Picsou-Soir n°10

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N°10

HIVER-PRINTEMPS 2022

JOYEUX 75E ANNIVERSAIRE, BALTHAZAR PICSOU !


SOMMAIRE 03. ACTUALITÉS

03. Année Picsou et festival d'Angoulême 04. Concentré de canard, deuxième service 05. Double Donald, DoubleDuck

06. ANALYSES

06. Dumézil à Donaldville ? 10. Retour à la case mémoire : l'avancée du court-métrage 12. Les canards enchaînés 14. Hommage à Luca Boschi

16. EXPRESSIONS

16. Coin-coin : les DuckFans ont du talent 17. BD : Le cadeau de Noël parfait

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L'Édito

par Corey, rédacteur en chef Ce Picsou-Soir n° 10 est le premier numéro d’une année un peu particulière qui célèbre les 75 ans du canard le plus riche du monde. Créé en 1947 par Carl Barks (ou « Carl Banks » comme disent les journalistes), ce canard est tout d’abord conçu comme un personnage secondaire... mais on vous épargne la suite que vous connaissez sûrement par cœur ! En tout cas, depuis sa création, Picsou c’est plus de 20 000 histoires parues dans des dizaines de magazines qui portent son nom à travers le monde (dont celui que vous tenez entre vos mains). On était d’ailleurs tellement occupé à fêter son anniversaire à la rédaction qu’on en a oublié de sortir le numéro de cet hiver ! Alors pour éviter de se faire licencier, on a accepté de consacrer la couverture tout entière au patron. Au menu de ce numéro, on revient donc sur les dernières sorties et les surprises à prévoir pour cette année ; on vous propose également une analyse des rôles dans la société donaldvilloise, une interview des réalisateurs d’un court-métrage à venir, quelques nouvelles de nos confrères donaldistes allemands et un hommage à l’italien Luca Boschi. Sans oublier évidemment la rubrique consacrée aux lecteurs, qui changera un peu d’ici le prochain numéro. Sur ce, bonne lecture à tous !

PICSOU-SOIR N° 10 - PRINTEMPS 2022 www.picsou-soir.com Rédacteur en chef Corey

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Couverture @adamok.draws Ont collaboré à ce numéro Kylian Bourichet-Passier • Simone Cavazzuti • Alban Leloup • Loris Maiolino • Wizyx • et un grand merci à Adrien Bouquier, Hugo Mathias et Susanne Luber !

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COUAC-TUALITÉ

ANNÉE PICSOU ET FESTIVAL D’ANGOULÊME

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n 2022, nous fêtons le 75e anniversaire du canard le plus riche du monde depuis sa création par Carl Barks ainsi que les 50 ans de Picsou Magazine. Retour sur le festival et mise au point sur ce que « l'année Picsou » nous réserve...

Pour marquer le coup, après la présence désormais habituelle du Journal de Mickey à chaque édition, ce fut au tour de la rédaction de Picsou Magazine de prendre place au quartier jeunesse durant les quatre jours du festival, du 17 au 20 mars. Dès l’arrivée au stand, le dernier Journal de Mickey était offert. Le stand donnait pleinement l’impression de se retrouver dans le bureau de Picsou grâce à un décor construit spécialement pour l’évènement. L’heure était aussi à l’exhibition étant donné que, tout droit sortis des archives, avaient été remontés des anciens exemplaires de Picsou Magazine, des gadgets en plastique encore sous emballage ainsi que quelques originaux d’illustrations. Un jeu de piste simple était aussi faisable pour récupérer quelques goodies (pin’s et haut de forme en papier) en cas de bonnes réponses. JeanBaptiste Roux (rédacteur en chef de PM et SPG) et Édith Rieubon (rédactrice en chef du JM et MPG) étaient notamment présents au stand les deux premiers jours. Le programme des deux premiers jours du festival était plutôt léger. Le jeudi, Felder et Cizo, tous deux dessinateurs de Picsou Magazine, ont dirigé l’atelier « Comment crée-t-on un strip ? » en racontant le processus de réflexion et de création d’un strip. Le vendredi, un quiz assez simple, destiné aux en-

fants, pour tester leurs connaissances sur Picsou fut organisé. Dans la matinée du samedi, le dessinateur Ulrich Schröder a été aperçu par des fans, provoquant une séance de dédicace improvisée. Chaque personne qui le souhaitait a eu droit à un dessin de son choix dédicacé. Avec une grande liberté sur le choix du personnage et de sa pose. En début d’après-midi, l’écrivain et critique Nicolas Tellop a animé, pendant une heure, la conférence « Qui est vraiment Picsou ? » en retraçant la carrière de Barks et les origines du personnage. Il en profita aussi pour donner son point de vue sur les traits de caractère si particuliers du canard le plus riche du monde. Les séances de dédicace ont ensuite été planifiées le samedi à 17h et à 16h pour le dimanche. Pour la dernière journée, Ulrich Schröder dirigea l’atelier « Comment crée-t-on une couverture de Picsou Magazine ? ». Après avoir raconté Rencontre avec les CracsBadaboums de Barks, il a montré comment partir de l’intrigue de l’histoire pour la retranscrire sur une couverture. Les personnes présentes à l’atelier se prêtaient à l’exercice sur des maquettes papiers de Picsou Magazine tandis qu’en parallèle il dessinait sa propre interprétation de l’histoire. Après l’atelier, s’en est suivi une conférence dans laquelle Ulrich Schröder raconta son parcours de dessinateur Disney et comment il dessine en tandem la plupart du temps avec le dessinateur néerlandais Daan Jippes. 3 épisodes de La Bande à Picsou 2017 ont aussi été diffusés. Et après une dernière séance de dédicace d’Ulrich s’acheva la 49e édition du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême.

