Prix au numéro : 5 ¤ - ISSN : 1155-2859 avril-mai-juin 2012
N° 85
DOSSIER
Quelle école pour le xxie siècle ?
SANTé
DES HÉROS TRÈS DISCRETS
en inde
un toit pour tous
rédacteur en chef invité BILL DRAYTON, fondateur et directeur d’ashoka
parcours d’entrepreneur social
jean-louis Kiehl, contre le surrendettement
Édito
© louise bartlett
Tduouschangement acteurs bill drayton, rédacteur en chef invité Bill Drayton est président fondateur d’Ashoka, le plus grand réseau d’entrepreneurs sociaux dans le monde (3 000 dans 70 pays, sur tous les continents). Après avoir étudié à Yale, Oxford et Harvard, il a été consultant chez Mc Kinsey, professeur à la Harvard Kennedy School et à Stanford, puis il a fait partie de la direction de l’Agence américaine de l’environnement où il a créé notamment le marché des émissions de CO2. C’est en Inde qu’il a lancé Ashoka et sélectionné les premiers entrepreneurs sociaux innovants (fellows) en 1981. Depuis, sous son impulsion, cette organisation indépendante, laïque et sans but lucratif a développé une panoplie complète de programmes destinés à soutenir l’expansion du secteur de l’entrepreneuriat social (concours en ligne Changemakers, YouthVenture pour les 12-24 ans, Ashoka Academy, Globalizer, etc.) et à inciter chaque citoyen du monde à se faire « acteur de changement » face aux défis que connaît la société. Bill Drayton est aujourd’hui largement reconnu pour son action (dernières récompenses : le Prix Prince des Asturies, en juin 2011, et tout récemment un prix de la Harvard Kennedy School) et la presse américaine le place parmi les 50 leaders les plus respectés du pays.
Le changement accélère, le nombre d’acteurs de changement est en augmentation exponentielle, de même que les combinaisons – et combinaisons de combinaisons – de ces personnes et de leurs initiatives. Ces trois faits, qui évidemment se renforcent mutuellement, constituent la force centrale et historique de notre époque. Chaque aspect de nos vies est concerné : les compétences dont nous avons besoin, notre façon de communiquer, la façon dont nous nous organisons – et comment nous devenons toujours plus créatifs et interdépendants. De plus, ces changements sont contagieux : chacun déclenche plus de changements encore dans d’autres secteurs de notre système social. Le changement amène le changement. Voilà le nouveau principe d’organisation autour duquel la société se restructure. Pendant notre préhistoire évolutionnaire et jusqu’à très récemment, la vie humaine s’est organisée autour d’un principe totalement opposé : la répétition. Les morceaux s’imbriquaient les uns aux autres car chacun restait stable. Pour bien grandir, il fallait maîtriser un ensemble de savoirs et les règles qui y étaient associées, et l’on s’attachait ensuite à les répéter sa vie durant, que l’on soit boulanger ou banquier. Les institutions sont conçues pour permettre une répétition efficace, dans un cabinet d’avocats comme sur une chaîne de montage. Un petit nombre de personnes organise ou donne des directives ; le système nerveux est limité et se déroule principalement de haut en bas ; et la vie est segmentée par de nombreux murs. Bien que ce monde de répétition confortable soit encore un peu présent dans nos esprits et organisations, il est en train de mourir. Dans un monde où tout change, et où chaque changement crée plus de changement encore, l’institution est en train d’être remplacée par le fonctionnement ouvert et fluide de l’équipe d’équipes. Un fonctionnement de plus en plus répandu parmi les eco-systèmes sociaux et économiques à succès – des Jésuites à la Silicon Valley ou Bangalore. Quel est le facteur clé du succès dans ce nouvel environnement ? C’est d’attirer et de retenir les acteurs de changement du plus haut niveau – essentiellement en leur permettant de travailler ensemble de la manière la plus ouverte et la plus fluide qui soit. Une équipe ne peut exister que si tous ses membres sont acteurs. Et, dans un monde de plus en plus défini par un courant de changements interconnectés et en développement, l’on a peu de chances d’être un acteur de valeur, si l’on ne contribue pas soi-même au changement.
