Poly 165 - Mars 2014

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Magazine N°165 MARS 2014 www.poly.fr

Higelin La vie est belle Doré & Friends L’artiste et ses fils spirituels Le Misanthrope Un Molière décapant au TNS Festivals Les Giboulées, Le Printemps des bretelles, Les femmes s’en mêlent

culture, du neuf sous le soleil ? Municipales 2014 dans le Grand-Est



SANS FRONTIÈRES

BRÈVES

Lueur guerrier © Delphine Gratinois

L’exposition Regards sans limites # 02 / La jeune photographie transfrontalière présente les travaux des quatre lauréats – les lorrains Delphine Gatinois, Sylvie Guillaume et Guillaume Greff ainsi que le luxembourgeois Mike Bourscheid – du concours proposé par la Grande Région. Exposées au Centre Culturel André Malraux à Vandoeuvre-les-Nancy jusqu’au 8 mars, les photos seront par le suite visibles à la Scène national de Bar-le-Duc (22 avril au 28 juin), au Saarländisches Künstlerhaus (10 juillet au 7 septembre) à Sarrebruck et au Centre National de l’Audiovisuel de Dudelange (15 janvier au 15 février 2015). www.centremalraux.com

SANS VOIX

Le Festival du Film muet se déroulera dans différents lieux à Karlsruhe (ZKM...) entre le 6 et le 9 mars. Des classiques de Charlie Chaplin et des œuvres moins connues des années 1920, accompagnées par des musiciens internationaux nous transportent dans l’univers des débuts du cinéma.

TISSER DES LIENS Le spectacle de danse Taoub (Samedi 22 mars) à MA Scène nationale de Montbéliard est le fruit d’une rencontre entre le metteur en scène français Aurélien Bory et douze artistes d’Alger qui présentent une tradition acrobatique populaire du Maroc. À la hauteur du titre, qui signifie tissu en langue arabe, les artistes jouent à la fois avec cette matière et la notion de tissu social à travers une solidarité et confiance mutuelle absolue. www.1314.mascenenationale.com

Der Fürst von Pappenheim de Richard Eichberg Allemagne 1927 © Deutsche Kinemathek

www.stummfilmfestival-karlsruhe.de

QUI EST IN, QUI EST OFF ? Déjà dix ans que le Festival Giboul’Off (du 27 au 29 mars), en écho à la biennale organisée par le TJP (voir page 42), provoque des rencontres inattendues entre marionnettes, musique, danse et théâtre. Pendant trois jours, des artistes des compagnies Dyo, Dromosofista ou Les Nazes

se produiront dans et devant le Molodoï. À travers des spectacles impromptus en caravane, des concerts et des cabarets, ils nous feront partager leurs découvertes et expérimentations autour de la jeune création marionnettique. www.gibouloff.over-blog.com Poly 165 Mars 14

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TOUT UN

BRÈVES

PLAT

JAZZ IN

PROGRESS Vendredi 28 mars, la saxophoniste française Alexandra Grimal présentera le résultat de sa résidence de création à Pôle Sud. Entourée par les meilleurs musiciens de sa génération, cette jeune prodige du jazz contemporain créera une œuvre riche de ses expériences dans divers pays et cultures.

Dans le spectacle Écoutez grincer les coquilles de moules (les 13 et 14 mars au Centre Europe de Colmar), d’après un roman allemand de Birgit Vanderbeke, la comédienne Geneviève Kœchlin du Théâtre du Même Nom, parle d’un diner qui a tout changé. Une soirée où le père attendu ne rentrait pas et durant laquelle les enfants et leur mère ne touchèrent pas au plat de moules qui incarnait le dégout qu’ils avaient pour cet homme violent et autoritaire.

www.pole-sud.fr

www.colmar.fr

DESSINE-

MOI UN

POILU

L’exposition de dessins satiriques Quand Gus Bofa dessinait la guerre, organisée dans le cadre du Centenaire de la Grande Guerre, est visible jusqu’au 29 mars à la Bibliothèque de Belfort. Bofa, illustrateur pour le journal satirique La Baïonnette était engagé en tant que simple soldat : loin du ton propagandiste du journal français, il traduisit dans ses dessins le quotidien au front et la folie de la guerre avec humour et subtilité.

capture d’écran de la vidéo de David Claerbout

www.ville-belfort.fr

MISSION

IMPOSSIBLE

Dans le cadre de Pièces Montrées, ensemble d’expositions d’œuvres issues des collections du Frac Alsace, la Fondation Fernet-Branca (SaintLouis) présente La collection impossible. Imaginée par l’historien de l’art Roland Recht et le directeur du Frac, l’expo pose plusieurs questions : celle du paysage, naturel ou urbain ou encore de la place de l’individu dans la société. Jusqu’au 23 mars. www.fondationfernet-branca.org Poly 165 Mars 14

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Pigments & Poésie

BRÈVES

Du 14 au 29 mars, la salle Conrath de l’Hôtel de Ville de Strasbourg abrite les peintures de Marie-Odile Biry-Fetique. C’est une délicate poétique de la matière qui se déploie sur des toiles où formes et couleurs semblent se dissoudre dans une élégante abolition de toutes limites visuelles. Au cœur d’un maelström de pigments se découvrent d’étranges univers entraînant le visiteur dans une improbable zone située entre abstraction et figuration. www.strasbourg.eu

LOVE STORY Rythmes anatoliens et occitans au programme, en compagnie du trio Forabandit qui se produit à la Salle du Cercle de Bischheim, jeudi 20 mars. Avec une mandole, un bağlama turc, des percussions et leurs voix, ils suivent les traces des troubadours, poètes de l’amour courtois, en revisitant les musiques traditionnelles. www.salleducercle.ville-bischheim.fr

LA CHOSÉITÉ DE L’ART

URBAN

NATURE L’artiste Philippe Lepeut a récemment installé Syneson, une œuvre sonore sur la place du Marché du Neudorf à Strasbourg. Il l’envisage comme un orgue de Barbarie moderne où l’informatique remplace le carton perforé pour une diffusion préprogrammée d’échantillons de sons capturés dans la nature. Sept hauts parleurs les diffusent au début de chaque heure en fonction du moment de la journée et de la saison : chants de rossignols et de merles, orage qui gronde ou vaches meuglant. www.ceaac.org www.philippelepeut.com

Au Frac Franche-Comté de Besançon est présenté le volume 2 de l’exposition Les Choses (jusqu’au 13 Avril) qui rassemble des œuvres mettant en exergue la place centrale de l’objet dans l’histoire de l’Art. Des boîtes de soupe Campbell de Warhol aux guns de Xavier Veilhan, en passant par le fascinant balcon de néon de Perrine Lievens ou un charmant Man Ray, voilà un voyage protéiforme et passionnant. www.frac-franche-comte.fr

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BRÈVES

TRACES

L’exposition Traverses (jusqu’au 29 mars) à La Lune en Parachute à Épinal présente trois photographes qui exercent leur art dans des champs bien différents : Férial recherche dans ses portraits intenses les expériences qui ont marqué les visages de ses sujets, El Pradino critique avec ses photomontages la société de consommation dans les grandes villes et Jadikan évoque, avec son light painting, les esprits de bâtiments désaffectés.

L’ESSENTIEL EST INVISIBLE

www.laluneenparachute.com

POUR LES YEUX Cet été ouvrira Le Parc du Petit Prince, premier centre aérien du monde à Ungersheim, un programme ludique et éducatif inspiré par l’univers du héros de Saint-Exupéry. Au sol (sur la planète B612), un film et un quizz sur l’astronomie, une simulation de vol et une ferme à papillons sont à découvrir, tandis que dans les airs (sur les planètes du Roi et de l’Allumeur de Réverbère), trois ballons offriront une vue panoramique sur les Vosges, la Forêt Noire et la plaine d’Alsace. www.parcdupetitprince.com

TOUR DE BABEL

L’exposition Transborder (jusqu’au 8 mars) organisée par le programme Triptic, réunit différents artistes autour de la notion de frontière à l’Espace culturel gantner de Bourogne. Andreas Hageluken, Thomas Loop et Ephraim Wegner présentent une installation dadaïste, un joyeux brouhaha qui révèle la proximité phonétique entre les dialectes du Pays des trois frontières et fait oublier le sens des mots au profit de leur sonorité. L’installation Kuckucksuhrkonzert d’Olivier Balagna quant à elle joue avec le cliché allemand et suisse de l’horloge coucou. www.espacemultimediagantner.cg90.net

L’AMI DU PETIT-DÉJEUNER La structure culturelle Dédale présente sa première exposition à L’Origami (voir Poly n°163) : Céréal Cérébral (du 4 mars au 25 avril) de Paul Heintz, artiste sélectionné par les usagers et les salariés du Centre socioculturel mulhousien. Il nous invite notamment à découvrir le résultat d’un travail pour lequel il s’est lancé le défi (un peu fou) de dessiner chaque pétale de maïs contenu dans une boîte de céréales. www.dedaleorigami.tumblr.com Poly 165 Mars 14

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AMERICA, AMERICA

BRÈVES

ÇA VA On board © Jérôme Brézillon

JAZZER L’exposition America on board (du 11 mars au 4 mai) à La Filature de Mulhouse rend hommage au photographe Jérôme Brézillon (1964-2012) et sa fascination pour les États-Unis. Pour ce projet inachevé, il a traversé le pays au bord d’un train en capturant par sa fenêtre paysages et personnes. Des œuvres d’Anne Rearick et de Pieter ten Hoopen complètent cette démarche observatrice en tirant le portrait de personnes aux marges de la société américaine. www.lafilature.org

Les amateurs du jazz se donnent rendez-vous entre le 20 et 22 mars au neuvième Festival international de Jazz classique à Marckolsheim. Quand des formations régionales comme The Blue Heaven Stompers (Alsace) nous mènent dans l’ambiance des dancings new-yorkais des années 1920, The Robin Nolan Trio (Londres / Amsterdam) joue son swing manouche et la chanteuse Andrea Motis joue avec le Joan Chamorro Quintet (Barcelone) du jazz catalan, plus personne ne reste en place. www.marckolswing.fr

HANTÉ

Rencontre au sommet, mercredi 12 et jeudi 13 mars à Pôle Sud, entre deux jeunes chorégraphes passés par les ballets classiques du Nord et du Rhin. Dans Spektrum, Guillaume Marie et Vidal Bini (futur directeur du Théâtre de Bouxwiller avec Thibaut Wenger) confrontent leurs visions du fantôme en puisant dans leur mythologie personnelle l’essence de gestes habités dans un huis clos tendu entre effroi et désir. www.pole-sud.fr

CIEL La boutique du Musée Unterlinden (Colmar) propose un foulard en édition limitée et numérotée, signé par Nathalia Mouthinho. Inspiré par le panneau L’Ascension du Retable des Dominicains de Martin Schongauer (1480), l’imprimé du foulard en twill de soie (75 cm2) évoque un ciel nocturne avec différents motifs de nuages. La colorisation du tissu en bleu, blanc et or en fait une interprétation moderne de l’œuvre du fameux peintre et graveur alsacien.

© Benoît De Carpentie

À PORTER

www.nathaliamoutinho.com Poly 165 Mars 14

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sommaire

20 DOSSIER Élections municipales : quelle place pour la culture dans les principales villes du Grand-Est ?

28 Molière revisité par la compagnie epik hotel 28

30 Interview avec Nicolas Bouchaud qui campe un Misanthrope punk au TNS

38 Rachid Ouramdane témoin de son temps 42

Les Giboulées fêtent les marionnettes et revisitent les mythes anciens

45 Jacques Higelin célèbre la vie et la liberté, comme on respire avec sérénité la douceur d’un printemps

46 L’artiste flamande An Pierlé nous convie à une tournée intimiste

48 Bertrand Betsch tend la main pour nous attirer dans les profondeurs nocturnes

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58 Quatre jeunes peintres issus de l’option Art de la HEAR exposent au Pôle culturel de Drusenheim

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’inventivité et l’influence des œuvres dessinées de L Gustave Doré célébrées au MAMCS

70 Les toiles avant-gardistes d’Odilon Redon envahissent la Fondation Beyeler

72 Promenade entre les rochers légendaires de la “Suisse d’Alsace”, à Wangenbourg, sous des trombes d’eau

80 Focus sur l’architecte Christian Plisson qui a récemment

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restructuré le Centre Europe à Colmar

82 Pascal Bussy donne des conférences sur la notion de transe dans les musiques actuelles

COUVERTURE

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Ce papy looké au sourire béat, prêt à se rendre à son club de fitness, profite de ses vieux jours à Sun City, l’une des premières villes construite uniquement pour des retraités américains. Le photographe Peter Granser y a signé la série éponyme exposée par La Chambre au Sofitel de Strasbourg (lire page 62), révélant l’aspect factice de vies coupées du monde dans des villas tout droit sorties d’une série TV promouvant l’american way of life. Les anciens hippies coulent de beaux jours, mais les envie-t-on vraiment ? www.granser.de

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OURS / ILS FONT POLY

Emmanuel Dosda Il forge les mots, mixe les notes. Chic et choc, jamais toc. À Poly depuis une dizaine d’années, son domaine de prédilection est au croisement du krautrock et des rayures de Buren. emmanuel.dosda@poly.fr

Ours

Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)

Thomas Flagel Théâtre des balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes depuis cinq ans dans Poly. thomas.flagel@poly.fr

Dorothée Lachmann Née dans le Val de Villé cher à Roger Siffer, mulhousienne d’adoption, elle écrit pour le plaisir des traits d’union et des points de suspension. Et puis aussi pour le frisson du rideau qui se lève, ensuite, quand s’éteint la lumière. dorothee.lachmann@poly.fr

Benoît Linder Cet habitué des scènes de théâtre et des plateaux de cinéma poursuit un travail d’auteur qui oscille entre temps suspendus et grands nulles parts modernes. www.benoit-linder-photographe.com

Stéphane Louis Son regard sur les choses est un de celui qui nous touche le plus et les images de celui qui s’est déjà vu consacrer un livre monographique (chez Arthénon) nous entraînent dans un étrange ailleurs. www.stephanelouis.com

Éric Meyer Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés (chaussures, avions…) s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain, mis en lumière par la gravure. http://ericaerodyne.blogspot.com

www.poly.fr RÉDACTION / GRAPHISME redaction@poly.fr – 03 90 22 93 49 Responsable de la rédaction : Hervé Lévy / herve.levy@poly.fr Rédacteurs Emmanuel Dosda / emmanuel.dosda@poly.fr Thomas Flagel / thomas.flagel@poly.fr Dorothée Lachmann / dorothee.lachmann@poly.fr Ont participé à ce numéro René Bohn, Sarah Krein, Pierre Reichert, Irina Schrag, Lisa Vallin, Daniel Vogel et Raphaël Zimmermann Graphiste Anaïs Guillon / anais.guillon@bkn.fr Maquette Blãs Alonso-Garcia en partenariat avec l'équipe de Poly © Poly 2014. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. Tous droits de reproduction réservés. Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. ADMINISTRATION / publicité Directeur de la publication : Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Administration, gestion, diffusion, abonnements : 03 90 22 93 38 Gwenaëlle Lecointe / gwenaelle.lecointe@bkn.fr

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ÉDITO

municipales : malraux aux oubliettes ? Par Hervé Lévy

Illustration signée Éric Meyer pour Poly

Dans le cadre du Club de la presse Strasbourg Europe, retrouvez les candidats aux élections municipales de Strasbourg pour un grand débat animé par la rédaction de Poly sur le thème de la Culture, mercredi 19 mars à 12h30 à la Librairie Kléber

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L

orsque nous avons choisi de poser plusieurs questions sur la culture (voir notre dossier page 20 et l’intégralité des réponses sur le site www.poly.fr) aux principales têtes de liste des élections municipales – qui se dérouleront les 23 et 30 mars – des sept villes de plus de 50 000 habitants du Grand-Est, nous estimions que le sujet valait la peine d’être exploré. Néanmoins nous ne sommes pas si naïfs et ne nous faisions guère d’illusions sur ce que nous allions récolter (des pensums un peu poussifs, vagues esquisses pour un tract de campagne thématique qui ne verrait peut-être jamais le jour). Seuls deux candidats ne se sont pas prêtés au jeu…

Où est la passion ? Où est le feu ? Où est l’amour ? Dans la campagne la culture fait tapisserie, reléguée en position subalterne. Serait-elle chose trop sérieuse pour être laissée aux politiques et à leurs sbires, technocrates sans âme ? « Encéphalogramme plat » a déjà affirmé, il y a quelques mois, l’ancien Adjoint à la Culture de Strasbourg, désormais rangé des voitures, Robert Grossmann (UMP), à qui l’on peut certainement faire beaucoup de reproches, mais pas lui dénier, ni la fougue,

ni l’ardeur. Et pourtant, elle est un formidable levier économique, vecteur d’emploi et de rayonnement – un mot dont la bouche des hommes politiques est pleine – pour les villes : regardez ce qui s’est passé à Metz avec le Centre Pompidou, fantastique outil qui a métamorphosé la structure urbaine de la ville. Jetez un œil du côté du work in progress colmarien pour le Musée Unterlinden : gageons que le bâtiment imaginé par Herzog & de Meuron fera venir du monde. Alors, on ne comprend vraiment pas pourquoi les yeux de certains semblent éteints lorsqu’on parle de culture. Imaginez ! Rêvez !! Bâtissez !!! Malgré tout, dans ce torrent sémantique reçu à la rédaction ont émergé quelques pépites, des idées, des prises de position et des analyses pleines de sens. Rien que pour cela, ce dossier valait la peine d’être réalisé. Tous ces mots de plus ne vont pas s’envoler : pour les blackboulés du suffrage universel, évidemment, cela ne portera pas à conséquence, mais pour les autres, les élus, restera un document clair et complet, des mesures concrètes annoncées. Une trace. On pourra en reparler dans quelques mois…



LIVRES – BD – CD – DVD

CLUB NOIRES ANNÉES L’écrivain argentin Alejandro Maciel revient sur les années noires où, comme au Chili voisin, la junte au pouvoir ratissait le pays avec la compromission de l’Église pour séparer le bon grain de l’ivraie et conserver envers et (surtout) contre tous le trio sacré formé par « la propriété privée, Dieu et la famille ». Alejandro, César, Loisa, Juanca et Ingrid, jeunes étudiants en médecine ont eu le malheur de se pencher avec un regard critique sur la nature des conflits économiques de leur patrie, « d’autopsier le Léviathan ». Et l’on ne rigole pas avec une dictature militaire. Le narrateur porte seul la culpabilité et le souvenir des disparus. Paru quelques jours avant le sixième anniversaire des éditions strasbourgeoises La Dernière goutte, ce roman dans lequel l’écrivain dialogue avec son personnage, montre que, parfois, « trahison, confession et confusion ne sont qu’une seule chose » : un passé à notre poursuite. (T.F.) Alejandro Maciel, La Faute des morts, Éditions La Dernière goutte (17 €) www.ladernieregoutte.fr

ÉTUDIANTS ! DIANTS ! DIANTS ! Fondée en 1923, l’Association Fédérative Générale des Étudiants de Strasbourg fut un acteur déterminant de la vie estudiantine du XXe siècle et un modèle. Dans un style limpide, le professeur et metteur en scène Lionel Courtot retrace cette passionnante épopée qui débuta sous l’égide de président Poincaré afin de promouvoir le patriotisme français après la Première Guerre mondiale. Des innovations qu’elle apporta à certains lieux emblématiques (le KVO qui restera à jamais mythique ou le Restaurant universitaire de la Gallia), en passant par son rôle essentiel dans la Résistance, voilà une passionnante destinée alsacienne qui abrita, dans les années 1960, de nombreux situationnistes. C’est du reste l’AFGES qui édita le mythique De la misère en milieu étudiant… (H.L.) L’AFGES, 90 ans au service des jeunes, éditions du Signe (22 €) www.editionsdusigne.fr

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MED

Le quintet strasbourgeois L’Hijâz’Car (lire Poly n°146 ou sur www.poly.fr) poursuit sa croisière musicale dans le bassin méditerranéen et ailleurs avec la sortie d’un nouvel opus signé sur le prestigieux label défricheur de sonorités du monde, Buda Musique. Armés de leurs instruments fétiches (oud, tarhu, clarinette, basse ou percus), Gregory Dargent et sa bande nous ouvrent des horizons lointains en quelques enchevêtrements de motifs harmonieux, d’accords mêlés menant en terre irakienne ou dérivant vers Istanbul, via le pays de l’Igor noir et un bond dans le temps (en 1973, date de la rencontre entre le grand Duke et Mulatu Astatke, en Éthiopie). Le jazz oriental de L’Hijâz’ résonne tandis que la Caravan d’Ellington passe… (E.D.)

