Prix au numéro : 5 ¤ - ISSN : 1155-2859 janvier-février-mars 2013
N° 88
DOSSIER
Quand le sport mouille le maillot
GASPILLAGE ALIMENTAIRE ON POURRAIT NOURRIR DEUX FOIS LA PLANèTE
DéTROIT FAIT LE PLEIN D’IDéES
lilian thuram défenseur dans l’âme
88 N°
www.interdependances.org janvier-février-mars 2013
Photo de couverture © Eric Bouvet. Après le séïsme qui a frappé Haïti en 2010, Sport sans frontières organise une animation socio-sportive à Port-au-Prince. Avec de jeunes animateurs bénévoles, Mathieu Blin, ancien talonneur du stade français et Robins Tchale-Watchou, 2e ligne de l’Usap, se sont rendu sur place pour partager les valeurs du rugby avec une population meurtrie qui, jusque-là, ne connaissait rien de ce sport.
entreprendre
édito 5 Nouvelle ère 6
savoir-faire
regarder
12 La coopérative de consommateurs
parcours d’entrepreneur social
événements
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ça m’intér’ess
13 Claudie Ravel Une nature éclairée
dossier p. 24
10 L’actualité de l’économie sociale et solidaire
Quand le sport mouille le maillot
approfondir
58 Livres, documentaires... pour aller plus loin
découvrir
CULTURE
59 Musique, danse, théâtre...
société dessins animés 48 Les enfants, graines d’écolos ?
choisir
conso 50 “On pourrait nourrir deux fois la planète”
63 Mode, déco, loisirs... responsables zoom 16 Derrière l’arbre, Kinomé
MONDE
19 Détroit fait le plein d’idées
PORTRAIT 38 Lilian Thuram Défenseur dans l’âme
BONNES PRATIQUES 41 Inventer l’objet à durée indéterminée IDéE 45 U n nouveau réseau social pour un changement global
THéâTRE SOCIAL 46 Q uand le théâtre se joue du handicap
FAMILLE 52 Etre parent, ça s’apprend
réfléchir SOCIéTé 54 L ’écologie profonde, sagesse ou utopie ?
est une publication trimestrielle de Presscode pour Insertion et Alternatives / Groupe SOS - En ligne : www.interdependances.org - e-mail : contact@interdependances. org.Directeur de la publication : Jean-Marc Borello (jmb@groupe-sos.org). Editeur : Gilles Dumoulin (gd@groupe-sos.org). Comité d’orientation : Johanne Azous, Julien Bayou, Rémi CamyPeyret, Eve Chiapello, Stéphane Coste, Vincent David, Hichem Demortier, Hervé Defalvard, Alain Détolle, Myriam Faivre, Tarik Ghezali, Matthieu Grosset, Olivier Joviado, Eric Larpin, JeanMarie Legrand, François Longérinas, Philippe Merlant, Jean-Philippe Milésy, Pierre Rabhi, Florence Rizzo, Patrick Viveret, Laura Winn. Directeur de la rédaction : Nicolas Froissard (nicolas. froissard@interdependances.org). Rédactrice en chef : Louise Bartlett (louise.bartlett@interdependances.org) Secrétaire de rédaction : Magali Jourdan (magali.jourdan@interdependances.org) Ont collaboré à ce numéro : Yann Auger, Thomas Haugersveen (Agence Vu), Emilie Drugeon, Mathilde Goanec, Nicolas Guigues, Marc Hervez, Florian Jehanno, Olivier Joviado, La Navette, Bénédicte Mathieu, Pauline Olivier, Margot Pérol, Thibaut Ringô, Virginie Terrasse (www.hanslucas.com). Direction artistique : François Bégnez (françois.begnez@presscode.fr) Maquettiste : Sara Cruz-Fernández, Blandine Ollivier (www.presscode.fr). Illustrations : FBZ, Charlotte Moreau. Impression : Graph 2000 - 61203 Argentan (imprimerie certifiée PEFC et Imprim’vert). Dépôt légal : à parution. Commission paritaire : 1011 G 83337. Numéro ISSN : 1155-2859. La reproduction, même partielle, d’articles ou de documents parus dans Interdépendances est soumise à notre autorisation préalable. Pôle média Groupe SOS - Direction : Valère Corréard (01 56 63 94 63). Communication : Stéphanie Veaux (01 56 63 94 54). Chargé de mission : Pierre Pageot. Insertion et Alternatives est une association loi de 1901. Siège social et délégation générale Groupe SOS : 102, rue Amelot, 75011 Paris. Tél. : 01 58 30 55 55. Fax : 01 58 30 55 79. www.groupe-sos.org Entreprise sociale, le Groupe SOS développe des activités qui concilient efficacité économique et intérêt général. Créé il y a 28 ans, il répond aux besoins fondamentaux de la société : éducation, santé, insertion, logement, emploi… Le Groupe SOS compte aujourd’hui près de 10 000 salariés au sein de 283 établissements et services présents en France métropolitaine, en Guyane, à Mayotte et à la Réunion. Gestion des abonnés : Philippe Morlhon, France Hennique. Tél. : 04 96 11 05 89 (abonnements@interdependances.org). Edition : Presscode - 27, rue Vacon - 13001 Marseille - Tél. : 04 96 11 05 80 - Fax : 04 96 11 05 81 - www.presscode.fr Impression réalisée sur papier 100 % recyclé
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Detroit fait le plein d’idées En partie délaissée par ses pères fondateurs, les géants de l’automobile, Détroit cherche de nouveaux modes de développement. Repenser la ville, son identité, son organisation, et son économie locale ; subvenir à des besoins essentiels des habitants, comme celui de se nourrir, tout en assurant les conditions nécessaires au vivre ensemble, voici tout le défi que s’est lancé Détroit.
