Poly 172 – Novembre 2014

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N°172 novembre 2014 www.poly.fr

Magazine Dossier

Metz en fusion Un moderne à Beyeler

Gustave Courbet L'art pour tous

ST-ART

le photographe

denis rouvre et ses résistants



BRÈVES

LÉVIATHAN

DES

RACINES

ET DES AILES La très dynamique librairie JDBD (36 quai des Bateliers à Strasbourg) propose une rencontre-dédicace jeudi 13 novembre dès 14h30 avec le scénariste Julien Frey et le dessinateur Dominique Mermoux. Ils sont les auteurs d’une des sensations de la rentrée bande dessinée, Un Jour il viendra frapper à ta porte (paru chez Delcourt), une délicate enquête familiale dans le passé de Julien partant à la rencontre d’un père qu’il ne connaît pas.

Wilhelm Michels, Etta Jacobs

www.canalbd.net/librairie-jd-bd

KALÉIDOSCOPE CHINOIS

Jusqu'au 19 décembre, le Centre culturel André Malraux de Vandœuvre-lès-Nancy rend hommage à Arno Schmidt, cet Irréductible de la littérature allemande (titre de l’événement) avec Bargfeld n°37, spectacle mis en scène par Natascha Rudolf, un « quasi-monologue », belle adaptation des textes de l’écrivain. Ce dernier était également photographe comme le montre l’exposition dédiée à ses clichés, pris à Bargfeld, petit village de Basse Saxe où il a finit sa vie.

L’exposition La Chine au miroir du temps à la Kunsthalle Messmer à Riegel am Kaiserstuhl (jusqu’au 1er mars 2015) jette un pont entre l’art traditionnel des dynasties Han, Tang, Song, Ming, Qing et la création actuelle de plasticiens comme le célèbre Ai Weiwei. Des porcelaines délicates des manufactures impériales font face à des peintures qui montrent des personnages du XXIe siècle dans des paysages rendus dans un style ancestral. Une confrontation inattendue et captivante pour découvrir l’Empire du Milieu. www.kunsthallemessmer.de

www.centremalraux.com

VIVA ITALIA Présidé par Philippe Claudel, le jury du 37e Festival du Film italien de Villerupt (jusqu’au 11 novembre) aura à se pencher sur un vaste panel de films inédits en France. Remarquons le torride Arance e martello de Diego Bianchi (en photo), le sombre Bolgia totale de Matteo Scifoni ou un road movie sur fond de précarité, Cosimo e Nicole de Francesco Amato. Au menu également, une rétrospective thématique dédiée à la famille dans tous ses états et une carte blanche aux Cahiers du cinéma dédiée à Pasolini. www.festival-villerupt.com Poly 172 Novembre 14

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MISSION[S]

BRÈVES

TRANS

Troisième édition de Résonance[s] (du 7 au 11 novembre au Parc des Expositions de Strasbourg), salon européen qui rassemblera, sur 6 000 m², plus de 180 créateurs. Artistes et artisans présenteront leurs œuvres aux amateurs d’objets inédits. Parmi eux, des élèves de la HEAR : Marine Dominiczak, Jade Tang ou Sébastien Carré et ses bijoux organiques qui sont, selon lui, comme autant de « conducteurs de sensations et d’émotions ». www.salon-resonances.com

DER DES DERS LA

Du 19 au 22 novembre, le Festival Primeurs, dédié à l’écriture dramatique contemporaine en français et en allemand permet la découverte de nombreuses pièces de théâtre aux styles variés à souhait. Trois jours durant, rendez-vous est donné au Théâtre national de Sarre (Alte Feuerwache à Sarrebruck) pour découvrir six textes dans la langue de Goethe, sous forme de lectures, mises en espace ou pièces radiophoniques !

© D. Baltrock

Broche Inflammation de Sébastien Carré

WRITERS

www.festivalprimeurs.eu www.carreau-forbach.com

Exposition itinérante bilingue et transfrontalière Menschen im Krieg – Vivre en temps de guerre des deux côtés du Rhin est présentée à Strasbourg (6-28 novembre, Maison de la Région) et Offenbourg (15 novembre au 18 janvier 2015, Stadtmuseum). Une manière de rappeler ce que fut la région du Rhin supérieur en 14-18, à la fois lieu de combats et front intérieur. Au centre de l’exposition, on découvre les souffrances des populations, des prisonniers, des blessés…

LE GRAND MARIONNETTISTE

© ALG (Paris)

www.vivre-en-temps-de-guerre-1914-1918.fr

Qui tire les ficelles d’une pop XXL, brassant éléments jazzesques et particules électroniques ? C’est Polaroid3, groupe inclassable strasbourgeois qui prépare actuellement un nouvel album et a concocté le spectacle audiovisuel Who Pulls the Strings ? avec un trio à cordes et autres effets hypnotiques. À découvrir vendredi 7 novembre au PréO d’Oberhausbergen (avec l’excellent Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp). www.le-preo.fr – www.polaroid3.com Poly 172 Novembre 14

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BRÈVES

DRAMA Michel Didym poursuit son exploration de la dramaturgie allemande en organisant Neue Stücke, semaine ponctuée de spectacles, échanges, lectures, rencontres… La Manufacture de Nancy accueille ainsi Aufstand (La Révolte) d’Andras Dömötör (le 12/11) d’après un texte de la journaliste Mely Kiyak revenant sur la répression sanglante des manifestations de la place Taksim, à Istanbul en 2013, ou encore Examen (14 au 16/11), spectacle interactif de Michel Didym où le public, en petits groupes, sert de jury aux comédiens ! www.theatre-manufacture.fr

CINÉMAN

Eisenstein, Tarkovski ou Murnau. Marc Bauer va puiser son inspiration dans les films de ces cinéastes, réalisant des dessins expressionnistes qui sont autant d’arrêts sur image. Pour Cinerama – contraction de cinéma et de panorama –, exposition du 15 novembre au 22 février 2015 au Frac Alsace, il a notamment signé de monumentaux dessins, in situ. En préfiguration, l’artiste expose, jusqu’au 18 novembre, une dizaine de reproductions d’œuvres en gare de Strasbourg : ceux qui l’aiment prendront le train. www.culture-alsace.org

VOYAGE

DANS LE

TEMPS

MANTRA

Jusqu’au 16 novembre, le Frac Franche-Comté fait découvrir les dessins du poète Tarkos (1963-2004). À Besançon se déploient des œuvres graphiques rarement montrées formant comme un arrière-plan aux textes. Pour le directeur du Centre d’art mobile (coproducteur de l’événement), Louis Ucciani, il s’agit de « faire voir la forme imagée de l’écriture de ce qui advient. Un mantra où pourrait s’écrire de la vision d’un chaos, l’éclat de ce qui se génère. »

Les Oranges

www.frac-franchecomte.fr

Le 19, Centre régional d’art contemporain de Montbéliard expose le travail d’Elina Brotherus hors ses murs, à l’École d’Art Gérard Jacot (Belfort), du 14 novembre au 14 janvier 2015. La série présentée rassemble des clichés d’endroits découverts à son arrivée en Bourgogne et pris 12 Ans après. Entre paysages et autoportraits, ses photos mélancoliques interrogent l’empreinte du temps sur les êtres et les lieux.

