Poly 166 - Avril 2014

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N°166 avril 2014 www.poly.fr

Magazine New York Express Pièces venues de Big Apple Mourad Merzouki Danse made in Taïwan Salif Keïta Chante la différence Les Festivals des Artefacts, Europe en Scènes, Pisteurs d’Étoiles, Facto, Impetus

les paparazzis à pompidou, na !



Étienne Boulanger, Shots © ENSA Nancy

BRÈVES

LAURÉ-

ART

L’exposition NY-LUX (jusqu’au 9 juin) du Mudam Luxembourg présente sept lauréats du Edward Steichen Award de la Grande Région. Le prix, hommage au célèbre photographe américain d’origine luxembourgeoise, a pour vocation de promouvoir le dialogue entre la scène artistique européenne et américaine. Le lorrain Étienne Boulanger est ainsi présent à travers Shots, une série d’images de différents espaces : ruines, tours, immeubles pris dans les mégapoles d’Asie. www.mudam.lu

RÉVOLUTION

NOIRE ET BLANCHE

DANSONS

DANS LES TRANCHÉES Difé Kako, compagnie en résidence à la Maison des Arts, présente Noir de boue et d’obus, vendredi 11 avril à Lingolsheim. L’histoire se déroule dans l’Est de la France durant la Première Guerre mondiale. Des personnes venant d’horizons divers – conscrit français, tirailleur sénégalais, volontaire des Antilles… – dialoguent en danse et en musique et se battent contre un ennemi commun : la mort.

L’ensemble Les Fouteurs de joie débarque à la Mac de Bischwiller (mercredi 16 avril) avec guitare manouche, ukulélé, accordéon, banjo, contrebasse, tuba, clarinette et saxophone pour un spectacle haut en couleurs. Le quintette en costumes noirs et blancs mène une rébellion joyeuse contre le morne quotidien dans un mélange des genres musicaux et des paroles fines, drôles et tendres... www.mac-bischwiller.fr

www.lingolsheim.fr

© David Keith Jones

Combat DE NOTES Le violoncelliste Laurent Cirade et le pianiste Paul Staïcu partagent la scène, mais ce n’est pas un concert comme les autres : ce Duel (dimanche 27 avril à l’Espace Georges-Sadoul de Saint-Dié-des-Vosges) ressemble à une joute drolatique entre deux musiciens-chanteurs aux allures de Laurel et Hardy, sérieux et loufoques à la fois, explosant tous les stéréotypes. De Mozart à Satie via Ennio Morricone, leurs arabesques soulignent leur virtuosité. www.saint-die.eu – www.duel.fr Poly 166 Avril 14

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AFRI’

BRÈVES

JAZZ

AROUND THE

Le pianiste et compositeur cubain Omar Sosa vient avec son sextet dans The Afri-Lectric Experience à L’Arsenal de Metz le 10 avril. Sa musique qui puise dans celles d’Afrique, des Caraïbes et d’Amérique latine mélange jazz et musique du monde. Avec son dernier album Eggün (2013) – qui veut dire l’esprit de nos ancêtres – il rend hommage aux racines africaines du légendaire trompettiste Miles Davis.

Des musiciens de jazz du monde entier (Amérique du Sud, Allemagne, Afrique Ana Moura & Groupe et Orient) seront à Bâle pour le Festival de Jazz Off Beat (4 avril - 10 juin) afin de transmettre leur passion commune : le chanteur et compositeur brésilien Guinga représentera l’Amérique latine, le swing américain sera interprété par les new-yorkais Dave Douglas et Uri Caine (trompette et piano) et le franco-libanais Ibrahim Maalouf unira le funk arabe au jazz-rock.

www.arsenal-metz.fr

www.offbeat-concert.ch

WORLD

© José Torres Garcia

FOREVER

YOUNG

La Foire aux vins de Colmar (du 8 au 17 août), un des festivals les plus tardifs de l’été, annonce déjà la couleur – rock foncé – et programme les Français dark qui sont tombés dans une fiole de jouvence (Indochine), Matthieu Chedid ou encore Motörhead, le temps d’une soirée Hard rock session dévastatrice. En haut de l’affiche : le grand Neil Young, accompagné de son fidèle Crazy Horse. www.foire-colmar.com

© R. Pais

ÉCLOSION La Ville de Colmar et son Office de Tourisme invitent pour la 4e fois grands et petits à la Fête du Printemps (du 4 au 21 avril) : deux marchés de Pâques, une ferme en pleine ville, trois expositionsvente d’artisans locaux et des concerts de musique classique et de jazz. Les visiteurs ne manqueront pas de choix pour profiter au mieux des premiers rayons de soleil en se baladant à travers les ruelles romantiques de la “petite Venise”. www.printemps-colmar.com Poly 166 Avril 14

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ENVOL

Le Musée Beurnier-Rossel dévoile une partie de sa collection ornithologique de 2000 pièces avec son exposition Oiseaux : Trésors volatiles – Spécimens rares et historiques des musées de Montbéliard (jusqu’au 2 novembre). Cinquante pièces représentatives choisies selon des critères scientifiques, historiques, géographiques, de rareté et de beauté montrent des trésors de la nature, fragiles et variés.

BRÈVES

DONNER SA LANGUE À LA CHATTE

www.montbeliard.fr

L’édition printanière du festival Superspounds – jusqu’au 10 mai à Colmar (Grillen…), mais aussi à Freiburg, Mulhouse ou Strasbourg – confie un partie de sa prog’ à l’asso La Chatte à la Voisine et convie des artistes divers et barrés. Citons Calvin Johnson, ex-Beat Happening et créateur du label K Records, Eagulls (photo), dernière sensation punk britannique, Jessica93, nouvelle vague rock hexagonale ou The Sonics, phénomène garage… des années 1960 ! www.hiero.fr Vautour percnoptère © Claude Nardin

51 NUANCES

DE NOIR

Le collectif d’artistes mexicains Tercerunquinto a invité des adolescents à peindre un mur extérieur de la Kunsthalle de Bâle (jusqu’au 30 avril). La seule directive était d’utiliser du noir et de travailler l’opacité. Les artistes ont immortalisé en photo ces graffeurs occasionnels. L’œuvre finale Graffiti se veut très conceptuelle car on ne peut plus distinguer qui a fait

PASSION ART

Tercerunquinto, Graffiti © Serge Hasenböhler

quoi. L'on s’approche ainsi des “signifiants vides” de Jean Baudrillard, tout en conservant le caractère protestataire et politique des œuvres urbaines à la bombe. www.kunsthallebasel.ch

Pour la troisième fois, le Sémaphore Mulhouse Sud Alsace, la Haute École des Arts du Rhin et l’Éducation nationale accueillent élèves, étudiants et amateurs pour une journée découverte sur Les métiers des arts visuels à la Kunsthalle de Mulhouse (jeudi 10 avril, de 8h à 17h). Une rencontre avec des professionnels du secteur et une visite des coulisses de l’exposition The Night of the Great Season permettent d’appréhender les enjeux des métiers culturels. Commissaires d’exposition, chargés du public et de la coordination, professeurs d’arts, techniciens et restaurants seront de la partie... Et vous ? www.kunsthallemulhouse.com Poly 166 Avril 14

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CABINET

BRÈVES

DE CURIOSITÉs Avec Opticirque, Nicolas Longuechaud réinterprète à sa manière l’histoire du cirque dans un subtil travail de distorsion du regard et de ralentissement du temps. Avec une virtuosité rare, il dompte les éléments du 27 au 29 mars au Théâtre de Hautepierre, armé d’un miroir à plastron lui permettant d’incroyables disparitions… pour notre plus grand émerveillement. www.lesmigrateurs.eu

COPA DO

MUNDO

L’HEURE Vincent Godeau

EST

GRAPH’

Avec son exposition collective But, But, Bu-u-ut ! Le foot dans les beaux-arts, la Staatliche Kunsthalle Karlsruhe explore jusqu’au 10 août la starification des footballeurs et le phénomène du hooliganisme à travers peintures, photographies, dessins, installations, vidéos ou gravures : le foot dans tous ses états. www.kunsthalle-karlsruhe.de

Un tel lieu manquait cruellement à Strasbourg, cité de Doré et d’Ungerer ! Voici, enfin, une librairie spécialisée indépendante dédiée au dessin contemporain, à l’ illustration, au graphisme, au design ou à l’architecture. Séries Graphiques, située au 5 rue de la Douane, ouvre son espace aux albums (autoéditions, fanzines, ouvrages de référence…), mais aussi aux expositions, ateliers et rencontres autour d’un café. Une riche programmation culturelle est déjà annoncée, avec la participation de Central Vapeur, des éditions 2024 et de nombreux auteurs (Jennifer Yerkes, Julien Magnani…).

Kai Feldschur, Pele

www.series-graphiques.com

FRAGMENTS

SONIQUES

L’association Fragment fait venir le festival parisien Sonic Protest jusqu’à Metz le temps d’une soirée (mercredi 9 avril aux Trinitaires) placée sous le signe de l’expérimentation musicale. Au programme, le performeur canadien Jean-François Laporte (photo), inventeur d’instruments inédits, et le trio international Atmosphérique. Rendez-vous avec ce dernier le lendemain au Centre Pompidou-Metz pour une version “installation” de son concert. www.fragment-asso.com Poly 166 Avril 14

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BRÈVES

PASSAGES

VOYAGE EN

Entrevoir (au MAMCS jusqu’au 11 mai) est une exposition d’envergure faisant le point sur une trentaine d’années de travail, un parcours en seize stations qui rend hommage à Robert Cahen, un des pionniers de l’art vidéo qui débuta en tant que compositeur au sein du Groupe de Recherches Musicales de Pierre Schaeffer. Les œuvres regroupées illustrent les questionnements de l’artiste, préoccupé par les notions de visible et d’invisible, par le passage d’un état à un autre. À contempler notamment, Traverses (2002, voir photo), où l’on découvre une série de lentes apparitions d’êtres perçant un épais brouillard, avant de disparaître à nouveau… Comme autant de souvenirs fugaces.

Chineurs et fouineurs se donnent régulièrement rendez-vous place Broglie à Strasbourg pour le Marché européen de la Brocante et de la Collection. 70 exposants venus de la France entière y présentent leurs trésors et relèvent le défi : aider les amateurs d’antiquités, de pièces rares et anciennes à trouver leur bonheur. Les prochaines manifestations ? Samedis 26 avril, 17 mai et 7 juin (la 40e édition !), de 8h à 18h. www.brocantes-strasbourg.fr

LES NOTES POUR TOUS Les festivals de l’été, domaines réservés aux non-handicapés ? Heureusement non, grâce notamment à l’action du département accessibilité de l’Association des Aveugles et Amblyopes d’Alsace et de Lorraine, ARGOS-Services, qui a mis au point un pack de prestations pour les personnes handicapées aux Eurockéennes de Belfort dès 2008 : rampe d’accès, boucles magnétiques, signalétique adaptée et plan en braille ou en relief. Le succès est tel que d’autres manifestations nationales font appel à la structure

Denis Leroy et Bertrand Cantat aux Eurockéennes

alsacienne dirigée par Denis Leroy : cette année, les Vieilles Charrues, Rock en Seine, Le Jardin de Michel mais aussi La Laiterie bénéficient de son savoir-faire pour encore mieux accueillir tous les publics. www.aaal-asso.com www.argos-services.com

© ADAGP

www.musees.strasbourg.eu

CHINE

GARDEZ LE

GAP

© Steele O’Neal

Pincez-moi je rêve : Gap Dream, duo chevelu au look de hardeux, vient traîner ses guêtres au Mudd (samedi 26 avril) ! Les deux Américains qui tentent de remettre les vestes en jean sans manches et les lunettes fumées au goût du jour se produisent à Strasbourg ? On va pouvoir faire le plein de bombasses club passées au ralenti, de tubes pop restés trop longtemps sous le soleil californien, de hits ramollis par les effluves de pétard, entre sonorités sixties et synth-pop flémarde. www.mudd-club.fr

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sommaire

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Festival Europe en Scènes au Granit et MA scène nationale

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Adrien M et Claire B illuminent le festival Facto

28 Yo Gee Ti, un Mourad Merzouki made in Taïwan 29 P.P.P. expérience givrée de Philippe Ménard à Besançon 34

Cycle New York, des pépites de Big Apple au Maillon

36 L a Saint-Barthélémy version Jean Teulé à Metz

60

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Une Faille, le théâtre façon série télé US de Mathieu Bauer

38

L a Soupe Cie réduit le temps de cerveau disponible

40

Le rock d’Olivier Mellano invité du festival Impetus

42 L’éclectique griot malien Salif Keïta en tournée dans l’Est 44 Annick Massis, soprano star nous envoûte à La Filature 48 Les Wilder Mann de Charles Fréger au festival photo Oblick

40

20

50 Un demi siècle d’histoires de Paparazzis à Pompidou-Metz 52

Un Regard sur Hungry Horse de Pieter ten Hoopen

54

Bijoux bizarts de Bettina Specker et Daniel Spoerri

55

Jochen Gerner est notre illustrateur du mois

56 Gastronomie : la Maison dans le Parc et Azoulay 60 Promenade dans la Principauté de Salm-Salm 34

48

Pascal Rostain & Bruno Mouron, Madonna 2, mars 90

© Jürgen Klauke

Rencontre avec l’architecte Georges Heintz

© Bruno Mouron / Agence Sphinx

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© Delphine Burtin

COUVERTURE Kate Moss tire la langue à l’objectif d’un air mutin, lors de la Fashion Week parisienne de 1992. Cette photo illustre le rapport amour / haine entre les chasseurs de scoops et les célébrités, ces dernières sachant pertinemment qu’une image où elles lancent un regard (ou font un doigt d’honneur) est plus forte que le cliché d’un visage impassible. Le geste irrévérencieux mais enfantin de la top modèle est caractéristique « de ce jeu de connivence » décrit par Clément Chéroux, commissaire de l’exposition dédiée aux paparazzis ayant lieu au Centre Pompidou-Metz (lire page 58). L’image est signée Bruno Mouron qui se rappelle pour nous : « Durant les défilés, le spectacle se passait aussi à l’extérieur. Kate Moss, davantage icône que simple mannequin, nous a tiré la langue : un heureux hasard, une chance… même si la photo n’est pas parue à l’époque. »

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OURS / ILS FONT POLY

Emmanuel Dosda Il forge les mots, mixe les notes. Chic et choc, jamais toc. À Poly depuis une dizaine d’années, son domaine de prédilection est au croisement du krautrock et des rayures de Buren. emmanuel.dosda@poly.fr

Ours

Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)

Thomas Flagel Théâtre des balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes depuis cinq ans dans Poly. thomas.flagel@poly.fr

Jochen Gerner Inlassable explorateur des frontières éminemment poreuses entre bande dessinée et art contemporain, le Nancéien est notamment l’auteur du très culte TNT en Amérique, d’un des essais dessinées les plus passionnants qui soient et Contre la bande dessinée. www.jochengerner.com

Dorothée Lachmann Née dans le Val de Villé cher à Roger Siffer, mulhousienne d’adoption, elle écrit pour le plaisir des traits d’union et des points de suspension. Et puis aussi pour le frisson du rideau qui se lève, ensuite, quand s’éteint la lumière. dorothee.lachmann@poly.fr

Stéphane Louis Son regard sur les choses est un de celui qui nous touche le plus et les images de celui qui s’est déjà vu consacrer un livre monographique (chez Arthénon) nous entraînent dans un étrange ailleurs. www.stephanelouis.com

Éric Meyer Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés (chaussures, avions…) s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain, mis en lumière par la gravure. http://ericaerodyne.blogspot.com

Wangenbourg, 2014 © Geoffroy Krempp

www.poly.fr RÉDACTION / GRAPHISME redaction@poly.fr – 03 90 22 93 49 Responsable de la rédaction : Hervé Lévy / herve.levy@poly.fr Rédacteurs Emmanuel Dosda / emmanuel.dosda@poly.fr Thomas Flagel / thomas.flagel@poly.fr Dorothée Lachmann / dorothee.lachmann@poly.fr Ont participé à ce numéro Sarah Krein, Pierre Reichert, Irina Schrag, Daniel Vogel et Raphaël Zimmermann Graphiste Anaïs Guillon / anais.guillon@bkn.fr Maquette Blãs Alonso-Garcia en partenariat avec l'équipe de Poly © Poly 2014. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. Tous droits de reproduction réservés. Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. ADMINISTRATION / publicité Directeur de la publication : Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Administration, gestion, diffusion, abonnements : 03 90 22 93 38 Gwenaëlle Lecointe / gwenaelle.lecointe@bkn.fr

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ÉDITO

une pincée d’europtimisme (dans un monde de brutes) Par Hervé Lévy

Illustration signée Éric Meyer pour Poly

1 Pour un dossier complet sur les enjeux de cette “bataille du siège”, voir Poly n°143 ou sur www.poly.fr 2 Consultable dans son intégralité sur www.jeunes-entrepreneurs.eu