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bien sûr. Des bars, des commerces, des restaurants, une Université, de nombreux musées, un institut d’art, des hôpitaux… Détroit reste une grande ville. Mais pour combien de temps ? Elle s’étire aujourd’hui sur un si grand espace qu’il est difficile pour la municipalité d’assurer les principaux services. Ceci explique la volonté de nombreux habitants de prendre dorénavant en main une partie des besoins de leur
nouveaux habitats dont la qualité n’est par ailleurs pas assurée.
quartier, ce qui laisse parfois l’impression d’un manque de cohérence sur l’ensemble de la ville. Beaucoup préconisent aujourd’hui une politique dite du rightsizing, qui consisterait à rassembler les principaux quartiers sur un espace plus réduit. L’idée semble intéressante, mais pose d’importantes questions pratiques et éthiques, puisqu’il s’agirait de déplacer des populations entières dans de
Photo de gauche : Sur l’East side de Détroit, le Projet Heidelberg, ou l’art de redonner des couleurs aux édifices abandonnés. La rue qui n’était que ruines, débris et criminalité, a repris vie grâce à des programmes d’art destinés aux enfants et à des ateliers pratiques. www.heidelberg.org
Un symbole en péril Née avec l’essor de l’industrie américaine, épanouie grâce à l’automobile, la ville portait en elle une foi inébranlable – et caractéristique du modèle américain – dans le progrès, la consommation et le travail. Avec le déclin des Big Three (Ford, Chrysler et General
photos © www.lescrealters.org
étroit, ça fait huit ans que je m’y suis installé, et je commence tout juste à la comprendre », confie un responsable d’Earthworks Urban Farms, organisation spécialisée dans l’agriculture urbaine. Réputée pour son insécurité, la ville déstabilise aussi par sa grandeur et son dénuement. Elle a perdu plus de la moitié de sa population en quelques décennies. De deux millions d’habitants
dans les années 50, Détroit en compte 715 000 aujourd’hui. Un quart de la ville est désormais laissé à l’abandon, soit 100 km2 de terres vacantes [1]. Le centreville s’est partiellement vidé, y compris certains gratte-ciel et monuments prestigieux : Détroit semble avoir subi un cataclysme invisible, lui conférant une certaine touche de mélancolie. Des quartiers entiers sont encore debout
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Economies d’énergie dans les quartiers défavorisés Le programme Youth Energy Squad (YES), financé par l’Etat du Michigan, propose d’aider des familles en difficulté financière à réduire leurs dépenses énergétiques. Detroit, quartier Jefferson, 9 heures du matin. Armés d’une grosse caisse à outils, deux volontaires se rendent chez des habitants qui ont sollicité leur aide. Pendant plus de deux heures, ils vont faire la chasse à la perte d’énergie. Robinets, douche, chasse d’eau, fenêtres, chaudière, tout est passé au peigne fin. Pour moins de 100 $ (70 €) de matériel, ces bricoleurs entendent faire diminuer de 20 % la facture d’eau et électricité du foyer. L’intervention se termine par 30 minutes d’explication sur les gestes et pratiques économes en énergie. Dans ces quartiers en difficulté, la démarche est plus économique qu’environnementale. Cependant, Youth Energy Squad forme une soixantaine de jeunes de ces quartiers entre 16 et 19 ans, en vue d’accompagner les volontaires dans leur travail. Ce programme d’apprentissage est fondé sur l’expérience et le service communautaire, afin d’inciter les jeunes à s’orienter vers les métiers verts. Tout est une question d’énergie !
photos © www.lescrealters.org
www.youthenergysquad.org
Photos ci-dessus : Nouveaux visages de la ville. Installation de jardins communautaires, et multiplication d’initiatives d’agriculture urbaine. Rue et parking du centre-ville.
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Motors), Détroit n’a pas simplement perdu sa croissance économique, mais une partie de son identité. Depuis les bancs de l’école avec la Chrysler School, jusqu’aux soins avec l’hôpital Henry Ford, Détroit est profondément liée à son industrie automobile, désormais pointée du doigt comme la principale responsable de la déshérence actuelle de la ville suite aux délocalisations brutales, plans de restructuration et licenciements [2]. Les déséquilibres provoqués par la crise économique ont d’autant plus d’impact que Détroit souffre depuis longtemps d’un manque de cohésion
sociale. De longues avenues, dont la fameuse 8 miles, dessinent des frontières ethniques et sociales, où deux mondes se défient de chaque côté du passage piéton. Originaires des Etats du Sud, et notamment des anciennes plantations, les populations afro-américaines émigrèrent massivement à Détroit dès le XIXe siècle. Subissant la ségrégation raciale, celles-ci durent s’installer dans les quartiers pauvres du centre-ville [3], à l’écart des riches banlieues blanches. Ce phénomène s’accentua dans les années 60 et 70, lorsque la ville connaît les plus violentes émeutes raciales du pays. Les populations blanches fuirent alors défi-
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Ci-dessus : Répartition ethnique de la population de Détroit. Populations afro-américaines en bleu, populations blanches en rouge, populations hispaniques en orange. Leur séparation marque considérablement l’organisation de la ville. Le fossé est à ce point creusé, qu’en dehors de leur travail, il est rare que les plus aisés se rendent au centre-ville. (Source : http://www.fastcompany.com/1690097/ infographic-day-how-segregated-your-city)
SOUP
Une solidarité conviviale et innovante
nitivement le centre pour les banlieues [cf. carte ci-dessus].