Concernant l’année Picsou, la rédaction de Picsou Magazine a prévu de nombreuses surprises. D’abord, ce ne sont pas six numéros qui sortiront mais huit, soit un tous les un mois et demi. Chaque numéro abordera une couverture double réalisée à chaque fois par un artiste différent. Un concours de scénario est également organisé, réparti en deux catégories : moins de 14 ans et 14-25 ans. Les deux scénarios gagnants seront mis en forme par Frédéric Brrémaud pour le storyboard et Ulrich Schröder pour le dessin, et publiés en fin d’année dans le magazine. Les participations er prennent fin le 1 juin. Le 6 juillet, le Picsou Magazine n° 563 marquera le retour du sou fétiche en cadeau. Et le 4 novembre sortira un hors-série exceptionnel (avec couverture dorée) pour célébrer les 75 ans de l’oncle Picsou. Enfin, notons la parution de Picsou et le dragon de Glasgow, nouvelle création originale de Glénat prévue pour septembre 2022, avec Picsou en personnage principal et Fabrizio Petrossi et Joris Chamblain aux manettes. Wizyx

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COMPTE-RENDU

CONCENTRÉ DE CANARD, DEUXIÈME SERVICE

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un peu plus d’un an d’intervalle, voilà que surgit le deuxième numéro de Super Donald Géant, un hors-série consacré entièrement à notre palmipède malchanceux ! Plus de trois-cents pages de BD en douze histoires plus ou moins traditionnelles, dont trois encore jamais publiées en France, voilà un joli programme pour passer une bonne lecture. Il y a tout d’abord les classiques, ces BD par de grands auteurs qui ont forgé l’univers des canards. Quoi de mieux que du Romano Scarpa avec Donald Vice-SuperVeinard qui dans un style très cartoon fait parcourir la ville à Donald à la recherche d’un billet gagnant disparu. Prétexte à une succession de gags, ce style de narration évoque directement Carl Barks qui exacerbe la colère de Donald dans des situations où la déveine est de mise comme dans La chance sourit aux malchanceux et Le Roi de la Parade. Quelques BD de publications danoises sont présentes, même si elles se révèlent plutôt anecdotiques : Puissance renouvelable

voit Donald se doter des compétences de Géo pour participer à une course automobile à énergie alternative. Deux hommes en colère exploite très rapidement les dissensions entre Donald et son voisin Lagrogne tandis que Donald a disparu décline en 6 épisodes une histoire sans une seule plume de notre canard, évaporée lors d’une malencontreuse expérience avec Géo. Mais ce hors-série fait surtout la part belle à l’école italienne avec des récits très dynamiques et originaux. Histoire d’une disparation joue sur la double identité de Donald avec son alter égo Fantomiald : le scénariste Giorgio Salati imagine avec malice un monde où Donald aurait raccroché le costume de super héros au placard, laissant place à un « what if » plein de bons sentiments. Dans Donald tu es 6 unique, c’est Marco Bosco qui embarque notre canard dans une histoire à bifurcation savoureuse avec pour seule but d’assister à un match de baseball ; sublimée par le dessin de deux auteurs, Marco Gervasio (que l’on connait pour sa série sur Fantomias) et Stefano Intini, cette histoire très originale est une bouffée de bonne humeur sur palmes ! Il y a aussi deux autres maestro qu’on ne présente plus : Giorgio Cavazzano avec Les mésaventures d’un canard tenace qui emmène Donald, guidé par sa malchance jusqu’à une cité perdue et son mystérieux trésor ; et Paolo Mottura qui rend un vibrant hommage au Tour de France dans Picsou et le Grand Tour du Calisota dans un style toujours aussi fluide et dynamique. Enfin, et comme pour faire écho aux hors-série de Mickey Parade sur le personnage, deux aventures

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ayant pour héros Donald Junior viennent apporter un vent de fraicheur avec des récits légers soutenus par le beau dessin tout en rondeur d’Alessandro Barbucci. Le rédactionnel qui accompagne chaque BD est court mais très utile, ponctué de petites anecdotes très intéressantes et culturellement diversifiées. Le « Donald-O-Mètre », baromètre des humeurs de Donald est un gadget amusant illustrant les caractères mis en avant au gré des histoires. Côté bonus, deux illustrations de couvertures sont reproduites, une de Marco Rota des années 1980 et une de Don Rosa qui avait été réalisée spécialement pour Picsou Magazine et son numéro 313 (hommage à l’immatriculation de voiture de Donald). Don Rosa toujours avec le poster central qui reprend 44 gags issues des histoires de Carl Barks, un poster que les lecteurs français ont pu découvrir pour la première fois en… 2004 ! Les plus coriaces passeront du temps à retrouver toutes les références, les plus fainéants se contenteront de jeter un œil dans la base Inducks.

Assez inégal et moins enthousiasmant que le premier numéro, ce hors-série réserve tout de même de belles surprises. Il est à l’image du dessin de couverture de Daan Jippes et Ulrich Shroder : souriant, dynamique et enjoué. On ne peut qu’en redemander ! Loris Maiolino


COMPTE-RENDU

DOUBLE DONALD, DOUBLEDUCK

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eux Donald pour le prix d’un ? La couverture de ce nouveau horssérie consacré à DoubleDuck, le cinquième de la série, annonce la couleur : qu’il soit en smoking ou encapuchonné et masqué, le voilà parti pour 320 pages d’intrigues bourrées d’action, dans un univers comics et moderne comme savent le faire les Italiens.

histoire d’apocalypse programmée avec des chercheurs et personnes influentes obnubilés par la domination du monde : DoubleDuck, secondé par tous les membres de l’Agence devra atteindre des régions reculées gagnées par le froid pour détruire une machine infernale prête à percer le noyau terrestre afin de provoquer un cataclysme dévastateur !

On retrouve en effet dans ce numéro des auteurs emblématiques de l’écurie Disney italienne tels que Marco Bosco et Francesco Artibani en scénaristes, Lorenzo Pastrovicchio et Paolo Mottura en dessinateurs. Des artistes qui utilisent toute l’étendue de leur palette créative pour nous livrer des aventures haletantes mêlant espionnage, polar et même science-fiction. Les deux premières histoires représentent la moitié du numéro et se révèlent très denses : signées par le même duo d’auteur, elles présentent un goût pour la narration nuancée, faite de silences, de gros plans dramatiques et de fragmentation du récit que ne renierait pas Christopher Nolan. Affaires de famille est, comme son titre l’indique, une plongée dans la généalogie de Kay K, la cane espionne qui assiste Donald alias Double Duck dans ses enquêtes pour le compte de l’Agence, une organisation secrète qui veille sur la sécurité mondiale. Disparue lors d’une de ses missions, notre palmipède fera tout pour la retrouver lorsque le père de Kay, un gentleman voleur s’alliera à lui pour défaire les ficelles d’une bien étrange intrigue financière dans laquelle un autre membre de la famille pourrait y être mêlé… Dans Le Dernier Jour, on touche à une