Tarkos, Poème affiché, 1995-1997, Collection Al Dante © DR

www.le19crac.com – www.ecole-art-belfort.fr Poly 172 Novembre 14

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© Matthieu Rousseau

SANS F R O N T T T I È R E S

ALLO ? Supersounds : du son vraiment super, jusqu’au 28 novembre (avec, en clôture, le bricolorock de Dictaphone), à Colmar (Grillen, Libellule Café…), mais aussi à Mulhouse (Le Greffier) et Strasbourg (Auditorium du MAMCS). Au programme, les chansons crooneuses de Oh! Tiger Mountain, le rock lo-fi dépouillé et percutant made in NY de Schwervon ! (le 16 novembre dans le cadre du festival – lieu secret –, mais aussi le 14 novembre au Mudd strasbourgeois), la pop mignonette d’Allo Darlin’ (en photo) ou Marxer (voir Poly n°171 ou sur www.poly.fr).

Entre le 14 et le 30 novembre, une douzaine de spectacles présentés dans la “ Grande Région ” manifestent avec éclat les liens artistiques unissant Thionville, Luxembourg et Trèves. Ils forment TTT acronyme signifiant TotalTheaterTreffen. Des exemples ? L’excellent Das Geld est présenté au Théâtre de Thionville (14 novembre, voir Poly n°170) ou l’impertinent La Variété française est un monstre gluant (en photo) se voit accueilli au Théâtre national du Luxembourg (24 & 25 novembre, voir Poly n°149). www.nest-theatre.fr – www.tnl.lu – www.theater-trier.de

INTO THE GROOVE

www.hiero.fr

Voix haut perchée façon Bee Gees, beats discoïdes élastiques, funk fiévreux… La musique de Jungle donne une irrésistible envie d’enfiler de grosses baskets, un bas de jogging mauve à trois bandes et un perfecto noir (oui, je sais, ça fait un look bizarre), puis de se lancer dans une choré “ maison ” enchaînant moonwalks, pas glissés et gestes breakés. En concert le 27 novembre à La Laiterie strasbourgeoise, le 3 décembre à La Vapeur de Dijon et le 4 à Den Atelier au Luxembourg. www.artefact.org – www.lavapeur.com – www.atelier.lu

© Studio Pierre 2 Lune

LUX, SMAC ET VOLUPTÉ Ça bouge du côté de l’Aire urbaine Belfort-Montbéliard : La Poudrière et Le Moloco mutualisent leurs moyens et obtiennent le label Scène de Musiques Actuelles ! L’actu artistique de la jeune Smac ? Signalons la venue d’Ez3kiel au Moloco (22 novembre) où le groupe présentera son nouvel album, LUX, qui ouvre grand les possibles d’un univers postdub faisant fi de toute notion de gravité. Autres dates pour se laisser happer par l’œil du cyclone tourangeau : le 26 novembre à L’Autre Canal (Nancy), le 28 à la Rockhal (Luxembourg) et le 10 décembre à La Laiterie (Strasbourg). www.lemoloco.com – www.poudriere.com www.ez3kiel.com Poly 172 Novembre 14

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sommaire

18 DOSSIER METZ : l’événement rock Musiques volantes,

l’opéra Les Caprices de Marianne, le festival francoallemand Je t’aime… Ich auch nicht, les chansons de Bertrand Belin…

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26 Augenblick, festival du cinéma de langue allemande en Alsace

28 Le festival belfortain EntreVues invite à voir le cinéma autrement

30 Notre-Dame de Strasbourg fête le millénaire de ses fondations

34 Guillaume Delaveau crée Ainsi se laissa-t-il vivre, variation autour de Robert Walser

38 Le TJP fête ses 40 ans et invite le spectacle The Assembly of Animals de Tim Spooner

40 Les Contes-dits-du-bout-des-doigts, spectacle bilingue

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français / langue des signes

44 Brett Bailey transpose Macbeth en République démocratique du Congo

52 ST-ART, une foire qui met l’art contemporain à portée de toutes les bourses

56 L’influence déterminante de Gustave Courbet sur l’Art moderne, à la Fondation Beyeler

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62 À la Fondation Fernet-Branca de Saint-Louis sont exposés sept artistes de la même génération

64 Le Tri postal de Nancy imaginé par Claude Prouvé réhabilité en un vaste Centre de Congrès

COUVERTURE Cette image forte signée Denis Rouvre – photographe français plusieurs fois récompensé par le prix World Press Photo – est actuellement exposée à Stimultania (Strasbourg, voir page 66) où le visiteur évolue dans une impressionnante galerie de portraits au format carré. Il observe autant qu’il est scruté : par Odette Cheinon (tribu de Haouli, Nouvelle-Calédonie), par Jean-Marie Nemba (tribu Emma) ou, ici, par Toku Konno (Minamisōma, près de Fukushima au Japon). Ces femmes et ces hommes, le visage souvent quadrillé par les années, portent l’histoire de leur territoire, avec son lot de malheurs et de désastres : terres spoliées pour les uns, tsunami dévastateur pour les autres. www.rouvre.com

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OURS / ILS FONT POLY

Emmanuel Dosda Il forge les mots, mixe les notes. Chic et choc, jamais toc. À Poly depuis une dizaine d’années, son domaine de prédilection est au croisement du krautrock et des rayures de Buren. emmanuel.dosda@poly.fr

Ours

Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)

Thomas Flagel Théâtre des balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes depuis cinq ans dans Poly. thomas.flagel@poly.fr

Dorothée Lachmann Née dans le Val de Villé cher à Roger Siffer, mulhousienne d’adoption, elle écrit pour le plaisir des traits d’union et des points de suspension. Et puis aussi pour le frisson du rideau qui se lève, ensuite, quand s’éteint la lumière. dorothee.lachmann@poly.fr

Nowa Huta, 2014 © Geoffroy Krempp

Benoît Linder

www.poly.fr

Cet habitué des scènes de théâtre et des plateaux de cinéma poursuit un travail d’auteur qui oscille entre temps suspendus et grands nulles parts modernes. www.benoit-linder-photographe.com

RÉDACTION / GRAPHISME redaction@poly.fr – 03 90 22 93 49

Stéphane Louis Son regard sur les choses est un de celui qui nous touche le plus et les images de celui qui s’est déjà vu consacrer un livre monographique (chez Arthénon) nous entraînent dans un étrange ailleurs. www.stephanelouis.com

Éric Meyer Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés (chaussures, avions…) s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain, mis en lumière par la gravure. http://ericaerodyne.blogspot.com

Responsable de la rédaction : Hervé Lévy / herve.levy@poly.fr Rédacteurs Emmanuel Dosda / emmanuel.dosda@poly.fr Thomas Flagel / thomas.flagel@poly.fr Sarah Krein /sarah.krein@bkn.fr Dorothée Lachmann / dorothee.lachmann@poly.fr Ont participé à ce numéro Catherine Merckling, Pierre Reichert, Irina Schrag, Daniel Vogel et Raphaël Zimmermann Graphistes Anaïs Guillon / anais.guillon@bkn.fr Jérémi Picard / jeremi.picard@bkn.fr Maquette Blãs Alonso-Garcia en partenariat avec l'équipe de Poly © Poly 2014. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. Tous droits de reproduction réservés. Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. ADMINISTRATION / publicité Directeur de la publication : Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Administration, gestion, abonnements : 03 90 22 93 38 Gwenaëlle Lecointe / gwenaelle.lecointe@bkn.fr Diffusion : 03 90 22 93 32 Vincent Bourgin / vincent.bourgin@bkn.fr