Un renouveau Pourtant, malgré ses zones abandonnées, la cité n’est pas non plus ce no man’s land souvent évoqué. Et dans ce contexte d’inégalité et de pauvreté, solidarité et créativité permettent à la ville de se relever progressivement. Dans de nombreux quartiers, souffle un vent de renouveau. Par le biais d’associations, de coopératives, de groupes de quartiers, les habitants s’organisent et prennent en main un peu du destin de la ville. Des projets sont soutenus par la commu-
Le principe est simple : organiser une collecte de fonds pour promouvoir et soutenir les projets créatifs germant dans sa ville ou son quartier. Chaque premier dimanche du mois, tous les habitants sont invités à une soirée Soup. Pour 5 $ l’entrée, les participants prennent place autour de grandes tables dans un espace convivial. Tout en faisant connaissance avec leurs voisins, ils épluchent le livret présentant les projets de la soirée. Une fois la salle comble, les porteurs de projets viennent expliquer leur action et ce qu’ils feront de l’argent de la Soup si leur projet est sélectionné. Costumés pour certains, en rime pour d’autres, des plus timides aux plus extravagants, chacun tente de convaincre l’auditoire de l’intérêt de son projet et répond aux questions du public. Pouvant toucher l’art, l’écologie, le social, la culture, le sport… les projets sont divers mais ont un objectif commun : avoir un impact positif sur la communauté. Une fois les présentations terminées, un buffet est proposé où chacun vient se servir une bonne soupe maison – légumes bio et locaux garantis ! Repas faisant, les participants font leur choix, avant de déposer dans une urne leur vote pour le projet qu’ils souhaitent soutenir. En dessert, une myriade de tartes permet de patienter jusqu’au dépouillement, effectué par les volontaires de la Soup. Roulement de tambour… Le gagnant remporte le gros lot : l’argent récolté à l’entrée. Soit ce soir-là 600 $, du fait de la participation d’environ 120 personnes. Pour que cela soit possible, tous les organisateurs sont bénévoles, le repas est le plus souvent offert par un restaurant qui veut se faire de la publicité, ou cuisiné par des bénévoles qui ponctionnent de quoi couvrir les frais. Au-delà du subside, la Soup est un moyen de réunir les gens pour un moment festif, de faire connaître des projets, de susciter des débats et discussions sur les différents thèmes et causes abordés, mais aussi est un moyen d’impliquer chacun dans la vie de la communauté. Le réseau international Soup : www.sundaysoup.org
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nauté grâce à un concept original : celui de la « Soup » [voir encadré page 21]. Souvent éloignés des services municipaux, les quartiers les plus défavorisés peuvent compter sur le soutien de plusieurs organisations, tel le Youth Energy Squad [voir encadré page 20].
Agriculture urbaine Ainsi Détroit offre un terrain d’expérimentation hors norme – l'équivalement de la superficie de Paris est à l'abandon. Aidés par une législation assouplie, nombreux sont ceux qui acquièrent ces terrains ; certains se chargent de dépolluer les sols [voir encadré ci-dessous]
© www.lescrealters.org
Détroit offre un terrain d’expérimentation hors norme, jamais connu jusqu’alors aux Etats-Unis
Dépollution des terrains laissés en friche Les grandes industries automobiles ont quitté Detroit, laissant leur empreinte empoisonnée dans la ville. Et certaines des entreprises polluantes qui sont restées continuent à déverser impunément leurs déchets toxiques dans l’eau, l’air, affectant directement la santé des habitants et l’environnement de la ville. Craignant d’aggraver la situation économique, en faisant fuir ces industries, la ville tarde à mettre en place de réelles mesures qui permettraient de stopper cette contamination. Face à cette situation dramatique, des habitants mettent au point des solutions, dont Thomas Mahler, responsable de Bioremediation Detroit. Cette jeune association se propose de dépolluer gratuitement les sols des terrains abandonnés de Detroit afin de pouvoir les utiliser en parcs et potagers de quartier. Ils prélèvent des échantillons de terre, les font tester par des laboratoires, puis selon les résultats, utilisent différentes plantes afin d’absorber les substances chimiques présentes dans le sol, tels que le plomb, le mercure, et autres produits nocifs pour la santé et l’agriculture. Afin d’impliquer les habitants autour de ce projet, les bénévoles sollicitent l’aide de tous, petits et grands, et par la même occasion sensibilisent aux questions de pollution chimique. www.detroitbioremediation.org
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et d’autres de les cultiver. Détroit est ainsi à la pointe en terme d’agriculture urbaine. Ici, il est fréquemment rappelé que le fait d’avoir accès à une alimentation saine constitue un droit humain fondamental. La grande majorité des commerces se situant à l’extérieur de la ville, le centre de Détroit fait partie de ces food deserts, ces espaces où l’accès à la nourriture est rare pour celui qui n’est pas motorisé. A travers l’agriculture urbaine notamment, certains habitants se sont donné pour mission de rendre leur ville autosuffisante en alimentation. « Arrêtons de comparer Détroit à d’autres villes. Détroit n’est pas New York, n’est pas Chicago. Détroit est une ville qui ne ressemble à aucune autre. Arrêtons donc de nous excuser pour ce que nous sommes. Soyons fiers de ce que nous faisons ici, et construisons une ville comme il n’en a jamais existé. » Ainsi se termina une intervention lors du dernier Gleaner’s meeting, grand rassemblement populaire sur l’avenir de Détroit, qui rassemble l'ensemble des acteurs engagés dans le développement local. Les Detroiters ne lâcheront pas leur ville. Certains d’ailleurs n’apprécient pas tellement qu’on leur parle des buildings abandonnés, prenant cette curiosité pour une forme de voyeurisme et souhaitant plus que tout redorer le blason de leur cité malmenée. Florian Jehanno et Pauline Olivier association les Cré’Alters à Nantes www.lescrealters.org [1] Le Monde, 15 février 2011. [2] La situation actuelle de Detroit révèle des chiffres à la hauteur des tours vertigineuses du siège de General Motors. Officiellement le taux de chômage atteindrait près de 30 %, mais il serait en réalité plus proche des 50 %, et un quart de la population vivrait en dessous du seuil de pauvreté. [3] Aujourd’hui, 85 % de la population afroaméricaine de Détroit réside dans le centre-ville.
Dossier
Quand le sport mouille le maillot Bénédicte Mathieu
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Marathon de paris 2012 © pedro lombardi / institut curie
Il n’y a pas que le haut niveau dans la vie et le sport est bien placé pour le savoir. Derrière les dizaines de rencontres qui occupent la place médiatique, il est des centaines, des milliers, des millions de Français qui courent, lancent, jouent pour leur simple loisir ou pour des compétitions de degrés différents. Leurs points communs ? L’effort, le dépassement de soi, mais aussi un solide sens du partage.