Mais Donald ne serait pas Donald sans ce doux côté rêveur et gaffeur, comme dans La Vie en jeu, lorsqu’il est condamné à porter une montre qui télécharge toutes ses pensées dans le but de les transmettre à l’Organisation, Némésis machiavélique de l’Agence. S’il joue avec le danger dans des missions périlleuses, notre canard n’en oublie pas qu’il est un grand enfant, qu’une vie d’adulte périlleuse peut épuiser. En interlude, on a droit avec Vis ma vie d’espion à cinq courtes tranches de vie (inédites en France) ayant pour protagonistes les autres membres de l’Agence : la ravissante Kay K dont la sauvagerie fait des émules ; B-Black, le gros costaud qui en pleine mission

sur le terrain doit gérer l’appel de sa femme occupée à lui énumérer le programme de la soirée ; Jay-J, ancien directeur de l’Agence attaqué chez lui par un commando malveillant ; Gizmo, le Q au pied palmé dont l’intelligence le sauvera d’une périlleuse situation ; et enfin Head-H, le directeur de l’Agence qui luttera seul contre une intervention mal attentionnée dans les locaux même de l’organisation secrète. Pour finir, Timecrime enfonce le clou avec son histoire très sombre qui voit s’entremêler différents espaces-temps et la rencontre, annoncée en couverture, de DoubleDuck et PowerDucK, l’alter ego de Fantomiald dans un univers futuriste. Jouant avec les codes des voyages dans le temps, le scénariste Francesco Artibani fait preuve d’une grande aisance pour raconter les multiples identités secrètes de Donald qui doivent lutter ensemble contre un criminel temporel à la recherche d’un mystérieux artefact. Sublimé par le dessin très expressif de Paolo Mottura, cette aventure vaut à elle seule la lecture de ce horssérie. Se terminant par une très intéressante interview d’Artibani sur les coulisses de cette dernière histoire, le numéro ne serait pas complet sans son traditionnel poster, illustré par Mottura dans un style très pastel. Très riche et varié, ce DoubleDuck n° 5 prouve une fois encore que des récits plus adultes fonctionnent à merveille avec l’univers des canards, tout en gardant la candeur des personnages. Loris Maiolino

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DONALDISME

DUMÉZIL À DONALDVILLE ?

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eut-on retrouver le schéma des trois fonctions (prêtres, guerriers, producteurs) développé par l'historien Georges Dumézil chez les canards Disney ? Nous allons montrer que oui, à condition de creuser un peu. Commençons par revenir sur la théorie de l’idéologie tripartite. Dans un ouvrage de 1958 et dans ses nombreux livres ultérieurs, Georges Dumézil avance qu’il existe, au sein de ce qu’il appelle la « civilisation indo-européenne », une répartition de toutes les activités socio-religieuses d’après trois fonctions : • F1 : la fonction magico-religieuse et souveraine qui répond au besoin de sacré et d’ordre • F2 : la fonction guerrière qui répond au besoin de défense • F3 : la fonction productrice qui répond au besoin de richesse et de nourriture et qui vise l’abondance et la fécondité Dans ce schéma mental commun, les trois formes doivent se répondre mutuellement et créer un tout cohérent. Il s’agit bien d’un modèle « idéologique » qui ne trouve que rarement des applications parfaites dans la réalité mais structure de nombreux récits mythiques. On retrouve cette tripartition dans les mythologies de nombreuses cultures : indienne, grecque, romaine, germanique, celtique, scandinave... Elle a également structuré des sociétés entières, comme le montrent le système des trois castes en Inde (Brahmanes ; Kshatriya ; Vaishya) ou – plus parlant pour nous autres Français – les trois ordres de la France médiévale (le Clergé qui prie ; la Noblesse qui se bat ; le Tiers-État qui produit).

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Georges Dumézil au travail dans sa bibliothèque.

Certains auteurs ont également trouvé des échos à la théorie de Dumézil dans le domaine de la bande dessinée. Le médiéviste Joël Grisward a ainsi retrouvé les trois fonctions dans la série Les 4 As, publiée chez Casterman des années 1960 aux années 2000 et où les trois personnages principaux sont un intellectuel dévoreur de livres latins (F1), un sportif courageux (F2) et un goinfre (F3). Le professeur de littérature Alain Corbellari a identifié le même schéma au sein du village d’Astérix : le druide Panoramix et le chef Abraracourcix incarnent la première fonction ; Astérix et Obélix la deuxième ; les artisans (le forgeron Cétautomatix) et marchands (le poissonnier Ordralfabétix) la troisième. Le cadre trifonctionnel y est d’autant plus pertinent que les fonctions dépendent les unes des autres : Astérix a besoin de la potion du druide pour combattre, etc. Dans cet article, on se demandera donc dans quelle mesure on retrouve les trois fonctions de Dumézil au sein de la société donaldvilloise. Des personnages semblent tout d’abord coller à certaines fonctions, comme Grand-mère Donald et sa ferme

pour la fonction productrice, le maire de Donaldville pour la fonction souveraine… Mais ce sont des personnages plutôt secondaires et en fait assez peu structurants du monde des canards. Les personnages principaux (Donald, Picsou…), quant à eux, ne paraissent pas se limiter à un seul domaine d’activité. Pour résoudre ce problème, il faut prendre ces personnages dans une configuration précise : entourés d’autres canards, leur fonction et leur rôle ressortent beaucoup plus clairement. Nous avons donc dégagé plusieurs configurations, en l’occurrence des trios (en considérant Riri, Fifi et Loulou comme un seul et même personnage) que nous allons à présent vous décrire. Picsou, Donald et les neveux Commençons par aborder le trio Picsou-Donald-Neveux, que l’on retrouve fréquemment dans les histoires d’aventure et de chasse au trésor de Barks et Don Rosa. Les trois neveux incarnent la première fonction (F1), notamment son volet magico-religieux au travers du recours quasi-incontournable au Manuel des Castors Juniors. Régulièrement consulté pour déchiffrer une langue incon-


nue, se renseigner sur l’histoire d’un personnage ou se repérer géographiquement, il est loin d’être un ouvrage ordinaire, comme nous le rappelle Les Gardiens de la Bibliothèque perdue (Don Rosa, 1993) : son contenu semble étrangement inépuisable malgré sa petite taille et son accès est très restreint puisque réservé aux membres des Castors Juniors, au grand dam de Picsou. Ces caractéristiques font d’ailleurs du Manuel un livre mystique, presque une Bible païenne tant les trois neveux semblent s’y référer avec dévotion. Outre ce premier volet, Riri, Fifi et Loulou remplissent aussi à leur façon la fonction souveraine, en défendant la raison et la tempérance quand leurs ainés sont plus colériques et se laissent aller à leurs passions. Dans Mineur de coffre (Don Rosa, 1990) par exemple, ils essayent de calmer Donald qui veut revendre toutes les pièces rares qu’il trouve dans le coffre de Picsou. À la fin de cette même histoire, ils convainquent d'ailleurs leur oncle de ne pas revendre la pièce qui lui a sauvé la vie, exerçant par là une sorte de magistère moral. Plus frappantes encore sont les histoires de Don Rosa Un Problème sans gravité (1992) et Oublie ça ! (2002) où la normalité de Riri, Fifi et Loulou contraste nettement par rapport aux pitreries de Donald et Picsou.