avril-mai-juin 2012 | Interdépendances n ° 85
3
Édito
Quelles sont les compétences requises dans ce nouveau jeu ? La première et la plus importante est un haut niveau d’empathie. Dans un monde en cours de changement rapide, les règles priment de moins en moins. Quiconque n’ayant pas de capacité d’empathie peut être blessant avec des personnes et perturber des groupes. Il ou elle risque ainsi d’être mis à l’écart, peu importent ses connaissances en informatique ou tout autre domaine. Il est essentiel que les jeunes de 12 à 20 ans, pratiquent l’empathie et le travail d’équipe, (la nouvelle forme de) leadership, et le changement. Nous savons à quel point c’est important, car quasiment tous les entrepreneurs sociaux fellows soutenus par Ashoka (plus de la moitié ont, dans les cinq ans après leur sélection, contribué à des changements à l’échelle de leur pays) ont lancé leur premier projet durant l’adolescence. Qu’est-ce que cela peut signifier pour chacun d’entre nous, et pour nos entourages, les groupes qui nous sont proches ? • Il faut d’abord, nous-mêmes, développer quatre compétences clé – empathie, travail d’équipe, (le nouveau type de) leadership, et l’aptitude à contribuer au changement. Et ensuite : • Aider nos amis à les développer aussi. • Aider les enfants auxquels nous tenons à pratiquer l’empathie. Aider les jeunes que nous côtoyons à avoir des rêves et à provoquer un impact positif durable. Les encourager, sans faire à leur place, à s’attaquer à tout problème qu’ils perçoivent. Les aider à comprendre à quel point ces compétences sont essentielles pour l’avenir. • Aider notre entourage et tous les groupes dont nous sommes proches à effectuer la transition d’une équipe conçue pour la répétition à une équipe d’équipes d’acteurs de changement ? Il y a deux ans, une jeune femme noire de 15 ans de Philadelphie est intervenue après un dîner durant un sommet du programme Ashoka Youth Venture. « Je comprends maintenant : ce n’est ni le genre ni la couleur de peau qui comptent, c’est le fait d’être ou non un acteur de changement qui détermine notre capacité à réussir ou non dans la vie. » Les lecteurs du magazine Interdépendances font partie de ces personnes qui ont les compétences et la confiance pour être acteurs de changement. De ces personnes qui aiment les défis, car ils permettent de se montrer créatif et généreux. Que dire des personnes qui n’ont pas ces compétences ? Qui se voient dépassées ? Imaginez ce que peut être ce monde de changement croissant pour eux : c’est terrifiant. Toute ville ou tout pays qui échouerait aujourd’hui à faire de ses habitants des acteurs de changement prendrait un billet sans retour pour l’échec. Et cela concernerait la totalité de ses habitants (même les quelques trop rares acteurs de changement). Comment une entreprise (ou tout autre groupe de cette société) peut-elle être concurrentielle si elle n’a pas la possibilité d’embaucher des acteurs de changement, alors que c’est précisément la clé du succès ? Nous devons tous nous engager à faire le maximum pour assurer que chacun soit en mesure d’être acteur de changement. d
La première compétence est un haut niveau d’empathie
4
avril-mai-juin 2012 | Interdépendances n ° 85
avril-mai-juin 2012
6
regarder
événements
8
ça m’intér’ess
10 L’ESS à travers le monde
85 N°
www.interdependances.org
entreprendre savoir-faire
12 Les entrepreneurs sociaux de demain
parcours d’entrepreneur social 13 Jean-Louis Kiehl
CULTURE
61 La sélection de Bill Drayton, rédacteur en chef invité de ce numéro : livres, films, pièce de théâtre, musique l’ayant marqué ou inspiré.
choisir
64 Mode, déco, loisirs... responsables
dossier p. 24 quelle école pour
le XXIe siècle ? découvrir zoom 16 Google “Toujours un défi à relever”
société culture 49 Jouer pour changer le monde
PORTRAIT 38 Gandhi, l’inspirateur
métier 19 Entrepreneur social, l’action à valeur ajoutée rendement 21 Comment mesurer l’impact social ?
environnement 41 Unifier pour mieux trier
justice
BONNES PRATIQUES 42 Tisser des liens contre le rejet
52 Prévenir et réinsérer
santé
44 Des héros très discrets
territoire
réfléchir
55 Le marché qui valait 4 milliards
46 Un toit pour tous est une publication trimestrielle de Presscode pour Insertion et Alternatives / Groupe SOS - e-mail : contact@interdependances.org. En ligne : www.interdependances. org Directeur de la publication : Jean-Marc Borello (jmb@groupe-sos.org). Editeur : Gilles Dumoulin (gd@groupe-sos.org). Comité d’orientation : Johanne Azous, Julien Bayou, Rémi CamyPeyret, Eve Chiapello, Stéphane Coste, Vincent David, Hichem Demortier, Hervé Defalvard, Alain Détolle, Myriam Faivre, Tarik Ghezali, Matthieu Grosset, Olivier Joviado, Eric Larpin, Jean-Marie Legrand, François Longérinas, Philippe Merlant, Jean-Philippe Milésy, Pierre Rabhi, Florence Rizzo, Patrick Viveret, Laura Winn. Directeur de la rédaction : Nicolas Froissard (nicolas.froissard@ interdependances.org). Rédacteurs en chef : Bill Drayton, Louise Bartlett (louise.bartlett@interdependances.org) Secrétariat de rédaction : Magali Jourdan (magali.jourdan@interdependances.org), Marie-Line Lybrecht. Ont collaboré à ce numéro : Christelle Destombes, Réjane Ereau, Alain Le Bacquer, Augustin Le Gall, Catherine Leroy-Jay, Alyssa Boente, Emilie Drugeon, La Navette, Guillaume Guitton, Thibaut Ringô, Florence Rizzo, Thomas Roure, Magali Sennane, Louise Swistek, Tendance Floue. Direction artistique : François Bégnez (françois.begnez@presscode.fr) Maquettiste : Blandine Ollivier (www.presscode.fr). Illustrations : François Bégnez, Sébastien Chevalier, Charlotte Moreau. Impression : Graph 2000 - 61203 Argentan (imprimerie certifiée PEFC et Imprim’vert). Dépôt légal : à parution. Commission paritaire : 1011 G 83337. Numéro ISSN : 1155-2859. La reproduction, même partielle, d’articles ou de documents parus dans Interdépendances est soumise à notre autorisation préalable. Pôle média du Groupe SOS : Guillaume Guitton (guillaume.guitton@groupe-sos.org). SOS Insertion et Alternatives est une association loi de 1901. Siège social et délégation générale Groupe SOS : 102, rue Amelot, 75011 Paris - Tél. : 01 58 30 55 55 - Fax : 01 58 30 55 79 - www.groupe-sos.org Entreprise sociale, le Groupe SOS développe des activités qui concilient efficacité économique et intérêt général. Créé il y a 28 ans, il répond aux besoins fondamentaux de la société : éducation, santé, insertion, logement, emploi… Le Groupe SOS compte aujourd’hui près de 10 000 salariés au sein de 283 établissements et services présents en France métropolitaine, en Guyane, à Mayotte et à la Réunion. Gestion des abonnés : Philippe Morlhon, France Hennique. Tél. : 04 96 11 05 89 (abonnements@interdependances.org). Edition : Presscode - 27, rue Vacon - 13001 Marseille - Tél. : 04 96 11 05 80 - Fax : 04 96 11 05 81 - www.presscode.fr Impression réalisée sur papier 100 % recyclé
Régie publicitaire & partenariats : Mediathic - Fayçal Boulkout. Tél. : 06 37 15 34 07 / 01 56 63 94 58 - faycal.boukout@groupe-sos.org - 80/84, rue de Paris - 93100 Montreuil
regarder
Sofiane et Selma Ouissi, Sejnane, Tunisie Photo d’Augustin Le Gall (Afrique in visu) Frère et sœur et artistes-chorégraphes, Sofiane et Selma Ouissi sont codirecteurs du festival Dreamcity qui a lieu tous les deux ans dans la médina de Tunis. Animée par un collectif d’artistes, la biennale défend une société rêvée, où les artistes seraient pleinement impliqués. Sofiane et Selma réfléchissent sur le lien entre action artistique et action citoyenne, insistant sur la relation entre l’artiste et son environnement et plus largement la place de l’art dans la société. Dans le village de Jmaïhat à quelques kilomètres de Sejnane (au Nord de la Tunisie), Sofiane et Selma ont lancé en 2011 le projet Laaroussa (« la poupée »). Le projet œuvre pour décentraliser l’action artistique et construire des ponts avec les savoir-faire artisanaux de communautés de femmes de la région et l’art contemporain, pour réfléchir sur le vivre ensemble. 6
avril-mai-juin 2012 | Interdépendances n ° 85
regarder
Concert, favela de Cantagale, Brésil Photo d’Alain Le Bacquer, issue de la série Favela sociale La chorale “Harmonicanto” en concert lors d’une fête dans la favela. Cassia Oliveira, 51 ans, professeur de musique, s’est installée il y a quelques années dans la favela de Cantagale située sur les hauteurs près d’Ipanema, un quartier riche de Rio de Janeiro. L’association qu’elle a fondée, Musique et Citoyenneté Harmonicanto, a reçu le soutien du programme SESC Rio, fondation sociale financée par les PME et artisans de la ville. L’association dispense des cours de musique aux enfants de Cantagale dès l’age de 6 ans. La maison de Cassia est devenue un lieu de passage et de refuge pour les enfants du quartier après la classe. On y trouve une salle de musique, une salle de jeux et une bibliothèque, fournis avec peu de moyens, grâce à la récupération ici et là d’instruments, de livres et de jouets. avril-mai-juin 2012 | Interdépendances n ° 85
7
entreprendre | savoir-faire
Youth Venture
Les entrepreneurs sociaux de demain
Depuis 1997 aux Etats-Unis, le programme Youth Venture accompagne les jeunes de 12 à 24 ans dans la réalisation de leurs projets à caractère solidaire et/ou environnemental. changemakers. « L’idée, c’est de créer un réseau mondial de jeunes acteurs du changement, explique Thomas Blettery, coordinateur du volet français de Youth Venture. On les aide à passer de l’idée au projet, à développer leur créativité, à acquérir des qualités humaines et de leadership qui seront des éléments clés dans la réussite de leur vie future. » Pour Ashoka, un individu qui intègre des valeurs citoyennes et solidaires dès son plus jeune âge a plus de chance de les accroître et de les transmettre dans sa vie personnelle et professionnelle à venir.
un prix allant de 500 à 1 500 euros, lors d’une cérémonie le 6 juin. « A ce stade, ils sont encore loin d’avoir concrétisé leurs idées. Ils ont surtout été choisis pour leur motivation, leur fibre sociale et leur engagement », explique Thomas Blettery, le coordinateur de Jeunes Changemakers. Pour ceux qui voudraient se lancer dans l’aventure, les appels à projets sont clos pour cette année, mais « les jeunes qui veulent s’engager peuvent toujours entrer en contact avec nous, on les orientera », précise Thomas Blettery. Le concours est en train de prendre de l’ampleur et des éditions régionales devraient voir le jour dès 2013 ! Magali Sennane
S’engager autrement Pour ceux qui veulent passer à l’action, il est possible, dès l’âge de 13 ans, de créer une « junior association ». Celle-ci donne un cadre juridique aux projets des moins de 18 ans et leur permet de bénéficier d’outils indispensables comme une assurance et un compte bancaire. La démarche est simple : il suffit d’être au moins deux, de compléter un dossier d’habilitation accompagné d’un chèque de cotisation de 10 euros et de l’envoyer à l’un des relais départementaux.