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ans le haut niveau, des visages connus militent pour une bonne cause, pour sensibiliser ou soutenir des associations de lutte contre des maladies ou des discriminations. Ainsi l’ancienne joueuse de tennis Amélie Mauresmo, marraine de l’Institut Curie pour la lutte contre le cancer [en photo ci-contre lors du Marathon de Paris en 2012 ; voir également page 33]. Ou Zinedine Zidane : le champion du monde 1998, toujours star du football français, est engagé avec l’association européenne contre les leucojanvier-février-mars 2013 | Interdépendances n ° 88
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DOSSIER Quand le sport mouille le maillot
© Stéphane Moiroux / www.hanslucas.com
Le sport mute en ville
© Patrick Urvoy / Fédération Française de Judo
Photo ci-dessous : Le Forum judo-emploi, organisé à Marseille le 3 novembre dernier. Accompagnés par leur professeur de judo, plus de 100 jeunes licenciés ont pu entrer en contact avec une dizaine d’entreprises et évoquer avec elles leur projet professionnel.
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Certains ont désormais leurs petites habitudes. Le casque et le gilet dans le sac avant de grimper sur un Velib à Paris, Velo’V à Lyon ou V’Lille à Lille. Les sportifs se sont toujours approprié l’espace urbain, en dehors des stades, piscines ou gymnases. Au fil des ans, l’effort s’est réinventé en urbain un peu fou. Les dimanches, les rollers déroulent une exploration de Paris ; le foot se transforme en street soccer, le hockey en street hockey et le golf en urban golf*. Le basket a trouvé ses playgrounds dès les années 1990. Bref, il y en a pour tous, et jusque dans les poumons des villes : les parcs et les bois. * En photo, le golfeur pro Paulo Braendere jouant place de la Concorde à Paris avec 19e trou, un collectif qui est actuellement champion de France de golf urbain.
dystrophies (ELA). Mais il existe en France, dans ce domaine, des milliers d’autres initiatives portées par des visages bien moins connus. Il faudrait des centaines de pages pour découvrir ce que recèle cette armoire à tiroirs petits ou grands. Pratiqué pour son propre bien-être, le sport peut contribuer en plus à l’insertion, au retour à l’emploi, la santé, l’union entre les générations ; être une passerelle entre valides et handicapés ; ou encore appelé à la rescousse contre le racisme, l’homophobie, le sexisme. « Le sport est un langage universel que tout le monde comprend, vante Jean-Paul Clémençon, délégué général de la Fondation du sport français Henri Sérandour. C’est un terrain d’exercice de valeur humaine, de générosité, d’humanité, une belle école de la vie. Cela mobilise les jeunes et les moins jeunes. » Les Français, d’ailleurs, le plébiscitent : en octobre 2012, une étude TNS-Sofres réalisée pour le groupe La Poste à l’occasion des Journées de l’arbitrage [1] a montré que pour 83 % des sondés, le sport participe à la diffusion des valeurs de respect et de partage à l’échelle d’un pays et que plus de la moitié évoquent le partage et le respect comme des qualités attachées au sport. « Le sport est également un fait économique, social et médiatique, ajoute Julian Jappert, directeur de Sport et citoyenneté, un think tank français indépendant et apolitique qui travaille avec 300 scientifiques. Il peut jouer un rôle bien différent que la compétition ou les
Photo ci-contre : Le sport, outil d’insertion et de médiation pour l’association Emergence, au Havre, installée dans une ancienne piscine transformée en salle de sport [lire plus bas].
résultats. Par exemple, en matière de santé, il est prouvé que faire du sport peut notamment aider dans la prévention et la lutte contre certaines maladies. »
Un rôle social En France, « les fédérations sportives, au travers de leurs clubs, forment un véritable maillage au service de la population, l’association sportive fait partie du réseau de l’environnement social, constate Bénédicte Rouby, vice-présidente de la Fédération française de judo et cadre interfédéral pour le développement des politiques des fédérations sportives (judo, karaté, boxe, lutte) dans le domaine de l’éducation et de l’insertion sociale par le sport. Les fédérations sportives sont en effet tenues, par les conventions du ministère, à promouvoir l’accès au sport et à l’éducation, selon trois objectifs : l’accès aux clubs, l’éducation et l’insertion sociale et professionnelle. » Le Forum judo-emploi à Marseille organisé par la Fédération française de judo (en partenariat avec le Groupe SOS [2]) œuvre notamment à l’accomplissement de ces objectifs [photos page de gauche]. Le sport peut beaucoup. Et il le fait plutôt bien : « Quand Vincent Peillon, ministre de l’Education, propose une réflexion sur les rythmes scolaires, nous réfléchissons à un appel à projets pour les écoles primaires, note JeanPaul Clémençon. En effet, alors que les mairies s’inquiètent de la prise en charge des enfants, ne faut-il pas
© émergences
Les fédérations sportives, au travers de leurs clubs, forment un véritable maillage au service de la population
établir une synergie entre elles, les écoles et les clubs et voir ce que nous pouvons faire ensemble ? » Le sport est « social et citoyen », selon l’Agence pour l’éducation par le sport (Apels), qui aide de nombreux projets dans tout le pays, avec notamment l’opération “Fais-nous rêver” pour récompenser chaque année des initiatives dans le domaine de l’éducation, du social, du mieux vivre ensemble. “Femmes en sport” de la Mairie de Paris, distingue pour sa part des actions citoyennes et sportives au travers de la pratique féminine. En 2012, une association parisienne a, par exemple, été primée pour son action en danse aquatique pour les personnes en situation de handicap ; une autre parce qu’elle permet à des mères de famille d’accéder au sport.
Caisse à outils Au Havre, la boxe française utilisée pour combattre une certaine fatalité, offre un bel exemple de l’usage du sport comme caisse à outils. L’association s’appelle Emergence. Son histoire, celle d’une piscine désaffectée transformée en salle de sport de 1 500 m2 [photo cidessus]. L’idée ? L’accession à l’emploi avec un petit défi en prime : gommer l’image un peu « tarte à la crème » du concept d’insertion en s’accommodant du cliché qui encombre la boxe. « Nous sommes en possession d’un savoir qui est l’outil sport, expliquent Allaoui Guenni et Madjib Nassah, fondateurs de l’association. Nous janvier-février-mars 2013 | Interdépendances n ° 88
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BONNES PRATIQUES | découvrir
Inventer l’objet à durée indéterminée Le concept d’obsolescence programmée, c’est-à-dire la réduction volontaire de la durée de vie ou d’utilisation d’un produit, est l’occasion d’une réflexion sur nos actes d’achat. Des initiatives citoyennes témoignent d’une contestation naissante de la consommation à court terme.