Sortie de l’album éponyme de L’Hijâz’Car, lundi 10 mars, sur Buda Musique www.budamusique.com www.hijaz-car.com


LIVRES – BD – CD – DVD

SE SOUVENIR DE

LA NATURE Le nouvel opus de Pascal Dusapin (né en 1955, à Nancy) enregistré avec MyungWhun Chung et l’Orchestre philharmonique de Radio France rassemble Reverso et Uncut (aux réminiscences de swing), deux de ses solos pour orchestre, puzzle sonore en sept pièces aux multiples passerelles. Également sur ce CD, Morning in Long Island – qui lui donne son nom – est un paysage sonore rappelant un épisode vécu par le compositeur avec l’écrivain Olivier Cadiot. De ce souvenir de nature, le musicien tire une pièce aérienne et atmosphérique aux puissantes séductions où la présence de l’homme est perceptible, dans un lointain diffus et abstrait qui, parfois, évoque Central Park in the dark de Charles Ives. (H.L.) [ Morning in Long Island ], Deutsche Grammophon (14,99 €) www.deutschegrammophon.com

LA BALLADE de

J I M

Si la pochette du nouvel album d’OZMA (lire article dans Poly n°150 ou sur www.poly.fr) semble faire un lointain écho à celle de The Dark Side of the Moon, c’est que le quartet livre un quatrième long format aux effluves floydiennes. En douze chapitres, il conte l’épopée d’un certain Jim, voyageur des temps modernes ouvrant les yeux sur un monde aussi beau que chaotique. Le groupe strasbourgeois entremêle saxo et laptop, guitare électrique et batterie colérique dans un tourbillon sonique, entre prog’ rock seventies et jazz aux accents électroniques façon Ninja Tune (Jaga Jazzist, Cinematic Orchestra…). Un disque explosif sous forme de quête humaine. (E.D.) New Tales, édité par Juste une trace (12 €) www.juste-une-trace.com – www.ozma.fr

MA GRAND-MÈRE

BIEN-AIMÉE Après un très remarqué Droit d’asile en 2011, le colmarien Étienne Gendrin signe un étonnant portrait de sa grand-mère. Bourrue à l’ancienne, capable de milles attentions comme de donner des tartes à la première remarque de travers, la pétillante vieille dame revient, sous le trait amusé de son petit fils devenu homme, sur sa vie depuis l’endroit où elle règne toujours en maître : sa cuisine. Nous cheminons entre souvenirs de naissances (10 enfants, le régiment personnel de la mère-grand !), de la guerre, de franches rigolades comme de réprimandes sévères par le trait raide mais non moins expressif de l’auteur. La cuisine comme lieu de partage de bons mets et de tranches de vies… (D.V.) Étienne Gendrin, Comment nourrir un régiment, Casterman (16 €) www.casterman.com

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DOSSIER

élections, piège à c…ulture ? La culture tient-elle la place qu’elle mérite dans les programmes politiques à l’occasion des élections municipales ? Nous nous sommes interrogés, avant de nous adresser directement aux principaux candidats à la tête des villes de plus de 50 000 habitants du Grand-Est, une liste de questions sous le bras. À partir de leurs réponses, nous avons sélectionné quelques extraits que nous vous livrons ici. L’intégralité des réponses est à lire sur www.poly.fr.

BELFORT

Quel bilan pour la culture dans votre ville ces six dernières années ? Liste Christophe Grudler (UDI, MoDem) La culture a été malmenée dans notre ville. Il y avait des idées intéressantes, mais la personnalité de l’adjoint – très contesté pour son mode de management – a tout mis à mal : unilatéralisme fermant la porte à des projets non issus du pouvoir en place, absence de concertation, direction brutale du Service culturel, avec éviction de tous ceux pouvant lui faire de l’ombre, comme Catherine Bizern, déléguée générale du festival du cinéma Entrevues, remerciée du jour au lendemain. Liste Damien Meslot (UMP) Un manque d’accessibilité à tous de

certains spectacles ou de lieux culturels. Je regrette également le manque de transparence et d’objectivité des critères de distribution des subventions. Liste Étienne Butzbach, maire sortant (PS, EELV, PRG) Un bilan très positif. Nous avons redynamisé le public de nos grands équipements, comme la scène nationale le Granit ou le Centre chorégraphique national de Franche-Comté, en programmant une offre qui permette une meilleure accessibilité. Quels axes de politique culturelle souhaitez-vous mener en cas de victoire aux Municipales ? Liste Damien Meslot (UMP) Mon programme culturel est simple et ambitieux. Je souhaite donner à l’image

Vue sur le Théâtre Le Granit © Office de Tourisme de Belfort

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culturelle de Belfort un rayonnement nouveau par la mise en valeur des lieux et des événements existants. Liste Étienne Butzbach, maire sortant (PS, EELV, PRG) Continuer sur la lancée de ce que nous avons entrepris, et notamment mettre en œuvre le label “Ville d’art et d’histoire” en créant un centre d’interprétation de l’architecture et du patrimoine et une aire de valorisation urbanistique. Quel serait alors le projet culturel emblématique de la mandature à venir ? Liste Christophe Grudler (UDI, MoDem) La valorisation du Lion de Belfort, chef d’œuvre de Bartholdi, dont l’attractivité a été divisée par deux par l’actuelle municipalité. Il doit redevenir un atout de Belfort, avec une réflexion sur sa symbolique, sur l’utilisation de cet animal dans l’art à travers le temps et le monde. Liste Étienne Butzbach, maire sortant (PS, EELV, PRG) Un événement artistique d’ampleur, dans l’esprit du Festival international de musique universitaire, qui rassemble des talents locaux dans toutes les formes d’art (musiques, arts graphiques, danse…). Il s’appellera Le FLAM : festival local des arts métis.


DOSSIER

BESANÇON Quel bilan pour la culture dans votre ville ces six dernières années ? Liste Jacques Grosperrin (UMP, UDI, MoDem) Le bilan culturel est désastreux. Notre ville est un vivier de talents dans de nombreux domaines artistiques, malheureusement les indépendants sont contraints de s’exiler pour pouvoir continuer à travailler (Accrorap, Cirque Plume, Compagnie Bacchus, etc.). Liste Jean-Louis Fousseret, maire sortant (PS, EELV, PCF) Outre de nombreuses rénovations, la création de nouveaux lieux a marqué cette mandature (Scène Nationale, La Rodia, une nouvelle réserve pour les musées à Port Citeaux, la Maison Victor Hugo ou encore le Centre Nelson Mandela…). Ces investissements se sont accompagnés d’une politique forte en faveur de la création artistique, mais aussi de sa diffusion et de son partage. Quels axes de politique culturelle souhaitez-vous mener en cas de victoire aux Municipales ? Liste Jacques Grosperrin (UMP, UDI, MoDem) Nous souhaitons ouvrir les lieux de diffusion artistique à tous les domaines sans exception et décloisonner les pra-

tiques. Nous disposons d’un excellent festival de musique classique mais dont les dates sont inappropriées. Nous voulons en faire un événement

d’ampleur, en le plaçant à la fin du printemps ou en été, et annualiser le concours de jeunes chefs d’orchestre de renommée internationale mais qui se déroule seulement tous les deux ans. Liste Jean-Louis Fousseret, maire sortant (PS, EELV, PCF) Notre équipe aura un objectif majeur : diffuser la culture et les arts à toutes les Bisontines et à tous les Bisontins. Pour cela, trois axes seront suivis : un soutien accru aux acteurs locaux ; des événements et des rendez-vous ; un patrimoine et des lieux pour la création.

Cité des Arts et de la Culture / Frac Franche-Comté © KKAA & Archidev Architecte

Quel serait alors le projet culturel emblématique de la mandature à venir ? Liste Jacques Grosperrin (UMP, UDI, MoDem) Nous souhaitons créer sur le site de l’ancien Hôpital Saint-Jacques un cluster d’industries culturelles et créatives et faire de ce lieu un foyer d’innovation et de rencontre des talents et des compétences. Liste Jean-Louis Fousseret, maire sortant (PS, EELV, PCF) La rénovation du Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, plus ancien musée de France (né en 1694). C’est une fierté de la ville tant pour ses collections que pour l’écrin que constitue le bâtiment.

culture et de l’action culturelle (au sens le plus large du terme) au cours de la mandature a été placée sous le signe de l’excellence et du développement de tous les domaines de la pratique culturelle. L’investissement global de la Ville de Colmar dans la culture a battu tous les records sur la période, dépassant 60 millions d’euros HT. Liste Victorine Valentin (PS) Dans l’ensemble, la culture à Colmar est élitiste. Les lieux et les spectacles culturels malgré leur nombre, sont difficilement accessibles aux classes populaires, voire moyennes.

Vue intérieure de futur musée Unterlinden © Herzog et de Meuron

COLMAR Quel bilan pour la culture dans votre ville ces six dernières années ? Liste Bertrand Burger (Divers droite) En termes positifs, la Ville de Colmar a beaucoup investi dans la pierre. En termes négatifs, l’humain a en revanche été clairement oublié. Quid des moyens pour le fonctionnement de ces structures ? Quid du réel contenu culturel ? Quid des horaires d’ouverture au public ? Liste Gilbert Meyer, maire (UMP) La politique dans le domaine de la

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DOSSIER

Vue extérieure de futur musée Unterlinden © Herzog et de Meuron

Quels axes de politique culturelle souhaitez vous mener en cas de victoire aux Municipales ? Liste Bertrand Burger (Divers droite) Priorité accordée à la démocratisation culturelle. Aide accrue à la création et à l’éducation artistique. Valorisation du

patrimoine bâti et non bâti. Présence hors les murs, transfrontalière notamment. Liste Gilbert Meyer, maire sortant (UMP) La Ville de Colmar qui consacre près de 30 % de son budget 2014 à la culture (investissement et fonctionnement confondus) compte poursuivre cet effort sans précédent. Pour paraphraser les termes de récentes enquêtes économiques : « Pas de redressement productif sans redressent créatif » ! Liste Victorine Valentin (PS) Nos propositions sont axées sur la démocratisation de la culture avec une implication des classes populaires. Il faut aller vers les gens, afin que la municipalité soit un “dealer de culture”. Quel serait alors le projet culturel

emblématique de la mandature à venir ? Liste Bertrand Burger (Divers droite) Accorder la priorité à la démocratisation culturelle. Peu spectaculaire en apparence, ce projet n’en est pas moins essentiel. Surtout par temps de crise. Liste Gilbert Meyer, maire sortant (UMP) La création du Centre du livre ancien dans la Bibliothèque des Dominicains, projet à très fort potentiel de développement touristique. Liste Victorine Valentin (PS) Nous ferons entrer la culture dans tous les foyers, en passant par les parents, grâce au Pass’Culture mais aussi aux associations culturelles à proximité des écoles. Nous examinerons la possibilité de créer un Pass’Culture Kids.

METZ Quel bilan pour la culture dans votre ville ces six dernières années ? Liste Dominique Gros, maire sortant (PS) La ville de Metz s’est positionnée comme “ville de culture” et a gagné en dynamisme culturel par ses équipements regroupés au sein de “Metz en Scènes” et l’ONL (gain en public + 25%), par ses événementiels (Nuit Blanche, festival Passages…) et par sa volonté d’aller vers les publics les plus éloignés. Liste Marie-Jo Zimmermann (UMP, UDI, MoDem) Les institutions qui font la Culture à Metz ont toutes été déstabilisées : Pompidou, par exemple, car la Ministre a critiqué le mécénat, notamment de Wendel alors que l’argent public est réduit d’un quart par la Région pourtant gouvernée par les amis socialistes du maire sortant. Quels axes de politique culturelle souhaitez-vous mener en cas de victoire aux Municipales ? Liste Dominique Gros, maire sortant (PS) Nous allons assurer la continuité de 22

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Centre Pompidou-Metz © Shigeru Ban Architects Europe et Jean de Gastines Architectes, avec Philip Gumuchdjian pour la conception du projet lauréat du concours / Metz Métropole / Centre Pompidou-Metz

notre action avec l’ouverture d’un nouveau lieu de création et de production le “TCRM” (Toutes les Cultures Réunies à Metz). Liste Marie-Jo Zimmermann (UMP, UDI, MoDem) Dans le contexte budgétaire difficile de 2014 et 2015 en raison de la baisse

des dotations de l’État la priorité doit être la sauvegarde des outils actuels et des institutions culturelles qui font le rayonnement de Metz (Pompidou, Arsenal, ONL…) par rapport à l’événementiel tout en préservant les équilibres budgétaires.


DOSSIER

MULHOUSE Quel bilan pour la culture dans votre ville ces six dernières années ? Liste Jean Rottner, maire sortant (UMP, UDI) La politique culturelle de la Ville s’est développée ces six dernières années autour de deux axes : conforter les institutions par une politique d’excellence et innover dans l’animation culturelle de la Ville autour de disciplines nouvelles. Liste Martine Binder (Front national) Mulhouse a obtenu un label “Ville d'Art et d'Histoire”, c’est la capitale des musées techniques mais on n’exploite pas assez cette image valorisante. Les acteurs culturels locaux ne sont en outre pas suffisamment impliqués, ce sont eux qui doivent être le moteur d’une véritable politique culturelle. Liste Pierre Freyburger (PS, EELV, MoDem) Le mandat qui s’achève a été marqué par l’absence d’une ligne claire dans la politique culturelle ainsi que par le renoncement à l’ambition d’accorder le droit à la culture au quotidien à l’en-

semble de la population mulhousienne. Quels axes de politique culturelle souhaitez-vous mener en cas de victoire aux Municipales ? Liste Jean Rottner, maire sortant (UMP, UDI) Renforcer la notoriété de nos outils culturels (OSM, Filature…). Penser la culture comme un facteur d’attractivité économique. Démocratiser encore et toujours la culture en développant l’éducation artistique à l’école et hors de l’école. Ouvrir nos institutions à un plus large public et tout particulièrement à un public fragile. Donner carte blanche aux artistes mulhousiens pour animer les rues. Liste Martine Binder (Front national) Il faut prendre en compte les demandes réelles de la population afin de faire revivre Mulhouse. Liste Pierre Freyburger (PS, EELV, MoDem) Mulhouse est une ville cosmopolite, une ville monde. Chaque personne, avec sa propre identité culturelle, peut apporter une contribution au projet

que nous souhaitons construire avec les Mulhousiens et avec les institutions culturelles de notre ville. Quel serait alors le projet culturel emblématique de la mandature à venir ? Liste Jean Rottner, maire sortant (UMP, UDI) Le nouveau Conservatoire sera le projet phare de la mandature. Liste Martine Binder (Front national) La création d’un véritable salon du livre. Liste Pierre Freyburger (PS, EELV, MoDem) Nous souhaitons très rapidement proposer aux Mulhousiens une nouvelle formule de la Fête du Monde. Cet événement, qui va s’appuyer sur les dynamiques existantes et sur notre volonté de donner à tous les Mulhousiens l’occasion de s’identifier dans un projet culturel, a pour ambition d’instaurer le dialogue entre les pratiques culturelles populaires et la création contemporaine. Nous parions sur ce métissage.

Les arches de Daniel Buren réalisées spécialement pour habiller les stations du tram de Mulhouse

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DOSSIER

NANCY

Quel bilan pour la culture dans votre ville ces six dernières années ? Liste Frank-Olivier Potier (sans étiquette) Il n’existe pas de stratégie en matière de création culturelle et artistique au niveau de la Ville ou de l’agglomération. Les financements se concentrent principalement sur le fonctionnement des infrastructures labélisées et sur les chantiers patrimoniaux. Et si la ville soutient financièrement des initiatives privées, elle ne réussit pas à les faire décoller. Les créateurs évoluent à Nancy sous un plafond de verre. Liste Laurent Hénart, équipe sortante (UDI, UMP, MoDem) Avec plus 10 millions de spectateurs depuis 2008, Nancy a franchi un cap historique durant ce mandat, en s’affirmant comme l’une des principales places culturelles du pays. Liste Mathieu Klein (PS, EELV, PCF) Il convient de sortir d’une politique nombriliste de glorification du passé pour faire rayonner Nancy à l’échelle européenne. C’est pourquoi nous rever-

rons à la baisse le projet pharaonique (100 millions d’euros) de rénovation et d’agrandissement du Musée Lorrain.

Priorité à la création. L’accès de tous les publics à la création. Le développement des industries culturelles.

Quels axes de la politique culturelle souhaitez-vous mener en cas de victoire aux municipales ? Liste Frank-Olivier Potier (sans étiquette) Changer d’abord d’état d’esprit. Nancy hérite d’un passé glorieux du MoyenÂge à l’Art nouveau, lequel a été préservé. Nous devons dépasser le traumatisme urbain des années 1960 / 1970, et faire côtoyer et interagir notre Histoire avec les aspirations contemporaines. Liste Laurent Hénart, équipe sortante (UDI, UMP, MoDem) Il faut poursuivre notre travail en préservant l’équilibre entre culture classique et culture contemporaine. Et il faut ouvrir de nouveaux chantiers. Je veux qu’on travaille davantage sur la durée, avec des pépinières d’artistes pour les arts plastiques et visuels et pour le spectacle vivant et les arts de la rue. Liste Mathieu Klein (PS, EELV, PCF)

Quel serait le projet culturel emblématique de la mandature à venir ? Liste Frank-Olivier Potier (sans étiquette) Je propose une candidature sur le mode des capitales européennes de la culture : “ Nancy-Metz : métropole européenne de la Culture ”. Liste Laurent Hénart, équipe sortante (UDI, UMP, MoDem) Nancy est engagée avec l’État et la Région Lorraine sur un grand projet patrimonial, avec la rénovation du Palais des Ducs de Lorraine. Ce projet va transformer le Musée Lorrain en un musée promenade de niveau international. Liste Mathieu Klein (PS, EELV, PCF) La création d’une fabrique artistique. Un lieu de création, d’expérimentation, de répétition, d’innovation, de rencontres entre les disciplines artistiques, entre l’art et les publics.

Vue générale du futur bâtiment d’accueil du Palais des ducs de Lorraine © Dubois & Associés

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DOSSIER

STRASBOURG

Vues du projet de futur Théâtre du Maillon dans le nouveau quartier du Wacken © Lan Architecture

Quel bilan pour la culture dans votre ville ces six dernières années ? Liste Fabienne Keller (UMP, MoDem) Le maire sortant avait fait de nombreuses promesses. Les réalisations sont loin d’être à la hauteur, tant du point de vue des grandes structures que de la culture de proximité. Le grand événement culturel d’été n’a pas vu le jour, la salle des musiques actuelles promise est restée lettre morte, le Palais des Fêtes est empêtré dans un chantier appelé à durer plus de dix ans, la rénovation de l’Opéra n’a pas été engagée, le lieu stratégique de l’Ancienne Douane a été retiré de sa vocation culturelle pour devenir un marché de producteurs… Liste Roland Ries, maire (PS) Strasbourg figure toujours en tête des villes pour son budget culturel par habitant. Nous avons réussi à maintenir et même à renforcer cette dynamique malgré les signes évidents de crise. De 2009 à 2013 les subventions ont augmenté de 12,2%. De nombreux investissements ont été menés ou amorcés, parmi lesquels la rénovation du PMC qui permettra l’amélioration des conditions de travail de l’OPS, la rénovation de l’Opéra, celle du Palais des fêtes qui profite aux enseignements de la danse, le lancement d’un espace culturel dédié aux arts numériques (Shadok) ou encore la construction du nouveau théâtre du Maillon. Liste Alain Jund (EELV) Strasbourg n’est plus identifiée comme ville de culture et n’est plus sur les écrans radars nationaux et moins encore internationaux. Ce qui a pu faire son identité, sa notoriété, sa spécificité

à partir du début des années 1990 s’est progressivement effacée, ce qui conduit à une forme d’assoupissement dommageable. Liste François Loos (UDI) L’incohérence des décisions de l’ancienne équipe ressort en premier lieu de l’inadéquation des dépenses d’investissement culturel par rapport aux dépenses de fonctionnement correspondantes : c’est ainsi qu’elle a décidé de réhabiliter totalement le Palais des Fêtes, le Palais des Congrès, et a programmé les travaux pour 30 millions d’euros du nouveau Théâtre du Maillon. Pourtant dans le même délai sont drastiquement réduites les subventions de programmation accordées au même Théâtre. Quels axes de politique culturelle souhaitez-vous mener en cas de victoire aux Municipales ? Liste Fabienne Keller (UMP, MoDem) Il y a selon moi trois axes majeurs : être aux côtés des grandes institutions ; être aux côtés de l’ensemble des acteurs de proximité et associations ; développer une politique volontariste, tournée vers l’international. Liste Roland Ries, maire (PS) La culture était l’une des six priorités dans notre programme en 2008. Elle le restera pour la prochaine mandature. Nous croyons qu’elle est le point de rencontre des questions artistiques, des questions de rayonnement, du social et de l’emploi. Liste Alain Jund (EELV) Les écologistes soutiendront en particulier : l’émergence de nouvelles pratiques et de jeunes créateurs ; les ini-

tiatives dans les quartiers ; les projets associatifs et “solidaires” de proximité (les pratiques amateurs, les accès et les pratiques en milieu scolaire). Liste François Loos (UDI) Il s’agit de faire de Strasbourg une Eurométropole culturelle en captant des événements internationaux pour que notre ville affirme son échelle humaniste et non bureaucratique. Quel serait alors le projet culturel emblématique de la mandature à venir ? Liste Fabienne Keller (UMP, MoDem) Je lancerai un projet de lieu de représentation pour les musiques actuelles. Nous travaillerons sur l’organisation d’un événement récurrent d’envergure européenne autour de la date du 9 mai (Fête de l’Europe, NDLR). Liste Roland Ries, maire (PS) Nous poursuivrons l’étude d’un possible centre dédié aux musiques actuelles et aux cultures urbaines qui intégrerait également toutes sortes d’expressions par la présence de salles adaptées. Il trouverait un terreau fertile au quartier du Port du Rhin en pleine reconfiguration urbaine. Liste Alain Jund (EELV) Le transfrontalier, le rhénan et l’Eurodistrict. C’est la responsabilité de notre ville de construire cet espace transfrontalier et européen dans les réalités culturelles de ses habitants et de ses créateurs. Liste François Loos (UDI) Créer un pôle muséal “Via Europa”, qui serait la vitrine interactive des civilisations européennes.

