semblent faits du même coton. Moi qui ne connaissais que la grisaille, tout n’est ici que blancheur, contraste et éclat. L’horizon trace une ligne franche au milieu du paysage, rendant un hommage sincère à la Terre comme au Ciel. Certains grands arbres et quelques tours franchissent cette frontière, tirant des traits d’union entre les deux mondes. Je pense à Alexandre. Je dois absolument lui raconter. Si ces tours émergent, c’est bien qu’on doit pouvoir avoir la même vue de leur sommet. Ça lui permettrait de voir enfin. Pourvu que je m’en souvienne ... Je cherche le Soleil. En me retournant, il m’apparaît comme une évidence. Il est là, majestueux et absolu, comme on peut l’attendre d’un astre. Sa lumière est si puissante que j’en suis complètement éblouie. Il m’irradie et je sens ma peau chauffée, gavée des rayons qui lui ont été si longtemps refusés. Je reste là un long moment, qui me paraît-être une éternité. Le Soleil décline peu à peu vers l’Ouest, et les nuages se teintent de couleurs chaudes. Bientôt, le ciel entier semble s’embraser. Je sens une goutte glisser le long de ma joue, à mesure que je contemple mon premier coucher de Soleil. Je me sens si heureuse et reconnaissante d’être en vie. « Léa ! Qu’est-ce que tu fais ? On t’attend pour le repas ! » J’ouvre les yeux. Ici, il fait déjà très sombre, presque nuit. Le brouillard raccourci les journées. Je laisse mes yeux s’habituer à la pénombre, et me fais la promesse de revenir à cet arbre aussi souvent que possible. « Abel ? Ah c’est toi ! » Abel est à côté de moi. Il me regarde d’un air doux. Il est un peu ébouriffé, comme à son habitude. « Tu vas bien ? Tu as l’air d’avoir pleuré » me demande-t-il, en scrutant le fond de mes yeux. « Tout va bien, c’était une larme de bonheur. Je vais te raconter, mais j’attends qu’on soit avec Alexandre. Ça va l’intéresser aussi, j’en suis certaine. » « Tu m’intrigues » me dit-il. « Aller, sèches ta joie et suis moi, on meurt de faim. » Je récupère mon panier de légumes et lui emboite le pas, heureuse d’être avec lui. La nuit, l’asile prend un caractère tout à fait différent de la journée. Les lumières des pavillons brillent à travers le brouillard, de sorte qu’il est bien plus simple de trouver son chemin dans l’obscurité. 21
Après la contemplation de toute l’étendue du monde du sommet de mon arbre, le retour au cadre hospitalier et familier de l’asile me fait un drôle d’effet. Se retrouver entourée des voix et des rires des personnes qui me sont chers, et que je sais bien au chaud dans leur pavillon, n’a pas de prix. Pour rien au monde je ne souhaite quitter cet endroit. J’aime ma Maison-Blanche ; elle est pour moi (et pour ma communauté, j’en suis certaine) un sanctuaire où fleurit le bonheur. Nous entrons dans le Carré, et saluons au passage ses autres habitants. Nous rejoignons ensuite Alexandre, dans le logement d’Abel. La nuit est belle et reposante, comme toutes les autres. Dans le ciel, on croirait presque voir briller une étoile.
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Dans ce monde où l’ordre a disparu, on avait depuis longtemps compris et accepté les troubles dissociatifs de l’identité d’Abel.
2050, Banlieue parisienne. Dans l’asile où la communauté a trouvé refuge, la vie reprend son cours. Les sobriquets nommant les bâtiments remplacent peu à peu les qualificatifs distinctifs des réfugiés. Un tel est Alexandre Ligne, Abel Carré, Léa Courbe.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, on pourrait presque le deviner, en observant le caractère de chacun. Les Lignes sont froids, fiers, et fidèles. Ils ont mal vécu l’apparition du brouillard. Ils rêvent de pouvoir un jour contempler la beauté d’une allée, la rigueur d’un alignement de platanes. Les Courbes sont conviviaux, émotifs, et désorganisés. Pas plus à l’aise dans le brouillard que les Lignes, ils se sentent néanmoins protégés par la forêt. Ils s’épanouissaient dans le contact de la terre, et sont de très bons cultivateurs. Les Carrés sont les plus introvertis. Ils ne se mélangent que peu aux deux autres groupes, et semblent garder en eux les séquelles de deux cents ans de séquestration psychiatrique. Pour autant, leur originalité est leur plus grande qualité. Mais à quoi bon se tanner d’être Ligne, Courbe ou Carré, quand l’on peut être soi-même ? �