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ÉDITO

vingt ans après Par Hervé Lévy

Illustration signée Éric Meyer pour Poly

S

trasbourg, fin des années 1980. La scène musicale se cherche sous l’égide de RBS, une radio qui catalyse bien des énergies. Erratique. Encore underground avec ses figures emblématiques, comme le mythique Larry, et ses salles – du Bandit au Fossé des XIII – où s’organisent des concerts souvent agités et très politisés (Laibach au Palais des Fêtes ou Bérurier Noir à la Salle des Fêtes de Schiltigheim). Un âge d’or pour certains quadras / quinquas nostalgiques… La création de La Laiterie, ouverte il y a exactement vingt ans, le 25 octobre 1994, donne un formidable essor à la scène punk, rock, pop, noise, reggae et bien d’autres encore. Installé dans une ancienne friche industrielle, l’endroit prend un essor météorique, accueillant la fine fleur de la création musicale, défrichant en permanence une terra incognita sonore en recevant, par exemple, Rammstein – dont on connaît la destinée planétaire et mainstream – en 1997, quelques mois à peine après que le monde ait découvert le groupe allemand, les yeux écarquillés, dans Lost Highway de David Lynch. Proposant plus de 150 concerts par an, revendiquant un puissant éclectisme, n’évitant pas les polémiques (se voyant ainsi reprocher de ne pas programmer assez de groupes locaux, voire de leur refuser sa scène), la salle a fait son bonhomme de chemin. Pionnière avec

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quelques autres au moment de sa création, La Laiterie a en effet vu son modèle artistique essaimer, faisant figure de modèle. Une véritable vague déferlant sur tout le pays… Il suffit de citer, dans le Grand Est : Le Noumatrouff de Mulhouse (1999, même si un cafémusiques des Ateliers recyclés-Noumatrouff géré par Hiéro avait vu le jour en 1992), La Poudrière de Belfort (1996), L’Autre Canal de Nancy (2007), La Rodia de Besançon (2011), le Moloco d’Audincourt (2012) ou encore la BAM de Metz (2014)… Les Trinitaires (Metz également) sont certes plus anciens mais se sont construits, au milieu des années 1960 sur des problématiques différentes. Et l’avenir ? Le bouillonnement sonore qu’accueille La Laiterie peut-il supporter le carcan de l’institutionnalisation ? La salle n’est-elle pas devenue trop petite et obsolète ? Comment remédier à l’échec que constitue le manque d’interaction avec le quartier où elle est implantée ? Pour beaucoup, l’avenir du “modèle Laiterie” passe par une nouvelle friche industrielle, bien plus vaste, celle de la Coop au Port du Rhin, déjà investie par l’équipe de La Laiterie avec Les Nuits électroniques de L’Ososphère. La volonté semble être claire de faire du futur site bien plus qu’une salle de spectacles, ouvrant largement le spectre des activités sur l’art contemporain… Et si l’aventure ne faisait que commencer ?



LIVRES – BD – CD – DVD

DELTA FORCE

La

mamma

« Manipuler les lois acoustiques, faire des mathématiques, explorer l’aléatoire… » Chapelier Fou (voir sur www. poly.fr), musicien pop qui est passé par la case Conservatoire de Metz, compose comme d’autres résolvent des équations. Froids comme des programmes informatiques, les morceaux du Lorrain ? Oh que non, son ambitieux troisième album, Deltas, est tel une invitation à une cérémonie du thé, à la fois sérieuse et chaleureuse. Cliquètements électroniques et cordes frottées, chant séduisant (sur Ticking Time, seul titre non instrumental), rythmiques folles et clochettes vibrantes : le Chapelier joue avec les sons et les émotions. (E.D.) Chapelier Fou, Deltas, édité par Ici d’ailleurs (12 € environ) www.icidailleurs.com En concert vendredi 5 décembre, à La Vapeur de Dijon (avec Frànçois & the Atlas Mountains) www.lavapeur.com

morta De livre en livre, Kaoutar Harchi peint des personnages qui se définissent par leurs douleurs et leurs interrogations sur l’existence, à l’ombre, toujours, d’une chape de plomb nommée tradition, passé, secret et violence. Le dernier roman de celle qui a grandi dans le quartier de l’Elsau poursuit L’Ampleur du saccage*. Petite sauvage en cage s’érigeant contre la perversité de l’éducation, des carcans sociaux et patriarcaux emprisonnant les femmes dans leur corps, dans « ce silence qui nous fait disparaître », la narratrice pourrait être la petite sœur d’Arezki, personnage principal précédent de l’écrivaine. À l’origine notre père obscur est la quête d’émancipation d’une jeune femme au Maghreb face au crime originel d’un amour interdit, pour ne pas devenir l’héritière sacrifiée, comme sa mère, sur l’autel des intérêts du clan tout puissant du père qui, toujours, laissera faire. (T.F.) Kaoutar Harchi, À l’origine notre père obscur, Actes Sud (18 €) – www.actes-sud.fr *

Voir Poly n°143 ou sur www.poly.fr

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COMIC STRIPS Chaque week-end, ses strips prennent place dans le cahier littéraire du Guardian où il pastiche avec un humour so british les vicissitudes des grands hommes (Shakespeare, les sœurs Brontë, Dan Brown…) comme des mythes (Dieu, le progrès scientifique, le voyage dans le temps…). Il y a 10 ans, l’Écossais Tom Gauld avait scotché les Éditions 2024. Les voilà qui éditent aujourd’hui ce recueil qui multiplie les références et clins d’œils moqueurs, brocardant avec autant de plaisir le monde anglo-saxon que l’art contemporain et les intellectuels de tout poils (surtout ceux du roman de type expérimental). Les robots y lisent de la philo, des chevaliers se trouvent immergés en pleine SF et les contes se rejouent à la mode jeux vidéo. Un maître dans l’art exquis de composer du scénar pas nanar qui tient en deux lignes, pas plus. (T.F.) Tom Gauld, Vous êtes tous jaloux de mon Jetpack, Éditions 2024 (15 €) www.editions2024.com – www.tomgauld.com


LIVRES – BD – CD – DVD

FULL MITTAL

RACKET

À travers la mort annoncée de l’acier lorrain, de Gandrange à Florange, le scénariste messin Tristan Thil (qui a suivi les luttes caméra au poing, sortant un documentaire référence) et la dessinatrice nancéienne Zoé Thouron – plus connue dans l’illustration jeunesse – livrent un témoignage poignant. Cette “BD reportage” passionnante narre une histoire récente faite d’espoirs et de trahisons successives, celles de Nicolas Sarkozy et de François Hollande, qui a crucifié les travailleurs français sur l’autel des intérêts financiers de Lakshmi Mittal et de ses actionnaires. Le parallèle entre la mort d’une industrie et celle d’un être humain est dressé avec délicatesse avec ses héros ambigus (comme Édouard Martin, désormais député européen PS) et ses victimes anonymes… On en ressort les larmes aux yeux et la rage à l’âme. (H.L.) Florange, une lutte d’aujourd’hui est paru chez Dargaud (17,95 €) www.dargaud.com