salarie ses quatre neveux ou leur offre des récompenses en cas de mission réussie (comme dans Sur les traces de la licorne). Plus largement, il représente parfaitement l’abondance caractéristique de F3 : son bureau est toujours plein de pièces, de billets et de sacs à moitié éventrés et il aime nager au milieu de son argent ; les auteurs jouent d’ailleurs souvent sur l’impossibilité de comptabiliser exactement sa fortune. Il lui arrive de plus de débloquer des situations lors des chasses au trésor en offrant de l’argent à des étrangers comme à la fin de Retour à Sétatroce (Don Rosa, 1989).

Dans Arnach McChicane (Barks, 1953), il promet un million de dollars à qui remorquera son bateau jusqu’en Jamaïque et dans Des Capsules pour Tralla-La (Barks, 1954), il offre dix millions de dollars au pilote pour qu’il se pose dans la vallée. Cette histoire montre d'ailleurs particulièrement son rapport à l’abondance puisqu’il fait livrer un milliard de capsules aux villageois.

res des canards Disney ne sont pas marquées par la violence et que les scènes de combat sont plutôt rares ? C’est Donald qui semble le plus à même de l’assurer. En effet, il est dans la force de l’âge, alors que ses neveux sont trop jeunes et son oncle trop âgé pour se battre. Aussi Picsou fait-il régulièrement appel à lui pour ses missions : dans Des capsules pour Tralla-La, il déclare avoir « peur d’entreprendre ce dangereux voyage seul » et Donald lui propose aussitôt de l’accompagner. Dans Arnach McChicane, c’est Donald qui plonge au fond de la mer pour retrouver la caisse de raifort, et Picsou donne les ordres. Dans L’Argent coule à flots, c’est à lui de protéger le coffre contre les Rapetou après que les défenses ont été rendues inutilisables par leurs rayons. De plus, s’il n’est pas caractérisé par une grande force physique, il fait régulièrement preuve de courage : dans Chevalier d’aujourd’hui (Barks, 1957), il se résout à faire rentrer les lions dans leur cage alors que tout le monde s’est enfui ; dans Sombre est l’Afrique (Barks, 1948), il n’hésite pas à se battre avec le professeur McFiendy qui a fait enlever ses neveux par les Indigènes. Dans Super Donald contre Super Duflair (Don Rosa, 1992) enfin, il donne sa vie pour sauver celle de ses neveux en se projetant contre le paquebot qui manque de s’écraser sur leur maison.

À qui attribuer enfin la fonction guerrière (F2), puisque les histoi-

Si les trois fonctions de Dumézil trouvent donc trois personnages

La fonction productrice (F3) revient à Picsou qui finance de sa poche toutes les expéditions et

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en qui s’incarner, il y a également une claire interdépendance entre elles puisque sans l’ingéniosité et la connaissance des Castors Juniors, la manne financière de Picsou ne servirait à rien, et inversement. Daisy, Donald et Gontran Intéressons-nous à présent à un autre trio, celui qui rassemble Daisy, Donald et Gontran et qui apparaît dans des histoires plus donaldvilloises au sein desquelles les deux cousins se confrontent, souvent pour séduire Daisy. Commençons par le plus évident : Gontran et sa chance insolente incarnent clairement la fonction d’abondance (F3). Si le canard aux cheveux crantés a la plupart du temps les poches vides, il lui suffit de tendre son chapeau pour que quelque chose tombe dedans – au hasard : de l’argent, comme cela arrive dans Retour à l’envoyeur (Barks, 1951) ou dans Noël pour Pauvreville (Barks, 1952). De même, il pêche une botte pleine d’argent dans La Pêche à la canne (Don Rosa, 1989) et une caisse de champagne dans Les Cartes perdues de Christophe Colomb (Don Rosa, 1995). L’histoire Brutes de pommes (Barks, 1957) met particulièrement bien en évidence ce rapport à l’abondance puisqu’on y voit que le pommier de Gontran produit une grosse quantité de fruits quand celui de Donald est quasiment vide, malgré l’énergie fournie par le second et l’inactivité du premier.

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Donald retrouve une nouvelle fois la fonction de défense (F2). Il est là pour sauver Daisy à chaque fois qu’elle est mise en danger, bien que ses efforts ne soient pas toujours couronnés de réussite. C’est le cas dans La Chasse aux cadeaux (Barks, 1959) où une lame de fond inonde la plage où nos canards cherchaient des coquillages : Donald déploie tous ses efforts pour venir en aide à sa fiancée alors que Gontran ne s’appuie que sur sa chance. De même dans la similaire Cueillette de sauvages (Barks, 1950) où Donald annonce « Je te sauverai, Daisy ! » quand une forte pluie se transforme en inondation générale, gâchant la cueillette de fleurs. Les Feux de l’amour (Barks, 1959) montre d’ailleurs assez bien son envie de prouver à Daisy ses talents de sauveteur, courant pour cela d’incendie en incendie pour éteindre les feux. Entre les deux cousins ennemis, Daisy incarne, elle, la voix de la raison et de la justice. Elle les sépare quand ils se battent et encadre leurs défis réguliers, ce qui lui attribue donc la première fonction (F1), plus précisément son vo-

let juridique et souverain. Ce rôle est flagrant dès la première apparition de Gontran dans Les Deux vantards (Barks, 1948) puisqu’elle arrive pour lui rappeler, alors qu’il est sur le point de récupérer la maison de Donald, qu’il s’est lui aussi engagé à relever un défi. Dans plusieurs autres histoires citées précédemment, elle promet au gagnant de la compétition qu’il sera son cavalier au pique-nique ou au bal.