Soutenir les initiatives On peut avoir moins de 24 ans et être acteur de changement. Pour soutenir les jeunes porteurs de projet, Ashoka leur a dédié tout un programme : Youth Venture. Présent dans 22 pays, il a déjà permis à près de 5 000 équipes de créer leurs activités, lesquelles profitent à plus d’un million de personnes dans le monde. La déclinaison française du programme a vu le jour en novembre 2011, sous le nom de Jeunes 12
avril-mai-juin 2012 | Interdépendances n ° 85
Lutte contre les maladies, la faim, la malnutrition, aide à l’éducation, protection de l’environnement… Parmi les projets, plus variés les uns que les autres, développés grâce à ce programme, il y a celui de Sejal Hathi. En 2007, cette Américaine âgée d’à peine 15 ans lance, avec le soutien d’Ashoka, « Girls Helping Girls », un réseau mondial d’entraide pour les jeunes filles défavorisées. Aujourd’hui, Sejal Hathi est devenue ambassadrice de Youth Venture. Son organisation a pris de l’ampleur et a soutenu plus de 30 000 filles dans le monde. En France, le lancement du programme Jeunes changemakers s’accompagne du concours « Dream it. Do it. ». Onze équipes de binômes ont été sélectionnées en février 2012 pour mettre au point le plan d’action qui permettra de réaliser leur projet. Elles ont pu notamment participer à deux week-ends de formation (31 mars1er avril et 5-6 mai). A l’issue de ce travail, les trois meilleurs projets recevront
A cliquer
De l’idée au concret
Le site français de Youth Venture www.france.ashoka.org Le site du concours « Dream it. Do it » www.concours-dreamdoit.fr Annuaire des relais départementaux disponible sur www.juniorassociation.org
entreprendre | ZOOM
“Toujours un défi à relever” Voilà une entreprise qui fascine, tant par sa constante capacité d’innovation que par ses méthodes de fonctionnement. Souvent, l’esprit “start-up” a vécu. Chez Google, il reste une réalité. Recette d’un succès.
L
’histoire commence en 1995 dans la Silicon Valley. Larry Page et Sergey Brin ont 22 ans, sont étudiants à Stanford, ont des compétences en informatique… et une idée : développer un logiciel qui optimise les recherches sur le Web. Lorsqu’ils le démarchent, le fondateur de Yahoo les encourage à créer leur propre société. 1998, leur premier
siège social est un garage. Quatorze ans plus tard, ils emploient 32 000 personnes, possèdent 70 bureaux dans 40 pays, et sont incontournables sur le Net, tant par leur moteur de recherche que par leurs autres outils – messagerie, agenda, géolocalisation, navigateur, stockage photo, plate-forme vidéo… Cette capacité d’innovation tient non
seulement aux efforts de Google en recherche et développement (la moitié de ses effectifs sont des ingénieurs, ses investissements R & D s’élèvent à cinq milliards annuels, soit 13 % du CA), mais aussi à son mode de fonctionnement. « Dès le départ, ses fondateurs ont souhaité recréer les codes et l’émulation de la vie universitaire », commente AnneGabrielle Dauba-Pantanacce, directrice de la communication de Google France. Pas par lubie d’ados attardés, mais par conviction que « c’était le moyen de favoriser la créativité et de lancer des innovations tout à fait singulières ».
PHOTOS : GOOGLE
Entrepreneuriat collaboratif
Culture virtuelle Avril 2012, les musées d’Orsay et du Quai Branly font leur entrée au Google Art Project. Lancée il y a un an, la plate-forme gratuite de Google dédiée à l’art permet de vadrouiller virtuellement dans 151 musées du globe, à la découverte de 32 000 œuvres. Pour Google, ce projet s’inscrit dans une volonté de soutenir « toutes les formes d’art, cultures et civilisations à travers le monde ». Et de poursuivre son travail de numérisation et d’archivage tous azimuts, qui lui a valu une levée de boucliers sur Google Books, pour risque de position dominante sur le marché de la publication numérique, mais aussi pour non-respect des droits d’auteur et des ayants droit. En France, la justice a interdit à Google de poursuivre sans accord des éditeurs. Visité par vingt millions d’internautes depuis son lancement, Google Art Project ne semble pas faire de tort aux musées, mais au contraire booste leur fréquentation.