THANK YOU FOR SMOKING

Fumer tue, trio strasbourgeois vraiment bichounet prouve que les rouquines ne comptent pas pour des clémentines. Il fait un tabac avec ses chansons mélancolico-hédonistes grises fluo, entre Fade to Grey, Planet Claire et Amoureux solitaires. Avec Dune, son nouveau quatre titres, il balance des boules à facettes et des fumigènes dans sa pop synthétique, nous livrant notamment, avec Tie & Dye, une relecture possible du titre chanté / parlé de Kazero Thaï Nana qui se serait malencontreusement égaré sur une compile Dance Machine. (E.D.) Fumer tue, Dune, CD quatre titres (7 €) www.facebook.com/fumertuemusic En concert, samedi 22 novembre au Molodoï de Strasbourg (avec Sigue Sigue Sputnik) et samedi 13 décembre à La Rodia de Besançon (avec Cheveu et Frustration)

BATAILLES Le dessinateur strasbourgeois JeanFrançois Cellier et le philosophe Fabrice Hadjadj sont de retour pour le deuxième opus d’une trilogie en bande dessinée consacrée à Jeanne d’Arc. Le trait est réaliste et émouvant, les références abondent : le sacre de Charles VII est ainsi traité comme celui de Napoléon dans le tableau de David. Cet opus est celui des combats de 1429 et 1430, lorsqu’une femme se retrouve à la tête d’une armée d’hommes : si le rendu est réussi – évoquant parfois le film de Besson – l’intérêt de la BD réside aussi dans les questionnements qu’elle permet sur une figure majeure de l’Histoire de France. (H.L.) À la guerre comme à la paix, deuxième volume de Jeanne la pucelle est paru chez Soleil (13,95 €) www.soleilprod.com

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DOSSIER METZ FESTIVAL

y a-t-il un pilote dans l’avion ? Le festival Musiques Volantes a trouvé sa vitesse de croisière, mais continue à évoluer, notamment en faisant une escale nineties au Centre Pompidou, en atterrissant dans la rutilante BAM1 et en réfléchissant, déjà, à son vingtième anniversaire.

Meridian Brothers

Par Emmanuel Dosda

À Metz, aux Trinitaires, à la BAM, à l’Opéra-Théâtre et au Centre Pompidou-Metz, du 5 au 8 novembre Et aussi à Luxembourg, Paris, Rennes, Poitiers et Rouen, dans divers lieux, du 31 octobre au 15 novembre www.musiques-volantes.org www.trinitaires-bam.fr

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Lire Poly n°170 ou sur www.poly.fr

Le groupe de salsa psyché est également en concert à Strasbourg, au Troc’afé, dimanche 9 novembre 2

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Lire Poly n°164 ou sur www.poly.fr

Lire Poly n°168 ou sur www.poly.fr et ci-contre 4

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I

l s’agit d’une dix-neuvième édition un peu particulière, avec la récente inauguration de la BAM où la manifestation se clôturera au terme d’une soirée festive mêlant les rythmes chaloupés des Colombiens de Meridian Brothers 2, les envolées des dix guitares (!) du supergroupe messin Poincaré, les beats electro fracassés de SebastiAn ou les rimes déjantées des rappeurs québécois Les Anticipateurs. La Boîte à musique est un lieu idéal pour un final aux allures club, avec sa sono surpuissante et une capacité peu habituelle pour l’équipe d’une manifestation coutumière de configurations plus confidentielles à l’image de la soirée “découverte” (gratuite, mercredi 5) aux Trinitaires conviant les frondeurs KG 3, qui nous plaquera au mur (du son), ou Acid Baby Jesus et son rock cradingue. De nombreuses turbulences sont prévues, jeudi 8, où les “passagers” de Musiques Volantes sont

invités à un Voyage Voyage en compagnie de Soap&Skin à l’Opéra-Théâtre, « un magnifique théâtre à l’italienne », se réjouit Patrick Perrin, coordinateur du festival, un bel écrin pour le projet électronico-lyrique de l’Autrichienne Anja Plaschg. Vendredi 7, partout dans le Centre Pompidou, le festival a concocté un parcours faisant écho à l’exposition en cours, 1984-1999. La Décennie4. À L’Auditorium, Cédric Scandella de SuperTalk, collectif de conférenciers d’un nouveau type, présentera What should Tony Soprano do ? Entre conférence, stand up et performance artistique, Les Soprano série culte de la fin des années 1990, sera passée au crible, images (animées ou non) et tableaux Powerpoint à l’appui. Un topo interactif et humoristique durant lequel sera sondée la personnalité du sympathique mafieux corpulent appréciant la bonne chair et les canards… Changement de décor avec le live Diabologum, groupe ayant sorti trois albums (de 1993 à 1996) et quelques pépites dont La Maman et la putain, unissant sur presque six minutes tendues Jean Eustache et post rock mélancolique. Toujours au musée, mixant musique et arts plastiques, Plaid, groupe electronica mythique des 1990’s (qui a cette année sorti Reachy Prints, sur Warp) met en musique les Felix’s Machines, des sculptures musicales (façon Tinguely ou Pierre Bastien) du plasticien Felix Thorn. Légèrement en retrait (pas d’humains sur scène), le duo electro joue avec l’installation : « Il la contrôle en déclenchant des séquences. C’est un peu comme si on voyait à l’intérieur de leurs ordinateurs », décrit Patrick. Une proposition atypique pour un festival qui songe déjà à 2015. « Nous profiterons de nos vingt ans pour changer la forme, notamment en trouvant un nouveau lieu », afin de créer la surprise.


DOSSIER METZ EXPO

Maarten Vanden Eynde, Restauration du Lac de Montbel

Y’A PLUS

D’SAISONS ! Et oui, ma bonne dame, le Frac Lorraine a décidé de nous parler de la pluie et du beau temps au cours d’une exposition (jusqu’au 11 janvier 2015), Rumeurs du Météore. « Des savants avertis par la pluie et le vent / Annonçaient un jour la fin du monde / Les journaux commentaient en termes émouvants / Les avis les aveux des savants » chantait Trenet, soulignant en musique l’importance des anticyclones et autres dépressions dans nos vies. Détournons les yeux des prévisions météorologiques afin de parcourir l’institution messine qui, avec des œuvres signées Yona Friedman, Maarten Vanden Eynde ou Luis Camnitzer, revisite la théorie des climats. Attention aux intempéries. www.fraclorraine.org

EN

1990 En 2014, les années 1990 sont partout : à la télé (le Summer of the 90’s d’Arte), dans la musique (on a fêté les 20 ans du Definitely Maybe d’Oasis et de la mort de Kurt Cobain), dans la mode ou même au musée. 1984-1999. La Décennie, exposition du Centre Pompidou-Metz, propose (jusqu’au 2 mars 2015, voir sur www.poly. fr) un parcours jalonné par des vidéos, photos, installations,

On Kawara, Date Painting

affiches et revues, comme autant de marqueurs d’une période pas si lointaine, mais difficile à saisir. Un espace paysagé, qui joue sur les effets de miroirs, au propre comme au figuré, crée un dialogue entre les arts plastiques, le design, le ciné ou la musique et évoque les réseaux informels d’artistes qui se sont tissés durant ces années-là, avant l’avènement d’Internet.