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nique ton maire Avec Tous Blonds à riens, les Scouts proposent leur trentième revue. Les spectateurs se pressent pour une bonne tranche de rire où alternent grosses blagues graveleuses et délicates mignardises comiques sur fond d’élections municipales. Par Hervé Lévy Photo de Marc Dossmann / Acte 5

À Sélestat, aux Tanzmatten, du 27 février au 2 mars 03 88 58 45 45 www.tanzmatten.fr À Schiltigheim, à la Salle des Fêtes, du 10 mars au 1er avril 03 88 83 84 85 www.ville-schiltigheim.fr Puis en tournée à Bischwiller (à la MAC Robert Lieb, du 10 au 12 avril), Mutzig (au Dôme, du 15 au 18 avril), Saverne (à l’Espace Rohan, du 25 au 27 avril) et Muntzenheim (à l’Espace Ried Brun, du 9 au 11 mai)

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lus de deux heures et demi de show et quelque quarante tableaux politiques ou sociétaux : avec une telle quantité de matériau comique, il est logique que la cuvée 2014 de la revue scoute oscille entre sommets drolatiques et instants insignifiants, subtilités sémantiques et passages biens gras tendance pipi-caca, sketches qui tapent dans le mille, dérapages plus ou moins contrôlés et sorties de route. Au rayon des réussites (mention : niveau international), une saynète qui relèverait le niveau de tout spectacle aux prétentions humoristiques : Jean-Philippe Meyer et ses girls brocardent le Front national sur une chanson de Jacques Brel parodiée avec talent. L’acteur alsacien va mimer la fureur d’un Führer avec un extraordinaire brio… Des minutes de pur bonheur qui, à elles seules, valent le déplacement. Les instants les plus réussis demeurent ceux où la troupe se paie les politiques locaux :

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dans ce cadre, celui qui est consacré à l’opération de com’ Strasbourg mon amour est extra. L’adjoint au tourisme de la ville, JeanJacques Gsell (toujours affublé d’une dégaine d’E.T.), tire les flèches de Cupidon dans le c** des principaux acteurs des élections municipales. Et tous sont pris d’amour les uns pour les autres, même le sémillant Éric Elkouby, sortant d’une poubelle, déclare sa flamme à qui veut l’entendre. Au fil des minutes, on croise également le grand hamster d’Alsace, Robert Grossmann (incarné par l’inoxydable Denis Germain, au sommet de son art) qui plane – au sens propre – au-dessus de la mêlée, lui qui s’est récemment retiré sur son Aventin, des employés de la CUS qui n’en foutent pas lourd… À l’applaudimètre, ce sont ces sketches qui emportent le morceau, même si d’autres pochades font également mouche comme la caricature d’une famille alsacienne qui part en week-end dans son automobile pétaradante. Caricature, vraiment ?



epik generation La toute jeune compagnie franco-allemande epik hotel, implantée à Strasbourg, crée au Taps Scala L’Avare : un portrait de famille en ce début de 3e millénaire. Une version contemporaine de la comédie de Molière signée de l’artiste allemand PeterLicht, à la croisée des regards.

Par Thomas Flagel

À Strasbourg, au Taps Scala, du 11 au 16 mars 03 88 34 10 36 www.taps.strasbourg.eu À Wissembourg, au Relais culturel, jeudi 20 mars www.relais-culturelwissembourg.fr À Thann, au Relais culturel Pierre Schielé, mercredi 26 mars www.relais-culturel-thann.com À Haguenau, au Théâtre de Haguenau, vendredi 28 mars www.relais-culturel-haguenau. com

www.epik-hotel.com

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ous l’avions découverte au festival Premiers Actes 1 ainsi que pour la reprise de son spectacle de sortie d’école, Don Juan, au Taps l’an passé. Catherine Umbdenstock, colmarienne formée à l’École supérieure d’Art dramatique Ernst Busch de Berlin, poursuit son chemin de part et d’autre du Rhin, multipliant les assistanats à la Schaubühne (Thomas Ostermeier…) et au Thalia Theater Hamburg (Wajdi Mouawad…) sans oublier de monter ses propres projets. La metteuse en scène s’est entourée d’une équipe de jeunes trentenaires pour former un ensemble franco-allemand constitué de nombreux comédiens issus du groupe 38 de l’École du TNS2 ou de Berlin3. Ensemble, ils s’emparent d’un texte collant à leurs aspirations : une réécriture de L’Avare de Molière par un artiste pop allemand, PeterLicht, inédite en France. « Une manière de boucler la boucle, de regarder un classique de notre pays par le prisme d’un artiste total vivant de l’autre côté de la frontière, n’hésitant pas à élaguer

des personnages, à supprimer le mariage de l’intrigue initiale et d’opérer un renversement dramaturgique », décrypte Catherine Umbdenstock. « Si Harpagon est un père avare, c’est surtout parce qu’en ex-soixante-huitard il prône une décroissance choisie face à des enfants qui sont en manque d’idéal et qui ne veulent toucher leur héritage que pour continuer à ne rien faire ! »

Bataille de valeurs

« La mise en scène est un angle d’attaque pour raconter quelque chose au monde », assume la metteuse en scène. Ainsi trace-telle son chemin dans la pièce, se concentrant sur cette génération de trentenaires un peu perdue, « engluée dans l’attente de pouvoir consommer ». De retour dans leur ancienne chambre d’ado, squattée par leur père qui y a installé un bureau et un vélo d’appartement, nous suivons Cléante et sa petite amie Marianne qui plaît tant à Harpagon, sa sœur Élise (« une sainte dépressive) et son amour andro-


gyne Valère inspiré du duo electro-folk CocoRosie. L’occasion pour Catherine de redonner un peu de place aux personnages féminins dans un répertoire les confinant souvent aux seconds rôles sans guère de relief. Mais aussi de « coller avec des revendications et des problématiques remuant la société actuelle, notamment l’égalité et l’identité sexuelle ». Dans une langue très musicale, inspirée des battle de slam, gorgée de néologismes et d’anglicismes, PeterLicht montre la cupidité d’une génération totalement dépendante de celle du père dont elle attend, dans une attitude fort bourgeoise, l’usufruit. Pas question de faire la révolution dans ce « pays dans lequel il y a beaucoup trop de tout, mais de façon inégalement répartie ».

Être ou avoir

Ajoutant à l’ironie mordante de la situation, Catherine Umbdenstock a décidé de se passer d’Harpagon qui devient le grand absent de la pièce tout en restant celui dont tout le monde parle : « Nous lui avons choisi Steve Jobs pour modèle. Un ascète pété de thunes prônant la

décroissance choisie et se complaisant dans ses contradictions : régime bio végétalien, fitness tous les matins et écran plat dernier cri… » Fléchette n’est plus le valet de Cléante mais un stagiaire dans la boite du père. « Un geek qui montera sa start-up et poussera le fils de son boss à jouer les arnaqueurs. Un personnage qui peut devenir le maître du jeu parce qu’il ne se refuse pas à agir, au contraire des autres qui ne sont pas dans le besoin ni dans l’urgence de réussir. » Dans cette microsociété “loquant” sur le canapé familial, on parle beaucoup, se lançant dans des monologues parfois geignards, souvent intéressés qu’on n’écoute que d’une oreille, trop accaparés à textoter ou surfer sur le Net. « Ne comptez pas sur PeterLicht pour n’être que dans la simple dénonciation du monde actuel », tempère-t-elle. « Il n’y a aucune condescendance chez lui et donc pas de morale finale. Reste que j’aimerais proposer une fin qui ne soit pas que dans l’ironie. À nous de voir si l’on peut, ensemble, trouver des alternatives pour chacun des personnages… »

1 Voir Poly n°150, 141 et 134 ou sur www.poly.fr – www.premiers-actes.eu 2 Chloé Catrin et Clément Clavel (voir l’article sur leur mise en scène de Pitchfork Disney dans Poly n°134) Lucas Partensky, Nathalie Bourg et Claire Rappin (récemment à l’affiche des Bâtisseurs d’empire ou le Schmürz de Pauline Ringeade, de la même promotion voir Poly n°164) comme la scénographe Claire Schirk ou la créatrice lumières Manon Lauriol – www.tns.fr 3 La dramaturge autrichienne, Karin Riegler, et la costumière Elisabeth Weiß

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THÉÂTRE

alceste, le clash Dans Le Misanthrope très rock présenté par Jean-François Sivadier au Théâtre national de Strasbourg, Nicolas Bouchaud campe un formidable Alceste, pourfendeur des conventions courtisanes et des hypocrites. Des alexandrins de Molière au punk des Clash, interview.

Par Thomas Flagel Photo de Brigitte Enguérand

À Strasbourg, au Théâtre national de Strasbourg, du 11 au 21 mars 03 88 24 88 24 – www.tns.fr

Autour du spectacle Bord de plateau avec l’équipe, mardi 18 mars à l’issue de la représentation www.tns.fr Conversation entre Jean-François Sivadier et Nicolas Bouchaud, samedi 15 mars à 11h30, à la Librairie Kléber www.librairie-kléber.com

Le mur invisible qui devrait se situer à l’avant scène, là où le public regarde la pièce, comme si ce dernier n’existait pas

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Interpréter Alceste, c’est forcément penser à Molière qui joua lui même le rôle en 1666 ? Un peu, on s’intéresse à sa vie, celle de sa troupe mais aussi à ses relations avec Louis XIV, son rapport à la cour et au libertinage. Il ne faut pas oublier qu’il était un courtisan. En réaction à l’interdiction de Tartuffe, Molière écrit Dom Juan puis Le Misanthrope. Les trois personnages principaux ont un lien. Il y a aussi beaucoup de méta-théâtre : Philinte et Alceste se comparent dans la première scène aux deux acteurs de L’École des maris, joué à l’époque par les mêmes comédiens. Les autocitations et rapports entre les œuvres sont donc nombreux. A-t-il été difficile de trouver sa petite musique à soi dans la mécanique des alexandrins ? Au début j’avais très peur de tomber dans la musique convenue et rébarbative de l’alexandrin car c’était la première fois que je jouais un texte de ce type. Finalement, si on n’y pense pas, ça s’en va. Il faut énormément s’appuyer sur la situation, les états des personnages. L’alexandrin sort alors de manière plus personnelle. La beauté et la simplicité des vers de Molière, loin du baroque très rigide de ceux du début du XVIIe, facilite les choses. Dans cette version rock qui s’ouvre avec Should I stay or should I go des Clash, l’adresse directe au spectateur crée une intimité, une grande complicité. Un retour aux sources des représentations à l’époque ? Le quatrième mur* n’existait pas au temps de Molière, les spectateurs étaient même sur le plateau. Avec Jean-François Sivadier, nous avons toujours joué ainsi. Notre idée est avant tout de créer l’espace nécessaire à une bonne écoute, de permettre au public d’entrer dans le jeu en trouvant la bonne distance : pas question de tomber dans les clins d’œil permanents ! Même notre utilisation de la musique est fidèle à Molière dont les comédies croisant les ballets, le théâtre et la

musique lui apportèrent la gloire. Le mélange des arts que l’on croit si contemporain est en fait une vieille histoire. Vous êtes-vous demandé qui serait Alceste aujourd’hui ? Cet homme pourfendant avec sincérité la complaisance, la flatterie, le mensonge, la mollesse de caractère ? Ah, spontanément, comme ça, je ne vois pas qui… mais il faut peut-être revenir à la première scène qui est comme une pièce en elle-même. Toutes les questions y sont posées, tout le débat exposé entre la sincérité, la droiture d’Alceste et les accommodations avec les conventions de l’époque de son ami Philinte qui confiera à demi-mots, bien plus loin, être un ancien misanthrope ! J’aime l’idée que nous sommes tous un mélange de ces deux personnages. Nous avons envie d’être aussi radical qu’Alceste mais nous agissons irrémédiablement comme Philinte. Cette contradiction entre ce que nous souhaitons être, notre envie de ne pas composer et ce que nous sommes vraiment est très humaine et universelle. Il doit être jouissif de jouer le pendant du rôle : son côté désagréable, aigre, irritable. Nous sommes à la fois séduits et exaspérés, tentés et désespérés par le jusqu’auboutisme d’Alceste. Le dialogue intérieur et intime que vous avez construit avec lui évolue-t-il encore ? Alceste m’est toujours apparu comme drôle et pathétique. Tenir ensemble son ridicule et sa noirceur est un si beau programme que je pourrais m’y atteler pendant plusieurs années. Molière l’a si bien dosé. C’est pour moi un cas : on ne sait jamais – lui non plus d’ailleurs – quand il va exploser. Il ne maîtrise pas un instant ses montées de bile. Une bombe à retardement assis dans un coin du salon. Deux figures sont juxtaposées en Alceste : celle d’un misanthrope détestant le genre humain et celle d’un amoureux. Nous sommes touchés par les deux, dans notre raison et notre sensibilité. Sa jalousie extrême envers les prétendants de Célimène le rend invivable.


Alceste n’est pas un héros. Il est très beau qu’il aille au bout de ces deux aspects de lui-même. La grande difficulté est de n’en faire ni un mélancolique romantique ni un clown. Jean-François Sivadier vous a laissé une grande liberté pour vous lâcher collectivement sur les parties les plus drôles (l’humiliation d’Oronte et son sonnet, la lecture finale des lettres de Célimène)… C’est un metteur en scène qui travaille avec une troupe qu’il connaît parfaitement. Nous ne voulions pas tomber dans le drame comme de trop nombreuses versions du Misanthrope l’ont été, mais plutôt lui redonner sa sève de comédie. L’humour de Molière fait de toute façon déjà très mal, il n’est pas besoin d’en rajouter. L’exemple du poème d’Oronte le montre : ridiculisé par Alceste dont la répartie fait mouche, il lui fera un procès. Rien n’est léger, toute parole est dangereuse et porte à conséquence. Molière le sait avec certitude depuis Tartuffe… Dans ce théâtre de tréteaux où tout est bougé à vue, nous retrouvons les clichés du faste de l’époque (fontaines, cotillons, lustres…). À la fois beau et facile à jouer pour vous ? La scénographie rappelle cette société de la cour et des courtisans. À l’époque de Molière, tout ce beau monde est dans le public et chacun

cherche à deviner qui sont ceux qui ont inspiré les personnages à l’auteur. La société représentée est celle des oisifs qui viennent parler de leurs pairs dans le salon de Célimène. Alceste est un misanthrope de salon, tiré à quatre épingles avec ses rubans verts. Tous les artifices d’une micro société en représentation d’elle-même sont réunis, d’où l’idée d’un plateau en bois recouvert de confettis sombres au début de la pièce, un lendemain de fête où la bile noire d’Alceste est déjà là. Dans cette jungle de courtisans se dévoilent les failles de chacun, les sentiments trahis, la quête d’amour et de reconnaissance au-delà des apparences… Derrière les masques, tous les personnages cherchent à construire leur identité et leur vie. Une fêlure apparaît. Il y a là un vertige : Alceste affirme qu’il ne porte aucun masque alors qu’il est sur un plateau de théâtre et qu’il s’exprime dans un code très précis (l’alexandrin) ! La dernière scène fait chuter toutes les apparences. La fête est finie, Célimène est comme mise à mort lorsqu’on lit ses lettres en public, dévoilant son avis sur les différentes histoires qu’elle mène de front. Mais une fois encore, Molière nous retourne car il nous place en empathie avec celle qui n’est que superficialité, beauté et méchanceté.

Chez Molière, rien n’est léger, toute parole est dangereuse et porte à conséquence

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l’exil et le royaume Après Ce matin la neige autour de l’évacuation des Alsaciens en 1939, la compagnie strasbourgeoise Actémobazar emmenée par Delphine Crubézy* présente Alice pour le moment, monologue polyphonique pour une comédienne et un ange.

Par Irina Schrag Photo d’Actémobazar

À Lingolsheim, à la Maison des Arts, jeudi 20 et vendredi 21 mars 03 88 78 88 82 www.lingolsheim.fr À Illkirch-Graffenstaden, à L’Iliade, dimanche 13 et lundi 14 avril 03 88 65 31 06 www.illiade.com Puis en tournée dans le cadre des Régionales 2014 / 2015 www.culture-alsace.org

www.actemobazar.fr

Comédienne et metteuse en scène, elle est également professeure au département Arts du spectacle de l’Université de Strasbourg

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lice a 30 ans, un mari et deux enfants. Une vie ici mais la tête toujours ailleurs. Dans un espace tri-frontal, le public est au plus proche de son monde symbolique, prêt à se laisser happer par ce récit signé Sylvain Levey. « Elle semble écrire sa vie sur le moment, dans l’instant, mêlant souvenirs et fiction. Devenue mère, se pose pour Alice la question de la transmission », confie Delphine Crubézy, touchée par cette fille de réfugiés politiques réinventant à rebours son passé : le Chili, l’exil, les absents lumineux, les parents multipliant les petits boulots dans un nomadisme ne lui laissant que peu de temps pour trouver des repères d’adolescente. Dans un décor fait de simples panneaux, comme « des pages blanches tour à tour opacifiées et transparentes où projeter ses pensées », nous cheminons au plus près de son royaume intérieur, retrouvant la jeune Alice et son premier amour, Gabin, l’imaginant dans sa solitude au cours de longues promenades par les ruelles tortueuses d’un petit village, sans cesse différent. La metteuse en scène a été « touchée par cette écriture très simple, charriant les choses de manière intuitive en laissant celui qui la découvre se

faire traverser par une poésie universelle de l’instant ». Elle aime ce personnage « avançant avec le bon et le mauvais, sans jamais se poser en victime ». D’anecdotes en souvenirs, nous voyons grandir une femme confiant ses joies et ses peines, retrouvant un peu de cette insouciance qu’elle a si peu connue et qui fait pourtant la jeunesse. Outre un dispositif original permettant de partager l’espace commun mais aussi de jouer avec les points de vue en proposant des effets scéniques différents selon l’assise du public, Delphine Crubézy invente une présence. Un acteur-régisseur gère les mouvements du décor et le jeu de lumières. « Une sorte de facilitateur qui, comme un ange hantant ses songes et souvenirs, permet au ruban de la parole de se dérouler », confie-t-elle. Une légèreté de production qui permet à la compagnie de poursuivre le travail initié à travers Sur Les Sentiers du Théâtre, visant le développement culturel en territoires ruraux dans les cantons de Seltz et Soultz-sous-Forêt. Petits (dès 8 ans) et grands peuvent ainsi prendre un peu de l’énergie d’Alice : « C’est parce que les autres sont ce qu’ils sont que je suis ce que je suis ! »



THÉÂTRE

heureux qui comme érasme Avec Le Voyage d’Érasme, le comédien strasbourgeois Jean-Marc Eder ressuscite la pensée du prince des humanistes tout en s’interrogeant sur ses résonances avec notre monde contemporain. Par Dorothée Lachmann Photos de répétition d’Alex Grisward

À Colmar, à la Salle Europe, jeudi 20 et vendredi 21 mars 03 89 30 53 07 – www.colmar.fr À Saint-Louis, au Caveau du Café Littéraire, jeudi 10 avril 03 89 69 52 23 www.saint-louis.fr En mai et en juin, au Festival des Caves, à Strasbourg et Besançon www.festivaldecaves.fr

1 En complète rénovation aujourd’hui. Réouverture prévue à l’automne 2016 – www.selestat.fr

Voir notre article sur La Route vers la Mecque dans Poly n°135 et sur www.poly.fr

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out a commencé par une visite à la Bibliothèque Humaniste de Sélestat qui recèle d’extraordinaires trésors. En découvrant ce lieu hors du temps1, le comédien et metteur en scène Jean-Marc Eder2 est saisi par « la richesse de la culture d’une époque dans la région rhénane, celle de la naissance de l’édition ». Ses documents les plus précieux sont les écrins de l’humaniste du XVIe siècle, celui du sélestadien Beatus Rhenanus et de ses amis. Parmi eux, le plus grand de tous : Érasme de Rotterdam. « Après cette visite, j’ai lu sa biographie par Stefan Zweig. Elle m’a beaucoup intrigué », raconte Jean-Marc Eder. On y découvre ainsi que ce philosophe et théologien né aux Pays-Bas – dont seul l’Éloge de la folie a résisté à l’oubli – fut, entre 1500 et 1520, l’intellectuel de référence en Europe, conseiller de l’empereur Charles Quint et du Pape. « Il a eu énormément d’influence sur la pensée européenne et sur les gouvernants. Il a beaucoup écrit pour mettre en place la paix, rêvant que l’humanisme pouvait changer le monde. » S’il est si peu présent dans la mémoire collective, c’est peut-être qu’il n’appartient à aucune histoire nationale… Zweig écrivait du reste qu’il était le « premier Européen conscient ».« Érasme refusait la notion

de pays, il vivait partout, en Hollande, en France, en Italie, en Angleterre. Il disait que le monde entier était notre patrie », précise le comédien. Fasciné par la pensée « impertinente » de celui qu’on qualifiait de prince des humanistes, Jean-Marc Eder est surtout interpellé par « la place qu’il accorde à la mesure, cette idée de toujours garder un certain retrait face à toute forme de conflit, à l’opposé de ce qu’on fait aujourd’hui. Mais il ne s’agit pas dans ce spectacle de comparer les deux époques, plutôt de regarder le chemin parcouru depuis cette aube du XVIe siècle, depuis ce moment où un homme a donné une direction pour l’humanité. » Inspiré d’une gravure de Dürer, le décor ressemble au bureau d’un humaniste contemporain, où l’ordinateur remplace le lutrin et l’écran vidéo orne le mur. Le comédien incarne tour à tour Érasme et un conférencier qui s’adresse directement au public, puisant dans les adages du philosophe. Le pertinent montage de textes permet d’aborder, avec limpidité et humour, une pensée exigeante qui dénonce avec force le fanatisme, posant les prémices d’une réflexion sur la pédagogie. « Homines non nascuntur sed finguntur », écrivait Érasme. On ne naît pas homme, on le devient.