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S

trasbourg ne représente plus rien pour l’Europe sur le plan symbolique. Les déplacements des députés et de leur staff coûtent et polluent. Il faut tout relocaliser à Bruxelles et transformer l’hémicycle en gigantesque amphithéâtre d’une méga-université transmondiale. Et pourquoi pas en opéra ? Ou en piscine à bulles ? Voire en serre géante pour y faire pousser des concombres bios qu’on vendrait à l’Ancienne Douane ? L’antienne est connue. Ressassée jusqu’à la nausée. Cette scie qui rabote les oreilles les plus délicates est maniée avec adresse depuis des lustres par des hommes politiques comme Edward McMillanScott ou Ashley Fox, rejoints d’une certaine manière par Daniel Cohn-Bendit qui exprima récemment sa position sur Europe 1. Quand on a rien à dire, mieux vaut le dire fort : c’est ce que font tous les adversaires de Strasbourg à grands coups de chiffres, de votes, de rapports et de graphiques. Et les effets délétères sur le grand public de ce lobbying1 semblent de plus en plus prégnants, comme un alcool fort qui rongerait avec efficacité un foie cirrhotique. En face ? Des déclarations de principe, la création d’une task force ouverte à toutes les tendances, le soutien de certains poids lourds de la politique… C’est déjà ça. Depuis la fin du mois de février, tous ont à leur disposition une arme offensive avec Le Siège dans tous ses

états, deux ans après…, rapport2 réalisé par l’Association européenne des jeunes entrepreneurs sous la direction de son président Pierre Loeb. Ce dernier fait voler en éclats les poncifs des anti-Strasbourg affirmant qu’ils « n’ont aucun argument fiable concret ». Le coût du siège ? Un « faux débat », le relogement des services du Parlement à Bruxelles étant évalué à 1,2 milliards d’euros, « hypothèse basse ». Le bilan environnemental ? Il est favorable à Strasbourg… En neuf points argumentés avec soin, le texte démonte une petite mécanique bien huilée. La conclusion ? « Attaquer Strasbourg, c’est faire le jeu des europhobes » puisque le regroupement à Bruxelles leur permettrait notamment « de redoubler leurs critiques à l’égard d’une Europe centralisée et bureaucratique ». Pierre Loeb a même retrouvé des tracts du début des années 1990 affirmant clairement qu’il fallait installer le Parlement à Bruxelles « pour affaiblir l’Europe et l’éloigner encore plus des citoyens ». Un véritable jeu de dupes. Le rapport donne en tout cas des éléments de réflexion à quelques semaines des élections européennes et invite à se souvenir des propos de 2010 du Secrétaire général des Nations Unies Ban Ki-moon : « Strasbourg, la capitale démocratique de l’Europe qui a contribué à changer le cours de l’histoire, a toujours le pouvoir de changer le monde. »



LIVRES – BD – CD – DVD

TERMINUS, TOUT LE MONDE DESCEND LES PETITS

GARNEMENTS

Bernard Friot (textes) et Hervé Suhubiette (musique) sont les auteurs des 15 comptines revisitant avec malice quelques grands classiques (Un, deux, trois…). Sur des airs un brin jazzy, toujours enjoués avec des guitares bavardes et un tas d’instruments, Pas Vu Pas Pris dévoile en une douce poésie des grands sentiments, des emportements, des petits chagrins et des joies éclatantes. Poème idiot mettant le sens dessus dessous, Comptine bête, tendre Berceuse en ou, Rengaine bavarde et Devinette toute chouette sont illustrés avec brio par la strasbourgeoise Sherley Freudenreich. De belles peintures de l’imaginaire foisonnant des rêves d'enfants. (T.F.) Pas Vu Pas Pris, livre-album paru chez Didier Jeunesse (14,90 €) www.didierjeunesse.com

De station en station (Saint-Dié-des-Vosges, Metz, Nancy ou… Vaudémont), Manuel Etienne compose des chansons toxiques où se rencontrent pop à la française et rock anglo-saxon, Taxi Girl et les Buzzcocks, Dominique A et Pixies. Son second album solo, empruntant son nom à la commune meurthe-et-mosellane, est traversé de jolies ballades sifflotées (le morceau-titre, Vaudémont), d’échappées by night apaisées (Night is lovely) ou d’instants explosifs allant à un train d’enfer (Marina). De titre en titre, de correspondance en correspondance, il est question de halls de gare, de valises (sous les yeux), de départ à ne pas manquer, d’amour, de gloire et de beauté. (E.D.) Vaudémont, disque auto-produit, disponible en digital à 9 €, en CD et vinyle à 10 € En concert le 12 avril à La Face Cachée de Metz, le 18 au Grattoir de Gérardmer, le 19 au O’Garys de Nancy, le 26 à L’Appart de Longwy et le 3 mai au Temps Perdu de Bar Le Duc www.manueletienne.com

UNE JOURNÉE

PARTICULIÈRE Pour ce premier volume des Cahiers du Haut-Koenigsbourg, nous sommes le 13 mai 1908 : après huit ans de travaux, la restauration du château est achevée et c’est le jour de son inauguration. Conservatrice du Musée archéologique de Strasbourg, Bernadette Schnitzler (en collaboration avec Jean Favière) narre cette journée. Le service d’ordre de l’Empereur, la cérémonie – qui se déroule sous des trombes d’eau – et ses centaines de figurants en costume d’époque, les réactions dans la presse à un événement hautement politique supposé marquer la germanité de l’Alsace, les caricatures de Hansi ou de Zislin… Rien n’est oublié dans ce passionnant ouvrage. (H.L.) La première livraison des Cahiers du Haut-Koenigsbourg est parue au Verger (24 €) www.verger-editeur.fr 18

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© Virginie Faucher

LIVRES – BD – CD – DVD

Triple bang

Nous connaissions la voix puissante de Jewly, se transformant en véritable lionne rugissant en live. La jolie brune strasbourgeoise attirée par les démons du rock signe un nouvel album survitaminé aux riffs endiablés, mixé par Steve Forward qui a travaillé avec Depeche Mode ou Stevie Wonder, excusez du peu ! Avec des textes souvent revendicatifs évoquant sexe (Peanuts), drogues (Boozy) et coups de gueule (Next time you will), Jewly prouve qu’elle peut résolument lâcher les chevaux tout en gardant une fêlure soul (Don’t be late) qui lui donne ce petit supplément d’âme. Amateurs de gros son, vous attendrez les versions scéniques avec impatience. (T.F.) Bang Bang Bang, version CD (13 €) et version numérique MP3 (7,99 €). Jewly sera en concert au Parlement européen de Strasbourg, dimanche 4 mai www.jewlymusic.com

BLEU

PÉTROLE

Les chansons dark de Denis Scheubel font l’effet de poisons se répandant dans le sang, lentement, insidieusement. Écouter les dix titres de Singe Chromés (son alias), c’est vivre une équipée sauvage et nocturne sur l’autoroute, à 160 km/h, tous phares éteints. Une virée dans un cabriolet vert, sans ceinture de sécurité ni pédale de frein. Riffs, samples, chant franco-anglais et notes raboteuses qui se répètent, telles des mantras rêches : le Mulhousien

n’est pas en panne des sens. Il appuie sur le champignon vénéneux et prend les chemins de traverse pour un road trip hallucinogène. Nickel chrome. (E.D.)

VIVRE !

Professeur de littérature comparée à l’Université de Strasbourg, Pascal Dethurens publie son premier recueil de nouvelles : dans les sept récits qui forment La Vie éternelle, il tente de cerner le moment où un être humain accède à la sensation d’exister. Du lac de Côme à la Perse de 1397, en passant par la ville imaginaire du Balayeur de l’Empire (abyssal, c’est le plus fascinant des textes de l’ouvrage), il propose différents avatars romanesques pour décrire le saisissement brûlant et impalpable qui, parfois, nous fait dire : « Je suis vivant. » Dans un style luxuriant – où la verve ne s’égare néanmoins pas dans une forêt, parfois précieuse, de mots ciselés et de références délicates – le lecteur est convié à toucher l’intouchable, à tenter de retenir les grains de sable dans sa main. Tout en sachant que c’est impossible. (H.L.) La Vie éternelle est paru chez Infolio (22 €) www.infolio.ch

Singe chromés, album vinyle édité par Médiapop Records (entre 14 et 18 €, selon les points de vente) www.mediapop.fr

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FESTIVAL

eurotopie MA scène nationale et Le Granit poursuivent leur collaboration territoriale avec le Festival Europe en Scènes se déployant de Belfort à Montbéliard. Plongée dans une bouillonnante programmation musicale, théâtrale et chorégraphique.

Par Thomas Flagel

Festival Europe en Scènes, à la Coopérative, à la Maison du Peuple et au Granit de Belfort, aux Bains douches et au Théâtre de Montbéliard, du 4 au 15 avril 08 05 71 07 00 www.mascenenationale.com 03 84 58 67 67 www.legranit.org

Programmation détaillée Mélanie de Biasio, en concert samedi 12 avril à 20h au Théâtre de Montbéliard Jur, en concert mardi 15 avril à 20h aux Bains douches de Montbéliard Running on empty et Cross & Share, vendredi 11 avril à 20h aux Bains douches de Montbéliard Z. Forfait illimité, mardi 8 avril à 20h à la Coopérative de Belfort Les Larmes des hommes, jeudi 10 avril à 20h au Granit de Belfort

Voir Poly n°157 ou sur www.poly.fr

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Y

annick Marzin, directeur de MA scène nationale - Pays de Montbéliard, et Thierry Vautherot, à la tête du Granit de Belfort, initiaient en 2013 un événement bicéphale et audacieux intitulé Y a de l’Europe dans l’Aire pour l’un, Les Européennes pour le second. L’idée était non seulement de croiser leurs publics mais aussi de proposer un temps fort dédié à la création continentale, constatant que leur situation au cœur de la zone des trois frontières (France, Allemagne et Suisse) les poussaient, par essence, à se tourner vers des propositions artistiques d’autres pays dont l’écho n’était pas assez important au milieu de saisons fortement marquées par les spectacles hexagonaux. Après une première édition fort prometteuse, le festival a trouvé un nom – Europe en Scènes – et entend s’implanter durablement auprès d’un public demandeur. Les femmes d’abord MA scène nationale poursuit sur sa lancée de mise en avant des créatrices bouleversant les codes et renversant les a priori. Avec la voix chaude, puissante et mélancolique de ses illustres ainées Nina Simone et Billie Holiday, la jeune belge Mélanie de Biasio évolue sans compromis (No Deal, titre de son dernier album) dans une formation restreinte : piano, batterie et synthé. La belle chanteuse, venue à la musique par l’étude de la flute traversière, mélange les genres dans une atmosphère de soul inspirée, dérivant sur les rythmes ralentis d’un trip-hop servant d’écrin à une tessiture envoutante à souhait. Changement de braquet avec Jur, diminutif de Georgina Domingo Escofet, auteure-interprète au charisme saisissant. Ses histoires pinçantes – chantées aussi bien en français, anglais, catalan ou espagnol – sorties d’univers poétiques rappelant Thomas Fersen nous transportent dans des mondes artificiels sur des airs de blues séduisant, de rock massif aux guitares criantes ou de tango lascif. L’écorchée vive à la silhouette

allongée charrie un spleen rayonnant et communicatif. À la soirée Women on fire ! de l’an passé*, répond celle réunissant les deux ovnis dansés d’Antonia Grove et Julie Dossavi. Cette dernière, chorégraphe et danseuse hors normes, s’amuse dans Cross & Share, de son « fessier de cheval » et de ceux qui lui affirmaient haut et fort qu’elle ne pourrait jamais devenir danseuse. Et pourtant elle danse. Et sacrément. Suivant la maxime de Jean Cocteau – « Ce qu’on te reproche cultive-le, c’est toi ! » – Julie Dossavi joue de métamorphoses successives, postée sur des talons aiguilles ou cachée derrière une cagoule, interprétant compulsivement la condition féminine sur des partitions composées avec trois de ses pairs : Thomas Lebrun, Serge Aimé Coulibaly et Hamid Ben Mahi. Dans une énergie débordante de rage, cette black à la musculature saillante évolue aux côtés de la chanteuse Moïra et au son du piano d’Olivier Oliver. L’ensemble forme un diamant pur, objet artistique et chorégraphique résolument hybride. Plus douce est, en apparence seulement, Running on empty signé Antonia Grove, micro-fictions amoureuses d’un couple dont nous suivons les rencontres successives. Une atmosphère de rêve et de souvenirs effrités se déploie dans des corps animés par la vigueur de la passion, chavirant sous les difficultés d’être et les états d’âme, en des corps à corps charnels. Histoires populaires Au Granit, le théâtre se fait populaire et métissé. Laure Donzé monte Z. Forfait illimité, texte de Camille Rebetez revisitant les personnages pastichés par Zouc, humoriste suisse disparue des radars depuis une quinzaine d’année. Des vieilles de villages, des patients de l’asile psychatrique et des gamins perdus dans le monde… Autant de portraits qui ont inspiré le collectif jurassien Extra-


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pol. S’inspirant des entretiens menés par Hervé Guibert, le plasticien Augustin Rebetz a filmé des gens du coin s’exprimant sur des questions intimes. Un matériau dans lequel Laure Donzé puise une nouvelle version des femmes du Jura, de celles qui portent Zouc en elle et nous livrent une autre vision du monde d’aujourd’hui. Cap au sud et à l’ouest avec Les Larmes des hommes, création suisso-cubaine réunissant comédiens genevois et musiciens insulaires (Lien et Rey,

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Roly Berrio et Amanda Cepero, également en concert, mercredi 9 avril au Granit). Le metteur en scène et grand voyageur Patrick Mohr s’empare de nouvelles issues du Fil des Missangas du mozambicain Mia Couto : de vibrants portraits de femmes aux prises avec leurs amours déçues et leurs blessures assassines mais aussi d’enfants rêvant plus grand. Preuve s’il en fallait que la Suisse peut, aussi, être ouverte sur l’autre.

Légendes 1. Running on Empty © DR 2. Jur © Julien Vittecoq 3. Cross & Share © Grégory Brandel

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FESTIVAL

court des miracles Avec la deuxième édition du festival Les Ephémères, baptisée Fenêtres sur courT, l’Espace culturel de Vendenheim braque ses projecteurs sur les petites formes. Des spectacles miniatures, véritables prouesses artistiques, qui relèvent le défi d’inventer un univers en quelques minutes.

Tout l’univers du roman est là, dans les quinze mètres carrés de la soute de ce baleinier et les dix-sept minutes du spectacle. Transposer l’infiniment grand dans l’infiniment petit, changer radicalement d’échelle pour conserver au récit toute sa force : le pari de Roberto Abbiati est réussi et n’impressionnera pas que les enfants.

Par Dorothée Lachmann Photo de Mélisa Stein (spectacle Dans l’Atelier)

À Vendenheim, à l’Espace culturel, du 14 au 19 avril 03 88 59 45 50 www.vendenheim.fr

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a petite forme est au spectacle ce que la nouvelle est au roman : un concentré d’histoire et de talent. Lorsque le temps est compté, pas question de s’éparpiller, il faut atteindre l’essentiel en un instant, toucher le cœur d’emblée. Fenêtre sur courT offre un passionnant espace d’expression à ces spectacles hors format qui ont tant de choses à dire comme le merveilleux Une Tasse de mer dans la tempête, adaptation de Moby Dick par l’Italien Roberto Abbiati. Invités à s’embarquer dans la soute d’un bateau, les spectateurs – vingt au maximum – suivent ce qui se passe tout autour d’eux : les tableaux s’animent sur les murs, les objets se mettent en mouvement… Il n’en faut pas davantage pour sentir l’odeur de l’océan, imaginer les voiliers à l’horizon et entendre le chant des baleines. Ismaël, le héros de Melville, tient la barre. Le capitaine Achab apparaît soudain. Ceux qui ont grandi en lisant Moby Dick retrouveront à cet instant le frisson de leur enfance.

Autre décor, autre aventure avec la nouvelle création de l’excellent Tof Théâtre, baptisée Dans l’atelier. Follement ingénieux, ce spectacle débute par la rébellion d’une marionnette qui n’entend pas se laisser manipuler. En cours de fabrication, à moitié finie seulement, elle n’a même pas encore de tête et va essayer, tant bien que mal, de se terminer elle-même. Luttant avec la matière, les objets, tyrannisant ses manipulateurs, voilà qu’elle entraîne le spectateur médusé dans un thriller déjanté où l’hémoglobine est remplacée par une effusion de polystyrène et de carton. Quelques coups de scie – et autant de doigts en moins –, trois traits de feutre, une touffe de poils de pinceau, et le tour est joué ! Mais au final, qui, du manipulateur ou du pantin, va prendre le pouvoir ? Une foule d’autres propositions étonnantes sont au programme du festival, magie décalée, chanson déformée, danse, théâtre, ainsi qu’une série de courts métrages d’animation nominés aux Oscars 2014. À noter aussi la lecture-concert Je ne suis pas un serial killer par la comédienne Cécile Gheerbrant et le pianiste Grégory Ott qui iront jouer chez l’habitant. Original, non ?



THÉÂTRE

cinquième round La Manufacture de Nancy remonte sur le Ring, acronyme de ses Rencontres internationales des Nouvelles Générations, festival dédié aux formes théâtrales émergentes avec sa dose de trash, de punk et de textes forts.