Les Rapetou Dans un autre ordre d’idées car ce ne sont pas des canards et qu’ils sont dans le camp des « méchants », le schéma trifonctionnel semble particulièrement bien coller aux Rapetou. S’ils sont relativement indifférenciés chez les auteurs classiques, l’un d’entre eux est tout de même repérable à son goût pour les pruneaux, ce qui le rapproche immédiatement de la fonction nourricière (F3). De plus, les histoires dont ils sont les héros mettent souvent en avant un chef de bande (volet souverain de F1) qui élabore les plans d’attaque (volet magico-religieux de F1) ; il ressemble à ses frères chez les auteurs danois, mais est reconnaissable à son mortier (chapeau de diplômé) et ses lunettes chez les Italiens et Brésiliens – il s’appelle alors Savantissime. Ce rôle est parfois aussi dévolu au grand-père Gracié qui se tient d’ailleurs à l’écart de la mise en œuvre concrète des opérations. Le travail de terrain (F2) est alors réalisé par le ou les Rapetou restants.


C’est encore plus flagrant dans les épisodes de la « Bande à Picsou » (en dessin animé et en bande dessinée) où les distinctions de caractère, de physique et même de nom ont été appuyées. Il reste donc trois frères : La Science, le cerveau de la bande ; La Gonflette, le costaud ; Burger, le gourmand. Le lecteur aura reconnu le schéma trifonctionnel le plus classique, similaire à celui des 4 As évoqués en début d’article. La fratrie McPicsou Moins évident car nous disposons de peu d’informations sur les deux sœurs, le trio que forment Balthazar, Matilda et Hortense McPicsou dans les histoires de Don Rosa est tout de même intéressant à étudier. Picsou se caractérise par sa fougue (du fait de son jeune âge) et son esprit d’aventure, voire sa capacité à se battre ; il rejoint donc la fonction guerrière (F2). Hortense se marie avec Rodolphe Duck, fils de fermiers puis comptable de Picsou, et fait des enfants : elle se rapproche fatalement de la fonction de production-reproduction (F3). Quant à Matilda, elle est l’ainée d’Hortense et possède un certain ascendant sur son frère

Balthazar qui transparaît dans Une lettre de la maison, d'autant plus qu'elle est devenue la gardienne du château familial (et de ses secrets) : c’est la fonction souveraine qui lui revient donc. Picsou, Gripsou et Flairsou On retrouve enfin la tripartition dumézilienne chez le trio PicsouGripsou-Flairsou, mais cette foisci dans un sens plus symbolique (le rapport de chacun à l'argent, plus précisément à sa fortune) que dans une réelle répartition des rôles, puisque les trois milliardaires sont en concurrence les uns avec les autres. Flairsou est le « fils de » qui a hérité de sa fortune, il représente donc la famille et pourrait ainsi se rapprocher de la fonction de fécondité (F3). Gripsou a obtenu sa fortune par le vol et la force et pourrait donc incarner la fonction guerrière (F2). Picsou, qui insiste sur l’honnêteté de son ascension (« en restant honnête et carré » ne cesse-t-il de rappeler à ses neveux) et qui bénéficie surtout de son statut de première fortune du monde, peut donc rejoindre la fonction de souveraineté (F1).

Conclusion Le schéma développé par Dumézil structure donc en partie les histoires de Carl Barks et Don Rosa puisqu’on peut mettre au jour une répartition relativement claire des rôles des personnages. Ces rôles existent en revanche surtout dans un contexte et une configuration scénaristique précis ; ils peuvent d’ailleurs changer avec le temps, comme c’est le cas pour Picsou qui oscille entre F2 et F3. Mais au-delà de ces trios de personnages, ce sont plutôt des institutions publiques (mairie, tribunal, police) et des organismes privés (services de sécurité, usines) qui assurent les trois fonctions à Donaldville, plutôt que des groupes de personnages. Cela s’explique par le fait que la société des canards est une société moderne (nous avons montré dans un précédent article sur Noël à quel point elle était sécularisée, voir le Picsou-Soir n° 6), et que l’ordre dumézilien organise les sociétés traditionnelles. Corey Références • CORBELLARI Alain, « Astérix chez Dumézil : une interprétation trifonctionnelle de l’univers goscinnyen » in RICHET Bertrand, Le tour du monde d’Astérix, Presses Sorbonne Nouvelle, 2011, pp. 87-98. • DUMÉZIL Georges, Mythe et épopée, Gallimard, 1968. • GRISWARD Joël, « Dumézil, les 4 As et le Petit Nicolas », Magazine Littéraire n°229, 1986, p. 35.

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DES CANARDS ET DES HOMMES

RETOUR À LA CASE MÉMOIRE : L'AVANCÉE DU COURT-MÉTRAGE

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n décembre dernier, les lecteurs des Trésors de Picsou ont pu découvrir l’existence de Retour à la case mémoire, un sympathique projet de court-métrage inspiré d’une histoire de Don Rosa, créé et co-réalisé par Hugo Mathias et Adrien Bouquier. Depuis, le duo a commencé à présenter ses acteurs, dont Jimmy Conchou dans le rôle de Damien et Aurélien Cavagna dans celui de Grégoire. Quelques mois plus tard, qu’ont-ils de plus à nous annoncer pour nous mettre l’eau à la bouche ? Notre reporter les a rencontrés pour vous au festival d’Angoulême. C’est sur une terrasse angoumoisine, le samedi 19 mars 2022, que j’ai croisé les deux compères, enthousiastes de bon matin avant même le café. Tout en versant du sucre à côté de ma tasse, je leur pose mes questions. Qu’avez-vous à nous apprendre de neuf depuis ce fameux numéro des Trésors ? Hugo : On n’avait pas évoqué le scénario parce qu’à l’époque de l’interview [novembre 2021, NDR] on venait à peine de rencontrer Jean Chaffard-Luçon, qui est scénariste pro et fan de Picsou ! Adrien : On a eu de la chance, non seulement d’être tombé sur lui par hasard, mais qu’il ait accepté de rejoindre l’aventure ! Hugo : Dans un premier temps, nous avons envoyé notre premier traitement à Jean, tout en lui expliquant le projet et sa philosophie. Au départ, Adrien et moi, nous attendions seulement des

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Adrien Bouquier et Hugo Mathias, les deux réalisateurs du film.

commentaires de sa part, du script doctoring comme il en fait notamment pour TF1, mais j’ai fini par lui proposer une co-écriture, et il a accepté ! Dans un deuxième temps, nous nous sommes rencontrés encore quatre ou cinq fois, dans le courant des mois de novembre et décembre. On a fait du brain-storming sur la base de ses remarques, on a commencé à remodeler et simplifier le premier traitement, mais sans vraiment réécrire encore.