THÉÂTRE

à l’est d’eden Après sa comédie brechtienne * , Guy Pierre Couleau change une nouvelle fois de registre en montant la première tragédie américaine : Désir sous les ormes d’Eugene O’Neill. Une plongée dans l’Amérique profonde du milieu du XIXe siècle où l’argent et le pouvoir dominent déjà les relations entre les êtres.

Par Thomas Flagel Photo d'Eugene O'Neill

À Colmar, à la Comédie de l’Est, du 18 au 29 mars 03 89 24 31 78 www.comedie-est.com À Mulhouse, à La Filature, du 8 au 11 avril 03 89 36 28 28 www.lafilature.org À Thionville, au Nord-Est Théâtre, mardi 15 et mercredi 16 avril 03 82 82 14 92 www.nest-theatre.fr

Voir notre interview autour de Maître Punitla et son valet Matti, dans Poly n°152 ou sur www.poly.fr

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ouvelle-Angleterre, 1850. La ferme du tyrannique Ephraïm Cabot, parti en ville voilà deux mois, bruisse d’envies refoulées. Siméon et Peter n’en peuvent plus d’attendre la mort de leur vieux, suant sang et eau entre les bêtes et les tâches harassantes d’une terre pierreuse, impropre à la culture. Ils ne rêvent que de Californie et de ruée vers l’or qui, paraît-il, coule à flot à l’autre bout du pays. Eben, né de la seconde union du paternel, n’attend que leur départ, peinant à contenir sa colère contre le responsable de la mort de sa mère, bien décidé à récupérer ce qu’il estime lui revenir de droit, domaine et bétail. Le retour en grande pompe du vieil homme convolant en noces avec l’électrique Abbie, deux fois plus jeune que lui mais tout aussi avide de réussite, dynamite le fragile équilibre reposant jusqu’ici sur la terreur. Ses deux fils aînés le laissent en plan pour l’aventure dans le grand Ouest sauvage tandis qu’Eben et Abbie s’attirent, irrémédiablement. Terrible sera la suite… Avant Faulkner et Steinbeck, O’Neill (Prix Nobel de Littérature en 1936) donne voix aux « petites gens de la jeune Amérique, ce monde en construction, gorgé de violence », confie Guy Pierre Couleau. Dans une langue expressive, témoignant d’une inti-

mité brute, écrite dans une oralité dévoilant le prisme d’une humanité en souffrance, « les paroles des personnages sont organiques. Les mots sortent comme le pouls, comme des coups, emprisonnant les uns aux autres, à l’image de Cabot, justifiant sa violente par le message divin. » Ici, les rêves se brûlent les ailes au contact de la réalité, l’incandescence de l’inassouvi consume les hommes qui semblent condamnés à cuire sous un soleil de plomb. Sous les ormes, les murs de pierre finissent par emmurer les cœurs. O’Neill fait se rejoindre l’ancien et le nouveau monde, et l’on retrouve chez la cupide mais sentimentale Abbie les ravages de la passion d’une Phèdre autant que la tragique folie d’une Médée. S’inspirant des portraits de Richard Avedon et des films de Sam Shepard, remplis de saoulards crasseux, le metteur en scène construit « une esthétique seventies où le bonheur résidait dans l’abondance, les objets en plastique et le pétrole. Un rêve dont le désastre symbolique rejoint celui de la pièce : l’annonce d’un monde coupé de ses racines, pouvant s’écrouler à tout moment, foutu par l’édification en dogme de la possession. Telle est l’ombre planant sur la pièce. »



DANSE

la face cachée des choses Chorégraphe du réel se saisissant de matières documentaires et de témoignages, Rachid Ouramdane explore le champ social dans ses faces les plus sombres. À découvrir en mars, ses visions du sort des déplacés climatiques (Sfumato) et de la violence répressive des forces de l’ordre (POLICES !).

Par Thomas Flagel Photos de Patrick Imbert (gauche) et Jacques Hoepffner (droite)

Sfumato, à Mulhouse, à La Filature, mardi 11 mars 03 89 36 28 29 www.lafilature.org Polices !, à Strasbourg, au Maillon-Wacken (coproduit par Pôle Sud et présenté avec Le Maillon), du 20 au 22 mars 03 88 27 61 81 www.le-maillon.com 03 88 39 23 40 www.pole-sud.fr

Autour du spectacle Rencontre avec Rachid Ouramdane à l’issue de la représentation du vendredi 21 mars Lecture-rencontre avec Sonia Chiambretto, samedi 22 mars à 17h à la Librairie Kléber (Strasbourg)

Lire La Séduction des corps dans Poly n°164 ou sur www.poly.fr

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a danse est un palimpseste de l’histoire du corps et des mouvements qui le traversent. Une évidence pour celui qui se demande avec insistance « ce que peut la danse que les livres d’histoire ne peuvent pas ? » L’héritage personnel, le fossé entre vécu individuel et histoire officielle sont autant de thèmes jalonnant les créations passées de Rachid Ouramdane : Des témoins ordinaires sur les victimes de torture en passant par l’histoire de son propre père, Algérien ayant combattu en Indochine pour la France (Loin) ou encore les représentations de la mort circulant sur le Net (Les Morts pudiques). Au croisement du culturel, du géopolitique et de l’identitaire, il offre un miroir de ce qui est enfoui, tu, tout en sachant aussi saisir l’air du temps en s’appuyant sur des collaborations artistiques fidèles.

La Taïga court Sfumato en est l’exemple type. Sur un texte de l’écrivaine Sonia Chiambretto, composé à partir de témoignages épars de ceux que l’on nomme les éco-réfugiés – réfugiés climatiques fuyant les catastrophes environnementales – psalmodié par une voix off saisissante, le chorégraphe nous offre toute la palette de son talent. Solos extatiques, duos chavirant sous une tempête d’effets (un rideau de pluie lourde inondant le plateau après avoir balayé les volutes de fumées sorties des personnages au sol). La contemplation de l’ensemble est livrée au seul son du piano accompagnant une litanie de mots grondant de cataclysmes : les glaciers fondent, l’eau monte et la taïga court, encore et toujours. Le danger point et l’on ne sait à quoi se raccrocher. Les danseurs ballotés par les éléments affrontent des atmosphères ayant la beauté de l’après

déluge, lorsque le temps, en suspens, offre un spectacle aussi grandiose que triste. Sur scène, une femme tournoie jusqu’à l’épuisement total, embarquée dans une spirale teintée d’effroi. La subtile sonorisation de ses bras fendant l’air, ronde endiablée où voltige sa chevelure dans une entêtante impression de ralenti pourtant absent, subjugue. Tornades, typhons, violence de la nature, le dérèglement climatique évoqué nous laisse sans refuge, face à notre propre finitude, dans le dénuement de la catastrophe. Viennent alors la peur et l’emballement, les fantômes à repousser alors que s’égrènent les noms des disparus. D’autres danseurs viennent grossir l’ouragan à venir qui s’accroit de leurs présences. Le beat s’accélère, le groupe oscille, plie et chute avec fracas, mais ne rompt pas sous cette lumière verticale découpant en ombres voraces les silhouettes bientôt saccadées de convulsions sous une pluie tropicale noyant le plateau. Beauté plastique de ce rideau d’eau contrastant avec des corps tendus se tordant. Difficile de ne pas penser à Pina Bausch et Sacha Waltz. Dos au public, les personnages échoués sur le rivage du monde oscillent entre blessures symboliques, épuisement, raideurs, tremblements désarticulés et saccadés pulsionnels. Ouramdane achèvera de nous couper le souffle en nous laissant seuls dans le noir, accompagnés par le bruit de l’averse. Nous lui tiendrons peu rigueur de sa volonté illustrative de donner un visage aux témoignages recueillis par Sonia Chiambretto en d’insipides et inutiles portraits en gros plans projetés en fond de scène. Car l’humanité reprend le dessus : le cri étouffé dans la gorge d’une chanteuse et la solitude aquatique de Jean-Baptiste André* ondulant, tête en bas sur un air de piano en mode mineur en d’improbables arabesques précèderont le retour de la lumière.


Bleu, blanc, gyrophare Changement de cible avec POLICES ! dans lequel le duo auteur / chorégraphe s’attaque de manière frontale à la violence répressive des forces de l’ordre et du pouvoir en mélangeant danseurs professionnels et amateurs recrutés dans chaque ville, pour constituer notamment une foule et une chorale. La dénonciation sans artifices des dérives législatives françaises et du recours arbitraire – pour ne pas dire fascisant si l’on se souvient de l’affaire Julien Coupat – aux lois anti-terroristes par les gouvernements successifs avait de quoi nous séduire. Écoutes, perquisitions nocturnes, gardes à vue de 96h voire jusqu’à 144h, détention provisoire jusqu’à 4 ans mais aussi possession de livres comme éléments à charge sur l’opinion et donc l’intention des suspects… autant d’éléments contre lesquels s’est mobilisé le comité Calas réunissant des gens comme Luc Boltanski, Éric Hazan, Esther Benbassa, Jacques Rancière ou encore Slavoj Zizek. Au son de cette liste impressionnante, un flot de marcheurs avance, impassible, ne jetant pas le moindre regard aux corps immobiles, gisant sur le sol du plateau. Rachid Ouramdane joue de la latéralité des courses, du rapport de l’individu à la foule. Le discours prédomine sur la danse. La question de la justice de l’usage de la force est questionnée avec plus ou moins de subtilité. Celle des dérives policières, notamment de la BAC multipliant insultes racistes et provocations, clairement posée. Nous cheminons dans les dégâts de la délinquance à travers la réalité d’une perquisition : portes fracturées, parents menottés, ordres hurlés, complices protégés… Jamais les corps n’incarnent réellement ces situations de violence. Naît de ce décalage un trouble, comme une résurgence des flashs stro-

boscopiques se reflétant sur le miroir de fond de scène qui ouvre la pièce. Éclairs éblouissant de conscience ou maelstrom politico-historique ? POLICES ! est toujours à la limite de l’amalgame douteux liant les usages quotidiens d’arrestations de délinquants aux exactions policières les plus graves : les meurtres de manifestants algériens en octobre 1961, jetés dans la Seine par les brigades mobiles du Préfet Maurice Papon, le même qui collaborait au régime de Vichy au temps de la Rafle du Vel d’hiv en 1942. L’individu ploie sous la masse. L’uniforme – celui des danseurs divisés en orange et bleus avec son corolaire de conditionnement de groupe – est l’ennemi, à l’image de celui des CRS dont on entend l’un des formateurs dans un reportage citer Goethe à ses troupes qu’il vient de gazer de lacrymo, pour les endurcir et les souder dans la douleur : « On ne peut pas toujours être un héros. On peut toujours être un homme. » Ici réside peut-être la question ontologique la plus fine du spectacle : qu’est-ce qu’être un homme ? Poly 165 Mars 14

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quand la ville dort Pour son second programme à l’Opéra intitulé Paris – New York – Paris, le Ballet de Lorraine remonte le fil de l’histoire de la danse en présentant, notamment, la reconstitution d’un des premiers happenings du genre. Se succèdent ainsi Francis Picabia, Erik Satie, Merce Cunningham et le jeune Noé Soulier.

Par Irina Schrag Portrait de Merce Cunningham par Mark Seliger et photo de répétition © CCN-Ballet de Lorraine

À Nancy, à l’Opéra national de Lorraine, du 15 au 19 mars 03 83 85 33 20 www.opera-national-lorraine.fr www.ballet-de-lorraine.eu

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es années folles furent celles d’un âge d’or. Paris accueillait les plus grands artistes du monde, menant une vie de bohême entièrement dédiée à leur art. Le triptyque proposé par le Ballet de Lorraine tisse le lien entre danse moderne et contemporaine : une histoire qui débute avec le « ballet instantanéiste » créé en 1924 par le dadaïste Francis Picabia et le compositeur Erik Satie. Originalité de ce que l’on considère comme l’un des premiers happenings, les deux actes de Relâche sont entrecoupés d’Entr’acte signé René Clair – film surréaliste aux nombreux jeux optiques usant des superpositions et mélange d’images comme de leur renversement – dans lequel apparaissent, entre autres, Man Ray et Marcel Duchamp. Cinéma, musique et danse étaient ainsi liés sous le sceau du surréalisme (dont le Manifeste signé André Breton date de la même année) et de ses jeux, notamment de mots : quel Entracte peut-il y avoir au milieu d’une Relâche, terme désignant le soir où un spectacle n’est pas joué ? Nous traversons ensuite l’Atlantique avec Sounddance du grand Merce Cunningham, créée en 1973 après neuf semaines passées

à l’Opéra de Paris. De retour à New York, le chorégraphe retrouve ses propres danseurs, loin de la raideur et du classicisme du Ballet parisien. Il signe avec eux une pièce envolée à la construction éclatée, comme un canon désorganisé formant un tout pourtant harmonieux. Sur une musique électronique vrombissante au tempo vigoureux de David Tudor, Cunningham délaisse toute narration, ressort psychologique et notion de personnages pour ne donner à voir et expérimenter qu’un travail géométrico-mathématique de l’espace, que les pas et les mouvements des corps dessinent. Sortant d’un grand rideau drapé en fond de scène, les interprètes multiplient, avec une grande élégance et une fausse lenteur, des rondes dissonantes. Entre raideur des membres et cassures angulaires, la pureté des courbes d’un bras, d’un saut ou d’un porté transporte dans un état second. L’ensemble se terminera avec Corps de ballet, création du jeune et talentueux chorégraphe français Noé Soulier, explorant l’abstrait et questionnant aussi bien le vocabulaire de la performance que celui de la danse classique. Comme un prolongement, bouclant la boucle.


DANSE

l’avenir dans les astres Les Étoiles de demain, prometteurs espoirs du Ballet de l’Opéra national de Paris, sont sur le devant de la scène. Avec une virtuosité technique et une fraîcheur vivifiante, ils déploient l’éventail de la danse, du répertoire classique aux chorégraphes contemporains. répertoire qu’ils connaissent pour y tenir généralement des rôles de figuration. Le temps d’un spectacle, ils gravissent d’un seul coup les échelons difficiles de la stricte hiérarchie qui structure le Ballet. Après l’École de danse, on devient quadrille, puis coryphée, avant de passer sujet – première étape d’une carrière de soliste – puis premier danseur pour peutêtre un jour atteindre le ciel en étant nommé étoile. Une trajectoire qui se profile pour Sae Eun Park, Mathilde Froustey, Laura Bachman, Juliette Hilaire, Yannick Bittencourt, Fabien Révillion, Hugo Marchand et Yvon Demol. De la graine d’étoiles, dont la maestria rend un digne hommage aux plus célèbres pas de deux du répertoire classique, en y apportant la grâce et la majesté que seule permet une technique parfaitement maîtrisée.

Par Dorothée Lachmann Photo de Francette Levieux et Michel Lidvac

À Saint-Louis, à La Coupole, vendredi 14 mars 03 89 70 03 13 www.lacoupole.fr

uand on sait l’exigence absolue du Ballet de l’Opéra national de Paris, on peut être assuré que le moindre quadrille flirte déjà avec des sommets. Avec ce programme exceptionnel, réunissant huit solistes issus de ce prestigieux berceau de la danse classique, l’excellence est donc forcément au rendez-vous. Habitués à l’anonymat du corps de ballet, ces jeunes danseurs ont à cœur d’étonner et de défendre, à leur façon, un

La chronologie de ce voyage dans l’histoire de la danse débute avec le plus célèbre des ballets romantiques, Giselle repris dans la version originale de Jean Coralli et Jules Perrot, créée en 1841. Un rôle prestigieux, dont rêvent toutes les danseuses. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Marius Petipa consacrait pour la première fois le pas de deux, imposant au danseur un très haut niveau technique, aussi exigeant que celui de la danseuse, qui se révèle dans La Esmeralda, Le Corsaire ou encore Le Diable amoureux. On fait ensuite un bond dans le temps, pour découvrir l’Adagietto de l’intense Cinquième Symphonie de Mahler chorégraphié en 1971 par Oscar Araiz, pionnier de la danse contemporaine en Argentine. Dans la scène du balcon tirée du Roméo et Juliette de Noureev (1984), les deux solistes sont éblouissants de finesse et de beauté. La sensibilité de leur interprétation et l’harmonie qui se dégage d’eux expriment des sentiments qui n’ont nul besoin de mots pour dire l’amour absolu. Des pièces de William Forsythe et José Martinez complètent ce panorama chorégraphique, étincelant comme un ciel peuplé d’astres scintillants. Poly 165 Mars 14

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rongé par les mythes Temps fort de la saison du TJP, Les Giboulées mettent en lumière la pratique actuelle de la marionnette et de la manipulation d’objets. Présentation d’une manifestation aujourd’hui sous-titrée Biennale internationale Corps-Objet-Image et focus sur Manto, création d’Uta Gebert qui, comme d’autres spectacles de cette édition, revisite un mythe ancien.

Par Emmanuel Dosda Photos de Uta Gebert (Manto)

Lire article dans Poly n°154 ou sur www.poly.fr

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a triangulaire Corps-Objet-Image n’est pas une nouvelle religion, mais un terrain de travail pour des artistes qui utilisent la manipulation de la matière afin de prolonger leur discours. » Ainsi, cette première édition entièrement programmée par Renaud Herbin, directeur du TJP, rassemble des marionnettistes “classiques” comme des artistes pluridisciplinaires et inclassables. Exemples de projets de “manipulateurs” non conformistes : La Bobine de

Ruhmkorff où Pierre Meunier, habituellement comédien et metteur en scène, livre une réflexion sur les lois de l’attraction… sexuelle, 22h13 de Pierrick Sorin qui plonge le spectateur dans l’atelier du plasticien adepte de l’auto-filmage et de l’autodérision ou Fama, de Christophe Haleb, entre installation vidéo et performance musicalo-dansée. Le festival réunit des propositions aux formes et aux formats très divers, souvent insolites, comme celle d’« un des maîtres de la marionnette en


FESTIVAL

France », Ezequiel Garcia-Romeu dont l’énigmatique Méridienne – qui a « l’épaisseur d’un poème visuel » – accueille un seul spectateur à la fois. La biennale est un concentré de rendez-vous mêlant propositions plastiques et minimalistes (les 24 Manipulations grotesques de Tim Spooner) ou dispositifs atypiques (L’Éléphant perdu du collectif Oortocht, conviant une dizaine de spectateurs… à prendre le thé !). Hasard ? Le festival rassemble une poignée de spectacles interrogeant des mythes ancestraux, « des récits fondateurs qui racontent l’humain », selon Renaud Herbin, s’apprêtant à (re)présenter son Actéon Miniature, inspiré par les Métamorphoses d’Ovide*. Autres « fondamentaux » revus et corrigés : l’épopée d’Orphée reconsidérée par François Small dans Fichu serpent !, la relecture librement inspirée du Faust de Goethe par David Séchaud avec Monsieur Microcosmos ou encore Pandora Frequenz d’Antje Töpfer s’attachant à la déesse grecque.

Ultra moderne solitude

Après Anubis (présenté au TJP l’an passé), figure mythologique égyptienne, Uta Gebert (en résidence de création au TJP), se penche sur Manto, fille du devin Tiresias. Selon l’artiste berlinoise, « ces héros touchent des sujets universels et intemporels comme la mort, la perte ou la solitude ». Renaud Herbin, à propos de la tête pensante de la Numen Company : « Par un jeu de manipulation très précis, elle fait ressentir le moindre souffle, le moindre micro mouvement. On touche du doigt ses créatures plus vivantes que nousmêmes, ses personnages très forts, pourvus d’une grande intériorité », plongeant le spectateur dans un trouble face à des êtres qui semblent en savoir beaucoup sur lui. Sa pièce le convie à perdre ses repères et à pénétrer dans un monde fait d’ombres et de lumières, sans paroles ni narration. Sur le plateau, une poupée réaliste à taille humaine et un contreténor, Harald Maiers (incarnant la voix intérieure de Manto), invitent à un voyage dans les arcanes de la pensée de l’héroïne qui tente de résoudre ses conflits intimes. « Comme je n’utilise pas de dialogues, je traduis les tensions en images, musique, chant et mouvements. Avec mes deux musiciens Mark Badur et Ulrich Kodjo Wendt, j’essaie de travailler une dramaturgie musi-

cale. » Pour le directeur du TJP, la prophétesse « voit ce qu’il y a derrière les façades du superficiel, à travers les apparences. » L’extra-lucide souffre de ses talents qui la rendent différente et l’isolent. « Son don de voyance est également une malédiction, un sortilège », insiste Uta qui cherche à raconter, « avec un personnage de la mythologie, une histoire humaine et individuelle ». Dans sa mise en scène, la marionnette entre en interaction avec un environnement sonore et le chant agissant comme une force invisible, parfois menaçante. Manto touche au domaine du sensible, au-delà des mots.