Par Irina Schrag Photo du Garage d’Ivica Buljan

Festival Ring, du 9 au 18 avril À Nancy (à la Manufacture, à L’Autre Canal, au Conservatoire régional du Grand Nancy…), à Ludres (à l’Espace Chaudeau), à Maxéville (au T.O.T.E.M, à la Bambouseraie), à Vandœuvre-lès-Nancy (au CCAM), à Villers-lès-Nancy (au Centre Les Écraignes) 03 83 37 42 42 www.nancyringtheatre.fr

* Lire La Vague dans Poly n°162 ou sur www.poly.fr

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M

ichel Didym, directeur du Théâtre de la Manufacture, le clame haut et fort : « Nous ne voulons pas d’un festival qui serait un éloge glacé de la robotique et de la désincarnation. » Mais « les rapports qu’entretiennent des corps avec des machines et programmes informatiques, la question de l’image omniprésente dans nos sociétés, la musique devenue partie intégrante de notre environnement, tout cela doit bien, à un moment ou à un autre, interroger le théâtre. » La programmation de la cinquième édition de Ring réunit ainsi un savant mélange de grands noms (Michel Didym himself avec sa nouvelle création Examen, Les Jeunes de David Lescot, la Societas Raffaello Sanzio de Romeo Castellucci pour une version du Petit poucet ou encore l’argentin Claudio Tolcachir avec Emilia) et de jeunes prometteurs jouant, bien souvent, pour la première fois en France. L’occasion de (re)voir L’Âge des poissons*, polar à faire froid dans le dos mis en scène par Charlotte Lagrange d’après Jeunesse sans Dieu d’Ödön von Horváth, ou de plonger dans la vision trash et violente de la Croatie post-communiste de Zdenko Mesarić avec Le Garage. Un père y entraîne son fils mutique de neuf ans – qui martyrise les porcs familiaux – à participer à un fight

club pour sortir sa famille d’une misère crasseuse. Sur scène, Ivica Buljan convie le groupe hip-hop Fil Tilen à interpréter sa musique hardcore dont la fureur répond à merveille à la brutalité des corps d’un spectacle pour le moins saisissant. Le metteur en scène croate est aussi à l’affiche de Ligne Jaune, portrait désenchanté et cynique de l’Europe contemporaine. L’indifférence de ses touristes et l’hypocrisie de ses ONG, son racisme dévoilé et son nationalisme énervé, son illusion de démocratie et de politiquement correct nous mettent bien plus que face à un cruel constat : face au choix entre résistance et soumission, indignation ou fuite. De l’histoire il est aussi question avec les Italiens du Teatro Sotterraneo qui livreront de courts portraits-robots de personnages célèbres (Hamlet, Jeanne d’Arc, Hitler) imaginés à l’âge de dix ans dans un Be Legend ! rappelant l’âge de l’insouciance autant que les prémices de trajectoires (tristement) mémorables. Contre-pied total avec Forecasting dans lequel Barbara Matijevic joue avec des images piochées sur YouTube, projetés sur un ordinateur portable qu’elle manipule. Une sorte d’embrayeur de fiction créant un jeu ludique entre vidéo et réalité, perception et interprétation. Pour le simple plaisir des yeux et du sens.


NOUVEAU CIRQUE

théorie du genre La 19e édition de Pisteurs d’Étoiles met en lumière la place des femmes dans le cirque actuel. Plus généralement, le festival obernois questionne l’utilisation du corps pour parler du monde.

Par Emmanuel Dosda Photo de gauche, Soritat © Clothilde Grandguillot et de droite, Le Poivre rose © Antoinette Chaudron

À Obernai, dans divers lieux, du 25 avril au 3 mai 03 88 95 68 19 www.pisteursdetoiles.com

Quelques spectacles à voir : Morsure de la compagnie Raspaso, vendredi 25 avril à 21h, samedi 26 à 20h30 et dimanche 27 à 17h30, Chapiteau 2 Cherepaka de Nadère Arts Vivants, mardi 29 avril à 20h30, Chapiteau 1 Soritat de Timshel, vendredi 2 mai et samedi 3 à 20h30, Chapiteau 1

Nous y reviendrons dans le prochain numéro *

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l s’agit d’une année particulière, marquée par la future labellisation du festival, en association avec Les Migrateurs de Strasbourg, comme Pôle national des Arts du Cirque *. À Obernai, sous trois chapiteaux (un de plus que les années précédentes), Pisteurs d’Étoiles, manifestation d’envergure internationale, zoome sur « le cirque d’auteur » et insiste sur la féminisation d’une pratique. Illustration dès le coup d’envoi avec Morsure de la compagnie Rasposo : une écriture scénique très forte pour un show acrobatique et poétique, mis en scène par Marie Molliens. Et confirmation lors du dernier jour, avec Soritat de la compagnie Timshel, création pour dix artistes – la voix de cinq chanteuses occitanes associée aux mouvements de cinq circassiennes-danseuses –, « exploration des archétypes du féminin » se basant sur le livre Femmes qui courent avec les loups signé Clarissa Pinkola Estés. Autre spectacle qui questionne la place des femmes au cirque, celui, éponyme, de la compagnie Le Poivre rose, posant un regard sur

le genre : « Comment le corps circassien est vu par les autres sur le plateau ? Une discipline est-elle plus masculine ou féminine ? Qu’est-ce qui fait que peu d’hommes font du tissu aérien alors qu’ils sont nombreux à faire de l’acrobatie main à main ? », s’interroge Adan Sandoval, directeur de l’Espace Athic et du festival. Selon lui, « la femme est en train de gagner en espace, d’occuper une place qui ne lui était pas accordée. Le cirque pose la question de l’égalité : je trouve ça important pour sa santé. En paraphrasant André Malraux, je dirais que le cirque sera féminin ou ne sera pas. Une régulation nécessaire est en train de se faire de l’intérieur. » Selon Adan Sandoval, la question reste de savoir « ce qu’on veut dire » avec son bagage technique et « son corps magnifique et super entraîné ». Au cours de Cherepaka, la contorsionniste Andréane Leclerc retranscrit en langage corporel les écrits de Gilles Deleuze sur Francis Bacon. Une proposition innovante, révélatrice des préoccupations des « auteurs » présents à Pisteurs d’Étoiles : « C’est essentiel d’avoir un beau pinceau, mais encore faut-il savoir ce qu’on veut peindre ! ». Poly 166 Avril 14

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de l’étoffe du rêve La troisième édition du festival Facto explore les formes hybrides, à la croisée des disciplines, sur le thème du théâtre immersif et participatif. En point d’orgue, Hakanaï, dernière création d’Adrien M et Claire B repoussant un peu plus les limites du possible. Par Thomas Flagel Photo AMCB

À Lunéville, au Théâtre La Méridienne, Hakanaï, vendredi 4 et samedi 5 avril dans le cadre du Festival Facto (au Théâtre La Méridienne et au Centre Erckmann), du 24 mars au 5 avril 03 83 76 48 60 www.lameridienne-luneville.fr

Lire notre article sur Cinématique dans Poly n°146 ou sur www.poly.fr

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écouvrir le travail d’Adrien Mondot*, c’est prendre une claque visuelle. Développant, patiemment et assidument, son propre logiciel informatique, eMotion – tout à la fois “émotion” et “electronic motion”, c’est-à-dire mouvement électronique – cet ancien scientifique de l’Institut national de recherche en informatique et automatique de Grenoble donne naissance à des spectacles totalement novateurs. Cette technologie animée permettant de jouer avec des projections numériques (toutes sortes de lettres, symboles et formes) exerce un incroyable pouvoir de fascination. Mais Adrien n’est pas pour autant un technologiste, eMotion n’étant qu’un moyen de créer des matières virtuelles fonctionnant comme autant de paysages dans lesquels évoluer, se mouvoir pour émouvoir. Sa dernière création avec Claire Bardainne, Hakanaï, est une performance chorégraphique pour une danseuse évoluant dans un cube d’images graphiques projetées et mises en mouvement, en temps réel, par un interprète numérique caché dans l’obscurité du plateau. Entourée de parois de

tulle blanc, Akiko Kajihara interagit comme par magie avec des lettres géantes se mouvant en volume autour d’elle. Avec ses gestes, elle pousse, déforme et modifie les pans de murs quadrillés qui l’enserrent comme une cage. Comme par télékinésie, les éléments l’entourant se froissent et s’écartent. Hakanaï – mot japonais définissant ce qui ne dure pas, entre fragilité et évanescence – est ce spectacle nous transportant entre rêve et réalité,au milieu d’une géographie de formes (vagues, trous, montagnes…) pulsant au rythme d’une musique rappelant les battements du cœur jusqu’à l’oppression. La beauté plastique et la fluidité parfaite de l’ensemble, en ralentis hypnotiques comme dans son emballement virtuose des éléments, fascine. S’amusant à brouiller nos repères, le duo de créateurs tisse une dense toile d’araignée qu’il éclate en des myriades de constellations reliées qui sont comme repoussées par la présence corporelle de la danseuse dont le corps agit à la manière de la répulsion des pôles d’un aimant. Un voyage intérieur dans les songes de l’être dont on ressort totalement émerveillé.



DANSE

made in taïwan Avec une dizaine de danseurs taïwanais et français, le chorégraphe Mourad Merzouki présente Yo Gee Ti, pièce où la danse se fait organique et contagieuse, teintée de hip-hop et de sensualité.

Par Thomas Flagel Photo de Michel Cavalca

À Forbach, au Carreau, mardi 8 avril 03 87 84 64 34 www.carreau-forbach.com À Dôle, à la Commanderie, mardi 15 avril 03 84 86 03 03 www.scenesdujura.com Et dans le cadre du festival de danse Steps : en Suisse samedi 26 avril au Kurtheater de Baden, lundi 28 avril au Dampfzentrale de Berne, mercredi 30 avril au Theater Casino de Zoug, vendredi 2 mai au Théâtre de l’Octogone de Pully, dimanche 4 mai à L’Équilibre de Fribourg, mercredi 7 et jeudi 8 mai à la Gessnerallee de Zürich, samedi 10 mai à la Salle CO2 de Bulle et en Allemagne, mercredi 14 mai au Burghof de Lörrach www.steps.ch

Lire Attou maître dans Poly n°164 ou sur www.poly.fr

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écouvert avec sa compagnie Käfig à la fin des années 1990 dans la région lyonnaise, Mourad Merzouki a rapidement imposé son mélange de cirque et de danse hip-hop sur les scènes mondiales. Au point de devenir le fer de lance du renouveau chorégraphique français, participant avec son ami d’enfance Kader Attou* à la reconnaissance de ce qu’on nomme maladroitement les “cultures urbaines”. Directeur du Centre chorégraphique national de Créteil et du Valde-Marne depuis 2009, Merzouki a tôt fait de s’éloigner des étiquettes qui ne manquèrent pas de lui être accolées. Lui, le fils d’immigrés ayant grandit en banlieue trace son chemin, sûr de son goût des mélanges, se payant même le luxe de refuser une collaboration avec le Cirque du Soleil pour parcourir les cinq continents avec ses précédentes créations. Yo Gee Ti marque un nouveau tournant dans son parcours : une rencontre avec des danseurs sur l’île de Taïwan débouchant sur une envie de l’autre, de confrontation avec une esthétique et un rapport au corps

profondément asiatiques. Sûrement sa pièce la plus contemporaine, où le hip-hop n’apparaît que par touches, comme de subtiles réminiscences. Avec un sol luisant, des rideaux de fils et d’énormes lianes, le chorégraphe offre un écrin de jeu à ses danseurs qui, vêtus de teintes grises plus ou moins sombres, évoluent comme un seul organisme en un rythme contagieux. Au ras du sol, les passes géométriques de leurs jambes dans des corps-à-corps enlevés s’enchaînent avec une vélocité bestiale. Jouant du clair-obscur avec des lumières alternant entre le spectral et le zénithal, des lianes de laine descendant des cintres contiennent autant de chrysalides qui oscillent au-dessus de danseurs évoluant avec la fluidité d’araignées d’eau. Les images se multiplient, magnifiées par la capacité à faire ressortir des duos du collectif, pris dans une spirale de tournoiements et de contacts. Danse de séduction et douces parades enivrantes sur des rythmes arabo-asiatiques que seule viendra rompre une forêt de fils inondés de lumière se mouvant en ondes à l’effet cinétique saisissant.


pour le plaisir des paradoxes Avec quatre cents kilos de glace, huit congélateurs et une pelle, le jongleur Philippe Ménard livre une expérience totalement givrée : P.P.P. ou le questionnement identitaire à l’aune des éléments naturels.

Par Irina Schrag Photos de Jean-Luc Beaujault

À Besançon, à l’Espace, mardi 15 et mercredi 16 avril 03 81 87 85 85 www.scenenationalede besancon.fr

À voir également L’après-midi d’un foehn & VORTEX, au Théâtre de Hautepierre, à Strasbourg (co-accueil des Migrateurs et du TJP), du 10 au 14 mai www.lesmigrateurs.eu www.tjp-strasbourg.com www.cienonnova.com

E

n s’emparant d’une substance inhabituelle – la glace – la compagnie Non Nova prend le risque de se retrouver dans une Position Parallèle au Plancher. Au sol, les quatre fers en l’air. Jongler avec cette matière se transformant à mesure qu’elle fond, emporte le seul être en scène dans une chorégraphie bousculant nos repères habituels, interrogeant la finitude des choses, la transformation et l’identité. Dans un espace vidé, comme un logement après le passage des huissiers, plus rien hormis quelques congélateurs ne subsiste. Philippe Ménard, silhouette solitaire assise dans un fauteuil de glace, n’a pas encore quitté son manteau de fourrure et sa chapka. La fusion de la matière évoluant lentement vers l’état liquide changera la donne. Pour le metteur en scène et interprète, « les objets congelés se transforment au contact de la peau et de l’air, laissant apparaître, petit à petit, une mare d’eau telle un bassin de larmes… » dans ce qui s’approche d’une « métaphore de nos traces ». Les boules de glace, superbement suspendues aux cintres

formant un ciel blanc, gouttent et finiront par venir se fracasser au sol. Comme un augure de la violence de la confrontation au réel. L’interprète quittant sa veste est un être androgyne, musculature sèche d’homme portant des sous-vêtements féminins. Le froid nous gagne, l’empathie grandit pour celui (ou celle, impossible de savoir…) dont la peau rougit à vue d’œil. Armé d’une pelle, cet homme dont la féminité semble prendre le dessus se fait poète visuel. Le tas de neige (ou de glace pilée) devient un cercle parfait dans lequel il tourne comme un cheval au manège. Le corps est questionné dans sa chair, mise à mal lorsqu’il revêt une robe détrempée pour une gigue devenant une ronde virevoltante proche des claquettes. La douleur rôde et se transmet avec une simplicité puissante, une ingéniosité de la forme. En quelques coups de pelle, le cercle devient tourbillon. En son centre, notre jongleur sur glace en plein coming out piétinera le tout, s’affranchissant des codes et des formes pures qu’il enverra voltiger dans les airs, en se donnant définitivement des “elle”. Poly 166 Avril 14

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bienvenue chez soi Ultime nouvelle du recueil de James Joyce intitulé Les Gens de Dublin, The Dead est l’histoire d’un monde fané qui s’éteint, un soir de bal. En invitant les spectateurs au cœur du banquet, le metteur en scène Philippe Lardaud crée un théâtre en abyme, à la recherche de « l’onde de choc intime ».

Par Dorothée Lachmann Photo de Hugo Hazard

À Mancieulles, au Théâtre Ici et Là, du 24 au 26 avril (le NEST emmène ses abonnés en bus depuis Thionville à la représentation du samedi 26 avril) 03 82 21 38 19 www.theatreicietla.com www.nest-theatre.fr

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l neige sur Dublin en cette soirée de 1904. Nous sommes en janvier, jour de l’Épiphanie. De la révélation. Gabriel Conroy s’apprête pour le bal annuel qu’organisent ses tantes, anciennes professeurs de musique. Seul homme de la famille, il se doit de présider le banquet final. Cette fête est aussi un événement mondain incontournable pour la petite société, aux codes et aux rituels immuables, qui gravite autour des deux vieilles dames. Les conversations sont animées, les personnages hauts en couleur… Ce n’est pourtant pas cette hospitalité chaleureuse que raconte Joyce. Derrière le théâtre charmant des amabilités et des politesses de bon goût, l’auteur d’Ulysse laisse entrevoir la paralysie d’un monde sur le point de disparaître, le dernier souffle tiède d’une époque. Il annonce une épiphanie, « l’irruption dans le champ de la conscience d’un fait quotidien sous une forme chargée d’intense émotion ». Une définition dont s’est inspiré le metteur en scène Philippe Lardaud pour imaginer cette forme de spectacle étonnante. « Je veux faire en sorte que le spectateur vive une expérience sensible, sensorielle, sensuelle qui le place dans le corps même de l’écriture et pas seulement en face des idées

qu’elle véhicule. Pour bien regarder, ou pour bien entendre, il faut quelquefois changer de posture. » Ce n’est donc pas au théâtre que se rendront les spectateurs, mais à une réception. Accueillis comme des invités, avec vestiaire, menus, places nominatives, ils s’installeront autour des tables du banquet. Le décor semble avoir déjà servi : des assiettes remplies de restes sont empilées, des chapeaux ont été oubliés par les convives des représentations passées. Le public s’inscrit dans une histoire, dans une mémoire. Il devient aussi le décor vivant de ce récit porté par trois comédiens, qui montent sur les chaises, grimpent sur les tables et incrustent ce bal irlandais du siècle dernier dans le déroulé d’un repas réel servi aux spectateurs. « Par la mise en abyme des cérémonies, je souhaite que puisse se créer, par delà le temps et la fiction, entre l’assemblée des vivants et celle des “morts”, une grande communauté d’âme. J’aimerais susciter le sentiment d’une étrange altérité », souligne Philippe Lardaud. Avec ce rendezvous insolite, il pose surtout « la question fondatrice du théâtre qui est celle de “l’être ensemble” ».



né quelque part Palestinien né en Israël, Taher Najib puise dans son double passeport pour questionner l’identité et raconter la violence des frontières. À portée de crachat, mis en scène par Laurent Fréchuret, est un poème en colère, où le rire sauve de tout.