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Photos ci-dessus et page suivante : Deux étages de bric-à-brac, un espace détente, de larges ateliers… où toutes les matières et les idées sont bienvenues. Laurence Sourisseau a ouvert en 2011 ce temple du bricolage dans le 12e arrondissement de Paris, et y propose des cours thématiques (meubles en carton, métallisation, paillage de chaises, etc.) ainsi qu’un dépôt-vente. www.letablisienne.com
abaisser les coûts et stimuler la demande. Dans les années 30, durant la Grande Dépression, l’homme d’affaires Bernard London utilise pour la première fois l’expression « planned obsolescence », pour en faire l’apologie, afin de relancer la croissance. « Lorsque le phénomène est né aux Etats-Unis, les industriels ne s’en cachaient pas, raconte Serge Latouche. C’était considéré comme tout à fait moral car cela créait de l’emploi. Aujourd’hui en Europe, les
entrepreneurs prétendent que ça n’existe pas, ou ne s’en vantent pas, car la pratique détruit la planète. »
Les complices Si l’expression reste méconnue du grand public, les conséquences écologiques sont bien visibles. Un exemple : le coltan, métal rare que l’on trouve presque exclusivement en République démocratique du Congo et pour lequel on se massacre, est exploité dans les équipements électroniques et
photos © émilie Drugeon
ans les années 20, les principaux fabricants de lampes électriques (le cartel Phœbus) imposent au monde une durée de vie limitée des ampoules électriques. En 2003, une action judiciaire est intentée contre Apple, accusé de produire des batteries de téléphone prévues pour durer 18 mois. Trop vite inutilisables ou irréparables, mais aussi étudiés pour séduire, ces objets du quotidien nourrissent une véritable culture du jetable. « L’obsolescence programmée fait partie des trois piliers du marketing : la publicité qui rend insatisfait de ce qu’on a et fait désirer ce qu’on ne possède pas, le crédit qui fournit les moyens que nous n’avons pas et l’obsolescence qui nous oblige », résume Serge Latouche, économiste et professeur à l’Université Paris-Sud. Cette dernière comprend « l’invention de produits plus efficients, c’est-à-dire le progrès technique, la mode qui entretient une obsolescence symbolique (psychologique), et le fait qu’ils soient volontairement fabriqués pour ne pas durer. » L’auteur de Bon pour la casse (éditions Les liens qui libèrent) considère l’« adultération » des produits, au XIXe siècle, comme l’ancêtre de l’obsolescence programmée. Une forme de tricherie sur la qualité ou la quantité, pour
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découvrir | BONNES PRATIQUES
Ne jetez plus, réparez ! notamment les téléphones portables… que l’on change à loisir, souvent sans véritable nécessité (par mode, réflexe, paresse de faire réparer, etc.), et que l’on jette majoritairement sans les recycler. Un gaspillage de ressources, alimenté à la fois par les fabricants et les consommateurs, comme le signale Damien Ravé, fondateur
« Sans les conseils de mon grand-père pour réparer les objets du quotidien, comment ferais-je ? » C’est la question qui a amené Damien Ravé à fonder CommentRéparer. com. Peu à peu, le site collaboratif se fait le porte-voix des antiobsolescence. « Si les industriels sont seuls responsables, ça voudrait dire qu’on ne peut rien faire. » Or, on peut partager son expérience, proposer des guides, des adresses de réparation de portables, pour pièces détachées d’électroménager, etc. Avec humour et autres campagnes d’affichage, le site et ses « Reparators » font « trembler l’industrie » ! www.commentreparer. com
nos esprits », pour reprendre l’expression de Serge Latouche, penseur de la décroissance.
Libérer la créativité « Nous avons tendance à vouloir reporter nos propres comportements d’enfants gâtés sur les entreprises, analyse l’économiste Alexandre Delaigue. Prend-on vraiment le temps de se renseigner sur les produits ? Il faut comprendre aussi que leur durée de vie s’obtient forcément au détriment d’autres qualités désirables, comme la réduction de la consommation d’énergie des appareils. » Réagissant au controversé documentaire Prêt à jeter de Cosima Dannoritzer [1], qui dénonce une forme de complot des industriels via un historique des stratégies commerciales sur certains biens
photos © émilie Drugeon
On observe un fort regain d’intérêt pour la réparation d’objets, dans un esprit de convivialité
du site commentreparer.com [voir ci-contre] : « L’expression obsolescence programmée dissimule une réalité plus complexe que l’idée d’un complot des industriels, visant à berner les consommateurs pour leur vendre plus de produits. Les consommateurs sont souvent complices, toujours en quête de nouveaux produits. » Il rappelle que l’acte final d’achat appartient aux consommateurs. « Des compagnies d’assurance suisses ont remarqué de nombreuses déclarations de pannes ou de casses de téléphones à la sortie de nouveaux modèles. Il y a donc un véritable désir de mort de l’appareil chez les consommateurs, lié à l’attraction de la nouveauté. » Des habitudes de consommation dont on ne se scandalise pas, qui ont « colonisé
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BONNES PRATIQUES | découvrir
© Rejoué
Photo ci-contre : L’association Rejoué trie, nettoie, répare ou reconstitue les jeux selon une trentaine de catégories. La majorité des jouets est nettoyée à la main, parfois au moyen d’une brosse à dents. Propreté, mais aussi sécurité sont de mise, car tous bénéficient de l’homologation CE.