Biennale internationale Corps-Objet-Image – Les Giboulées, à Strasbourg, au TJP et dans divers lieux (Le Hall des Chars, Le Maillon…), à Oberhausbergen (Le PréO) et à Lingolsheim (La Maison des Arts), du 22 au 30 mars 03 88 35 70 10 www.tjp-strasbourg.com Manto, au TJP – Petite scène, vendredi 21 mars (20h30), samedi 22 mars (18h) et dimanche 23 mars (17h), tout public dès 12 ans

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ça ira mieux demain À l’affiche du Printemps des Bretelles, les Blérots de R.A.V.E.L. revisitent à la sauce électrique les chansons qui ont fait leur succès. Teinté de rock festif, le répertoire de la joyeuse bande jette un regard plein d’humour et de tendresse sur le monde qui va… ou pas. Par Dorothée Lachmann Photo d’Adeline Poulain

À Illkirch-Graffenstaden, à L’Illiade, vendredi 28 mars 03 88 65 31 06 www.illiade.com

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ls sont nés sur le pavé et c’est leur marque de fabrique. Quinze ans après, les Blérots de R.A.V.E.L. n’ont pas oublié qu’ils étaient à l’origine une troupe de théâtre de rue. Si la musique s’est rapidement imposée à eux, le goût de la mise en scène, du jeu et du rapport au public est resté intact. D’album en album, ces Blérots qui revendiquent « un Re-

un air d’accordéon Pendant dix jours, le Printemps des Bretelles part à la découverte des accordéons du monde, avec des rendez-vous pour tous les goûts, dans tous les styles, depuis le musette traditionnel jusqu’aux ballades irlandaises, en passant par la fête tzigane et même un bal réservé aux enfants. Parmi les coups de cœur de cette 17e édition, on ne manquera pas la voix d’or de Souad Massi, associée au guitariste virtuose Eric Fernandez et au maître du piano à bretelles Alexandre Leauthaud, pour un voyage envoûtant vers Cordoue (29 mars). À noter aussi la présence de Zachary Richard, songwriter, accordéoniste et poète né en Louisiane, de culture acadienne et grand défenseur de la langue française (25 mars). Une soirée très prometteuse encore, avec Pentakkordeon, réunissant autour d’Antonio Rivas des instrumentistes venus de Colombie, de Finlande, d’Italie, de France et de Bulgarie, pour une musique multicolore et sans frontières (22 mars). À Illkirch-Graffenstaden, à L’Illiade, au Magic Mirror et dans les bars, du 21 au 30 mars 03 88 65 31 00 – www.printempsdesbretelles.fr

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nouveau Artistique Volontairement Elaboré par des Losers », construisent un univers fait de mots légers et de notes pétillantes. Chroniques du quotidien, peuplées d’anecdotes souriantes, leurs chansons fondent dans l’oreille comme des bonbons en bouche. C’est doux, parfois acidulé. Même quand les mots font mine de grincer, parce que le monde n’est pas bien huilé, ils n’oublient jamais de demeurer joyeux. Comme une politesse, à moins que ce ne soit un acte de résistance. Évoluant au gré des départs et des arrivées de ses musiciens, la formation aux 800 concerts est riche d’une multitude d’influences, un métissage qui laisse entrer le monde entier dans ses partitions, à commencer par la musique tzigane en toile de fond. Sur leur dernier album, les Blérots l’ont mâtinée d’un son plus rock, voire electro ou funk : riffs, samples et basse font leur apparition, tandis que cuivres, vents et accordéon conservent toute leur énergie. Ces nouveaux arrangements donnent aux textes un autre relief, révélant davantage leur humour teinté de cynisme. En plus de ces reprises, les sept musiciens ont glissé dans cet opus deux morceaux inédits, dont le très énervé Calmos. Mais même au bord de l’explosion, les Blérots l’assurent : « C’est pas la fin du monde et ça ira mieux demain. »


chanson

y’a d’la joie Dans son dernier opus Beau Repaire, Jacques Higelin livre la quintessence de son art, entre profondeur et folie douce. En douze titres solaires, il célèbre la vie et la liberté, comme on respire avec sérénité la douceur d’un printemps. Par Dorothée Lachmann Photo de Valérie Archeno

À Saint-Avold, au Centre Culturel Pierre Messmer, vendredi 28 février 03 87 91 08 09 www.cc-pierremessmer.com À Sausheim, à l’ED&N (Espace Dollfus & Noack), mercredi 12 mars 03 89 46 83 90 www.eden-sausheim.com À Bischwiller, à la MAC Robert Lieb, vendredi 14 mars 03 88 53 75 00 www.mac-bischwiller.fr À Dôle, à La Commanderie, samedi 19 avril 03 63 36 70 00 www.doledujura.fr www.jacqueshigelin.fr

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omment ne pas penser à Charles Trenet en écoutant les premiers vers de Seul, titre phare de l’album Beau Repaire ? Les amours champêtres et les cerisiers en fleurs, l’alouette et l’hirondelle, tous sont là pour dire la filiation de ce gamin septuagénaire avec le “fou chantant”. Après un demisiècle de carrière, Higelin atteint une légèreté primesautière qui le fait observer le monde par-dessus les nuages et « parcourir les états de grâce de la planète entière », comme il le clame dans La Joie de vivre, autre titre à l’allégresse réjouissante. Une chanson « simple comme bonjour », rempart contre la violence et la morosité ambiantes. « Il en faut si peu pour se dire que la vie est belle : le regard d’une jolie fille, une conversation avec un ami, quelques mots attrapés au vol au comptoir d’un troquet », estime le chanteur. Pourtant, tout n’était pas si évident pour Higelin qui associe écriture et souffrance. « Pour chaque chanson, je noircis une cinquantaine de pages. C’est particulièrement vrai pour cet album. L’inspiration était plutôt sombre au début, puis j’ai vu percer le soleil dans mon ciel chargé d’orages. Avec des envies aigües de rêverie et de liberté ! » Alors même la mélancolie se fait douce et l’horizon

de la mort devient lumineux, comme dans le bouleversant Pour une fois, texte parlé sur quelques délicates notes de piano. Un homme descend une route, une femme la monte, ils se croisent le temps d’un regard, chacun poursuit son chemin… La mort encore, jamais morbide, mais séduisante comme un visage d’ondine ou de naïade, qui attire dans le lit de la rivière (La Balade au bord de l’eau). Chaque chanson porte une histoire quasi cinématographique. Parfois vécue. Avant d’écrire Rendez-vous en gare d’Angoulême, Higelin a bel et bien retrouvé cette amie sur le quai, sans savoir qu’ils avaient voyagé tout ce temps dans le même wagon. Un baiser furtif et elle remonte dans le train. Lui est arrivé à destination. Autre jour, autre train : il croise Sandrine Bonnaire. Ils font connaissance, enregistrent un Duo d’anges heureux, duel amoureux où le fer se croise avec de cinglants mots doux. Et puis il y a cette pépite dédiée à Barbara, la grande amie, « l’ange en civil tombé sur terre ». Dans Être là, être en vie, Higelin fait de la dame brune une « divine araignée du soir » qui libère ses proies par amour au petit matin. Lui n’entend plus s’empêtrer dans aucune toile, même de soie : avec ce nouvel album, il a pris la clef des champs, joyeusement !

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gand de velours L’artiste flamande An Pierlé nous convie à vivre des Strange days en sa compagnie, le temps d’un album piano / voix où la sobriété est de mise et d’une tournée intimiste qui passe par chez nous.

Par Emmanuel Dosda Photo d’Athos Burez

À Montbéliard, aux Bains Douches, mardi 11 mars 08 05 710 700 www.mascenenationale.com À Schiltigheim, au Cheval Blanc, vendredi 14 mars www.ville-schiltigheim.fr

Dernier album, Strange days, édité par Pias www.pias.com/be

En quoi consiste le titre grandiloquent de “Compositrice officielle de la Ville de Gand” ? Durant deux ans, j’ai fait d’innombrables collaborations avec des musiciens gantois, mais aussi des étudiants en art, partout dans la ville. J’ai également composé la sonnerie du carillon du beffroi : ma mélodie est jouée toutes les heures ! « Ne pas tout remplir, c’est laisser de la place à l’imagination », nous disiezvous déjà en 2002, à l’époque d’Helium Sunset. C’est encore plus vrai avec votre dernier album… Le silence colore la musique, le vide amplifie les détails des sonorités ou des mots chantés. Strange days est très ouvert : les gens peuvent y projeter leurs propres histoires. Vous faites une reprise de Such a shame de Talk Talk. Êtes-vous admirative de la démarche de son leader, Mark Hollis, de son économie de moyens ? Je l’adore. J’aime beaucoup les derniers albums de Talk Talk, ils sont magnifiques, plein d’émotion. Mark Hollis est un de mes artistes favoris : il fait des morceaux très calmes, mais proches de l’explosion. Vous composez toujours à la maison, de manière artisanale, en laissant les

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choses arriver doucement à maturation ? J’ai appris à mieux gérer mon temps. Je me force à travailler, à provoquer l’inspiration. Avec des deadlines strictes, je suis capable de sortir une chanson en une demi-heure. Notre époque est-elle si étrange ? Il se passe tellement de choses bizarres, très laides, en ce moment dans le monde que j’ai envie d’agir – à mon échelle, car je ne joue pas au Stade de France – en composant des chansons qui touchent les gens, qui le consolent. Se retrouver seule sur scène pour cette tournée, c’est une prise de risque, un saut dans le vide sans filet ? Non car j’ai commencé comme ça il y a une quinzaine d’années. J’avais envie de retrouver cette énorme liberté d’être seule, avec mon piano, face aux spectateurs, comme dans un living room. C’est physiquement un peu lourd, mais le public me transmet beaucoup d’énergie en échange. Vous qui êtes gourmande, quel plat votre musique accompagnerait-elle, idéalement ? Vous imaginiez un repas léger ? Je verrais plutôt de bonnes frites belges cuites bien comme il faut !


FESTIVAL

alice délices Dans le cadre du festival Les femmes s’en mêlent, Alice Lewis branchera synthés et boîtes à rythme pour distiller ses chansons électroniques inspirées par les arts plastiques. Interview avec une « bavarde » qui sait être concise. Par Emmanuel Dosda Photo de Nicol Despis

À Belfort, à La Poudrière, mercredi 19 mars www.poudriere.com À Dijon, à La Vapeur, mercredi 26 mars www.lavapeur.com

Nouveau single Ignorance is Bliss, édité par Believe www.alicelewis.com

Festival Les Femmes s’en mêlent dans l’Est À Strasbourg, à La Laiterie, mardi 25 mars avec Emily Jane White et Julianna Barwick À Dijon, à La Vapeur, mercredi 26 mars avec Alice Lewis, Dominique Young Unique et Gnucci À Belfort, à La Poudrière, mercredi 19 mars avec Alice Lewis & vendredi 28 mars avec Emily Wells À Metz, aux Trinitaires, samedi 29 mars avec Cults, Emily Wells et Léonie Pernet www.lfsm.net

Lorsqu’on vous demande de parler de vos sources d’inspiration, c’est comme si on appuyait sur le bouton d’un moulin à paroles qu’on ne peut plus arrêter. Prenons le risque : quelles sont-elles pour vos dernières compositions ? Je suis allée puiser dans ma vie de tous les jours, dans mon observation des gens ou, pour un titre, dans Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul, film qui parle de la guerre dans le Nord-Est de la Thaïlande. Mes chansons sont toujours très imagées : The Statue part ainsi d’une vision des gisants de la Basilique de Saint-Denis croisée avec les émotions d’un moment. Dans le texte, je parle de la lumière qui passe au travers des vitraux pour se poser sur le monument de pierre. L’influence des arts plastiques est incontestable. Vous étiez aux Beaux-Arts de Cergy et avez effectué un passage de la sculpture à la musique. Le glissement s’est fait naturellement ? Non, ça n’était pas évident. Lorsque j’étais à l’école, une de mes professeurs, l’artiste Sylvie Blocher, m’a entendu chanter dans les couloirs du bâtiment de béton de Vasconi et m’a lancé un défi : composer deux chansons. Je me suis retrouvée à écrire des titres avec mon mini clavier. Lorsqu’on réalise une sculpture, on produit un objet fixé dans le temps alors qu’en musique on fabrique une durée : ce changement est difficile à opérer.

Vos dessins oniriques et effrayants décrivent une sorte de cabinet de curiosités avec des reliques, des animaux naturalisés et des insectes. Ils pourraient illustrer votre musique et inversement… Oui, pourquoi pas… Je suis mal placée pour en parler, mais on m’a déjà dit que je faisais des choses à la fois merveilleuses et lugubres. Le dessin me demande beaucoup plus de temps. Face à un instrument de musique, ça semble simple : on plaque un accord sur un piano ou une guitare et on obtient immédiatement une matière sonore. Devant une feuille blanche, j’ai davantage le sentiment d’être confrontée au vide. Écrire une chanson vous permet de transformer des états d’âme sombres en paysages sonores lumineux ? Je pense que c’est le cas de tout le monde. Comme dirait mon amie Sir Alice, mieux vaut cuisiner avec nos casseroles que de se les trimballer. Sur votre premier album, No One Knows We’re Here, vous apparaissiez avec des plumes, tel un oiseau multicolore. Quel animal serez-vous pour défendre Cracks of Dawn qui sortira en septembre ? Mon prochain album aura plus de corps, il sera davantage ancré sur terre. Alors, je serai peut-être un ours de la Forêt noire… Poly 165 Mars 14

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CHANSON

la nuit du chanteur Bertrand Betsch, artiste « autiste » exprimant sa difficulté à être au monde dans des couplets entonnés de sa voix brisée, tend la main pour nous attirer dans les profondeurs nocturnes. La nuit lui appartient. Selon vous, l’artiste n’est pas un génie, mais un “handicapé” qui est obligé de se dépasser pour se faire une place dans le monde ? Oui, personnellement, j’ai des blocages dans le rapport à l’autre. J’ai l’impression de n’être bon qu’à ça : écrire des chansons. Je n’ai pas beaucoup de dispositions pour autre chose et la musique me permet de communiquer de façon profonde et honnête.

Par Emmanuel Dosda Photo de Stéphane Merveille

À Metz, aux Trinitaires, vendredi 21 mars 03 87 20 03 03 www.lestrinitaires.com www.bertrandbetsch.fr

Titre de l’essai de Bertrand Betsch édité par La Machine à cailloux www.lamachineacailloux.com

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2 La Nuit nous appartient, édité par 03h50 www.03h50.com

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On vous a découvert en 1997 lorsque vous faisiez La Soupe à la grimace et les choses n’ont pas beaucoup changé depuis : vos chansons sont toujours des complaintes douces amères. La Tristesse durera toujours1 pour vous ? Oui, car j’ai une âme mélancolique… Je suis cependant capable de glisser des lueurs d’espoir, ne voulant pas non plus plomber le moral des gens. Je cherche les émotions présentes dans le bonheur du quotidien, mais également dans les moments douloureux. C’est à partir des failles et des points de rupture que le processus créatif s’enclenche. La Soupe à la grimace, votre premier album, est sorti sur Lithium. Vous sentiez-vous des affinités avec les autres artistes du label, Dominique A ou Diabologum ? C’était tout sauf une grande famille et je ne me reconnaissais pas vraiment dans le label qui était trop “indé” pur et dur. Ceci dit, j’aime beaucoup les artistes que vous venez de citer ou encore Mendelson et Françoiz Breut… mais sans en être particulièrement proche.

Est-il vrai que vos chansons vous viennent naturellement dans toute leur simplicité ? Oui, c’est exact. J’aime les choses directes, qui vont droit au but. Cependant, je me sens davantage maximaliste que minimaliste car je donne le meilleur de moi-même dans mes morceaux. Si on se réfère à un de vos textes, « l’amour est un bazooka dans les jambes »… Cette phrase a un double sens grivois dont je n’étais pas conscient au départ. Quand j’écris, je n’y comprends rien. Les textes me viennent comme ça, de manière automatique. C’est bien plus tard que je reviens dessus. Les mots dévalent la pente, ils m’arrivent comme une coulée de boue, une avalanche. Votre nouvel album 2, double disque contenant 26 morceaux, est conçu comme un long Voyage au bout de la nuit, titre du dernier morceau… Lorsque la nuit tombe, il y a une sorte d’apaisement. À mesure qu’elle avance, on se retrouve face à soi-même, à son intimité et certaines angoisses peuvent ressortir. Dans mon album, la nuit – une petite mort – peut être vue comme un espace de liberté ou quelque chose d’oppressant. Nous l’habitons de plusieurs façons.


LIVRE

i comme icare Christophe Lebold, maître de conférences à l’Université de Strasbourg, amoureux de la littérature américaine comme de la musique de Lou Reed, Nick Cave ou Bob Dylan, est l’auteur d’un pavé érudit et personnel sur le Canadien errant, Leonard Cohen : l’Homme qui voyait tomber les anges.

Par Emmanuel Dosda Photo de Claude Gassian / collection Dominique Boile

Leonard Cohen : l’Homme qui voyait tomber les anges, édité par Camion Blanc (36 €) www.camionblanc.com

I

ntarissable, Christophe Lebold a écrit 720 pages sur le songwriter voyageur, mais aurait aisément pu livrer le double, le triple… « Je voulais faire un ouvrage de référence », nous dit-il, « une biographie complète où l’on retrouve son œuvre littéraire et toute sa discographie. » Même les albums les plus faibles, notamment Death of a Ladies’ man, disque produit de manière « grotesque » (selon Cohen himself) par un Phil Spector mégalo, tyrannique et envahissant : « Leonard Cohen est une voix majeure du rock, de la littérature et de la poésie internationale. Il a réinventé la figure du troubadour ou du poète religieux… et a su leur donner une résonnance profonde. Il a remis le mot Hallelujah dans la bouche des gens ! Ses œuvres mineures sont intéressantes au regard des plus importantes : il a par exemple dû passer par Death of a Ladies’ man pour connaître sa renaissance dans les années 1980 », prévient celui qui s’avoue tout de même séduit par le mélange « entre l’exubérance de Spector et l’intériorité de Cohen ». Au long de son livre, Christophe Lebold tente de cerner celui qui « transforme le noir en lumière et ce qui est lourd en matière légère, créant des paysages sonores métaphysiques » en jouant entre la chaleur de sa voix et la froideur de certains arrangements, comme des lames de rasoir.

On ne s’arrête pas aux dates et aux faits : c’est également la bio de l’existence intérieure de l’auteur de Bird on a Wire, « dévoilant une vie branchée sur l’invisible, les anges, ce qui se joue en sous-main dans les relations entre un homme et une femme, un homme et un dieu souvent absent, un homme et le verbe ». L’ouvrage propose plusieurs pistes, des points d’entrée, des manières d’aborder un personnage paradoxal, à la fois « grand prêtre juif et crooner séducteur, poète et rock star, Casanova et moine reclus dans les monastères bouddhistes, plaisantin ironique et chanteur mélancolique ». L’universitaire le voit notamment – et essentiellement – comme un « prophète de la gravité, qui en fait le centre de son geste artistique ». Selon lui, ce petit-fils de rabbin à la voix grave, fortement dépressif, a « une disposition fondamentale pour la profondeur. C’est un visionnaire qui voit la défaite de l’homme, un mystique qui perçoit dans nos chutes une élévation cachée. » Pour résumer « en une formule l’évangile selon saint Leonard : les choses, par nature, sont graves et nous sommes très précairement suspendus entre gravité et grâce. Notre destin à tous : tomber de haut ; notre saintpatron : Icare », écrit-il en préambule.

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MAISONS D’OPÉRA

l’aventurier Associés, l’Opéra national de Lorraine et le Théâtre de la Manufacture de Nancy présentent Siegfried et l’anneau maudit, version réduite du Ring des Nibelungen de Wagner se concentrant sur la destinée d’un de ses protagonistes principaux.

Par Hervé Lévy Photos d’Elisa Haberer / Opéra national de Paris

À Nancy, au Théâtre de la Manufacture, du 21 au 30 mars (à partir 8 ans) 03 83 37 42 42 www.theatre-manufacture.fr 03 83 85 33 11 www.opera-national-lorraine.fr www.justiniana.com

L

e pari est audacieux pour la metteuse en scène Charlotte Nessi (qui a aussi contribué à l’adaptation), directrice de l’ensemble franc-comtois Justiniana : « Il fallait passer d’un monument d’une durée de quatorze heures à un spectacle d’un peu moins de deux. » Pas question pour autant de faire une “Tétralogie de poche” tentant de résumer le propos de Wagner. « C’est impossible, tant il est vaste et multiforme, tant les personnages sont nombreux et les actions foisonnantes. Nous avons donc choisi un angle, décidant de nous concentrer sur la destinée d’un seul personnage qu’on va suivre de la naissance à la mort, Siegfried, devenu le fil conducteur de cette épopée qui se déploie normalement en quatre opéras. Cela permet à tous, même aux plus petits, d’accéder à l’univers wagnérien. » Huit jeunes chanteurs et seize musiciens emportent le public au cœur de péripéties plurielles et d’une musique fascinante, une habile réduction de la partition originelle réalisée par les élèves de la classe d’arrangement de Cyrille Lehn au Conservatoire national supérieur de

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Musique de Paris. Siegfried est l’archétype du héros wagnérien, un personnage oscillant entre naïveté et innocence, inconscient des pouvoirs surnaturels dont il jouit (comme de comprendre le langage des animaux) dont le but existentiel est de déchiffrer le monde qui l’entoure et de partir à la recherche de lui-même. Dans cette quête initiatique, rien ne lui sera épargné : ses évolutions rocambolesques revoient « à un univers pétri d’heroic fantasy » rempli de dragons, de géants, de nains, de potions magiques et autres philtres d’amour… Dans une scénographie mouvante en forme de work in progress permanent où la vidéo aux teintes sépia évoque autant Die Nibelungen de Fritz Lang que l’expressionnisme de Friedrich Wilhelm Murnau, se déploient les ébouriffants épisodes de l’existence de Siegfried dans une Tétralogie à la métaphysique épurée devenue roman d’aventures. Le but de l’opération ? Pour Charlotte Nessi, il s’agit « de donner envie aux spectateurs de se plonger dans l’intégralité du chef-d’œuvre de Wagner dont nous nous contentons d’ouvrir une porte… »


© Anne Gayan

MAISONS D’OPÉRA

SOLITUDE GLACÉE Attention, rareté à l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole : Bérénice Collet monte un chef-d’œuvre des années 1950, Vanessa de Samuel Barber (21, 23 et 25 mars), compositeur qu’on réduit trop souvent à son célébrissime Adagio pour cordes. Inspirée des légendes nordiques, la partition explore, dans un surprenant huis clos, entre ombres et lumières, la solitude et l’attente à travers la destinée de trois femmes, celle qui donne son nom à l’opéra, sa nièce et sa mère.