Par Dorothée Lachmann Photo de Jean-Marc Lobbé

À Strasbourg, au TAPS Scala, du 15 au 17 avril 03 88 34 10 36 www.taps.strasbourg.eu

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es milliers de jeunes désœuvrés sont sur les trottoirs. Ils ne font rien, n’ont aucun endroit où aller, alors ils crachent. « Partout, dans toutes les directions, et à un rythme effréné. » Du matin au soir, ils crachent. Répété implacablement par l’auteur, le mot se transforme en rafale d’arme automatique. En hébreu, cracher signifie aussi tirer. Balancer des mollards comme on lâche des bombes. Nous sommes à Ramallah, avec pour guide un jeune acteur que son métier amène à traverser les frontières, à vivre d’un côté et de l’autre, sans être totalement chez lui nulle part. Ce personnage, complexe et attachant, n’est autre que l’auteur lui-même. Comédien et metteur en scène palestinien de nationalité israélienne, né en 1970 près de Haïfa, Taher Najib signait en 2006 son premier texte, qu’il a choisi d’écrire en hébreu, la langue de l’autre, comme une main tendue. Traduite très vite en arabe, la pièce a été créée dans les deux langues, entendue par les deux peuples, traversée par leurs histoires respectives et leur destin commun. Laurent Fréchuret la met pour la première fois en scène en France. « L’art est une relation. Je souhaite que chaque spectateur sorte de la pièce avec ses sentiments, sa sensibilité, mais enrichi d’une voix nouvelle qui aura parlé d’au-

jourd’hui, de nous, face à certaines questions brûlantes dans le monde. Et tout cela dans la joie, carburant majeur de l’œuvre en colère de Taher Najib. Jouer, c’est essayer toujours de placer un petit poème, quelques mots entre les bombes et les crachats », assure-t-il. C’est continuer à croire, envers et contre tout, aux vertus du dialogue et de l’ouverture à l’autre. À travers une succession de scènes du quotidien, on découvre un acteur ballotté entre la grande Histoire – le conflit israélo-palestinien – et la petite, sa douloureuse quête d’identité dans un monde qui reflète des images qu’il réfute. Tantôt considéré comme un djihadiste en puissance dans les aéroports internationaux, tantôt comme un terroriste potentiel dans son propre pays. De Ramallah à Tel Aviv, en passant par Paris, il n’a qu’un projet, acharné : garder son calme. Mais cette mission est-elle possible quand le monde ne lui permet jamais d’être ce qu’il a envie d’être et lui fait subir une réalité dont il n’est pas responsable ? Avec une ironie douce-amère, le jeune homme raconte sa mésaventure à l’aéroport, où l’hôtesse suspicieuse lui fait subir un interrogatoire policier, avant de l’empêcher de prendre son vol. C’était le 10 septembre 2002.


THÉÂTRE

intime conviction En mettant en scène la pièce la plus percutante du dramaturge américain John Patrick Shanley, Robert Bouvier conduit le spectateur au bord du précipice de l’incertitude. Diabolique et troublant, Doute provoque une chute salvatrice au plus profond de nos consciences.

cette pièce écrite en 2004, le poison du doute distillé dans les esprits par l’acariâtre religieuse emporte le spectateur dans la spirale angoissante des questions sans réponses.

Par Dorothée Lachmann Photo de David Marchon

À Haguenau, au Relais culturel, jeudi 3 avril 03 88 73 30 54 www.relais-culturel-haguenau. com À Saint-Louis, à La Coupole, samedi 5 avril 03 89 70 03 13 www.lacoupole.fr À Strasbourg, au TAPS Scala, du 10 au 13 avril 03 88 34 10 36 www.taps.strasbourg.eu www.compagniedupassage.ch

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ous sommes en 1964, dans une école catholique du Bronx. La sœur Aloysius dirige l’établissement d’une main de fer, imposant des règles extrêmement sévères à ses élèves et aux enseignants. Convaincue des vertus d’une discipline rigoriste, elle voit d’un mauvais œil la pédagogie enthousiaste et spontanée de la jeune sœur James et plus encore les idées progressistes du père Flynn qui accepte dans l’école un élève noir. Victime du racisme de ses camarades, le jeune garçon noue une complicité forte avec le prêtre protecteur. Soupçonneuse face à ce lien privilégié, sœur Aloysius va lancer une rumeur dans le collège qui va bouleverser la vie des uns et des autres. Point de départ de

« Shanley montre combien il est difficile de traquer l’absolue vérité. Toute situation peut être analysée selon des angles divergents et peut être vue à travers différents prismes. Le spectateur doit pouvoir choisir de s’identifier à un personnage plutôt qu’un autre, et de se projeter dans une interprétation des faits plutôt qu’une autre. Il m’importe vraiment de laisser ouverts tous les possibles suggérés par l’histoire », souligne Robert Bouvier qui a conçu sa scénographie comme un kaléidoscope « s’apparentant successivement à l’espace mental de chaque protagoniste » permettant ainsi de varier les prises de vue pour le public. Construite comme un implacable thriller psychologique, la pièce n’a qu’un but : ébranler les convictions. « La belle audace de ce récit est d’ancrer le thème du doute dans un monde où la foi devrait sembler innée, inaltérable. En confessant ses faiblesses et ses interrogations, le père Flynn dérange les consciences de ses paroissiens mais les rend plus responsables, plus courageux. Il fait l’éloge du questionnement à la manière des anciens qui prônaient le doute comme une sagesse. Shanley montre que dans l’instant crucial du doute, on peut choisir de renouveler son humanité, son credo ou se conforter dans le mensonge, la crédulité. » Certes c’est inconfortable et dérangeant, comme tout changement profond. Mais « la vie survient quand la puissance tectonique de votre âme muette perce les habitudes mortes de l’esprit. Le doute n’est rien d’autre qu’une occasion de réintégrer le présent », assure John Patrick Shanley dans la préface de sa pièce. Poly 166 Avril 14

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TEMPS FORT

new york new york Avec New York Express, Le Maillon propose des spectacles glanés dans les plus prestigieux festivals de la Grosse Pomme. Trois pépites du théâtre d’avant-garde américain avec une jeune auteure, une Mouette de Tchekhov dynamitée au pas de course ainsi qu’une performance dansée et engagée venue du Bronx.

Par Irina Schrag

Vision Disturbance, du 5 au 7 avril, au Théâtre de Hautepierre à Strasbourg (en anglais surtitré en français) Seagull (thinking of you), mardi 8 et mercredi 9 avril, au Maillon-Wacken (en anglais surtitré en français) Bronx Gothic, jeudi 10 et vendredi 11 avril, au Théâtre de Hautepierre à Strasbourg (en anglais surtitré en français) 03 88 27 61 81 www.maillon.eu

Autour des spectacles Regards croisés sur La Mouette entre Yann-Joël Collin et Tina Satter, mercredi 9 avril (18h), à la Librairie Kléber www.librairie-kleber.com

Lire notre article sur Isolde dans Poly n°160 ou sur www.poly.fr

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A

près La Mouette dépouillée et collective de Yann-Joël Collin accueillie fin janvier, Le Maillon invite une seconde version de la comédie de Tchekhov. Pour Tina Satter, elle n’est qu’un point de départ, un ensemble de personnages caractéristiques et un théâtre en train de se jouer. Une pièce au romantisme désespéré où la difficulté d’aimer et les rêves de grandeur se brisent sur la froide réalité de l’existence et de la gangue de désirs inassouvis. Les comédiens de la Half Straddle s’attèlent à leurs rôles comme on enfile un vêtement, dans l’urgence d’un changement de température. Sur un air de rock russe, ils se livrent par à-coups, flottent sur la scène qu’ils traversent sur un skateboard, habillés comme des hippies chics – robes à dentelles et chapka portée de manière négligée dont on n’a même pas pris la peine d’enlever l’étiquette – descendants de riches héritiers, englués dans des problèmes existentiels noyant leurs désirs dans une mélancolie amère. Ces jeunes adultes se livrent avec une candeur brûlante et un désenchantement lucide du monde qui les entoure. La metteuse en scène américaine entraîne tout ce petit monde dans une interrogation sur l’existence, ses paravents et ses grimages. Dans Seagull (Thinking of you), la mouette, symbole de liberté et d’espoir, est reléguée au rang de peluche dont résonnent les cris mêlés au clapotis des vagues sur le

rivage. Comme chez Rimbaud, « la vie est une farce à mener par tous » pleine de vertiges consumants. Et nos rôles (sociaux, théâtraux, amoureux), si bien joués soient-ils, ne nous en préservent point…

Precious

Le monde n’est guère plus beau du côté d’Okwui Okpokwasili, chorégraphe d’origine nigériane. Avec Bronx Gothic, la performeuse nous immerge dans l’éveil sexuel et l’exploitation glauque de deux jeunes filles du quartier malfamé de New York dans lequel elle a elle-même grandi. Cette chronique sociale dansée, dont nous déroulons le fil grâce à l’échange épistolaire de deux camarades de classe, nous emmène dans une confusion des sentiments où les premiers émois et questions sur le corps et la sexualité se heurtent aux dérives brutales imposées à ces fillettes.


Seagull (thinking of you) © Ilan Bachrach

Dans une oscillation frénétique faite de soubresauts, Okwui Okpokwasili vit cette violence dans son corps, transmet avec insistance les dégâts sur les êtres qui nous saisissent avec effroi. Et ce cauchemar, qui revient sans cesse chez l’une d’elles, marchant sur une plage sans pouvoir distinguer d’eau. Accablée de chaleur, ses pieds prennent feu, les flammes remontent ses jambes jusqu’à son sexe. Elle pleure sans qu’aucun son ne sorte. Son sang bout, s’échappe d’elle et quand enfin, elle réussit à atteindre la mer, celle-ci est rouge… Le blues a capella, entonné sous une lumière oscillant dans l’obscurité au-dessus de la chorégraphe, nous accompagne dans des profondeurs de peines et de douleurs intimes ne laissant plus la moindre place aux rêveries et à l’innocence.

Less is more

Richard Maxwell est le dernier invité de ce

temps fort new-yorkais. Ce metteur en scène renommé* présente Vision Disturbance, huis clos intimiste entre une immigrée grecque se morfondant dans son morne quotidien et le docteur soignant son problème oculaire par une thérapie… musicale ! Ce petit bijou, tout en simplicité et économie de mots, est signée par la jeune auteure américaine Christina Masciotti dont Richard Maxwell sublime la poésie du quotidien. En plein divorce, Mundo peine à trouver sa place et ses repères dans la bourgade de Pennsylvanie où elle a échoué. L’histoire de sa rencontre avec le Dr Hull nous est livrée de manière dépouillée de tout jeu, l’intense sobriété d’interprétation se contentant de laisser une place maximale à l’instant, pour mieux révéler la vie intérieure des personnages. Une petite forme rare et savoureuse.

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je suis sang À Metz, Paul-Émile Fourny crée Charly 9, adaptation théâtrale du roman éponyme de Jean Teulé retraçant la plongée dans la folie, pathétique et grotesque, du souverain qui ordonna le massacre de la Saint-Barthélémy.

Par Hervé Lévy Photo Charly 9 d'Arnaud Hussenot et Fabien Darley

À Metz, à l’Opéra-Théâtre, du 13 au 18 avril 03 87 15 60 60 www.opera.metzmetropole.fr À lire

Le roman de Jean Teulé est publié chez Julliard (19,50 €) www.julliard.fr

Une très belle adaptation en bande dessinée a été réalisée par Richard Guérineau chez Delcourt (16,95 €) www.editions-delcourt.fr

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L

orsque le metteur en scène Paul-Émile Fourny découvre Charly 9, c’est un véritable « coup de foudre. Pour moi, cette verve est très proche d’une écriture théâtrale », explique le directeur de l’Opéra-Théâtre Metz Métropole. Séduit par cette « truculence et cette modernité » ainsi que par l’originalité du sujet, il décide aussitôt de porter le roman à la scène. Signée Sébastien Lenglet, l’adaptation respecte la structure et le rythme d’un texte dont le protagoniste principal est Charles IX, le « roi de la loose » pour Jean Teulé qui a préféré nommer son roman Charly 9 afin de « donner un ton décalé à cette histoire tragique ». Son court règne fut en effet un des plus calamiteux de l’histoire de France : le jeune homme de 21 ans qui vient de monter sur le trône – sans y être préparé, ni destiné – prend la décision d’ordonner le massacre de la Saint-Barthélémy téléguidé par sa mère Catherine de Médicis et ses conseillers. Le 24 août 1572, des milliers de protestants sont exécutés et leur cadavres jetés à la Seine : « Des témoins affirment qu’il était possible de traverser le fleuve à pied » rajoute l’écrivain. Ici, cette nuit tragique est passée à l’as : après

un prologue décrivant la réunion des comploteurs, au sommet du Royaume, qui aboutit à la tuerie (ou comment un brave type influençable et un peu paumé devient un boucher), on passe aux conséquences qu’elle aura sur son ordonnateur : « Assommé par la monstruosité de son crime, Charles IX plonge dans la folie, multipliant les extravagances sanguinaires », chassant, par exemple, un cerf dans les couloirs du palais. « Il va mourir deux ans après, accablé par le poids de l’horreur qu’il a commise », résume Paul-Émile Fourny. Et son agonie sera terrible. Atteint d’hématidrose, il sue du sang, « réminiscence, pour lui, de ses crimes passés ». Réflexion sur le pouvoir, la folie et les délires meurtriers où peuvent mener les religions, la pièce est éminemment actuelle. C’est dans cette voie que s’est engagé le metteur en scène, respectant néanmoins le caractère historique du sujet, « impossible à gommer » : nous voilà dans un entre deux très réussi avec des décors dans lesquels on peut reconnaitre le Louvre, mais où la contemporanéité est inscrite grâce à des projections vidéo et des costumes d’époque traités de manière actuelle.


pièces de série Le metteur en scène Mathieu Bauer s’inspire du modèle des séries télé américaines pour créer le premier feuilleton théâtral. Le TNS propose l’intégrale d’Une Faille, saison 1 : haut-bas-fragile 1 créée au Nouveau Théâtre de Montreuil. Par Thomas Flagel Photo de Pierre Grosbois

À Strasbourg, au Théâtre national de Strasbourg, du 4 au 12 avril 03 88 24 88 24 – www.tns.fr Autour du spectacle Théâtre en pensées, rencontre avec Mathieu Bauer animée par Magali Mougel, lundi 7 avril à 20h, au TNS

1 La création de la saison 2 a débuté avec les épisodes 1 et 2 montés par Bruno Geslin, fin janvier au Nouveau Théâtre de Montreuil, et se poursuivra sous la direction de Pauline Bureau pour les épisodes 3 et 4, du 20 mai au 7 juin www.nouveau-theatre-montreuil.com 2 Lire Ainsi play-t-il, entretien avec le comédien dans Poly n°151 ou sur www.poly.fr 3 Série américaine, nommée Sur écoute en VF, constituée de cinq saisons produites de 2002 à 2008 par HBO — www.hbo.com

F

ils de l’excellent André Wilms2, Mathieu Bauer est un enfant de la balle tombé dans le théâtre tout petit, nourri à la radicalité de la fin des années 1970. S’il s’est lancé dans la “série théâtrale”, c’est pour questionner l’époque en profondeur, prendre le temps d’ausculter la société à la manière de ce qu’il considère, à juste titre, comme « la plus grande série de tous les temps », The Wire 3, radiographie sans concession des systèmes politique, économique, judiciaire, journalistique et éducatif de la ville de Baltimore. Tous les ingrédients sont ici réunis : des scénaristes ont planché sur un découpage de l’intrigue en épisodes et sur l’évolution des personnages, une sociologue a mené une enquête de terrain avant d’écrire les textes, une équipe imaginé un décor à multiples focales. Le metteur en scène s’offre même le luxe de former un chœur, composé d’habitants dans chacune des villes de la tournée, jouant le rôle de figurants améliorés. Huit épisodes de 26 minutes s’enchaînent, entrecoupés d’un générique en image mais aussi en musique (comme à la télé on vous dit !) pour 3h20 (entracte inclus) d’immersion dans la vie de cinq rescapés de

l’effondrement d’un immeuble sur une maison de retraite. Emprisonnés sous les décombres, deux femmes et trois hommes représentant tout le prisme de la société doivent composer avec leurs peurs et désaccords nourrissant d’inévitables tensions, avec tout le temps nécessaire pour se questionner sur les causes de l’accident, les responsables et les leçons à en tirer. En surface aussi on s’affaire autour du jeune directeur de cabinet du Maire, débordé par la catastrophe, gérant comme il peut la crise, l’organisation des secours et la communication avec les journalistes qui l’assaillent de questions sur les responsabilités de la ville… sans compter les regroupements de badauds attirés par le sensationnel. Obsédé par la question du présent et la recréation d’aventures collectives, Mathieu Bauer sonde ici les vieux quartiers populaires devenus à la mode – touchés par une boboïsation rampante – à la recherche de nouvelles utopies, de réponses communes aux peurs se développant comme la gangrène : celle de l’autre, de la différence, du repli sur soi… La culture populaire réinventée au théâtre, lieu d’une possible agora d’aujourd’hui. Poly 166 Avril 14

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la liste de nos envies Sans grand discours et avec poésie, sa marque de fabrique, La Soupe Compagnie dénonce l’absurdité d’une société de surconsommation qui perd la boule. Eden Market, ou comment réduire d’urgence le temps de cerveau disponible.