Didier Bay, Mon quartier, collection Frac Bourgogne

THE

TRUMAN

SHOW

À l’heure actuelle, tout est filmé, enregistré, capté, diffusé en direct et sauvegardé. Dans ce contexte, le centre d’art contemporain messin Faux mouvement s’est penché sur la “fièvre archivistique” qui s’est emparée des artistes d’hier (Marcel Broodthaers et son Département des Aigles, “musée” qu’il a lui-même créé) et d’aujourd’hui, lors d’un colloque ayant eu lieu, fin octobre, au Centre Pompidou-Mertz. En ses murs, elle présente jusqu’au 22 février 2015 l’exposition Travail d’Archives, rassemblant des travaux de Gérard Collin-Thiébaut, On Kawara, Alexander Schellow ou d’Ishiro Sueoka. L’expo étudie le mécanisme menant de l’archive à l’œuvre. www.faux-mouvement.com

www.centrepompidou-metz.fr Poly 172 Novembre 14

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DOSSIER METZ OPÉRA

l’amour a ses raisons… Rare opéra fifties signé Henri Sauguet d’après la pièce de Musset, Les Caprices de Marianne est une habile variation sur l’amour. Entretien avec un des artisans de cette nouvelle production, le metteur en scène canadien Oriol Thomas.

Sauguet, bien oublié aujourd’hui, a souvent été considéré comme le compositeur d’une musique “légère” : qu’en pensez-vous ? Son apparente légèreté cache un discours musical très élaboré (polytonalité et rythmiques complexes). La musique des Caprices de Marianne est très expressive, voire descriptive, transparente, fluide et accessible. Sauguet y transpose le romantisme italien. On sent le compositeur dans la nostalgie de la musique…

Par Hervé Lévy Photo d’Alain Julien

À Metz, à l’Opéra-Théâtre, vendredi 21 et dimanche 23 novembre 03 87 15 60 60 www.opera.metzmetropole.fr Retrouvez la version intégrale de cet entretien sur www.poly.fr

Quels sont les thèmes principaux des Caprices de Marianne ? Cet opéra est parsemé de touches de comédie et de satire et, malgré son dénouement tragique, se caractérise par sa poésie. Au centre du drame, on trouve l’amour impossible causant tristesse, mort, nostalgie, vide, destruction et deuil, sujets universels et particulièrement romantiques. Musset, en précurseur, conduit Marianne sur la voie des revendications féminines, alors qu’il ancre ses personnages masculins dans un carcan traditionnel. Qu’est-ce que l’œuvre a encore à dire à un spectateur du XXIe siècle ? On y parle d’une jeunesse qui se cherche, ignorant vers où le monde se dirige. Elle ne peut plus admettre les vieilles valeurs et expérimente de nouvelles façons de vivre et de se battre. Ce qu’on peut aussi associer à la jeunesse d’aujourd’hui.

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Pourquoi avez-vous choisi de conserver Naples comme lieu de l’action ? Les personnages, figurines de papier extrêmement fragiles, évoluent dans le décor esquissé, à la perspective trompeuse, de la Galleria Umberto Ier. C’est une Italie irréelle. Sa monumentalité oppressante accentue l’isolement et la vulnérabilité des protagonistes. Son dôme, tel une cage de verre, les enferme dans ce lieu, métaphore de leur inéluctable destinée. Cette Galleria à la fois maquette, place publique, lieu de passage et allégorie de la vie attire les personnages, les convie à partager, à aimer, en un mot, à être. Comment avez-vous travaillé la temporalité ? Musset place sa pièce à Naples au temps de François Ier. Entre Musset et Sauguet, existe un écart de plus de cent ans. C’est pourquoi nous nous sommes permis de jouer avec le temps en transposant l’œuvre quelque part entre 1950 et 1960, moment où l’opéra a été créé. Le décor est en noir et blanc : il s’agit de la meilleure représentation esthétique du drame. Nous nous sommes inspirés du cinéma italien de l’époque de la création de l’opéra.


DOSSIER METZ FESTIVAL

guerre & musique Depuis 2009, Je t’aime… Ich auch nicht explore les relations musicales entre France et Allemagne. Centenaire du début de la Première Guerre mondiale oblige, le cru 2014 du festival entraîne l’auditeur dans les orages sonores de 14-18. Par Hervé Lévy Photos tirées du film Maudite soit la guerre

À Metz, à L’Arsenal, du 7 au 18 novembre 03 87 74 16 16 www.jetaimeichauchnicht.com

C

ette année, le festival de musique franco-allemand se plonge dans les cicatrices du premier conflit mondial à travers concerts, tables rondes et expositions. Il s’agit tout d’abord d’en restituer la bande son, que ce soit avec la rencontre de la Musique de l’Arme Blindée Cavalerie et du Musikkorps der Bundeswehr (mercredi 12 novembre) ou en découvrant des “partitions de guerre” pour alto et piano de Hindemith, Schmitt et Kœchlin croisées avec les mots de Jünger, Apollinaire et Genevoix (samedi 8 novembre). L’Espoir a aussi droit de cité avec une très belle soirée ainsi intitulée et proposée par l’Orchestre national de Lorraine (vendredi 7 novembre). Au programme des compositeurs humanistes épris d’universel : Roussel, Weill et Honegger. On découvre également, pendant toute la durée de la manifestation, une passionnante exposition photographique sur les Musiques au Front, à Saint-Pierreaux-Nonnains. Une autre partie de l’événement s’attache à l’évocation contemporaine de 14-18 avec plusieurs créations mondiales, dont une partition d’Olga Neuwirth, enfant terrible de la scène autrichienne. Sa musique, souvent acrimo-

nieuse, fascine et étreint l’auditeur. Pour sa compatriote Elfriede Jelinek, elle est « un éloignement et une constance simultanée dans l’écoulement du temps qui n’est cependant pas un baume curatif ». Cette définition va comme un gant à l’œuvre qu’elle a imaginée pour un ciné-concert de Maudite soit la guerre (jeudi 13 novembre), rareté prémonitoire sortie en juin 1914 signée Alfred Machin d’une étonnante modernité dont le propos entier tient dans l’intitulé. Baignée par le cinéma, l’œuvre de la créatrice de Lost Highway (opéra d’après David Lynch), ne poursuit qu’un seul objectif, « secouer un peu les cervelles pétrifiées par la routine ». Démonstration à venir à Metz. Autre création mondiale, celle de War Work (vendredi 14 novembre), fresque visuelle et sonore de Michael Nyman, un des plus grands compositeurs de bandes originales de films à qui l’on doit notamment celles de La Leçon de piano de Jane Campion, de Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol et de nombre de films de Peter Greenaway. Il trace là un pont fragile et délicat entre les noms qui s’alignent dans une sinistre parade sur les monuments aux morts et les destinées qui se dissimulent derrière ces lettres gravées, anonymes, dans la pierre. Poly 172 Novembre 14

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paint it black Pour Bertrand Belin, une chanson est un espace réduit où il décrit des situations – sombres – le plus intensément possible. Trois ans après Hypernuit, disque « osseux, écrit dans un état proche de l’hypnose », ce poète de l’épure a livré Un Déluge qu’il voit comme un tableau – noir – dissimulant de multiples saynètes.