Adrien : Jean est un excellent dialoguiste ! Tout sonnait beaucoup mieux sous sa plume que sous la nôtre. Rien que les sept premières pages nous ont déjà emballés ! Hugo : Enfin, on pourrait dire qu’il y a une quatrième étape, dans laquelle on se trouve maintenant, et qui consiste à tout reprendre et réaliser les derniers fignolages. Le scénario final fait 42 pages.

Adrien : L’important, c’était de changer suffisamment de choses pour nous éloigner de notre source d’inspiration, l’histoire Oublie ça ! de Don Rosa. Hugo : Dans un troisième temps, Jean s’est lancé dans la réécriture, en ayant en tête notre premier traitement et nos discussions, mais tout ça de mémoire, sans se référer au texte d’origine. Il nous tenait au courant de ses avancées au fur et à mesure.

Jean Chaffard-Luçon, le scénariste évoqué par Hugo et Adrien.


Adrien : Mais ça inclut beaucoup d’action, et notre première mouture faisait 15 pages de plus ! Qu’est-ce qui se profile pour les mois à venir ? Hugo : On se donne jusqu’au mois d’avril à peu près pour budgétiser le film. Maintenant que le scénario est figé, nous allons pouvoir caster les derniers acteurs qui nous manquent encore. Après ça, on va lancer la campagne de financement participatif [c’est chose faite depuis le 18 mai ; voir lien ci-dessous, NDLR]. Adrien : Il y aura des contreparties très sympa à la clé ! Andréa Herreman est en train de concevoir de chouettes figurines. Elle avait déjà fabriqué un superbe jeu d’échecs pour l’offrir à Don Rosa il y a quelques années.

Hugo : Andréa s’occupe des décors et des accessoires. Dans l’équipe « permanente », sans compter les comédiens, il y a aussi Alice Rovai [du collectif Ducklings, voir le Picsou-Soir n° 3] au design, Marie-Lou Monnot aux costumes, et nous deux, bien sûr. Le reste de l’équipe sera recruté

Le financement participatif est à retrouver en ligne : fr.ulule.com/retour-a-lacase-memoire

Le Dissoutou et la montre des McPicsou, deux des accessoires prévus pour le film.

en fonction des dates qu’on pourra dégager. Pour ce qui est du tournage, on voudrait qu’il se passe en août, mais ça reste encore à confirmer. Même chose pour les lieux. On n’en est pas encore là. Pouvez-vous nous expliquer en quoi vous vous êtes inspirés de Don Rosa, et au contraire comment vous vous en êtes éloignés ? Adrien : On a choisi Oublie ça ! parce qu’il y a dans cette histoire une unité de temps intéressante. Il n’y a pas d’ellipses ou de flashbacks. Par contre, la source des péripéties dans l’histoire originelle est magique, alors que chez nous elle sera technologique. Il y a plusieurs raisons à ça ; d’abord, ça nous permet de nous éloigner de l’original, mais surtout parce que, en changeant de type de méchant, nous auront un combat idéologique plus intéressant à mettre en scène. Hugo : Plutôt que d’opposer à notre « Onc’ Edgar » une sorcière, on lui a donné une sorte de « double malveillant » nommé Archibald. Vous voyez peut-être à quoi on veut faire référence… En revanche, s’il y a bien une chose qu’on a voulu conserver de

l’œuvre de Don, c’est le mélange de comédie physique (y compris les gags d’arrière-plan si caractéristiques) et de sentiments. Oublie ça ! a été notre point de départ, mais c’est toute l’œuvre de Don, sous tous ses aspects, qui nous inspire. Un dernier mot ? Adrien : Oui ! Pour rappel, nous avons sorti un teaser fin décembre, de quoi donner une idée de ce à quoi ressemblera le film et, on l’espère, donner envie de le regarder. Hugo : La musique du teaser a été composée par Nathan Calame. Encore une belle rencontre ! On espère qu’il nous rejoindra pour tout le film, mais c’est bien parti pour. Tout en marmonnant « Merci, Madame ! », « Joyeuses Pâques ! » ou quelque autre formule de politesse générique, je m’effondre de fatigue sur mon café crème. Gênés, les deux compères quittent le café sur la pointe des palmes, histoire de ne pas arriver en retard à la conférence de Nicolas Tellop. Bah ! Qu’importe. La note sera pour M. Picsou, de toute façon… Propos recueillis par Alban Leloup

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PRISE DE BEC

LES CANARDS ENCHAÎNÉS

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epuis plusieurs mois, les donaldistes allemands luttent contre la réécriture des histoires de Barks à l'aune du politiquement correct : ils ont notamment lancé une pétition qui a atteint plus de 10 000 signatures. Susanne Luber, présidente de la D.O.N.A.L.D., a accepté de nous en dire un peu plus.

Pour comprendre cette affaire, il faut d’abord rappeler que les Allemands sont très attachés à la traduction qui a été faite des histoires de Barks dans les années 1950-1960 par Erika Fuchs (nous en parlions dans le Picsou-Soir n°1), qui a fait bien plus que de la traduction mot-à-mot et les a considérablement enrichies en ajoutant, dès que c’était possible, une critique sociale, des citations littéraires (de Goethe, Schiller ou Shakespeare) et plus largement en tenant compte des sous-entendus et du non-dit des dialogues. C’est pourquoi la D.O.N.A.L.D., principale association donaldiste allemande, a lancé une pétition en novembre 2021 afin de protéger les bandes dessinées du duo Barks-Fuchs, qui sont, aux yeux des lecteurs, bien plus que des histoires pour enfants. Les traductions de Fuchs sont par

Erika Fuchs et Carl Barks.

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ailleurs reconnues non seulement par les amateurs de BD, mais aussi par nombre de critiques littéraires ; cette dernière a reçu deux prix de son vivant et bénéficie même d’un musée à son nom dans la ville de Schwarzenbach an der Saale, en Bavière.

Fridolin Freudenfett dans la version initiale.