Par Dorothée Lachmann Photos de Marine Drouard

À Frouard, au Théâtre Gérard Philipe, jeudi 3 et vendredi 4 avril (dès 8 ans) 03 83 49 29 34 www.tgpfrouard.fr À Rixheim, à La Passerelle, vendredi 11 avril (dès 8 ans) 03 89 54 21 55 www.la-passerelle.fr À Vandoeuvre-lès-Nancy, au Centre Culturel André Malraux, du 23 au 25 avril (dès 8 ans) 03 83 56 15 00 www.centremalraux.com www.lasoupecompagnie.com

B

ienvenue au paradis ! Eden Market, le super-hyper-méga-marché a les moyens de combler l’ensemble de vos désirs, de répondre à tous vos besoins, même ceux que vous ignorez. Pour cela, un très gros chariot est à votre disposition : plus vous le remplirez, plus vous serez heureux. C’est si simple, le bonheur. Nos employés sont là pour duper… Pardon, pour doper votre bien-être. Ayez confiancccccce. Et si ce joli monde idéal n’était qu’un leurre ? Si nous n’étions tous que des marionnettes dont les rois du marketing tirent les ficelles, ricanant avec cynisme de notre crédulité ? « Au-delà d’une analyse sociétale, nous voulons nous engouffrer dans la part intime de notre relation à l’acte de consommation contemporain. Les personnages, employés du magasin, sont présents sur le plateau comme un prisme décomposant les mécanismes fous dans lesquels nous sommes englués, pétrifiés », explique le metteur en scène Éric Domenicone. Les personnages remplissent inlassablement les rayons, entretenant la machine à consommer, créant de nouveaux désirs à chaque instant. « Nos structures de pensés évoluent au rythme de la modification des produits, nos goûts sont calibrés par la grande dis-

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tribution qui nous transforme en grands consommateurs. Enfants et adolescents sont les cibles principales de ce matraquage publicitaire et idéologique. On tente de leur inculquer dès le plus jeune âge des réflexes, sans le moindre souci éducatif. Qu’en est-il de notre libre arbitre ? » En racontant le premier jour de travail d’une caissière, Eden Market propose une description décalée qui témoigne de l’imbécilité de nos actes d’achat. Le décor, fait de pop-up géants, symbolise « les rayons de supermarché qui se composent, décomposent, recomposent au gré des diverses promotions et opérations commerciales, en créant ce trop plein qui annihile les consciences, comme un labyrinthe construit pour nous faire perdre nos repères et nous imposer sa logique démentielle », explique Yseult Welschinger, scénographe et conceptrice des marionnettes. Couleurs criardes, panneaux agressifs, lumière aveuglante, jingles publicitaires en boucle, et surtout pas une parole : l’échange ne doit être que marchand. La poésie du spectacle a la vertu de dénoncer avec légèreté, juste pour créer l’envie de prendre son panier, d’aller voir l’épicier du quartier, l’artisan-boulanger, de parler avec eux de la pluie et du beau temps. C’est si simple, la liberté.


tueurs nés

Un quatuor américain farfelu s’empare de la “chose jazz” pour la faire voler en éclats. Mostly other people do the killing, nom à rallonge pour un groupe maniant les instruments avec humour et dextérité, est en concert à Pôle Sud. Par Emmanuel Dosda

À Strasbourg, à Pôle Sud, vendredi 4 avril (concert proposé par Jazzdor en partenariat avec Pôle Sud) 03 88 36 30 48 www.pole-sud.fr www.jazzdor.com

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ur le devant de la scène, les deux souffleurs, Jon Irabagon (saxophone) et Peter Evans (trompette), sont envoyés en première ligne pour jeter vigoureusement leurs notes cuivrées au visage du public. Légèrement en retrait, la garde est assurée par un gesticulant batteur (Kevin Shea) et un contrebassiste à l’allure sévère, Moppa Elliott, leader d’un groupe qui semble tout droit sorti du Reservoir Dogs de Tarantino. Lunettes sur le nez, costard sombres impéc’, cravates nouées autour du cou, les musiciens adoptent un style classe, voire strict, même s’il s’agit d’une des formations les plus hot et cool du moment, « un des très grands groupes américains actuels, dont tout le monde parle » outreAtlantique, jubile l’équipe de Jazzdor. Mostly other people do the killing ? Un nom étrange faisant un clin d’œil à l’ingénieur russe Léon Theremine, inventeur de l’instrument bizarroïde auquel il donna son nom (vers 1920), engin électronique futuriste comportant une antenne utilisé dans les BOs de films de science-fiction et par toute une tripotée de musiciens actuels en mal de sensations vintage (exemple : La Femme sur le plateau des dernières Victoires de la musique). Theremine – qui est passé par la case goulag – aurait en effet un jour évoqué Staline, déclarant que le tyran sanguinaire n’était pas si cruel qu’on le

prétendait, vu qu’il ne commettait pas en personne les crimes dont on l’accusait… Humour noir, grinçant comme les compos des agents provocateurs new-yorkais adeptes des harmonies qui tuent, de titres où les sonorités rondes de la contrebasse répondent aux sons aiguisés du saxo et de la trompette, propulsés dans une ambiance percutante. Sévissant depuis un peu plus d’une dizaine d’années, ces Blues Brothers du jazz pratiquent le chaos organisé dans une démarche à la fois fun, swing, free et ravageuse, oscillant entre écriture et improvisation, construction et décomposition d’édifices musicaux aux solides fondations. Résolument iconoclastes, les membres de MOPDTK connaissent leurs gammes et leurs classiques, mais s’amusent à dézinguer l’héritage jazz, Irabagon et Evans soufflant à en perdre haleine, Shea faisant tournoyer ses baguettes dans les airs tel une majorette et Elliott veillant sur tout ce beau monde d’un œil rieur. C’est sur le plateau de Pôle Sud qu’il se produira, mais le quartet virtuose et impertinent devrait nous catapulter dans un club crasseux sentant le souffre et empestant le Whisky, les notes de Dizzy Gillespie collées au plafond, quelque part dans Big Apple.

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FESTIVAL

branchez les guitares Omniprésent sur la scène rock hexagonale car prêtant régulièrement ses talents guitaristiques à de nombreux artistes, le musicien et compositeur Olivier Mellano est invité à présenter son projet solo MellaNoisEscape lors du festival Impetus.

Par Emmanuel Dosda Photo de Dan Ramaen

MellaNoisEscape, mardi 15 avril au Fort du Mont-Bart à Bavans (25), avec Merzbow (en coproduction avec l’Espace multimédia gantner) www.oliviermellano.com Dans le cadre d’Impetus, festival de cultures et musiques divergentes, du 15 au 21 avril, au Moloco, au 19 (Montbéliard), à La Poudrière (Belfort) ou à La Galerie du Sauvage de Porrentruy (Jura Suisse), avec Jello Biafra (Dead Kennedys), Oddateee ou Secret Chiefs 3 03 81 30 78 30 www.impetusfestival.com

* MellaNoisEscape, édité par Ulysse Productions (sortie le 28 avril) www.ulysseproductions.com

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Dominique A, Miossec, Yann Tiersen, Françoiz Breut… Ça vous gêne d’avoir longtemps été un homme de l’ombre ? Pas du tout car pendant ces temps de rencontre très enrichissants, je développais des choses en parallèle, un peu plus confidentielles. J’ai néanmoins décidé d’arrêter d’être un sideman pour me consacrer à mes propres travaux. La guitare permet-elle de multiplier les collaborations ? Offre-t-elle davantage de possibles que le violon ? J’avais plus de propositions lorsque je faisais du violon, mais je n’étais pas très à l’aise avec cet instrument et je l’ai délaissé. Il y a énormément de guitaristes : si les artistes me sollicitaient, c’était surtout pour mon jeu. Comment le définir ? Je ne suis pas dans une technique particulière, j’essaye même de désapprendre pour approcher l’essentiel, entre tension et harmonie. On dit que vous êtes extrêmement pointilleux… Qualité nécessaire ou frein ? Je suis très exigeant, mais je vais assez vite, donc ça ne me ralentit pas. J’ai enregistré l’album MellaNoisEscape * en un mois, la journée, avant de me rendre sur le plateau de Par les villages de Stanislas Nordey où je jouais de la guitare. On me dit souvent que c’est assez épuisant de travailler avec moi, mais excitant aussi…

Avec vos projets La Chair des Anges, mêlant musique baroque et contemporaine, et plus récemment le triptyque How We Tried, sorte d’opéra rock symphonique, vous vous frottez à des univers musicaux très éloignés de la pop… J’y suis venu en travaillant avec des chorégraphes au début des années 2000. How We Tried est une commande de l’Orchestre symphonique de Bretagne que j’ai ensuite déclinée pour dix-sept guitares électriques avec Simon Huw Jones, chanteur d’And also the Trees, puis dans une troisième version electro-rock avec les rappeurs Dälek ou Arm. Un travail pharaonique qui m’a pris cinq ans ! MellaNoisEscape, « pieuvre sonique prête à vous embrasser de ses 1 000 bras électriques », comme vous le décrivez, est moins “péplumesque”… Il met moins de choses en œuvre, car je suis seul, mais l’ambition est là ! Il y a beaucoup de masses sonores, de couches que j’empile grâce à un sampler. Après toutes mes expériences de théâtre, ça me permet de revenir à la scène rock, de jouer dans des clubs avec du gros son et des amplis : j’ai ressenti un vrai manque physique d’énergie, de sauvagerie, de bruit et de volume.


FESTIVAL

tout feu, tout flamme Pour la première édition du Printemps du Flamenco, cet art haut en couleur dévoile ses multiples facettes. À Schiltigheim, musique, chant et danse fusionnent pour raconter une histoire métissée, dont les racines andalouses n’ont cessé de voyager.

Par Dorothée Lachmann

À Schiltigheim, au Brassin, au Cheval blanc et à la Salle des Fêtes, du 15 au 17 avril 03 88 83 84 85 www.ville-schiltigheim.fr

S’

il est désormais inscrit au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco, c’est que le flamenco porte en lui une mémoire. Il faut plonger dans la nuit des temps pour trouver son origine dans un quartier de Séville où la musique traditionnelle va s’imprégner de sonorités arabes et rencontrer le peuple gitan. Riche d’innombrables influences glanées au fil de sa vie nomade, ce dernier a marqué cet art populaire de son empreinte et de son souffle, lui donnant une sophistication extraordinaire. Au cours des siècles, les notes ont rejoint le chant, puis la danse s’est imposée pour former ce triptyque qui compose le flamenco. Le festival de Schiltigheim propose de parcourir ce cheminement à travers trois soirées dédiées chacune à une discipline.

La musique pour commencer avec le guitariste Mariano Martin accompagné du percussionniste Latif Chaarani (timbales, congas, derbuka et oud), et du jeune virtuose du cajon Ruven Ruppik (mardi 15 avril au Brassin). Une association peu commune, qui témoigne de l’ouverture du genre à des sonorités orientales, dans la continuité de son histoire. Compositeur, Mariano Martin élargit encore les frontières de sa musique en puisant dans le classique et le jazz, à l’image de Paco de Lucia, légende disparue fin février. Pour ce concert inaugural du festival, le trio rendra hommage à celui que d’aucuns considéraient comme le plus grand guitariste flamenco du monde, en reprenant quelques-unes de ses compositions. Le deuxième rendez-vous fera place au chant avec la jeune artiste de Malaga Delia Membrive, accompagnée à la guitare par Curro de Maria (mercredi 16 avril au Cheval Blanc). Dans la pure tradition, elle interprète le cante jondo qui va puiser au plus profond de l’émotion et du sentiment pour exprimer cette angoisse mêlée à la fierté d’un peuple. L’amour, la mer, le travail dans les mines, les choses de la vie, autant de thèmes, gais ou tragiques, qui rythment les strophes. Point d’orgue de la manifestation, le spectacle Al Natural de la chorégraphe Carmen Camacho (jeudi 17 avril à la Salle des Fêtes) mettra en lumière cette danse toute en intensité, dont la gestuelle s’enracine avec force dans une énergie tellurique, à coups autoritaires de talon dans le sol. Mais l’altière et impétueuse danseuse sait aussi se faire délicate et sensuelle, exprimant par le corps la complexité de la condition humaine. En solo ou en duo avec Antonio Lopez, Carmen Camacho affirme la puissante noblesse d’un art qui trouve son équilibre entre violence contenue et élégance raffinée. Poly 166 Avril 14

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MUSIQUE

monsieur l’ambassadeur Un battant, un noir à la peau claire qui chante la différence. À l’occasion de son passage dans l’Est, évocation du parcours de Salif Keïta, représentant de la musique malienne dans le monde.

Par Emmanuel Dosda Photo de Prisca Lobjoy

À Sochaux, à la Mals, mardi 1er avril 03 81 94 16 62 www.mascenenationale.com À Dole, à La Commanderie, mercredi 9 avril 03 84 86 03 03 www.scenesdujura.com À Haguenau, au Théâtre, mardi 15 avril 03 88 73 30 54 www.relais-culturel-haguenau. com www.salifkeita.net

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a vie est un conte. Une histoire comme les griots aiment les colporter, de village en village, d’oreille à oreille. Celle de Salif Keïta, né en 1949 à Djoliba, au Mali, mis au ban dès sa naissance à cause de sa différence, perçue comme une malédiction. Albinos, il ne souffre pas seulement d’une mauvaise vue relative à ses problèmes génétiques, mais surtout du regard moqueur, inquisiteur, méprisant des autres, de ses proches, de sa propre famille. Un handicap ? Un étendard ! Durant son parcours, il ne cessera de batailler contre les idées reçues, les sottises entourant l’albinisme dans le continent. En devenant l’artiste qu’il est aujourd’hui, il contribuera à faire taire les oiseaux de mauvais augure, son père en premier lieu, qui le renia, mais auquel il dédicacera un album (Papa, 1999) à sa mort, la paix étant revenue entre eux. Descendant d’une famille princière, Salif se heurte à un nouveau mur de protestations lorsqu’il envisage d’embrasser une carrière dans la chanson. Scandale. On ne sort pas de son rang : à chaque individu sa caste, à chacun sa case. En 1967, il claque la porte et s’installe à Bamako pour se frotter au monde artistique et faire ses premières gammes devant un public séduit par sa voix au timbre si particulier, limpide comme l’eau du fleuve Niger. Il vole de ses propres ailes, de club en club, de formation en formation, l’ensemble Rail Band ou Les Ambassadeurs Internationaux. Ce volatile de nuit à la peau fragile fuit

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la lumière mais attire les spots lights, grâce à ses complaintes mandingues et ses ballades déchirantes, accompagnées des notes de kora ou de balafon. Celui qui dit avoir été « sauvé par la musique » et affirme être porté par l’expérience de la scène s’avère le chantre d’une tradition chahutée, n’hésitant pas à mêler les sonorités afro à d’autres influences, à confier la production de ses disques à des personnalités œuvrant à la fusion des genres, comme Philippe Cohen Solal de Gotan Project, aux manettes de l’album Talé (2012). « J’ai toujours été en contact avec les musiques européennes ou américaines, qu’elles soient pop, latino ou reggae, et il me parait normal d’ouvrir la porte à d’autres tendances internationales. Il est obligatoire que ça se sente dans ma musique », nous confie Salif Keïta qui travailla avec des gens très différents, de Kanté Manfila à Roots Manuva en passant par Carlos Santana ou Cesaria Evora. Si Salif n’hésite pas à s’engager (pour les albinos ou aux élections législatives maliennes de 2007) et à prendre position (« Je suis très satisfait de l’intervention des Français au Mali car elle nous aide a accéder à la liberté »), la politique ne saurait le détourner de son « devoir de musicien : chanter l’Afrique dans ce qu’elle a de plus joli et faire connaître les problèmes qu’elle rencontre ».