16
avril-mai-juin 2012 | Interdépendances n ° 85
Premier levier : un environnement de travail épanouissant. « Partout dans le monde, la cantine est gratuite, les espaces sont très colorés, très ouverts, il y a des coins snacks, des massages », décrit Anne-Gabrielle. Sans parler du mythique Googleplex, un campus de onze hectares en Californie où l’on va d’un bâtiment à l’autre à vélo ou en voiture électrique, où il y a des salles de repos, des terrains de sport, une piscine à vagues… « Et le vendredi à 17 heures, tous les salariés se réunissent autour d’un verre », ajoute Anne-Gabrielle. Nom de code : TGIF, « Thank Google it’s Friday » ! Un peu gadget ? « Le succès de l’entreprise ne tient pas à ses sofas ni à la couleur de ses murs, mais à une approche de management beaucoup plus globale », rappelle Anne-Gabrielle. Exit le fonctionnement pyramidal, protocolaire,
ZOOM | entreprendre
A l’embauche, le candidat est reçu et sélectionné par un panel constitué de tous les gens avec qui il sera amené à travailler souvent inerte, de bon nombre d’organisations. « Ici, le leadership ne tient pas à un grade hiérarchique mais à la capacité à insuffler une idée, à porter un projet, à faire preuve d’adaptabilité. Le business d’Internet exige d’aller vite. Le rôle du manager est de savoir distribuer le pouvoir, favoriser l’esprit d’initiative, développer le travail en petites équipes, pour libérer la créativité. » Concrètement, tout commence au recrutement. « Au-delà des compétences, on y jauge la googliness, c’est-à-dire l’aptitude à correspondre à la culture Google », commente Anne-Gabrielle. Etre capable de travailler dans un environnement multiculturel « où les gens abordent les sujets de manière parfois radicalement différente », savoir évoluer dans une structure légère ou chacun doit faire preuve à la fois d’esprit stratégique et d’efficacité opérationnelle – « à part les grands directeurs, personne n’a d’assistant ! » –, être à l’aise avec les outils collaboratifs « comme le chat instantané, la vidéo conférence ou le partage
de documents », et ne pas se sentir submergé par des cycles d’innovation et de décision extrêmement rapides. « Chez Google, le rythme de croisière n’existe pas. On n’a pas le temps de se poser, il y a toujours un produit ou une fonctionnalité à lancer, un chantier à ouvrir, un défi à relever, un pari à gagner. » Pour maintenir la dynamique, chaque salarié est évalué tous les trois mois, tant par ses responsables hiérarchiques que par ses collègues. « Idem à l’embauche, précise Anne-Gabrielle. Le candidat est reçu et sélectionné par un panel constitué de tous les gens avec qui il sera amené à travailler. »
Des temps de créativité Autre spécificité forte de Google : instituer des temps dédiés à la créativité. « Nos collaborateurs peuvent consacrer un jour sur cinq à un projet privé, indique Anne-Gabrielle – en lien tout de même avec nos métiers, il ne s’agit pas de faire du macramé ! » Bien pour l’individu, mais aussi pour
l’entreprise, puisque beaucoup d’innovations ont vu le jour dans ce cadre. « C’est parce qu’il voulait obtenir une revue de presse instantanée au moment du 11 septembre qu’un ingénieur indien a conçu un agrégateur d’informations, devenu Google News, explique AnneGabrielle. De même, un développeur passionné d’art qui travaille normalement sur Gmail pourra consacrer 20 % de son temps à Art Project. » L’entreprise fait des essais de voiture sans chauffeur, de lunettes avec réalité augmentée… « Ça ne mènera peut-être nulle part, mais c’est ainsi qu’on aboutit à des ruptures technologiques. L’acceptation de l’échec fait partie de la culture Google. On a lancé des tas de produits qui n’ont pas marché ! On en tire les enseignements et on continue sur autre chose. » La marque n’hésite pas à sortir ses nouveautés en version béta, « afin de bénéficier du retour du public pour les finaliser. Le lancement de notre réseau social Google +, par exemple, a été modeste. L’engouement s’est fait petit à petit. avril-mai-juin 2012 | Interdépendances n ° 85
17
entreprendre | ZOOM
Aujourd’hui, il compte 100 millions d’utilisateurs. »
Controverses Un tel essor ne se fait pas sans heurts. 2006, Google accepte de brider son moteur de recherche chinois, « en application de la législation locale ». A ceux qui lui reprochent de faire le jeu de la censure, l’entreprise rétorque que « mieux vaut un Google imparfait que pas de Google du tout » et que google.cn contourne d’autres mécanismes de surveillance. « En Egypte, lorsque le gouvernement Moubarak a coupé Internet, ce sont des équipes de Google qui, en une nuit, ont
développé une technologie permettant aux manifestants de continuer à tweeter, via des messages vocaux, ajoute AnneGabrielle. Nos salariés sont portés par cet idéal de technologie utile et citoyenne. » Autres points sur lesquels Google est critiqué : le recours aux paradis fiscaux pour échapper aux impôts, la surconsommation énergétique engendrée par ses 900 000 serveurs – en contrepartie, la firme a investi 680 millions de dollars dans les énergies vertes –, les risques d’abus de position dominante (qui lui ont valu des condamnations par l’Union européenne), ainsi que de nonrespect de la vie privée, en cas d’utilisation douteuse des données recueillies sur ses utilisateurs.
Un équilibre subtil
Comment concilier esprit pionnier et situation hégémonique ?