Pour quelle raison une telle pétition a-t-elle donc vu le jour ? L’histoire commence en 2021 quand l’éditeur Egmont Ehapa commence à « corriger » les traductions de Fuchs dans les magazines Entenhausen Edition et Lustiges Taschenbuch Classic Carl Barks, pour se conformer aux nouveaux canons de l’époque et au politiquement correct. Ainsi, les termes « indien » (Indianer), « nain » (Zwerg), « Dieu » (Gott) ou encore « visage pâle » (Bleichgesicht) ont disparu des histoires. Certains de ces mots ont été remplacés par d’autres plus inoffensifs ; mais en l’absence d’expressions de substitution, les textes ont parfois été complètement remaniés, avec des résultats très contrastés. Prenons un exemple plus précis. Dans l’histoire K.O. sur canoë (Barks, 1955), Donald doit sauver un cochon obèse et plutôt content de sa situation dénommé Claude Deporc d’Anléchine, en anglais Porkmuscle J. Hamfat. Dans la version allemande, Fuchs l’a appelé Fridolin Freudenfett, associant ainsi les mots « joie » et « graisse » en plus d’offrir une allitération en « fr- », ce qui permet de bien cerner le caractère du personnage. Mais dans sa dernière republication, le personnage a été renommé Fridolin Freundlich

afin de ne choquer personne, ce qui signifie « agréable » et évacue toute mention à la graisse. Pour Susanne Luber, « l’esprit et l’humour ont disparu, rien n’a été gagné […] je dirais même que la honte du corps est encouragée ». Un autre cas. Lors de sa première rencontre avec Miss Tick dans Sous le signe de Midas (Barks, 1961), Picsou s’amuse de l’apparente naïveté de la sorcière qui lui échange un sou contre un dollar en s’exclamant : « Et ça se prend pour une sorcière ! ». Dans la version allemande, Fuchs, qui aimait apporter un arrière-plan historico-culturel et une critique sociale, a rajouté : « Les femmes n’ont décidément pas beaucoup d’esprit ! » et a ainsi introduit une touche d’humour ironique sur l’arrogance masculine. « L’éditeur, manifestement dépourvu de tout sens de l’humour, de l’ironie et de la compréhension a jugé que cette phrase était sexiste (ce qui est évidemment le cas) et a supprimé cette partie du dialogue. Une fois de plus l’esprit et l’ironie ont disparu. » Susanne Luber nous précise qu’il ne s’agit pas à ses yeux d’une croisade contre l’évolution de la langue en général : « Bien au contraire, je considère que c’est


Trois extraits de l'histoire La Reine de la meute des dingos. La version originale, la version française de 2003 et la version française de 2020.

une question d’importance dans la société moderne. Prendre conscience des stéréotypes sexistes, racistes, sociaux et autres (souvent négatifs) dans le langage est un phénomène plutôt nouveau, que tout le monde n’apprécie pas. Personnellement, je soutiens les efforts pour un langage non discriminatoire ». La question qui se pose ici est bien celle de la réécriture du patrimoine littéraire déjà existant et non celle du langage courant. « Ces merveilleuses traductions sont aujourd’hui mises en péril par une stratégie d’édition qui ne tient aucun compte du style littéraire, mais se plie simplement aux attentes contemporaines de politiquement correct. C’est une honte ! » Il est d’ailleurs important de noter que l’initiative de réécriture des histoires ne répond pas du tout à une demande des lecteurs allemands – qui ont été plus de 10 000 à signer la pétition de la D.O.N.A.L.D. en moins de trois mois – mais correspond plutôt aux nouvelles exigences de la maison Disney qui cherche de

plus en plus à ne froisser aucune communauté. C’est la raison pour laquelle Susanne Luber nous confie n’avoir pas beaucoup d’espoir de peser dans la balance. Le seul retour de l’éditeur concernait une demande de retrait des noms de certains responsables d’Egmont dans le texte de la pétition. L’objectif était surtout d’alerter les lecteurs, ce qui a été plutôt réussi puisque l’initiative a été relayée dans de nombreux médias allemands et que la présidente de la D.O.N.A.L.D. est passée dans plusieurs émissions de radio pour la défendre. Toute cette affaire n’est évidemment pas sans rappeler la censure qu’ont subies certaines histoires de Don Rosa lors de leur publication aux États-Unis, pays phare dans ce genre de pratiques. La Guerre des Wendigos n’a par exemple été publiée de l’autre côté de l’Atlantique qu’en 1999 – soit huit ans après sa sortie initiale au Danemark – parce que

Entre ces deux versions d’Au pays des indiens pygmées, les « Indiens nains » deviennent « la tribu » et le « visage pâle » devient « l’autre chef »...

l’éditeur ne voulait pas employer d’Amérindiens dans le contexte tendu de l’époque. Gladstone a même proposé à Don Rosa de publier l’histoire avec des Indiens bleus pour éviter tout malentendu, ce que l’auteur a évidemment refusé. Dans le même genre, les pistolets pointés sur les canards avaient été supprimés du Cowboy des Badlands et un masque vaudou avait disparu d’une case dans Le Canard le plus riche du monde. Plus grave, des dizaines de cases avaient été coupées d’Un Problème de taille lors de sa parution américaine, pour ne pas inciter les enfants à la mauvaise hygiène, l’histoire montrant des Rapetou peu soucieux de la propreté. En dehors du monde des canards, on pense aussi à la cigarette de Lucky Luke, disparue dans les années 1980 et à certaines cases de Tintin redessinées au nom de l’antiracisme. Ce qui était jusque-là un phénomène essentiellement nordaméricain semble donc s’étendre à l’Europe. Alors qu’en est-il en France ? Si une entreprise de réécriture générale ne paraît pas en œuvre chez nous, certains lecteurs ont tout de même pu remarquer des modifications ponctuelles, comme avec l’histoire La Reine de la meute des dingos (Barks, 1966) où une blague sur les femmes au volant a discrètement disparu lors de sa republication dans le Picsou Magazine n° 552 en 2020… Corey

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COUP DE PROJO

HOMMAGE À LUCA BOSCHI

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ous avons appris le 3 mai dernier la disparition de Luca Boschi, scénariste, journaliste et critique italien, reconnu mondialement comme l'un des plus grands experts de la bande dessinée Disney. Moins célèbre en France, notre correspondant italien nous en fait le portrait et nous livre quelques souvenirs personnels. Qui était Boschi ? Né à Pistoia (Italie) en 1956, Luca Boschi était l’un des plus grands connaisseurs de la bande dessinée, ses essais et articles ont été publiés dans le monde entier. D’après Inducks, il a écrit sur la BD Disney dès les années 1980 dans des fanzines et des magazines spécialisés, avant de contribuer à des revues officielles comme I Maestri Disney ou Zio Paperone qui publiaient ses éditoriaux détaillés. Il a également co-écrit de longs essais sous forme de livres, notamment I Disney Italiani (« Le Disney italien », 1990) et Romano Scarpa : Sognando la Calidornia (« Romano Scarpa : En rêvant à la