FÉERIQUE

AMOURS © A.T. Schaefer

CONTE

© Priska Ketterer

www.opera.metzmetropole.fr

Aujourd’hui, le britannique Richard Ayres est un des compositeurs à suivre : au mois de décembre, au Staatstheater Stuttgart, il créait Peter Pan (opéra pour enfants à partir de huit ans, à voir jusqu’au 10 avril). On ne présente plus le héros rendu célèbre par Disney… Le challenge artistique ? « Trouver un langage musical qui non seulement convient à un monde enfantin mais qui en décrit aussi un autre, bizarre, un peu troublant et onirique. » Mission accomplie. www.staatstheater-stuttgart.de

COMPLIQUÉES Au Theater Basel – une maison dont la réputation dans le choix des metteurs en scène n’est plus à faire – Corinna von Rad, déjà remarquée à l’écran et au théâtre, se frotte à Eugène Onéguine de Tchaïkovski (jusqu’au 17 mai). Elle monte avec bonheur cette page intimiste fondée sur le roman éponyme de Pouchkine et pleine de rebondissements amoureux… qui nous arrachent forcément des larmes à la fin. www.theater-basel.ch

BAL TRAGIQUE

© Florian Merdes

Avec cette mise en scène intense et virevoltante, la jeune Yona Kim s’empare avec intelligence d’Un Ballo in maschera de Verdi. Présentée à Heidelberg (jusqu’au 19 juillet), cette production magnifie une œuvre où les destinées individuelles s’imbriquent intimement dans les événements politiques puisqu’elle s’inspire d’un fait historique, l’assassinat du roi Gustave III de Suède au cours d’un bal masqué, en 1792. Entre Amour et conspiration, amitié et devoir. www.theaterheidelberg.de Poly 165 Mars 14

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dark wave

Avec des pages de Gruber, Satie, Herrmann et Chostakovitch, le directeur musical de l’OPS Marko Letonja a composé un programme où se déploie une dramaturgie noire.

Par Hervé Lévy Photo de Sean Fennessy

À Strasbourg, au Palais de la musique et des congrès, jeudi 27 et vendredi 28 mars 03 69 06 37 06 www.philharmonique. strasbourg.eu

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our Marko Letonja, il est essentiel de construire un concert où les œuvres entretiennent des affinités profondes, de ciseler des dialogues entre les différentes partitions choisies. Aux soirées monographiques ou fondées sur une thématique évidente – l’orientalisme, l’âme russe… – il préfère les rencontres délicates. Avec ce programme qui a la semblance d’un diamant noir, le chef slovène propose un des rendez-vous les plus excitants de la saison. Il débute par Parade d’Erik Satie, excentrique de génie dont l’art était néanmoins corseté de finesse et d’exigence qui affirmait : « Je suis venu au monde très jeune dans un temps très vieux. » Ce ballet pour lequel il collabora avec Cocteau et Picasso fut, à sa création en 1917, un immense… scandale. Une atmosphère similaire irrigue Frankenstein !! de Heinz Karl Gruber avec son « côté éminemment burlesque et “anarchique” » selon Marko Letonja. Pour le compositeur (et chansonnier qui sera sur la scène du PMC), il est « primordial d’écrire une musique contemporaine qui ne soit pas éloignée du public et donc de trouver un langage permettant d’être “compris” des auditeurs, à l’image de ce que firent, à leur époque, Kurt Weill ou Hanns Eisler ». Et de

poursuivre, lorsqu’on lui demande de résumer l’esprit de sa partition : « On pourrait parler de cabaret macabre dans lequel certaines figures issues de l’univers enfantin – Batman et Robin, Miss Dracula, Frankenstein, James Bond… – servent à une critique politique radicale. Dans cette version moderne des contes pour enfants, les personnages sont déformés et rendus presque méconnaissables. » Le “cabaret” se poursuit avec une musique tirée de Vertigo (Sueurs froides) d’Alfred Hitchcock écrite par son compositeur fétiche Bernard Herrmann, page hypnotique qui précède la Symphonie n°6 de Chostakovitch que Marko Letonja qualifie de « “réponse russe” à la musique du Paris des années 1920 de Satie. S’y trouvent des éléments burlesques, sombres et grimaçants. Chostakovitch se montre sarcastique, combine pathos et satire, contemplation et énergie fébrile. En lisant entre les lignes, se découvre aisément une vision très peu officielle de la vie en URSS à cette époque. Tous le comprirent et l’œuvre fut longtemps mise à l’écart. » Avec cette page grinçante, surnommée la “symphonie sans tête”, la boucle est bouclée.


MUSIQUE CLASSIQUe

une symphonie héroïque À Luxembourg et Baden-Baden se produisent l’immense et charismatique Christian Thielemann et sa Sächsische Staatskapelle Dresden. Voilà l’occasion de découvrir un titan de la direction d’orchestre dans la monumentale Symphonie n°5 de Bruckner.

Par Hervé Lévy Photos de Matthias Creutziger

À Luxembourg, à La Philharmonie, mardi 11 mars +352 26 32 26 32 www.philharmonie.lu À Baden-Baden, au Festspielhaus, vendredi 14 et samedi 15 mars +49 7221 3013 101 www.festspielhaus.de www.staatskapelle-dresden.de

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n colosse de la musique classique qui trempe sa baguette dans le flot tellurique puissant des “grands ancêtres” germaniques que sont Herbert von Karajan, Karl Böhm ou Wilhelm Furtwängler. Voilà comment apparaît Christian Thielemann, prétendant plus que sérieux à la succession de Sir Simon Rattle à la tête des Berliner Philharmoniker, en 2018. La vision de Wagner du chef de la Sächsische Staatskapelle de Dresde, une des plus excitants de la planète, est d’essence cathartique, plongeant l’auditeur au plus profond de l’âme de la partition. Son Bruckner est une merveille extatique : c’est du reste une interprétation de sa Symphonie n°8 qui propulsa le musicien à la tête de la phalange saxonne. À Luxembourg et Baden-Baden, il donnera sa Symphonie n°5, une « gigantesque cathédrale sonore » selon le musicologue Harry Halbreich. Gageons qu’avec le chef allemand elle sera gothique, ses efflorescences délicates hésitant sans cesse entre puissance chtonienne primitive et exubérance éthérée. Avec ses partis pris assumés, ses références

à la tradition, Christian Thielemann ne laisse pas indifférent, se faisant parfois taxer de conservatisme et de rigidité. C’est sans doute le rare privilège des très grands de pouvoir encore susciter la controverse dans un monde de plus en plus aseptisé et lisse, pour ne pas dire chiant. Preuve de tout l’intérêt que revêt la vision “thielemannienne” de la musique sera apportée au Festspielhaus (vendredi 14 mars) avec un programme en forme de véritable carte de visite avec des pages de Liszt, Beethoven (son Concerto pour piano n°4 interprété par Radu Lupu) et Richard Strauss. On entendra son poème symphonique Ein Heldenleben (Une Vie de héros), autobiographie musicale en forme d’hagiographie que le compositeur écrivit à sa propre gloire. Description des adversaires du preux personnage comme de ridicules histrions, exaltation de sa compagne et de leur relation passionnée, combats nietzschéens, entreprise d’auto célébration qui évoque Les œuvres de paix du Héros (on reconnaît là des extraits, entre autres, de Mort et Transfiguration, Don Quichotte ou Macbeth) puis accomplissement et retraite… Narcissique, martial et brillant ! Poly 165 Mars 14

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pour l’amour de l’art La onzième édition d’Art Karlrsruhe s’annonce comme un événement incontournable. Quatre jours durant s’y côtoieront en effet les classiques de la modernité et les avant-gardes d’aujourd’hui.

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2 Elle œuvre aussi à l’opéra, voir notre article sur son Tannhäuser dans Poly n°155 (ou sur www.poly. fr) – www.rosalie.de

ne surface de 35 000 m 2, plus de 50 000 visiteurs attendus, quelque 220 exposants (dont 38 nouvelles galeries). Art Karlrsruhe a atteint l’âge adulte, se positionnant comme un rendez-vous majeur dans l’arc rhénan, juste derrière le mastodonte qu’est Art Basel et loin devant tous les autres. Initiateur et commissaire de l’événement, le galeriste Ewald Karl Schrade se réjouit de pouvoir présenter « un spectre complet » de la création moderne et contemporaine grâce à des galeries de référence. On retrouvera en effet les meilleures de l’aire germanique (le gros des troupes), mais également des représentants de premier plan venus de nombreux pays comme la galerie Ritsch Fisch (Strasbourg) incontournable pour l’Art brut, les très pointus londonien de l’EAST 2 GALLERY ou encore la surprenante AKA Space Gallery de Séoul.

Zentrum für Kunst und Medientechnologie de Karlsruhe (Centre d’Art et de Technologie des Medias) www.zkm.de

À côté des traditionnelles sculptures monumentales, une vingtaine, qui rythment l’espace

Par Raphaël Zimmermann Photo de Jürgen Rösner / Art Karlsruhe

À Karlsruhe, au Parc des expositions, du 13 au 16 mars +49 721 3720 5000 www.art-karlsruhe.de

1 Sa générosité a permis l’ouverture de la Kunsthalle d’Emden en 1986. C’est son directeur, Frank Schmidt qui a choisi les œuvres présentées à Art Karlsruhe www.kunsthalle-emden.de

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– marque de fabrique d’Art Karlsruhe – un des événements de la cuvée 2014 est la découverte d’œuvres de la très riche collection rassemblée par Henri Nannen (1913-1996)1, fondateur du magazine Stern qui fut un défricheur de talents dans l’Union soviétique des années 1980 : très tôt, il avait rencontré des artistes majeurs de la Glasnost et de la Perestroïka. On découvre ainsi la critique néo-expressionniste du réalisme socialiste de Maxime Kantor, le mysticisme de Leonid Purygin ou encore les œuvres de Lenina Nikitina, trois plasticiens encore trop mal connus à l’Ouest. Un autre temps fort est la présentation de la sculpture de lumière de la protéiforme rosalie2 (réalisée en collaboration avec le ZKM)3. Intitulée LightScapes, elle ressemble à une œuvre d’art totale où se mêlent peinture, sculpture et architecture. Comme un fascinant hologramme fait de structures tridimensionnelles en constante mutation, cette pièce nous plonge dans un étonnant univers onirico-technologique.



un regard

Par Emmanuel Dosda Photo de Stefan Altenburger © Photography Zürich Foksal Gallery Foundation and Hauser & Wirth

The Night of the Great Season, exposition collective d’artistes néo-surréalistes polonais présentée à Mulhouse, à la Kunsthalle, jusqu’au 11 mai 03 69 77 66 47 www.kunsthallemulhouse.com

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planet de jakub julian ziolkowski Drôle de Planet que celle peinte par l’artiste polonais né à Zamosc en 1980. Un astre organique purulent, dégoutant, puant et… poilant. Nous découvrons un sein ramollo comme une montre camembert de Dali, des organes sexuels flagada, des morceaux de chair rosés, un vagin (au milieu duquel pointe un paysage paradisiaque avec soleil et palmiers) et des boyaux composant un ramassis d’abats que l’on pourrait trouver dans la poubelle d’une boucherie. Ce corps compressé par un César

confus, mis en boule et jeté en orbite est une huile sur toile de 2012, caractéristique du travail surréaliste de Ziolkowski, inspiré par les scènes chaotiques de Jérôme Bosch et ayant la complexité des œuvres d’André Masson. Avec ses peintures fourmillant de détails, telles des vers dans une pomme pourrie, le plasticien décrit un monde grotesque devenu champ de bataille où l’on erre les viscères à l’air.



ART CONTEMPORAIN

peinture fraîche Les quatre jeunes artistes issus de l’option Art de la Haute École des Arts du Rhin, exposés au Pôle culturel de Drusenheim flambant neuf, proposent différentes manières d’aborder la pratique picturale qui n’est pas un long fleuve tranquille.

Marius Pons de Vincent, Les reproches, 2013, huile sur toile, 65 x 80 cm

Par Emmanuel Dosda

À Drusenheim, au Pôle culturel, jusqu’au 31 mars 03 88 53 77 40 www.pole-culturel. drusenheim.fr www.hear.fr

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vant de visiter l’exposition Jamais deux fois (dans le même fleuve), Anne-France Boissenin, directrice, nous convie à un tour des 2 600 m2 du Pôle culturel s’élevant à l’emplacement de l’ancienne MJC. Une archi épurée et fonctionnelle (ici, le « maître mot est modularité »), une bâtisse au milieu de laquelle un escalier, « la colonne vertébrale », mène aux salles de cours (arts plastiques, musique…) ou à la médiathèque. Au rez-de-chaussée : la salle de spectacle, le musée dédié à l’œuvre colorée de Paso et l’espace d’art contemporain occupé actuellement par les travaux des ex-élèves de la HEAR, école que l’équipe du Pôle culturel va fréquemment inviter.

Un espace lumineux, ouvert sur l’extérieur grâce à de grandes baies vitrées. Des murs recouverts de tableaux signés Camille Brès, Marius Pons de Vincent et Ido Park. Près des fenêtres, les “moulins à images“ de Clara Cornu dont on actionne la manivelle pour faire tourner les cylindres où se détachent des représentations humaines ou animales sur des fonds d’or, comme chez les Primitifs italiens. Les tableaux graphiques d’Ido Park nommés Human patterns représentent des portraits de profil, des visages qui, comme autant de motifs, s’inscrivent dans des colonnes. Selon Daniel Schlier, peintre et professeur en charge du groupe de recherche Peinture(s) à la HEAR, « Clara et Ido sont, contrairement aux apparences, plus académiques que Camille et Marius car ils prennent en main des métiers, des gestes anciens qui se stratifient : coller, enduire, poncer, dessiner, effacer… » La figure humaine est également présente dans les huiles sur toile de ces deux derniers. À partir de photos amateurs de qualité médiocre dénichées sur le net, Marius va décliner des séries. Il est notamment allé fouiner sur des blogs de naturistes afin de se les approprier et raconter de « grandes histoires, liées à des idéaux, un désir de liberté », note l’artiste qui place des corps nus au milieu de paysages, des personnes cherchant à fuir la pesanteur des conventions… le temps des vacances. Pour ses « petits théâtres » peints, Camille quant à elle part de son stock d’images personnelles, mais réfute l’idée de s’inscrire dans une démarche autobiographique. Une tension plane sur ses saynètes : dans une réunion familiale dans la nature, sorte de relecture du Déjeuner sur l’herbe, des nuages sombres s’apprêtent à envahir l’image. Au départ, « le temps devait être clément », insiste la plasticienne, mais la matière picturale sombre, presque vivante, est venue hanter la toile.



L’ILLUSTRATeur

www.aureliendebat.fr

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aurélien débat L’ancien élève des Arts déco de Strasbourg est parti il y a une poignée d’années s’exiler du côté de Marseille. Aurélien dessine régulièrement pour la presse ou l’édition jeunesse et collabore avec le graphiste Patrick Lindsay pour la communication du Théâtre de Châ-

teauvallon. Durant son temps libre, il expose dans divers lieux (récemment, la galerie nancéienne My monkey) et réalise de belles affiches pour des concerts rock strasbourgeois, preuve qu’il ne parvient pas tout à fait à se détacher de la capitale alsacienne.



un regard

Par Thomas Flagel

Peter Granser 2000-2007, à la galerie La Chambre et au Sofitel de Strasbourg jusqu’au 23 mars 03 88 36 65 38 www.la-chambre.org www.granser.de

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sun city, man with a bag de peter granser Sweater ouvert, polo rentré dans un pantalon à pinces impeccable, porté haut, comme dans la jeunesse de ce sexagénaire au sourire béat. Notre papy branché, prêt à se rendre au club de fitness d’où provient sa casquette, coule des beaux jours à Sun City, l’une des premières villes construite uniquement pour des retraités américains. La middle class au patriotisme bon teint s’y prélasse sous le soleil de l’Arizona, coupée du monde extérieur par de hauts murs et une police privée surveillant les lieux 24h / 24. La dernière étape de l’american way of life que nul ne leur envie, sauf peut-être

les riches Sud-Africains blancs se parquant, eux-aussi, à l’écart des autres communautés de leur pays. Derrière notre brave homme, les mêmes villas bien rangées et les mêmes dégâts d’un monde en toc, façon Pleasantville, peuplé de sourires de façade, de tournois de bridge, de garden parties sur des pelouses tristement identiques (mais rasées au poil !) et de dimanches à l’église. Une retraite dorée conçue comme le triste prolongement du Truman Show, le paroxysme des valeurs actuelles où l’on s’éloigne de tout. Loin, très loin, surtout de nous-mêmes.



ABSTRACTION

bleu comme le soleil S’inspirant de Klein ou Soulages, les tableaux de Mata développent un singulier langage de la couleur, où l’abstraction géométrique ouvre les portes de l’émotion. Au Musée des Beaux-Arts de Mulhouse, bleus et noirs laissent la lumière mener la danse.

Par Dorothée Lachmann

À Mulhouse, au Musée des Beaux-Arts, jusqu’au 16 mars 03 89 33 78 11 www.musees-mulhouse.fr

Composition n°903, Mata

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S’

il existe un point commun entre mathématiciens et artistes, il se trouve dans une même volonté de saisir le monde invisible, de lui donner un contour pour pouvoir en explorer les profondeurs. La quête de Mata procède de cette convergence, cet endroit précis de l’abstraction où la géométrie se fait émotion. « Je ne suis pas un bon dessinateur, donc je fais ce que je sais faire : des lignes droites, parfois quelques courbes », s’amuse-t-il. Un raccourci modeste pour résumer son parcours d’autodidacte de la peinture. Intarissable sur l’histoire de l’art, ce Mulhousien d’adoption n’aime guère parler de son travail. « Le problème de l’art contempo-

rain est que l’émotion est créée par la parole de l’artiste, et non plus par l’œuvre », regrette-t-il. Alors il préfère se taire et laisser le visiteur regarder, absorber, se laisser happer. « La peinture abstraite, c’est comme une symphonie de Mozart : elle déclenche un film dans l’esprit de chaque auditeur. À la fin, tout le monde dit que c’était beau, mais personne n’a vu le même film. » Son cinéma, Mata le tourne en noir et bleu. Fasciné par Pierre Soulages, il a tenté de peindre des tableaux entièrement noirs. « Le résultat n’était pas bon ! » Dont acte. Quand il juge son travail mauvais, Mata le détruit. Alors il entame des recherches sur ce bleu extraordinaire, unique au monde, breveté par Yves Klein. Pendant deux ans, il multiplie les expériences pour s’approcher au maximum de cette nuance précise. Jusqu’à toucher au but. Capable de créer une vingtaine de noirs différents, il y associe désormais ce bleu à la formule tenue secrète. L’émotion tant recherchée fait enfin vibrer son pinceau : le mariage des deux couleurs devient sa marque de fabrique. Réalisées ces trois dernières années, les peintures exposées au Musée des BeauxArts déclinent une monomanie toujours renouvelée, sans cesse inventive, jamais usée. Des toiles comme les innombrables morceaux d’un puzzle qui, rassemblés, esquissent les paysages de ce monde invisible ressenti par l’artiste. Des lignes droites éclairent la toile comme des faisceaux de lumière noire, traçant des perspectives bancales et vertigineuses. Des lignes courbes serpentent avec douceur ou déchirent violemment le tableau pour y ouvrir une porte. Et partout, ce magnétique éclat bleu, si lumineux qu’il ne peut être que la réelle couleur du soleil. Soudain, la surprise de poser les yeux sur du jaune, du rouge. Une touche, à peine. Mata n’aime rien tant que le mystère.