Comment concilier esprit pionnier et situation hégémonique ? « C’est l’enjeu du moment, concède Anne-Gabrielle. La croissance ne doit pas faire oublier à Google sa vision de l’innovation, sa créativité originelle. Comme toute multinationale, elle a besoin de lignes directrices et de process, mais il lui faut aussi préserver les méthodes qui ont fait son succès. » Un « équilibre subtil de formel et d’infor-
mel » qui explique le retour aux commandes il y a un an de Larry Page, l’un des fondateurs, en tant que PDG. « Il a par exemple exigé que les réunions ne durent pas plus de 45 minutes, réunissent cinq personnes maximum, aient un thème précis et aboutissent à des décisions, un agenda et un plan d’actions. » Autre clé : donner davantage de pouvoir aux équipes locales. « Un plan d’investissement très ambitieux a été développé pour la France dans les dix-huit derniers mois », explique Anne-Gabrielle, avec ouverture d’un siège parisien de dix mille mètres carrés, création d’un institut culturel « qui met notre technologie et le savoir-faire de nos ingénieurs au service de la valorisation en ligne des patrimoines culturels », et ouverture d’un centre de recherche et développement, afin à la fois de « se positionner en tant qu’acteur français » et « développer des produits à vocation mondiale ». Quatorze ans après sa création, la firme californienne fait-elle sa crise d’adolescence ? « Disons plutôt qu’on est en train de devenir un jeune adulte, avec ce que ça comporte de responsabilités », conclut Anne-Gabrielle. Réjane Ereau
De Gogol à Google Le nom du géant californien fait référence au terme mathématique « googol » (« gogol » en français), qui désigne 10100. Un nombre gigantesque (supérieur à la quantité de particules dans l’univers, évaluée à 1080), qui symbolise l’ambition de l’entreprise : organiser à l’échelle mondiale l’immense volume d’informations disponibles sur le Web, pour le rendre universellement accessible et utile. La marque figure désormais parmi les dix plus connues au monde, et certains dictionnaires ont inclus « to google » dans leurs pages, afin de désigner l’utilisation d’un moteur de recherche pour obtenir un renseignement sur le Web – « googleliser » en bon français ?
18
avril-mai-juin 2012 | Interdépendances n ° 85
Dossier
Quelle école pour le xxie siècle ? Christelle destombes
24
avril-mai-juin 2012 | Interdépendances n ° 85
Le monde change mais que fait l’école ? Le xxie siècle aura besoin, selon une liste établie par l’Unesco, de créativité et d’innovation, de réflexion critique et de capacité à résoudre des problèmes, de communication et de collaboration. Quel type d’enseignement fera que ces compétences s’épanouissent chez les élèves d’aujourd’hui et de demain ?
© olivier culmann / tendance floue
C
’est une anecdote que François Taddéi, chercheur en biologie des systèmes à l’Inserm et penseur de l’éducation [cf. interview page 29], cite volontiers : « Lorsque mon fils est entré en CP, la maîtresse m’a dit : « il est charmant, mais il pose des questions ». Depuis, je m’interroge sur le système éducatif… » Quel parent n’a pas vécu l’angoisse diffuse d’avoir le mauvais enseignant pour son enfant ? Qui n’a pas rêvé d’une école où chaque individu serait pris en compte, contre la vision tayloriste d’une école qui « bourre le crâne » sans réellement préparer à la réflexion ? En juillet dernier, le baromètre des services publics en Europe BVA-Institut Paul Delouvrier [1] révèle que l’éducation est la priorité des Européens, et tout particulièrement des Français, devant l’emploi. 60 % de ceux-ci considèrent que les pouvoirs publics devraient s’occuper
avril-mai-juin 2012 | Interdépendances n ° 85
25
DOSSIER Quelle école pour le XXI siècle ? e
© Flore-Aël Surun, 2009
Photo ci-contre : L’école a l’ère du numérique. L’école élémentaire Jean de La Fontaine à Elancourt (Yvelines) est un établissement pionner en France. Elle dispose d’ordinateurs portables, de tableaux numériques interactifs (TNI) et de matériel de visioconférence.
Quatre piliers fondamentaux pour développer les compétences essentielles au xxie siècle : apprendre à connaître, à faire, à vivre ensemble et à être 26
avril-mai-juin 2012 | Interdépendances n ° 85
en priorité de l’éducation, soit 17 % de plus que lors de l’enquête réalisée en 2010. Et les Français sont aussi ceux qui portent le jugement le plus négatif sur l’action des pouvoirs publics en matière d’éducation, d’emploi et de santé. De fait, l’enseignement français semble incessamment se chercher. L’école de Jules Ferry avait pour objectif de permettre d’accéder à la raison et d’être maître de soi, un préalable à l’entrée dans la République naissante. Mais la nostalgie ne saurait faire oublier qu’elle n’avait « nullement les préoccupations de préparation à la vie professionnelle qui tendent à dominer aujourd’hui » [2]. L’école accompagne un projet de société, vécu comme politique : de la création du collège unique par la loi Haby de 1975, à la massification de l’enseignement et l’objectif de 80 % d’une classe d’âge arrivant au bac avec la loi d’orientation de 1989, ou encore avec la création des ZEP (zones d’éducation prioritaire) en 1982, l’institution s’adapte. Selon Jeremy Rifkin, dans “Une nouvelle conscience pour un monde en crise” [3] : « La révolution industrielle a été l’aiguillon de la création de l’école publique et de l’alphabétisation de masse afin de préparer les gens aux compétences professionnelles, techniques ou spécialisées nécessaires à la nouvelle économie. Ces nouvelles qualifications industrielles ont libéré des millions d’individus des vieux liens communautaires, en leur permettant de conclure des contrats de travail salarié et de devenir plus indépendants. » Cette phase est terminée. Les défis de l’adaptation au xxie siècle, « le siècle de la connaissance », ramènent l’école à une question centrale : celle de l’innovation, le modèle de l’imitation, qui a prévalu pendant les Trente Glorieuses, étant caduque.