Par Emmanuel Dosda Photos de Philippe Lebruman

À Montbéliard, aux Bains Douches, mardi 25 novembre (organisé par Le Moloco en collaboration avec MA Scène Nationale) www.bainsdouchesmontbeliard.com

À Metz, au Caveau des Trinitaires, mercredi 26 novembre (avec Singe Chromés, voir Poly n°166 ou sur www.poly.fr) www.trinitaires-bam.fr

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Dans le clip d’Un Déluge, on vous voit avancer à contre-courant, fendant une foule. C’est ainsi que vous vous percevez, dans le monde en général et celui de la chanson française en particulier ? La question de l’isolement m’interpelle. Bien souvent, je me demande si je suis acteur ou spectateur du monde en route. Parfois, il m’arrive de m’en extraire et de l’observer comme si je n’y appartenais provisoirement plus. Je n’essaye pas d’être à contre-courant, je fais les choses comme je les entends, m’approchant d’un idéal. Je ne suis pas en lutte contre une façon de faire, je ne suis pas dans un combat : pour produire de la pop music, on

utilise tous les mêmes moyens, un stylo, une guitare… même si j’essaye tout de même de contribuer à une diversification de la chanson. Vous ne menez pas de bataille, mais semblez fasciné par la bagarre, si on s’en réfère à vos paroles… C’est une de mes obsessions. Dans Pour un oui pour un non, il s’agit plutôt de l’ADN de la guerre, qu’on retrouve dans les conflits entre deux personnes à propos d’une barrière qui n’est pas placée au bon endroit ou d’une bagnole mal garée. On peut arriver à des explosions de violence motivées par des raisons ridicules et je voulais parler de cette


DOSSIER METZ CHANSON

impossible altérité propre à l’espèce humaine. C’est une observation… Vous regrettez qu’il n’y ait pas eu beaucoup de révolutions formelles dans la chanson… Je m’interroge quant à la façon dont on accueille la chanson aujourd’hui en France. Les grands modèles – Brel, Brassens, Ferré, Barbara… – sont des repères très forts dans l’imaginaire populaire qui ont sans doute contribué à occulter d’autres manières de faire, “narrativement moins rentables”. On admet que des œuvres d’art plastique aient un certain mystère au moment de leur appréhension par la rétine. On admet pouvoir se poser devant des énigmes picturales, mais dans la chanson, c’est moins répandu… La production de choses originales existe, mais elles vont à l’oreille de peu d’auditeurs car décrites comme absconses ou difficiles d’accès.

de la musique cajun… Plus tard, j’ai découvert Bonnie “Prince” Billy et Bill Callahan : j’aime leur façon de remodeler un matériau musical, de l’amener à une modernité incontestable, de faire du neuf avec du vieux. « Une marée montante » ou « une plante qui pousse » : vous considérez votre écriture comme un phénomène naturel ? Comme l’eau ou le feu, je trouve que le langage est un élément. Chaque mot a sa propre dépression climatique, sa météo, il est soumis aux événements. Dans quoi vit-on en dehors de l’air et des mots ? Pas grand-chose…

Dernier album Parcs, édité par Cinq7 www.cinq7.com www.bertrandbelin.com

Il y a une narration dans Parcs, votre dernier disque, même si elle est éclatée, comme un puzzle déconstruit. Vous préférez donner le goût de quelque chose plutôt que de raconter une histoire… En tant qu’auditeur, je peux me délecter des textes de Brassens, mais je suis un handicapé de la ligne claire. Dans mes chansons, je dépose des indices, des signes qui contribuent à dessiner un théâtre d’événements. C’est un peu comme si on regardait un tableau de Bruegel ou de Bosch avec beaucoup de scènes partout : une danse folklorique en haut, des gens qui découpent un cochon en bas, un couple qui s’embrasse dans un coin, un fou qui promène un singe en laisse dans l’autre… Voilà comment je projette mes images mentales. S’il y a une narration, elle est fortuite. Je suis dans une démarche picturale, je suis un croqueur qui dispose ici et là les éléments d’un songe, d’un drame, d’une histoire, mais dans un ordre chaotique. Parcs est un disque de chanson française enregistré à Sheffield, mais qui sonne très américain… Je baigne dans la culture anglo-saxonne depuis toujours et pratique la musique américaine depuis longtemps, jouant de la guitare électrique, instrument qui a grandi avec le rock’n’roll. Les formes musicales qu’on retrouve dans ma musique sont en résonance directe avec ce que j’écoutais, plus jeune : les classiques d’Hank Williams, de Johnny Cash, Poly 172 Novembre 14

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DOSSIER METZ CARNET GOURMAND

PLUS BEAUX

LES VIVRES Véritable artiste du goût, le chef Christophe Dufossé tient une merveilleuse table de main de maître, Le Magasin aux Vivres (5 avenue Ney), une Étoile au Guide Michelin. Dans un décor récemment remodelé où le contemporain se mêle au cadre historique de la Citadelle du XVIe siècle, se déploie une gastronomie de haut niveau où brillent un Homard breton cuit à basse température / huile fumée et une Volaille de Bresse en trois temps (suprême façon demi-deuil, sot-l’y-laisse en risotto et cuisse fondante cuite 36 heures). www.citadelle-metz.com

POISSON

CHAT

L’endroit est élégant et convivial. Si l’on voulait résumer l’atmosphère qui règne au Chat noir (30 rue Pasteur), le qualificatif de « bistrot chic » serait idoine. La spécialité de l’établissement ? Les fruits de mer et les poissons. Notre coup de cœur ? Le Plateau du Chat noir avec notamment douze huitres, un demi tourteau, une langoustine, huit bulots, quatre crevettes royales, cinq moules et une kyrielle de crevettes grises et autres bigorneaux. www.restaurantlechatnoir.com

MACARONS ET CIE Voilà un temple lorrain de l’extase sucrée : Meilleur Ouvrier de France, Franck Fresson (17 rue du Grand Cerf) est un des plus excitants pâtissiers et chocolatiers de l’Hexagone. On craque notamment pour la Bûche Yakuza (c’est bientôt Noël), évoquant un cheese cake au yuzu frais, mousseux citron, gelée de gingembre, croustillant gianduja, biscuit moelleux chocolat, et pour des pyramides de macarons, tous plus beaux et bons les uns que les autres. www.fresson-chocolatier-patissier.fr

PAR ICI LA BONNE SOUPE Connaissez-vous Patrick Grumberg ? Bonnet rouge vissé sur la tête, barbe fleurie et sourire aux lèvres, il a créé Soupes à soup’s (table d’hôtes installée dans le Marché couvert, place de la Cathédrale) dont l’essence tient toute entière dans l’intitulé. On y découvre une vingtaine de sortes de soupes (froides et chaudes) élaborées avec des produits frais de saison, dont une divine Vichyssoise. Goûtez et plus jamais vous n’ouvrirez un sachet ! www.soupesasoups.com 24

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CINÉMA

love on the beach En compétition à Augenblick, festival du cinéma en langue allemande en Alsace, Love Steaks de Jakob Lass ressemble à un bain de jouvence doux-amer… dans la Baltique.