Donner une seconde vie aux jouets
de consommation, l’économiste Alexandre Delaigue, estime que « nous avons tendance à idéaliser le passé » [2]. Tout au plus regretterions-nous les « bons vieux produits inusables » de nos grands-parents. Ce serait sans compter les pétitions mises en ligne sur Internet et les réseaux sociaux [3]. Mieux encore, les idées pour contrer la folie consumériste affluent ! On observe par exemple un fort regain d’intérêt pour la réparation d’objets, dans un esprit de convivialité. L’association Stichting Repair Café (Pays-Bas) aide à la constitution, partout en Europe, de groupes de citoyens qui « réparent ensemble ». Des Restart Parties s’organisent à Londres, des sites voient le
jour (ifixit.com, repartout. com, etc.) et des ateliers comme L’Etablisienne à Paris, proposent des cours et stages de fabrication ou réparation de meubles. La créativité se voit libérée, en pleine tendance du fait main, avec des initiatives comme Ikea Hacker… ou comment détourner des meubles de la célèbre marque. On imagine de nouveaux usages pour des objets quotidiens fatigués ; c’est ce qui s’appelle « upcycler », comme le fait Wiithaa : du redesign d’objets « pour passer d’une économie linéaire à une économie circulaire » [4]. L’art du réemploi et du recyclage est aussi celui des réseaux Ressourcerie et Envie ou encore des Ateliers du bocage, qui travaillent directement avec
© darnel lindor
Composés à 90 % de matières plastiques et synthétiques, plus de 100 000 jouets finissent chaque jour à la poubelle. Partant de ce constat, l’association Rejoué collecte jeux et livres dans les écoles, les crèches, chez les grands distributeurs, les entreprises, dans les commerces, auprès de la Croix-Rouge et des particuliers, afin de les réparer puis les proposer « à prix solidaires » (moitié prix), aux clients adhérents ou lors de ventes privées. Limiter le gaspillage et favoriser le retour à l’emploi de personnes en difficulté constituent le bel objectif de Claire Tournefier (ancienne bénévole de la CroixRouge) et Antoinette Guhl (ex-consultante en développement durable). Ainsi, plus de 10 000 dons ont été rénovés depuis mars 2012, par 12 salariés en insertion. www.rejoue.asso.fr
Recycler, c’est festif ! Six équipes de professionnels (designers, ingénieurs, artistes…) et de particuliers, qui ne se connaissent pas au préalable, imaginent et créent des prototypes en trois jours : des objets utiles et les plus durables possible, fabriqués à partir de « matières premières » locales récupérées en déchetterie. C’est tout l’objet de Make it up, festival d’obsolescence reprogrammée dont la première édition a eu lieu en décembre 2012 à Saint-Ouen. « Nous voulons montrer que l’on peut aller contre le paradigme de l’obsolescence programmée de manière très concrète et moderne », indique Florent Gitiaux, l’un des organisateurs. Blender recyclant du papier, souris d’ordinateurs reproduisant une mélodie transformée en message sur Twitter, etc. Ces objets futuristes s’inspirent du concept “l’Internet des objets” (c’est-à-dire connectés) et certains seront diffusés en petite série. Blend up, Twitte mood, Bouches à oreilles ou encore Pictoast seront reproduisibles grâce à des tutoriels mis en ligne sur le site de l’événement. « Le grand public a besoin de re-comprendre comment un objet est fabriqué et doit reprendre du pouvoir pour réarbitrer sa consommation », affirme Stéphanie Bacquère, co-organisatrice. www.makeitup.fr
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des personnes en insertion professionnelle.
Les téléphones www.magicrecycle.com www.monExTel.com www.love2recycle.fr www.recyclez-moi.fr www.mobile-recyclage.com www.apple.com/fr/recycling Les ordinateurs ordinateur-occasion.com www.recycler-moi.fr www.actif-france.asso.fr www.apple.com/fr/recycling
Les “smart” innovations • Les Fab Lab (laboratoires de fabrication numérique ouverts) sont un réseau mondial très actif, d’ateliers mettant ressources et machines à disposition, dans des lieux mutualisés. Le principe est de restituer au bien commun ce qui y est développé. www.fablabinternational. org/fr
Economie de partage Pour contrer le tout-jetable, locations, trocs, dons, achats d’occasion, sont autant d’alternatives dans le sillon de la consommation collaborative [voir interview ci-dessous] [5]. La location par exemple, permet « d’augmenter notre “pouvoir d’usage” : il s’agit de moins penser en termes de propriété qu’en termes d’utilisation », explique Alexandre Woog, co-fondateur de e-loue, une plateforme de location d’objets entre particuliers. Et c’est bien là l’avantage de l’économie de fonctionnalité : faire payer un service ou l’usage d’un bien, plutôt que le bien lui-même. Cette économie de partage est optimisée par les nouvelles
• Fairtrade Electronic travaille à la valorisation de composants électroniques équitables. Morgan Segui, le fondateur, projette la création d’un smartphone « apaisé » capable de durer toute une vie : pièces remplaçables, production locale, réparations, etc. www.fairtrade electronic.org
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naturelles non renouvelables à une autorité indépendante et bloquer les importations de produits dont les durées de vie ne sont pas suffisantes. Émilie Drugeon [1] Le documentaire Prêt à jeter (2010) est visionnable sur Internet. [2] Voir le billet « Le mythe de l’obsolescence programmée » sur le blog Econoclaste. http://econoclaste.org.free.fr. [3] Par exemple, la pétition pour « La mention obligatoire de la durée de vie des appareils électroménagers » réclame un référendum. Le groupe Facebook « Pour l’interdiction de l’obsolescence programmée » dénonce : « rien ne dépasse une date donnée ». [4] L’économie circulaire, suivant le modèle de la nature, est le fait de concevoir des produits entièrement recyclables ou biodégradables. [5] A lire également dans Interdépendances n°87, page 50, l’interview d’Anne-Sophie Novel, co-auteur de Vive la co-révolution, Pour une société collaborative.
Sophie Dubuisson-Quellier, directrice de recherche CNRS en sociologie
3 questions à
“Il faut vendre autrement” Comment expliquer l’apparition d’un mouvement de citoyens engagés contre les produits et les modes de production ?