Une réflexion internationale Tout le monde s’accorde à dire que dans notre société mondialisée, où la compétition économique est sans pitié, le temps du développement économique stable est fini. « Les compétences clés requises pour le futur doivent permettre, beaucoup plus qu’auparavant, la flexibilité, la prise de risque, la créativité et l’innova-
tion [4]. » C’est une des grandes priorités partagées par les institutions internationales et les gouvernements. Depuis le début des années 2000, l’Unesco évoque la nécessité de « préparer les populations à une économie fondée sur le savoir », Dans un rapport remis à l’Unesco dès 1996 [5], la commission sur l’éducation du xxie siècle présidée par Jacques Delors préconisait quatre piliers : apprendre à connaître, à faire, à vivre ensemble et à être, comme étant fondamentaux pour développer les compétences essentielles, soit créativité et innovation, réflexion critique et capacité à résoudre des problèmes, communication et collaboration [6].
tlet © Louise bar t
Bill Drayton, rédacteur en chef invité « Il est temps d’amener le monde vers une nouvelle définition du succès, fondée sur la maîtrise et la pratique de l’empathie et ayant pour principes de faire le plus de bien possible, et commettre le moins de mal, avec ses paroles et ses actes. De nombreuses méthodes d’éducation pour la paix et la nonviolence se fondent sur cette valeur. Elle est la clé pour comprendre ce que les autres vivent, en écoutant de tout son être, de sorte à saisir directement ce qui est là, devant soi, et non pas simplement entendre ou analyser des propos ou comportements. Les règles et connaissances qui pouvaient convenir à un monde statique sont obsolètes dans le monde actuel, où le changement ne cesse de se répandre. Maîtriser l’empathie dès l’enfance comme socle sur lequel développer le travail d’équipe (jusqu’à former des “équipes d’équipes” globales), ainsi qu’un leadership qui repose sur la collaboration, et mettre ces compétences au service du changement : voilà un nouveau paradigme, adapté à notre époque, dans laquelle la structure hiérarchique, millénaire, ne peut plus fonctionner. »
Finlande
Un modèle qui fait rêver Pas de notes avant l’âge de 12 ans, très peu de redoublement ; des profs bien formés (dès les années 70, obligation d’avoir un master même pour les professeurs des écoles, avec une grande part laissée à la pédagogie), dotés d’un assistant pour le travail en groupes ; pas de devoirs à la maison et de très bons résultats dans les classements internationaux*, avec les écarts les plus réduits entre élèves des différentes catégories socio-économicoculturelles. Le système éducatif finlandais, équitable et performant, fascine… Autrefois très élitiste et inégalitaire, il a été progressivement réformé à partir de 1968, région par région : tronc commun de l’enseignement jusqu’à 16 ans, défini par le plan national d’enseignement, gratuité pour tous (y compris la cantine), autonomie des municipalités pour le fonctionnement des écoles. De 1994 à 2002, cette autonomie est renforcée, les établissements se voyant confier le développement de leur programmes, en interaction avec les enseignants, les parents, les partenaires locaux et même les élèves. Jukka Sarjala, président de l’Office central de l’enseignement à Helsinki et l’un des co-fondateurs du système, déclarait en 2000** : « Nous avons une école pour tous les enfants, car nous avons besoin de chacun d’eux dans notre société. […] Cette position de principe conforte à la fois les élèves, les parents et les enseignants dans leur conviction de participer à égalité de droits au processus éducatif et d’en assumer leur part de responsabilité… » Avec cinq millions d’habitants et une société très homogène, la Finlande s’est forgé un système éducatif démocratique, source d’inspiration, et a rassemblé un groupe de spécialistes nationaux, Future learning Finland***, pour exporter son modèle. * Résultats de l’étude PISA 2000 : sur 32 pays, la Finlande s’est classée 1re en compréhension de l’écrit, 3e en sciences et 4e en mathématiques. En 2009, sur 65 pays, elle était 2e en sciences derrière Shanghai, 3e en compréhension de l’écrit et 5e en maths. ** www.ecolechangerdecap.net/spip.php?article107 *** www.futurelearningfinland.fi
avril-mai-juin 2012 | Interdépendances n ° 85
27
cULTURE Pour ce numéro spécial auquel il collabore en tant que rédacteur en chef invité, Bill Drayton propose une sélection d’œuvres – livres, films, pièce de théâtre, chanson – l’ayant marqué ou inspiré.
Before the Dawn Nicholas Wade Editions Penguin, 320 p., 2006
Journaliste scientifique au New York Times, Nicholas Wade nous propose dans cet ouvrage un retour aux sources de l’humanité, à l’aube de notre civilisation. S’appuyant sur de récentes découvertes scientifiques sur le génome humain, Wade remonte aux origines de notre lignée, lorsqu’elle se distingue de celles des gorilles et des chimpanzés, pour retracer l’histoire de nos plus vieux ancêtres et suivre l’évolution de la nature humaine. Les flux migratoires se sont opérés du premier homme africain à traverser la mer Rouge, jusqu’à la conquête de l’Islande il y a tout juste un millier d’années. Cet ouvrage montre à quel point l’analyse de l’ADN peut réécrire l’histoire de l’humanité.