Par Hervé Lévy

Projection dans toute l’Alsace, dans les dix-sept salles accueillant la Compétition (pour l’intégralité des horaires, consulter le site du festival) www.lovesteaks.de

Q

ue reste-t-il du Dogme 95 de Lars von Trier et Thomas Vinterberg ? Quelques films et des principes oubliés depuis la fin officiellement proclamée du mouvement en 2005, dix ans après son lancement. Le réalisateur allemand trentenaire Jakob Lass leur fait un clin d’œil un brin ironique en créant Fogma dont le slogan pourrait être : « Les règles sont la Liberté. » Love Steaks est le premier

d wie deutsch Dédié au cinéma en langue allemande, le festival Augenblick fête son dixième anniversaire dans 34 salles alsaciennes. Au programme, de multiples découvertes, de The Dark valley, western autrichien projeté en ouverture, à Amour fou, éblouissante variation sur le romantisme allemand, en passant par Neuland, documentaire helvète bouleversant sur l’accueil des étrangers en Suisse, ou encore Partout ailleurs où deux mondes entrent en collision. Le bonus ? La projection de TOUS les films de l’immense Werner Herzog qui fera le déplacement à Strasbourg pour rencontrer son public, notamment au Star Saint-Exupéry après la vision de deux inédits (samedi 15 novembre à 19h30). Dans trente-quatre cinémas alsaciens, du 12 au 29 novembre www.festival-augenblick.fr

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film à avoir cette étiquette, appelée à revêtir des contours différents dans chaque cas. Le spectateur y trouve un équilibre réussi entre improvisation et structure narrative strictement établie générant un puissant sentiment de liberté. Deux acteurs professionnels ont été mis dans un hôtel de luxe de la Baltique qui accueille tous les autres protagonistes du film, vrais curistes en goguette, authentiques réceptionnistes ou femmes de ménage. La confrontation entre ces deux univers et des dialogues non écrits, mais cadrés, génère une spontanéité qu’on n’avait pas ressentie à l’écran depuis longtemps. L’histoire ? C’est celle des amours complexes et tourmentées de Clemens, masseur maladroit et charmant à la sexualité mal définie, et Lara, jolie cuisinière au penchant (trop) marqué pour la bouteille. Il est flegmatique et timide. Elle est agitée et volontiers provocatrice, du genre à mettre la main au panier à ses collègues. Comme deux pôles opposés d’un aimant, ils s’attirent. Entre fascination et répulsion, l’ensemble est souvent drôle, parfois cruel et cru comme un steak tartare, mais toujours d’une grande fraîcheur et d’une immense tendresse.



CINÉMA

sur écoute Une compétition internationale, un focus sur Tony Gatlif ou encore un voyage dans le temps. Le festival belfortain EntreVues invite à voir – et à entendre – le cinéma autrement. Questions à Lili Hinstin, sa directrice. exactement sur le même plan que l’image. Nous avons mis en place des Laboratoires d’expériences sonores, destinés aux lycéens, pour voir comment la mise en scène est totalement dépendante des sons. Nous verrons la première scène de Stalker de Tarkovski en deux versions, mono originale et remastérisée : la temporalité n’est pas la même !

Blow out de Brian De Palma

Par Emmanuel Dosda

À Belfort, au Cinéma Pathé, du 22 au 30 novembre 03 84 90 40 40 www.festival-entrevues.com

Cette année, vous invitez Tony Gatlif et proposez une sélection de huit de ses films. En quoi ce cinéaste, explorateur des marges, est proche de l’esprit d'EntreVues ? Nous allons notamment présenter son premier film, qu’il a retrouvé dans sa cave, La Terre au ventre, sur fond d’Algérie. Il n’a pas été montré depuis sa sortie en 1978, où il fut soutenu par Debord. Il y a peu de non bourgeois qui font du cinéma, mais c’est le cas de Gatlif, un vrai combattant politique : il a une manière particulière de filmer la société, les gens dans les bidonvilles ou qui font la manche, les clochards, les exilés… Il s’approche au plus près de la population rom et la musique manouche est très présente dans ses films qui auraient pu être programmés dans le cadre d’Expérience son, sélection thématique se penchant sur le travail sonore dans les comédies musicales comme chez Godard, Tati ou De Palma… Le son est le parent pauvre du cinéma. Dans les critiques, on parle du mouvement de caméra, mais jamais du mixage qui se situe

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Sweet Sweetback’s baadasssss song de Melvin Van Peebles a été choisi parce que le cinéaste a lui-même composé la BO ? C’est son utilisation de la musique et du chant qui m’a intéressée. Une sorte de chœur grec prend en charge l’intériorité du personnage. À un moment, il n’y a plus de dialogue : ne reste plus que la fuite effrénée du protagoniste avec cette musique en boucle, comme une ritournelle, l’expression de sa panique, de sa traque. Cette année, vous conviez le public à effectuer un Voyage dans le temps. Pourquoi ne pas avoir gardé cette thématique pour la 30e édition, l’an prochain ? Parce que nous reviendrons sur l’histoire du festival d’une autre manière, en impliquant les cinéastes qui ont marqué EntreVues. Tout part de Brigadoon de Vincente Minnelli et Je t’aime, je t’aime d’Alain Resnais que j’avais très envie de programmer. Cette rétrospective va nous permettre d’interroger le temps, une “question de cinéma”, au travers des œuvres très différentes : La Jetée de Chris Marker, Retour vers le futur de Robert Zemeckis… Ou Un Jour sans fin d’Harold Ramis. Si vous pouviez imaginer un film sans fin, quel serait-il ? Je pourrais rester indéfiniment devant n’importe quel Renoir, notamment le très rare La Nuit du carrefour, un Maigret, projeté cette année. Il se trouve que durant le festival, nous allons diffuser tous les épisodes d’Histoire(s) du cinéma de Godard en boucle : le plus beau des voyages infinis dans le temps…


LIVRES

flagrants délices Cette année, le Salon du Livre de Colmar est placé sous le signe des Délices. Panorama d’une grand-messe littéraire (mais pas que) régionale qui célèbre son 25e anniversaire.