© Sophie Dubuisson-Quellier
Recycler nos objets électroniques
technologies et Internet, à l’image de l’annuaire en ligne Produits pour la vie, édité par les Amis de la terre. L’association milite par ailleurs pour un allongement des durées de garantie des produits (passer d’un ou deux ans à dix ans), afin de réduire nos déchets et préserver les ressources. Parmi d’autres pistes envisageables, contraindre les fabricants à proposer des notices de réparation des produits ; à fournir des pièces de remplacement sur une durée donnée. Deux options que suggère Laura Caniot, chargée de mission « prévention des déchets » au CNIID, le Centre national d’information indépendante sur les déchets. D’autres voix s’élèvent peu à peu pour réfléchir à une politique d’éco-conception des produits, ou confier la gestion des ressources
La génération des baby-boomers a vécu la consommation comme une conquête sociale, loin de l’idée que les ressources sont chères et rares. Pour la génération suivante c’est un espace de critique sociale ; l’engagement prend une forme radicale (les positionnements décroissants ou de simplicité volontaire) ou plus réformiste (création de plateformes collaboratives, développement de l’économie de fonctionnalité ou du principe des 4R : recycler, réutiliser, réparer, réduire). Parce que cela entre en résonnance avec les crises écologiques et économiques ? Oui, la problématique de la finitude des ressources va dans le sens d’une réflexion sur la consommation et les initiatives sont intéressantes pour le porte-monnaie. La configuration donne donc une densité à ces formes de consommation renouvelées. La société attend maintenant des décisions politiques par rapport à ces interrogations sur la consommation. Et qu’en est-il des industriels ? La problématique de l’obsolescence programmée existe dans des secteurs où la demande est saturée, où l’offre doit apparaître renouvelée. S’il y a des tas de solutions plus ou moins balbutiantes du côté des consommateurs, c’est encore extrêmement timide parmi les fabricants. Il manque une réflexion fondamentale sur l’idée de vendre autrement et non pas de vendre toujours plus. propos recueillis par émilie drugeon
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L’écologie profonde, sagesse ou utopie ? Resté un auteur confidentiel en France, Arne Naess est pourtant l’un des penseurs majeurs de l’écologie. Ses écrits inspirent aujourd’hui encore de nombreux militants. Trop souvent caricaturée, sa philosophie pose les bases d’un renouveau de notre rapport au monde naturel. Yann Auger
ntroduite en France en 1992 de la pire des manières par Luc Ferry (Le nouvel ordre écologique), l’écologie profonde souffre aujourd’hui encore de la caricature qu’il en a fait : cette pensée serait fondamentalement anti-humaniste et donnerait la priorité au monde naturel, indépendamment de toute prise en considération des êtres humains [1]… Ce premier contact de la plupart des penseurs français avec l’écologie profonde explique en partie le climat de méfiance qui entoure depuis cette pensée, et, plus généralement, toute tentative de théorisation philosophique de l’écologie (qui est pourtant une discipline à part entière dans d’autres pays).
Contre l'écologie superficielle Il suffit de se plonger dans les écrits du fondateur de l’écologie profonde, le philosophe et militant norvégien Arne Naess (1912-2009), pour comprendre à quel point l’interprétation donnée par Ferry est grossière et erronée. En inventant l’expression « écologie profonde » (deep ecology) en 1973, Naess entendait avant tout se démarquer d’une écologie qu’il jugeait superficielle (shallow ecology), et dont le seul but serait selon lui de préserver le niveau de vie des pays riches, en protégeant les ressources et en tentant de limiter et réparer les dégâts du « progrès ». Or, pour Naess, un mode de vie est toujours une métaphysique : il est déterminé par les postulats qui fondent notre relation à la nature. Ainsi, l’écologie superficielle ne serait qu’une réaction à la crise écologique actuelle pour tenter de maintenir le statu quo, sans jamais remettre en cause les valeurs qui en sont à l’origine. C’est pourquoi elle s’appuie essentiellement sur la technologie, dans laquelle Naess voit le « fétiche » moderne par excellence, 54
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et qui ne fait en réalité que déplacer les problèmes. Les quarante dernières années en offrent une foule d’illustrations concrètes, que l’on songe aux agrocarburants et aux problèmes écologiques et sociaux majeurs qu’ils créent, ou encore aux OGM et à leurs différentes nuisances… Malgré ses avancées, la technologie ne peut donc, à elle seule, résoudre la crise écologique et ne permet pas, par conséquent, d’envisager une généralisation à l’ensemble de la population mondiale du mode de vie des pays riches. De fait, si celui-ci ne peut être universalisé, c’est que les valeurs qui le sous-tendent ne sont pas universelles : la crise écologique est avant tout une crise de civilisation. Plutôt que de s’en remettre à un pari illusoire et risqué sur les progrès techniques, c’est donc à ces valeurs qu’il faut s’attaquer, pour redéfinir l’universel et réviser nos conceptions de l’échange, du travail, des choix techniques, de l’individu…
Vers une philosophie de l'écologie Si l’écologie ne peut être laissée à la science et à la technique, il faut donc qu’elle soit une philosophie. C’est le fondement de l’écologie profonde, que Naess définit comme « une philosophie environnementaliste qui nous pousse à nous interroger sur la place de notre espèce dans la nature, dans l’espoir qu’un questionnement plus approfondi suscitera des solutions plus amples à la crise de l’environnement que nous affrontons actuellement ». Le point de départ de cette philosophie consiste à s’affranchir de l’« anthropocentrisme » (c’est-à-dire de l’idée selon laquelle les besoins et intérêts humains sont les seuls à être dignes d’attention) pour adopter un point de vue « écocentrique », qui appréhende l’homme comme une partie de la nature. Alors que l’écologie superficielle voit dans la nature une ressource à exploiter
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Les huit principes fondamentaux de l’écologie profonde Le bien-être et l’épanouissement des formes de vie •humaines et non humaines de la Terre ont une valeur en eux-mêmes. Ces valeurs sont indépendantes de l’utilité du monde non humain pour les besoins humains.
richesse et la diversité des formes de vie contribuent •à La l’accomplissement de ces valeurs et sont également des
politiques publiques doivent donc être changées. •Ces Leschangements affecteront les structures économiques, technologiques et idéologiques fondamentales. Il en résultera une organisation politique profondément différente de l’organisation politique actuelle.