Amazing Grace
William Wilberforce and the Heroic Campaign to End Slavery Eric Metaxas Editions HarperOne, 304 p., 2007
Amazing Grace retrace la vie extraordinaire de l’abolitionniste et parlementaire anglais William Wilberforce (1759-1833). Un personnage qui endossa plusieurs rôles tout au long de sa vie : militant des droits de l’homme, réformateur culturel et membre du Parlement anglais. Pendant plus de 20 ans, William Wilberforce lutta contre l’esclavagisme. Sa victoire, il l’obtiendra trois jours avant sa mort, en 1833, date à laquelle l’abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques est proclamée. On découvre à quel point cet homme trop peu connu a révolutionné la face du monde et a été une source d’inspiration pour le mouvement anti-esclavagiste en Amérique.
Genghis Khan and the Making of the Modern World Jack Weatherford Crown Edition, 352 p., 2004
Le célèbre conquérant mongol n’inspire pas que de la terreur aux historiens. L’écrivain et anthropologue américain Jack Weatherford défend l’influence progressiste de Genghis Khan auprès des nombreux peuples conquis avec ses troupes mongols. Sultanat perse, empires des Kara-Khitan, des Jin, du Khorassan, puis des Song du Sud, califat abbasside, alliance des cités russes et chevaliers teutoniques… La liste des peuples terrassés par Gengis Khan impressionne. Pourtant, Weatherford prend le lecteur à contre-pied en glorifiant la stratégie mise en œuvre par les Mongols pour étendre leur empire, plutôt que de fustiger leur barbarie légendaire. Il met en lumière un facteur qui témoigne du pragmatisme et de l’esprit novateur de Gengis Khan : sa capacité à intégrer systématiquement les innovations militaires des peuples conquis. L’auteur voit le chef de guerre comme un visionnaire porteur de valeurs très modernes : défense de la liberté religieuse et de l’esprit d’entreprise chez les peuples conquis, opposition aux systèmes féodaux, faisant élaborer un alphabet inspiré du syriaque en usage chez les Ouïghours, afin de codifier l’appareil d’Etat requis pour administrer les immenses étendues conquises. Bref, un précurseur. Pour Weatherford, « tous les aspects de la vie européenne changèrent durant la Renaissance sous l’influence mongole », grâce notamment à leur maîtrise de la science et la façon qu’ils ont eu d’assimiler les avancées technologiques des peuples conquis. Ce qui amène l’auteur à élever Gengis Khan au rang de « passeur de civilisation » et de bâtisseur du monde moderne.
And Quiet Flows the Don Mikhail Aleksandrovich Sholokhov, Vintage éditions
L’une des grandes épopées du XXe siècle racontée par le prix Nobel de littérature 1965. En cinq volumes, écrits entre 1926 et 1940, Mikhail Aleksandrovich Sholokhov dépeint la vie des Cosaques au cours de la 1re Guerre Mondiale et de la guerre civile russe (1912-1922), dans sa région natale du Don. Sholokhov suit l’histoire d’amour impossible de Gregor et d’Aksinia, l’engagement du jeune Gregor dans l’armée blanche, puis dans la cause nationaliste cosaque qu’il rejoint pour combattre l’armée rouge. Le roman de Sholokhov est souvent comparé à Guerre et paix de Léon Tolstoï.
Fist Stick Knife Gun Geoffrey Canada Editions Beacon Press, 192 p., 1996
Geoffrey Canada est un enfant du Bronx. Vulnérable, frêle et effrayé par la jungle urbaine qui l’entourait, il a dû apprendre par lui-même les codes qui régissaient les trottoirs de son quartier : le poing, le bâton, le couteau. Puis les rues ont changé, les enjeux sont devenus plus grands, la violence plus crue. Au fil des pages, Canada raconte une enfance profondément marquée par cette violence, présente à chaque coin de rue. Il écrit notamment : « Vous devez savoir qu’on y arrive pas en un jour, en une semaine, en un mois. Il faut des années de préparation avant d’être prêt à commettre un meurtre, à tuer ou mourir pour un coin de rue, pour une couleur ou pour une veste en cuir. »
The Baburnama Bâbur Modern Library Pbk. edition 608 p., 2002
Zahir ud-din Muhammad, dit Bâbur, littéralement « le tigre », n’est peut-être pas aussi célèbre que son ancêtre Gengis Khan, mais ses velléités de conquérant sanguinaire sont à la mesure des ambitions de ce dernier. Ce Turco-Mongol fut le premier de sa lignée à être empereur d’Inde au 15e siècle. Sa dynastie y règnera jusqu’au 19e siècle. Plutôt que de dresser le portrait d’un guerrier assoiffé de sang et de nouveaux territoires à conquérir, cette autobiographie dictée entre 1494 et 1529 raconte la fascinante histoire d’un érudit doué pour l’ethnographie, la musique et les lettres.
avril-mai-juin 2012 | Interdépendances n ° 85
61