Une île sans femme d'Alain Della Negra et Kaori Kinoshita

je et un autre Avec Anti-narcisse, le Crac Alsace expose des artistes qui ne se regardent pas le nombril : ils examinent le monde en adoptant le point de vue du sujet observé. Par Emmanuel Dosda

À Altkirch, au Crac Alsace, jusqu’au 11 mai 03 89 08 82 59 www.cracalsace.com

Voir portrait dans Poly n°155 ou sur www.poly.fr

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e titre de l’exposition a été emprunté à l’anthropologue brésilien auteur des Métaphysiques cannibales, Eduardo Viveiros de Castro. Au cours de ses recherches, il se questionne : comment étudier un sujet, notamment un peuple, en utilisant ses modes de pensée et en bannissant l’anthropocentrisme ? Selon Elfi Turpin*, directrice du Crac et commissaire de l’exposition, de nombreux artistes se penchent sur cette problématique. Parmi eux, le duo Alain Della Negra & Kaori Kinoshita « utilise le geste documentaire pour faire de la fiction, s’intéressant à la question de l’élargissement de la réalité. » Au Crac, sera – entre autres vidéos – présenté Une Île sans femme, doc’ sur le phénomène japonais des femmes factices pour célibataires, poupées avec lesquelles des hommes développent une relation affective, parfois amoureuse, allant jusqu’à amener leurs copines fake au resto ou au ski. Le point de départ du long métrage est une interview où un protagoniste explique à Alain et Kaori qu’il n’y a plus de femmes au Japon et qu’il est contraint de trouver du réconfort auprès d’un mannequin à taille humaine… Les deux artistes « ont alors décidé de faire une fiction partant de ce postulat, en excluant du cadre toutes les femmes. C’est cette contrevérité – à laquelle croit l’homme

interrogé – qui a dicté le dispositif du film. » Ils empruntent les systèmes de raisonnement « du milieu dont ils parlent, comme si le film se faisait tout seul, si le contexte l’écrivait. » Autre artiste exposée, Kapwani Kiwanga qui, le temps d’une conférence – Afrogalactica : un abrégé du futur – endosse la posture d’une anthropologue de demain nourrissant son discours « de documents d’archives ne provenant pas de fonds scientifiques, mais de la littérature ou de l’histoire de la musique ». Durant sa performance, elle évoque, images à l’appui, la conquête spatiale par les Africains, en se basant notamment sur les pensées du génie jazz farfelu, Sun Ra, chantre de l’afrofuturisme, prônant la conquête de l’espace par les Africains, pour une vie meilleure. Le temps de la conférence, où il est question d’“Afronautes” cherchant un ailleurs dans les étoiles, l’utopie cosmique devient réalité. Les plasticiens réunis par Elfi Turpin ont une « identité flexible », ils ne plaquent pas leur propre pensée sur un objet. En “l’autre”, « nous cherchons trop souvent à nous contempler nousmêmes », comme Narcisse. En observant les choses depuis leurs perspectives, ils augmentent le réel.



ARTS GRAPHIQUES

jeunesse doré Nombreux sont les descendants, légitimes ou non, de Gustave Doré. Doré & Friends, exposition du MAMCS, insiste sur l’inventivité de ses œuvres dessinées de jeunesse, mises en regard avec celles de créateurs d’hier et d’aujourd’hui.

Winshluss, Pinocchio (planche 86), 2008 © Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois

Par Emmanuel Dosda

À Strasbourg, au MAMCS, jusqu’au 25 mai 03 88 52 50 15 www.musees.strasbourg.eu Et aussi, à Paris, au Musée d’Orsay, Gustave Doré (1832-1883). L’imaginaire au pouvoir, jusqu’au 11 mai www.musee-orsay.fr

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es Travaux d’Hercule (1847, relecture caustique du mythe), Des-agréments d’un voyage d’agrément1 (1851, moquerie envers la bourgeoisie du XIXe siècle sous forme de faux carnet de voyage) et L’Histoire de la Sainte Russie2 (1854, grande fresque à charge contre la Russie, exécutée durant la Guerre de Crimée). Dans les pas de Rodolphe Töpffer – considéré comme le père de la bande dessinée – Gustave Doré 3 a, en trois coups lithographiques, inventé « des choses incroyables sans en prendre lui-même la mesure », note Guillaume Dégé4, commissaire de l’exposition. Dans ses jeunes années, avec un trio de BD, il met en place des procédés ingénieux, faisant preuve d’une étonnante liberté de ton. Une grande « innocence », une naïveté débridée qui, mêlée à une aisance technique virtuose (voir ses dessins lorsqu’il a une dizaine d’années), l’a conduit à réaliser des planches où se marient motifs abstraits, éléments foisonnants et scènes d’une cruauté inouïe frôlant le grandguignolesque. « Chez Doré, ça s’empale de partout, ça se coupe, ça se tranche, ça se caillasse ! », s’amuse-t-il.

Estelle Pietrzyk, conservatrice du Musée, se réjouit de cette exposition « drôle et violente », mettant en lumière une œuvre méconnue signée du « très jeune Doré, autodidacte et fougueux, qui expérimente tout : il publie son premier album illustré à quinze ans, brise les cadres, s’adresse directement au lecteur… » Selon Marie-Jeanne Geyer, conservatrice au Cabinet d’art graphique, « il a fallu attendre plus de cent ans pour que l’on retrouve la même audace dans la bande dessinée ».

Galaxie Doré

Guillaume Dégé insiste sur les registres bigarrés de graphismes présents dans les dessins d’un artiste dont l’invention la plus « punk » est cette façon de convoquer, au sein d’une même page, dix manières différentes de dessiner, formant « une trame, une façon accidentée, casse-gueule de faire cheminer une idée, comme Willem aujourd’hui ». Le dessinateur de Hara-Kiri et Charlie Hebdo est présent au MAMCS, ainsi que Raymond Pettibon, auteur de pochettes de rock (Sonic Youth…) ou Cham, satiriste du XIXe siècle,


l’objet de l’exposition étant « de décortiquer ce qui dans les livres de Doré est particulièrement précurseur et de lui trouver des échos dans la création d’hier et d’aujourd’hui ». Doré & Friends convoque également des planches de Winshluss (qui a livré un fantastique Pinocchio, primé à Angoulême), « utilisant, au sein d’un même album, un éventail de dessins incroyable, ou de Blutch, auteur de La Volupté, pour lequel le scénario n’est pas central, contrairement à la fiction qu’il crée autour ». Parmi les contemporains de Doré, citons Granville (qu’il copia pour se former, hors de tout contexte académique), Philipon (qui l’a invité à rejoindre la rédaction du Journal pour rire), Jossot (caricaturiste anar’ à L’Assiette au beurre), ou le maître de l’humour, Alphonse Allais.

Un destin rimbaldien

Comme une BD, l’expo « met bout à bout différentes cases » qui donnent une idée de l’impertinence et de la portée du travail de Doré. Stéphane Calais propose deux fresques réalisées in situ, rendant notamment hommage « au

côté sautillant de son œuvre. J’ai fait une sorte de Doréland », lance le plasticien en peignant des porte-mines et des pinceaux voltigeant, rappelant le trait noir de Franquin. Calais s’avoue fasciné par le génie créatif d’un Doré « fou furieux, hyper précoce, rimbaldien », qui caricaturait avec radicalité la bêtise humaine. « Après, il essayera de “faire sérieux” », regrette-t-il. Dégé acquiesce : « Tout le restant de sa vie, il va tenter de devenir un artiste respectable, un grand auteur qui travaille sur les grands classiques, se mettant au niveau de ce qui fait le patrimoine littéraire mondial en illustrant des textes essentiels : L’Enfer de Dante, Don Quichotte de Cervantès, Les Contes de Perrault ou La Bible. Le grand art a plombé Doré qui, pour ne plus être considéré comme un saltimbanque de l’illustration, réalisa des toiles pompières », que Dégé compare au mobilier Napoléon III, dans toute sa lourdeur. Verdict sévère ? Qu’importe, l’histoire retiendra un artiste novateur qui pose les jalons, un défricheur aux indéniables talents techniques, comiques et excentriques.

Gustave Doré, Des-agréments d’un voyage d’agrément, 1851, album lithographié. Bibliothèque des Musées de la Ville de Strasbourg © M. Bertola

Lire la chronique dans Poly n°164

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2  L’Histoire de la Sainte Russie a récemment été rééditée par les Éditions 2024 www.editions2024.com

Né en 1832 à Strasbourg et mort en 1883 à Paris

3

4 Illustrateur et collectionneur, Guillaume Dégé enseigne à la Haute École des Arts du Rhin (HEAR) depuis 2005. Les élèves de quatrième année de l’atelier d’illustration ont été conviés à réaliser un papier peint couvrant l’un des murs de l’espace d’exposition www.semiose.fr – www.hear.fr

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EXPOSITION

songes flamboyants En consacrant sa nouvelle exposition au peintre français Odilon Redon, la Fondation Beyeler effectue un bond dans le temps jusqu’aux prémices de l’art moderne, dans l’avant-garde de la couleur pure et de la domination du rêve et de l’imaginaire. Par Thomas Flagel

À Riehen (à côté de Bâle), à la Fondation Beyeler, jusqu’au 18 mai +41 61 645 97 00 www.fondationbeyeler.ch

Visite guidée publique en français, les dimanches 30 mars, 13 avril et 4 mai, de 15h à 16h Visite guidée par le commissaire de l’exposition, en français, vendredi 25 avril de 18h à 20h

1 Le Musée d’Orsay, le MOMA et le Metropolitan Museum de New York ou encore le Rijksmuseum d’Amsterdam 2 Voir notre article sur l’exposition Degas de la Fondation Beyeler dans Poly n°153 ou sur www.poly.fr

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aradoxalement peu célébré en regard de son influence sur les grands peintres qui lui succédèrent, Odilon Redon (1840-1916) n’en est pas moins l’un des plus marquants pionniers, tant par son influence que par son étrangeté. Né sur les rives de la Garonne en 1840, il grandit, sans grand bonheur, dans une famille aisée, hésitant longtemps entre le dessin et l’écriture, passionné qu’il est par les théories de Darwin, les lectures de son contemporain Baudelaire et de celui qu’il traduit, Edgar Allan Poe. Il partage d’ailleurs avec lui un imaginaire parfois macabre, souvent foisonnant. Jouissant de l’oisiveté de son rang, Redon devient artiste sur le tard. Ses premiers dessins paraissent en 1879, plus de cinq ans après la première exposition impressionniste, courant qu’il traversera sans y prêter garde. Longtemps, il ne touche une toile, pas plus qu’il ne prête attention aux sujets quotidiens de ses pairs plongeant dans le réel. Son imaginaire est bien assez grand. Le dessin l’accapare, noircissant des feuilles au fusain et à l’encre, travaillant avec patience la lithographie. La première partie de l’exposition se concentre ainsi sur

Le Char d'Apollon, vers 1910, Musée d'Orsay © RMN Grand Palais (Musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski

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La Mort de Bouddha, vers 1899, Collection Millicent Rogers © Davis A. Gaffga

ses noirs de “jeunesse”, mélange de sombres visions (têtes découpées, Noyé dont la tête émerge d’un océan surplombé d’un astre obscur et rayonnant, Flambeaux noirs au tourbillon inquiétant ou Horloge (la sphère) aux airs de fin des temps dans un marasme de poussière) et de dessins joyeusement étranges qui firent le bonheur des surréalistes lorsqu’ils les redécouvrirent : une Araignée souriante et velue, un Cerf-volant à tête d’hippocampe ou encore un Joueur croulant tel Sisyphe sous le poids d’un dé.

Du noir à la couleur

Riche de nombreux prêts1, l’audacieuse exposition montée par le conservateur Raphaël Bouvier ne s’inscrit pas dans la lignée des habituelles rétrospectives d’artistes. Elle s’attache de manière thématique à révéler les aspects avant-gardistes de l’œuvre de celui dont Matisse lui-même acquérait tout ce qu’il pouvait. Pour Odilon Redon l’art moderne est une manière de « donner à la couleur vue la beauté suprême et si pure de la couleur sentie ». Il n’est pourtant venu à “l’explosion chromatique” que la cinquantaine venue. Autant dire une éternité ! Longtemps, très longtemps après Cézanne (son aîné d’un an) et Monet (de six mois son cadet). Son passage aux pastels et aux huiles apparaît ainsi entièrement dédié à la lumière. Aussi irradiant que Van Gogh, la tourmente en moins, aussi audacieux que la palette et la disparition des lignes de Degas2, sans son obstination des variations sur le même thème ni sa fascination des courbes féminines. Les corps de femmes sont étrangement asexués chez Redon. Loin, très loin de ses contemporains Gauguin, Klimt ou Toulouse-Lautrec ! La puissance évocatrice de sa peinture est ailleurs et le groupe postimpressionniste des Nabis (Bonnard, Sérusier, Vuillard…) ne s’y trompera pas, vénérant ce peintre osant plonger tout entier dans l’imagination débridée de ses rêves. S’y déploient chimères et mythes (Roger et


Angélique, Persée et Andromède (1910) sur un bleu électrique que saura apprécier à sa juste valeur Yves Klein), monstres (Oannès, 1907) et personnages inquiétants (L’Ange du destin nous fixant du regard sur sa barque, prêt à nous faire traverser le Styx). Notons aussi la force de ciels cosmiques aux couleurs flamboyantes dans lesquelles se dissolvent les lignes, happant les formes et les nappant de halos merveilleux, à l’image des versions successives du Char d’Apollon quasiment dissout dans les teintes d’un ciel divin de nuages ou ses Papillons se découpant du décor comme si Odilon Redon avait joué de la profondeur de champ d’un appareil photo. Classé par facilité du côté du mouvement symboliste, nombreuses sont les toiles où le fauvisme et le cubisme sont pourtant déjà là, quelque part, en germe. Picasso se souviendra de la mélancolie de la posture des Yeux clos de Redon (1894) et de ce corps bleu tirant sur le prune dans sa Tête de femme de la période bleue, en 1903. Nous retrouverons aussi le bleu vif allié au jaune or de plusieurs Barque successives avec des aplats discontinus à l’onirisme éblouissant, des ciels déchirés de teintes pures, à l’instar de La Mort de Bouddha (1899), chez Matisse. Cette « scintillation iridescente, amorphe de la couleur » décrite par le critique d’art Alfred H. Barr Jr. se double d’un penchant vers l’abstraction chez un peintre qui restera pourtant toujours figuratif. Dans sa recherche pour réunir en ses toiles sa perception du monde extérieur et la sensation intime du monde intérieur qui l’habite, Odilon Redon laisse une liberté totale à ses songes et visions, conférant une apaisante quiétude à ses tableaux dédiés au sacré : Saint-Sébastien recouvert de plantes, Jacob et l’ange confinés au bas d’une immense toile en une ode à l’immensité de la nature. Cette dernière est magnifiée avec de nombreux petits formats de Vases et Fleurs en pot aux couleurs pures, irradiant l’espace de leur force. La lumière prend définitivement sa force de l’obscurité la plus dure dans le Bouquet sur fond noir. Y répondent les teintes pastels chatoyantes (transitions de jaune, rose pâle, gris et touches de vert) d’immenses panneaux végétaux ouvrant et clôturant la visite de l’exposition. Une dose de douceur pour reprendre ses esprits… où le laisser voguer vers des flots incertains, mais familiers. Pandore, vers 1914, Metropolitan Museum of Art, New York, Legs Alexander M. Bing, 1959 © bpk / The Metropolitan Museum of Art

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PROMENADE

bienvenue en suisse Prenez des rochers légendaires, quelques sculptures contemporaines, une ruine médiévale. Installez l’ensemble dans une région surnommée la “Suisse d’Alsace”. Mixez. Ajoutez des trombes d’eau. Au final, vous obtenez une promenade idéale au cœur d’un hiver qui n’arrive pas à commencer.

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Par Hervé Lévy Photos de Stéphane Louis pour Poly

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e ciel est bas et lourd. L’arrivée à Wangenbourg se fait dans une atmosphère sépulcrale. Comme si les nuages allaient exploser d’une seconde à l’autre et noyer la paisible station de moyenne montagne sous des hallebardes. Le village n’a guère changé depuis les années 1950. Le charme désuet de certaines boutiques – un croquignolet magasin de souvenirs ou un coiffeur d’un autre âge – plongent le visiteur dans le passé. Pour un peu, il serait possible de rencontrer le colonel Charles de Gaulle qui a vécu huit mois ici, à l’état-major de la cinquième armée au cours de la “Drôle de guerre”. Pendant cette étrange période, Édouard Daladier, Léon Blum ou encore Paul Reynaud sont aussi passés dans le coin.

Rochers branlants

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www.suisse-alsace.com

Centre européen d’actions artistiques contemporaines www.ceaac.org

2

Littéralement “montagne de neige”, même si d’autres étymologies existent. Selon certains, le nom dériverait de l’allemand schneiden signifiant couper, ce qui rappellerait l’aspect découpé de l’endroit, renvoyant aussi à son rôle de barrière naturelle 3

Réalisé par l’Association des Géants du Nideck. Voir Poly n°138

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En montant au milieu des résidences secondaires éparses, le long des pentes venteuses menant au sommet du Schneeberg, il est aisé de comprendre pourquoi le coin a été surnommé la “Suisse d’Alsace”1 : avec ses verts pâturages et son habitat dispersé, il évoque en effet les paysages helvètes, rappelant un réseau de chemin de fer à l’échelle HO avec ses petites maisons de plastique, ses voiturettes colorées et ses personnages minuscules. À quelques encablures d’un groupe de forestiers coupant du bois avec une molle ardeur, une porte de métal d’un rouge vif est posée sur le talus suscitant interrogations et commentaires. Est-ce un pollueur indélicat qui l’a abandonnée ? Le CEAAC2 a-t-il installé, en pleine forêt comme dans le Parc de Pourtalès, une œuvre illustrant la tension entre Nature et Culture ? À moins qu’il ne s’agisse d’un accès à l’Anti-terre renfermant les Cités obscures de François Schui-

ten et Benoît Peeters. Cette dernière hypothèse demeure la plus séduisante… Le mauvais temps annoncé fait enfin son apparition et les promeneurs croisés sur ces chemins de pluie sont fort étranges : un malotru ne répond pas aux saluts et jette un regard un peu fou, une femme promène son chien (ou l’inverse), un type descendant la pente à toute allure avec des bâtons de marche évoque un tripode mécanique animé de mouvements erratiques. Ne pas se troubler. Continuer. Malgré les gouttes de plus en plus grosses qui cinglent les visages, la montée demeure agréable, au milieu de pins majestueux. Le sommet du Schneeberg (961 mètres) qui porte bien mal son nom3 en cet hiver qui ne le porte pas mieux nous attend avec sa table d’orientation, sa vue somptueuse et son éclaircie bienvenue. Sur une immense dalle rocheuse se trouvent les plus belles cupules du massif vosgien : régulières et élégantes, elles possèdent un puissant charme renforcé par l’eau à demi gelée dont elles sont emplies. Sont-elles les vestiges de rites païens sanglants ? D’autres questions nous taraudent : la célèbre “pierre branlante” – ou Lottelfels – fut-elle utilisée pour les jugements à l’époque celtique ? On dit que celui qui pouvait la faire bouger était acquitté. Qui y réussirait aujourd’hui ?

Château charmant

Quelques mètres plus bas, un refuge d’une propreté helvète nous tend les bras : ragaillardis par la puissante chaleur d’un feu, les bulles légères du Champagne Laurent Perrier et la rusticité de bon aloi d’un Camembert grillé, nous reprenons notre chemin d’un pas presque assuré en direction du Carrefour des Pandours. « C’est quoi un Pandour ? » se Poly 165 Mars 14

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PROMENADE

demande-t-on, l’air un peu niais. Damned, pas de réseau et le Larousse est à la maison. Réponse a posteriori : « Soldat irrégulier d’infanterie hongroise ». Ces mercenaires ravagèrent la région pendant la Guerre de succession d’Autriche (1740-1748). Si la question est posée aux Jeu des mille euros, on saura. Pas le temps de traîner. Chaussettes trempées. Guêtres ruisselantes. Bonnet à tordre. Si l’on connaissait le texte par cœur, il faudrait citer Paul Claudel : « Ce n’est point de la bruine qui tombe, ce n’est point une pluie languissante et douteuse. La nue attrape de près la terre et descend sur elle serré et bourru, d’une attaque puissante et profonde. Qu’il fait frais, grenouilles, à oublier, dans l’épaisseur de l’herbe mouillée, la mare ! Il n’est pas à craindre que la pluie cesse ; cela est copieux, cela est satisfaisant. (…) La terre a disparu, la maison baigne, les arbres submergés ruissellent, le fleuve lui-même qui termine mon horizon comme une mer paraît noyé. » Après avoir traversé le hameau de Wolfsthal dont les charmes sont considérablement altérés par un rideau aqueux de plus en plus impénétrable, nous arrivons au point de départ du deuxième Sentier des géants4 (ouvert en 2005) où sont disséminées sept sculptures contemporaines. Autour de la figure d’Antoine Poncet (et ses « pierres de rêve » qui ont « jailli en pleine joie printanière » pour Jean Arp), sont rassemblés six artistes. On découvre la raideur pleine de tellurique élégance de la dalle minérale de Jochen Kitzbihler (sa Trace forestière, éminemment germanique), le dolmen post moderne de Ton Kalle (intitulé Le Busstop) ou encore le curieux Bas-rond de la pierre percée de Sylvain Chartier évoquant un culte disparu et mystérieux, sans doute d’essence solaire. Pas le temps de réfléchir : une descente ultra raide et une montée itou nous attendent avant d’arriver aux ruines (un peu trop) bien préservées du château de Wangenbourg : vraisemblablement construit au XIIIe siècle, il est l’archétype du “château de garnison” alsacien, même si la plupart des bâtiments militaires ont aujourd’hui disparu. Ses remparts faits de pierres à bosses au bas des murailles et de pierres lisses en haut lui donnent un air très graphique. Le charme est renforcé par un imposant donjon pentagonal de près de 25 mètres de haut… Un regard sur la cheminée Renaissance et l’on retourne aux voitures en se disant qu’il faudra revenir.