Calidornie », référence à la région éponyme inventée par Scarpa et où se situerait Mickeyville, 2006) qui portent sur le maître Romano Scarpa. Plus tard, il a édité les intégrales des grands artistes Disney, comme La Grande Dinastia dei Paperi (Barks), Gli Anni d’Oro di Topolino (Gottfredson) et Le Grandi Storie Disney (Scarpa), qui ont ensuite été commercialisées en France par Glénat. Il a également travaillé sur des publications régulières comme I Grandi Classici Disney et le nouvel Almanacco Topolino, pour lesquelles il

Deux essais co-écrits par Luca Boschi et ses camarades Alberto Becattini, Leonardo Gori et Andrea Sani.

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sélectionnait les histoires à rééditer et s’occupait du contenu rédactionnel. Mais Boschi n’était pas seulement un essayiste, il a lui-même écrit des bandes dessinées. Il a commencé sa carrière en illustrant pour Savelli, avant de collaborer aux magazines de bande dessinée Totem et Lupo Alberto. Il a également produit une série d’histoires mettant en scène des personnages rares qui témoignaient de sa grande connaissance de cet univers : le collectionneur de timbres Phil A. Tellic, créé par Barks en 1952, le cousin Sgrizzo, né en 1964 sous la plume de Scarpa, le corbeau Génius ou encore l’oncle Toctoc, parent de Dingo. Boschi était connu bien au-delà du monde de Disney. Il a en effet édité des magazines et des collections sur le Popeye de Segar, des personnages de DC Comics comme Sandman et Hellblazer, le cow-boy Cocco Bill créé par Jacovitti en 1957 et les Simpsons de Groening. Il a également enseigné la BD et l’animation à l’École internationale de bande dessinée de Florence et collaboré à de


nombreux grands événements, en Italie et dans le reste du monde : le Salon international de Lucca, Expocartoon à Rome, le Dylan Dog Horror Fest et le Cartoomics à Milan, la Foire du livre jeunesse à Bologne, la Foire du livre de Francfort et le festival de la BD d’Angoulême. Il a enfin été directeur culturel de la maison Lucca Comics jusqu’en 1999 et de Napoli Comicon de 2001 à 2016.

Paperi) à laquelle il collaborait expliquaient le sens des jeux de mots des histoires et la façon dont ils avaient été traduits dans les différentes réimpressions. Les articles étaient très fournis et surtout – c’est ce qui comptait le plus pour moi ( j’avais douze ou treize ans à l’époque) – ils traitaient des bandes dessinées comme d’un sujet sérieux, méritant une étude approfondie.

Comment j’ai connu Boschi ? En ce qui me concerne, j’ai dû commencer à lire le travail de Boschi à travers les textes qu'il rédigeait pour Zio Paperone. Il avait l’habitude d’introduire les histoires avec des articles fouillés sur les auteurs et la production de BD de leur pays ; il y avait également des interviews d’artistes étrangers et j’aimais beaucoup ça ! En fait, chronologiquement parlant, j’ai peut-être lu en premier ses interventions dans la nouvelle édition de l’album Vita e Dollari di Paperon de’ Paperoni (un recueil de Barks sorti en 2007), et je vous promets que c’est ce livre qui m’a fait tomber amoureux du monde des canards et qui m’a donné envie de m'y plonger. Un peu plus tard, les notes de l’intégrale Barks de 2008 (La Grande Dinastia dei

J’ai lancé mon blog « Eco del Mondo » en 2010 (il s’appelait alors « Daily War Drum »), et c’est cette même année que j’ai eu ma première discussion virtuelle avec Boschi. Je me souviens avoir commenté un article sur son blog « Cartoonist Globale » (hébergé sur le site du journal Il Sole 24 Ore), et avoir vu qu’il m’avait répondu en me félicitant de mon travail – j’interrogeais à l’époque des auteurs d’Egmont, pour la plupart inconnus du public italien –, m’encourageant ainsi à continuer dans cette voie. Je vous laisse imaginer ce qu’un enfant de quatorze ans peut ressentir en entendant cela de la part d’une telle personnalité. Par la suite, Boschi a continué à suivre mon blog et l’a mentionné dans certains de ses articles, en écrivant toujours

Un dessin réalisé par Luca Boschi en hommage à Barks.

Le numéro de DDF(R)appet cité.

des mots gentils que j’ai beaucoup appréciés. Lorsque j’ai interviewé Daan Jippes pour le fanzine danois DDF(R)appet en 2013, je lui ai demandé s’il pouvait dessiner Gédéon, un personnage de Scarpa quasiment oublié, journaliste et accessoirement frère de Picsou. Comme je me doutais que Jippes ne connaissait pas ce canard, je lui ai envoyé un dessin de Scarpa et un autre de Marco Rota, pour qu’il se familiarise avec lui. Le résultat a été formidable, propre et très expressif, et nous avons eu une couverture géniale pour le fanzine ! Boschi, qui aimait le personnage de Gédéon et avait d’ailleurs essayé de le faire renaître dans quelques histoires des années 1990, a été impressionné par le dessin de Jippes et a décidé de le publier dans l’intégrale de de Scarpa l’année suivante. Je n’ai malheureusement jamais pu rencontrer Boschi en personne, mais je l’ai toujours considéré comme un ami, un ami prêt à écouter et donner des conseils, un ami qui sait beaucoup de choses et qui est impatient de vous les faire connaître. Ciao Luca. Simone Cavazzuti

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COIN-COIN

LES DUCKFANS ONT DU TALENT Pap's (@paps76000) utilise souvent la figure de Picsou dans ses œuvres d'art.

PoF (@pof28) nous offre sa version de la 313. La rubrique Coin-coin va connaître un peu de changement, on vous on dit plus sur nos réseaux ! Comme expliqué en début de numéro, une partie de la rédaction de Picsou-Soir était à Angoulême en mars dernier où Ulrich Schröder nous a offert ce magnifique dessin !

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BD

LE CADEAU DE NOËL PARFAIT par Luis Bärenfaller, 2021

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Pour voir la réaction de Donald, rendez-vous sur nos réseaux sociaux !

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