MUSIQUE CLASSIQUe

de la mort à la vie La Symphonie n°2 “Résurrection” de Mahler sera donnée par l’Orchestre philharmonique de Strasbourg et son directeur musical Marko Letonja dans la Cathédrale de la capitale alsacienne, écrin de grès idéal pour cette imposante arche sonore. réflexion d’essence spirituelle qui transcende toutes les chapelles pour atteindre l’universel. Elle embrasse les questions que chaque être humain se pose au cours de son existence et qui deviennent d’une terrible acuité aux portes de la mort. Que va-t-il rester de moi ? Qu’y a-t-il après ? Quel sens donner à son existence ? Face à ces questions, on est toujours seul. »

Par Hervé Lévy Photo de Pascal Bastien

À Strasbourg, en la Cathédrale, vendredi 4 et samedi 5 avril 03 69 06 37 06 www.philharmonique. strasbourg.eu

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epuis son arrivée, Marko Letonja a souhaité multiplier les lieux de concert dans la ville. L’OPS quitte ainsi régulièrement le PMC pour L’Aubette, le Zénith ou encore la Cité de la musique et de la danse : « Notre répertoire doit irriguer toute la cité et sortir des “temples de la musique” que sont les salles traditionnelles. Ce n’est qu’ainsi que nous réussirons à toucher le plus de Strasbourgeois possible et à attirer vers nous un public nouveau », explique le directeur musical de l’Orchestre. Il était ainsi légitime qu’à quelques jours de Pâques, la Cathédrale de Strasbourg soit le cadre de la Symphonie n°2 “Résurrection” de Mahler, même s’il s’agit, pour le chef slovène, « d’une

Commencée dès 1888, cette œuvre (qui ne sera créée que le 13 décembre 1895) est placée sous le signe d’une destinée funeste puisque Mahler écrit ses premières mesures dans une situation personnelle délicate. Il n’est donc pas étonnant que ses prémisses soient une Totenfeier (cérémonie funèbre). Il composera ensuite sa première symphonie (novembre 1889), durement reçue par le public et la critique. Pour cette deuxième, il s’agit, selon les mots de Mahler, de s’imaginer « au pied du cercueil d’une personne aimée. Sa vie tout entière, ses luttes, ses passions, ses souffrances et ce qu’elle a accompli sur terre une fois encore, et pour la dernière fois, défilent devant nous. Et maintenant, en cet instant solennel et profondément émouvant, tandis que préoccupations et distractions de la vie de tous les jours se trouvent emportés tel un voile devant nos yeux, une voix d’une majestueuse solennité glace notre cœur, une voix que le plus souvent, aveuglés par le mirage de la vie quotidienne, nous ignorons. Et après ? Qu’est-ce que la vie et qu’est-ce que la mort ? Pourquoi as-tu souffert ? Pourquoi as-tu vécu ? » Suite à cet instant de tristesse arrive l’Urlicht (lumière originelle) d’une touchante beauté, point culminant de l’œuvre, où l’espoir du salut illumine naïvement tout l’orchestre. Puis, nous replongeons dans les affres du doute : au Jugement Dernier, la Résurrection ne peut se conquérir que de haute lutte. Tel semble être le message de Mahler, avant que tout ne se résolve dans un sublime apaisement. Poly 166 Avril 14

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CLASSIQUE

douce france Avec l’extraordinaire soprano Annick Massis, l’Orchestre symphonique de Mulhouse propose un programme composé de rares pages d’Auber, Massenet ou Reber dont le pivot est le XIXe siècle français.

Par Hervé Lévy Photo de Gianni Ugolini

À Mulhouse, à La Filature, vendredi 4 et samedi 5 avril 03 89 36 28 28 www.orchestre-mulhouse.fr

1 L’association organise des concerts de bienfaisance au bénéfice de la Chaîne de l’Espoir, Toutes à l’École et la fondation MVE villages d’enfants www.colineopera.org 2 Sur les deux soirées mulhousiennes, elle ne participera qu’au concert du samedi 5 avril (puis à celui donné à Paris, à l’Opéra Comique, mercredi 9 avril – www.opera-comique.com)

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ous la baguette de Laurent Campellone, l’Orchestre symphonique de Mulhouse s’engage aux côtés de l’association ColineOpéra1, proposant un excitant concert avec la soprano Annick Massis2, une des plus belles voix de la scène lyrique, et le ténor Michael Spyres que l’on vit récemment, éblouissant, dans Guillaume Tell de Rossini à La Monnaie de Bruxelles. Le temps d’une soirée, nous voilà transportés dans l’univers de l’opéra français du XIXe siècle, une époque où Paris vibrait au rythme de l’art lyrique. Nous entendrons des airs et duos tirés de La Dame blanche de Boieldieu, Roméo et Juliette de Gounod ou encore La Juive de Halévy, œuvre dans laquelle Annick Massis fit preuve d’une présence, d’une émotion et d’une maestria incroyables à l’Opéra Bastille, en 2009. Également au menu, l’ouverture de La Muette de Portici d’Auber permet de découvrir une pièce qui n’est plus guère montée, alors qu’elle se répandit comme une traînée de poudre en Europe après sa création en 1828. Dans un contexte pré révolutionnaire, le sujet – le soulèvement du peuple napolitain contre les Espagnols en 1647 – et son traitement extrê-

mement dramatique (avec le Vésuve en éruption) avaient, il est vrai, tout pour séduire. En août 1830, à Bruxelles, le duo Amour sacré de la patrie fut même l’étincelle qui mit le feu à la révolution belge aboutissant à l’indépendance du pays. Plus paisible est l’œuvre suivante, La Méditation de Thaïs de Massenet, intermède symphonique de l’opéra éponyme (1894). La soirée s’achèvera avec la Symphonie n°4 de Napoléon Henri Reber (1807-1880), compositeur natif de Mulhouse qui fut notamment le professeur de Massenet au Conservatoire de Paris. Si le musicien a quelque peu disparu des radars aujourd’hui – à peine le connaît-on encore pour son Traité d’harmonie, véritable bible – il fut un auteur prolifique. On lui doit un ballet, Le Diable amoureux, de multiples partitions chambristes, plusieurs opéras bien oubliés aux titres croquignolets (comme Les Papillotes de monsieur Benoist) et quatre symphonies. Programmée dans ce concert, la quatrième possède des accents tout beethovéniens, faisant quelques délicates allusions à Mendelssohn et aux musiques populaires françaises.



extases pascales Pour la deuxième année, le Philharmonique de Berlin, souvent considéré comme le meilleur orchestre de la planète, investit Baden-Baden à l’occasion des Osterfestspiele, un événement de classe mondiale proposant un programme dense et scintillant. Par Hervé Lévy Photo de Peter Adamik / EMI Classics

À Baden-Baden, au Festspielhaus, du 12 au 21 avril +49 7221 3013 101 www.osterfestspiele.de

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es banderoles dans toute la ville d’eaux allemande proclamant « Willkommen zu Hause » (Bienvenue à la maison) : l’année passée, Baden-Baden était en ébullition pour le “retour” du Philharmonique de Berlin en Allemagne, lui qui jouait traditionnellement à Salzbourg à cette période, depuis 1967. Des spectateurs enthousiastes (record de standing ovations battu), une atmosphère électrique et un niveau stratosphérique : voilà ce qu’on peut s’attendre à retrouver avec un programme dont le point d’orgue est une nouvelle production de Manon Lescaut de Puccini (12, 16 et 21 avril) dirigée par Sir Simon Rattle. En s’emparant du livre de l’abbé Prévost, le compositeur italien ouvrit toutes grandes les portes de l’opéra moderne, proposant une explosion de sentiments jamais vue auparavant. L’histoire est celle des amours complexes – avec leur fin tragique – de Manon (interprétée par la merveilleuse Eva-Maria Westbroek) et du Chevalier Des Grieux (Massimo Giordano au timbre lumineux) qui donna lieu à une des plus belles scènes de rencontre de la littérature française. La musique de Puccini frappe les cœurs et les âmes avec puissance et l’on sent en germe, dans le troisième opéra de sa carrière, la force des succès ultérieurs du compositeur vériste, La Bohème, Tosca ou encore Madama Butterfly. Une version pour

enfants – encouragés à participer activement à la représentation – La Petite Manon (16 et 21 avril), est aussi au menu des festivités. Également très attendue est la mise en espace signée Peter Sellars de la Passion selon Saint-Jean de Bach (13 et 18 avril), après l’impressionnante réussite d’un exercice similaire – iconoclaste et improbable au premier abord – pour la Passion selon SaintMatthieu en 2010. Le reste du programme ? Une vingtaine de rendez-vous où se mêlent projets éducatifs, prestations chambristes des membres des Berliner Philharmoniker dans les lieux les plus divers (Casino, Orangerie du Brenners Park-Hotel…) et soirée de prestige en compagnie d’Anne-Sophie Mutter ou de Yefim Bronfman. Au cœur de ce foisonnement, notre coup de cœur va au concert de la violoncelliste helvète Sol Gabetta (20 avril). Issue de l’exigeante école russe, la trentenaire interprétera le Concerto d’Elgar, la dernière grande partition du compositeur britannique décrivant selon lui « l’attitude d’un homme face à la vie ». Ce testament musical a la semblance d’un bilan flegmatique teinté de nostalgie : « Tout ce qui est beau, agréable, propre, jeune, paisible a disparu et ne reviendra jamais », conclut-il.


ART CONTEMPORAIN

distorsions du réel À Montbéliard, Le 19 ouvre ses salles à trois plasticiens français pour des expositions autonomes où se déploie un jeu avec la réalité. Y voisinent l’art vidéo de Patrick Dekeyser, le travail sur la mémoire de Guillaume Mary et les univers étranges de Benjamin Swaim.

de Guillaume Mary font penser, au premier regard, à des abstractions bicolores à tendance géométrisante : juxtapositions de rouges ou de bleus un peu passés avec un blanc laiteux. Le titre de l’exposition, Surface du réel, donne cependant une indication précieuse. Avec son pinceau l’artiste tente une reconstruction du passé, se colletant avec la subjectivité de la mémoire. Au fil des ans, un paysage perd toute objectivité dans l’esprit humain pour se métamorphoser, dans le souvenir, en espace aux contours flous et indistincts. Pour la critique Nicola Marian Taylor, la problématique centrale de l’artiste est d’en « cristalliser les plus essentielles caractéristiques formelles dans une matière concrète et d’ajouter une part de lui-même pour “se raconter ” dans sa subjectivité ». Le résultat ? Des paysages mentaux à l’esthétique spectrale évoquant une dialectique entre affirmation et dissolution. Paradoxalement, Guillaume Mary réussit à donner une intensité accrue aux formes grâce à leur indétermination.

Par Raphaël Zimmermann Photo d'Ulysse de Benjamin Swaim

À Montbéliard, au 19 Centre régional d’Art contemporain, jusqu’au 4 mai 03 81 94 43 58 www.le19crac.com

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n visage sur fond noir. Un chant modulé avec délicatesse, des crissements, craquements dentaires et autres bruits de succion : Patrick Dekeyser a réalisé une vidéo ressemblant à un portrait sans paroles, expression à la fois mélancolique et burlesque de son être intérieur. Comme souvent, « le comique vient du pathétique du personnage ou même de sa désolation » explique le directeur du 19, Philippe Cyroulnik. Présentées dans le même espace, les œuvres

Rassemblées sous l’intitulé Je suis vivant, les œuvres animées d’une puissante pulsation vitale, où pointe un fétichisme de la chaussure assumé, de Benjamin Swaim sont de deux types : sculptures à la troublante humanité (« des corps à la fois morts et vivants » explique l’artiste) et huiles de grande taille aux réminiscences surréalistes et expressionnistes. Il semblerait ainsi parfois qu’une bestiole de Victor Brauner se promène sur fond de ciel peint par Emil Nolde. Formes charnues évoquant un insecte mutant, orifices sexuels rouges de désir, positions à la fois lascives et contrariées… La réalité singulière de l’artiste plonge le visiteur dans un bain gluant, fascinant et inquiétant. Poly 166 Avril 14

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walk on the wild side Au festival Oblick, dialoguent les trois grands pays de la photographie contemporaine. Simultanément au suisse Beat Streuli et à l’allemand Jürgen Klauke, le français Charles Fréger déploie ses Hommes sauvages à Strasbourg. Par Thomas Flagel Photos de Charles Fréger

Wilder Mann de Charles Fréger, à La Chaufferie et dans Strasbourg, du 4 au 27 avril 03 69 06 33 77 – www.hear.fr www.charlesfreger.com Aestetische Paranoïa de Jürgen Klauke, à La Chambre (Strasbourg), du 4 avril au 1er juin 03 88 36 65 38 www.la-chambre.org www.oblick.org

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assé maître dans l’art du portrait social, Charles Fréger poursuit depuis une vingtaine d’année une démarche sérielle. Ses photographies s’attachent à saisir de manière quasi anthropologique la résurgence – ou le prolongement – de pratiques de socialisation visibles, reposant sur le port de costumes ou d’uniformes. Les tuniques animales de Wilder Mann ne sont pas des lubies d’artistes isolés mais des traditions encore vivaces, traversant l’Europe entière que le plus grand nombre ignore totalement. De la Hongrie à l’Espagne en passant par la Suisse et l’Italie, des hommes s’y parent de masques terrifiants et de costumes faits de peaux et de cornes, d’os et de fourrures. Les sabbats modernes que forment leurs réunions

hivernales, sont loin de ne constituer qu’une mascarade multiséculaire visant un retour à la part sauvage de l’homme. Ils sont surtout la preuve, continuellement tue et étrangement inexplorée, d’une pratique artistique et artisanale mais aussi de rituels sociaux que l’on ne peut – à l’instar d’André Malraux dans Les Voix du silence* – que rapprocher des traditions et coutumes tribales que nous enfermons sous la dénomination d’Arts premiers, comme pour mieux nous en éloigner. L’exotisme est parfois plus proche qu’on ne le croit… Avec son regard très frontal, saisissant les individus dans leur environnement de manière resserrée, Fréger use d’un savant dosage de mise en scène et d’art de la pose – ou plutôt du “faire poser” – permettant, paradoxalement, de


toucher à une intimité et de plonger avec une évidente simplicité dans les codes réunissant ces êtres. Pour le festival Oblick, nous retrouvons ses “hommes sauvages” à La Chaufferie, mais aussi, de manière plus impromptue, dans vingt-cinq panneaux publicitaires disséminés dans la ville. Une manière de confronter l’homme urbain coupé de ses racines à ses contemporains perpétuant l’héritage ancestral de leur région. Le contrepied est saisissant avec Jürgen Klauke, adepte de l’auto-portrait et figure de proue d’un body art avant-gardiste. Il n’a de cesse depuis les années 1970 de questionner le genre, la sexualité, de jouer des codes de la communication afin de développer une recherche radicale faite d’images provocantes gorgées de références et de symboliques. À l’instar de Cindy Sherman ou de Bruce Nauman, ses représentations de troubles individuels se doublent d’une dénonciation des mécanismes sociétaux les provoquant. La série Aesthetische Paranoia exposée à La Chambre étire des solitudes sombres et troublantes formant tout autant une esthétique de la paranoïa que des perceptions paranoïaques. S’il se met en scène constamment, aucune de ses photographies ne constitue un réel

portrait de l’artiste qui n’est qu’un modèle, propre à jouer le rôle dévolu qu’il s’assigne : représenter la complexité et les failles de ses contemporains, grossir jusqu’au grotesque une société pourvoyeuse de troubles, esquisser les déviances refoulées et la vacuité de l’existence grâce à la multiplication d’images se répondant les unes aux autres.

* À la fin des années 1940, Malraux publie différents textes regroupés dans cet essai en 1951 où il livre une anti-histoire de l’art dans laquelle sont formulés les premiers rapprochements d’envergure entre les arts occidentaux et extrême-orientaux, entre arts premiers et art moderne

prix oblick Le festival Oblick est aussi l’occasion de promouvoir les travaux de neuf jeunes artistes allemands, français et suisses balayant tout le prisme des nouvelles orientations d’un médium en constante évolution. Exposés au Maillon-Wacken, l’un de ces photographes se verra remettre le Prix Oblick. Notre favori ? Julie Fischer qui s’attache à montrer la surface sensible de ses découvertes en immersion dans les grands espaces d’Islande ou dans une ferme du Groenland : des visions chargées d’affect où la mort se contemple avec douceur et où les éclats de beauté naturels sont sublimés. Prix international de la jeune photographie, au Maillon-Wacken (Strasbourg), du 3 avril au 1er juin 03 88 27 61 71 – www.maillon.eu À voir également : New Street de Beat Streuli, à la Brasserie Schutzenberger (Schiltigheim), du 4 avril au 1er juin www.oblick.org

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celebrity Avec Paparazzi ! Photographes, stars et artistes, le Centre Pompidou-Metz retrace un demi-siècle d’histoires de rapaces et de gibier. L’exposition met en lumière les qualités plastiques des “œuvres” des chasseurs d’images et leur influence sur l’art contemporain sans omettre de questionner la violence de cette pratique. Par Emmanuel Dosda

À Metz, au Centre Pompidou, jusqu’au 9 juin 03 87 15 39 39 www.centrepompidou-metz.fr

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lic-clac. Les flashs crépitent, un brouhaha digne des photocalls cannois retentit et des rangées d’appareils photo s’agitent nerveusement. L’installation de Malachi Farrell qui accueille le visiteur le met dans la peau d’une célébrité, incessamment harcelée. Les coupables ? Ceux qui se surnomment eux-mêmes “rapaces” ou “chacals” : les paparazzis – contraction de pappataci (petits moustiques) et ragazzi (jeunes hommes) –, terme inventé par Federico Fellini dans La Dolce Vita en 1960. Armés de leurs téléobjectifs XXL et quelque fois travestis, masqués ou revêtus de tenues de camouflage, ils usent de tous les stratagèmes pour capturer l’intimité de leurs victimes (parfois consentantes) prénommées Liz, Brigitte, Jackie, Caroline & Stéphanie… Pour Clément Chéroux, commis-

saire et conservateur au Centre Pompidou, dans l’imaginaire collectif, le paparazzi, « personnage dénué de morale », est le « double négatif du reporter de guerre qui défend une conception de la vérité. Bien sûr, les choses sont bien plus complexes… », dit-il en rappelant notamment que le très respectable Raymond Depardon, à ses débuts, se chargeait « des basses tâches », celles « des rubriques chiens écrasés et people ».