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PROMENADE

la « suisse d'alsace » Départ Wangenbourg Temps estimé 5 h 30 Dénivelé 700 m Wasselonne 15 km

D NORD

WANGENBOURG

Château de Wangenbourg

manger Parfois, il est heureux de constater que ses souveMusmiss nirs d’enfance n’ont pas (trop) changé. Le restaurant et hôtel Le Freudeneck est situé – au lieu dit éponyme – sur la route menant à Wangenbourg. Plus de balançoires, ni de mignon zoo. Passons. L’intérieur n’a pas bougé. Ambiance fracture années 1970 / 1980 avec collection de soupières en option et multiples détails un brin kitsch. Miam ! On ne peut qu’adorer et recommander chaudement face à tant d’établissements qui jouent la modernité à tout prix. L’accueil est exquis, le Kaffee Kuchen roboratif à souhait, le poêle efficace et généreux. La carte nous sourit avec, par exemple, un Menu Vénerie (37,50 €) composé d’un jambon de gibier maison, d’un boudin de sanglier, d’un civet de gibier accompagné de spätzele suivi d’un parfait glacé. 03 88 87 32 91 – www.hotelfreudeneck.com

Strasbourg 40 km

Wolfsthal

Sommet du Schneeberg

Carrefour des Pandours

visiter La forêt envahit peu à peu l’ancien dépôt de munitions de Romanswiller (bâti en 1926 et délaissé en 1986) du 153e Régiment d’Infanterie, unité basée à Mutzig et dissoute dans les années 1990. Il est ouvert à tous les vents. Le prestigieux “Quinze-Trois”, dont la devise était « Où se trouve le 153, l’ennemi ne passe pas : il recule », y stockait armes et projectiles. Le végétal avance inexorablement, grignotant les bâtiments qui parsèment les 26 hectares du camp. On voit encore les traces de fêtes techno sauvages ou de parties de paint-ball. Un entrepôt semble avoir été aménagé par des skaters et quelques interventions artistiques évoquent Banksy… D’autre taggeurs, beaucoup moins inspirés, ont sévi, laissant de sales croûtes colorées. Pour le reste, la promenade est champêtre entre les bicoques à demi écroulées, les hangars aux toitures éventrées où naissent d’étranges jardins intérieurs, et la double rangée de grillages autrefois, sans doute, électrifiés.

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la force tranquille Sortie de livres de recettes, plateaux télé, interviews à la chaîne… la strasbourgeoise Elisabeth Biscarrat, lauréate de l’émission MasterChef 2011 n’a pas une minute de répit. Rendez-vous zen devant un thé pour évoquer son parcours et son grand projet à venir.

Par Emmanuel Dosda Photos de Nicolas K.

Ouverture prochaine de la boutique Macarons & Inspirations 36 rue du Fossé des Tanneurs à Strasbourg www.facebook.com/Elisabeth Biscarrat

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Visiblement, vous n’avez pas pris la grosse tête. Est-ce le cas de tous les participants ? Bien sûr que non. Avant, j’étais infirmière en réa’ et je vous garantis que ça met les pieds bien sur terre ! Infirmière, cuisinière, y a-t-il une correspondance entre les deux ? Il y a plein de similitudes : les qualités requises sont la réactivité, la rigueur, l’hygiène et l’organisation. Grâce à mon métier, je gardais toujours mon sang-froid durant l’émission.

Cette reconnaissance soudaine vous a obligée à aller vite afin d’en profiter avant de tomber dans l’oubli ? Mon but a toujours été d’ouvrir une boutique de macarons à Strasbourg et j’ai tout fait pour y parvenir, notamment en suivant une formation chez Lenôtre. J’ai dit non à de très nombreuses propositions pour retourner à l’école et apprendre les bases. Avant, je bidouillais comme une simple ménagère peut le faire.

La télé vous a changée ? Je suis moins timide. Il faut dire que ça n’est pas dans mon tempérament de faire des explosions de sentiments, de fondre en larmes ou de sauter au plafond.

Pourquoi ce penchant pour le sucré ? En fait, je préfère manger salé, mais j’aime l’architecture des desserts, les couleurs des pâtisseries, leur brillance… Mon établissement proposera des petits choux design et des macarons très esthétiques, avec des formes originales. Je fais beaucoup de dessins, de croquis pour mes futures réalisations.

Ce qui fait de vous une mauvaise cliente pour la télé-réalité… MasterChef, c’est du divertissement, mais pas de la télé-réalité ! Il n’y a pas de voyeurisme. Quoi qu’il en soit, ça été de la folie : rien ne te prépare à la notoriété et il vaut mieux avoir la tête sur les épaules. Il y a même des gens qui pleurent lorsqu’ils me voient dans la rue.

Votre BO lorsque vous cuisinez, mis à part Pharrell, comme vous l’annoncez sur Facebook ? J’étais prof de musique dans une première vie alors j’écoute beaucoup de musique, du classique, de l’opéra… Pour mes macarons, il faut que ça bouge et les morceaux des Cure sont parfaits.


GASTRONOMIE

La Solidarité, vaste bistrot situé derrière les Halles de Strasbourg (un no man’s land pour les noctambules), vient de changer de look. Récemment refait à neuf (par Nicolas Lebreton, boss de L’Abattoir Café), le vieux rade seventies s’est métamorphosé en brasserie très berlinoise au mobilier design, brut et vintage. On y déguste un petit vin blanc en écoutant Tame Impala et regardant défiler Metropolis sur un des murs, profitant du cadre spacieux et de la vue sur l’extérieur grâce aux larges baies vitrées. Tiffany Audubert, responsable, vante un établissement « moderne mais pas branchouille », attirant une clientèle mêlée venant boire un verre ou manger un bon plat concocté par Jean-François Perrier, ex-Renard Prêchant. Wädele caramélisé à la bière Licorne Black, Knepfle acidulés au citron et basilic aux légumes de saison, Burger au cheddar servi avec une appétissante barquette de frites que l’on trempe dans un ketchup homemade… la carte (« évolutive ») ne propose que du fait maison. Le bon plan ? Une happy hour, de 17 à 20h, avec des planchettes apéritives (6,50 €) pour éponger les boissons (bières et vins à 2 €), à prix d’ami. La Solidarité, 5 rue du Travail à Strasbourg 03 88 22 01 24

© Encore une belle journée

solidarnosc

le choc du choco

bonne

pâte

Artisanale, goûteuse et naturelle, la pâte à tartiner Nut’Alsace vient d’être lancée par le chocolatier savernois Jacques Bockel. La bonne idée ? Se passer d’huile de palme – les orangs-outans lui disent merci – et de lécithine de soja et offrir deux recettes. Une est riche en noisettes (récoltées dans le Piémont) tandis que l’autre est forte en chocolat… Une troisième, au caramel et à la fleur de sel, verra bientôt le jour. Ajoutons que les pots se rechargent dans les boutiques distributrices (12 rue des Sources et 77 Grand’rue à Saverne, 10 rue du Vieux-Marchéaux-Poissons à Strasbourg et 12 rue du Grand Cerf à Metz). Futé & écolo !

Il est mambo le cacao qui vous rend complètement marteau… Tel pourrait être, lapidairement résumé, le concept de la cacaotéria artisanale nommée Gagao que vient d’ouvrir le jeune chocolatier Stéphane Gross. Le menu ? Des chocolats à boire chauds ou froids (mais aussi des cookies, cupcakes et autres cheesecakes) préparés dans les règles de l’art avec des ingrédients artisanaux agrémentées de toppings variés (noisettes grillées, rosace de chantilly…). On en devient foooous !!! 20 rue des Frères à Strasbourg 03 88 35 36 96 – www.gagao.eu

www.planet-chocolate.com Poly 165 Mars 14

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GASTRONOMIE

le roi d’arbois Les pieds puissamment ancrés dans le terroir jurassien et la tête dans les étoiles, Jean-Paul Jeunet imagine une cuisine qui marque les sens. Longtemps après avoir dégusté certains de ses plats, leur empreinte est en effet encore présente, vigoureuse, dans les esprits.

Par Hervé Lévy Photo de René Bohn

Le restaurant Jean-Paul Jeunet se trouve 9 rue de l’Hôtel de Ville, à Arbois. Fermé mardi et mercredi. Menus de 70 € à 147 €. 03 84 66 05 67 www.jeanpauljeunet.com

Rencontrez Jean-Paul Jeunet à EGAST (voir ci-contre), dimanche 16 mars. Il cuisinera un Foie gras de canard poché au consommé de racines, gelée de pain perdu au Vin jaune

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U

n sourire radieux et deux phrases résumant tout : « Un cuisinier qui n’est pas généreux est un cuisinier triste. Celui travaille avec amour transmet de l’amour. » Jean-Paul Jeunet (deux Étoiles au Guide Michelin) est un chef – même s’il n’aime pas ce titre – au talent exceptionnel. De « l’auberge gourmande de province » familiale reprise dans les années 1980, il a fait un établissement renommé dans le monde entier où se déploient les fastes d’un art né de ses multiples expériences. Passé par les plus grandes maisons – chez Jean Troisgros ou Gaston Lenôtre – et influencé par le créateur le plus inventif des seventies, Alain Chapel, il revendique des imprégnations variées, mettant à la sauce contemporaine saveurs et odeurs d’autrefois. Lorsqu’il parle de sa grand-mère, « une merveilleuse cuisinière », ses yeux s’illuminent au souvenir des « premiers désirs gourmands, comme cette crème de lait dont elle se servait pour faire des sèches », spécialité franc-comtoise qui a la semblance de crêpes dures et légèrement cloquées, présentes il y a quelques années, revisitées, au menu du restaurant à la manière d’un vibrant hommage. La carte

ressemble à une promenade sensuelle dans un terroir dont Jean-Paul Jeunet est amoureux fou et dont il explore inlassablement les potentialités, parcourant les chemins alentours à la recherche d’herbes : « Ce n’est pas un hasard si le bon Dieu a mis le Comté à côté du Vin jaune », glisse-t-il, malicieux. Toujours à la recherche du plat parfait, une « triangulation entre des nuances de textures, de couleurs et de saveurs », il est convaincu « de ne jamais pouvoir y arriver. Du reste ce ne serait pas souhaitable. » Dans sa Poulette de Bresse, morilles & Vin jaune nous n’en sommes pourtant pas loin : la perfection des deux cuissons – cuisse pochée et aile cotisée de foies blonds et épices Massala – et les alliances idéales de goûts laissent dans l’esprit un souvenir durable. Tout comme l’Émulsion de Mont d’Or aux trompettes de la mort, croquant de pommes de terre accompagnée d’un stratosphérique Château-Chalon (2006) du Domaine Berthet-Bondet choisi par Alain Guillou (sommelier de l’année 2013 au Gault et Millau), intarissable et précis sur les Savagnins, Poulsards (ou Ploussards en jurassien) et autres Vins de paille.


GASTRONOMIE

miracle jaune

Vin mythique du Jura, considéré comme un des cinq meilleurs blancs de France par le grand Curnonsky, le Château-Chalon a désormais sa bible : plus de 250 pages rendent hommage à ce breuvage des dieux encore mystérieux grâce à l’expertise d’une trentaine d’auteurs, géologues, climatologues, œnologues, biochimistes, historiens, vignerons… On y apprend absolument tout, des origines du clavelin – cette bouteille si particulière – au processus de vinification avec le vieillissement sous un voile protecteur de levures pour obtenir ce “goût de jaune”, aromatique et onctueux. Un passionnant chapitre est aussi dédié à la culture qui s’est développée autour d’un vin issu du seul Savagnin et produit sur une cinquantaine d’hectares encerclant le village posé sur un vertigineux éperon calcaire qui lui donne son nom. Agrémenté de multiples illustrations – clichés de Willy Ronis, images de 1850 de Victor Regnault… – cet ouvrage ressemble à une incroyable et indépassable encyclopédie. Après l’avoir lu, on ne boira sans doute plus un verre de Château-Chalon comme avant… (H.L.) Le Château-Chalon, un vin, son terroir et ses hommes est publié par Mêta Jura (35 €) – www.meta-jura.org

les étoiles de la

gastronomie

À Strasbourg, au Parc Expo, du 15 au 18 mars www.egast.fr

© Philippe Stirnweiss

À côté du salon professionnel, rendez-vous incontournable pour les acteurs de la gastronomie, de l’équipement, de l’agroalimentaire, des services et du tourisme (inauguré par Anne-Sophie Pic, seule femme triplement étoilée au Guide Michelin en France), EGAST ouvre ses portes – gratuitement – au grand public. Sur plus de 6 000 m2, vins, mets, arts de la table, livres de recettes et accessoires seront à l’honneur. Dans l’espace EGAST SHOW, il sera possible de rencontrer de prestigieuse toques du monde entier. S’y tiendra aussi le plus grand cours de cuisine d’Alsace : avec cent ilots de deux personnes et douze sessions, près de 2 400 participants sont attendus pour œuvrer sous la direction de chefs comme Régis Marcon (trois Étoiles à Saint-Bonnet-le Froid) ou Laurent Arbeit (une Étoile à Sierentz) ou d’artisans tels Thierry Mulhaupt et Christophe Felder. Ajoutons que l’invité d’honneur de l’événement est le Jura : l’occasion de partir à la découverte d’un des terroirs les plus fascinants de l’Hexagone où se trouvent notamment trois AOP fromagères (Comté, Morbier et Bleu) et des vins qui entraînent au bord de l’extase. (R.Z.)

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ARCHITECTURE

m

e

a Maison européenne de l’architecture – Rhin supérieur Europäisches Architekturhaus – Oberrhein

no logo Créateur de projets pour les collectivités et de logements sociaux, Christian Plisson, de l’agence Mongiello & Plisson, a récemment restructuré le Centre Europe à Colmar qui rayonne vers la ville. Focus sur un architecte de la modestie qui revendique des réalisations inscrites dans la cité et se bat contre l’idée d’une « architecture logo », tape à l’œil. Par Emmanuel Dosda

Agence Mongiello & Plisson 10 rue d’Orbey à Colmar 03 89 80 77 87 www.mongiello-plisson.com

L

e Centre Europe1 est à la fois un espace socioculturel, une bibliothèque, un ensemble de studios de répétition et une grande salle de spectacle – de 300 places assises avec gradins rétractables – dont se charge Joëlle Jurkiewicz. Elle évoque une « programmation pluridisciplinaire avec un accent sur les écritures contemporaines, les compagnies régionales » et une préférence pour les spectacles de cirque, « car nous privilégions le langage véhiculé par le corps ». Le bâtiment s’inscrit « dans le plan de rénovation de très grande envergure » d’un quartier dit “difficile”. Afin de l’ouvrir vers la ville, Christian Plisson, architecte chargé de la rénovation et de l’extension, a inversé l’entrée de l’ancien centre socioculturel, passant de l’Est vers l’Ouest : la double ambition de cette salle est d’attirer la population des alentours, « qui n’a pas forcément coutume de fréquenter les lieux culturels », mais aussi de toute la ville, grâce à des propositions innovantes ayant « plusieurs niveaux de lecture ». Désenclaver le quartier Ouest de Colmar, s’ouvrir

Quelques-uns des 26 logements HLM d'Illzach réalisés en 2010

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à tous les publics et à toutes les formes : tel est le vœu de Joëlle Jurkiewicz qui définit la construction rougeoyante et lumineuse comme « un superbe outil, d’excellente qualité, notamment acoustique. Attractif avec son parvis où se trouvent les sphères de Vladimir Skoda, il s’inscrit de manière harmonieuse dans le paysage urbain. C’est un bâtiment qui n’est pas intimidant, qui décomplexe l’utilisateur. » Sa restructuration a, selon Christian Plisson, notamment consisté à le « faire respirer en redonnant à ses différents pôles de l’espace et de la lumière naturelle ». Cette bâtisse repérable de jour comme de nuit, se veut comme « un signal, une lanterne », reprenant, sur le parement métallique perforé qui le recouvre, le motif des hublots, déjà présents à l’origine.

Changer la ville

Par ailleurs Secrétaire général de la Maison européenne de l’Architecture 2, Christian Plisson cite le Bâlois Michael Alder : « “Pour faire de l’architecture, il faut aimer les

Le Centre Europe, nouvelle salle de spectacle de Colmar


gens”. En toute modestie, nous essayons de répondre à leurs attentes. » Son agence, qui a réalisé le siège de CUS Habitat et d’Habitation moderne à Strasbourg (2013, repérable par ses pixels colorés, faisant « vibrer » les façades), a toujours ce souci « de travailler avec les gens et de leur donner du confort, mais aussi de s’inscrire dans la géométrie de la ville, de penser que le vide (la place, la rue…) est aussi important que le plein (ce que fait l’architecte). Nous participons à la définition de la cité. En cela, je refuse de produire des “architectures objets“ ou “logos”, des bâtiments qui gesticulent sans être en rapport direct avec leur environnement, des manifestes formels qui nient les quartiers. Tout projet ne mérite pas d’être un grand monument ! » Au moment de la réhabilitation de La Fonderie à Mulhouse (2007, bâtiment qui accueille l’Université de Haute-Alsace et la Kunsthalle), Christian Plisson et son équipe ont eu une « démarche urbaine », se souciant « de la position du parvis, de la relation au quartier et du fonctionnement interne de l’édifice ».

Changer la vie

Depuis son projet de diplôme, qui avait pour thème Changer la ville, changer la vie, l’architecte tente, en tenant compte des nom-

breuses contraintes (normes coercitives, coûts bas et surfaces réduites) de proposer, pour des logements collectifs, les qualités de l’individuel : « De belles vues, de l’espace, un accès vers l’extérieur avec de la végétation et des échelles où le lien social puisse se développer », dit-il en souhaitant notamment que les locataires de ses vingt-six logements HLM, à Illzach (2010), « aient l’impression d’être des privilégiés ». Tous les projets signés avec son associé Mongiello donnent autant d’importance « au territoire qu’à la cellule. Il est essentiel de bien définir les espaces extérieurs publics, les communs et la partie privée. Chacun d’entre eux doit être pensé, même le local vélo », avance-t-il avec un sens aigu du détail. Trente-cinq ans d’activité et pas de « bibliothèque de recettes » transposables à envi pour une agence qui essaye d’expérimenter des solutions et d’adapter ses propositions en fonction des programmes. « Le traitement des façades des logements d’Illzach, par exemple, est lié au contexte industriel. Nous avons cependant toujours cette même approche qui consiste à façonner quelque chose à partir de l’environnement et de l’individu. Je défends une architecture populaire. »

Façade du siège de CUS Habitat et d’Habitation moderne à Strasbourg

Centre Europe, 13 rue d’Amsterdam à Colmar 03 89 30 49 09 – www.colmar.fr

1

Structure portant notamment les Journées de l’architecture, événement qui permet de démocratiser et de « décoder » l’architecture www.ja-at.eu 2

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LAST BUT NOT LEAST

pascal bussy maître ès transe Par Emmanuel Dosda Photo de Jean-Baptiste Millot

Conférence à Audincourt, à l’Espace Gandhi, vendredi 28 mars (à 18h30, présenté par Le Moloco) 03 81 30 78 30 www.lemoloco.com Conférence à Dijon, à la Bibliothèque Centre-ville – La Nef, samedi 29 mars (à 17h, présenté par La Vapeur) 03 80 48 86 00 www.lavapeur.com Playlist transe Can, Tago Mago (1971) John Coltrane, Stellar Regions (1967) Fripp & Eno, No Pussyfooting (1973) Nusrat Fateh Ali Khan, En concert à Paris, volume 1 (1985) Steve Reich, Music for 18 Musicians (1976)

On retrouve la transe dans la musique africaine, le jazz, la musique minimaliste, l’electro… Dernière fois où vous l’avez croisé. En découvrant la musique de Trentemøller, DJ danois qui installe des climats et joue sur la durée. Vous avez écrit un ouvrage sur Kraftwerk. Dernier homme / machine aperçu. Jeff Mills qui a donné une performance à la Gaîté Lyrique il y a quelques mois : un concert d’une heure montre en main, caché derrière un pilier, pendant qu’une danseuse faisait des contorsions. Vous avez lancé le label Tago Mago en référence au groupe allemand Can. Que pensez-vous de son influence ces derniers temps. C’est un groupe prophétique qui a une histoire magique. Ses membres viennent de territoires très différents : le guitariste est issu du rock, le batteur vient du free-jazz, l’organiste et la bassiste ont étudié avec Stockhausen avant de rencontrer un chanteur black américain un beau jour de 1968… Dernier grand cru dégusté. Un Sauternes, Château Gilette “Crème de Tête” 1975.

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Quel dernier artiste entendu vous a donné envie de le signer immédiatement. Sur un des labels d’Harmonia Mundi, où je m’occupe des musiques du monde et du jazz, j’ai signé une chanteuse d’origine américaine vivant en France, Natalia M. King qui a fait un magnifique album soul / jazz. Dernière fois où vous avez chantonné Y’a d’la joie. Il y a quelques jours à peine, je suis allé voir Radio Trenet, spectacle qui fait revivre Charles en montrant le rôle qu’il a pu avoir sur l’avènement de la radio. Il a révolutionné la chanson française dans la première moitié du siècle, comme Gainsbourg après. Dernière danse, dernière transe. Lors d’une soirée que j’ai donné à Arles le 23 novembre 2013 précisément. Je me laissais aller sur de la disco, notamment We are family de Sister Sledge. Dernière conférence. La notion de transe dans les musiques actuelles.




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