•
L’homme n’a aucun droit de réduire cette richesse et cette diversité, sauf pour satisfaire des besoins vitaux.
Sur le plan idéologique, le changement tiendra essentiellement dans la capacité à apprécier la qualité de vie (qui réside dans les situations ayant une valeur en ellesmêmes), plutôt que dans l’adhésion à des niveaux de vie toujours plus élevés. Chacun aura alors profondément conscience de la différence entre quantité et qualité.
population humaine. Le développement des formes de vie non humaines requiert une telle décroissance.
Ceux qui souscrivent aux points précédents s’engagent à tenter de mettre en œuvre, directement ou indirectement, les changements nécessaires.
valeurs en elles-mêmes.
• • L’épanouissement de la vie et des cultures humaines est compatible avec une décroissance substantielle de la L’interférence humaine actuelle avec le monde non •humain est excessive, et la situation s’aggrave rapidement.
•
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rationnellement pour satisfaire les besoins humains (qu’il s’agisse, d’ailleurs, de besoins fondamentaux ou non), on comprend que l’ambition de l’écologie profonde est toute autre : il s’agit rien moins que de poser les bases d’une réforme en profondeur de la métaphysique occidentale, en permettant enfin à l’homme de se construire dans la nature plutôt que contre la nature. Ambition que l’on peut interpréter comme une extension de la loi morale formulée par Kant : si nous devons toujours traiter autrui comme une fin et jamais comme un moyen, l’écologie profonde suggère d’étendre ce principe à l’ensemble du vivant et de ne jamais traiter un être vivant comme un simple moyen à notre disposition, tournant ainsi le dos à Descartes et à l’idée de rendre l’homme « comme maître et possesseur de la nature » [2]. Naess peut alors formuler les principes fondamentaux (la « plateforme ») de la réforme métaphysique entreprise par l’écologie profonde [voir page 55].
La destruction de la nature est un crime Pour lui, la préservation de la « biodiversité » et le développement de la vie non humaine constituent des objectifs en eux-mêmes, nullement restreints à l’exploitation que nous pouvons en faire (principes 1, 2 et 3 [voir page 55]). Ainsi, telle ou telle plante ne doit pas être protégée parce qu’elle permettra peut-être dans le futur de développer un médicament particulièrement efficace, mais aussi parce qu’elle a une valeur intrinsèque. Alors que notre impact sur le monde non humain est considérable et va croissant (principe 5), deux leviers doivent être activés selon le philosophe norvégien : une action politique radicale (principe 6), portant entre autres sur une réduction de la population mondiale (principe 4), l’humanité étant la première espèce à pouvoir limiter consciemment sa multiplication afin de vivre en équilibre avec les autres formes de vie, et un appel à des actions volontaires de la part des individus (principe 8). Celles-ci consistent notamment à simplifier nos vies, consommer moins, respecter les autres formes de vie, fonder des familles moins nombreuses, etc. Mais cet engagement individuel, bien que moralement nécessaire, est bien sûr insuffisant : compte tenu des contraintes du système dans lequel nous vivons, un « style de vie » réellement écologiste ne fait pas partie du champ des possibles modernes… L’action politique est donc indispensable. Cependant, Naess constate que le pouvoir du peuple a tendance à diminuer dans nos démocraties, du fait du poids des groupes de pression et du « court-termisme » des décideurs. Par conséquent, au côté d’une action politique classique, il prône une action directe, passant notamment par le militantisme et l’activisme. Finalement, ce projet consiste-t-il à faire passer les besoins humains au second plan, comme le pense 56
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Ferry ? Non, bien évidemment : « Je pense que l’on est tous d’accord, écrit Naess, pour dire qu’un père qui n’a pas d’autre choix que de tuer le dernier animal de telle ou telle espèce, ou de détruire le dernier carré de forêt tropicale pour nourrir un bébé […] doit tuer ou brûler […]. Mais les Américains et les Norvégiens sont en train de détruire ce qu’il reste de notre nature libre, sans raison, et ça, c’est un crime. » En opposition à ceux qui voudraient réduire l’écologie profonde à une philosophie anti-humaniste, il affirme au contraire que l’homme sortirait grandi de cette révolution métaphysique à laquelle il nous invite : nous définirons plus clairement notre identité d’êtres humains dans un monde dont nous respecterons l’identité. S’inspirant des pensées de Spinoza et de Gandhi, il place en effet au cœur de son « écosophie » (philosophie écologique) la « réalisation de soi », qui, selon lui, passe avant tout par l’épanouissement des autres, entendus non pas comme les seuls êtres humains mais comme l’ensemble du monde vivant. Ici, l’écologie profonde devient donc une doctrine éthique, à laquelle on accède par un cheminement personnel. D’où le développement d’ateliers ou de « stages » d’écologie profonde. Que l’on adhère ou pas, cette philosophie particulière, en contestant l’extériorité de l’homme à la nature, a au moins le mérite d’ouvrir le débat. Mais avons-nous vraiment le choix ? Naess met en avant le risque de dérive totalitaire de l’écologie superficielle, en réaction à son incapacité à mettre un terme à la crise écologique, qu’elle appréhende comme un problème technique alors qu’il est avant tout philosophique. d [1] Les ratiocinations de Ferry l’amènent ainsi à situer l’écologie profonde dans la filiation directe du nazisme… [2] In Discours de la méthode.
ddddddddddddddddddddddddddddd Pour aller plus loin
ddddddddddddddddddddddddddddd Ecologie, communauté et style de vie Arne Naess éd. MF, 372 p., 2008 [1989]
Publié en 1989, l’ouvrage majeur d’Arne Naess n’a été traduit en Français qu’en 2008. L’ensemble de sa philosophie y est résumée. [Cette édition est aujourd’hui épuisée]
Vers l’écologie profonde Arne Naess Wildproject, 320 p., 2009 [1992]
Ce livre d’entretien avec David Rothenberg, publié en 1992, a été traduit en 2009. Naess y est longuement questionné sur son parcours et, entre autres, sur quelques points clés et polémiques de l’écologie profonde.