Une pratique violente

Il n’est pas question de faire passer des vautours pour des anges, les paparazzis obtenant leurs clichés « à l’arraché, clandestinement ou, en tout cas, illégalement, et sans aucun égard pour la préservation de la “face” de celui qui n’est plus tant leur sujet que leur


victime », rappelle la sociologue Nathalie Heinich dans le catalogue. L’exposition, qui ne pouvait faire l’impasse sur le tragique épisode Lady Diana (morte en 1997 à l’issue d’une course-poursuite avec des paparazzis), exhume notamment une photo funèbre de Bismarck, dérobée dans la chambre du défunt en 1898 (mais parue sous forme de gravure “édulcorée”) par un duo peu scrupuleux. Photos volées des princesses de Monac’, de Britney sans culotte ou de Jackie Onassis tutta nuda à l’appui, Clément Chéroux insiste sur une « pratique genrée. Dès les débuts, les paparazzis sont des hommes et la plupart de leurs proies sont des femmes : c’est symptomatique de la violence des médias et de notre société à l’égard des femmes. » Si une connivence s’établie parfois entre traqueurs et gibier (comme on le voit, déjà, dans une photo de 1931 où Aristide Briand désigne du doigt Erich Salomon, un des pionniers du genre), le photographe people est bien souvent rejeté, voire maltraité par les célébrités. Une magnifique image de 1960, signée Marcello Geppetti, quasi onirique, montre l’actrice suédoise Anita Ekberg menaçant les paparazzis avec son arc, prête à décocher une flèche.

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Une esthétique qui fait des émules…

Un peu plus loin, une série dévoile Jack Nicholson fou de rage, brandissant un club de golf… sauf qu’il s’agit d’un fake, un projet artistique d’Alison Jackson, une reconstitution, avec sosie, d’une scène caractéristique de celles qui remplissent la presse à scandale. « Depuis les années 1960 et notamment avec le pop art », rappelle Clément Chéroux, « les artistes se sont intéressés à l’esthétique paparazzi ». Une sérigraphie de Richard Hamilton (Release, 1972) représente le leader des Stones se cachant le visage (leitmotiv dans les images dérobées) dans une voiture (véritable « piège à stars » selon le commissaire) : une œuvre inspirée par une photo de John Twine parue dans The Daily Sketch en 1967. Pour la série Pictures of a Family (1996), le plasticien suédois Ulf Lundin a suivi et photographié, de loin, une famille modèle, sans histoires. Les “effets paparazzi” font planer une véritable tension sur ces images on ne peut plus banales. Avec le téléobjectif, utilisé par les chasseurs de scoops, les plans de l’image sont écrasés, « comme si les stars habitaient dans un monde plat, sans relief. Beaucoup d’artistes vont l’utiliser » afin de s’approcher de

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cette esthétique particulière qui confère une dimension dramatique aux images.

… mais qui s’est appauvrie

À l’issue de l’exposition, un constat s’impose : entre les splendides images des années 1940 de Weegee, celles de Daniel Angeli (traqueur d’Elizabeth Taylor ou de Brigitte Bardot), de Jean Pigozzi (où l’on découvre notamment un Jagger énervé et un Schwarzenegger riant, pris à Antibes en 1990), et les clichés flous et mal cadrés que l’on trouve aujourd’hui au kilo dans Voici, Paris-Match ou Closer… y’a pas photo. Clément Chéroux acquiesce, nous glissant qu’« actuellement nous sommes dans ce que Depardon appelle une “photographie des temps faibles”, c’est à dire anti-spectaculaire, qui est uniquement là pour attester d’un moment. » Ou d’un fait : exemple, la liaison François H. / Julie G. « Du point de vue esthétique, elles sont beaucoup plus pauvres que celles qui résumaient une situation en un seul cliché, représentant ce que Cartier-Bresson appelait des “instants décisifs”, des images clefs, montrant l’acmé d’un événement. »

Légendes 1. Anonyme, (Agence Pierluigi), Anita Ekberg à la sortie de l’avion, 1959 2. Daniel Angeli, Elizabeth Taylor à Gstaad, 24 décembre 1979 3. Pascal Rostain et Bruno Mouron, Paparazzis en grève devant le domicile de Brigitte Bardot, avenue Paul-Doumer, à Paris, 1965

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un regard

Par Emmanuel Dosda

America on board, exposition qui réunit les œuvres de Jérôme Brézillon, Anne Rearick et Pieter ten Hoopen, à La Filature de Mulhouse, jusqu’au 4 mai 03 89 36 28 28 www.lafilature.org www.pietertenhoopen.com

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hungry horse de pieter ten hoopen Tom Sawyer, Huckleberry Finn et Joe Harper, sur les rives du Mississipi, prêts à en découdre ? Les trois gamins brandissant leurs armes n’ont pas l’air commodes, ils nous renvoient au best seller de Mark Twain mais aussi à Mud, beau film aquatico-forestier de Jeff Nichols où il est question d’enfance, d’innocence et de violence, s’achevant par une terrible fusillade. Les petits caïds de la photographie, naïfs et arrogants, semblent vouloir grandir trop vite, la tête blonde du milieu portant même les vêtements de son

grand frère ou de son père. Le visage grave, ils montent la garde devant un bois, sans doute leur terrain de jeu, leurs flingues plus vrais que nature bien en évidence, comme s’ils côtoyaient la brutalité quotidiennement. Le cliché est signé Pieter ten Hoopen, Hollandais membre de l’Agence VU’ qui s’est immergé dans un village du Montana durant trois ans afin de réaliser une série (en 2008) dont est issu ce tirage. Il s’agit de Hungry Horse, véritable planque à criminels rongée par la crise, la pauvreté et les médocs.



bijoux bizarts Au Schmuckmuseum, les bijoux de Bettina Speckner dialoguent avec les créations joaillières de Daniel Spoerri dans un fascinant jeu de matières et de formes avec l’étrangeté comme dénominateur commun. Par Pierre Reichert

À Pforzheim, au Schmuckmuseum (dans la Galerie zum Hof) jusqu’au 27 avril +49 7231 39 21 26 www.schmuckmuseumpforzheim.de

Légendes Photo de gauche, broche de Bettina Speckner, 2013 Photo de droite, Le Vantard, croquis de Daniel Spoerri exécuté par Mirco Baroso © Pilo Pichler

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es images du passé utilisées par Bettina Speckner (née en 1962), photos jaunies représentant des êtres tombés dans les limbes de l’oubli, sourd une puissante nostalgie et une insondable mélancolie. La créatrice de bijoux allemande utilise en effet des clichés chinés dans des marchés aux puces, s’en servant comme de diamants, d’émeraudes ou de précieux émaux. Elle nous invite à percer les secrets de ces images montées en broches ou en boucles d’oreille. Une femme au regard sévère portant une broche ronde nous contemple par-delà les décennies dans une pièce contemporaine en forme de fascinante mise en abyme, d’étranges paysages forestiers ornent des pendants… Il est impératif de prendre son temps, de s’arrêter quelques minutes pour jouir de ces précipités d’existences. Pour sa part Daniel Spoerri (né en 1930) a commencé à s’attaquer au bijou dans les années 1990 : il se contente

néanmoins de faire des croquis, confiant la réalisation à des artisans. Il partage le souci du bizarre de Bettina Speckner, même si sa manière d’appréhender la joaillerie contemporaine est différente. Se découvrent de singulières grenouilles, des bestioles improbables sorte de fétiches pour une religion new age, des références manifestes aux arts premiers africains ou encore des formes potagères venant rappeler que l’artiste helvète fut le fondateur du Eat Art dans les années 1960, un courant qui utilise l’aliment comme vecteur créatif. Plutôt que de se servir de matériaux “pauvres”, il privilégie bronze, or ou argent dans ces pièces où, comme souvent chez lui, l’effroi se mêle avec intelligence à l’ironie. À côté de ses colliers ou bracelets qu’il est possible de porter, sont présentées de curieuses sculptures de petite taille : un bronze figure ainsi une chaussure d’enfant remplie de béton… Bizarre, vous avez dit bizarre ?


L’ILLUSTRATeur

Jochen Gerner participe à l’exposition en quatre volets L’Art et la guerre au Musée des Beaux-Arts de Nancy (Opus 1, jusqu’au 19 mai) www.jochengerner.com

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Ouvroir de littérature potentielle

jochen gerner Depuis des années, le Nancéien arpente les zones grises où se rencontrent bande dessinée, illustration et art contemporain. Membre de l’OuBaPo, qui est à la BD ce que l’OuLiPo* est à la littérature, le prolifique auteur (exposé jusqu’au 14 avril au Musée d’Art contemporain de Saint-Pétersbourg dans After the comics) nous a confié deux créations de la série inédite

Mehr Licht ! dans laquelle il se sert de cartes postales des années 1910 représentant des bords de mer. Il y représente des « effets du crépuscule suivant le principe d’apparition des ombres colorées au soleil couchant, tel que défini par Goethe dans son Traité des couleurs ».

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GASTRONOSCOPE

braise-moi Le printemps débarque et avec lui le temps des barbecues, la fumée des saucisses et l’odeur des épices. L’occasion de rencontrer le maître incontesté de la merguez strasbourgeoise, Thierry Azoulay, dans sa boucherie artisanale où l’on célèbre l’« amour du travail bien fait ».

Par Emmanuel Dosda

Merguez Azoulay, 16 rue de la Kurvau à Strasbourg (liste des autres points de vente sur le site) 03 88 44 09 70 www.merguez-azoulay.fr

L’aventure Azoulay a débuté en 1964… Bien avant, car mes arrières grands-parents étaient déjà marchands de bestiaux et bouchers en Algérie et mon père a suivi cette voie en arrivant en France au moment de l’indépendance. Installé à l’origine à Lingolsheim, son entreprise proposait de la viande, de la charcuterie, plus les merguez qu’il a apportées. Les secrets de fabrication se transmettent de père en fils ? Oui, mon papa m’a transmis un savoir-faire et la recette de la composition des épices. Ce sont elles qui apportent ses caractéristiques au produit. Faut-il obligatoirement que ça arrache ? À l’origine, il ne s’agit pas forcément d’un produit noble, mais ma famille a décidé de miser sur la qualité : toute la viande est commandée exclusivement pour la fabrication des merguez et nous n’utilisons pas de sous-produits, une pratique pourtant courante… Dans ce cas-là, le piment sert de cache-misère ! Ceci dit, pour ceux qui, comme moi, aiment que ça soit fort, nous proposons une recette au cumin, plus épicée.

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Vous proposez des variétés à l’anis, 50 / 50 (bœuf et agneau) ou à la menthe… Il ne s’agit pas d’un mets figé dans la tradition ? À partir de notre héritage culturel, notamment ce mélange d’épices que nous gardons secret, nous créons des variantes et séries limitées… mais sans jamais s’égarer. Les affaires vont reprendre avec le soleil… Est-ce fiable économiquement d’être tributaire de la météo ? Pour tenter de se détacher de cette dépendance, nous avons développé une activité de traiteur, pour les entreprises ou les particuliers, et également diversifié notre offre : saucisses de veau, chipolatas, viandes bovines… Et une curry wurst “version Azoulay” ! Une manière de vous attaquer au marché germanique ? Pas du tout car il s’agit d’une saucisse de veau au curry, rien à voir avec la spécialité allemande. J’espère qu’elle plaira. Comme on dit dans La Vérité si je mens !, « il faut laisser sa chance au produit ».



GASTRONOMIE

carrément bon

Au centre de Metz, Le Carré propose une carte composée exclusivement de produits du marché. Un petit coin de fraîcheur printanière, rue des Jardins. À quelques mètres de la cathédrale messine, un ancien bistrot de quartier (qui en a gardé l’esprit) mise sur la sobriété et l’élégance avec ses murs immaculés, son mobilier aux couleurs boisées et son parquet de caractère. De l’extérieur, le restau ressemble à une charmante petite boîte à musique, mais il peut accueillir une quarantaine de convives (sans parler de sa belle terrasse ensoleillée de vingt couverts), invités à consulter l’ardoise pour y découvrir les suggestions quotidiennes du chef. Des « classiques revus et corrigés » nous indique Fabrice Mayen, responsable de l’établissement. Gigolette de volaille aux morilles, truite aux herbes sauvages avec un chutney de mangue et pommes de terre en robe des champs, salade de tartare de thon ou de Saint-Jacques au chorizo… à déguster avec des vins du Languedoc. C’est exquis, c’est frais – « la carte évolue en fonction des approvisionnements » –, c’est carré. (E.D.) Le Carré, 1 rue des Jardins à Metz. Fermé le dimanche. Plat du jour de 11 à 15 € (l’établissement propose également un espace épicerie) 03 87 17 34 66 – www.restaurant-lecarre-metz.fr

une maison de

confiance

Seul nouvel étoilé lorrain au Guide Michelin, La Maison dans le Parc, située à deux pas de la place Stanislas, séduit par son élégance gastronomique. Cela faisait longtemps que Françoise et Gilles Mutel avaient envoûté les gourmets nancéens. Elle, au piano, propose une cuisine chic et sobre, lui, en salle, accueille les convives avec un sourire communicatif. Les voilà sous les feux du Michelin (qui se réveille enfin) avec cette première Étoile qui, gageons-le, ne changera rien au charme d’un endroit attachant aux lignes épurées pourvu d’une des plus belles terrasses du Grand Est, largement ouverte sur la verdure. Autodidacte, Françoise laisse libre cours à une imagination où quelques touches exotiques savamment distillées (un excellent Filet d’Angus façon tataki, wok de nouilles et légumes sautés) aiguillonnent une carte délicate au sein de laquelle on admire notamment l’équilibre graphique et gustatif d’un Bar sauvage, écrasé de pommes de terre, velouté de cresson. Tout cela est contemporain, aérien et glamour. (H.L.) La Maison dans le Parc, 3 rue Sainte-Catherine à Nancy. Ouvert du mardi au samedi ainsi que dimanche midi. Menus de 33 € (à midi, sauf dimanche) à 89 € 03 83 19 03 57 – www.lamaisondansleparc.com

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GASTRONOMIE

THE CUBE THE

VAN

À l’aéroport d’Entzheim, devant la mairie d’Holtzheim ou sur la place du Marché de Truchtersheim… Pour trouver Julien Schmittbiel, qui se présente comme le « jeune propriétaire du camion de restauration Fresh be, le premier food truck en Alsace », mieux vaut consulter son Facebook. Les spécialités de ce cuistot ambulant ? D’appétissants burgers (6,50 €) composés avec des produits « frais et régionaux » : façon américaine – bun, steak haché, bacon, cornichons, cheddar, sauce barbecue –, mais aussi française (avec des tomates confites…) ou italienne. C’est bon comme un camion.

L'abus d'alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération

www.facebook.com/freshbealsace

Des citrons cubiques ? Un scientifique cinglé aurait-il créé le Frankenstein des agrumes ? C’est presque cela, puisque l’artisan belfortain Paul Klein, un des plus inventifs de sa génération, a imaginé des gâteaux sur le thème des OGM. À l’intérieur de ce yuzu génétiquement modifié réalisé pour le Club des sucrés qui réunit les meilleurs pâtissiers français (désormais en vente au magasin, 19 avenue Wilson) ? Un croustillant blé soufflé / noix de pecan, un biscuit Joconde, un crémeux yuzu, un crémeux chocolat au lait et une mousse fromage blanc yuzu. L’avenir de la pâtisserie s’invente aujourd’hui… www.klein-stephane.com

THE

ARTIST

En véritable artiste, le pâtissier et chocolatier Thierry Mulhaupt donne une nouvelle jeunesse aux incontournables de Pâques. Œufs design, rigolote poupoule (viens…), silhouettes ajourées de gallinacés chocolatés, mignon agneau pascal glacé qu’on a envie de croquer dès qu’on le voit, cagette en nougatine du lièvre de Pâques ou encore cloches exotiques… La tradition est réinterprétée avec brio avec de multiples créations disponibles dès le 1er avril… Et ce n’est pas un poisson ! www.mulhaupt.fr

THE PARTY

Connaissez-vous les bouteilles du Domaine des Coteaux (à Dornot) ou celles du Domaine Buzea (à Ancy-sur-Moselle), dont la cuvée G est un pur régal ? Sans doute pas… La première édition de la Fête des Vins de Moselle (dimanche 13 avril à Vaux, à dix kilomètres au sud de Metz) qui rassemble les 18 vignerons de l’AOC Moselle associés à une quinzaine d’agriculteurs labellisés “mangeons mosellan” permettra de combler cette lacune. Au programme, dégustations (avec modération), visites de chais, rencontres autour des cuvées 2013 de blancs, rouges et rosés. www.moselle-tourisme.com Poly 166 Avril 14

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PROMENADE

au salm et cætera Du Moyen-Âge à la Deuxième Guerre mondiale, via les ors du XVIIIe siècle, cette promenade entre Alsace et Lorraine, sur les terres de l’éphémère Principauté de Salm-Salm, ressemble à une plongée dans l’histoire en plein soleil.

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Par Hervé Lévy Photos de Stéphane Louis pour Poly

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es eaux de l’Étang du coucou sont calmes. La surface est à peine voilée par quelques vaguelettes matinales et d’immenses conifères se reflètent avec noblesse dans ce profond miroir. La maison de vacances de l’UCJG1 est silencieuse et l’on aperçoit au loin le rideau rouge de son charmant théâtre extérieur. La grimpette peut débuter. Raide. Exigeante pour une radieuse journée de presque printemps. Les jambes sont encore lourdes de l’hiver à peine évanoui. Rouillées. Nous marchons à l’ombre dans une des plus belles forêts d’Alsace, où résineux et feuillus se mêlent harmonieusement, créant une mosaïque dans laquelle toutes les nuances de vert sont représentées. Des mousses formant des complexions abstraites irradient de couleur. On a envie de se coucher sur « ces terrains de tissu-éponge, ces paillassons humides » – pour reprendre les mots de Francis Ponge – de toucher ces délicats bombements végétaux qui colonisent peu à peu les rochers.

Sur le rocher

1 Union chrétienne de jeunes gens, association œcuménique d’inspiration protestante – www.ucjgsalm.org 2

www.chateau-de-salm.org

Après avoir franchi grâce à un escalier de bois un haut grillage nous pénétrons dans un espace de 50 hectares clôturé en 1991 par l’ONF pour régénérer une forêt mise à mal par une importante population de cerfs et de chevreuils. Contrairement à bien des zones du massif vosgien, le lieu est resté en l’état, afin de l’étudier, à la suite de la tempête de 1999 qui y causa de gros dégâts. Le résultat est étonnant et ressemble à un chaos de souches plantées dans le sol, racines en l’air et de troncs en voie de décomposition, entremêlés façon Mikado. On y trouverait aujourd’hui encore quelques grand tétras… Nous n’en vîmes malheureusement pas. Il est vrai que

la densité de promeneurs arpentant cette aire forestière expérimentale évoque une station de Métro à l’heure de pointe. Comme nous, le coq de bruyère ne doit pas aimer ça. Une fois arrivés au sommet, il est en effet possible de compter plus de trente humains de tout âge et de tout sexe, vociférant ou babillant dans la joie du soleil retrouvé. Euh… C’est une zone de silence, non ? On entend même quelques plaisanteries graveleuses – voire sexistes – sur son nom, le fameuse Chatte pendue. Rajoutons que personne n’a jamais pendu de chat ici, ou alors y’a longtemps, ou bien j’ai oublié, ou ils sentaient pas bon. L’appellation de l’endroit dérive en effet d’une déformation du patois vosgien “hatte padaie” qui signifie “pierre haut pendue”. La vue est époustouflante et se découvre, en cinémascope, un panorama qui va du monument du Struthof aux dentelles délicates du temple du Donon se dégageant sur le ciel azur. Idéal pour un pique-nique, le lieu incite à musarder, à perdre son temps avant de redescendre en direction du château de Salm.

Dans la principauté

Nos pas nous portent vers les ruines où nous sommes accueillis par une immense inscription gravée dans le grès rappelant une visite princière en 1779. Elle évoque l’aventure de l’éphémère Principauté de Salm-Salm, ainsi appelée pour signifier la réunion de deux branches cousines de la famille au XVIII e siècle – ovni historique sur les terres duquel nous marchons – dont les racines profondes se trouvent précisément dans ces ruines. Née en 1751, sa capitale était Senones, cité dotée d’un patrimoine architectural pharaonique pour sa taille. La période était marquée par un réelle prospérité économique (grâce aux activiPoly 166 Avril 14

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PROMENADE

tés minières et métallurgiques) et un puissant rayonnement intellectuel sous l’égide de Dom Augustin Calmet, notamment auteur du Traité sur les apparitions des anges, des démons et des esprits et sur les revenants, et vampires de Hongrie, de Bohème, de Moravie et de Silésie. La Principauté fut rattachée à la France en 1793. Mais on s’égare… Construite entre 1205 et 1225, la forteresse est aujourd’hui en piteux état. Posée à 809 mètres d’altitude sur une barre rocheuse, elle ressemble désormais à un immense chantier (tendance archéologique) puisque des Veilleurs2 se sont mis en tête de débroussailler et de dégager les structures existantes pour sortir ces vestiges de l’oubli et les préserver pour les générations futures. Nous contemplons ce work in progress depuis une tour observatoire avant d’entamer une haletante partie de Poursuite du lièvre, jeu du XIIIe siècle (reconstitué en 2008 à partir d’un plateau retrouvé pendant les travaux) mis à disposition des visiteurs : sorte de mix entre le Jeu des cancres et les Dames, il s’agit, pour les chasseurs de bloquer la bestiole, tandis que cette dernière tente de les manger. « Ce matin, un lapin… » La descente vers Salm se fait dans la joie en passant par la Maison des vaillants Montagnards de Koenigshoffen qui succèdent sur ces terres à une communauté mennonite installée là au début du XVIIIe siècle, accueille par le prince de Salm Charles Théodore Othon (1645-1710). Ces membres d’une des branches du protestantisme (issue du mouvement anabaptiste), ralliés aux idées non-violentes – ils refusaient de porter les armes – de Menno Simons émigrèrent massivement outre-Atlantique vers 1900, même si quelques-uns sont encore implantés dans la vallée de la Bruche. C’est aussi près de la Maison forestière que se trouve le point de départ du Sentier des passeurs menant à Moussey. Entre 1941 et 1944, ceux qui voulaient fuir l’Alsace, évadés ou réfractaires refusant être incorporés de force dans la Wehrmacht, l’empruntèrent en nombre. Aidés par des hommes et des femmes courageux qui connaissaient les montagnes comme leur poche, ils passaient du territoire du Reich en France occupée. Au départ, ils arpentaient, ironie de l’histoire, la Route des Allemands, construite par des prisonniers polonais et russes durant la Première Guerre mondiale. C’est habités par le souffle d’une histoire complexe, dont cet endroit est un des épicentres, que nous regagnons le paisible Étang du coucou. 62

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PROMENADE

NORD SALM Cimetière mennonite

Colroy-la-Roche 17 km

Étang du D coucou

Maison Forestière de Salm Château de Salm

Strasbourg 60 km

le pays de salm Départ Étang du Coucou Temps estimé 3 h 30 Dénivelé 400 m

Schirmeck 11 km

Saint-Diédes-Vosges 45 km

La Chatte pendue 900m

au sommet du spa À quelques encablures de là se trouve La Cheneaudière, halte gastronomique d’exception (voir Poly n°164 et sur www.poly.fr) et hôtel de charme. Tout bientôt, l’endroit proposera, au milieu des sapins, le Nature-Spa, un des plus beaux de la région. Plus de 2 000 m2 sur quatre étages seront dédiés au bien-être et au repos : trois piscines, quatre saunas un grand hammam-ruche, une plage de micro-bullage, des douches à sensations, un bain polaire et une fontaine à glace… L’idée ? « C’est un spa lumière où l’on sent l’énergie de la nature qui nous entoure. Cette nature, c’est notre richesse et nous souhaitons la partager » explique la propriétaire de l’établissement Mireille François. On y trouvera aussi le plus grand flotarium d’Europe, bassin d’eau très salée dans lequel le corps demeure en suspension. La Cheneaudière, 3 rue du Vieux Moulin, à Colroy-la-Roche 03 88 97 61 64 – www.cheneaudiere.com

melancholia Près de la Maison forestière de Salm, on découvre – en cherchant un peu – un cimetière mennonite aux charmes champêtres avec une dizaine de tombes. Il est enclavé dans une propriété privée et ne se visite qu’en de rares occasions (Journées du Patrimoine…). De très belles stèles de grès rose aux douces formes – dépourvues de croix – sont ornées d’un cœur. De l’endroit se dégage une profonde mélancolie, celle qui nimbe les lieux oubliés du monde et des hommes. Deux personnalités du mouvement mennonite reposent ici. Le premier est Jacob Kupferschmitt (1723-1813) qui a obtenu pour ses coreligionnaires du Comité de Salut public le droit de ne pas porter les armes, en 1793. Le second est Nicolas Augsburger (1800-1890), un « pionnier de l’agriculture de montagne et herboriste de talent qui savait soigner les hommes et les bêtes » comme l’indique un panneau obligeamment installé sur le chemin.

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ARCHITECTURE

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un plan béton Georges Heintz1, créateur de la nouvelle antenne du Centre socio-culturel de Neudorf, bâtiment transgenre à la solidité virile et aux courbes généreuses en béton sombre, défend une architecture qui s’exprime. Et prône le retour du motif. Par Emmanuel Dosda

Cabinet d’architecture et d’urbanisme Heintz-Kehr & associés 47-49 rue des Grandes Arcades à Strasbourg 03 88 32 64 84 www.heintzkehr.fr

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a Maison européenne de l’architecture – Rhin supérieur Europäisches Architekturhaus – Oberrhein

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a Laiterie, scène de musiques actuelles de Strasbourg, sans fioritures (1994). Les Tanzmatten de Sélestat, élégante salle de spectacle réalisée (en 2000) avec l’ami Rudy Ricciotti2. Le bâtiment administratif et technique de l’écluse de Niffer (Haut-Rhin, 2010) avec ses panneaux d’acier et de verre. La Salle socio-culturelle de Hunspach (BasRhin, 2012), évoquant le pavillon barcelonais de Mies van der Rohe. La réhabilitation de l’entrepôt Seegmuller 3 piochant dans un vocabulaire portuaire et « balançant 900 tonnes d’acier sur un bâtiment de 1932 »… Les divers projets du cabinet strasbourgeois de Georges Heintz et son associée Anne-Sophie Kehr, se suivent et ne se ressemblent pas, les architectes revendiquant le fait de ne pas être « pris dans un système ». Si Georges Heintz ne se reconnaît d’aucune école – « nous allons du néo nothing au post everything » –, il pioche volontiers dans l’histoire de l’architecture et de l’art, son « abécédaire. L’hyper modernité, c’est la liberté de puiser dans tous les répertoires pour

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trouver la réponse appropriée, mais ceci sans jamais plaquer les références. » Pour lui, « l’architecture est une synthèse » : c’est une des leçons retenues d’un de ses maîtres à penser, Rem Koolhaas, pour lequel il travailla quelques années, à Rotterdam. « Il m’a appris la méthode, la rigueur et la liberté. » Selon lui, le lauréat du prix Pritzker en 2000 jouit de cette dernière qualité, ce qui n’est pas le cas de tous… « On demande toujours à Frank O. Gehry de refaire Guggenheim ! Il est prisonnier de lui-même » et de ses édifices tortueux.

Motif : le retour

D’après Georges Heintz, architecte et urbaniste, « il faut avoir le courage de fabriquer de la ville avec des morceaux de ville et non pas des objets posés côte à côte. Rares sont les investisseurs privés qui se permettent des bâtisses ayant de l’expression. La collectivité doit s’exprimer, montrer son engagement, défendre une posture consistant à inscrire la cité dans la modernité et donner un signal fort », par exemple grâce à l’enveloppe très graphique de l’antenne “du Ballon” du Centre


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Légendes 1. et 2. Centre socio-culturel de Neudorf © Philippe Ruault 3. Salle socio-culturelle de Hunspach © Heintz-Kehr 4. et 5. George Heintz et Anne-Sophie Kehr 6. Bâtiment administratif et technique de l’écluse de Niffer © Alain Villa 7. Les Docks à Strasbourg © Heintz-Kehr

socio-culturel de Neudorf 4 qui méritait d’être remplacée, « vu l’état de vétusté de l’ancien bâtiment », se réjouit Émilie Poirot, responsable du secteur enfant du lieu. Avec ses pyramidons noir mat en béton brut, sa façade fait des clins d’œil aux pierres taillées en forme de pointe de diamant du Palazzo dei Diamanti à Ferrare ou de l’église de Gesù Nuovo de Naples. Cette utilisation permet – comme c’est le cas avec les écailles d’inox mises au point par l’agence Heintz-Kehr et recouvrant le Centre de loisirs d’Eckbolsheim (Bas-Rhin, 2004) – de réintroduire la question du motif « peu utilisé » (sauf chez Ricciotti, voir le moucharabieh du Mucem) dans l’architecture actuelle. Georges Heintz parle d’une « prise de risque esthétique et technique » concernant un projet pourtant « modeste dans ses dimensions et son budget ». L’épaisse façade permet de lutter « contre certaines doxas de la pensée environnementale qui nous poussent à isoler avec 30 cm de produits pétroliers. Dans un contexte “esthétiquement pas gâté” et plutôt

bruyant – nous sommes sur un grand axe de déplacement – cette structure offre la possibilité de pouvoir se replier sur soi. » L’architecte décrit un « lieu de quartier » sur deux niveaux, favorisant la « fluidité spatiale », avec des salles de jeu, une cuisine pédagogique, une bibliothèque ou une salle des fêtes, s’organisant autour d’un patio central. « Il existe une grande souplesse derrière la carapace, avec des espaces colorés qui communiquent grâce à des parois coulissantes. » Une bâtisse austère qui « interpelle mais ne choque pas », massive comme un château fort, presque agressive avec ses pointes. « Virile » mais « aimable », elle évoque la Grande odalisque d’Ingres à l’architecte qui l’imagine telle une femme couchée, « bienveillante » et maternelle. Un bâtiment pour lequel le duo Heintz & Kehr, dans sa signalétique, a décliné le Modulor 5 et sa variante féminine, la Modulette, qui existe vraiment et « qu’il est temps de révéler aux Corbuséens croyant le Modulor célibataire ».

Georges Heintz, prix Bartholdi et pensionnaire de la Villa Kujoyama au Japon, est professeur à l’École nationale supérieure d’Architecture de Strasbourg www.strasbourg.archi.fr

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Architecte du Musée des Civilisations de l’Europe et la Méditerranée (Mucem) sur le Vieux Port de Marseille, voir Poly n°151 et n°158 ou sur www.poly.fr

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Sur la Presqu’île Malraux à Strasbourg, le bâtiment accueillera notamment, en 2015, Le Shadok, fabrique du numérique, un espace de partage, de découverte et d’expérimentation www.shadok.strasbourg.eu

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4 Le Centre socio-culturel de Neudorf a trois antennes : du Neufeld, de la Museau et du Ballon (rue du Landsberg) www.cscneudorf.org 5 Prenant la forme d’une silhouette masculine, il s’agit du système de proportions architecturales mis au point par Le Corbusier

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LAST BUT NOT LEAST

« Il y a un très beau reflet brillant dans la porte derrière nous, brillant comme les cheveux dans les magazines »

salut c’est cool micro / techno / dada Par Emmanuel Dosda

En concert samedi 5 avril à La Laiterie dans le cadre du Festival des Artefacts (du 4 au 12 avril à La Laiterie et au Zénith, avec Fauve≠, Peter Peter, Agnes Obel, Stromae, Boris Brejcha…) www.artefact.org www.salutcestcool.com

Votre musique rappelle la dance des boîtes de province des années 1990. Dernière fois où vous êtes allés en club. C’était pour danser sur la techno hardcore des Casual Gabberz, une équipe de DJs fans du mouvement esthétique autour du Thunderdome et de new beat belge, comme nous.

Derniers documents glissés dans votre clef USB. Un scan de justificatif du RSA pour aller à la piscine gratuit.

Dans vos chansons, très pédagogiques, il est question de géométrie ou d’histoire… Dernière fois où on vous a proposé de travailler pour l’Éducation nationale. La pédagogie est un art. Certaines maîtresses le pratiquent déjà si bien qu’on ne saurait leur imposer notre style.

Vous avez réalisé un émouvant biopic sur Daniel Balavoine, visible sur votre site. Quel dernier destin d’artiste vous a donné envie de réitérer l’expérience. Gérard Depardieu. Il y a des scènes de sa vie que l’on imagine bien en film, entre son coté très gangster et la force de volonté incroyable dont il a fait preuve pour jouer la comédie.

Dernière Honda tunée. La tondeuse à gazon de ma grand-mère.

Votre site rappelle les prémices du Minitel. Êtes-vous fâchés avec les dernières technologies. Non, ça va, nous ne sommes fâchés avec personne.

Dernière fois où vous vous êtes pris pour une poule. Faire de la techno au quotidien c’est un peu incarner une poule : on picore des samples et on pond des boucles. 66

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Dernière révélation mystique. Le wi-fi.




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