Par Raphaël Zimmermann Portrait de Daniel Picouly par Maxime Stange pour Poly

À Colmar, au Parc des Expositions, samedi 22 et dimanche 23 novembre 03 89 20 68 70 www.salon-du-livre-colmar.com

«L

es délices enlacent votre âme comme une aubépine sauvage trouvée au bord d’un chemin creux ou comme les roses d’un jardin bien caché dont on vient de pousser les grilles par hasard. Elles peuvent vous déguiser le malheur en ange bleu ou le bonheur en mal délicieux », écrit Patrick Raynal, auteur de polar – et poète à ses heures – qui est également conseiller littéraire du Salon de Colmar depuis 2010. Pour célébrer dignement son quart de siècle d’existence, la manifestation haut-rhinoise a justement décidé de multiplier les délices devenues la thématique de son cru 2014. Au menu, une brassée de rencontres, de tables rondes aux sujets multiples, des dédicaces à foison, des moments d’émotion par dizaines, un focus sur la micro édition, des ateliers protéiformes à destination du jeune public… Liste très largement non exhaustive pour un événement qui attire chaque année environ 28 000 personnes ! Que retenir dans la programmation de ces délicieux orages de papier ? En premier lieu, la présence d’un monstre sacré de la littérature mondiale, l’écrivain chilien Luis Sepúlveda qui

se fit connaître sur toute la planète au début des années 1990 avec Le Vieux qui lisait des romans d’amour. On pourra également partir à la rencontre d’auteurs comme Alexandre Jardin (qui a ses inconditionnels se pâmant bruyamment à la lecture de Fanfan), Serge Joncour, membre éminent de la joyeuse bande des Papous dans la tête, ou encore l’excellent et inoxydable Daniel Picouly. Une des stars de la littérature jeunesse qui vient de publier une Bible (rien de moins !), Philippe Lechermeier, fera le déplacement. Rajoutons qu’il sera aussi possible de croiser la crème de l’édition et de la littérature régionales, auteurs d’alsatiques, rois du polar sundgauvien ou encore dessinateurs de BD made in Haut-Koenigsbourg… Mentionnons pour finir deux expositions : la première rassemble des travaux réalisés dans le cadre de l’Atelier Livre de la HEAR, tandis que la seconde est dédiée à Christian Voltz, illustrateur, sculpteur, graveur et bidouilleur de génie. On découvrira les multiples facettes du créateur de personnages faits de fil de fer rouillé, de vieux boutons et autres bidules à la fonction originelle plus ou moins déterminée. Poly 172 Novembre 14

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MILLÉNAIRE

le temps de la cathédrale Pendant une année, jusqu’en septembre 2015, Notre-Dame de Strasbourg fête le millénaire de ses fondations à travers une kyrielle protéiforme de plus de 500 événements coordonnés par Philippe Arlaud, directeur artistique de la manifestation.

Par Hervé Lévy Portrait de Philippe Arlaud par Benoît Linder pour Poly www.1000cathedrale. strasbourg.eu www.cathedralestrasbourg-2015.fr www.philippe-arlaud.fr

«S

i j’ai des racines, c’est en Alsace », affirme l’éternel globe-trotter qu’est Philippe Arlaud, dans un sourire. Et d’égrener les souvenirs d’une enfance sundgauvienne, l’école à Mulhouse, les études de médecine à Strasbourg vite interrompues par la passion du théâtre. Cela se passait au cours des années 1970, dans le caveau de la Gallia,

en compagnie du désormais avocat Laurent Hincker, sous l’égide du TUS (Théâtre universitaire de Strasbourg) : bouillonnements situationnistes, réflexions autour de l’antipsychiatrie de Ronald Laing, travail sur le psychodrame dans le sillage de Jerzy Grotowski… L’aventure s’est poursuivie au TNS de JeanPierre Vincent dont il est notamment directeur des études de 1977 à 1981. Avant de partir arpenter la planète pour devenir un metteur en scène d’opéra surbooké, du Festspielhaus de Baden-Baden1 à Tokyo, via les Bayreuther Festspiele – avec quelques passages par la case Opéra national du Rhin2 –, il a ainsi vécu de longues années à l’ombre de l’unique flèche de Notre-Dame de Strasbourg.

Décider & choisir

Le Point de convergence © Irina Schrag

Le rapport de Philippe Arlaud à la cathédrale a toujours été « très physique. Elle incarne la verticalité dans une plaine d’Alsace horizontale. Cette orthogonalité incroyable me fascine. Comme une abscisse et une ordonnée structurant le fossé rhénan. Avec sa longue flèche, la cathédrale ressemble à un phare. Elle nous tire vers le haut, imposant de ne pas s’avachir. » C’est dans cet esprit que le Directeur artistique – même s’il « déteste les titres, cela ne veut rien dire » – est arrivé fin juin, appelé par la Ville pour travailler à la programmation du Millénaire des fondations de la cathédrale3. « Beaucoup de choses étaient déjà calées », s’amuse-t-il, comme la programmation cultuelle, côté Évêché, déjà quasiment bouclée. Son objectif ? « Donner une cohérence à l’existant et apporter de nouvelles propositions. Travailler sur un 30

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événement qui va durer un an, traversant toutes les disciplines, cela change du côté “on arrive, on monte son opéra, on s’en va”. » Voilà qui a littéralement fasciné le metteur en scène. Le début de sa mission ? « Un audit, un état des lieux, appelez ça comme vous voulez. Beaucoup de manifestations étaient labélisées “Millénaire”, des initiatives étaient déjà prises. Je les ai observées sous un triple prisme : rareté, lien avec la cathédrale, résonance. » Certaines ont été écartées, d’autres seront sans doute modifiées : « Soit on souhaite faire un Disneyland de cette ville – comme avec ces cochonneries que l’on projette l’été sur la cathédrale – soit on considère qu’elle est un des creusets de l’Humanité. » De la subtile différence entre animation et culture…

Organiser & créer

À l’arrivée – tardive – de Philippe Arlaud, beaucoup d’événements « avaient déjà été prévus, sans que leur contenu ne soit défini avec précision. Il y avait également des manques criants : rien n’était planifié avec l’Allemagne ! Vous imaginez !? » Depuis, les choses ont évolué et le magma des manifestations a été ordonnancé autour de plusieurs thématiques, de questionnements multiples, de la réappropriation de l’espace urbain à la citoyenneté, en passant par la mémoire collective ou le sens du sacré. « La question du sacré est évidemment essentielle. Est-il encore présent aujourd’hui, dans nos vies ? Dans quoi s’incarne-t-il ? » Pour contribuer à la réflexion, la cathédrale sera, par exemple, complètement vidée durant une journée, créant un surprenant « espace méditatif ». Les propositions fusent : la venue du perchiste Renaud Lavillenie4, un festival de tailleurs de pierre, un week-end dédié à l’imprimerie, l’événement phare de l’été, la création de gueuloirs” etc. Cette dernière idée tient à cœur à Philippe Arlaud : « Ils seront organisés deux fois par mois. Un texte en lien avec la cathédrale sera lu. Un débat suivra. Lire, parler, écouter, répondre. » Le travail du directeur artistique s’apparente à un work in progress permanent, les contours de cette année festive s’affinant au fil des jours. Ce qui apparaît certain est qu’elle s’achèvera en septembre et en beauté avec la « création mondiale de Buisson ardent, page monumentale de Pascal Dusapin, un compositeur amoureux fou de la cathédrale qui y a passé des centaines d’heures. C’est

une pièce révolutionnaire avec laquelle on entrera dans le XXIIe siècle. » Passé. Présent. Avenir. Notre-Dame est éternelle.

à venir - Les 7, 15 et 21 novembre : Gueuloirs (lieux et horaires sur le site) - V endredi 7 novembre à 20h30 en la cathédrale : Quatre voix – Quatre foi, concert d’ouverture des Sacrées journées (programmation complète sur www.sacreesjournees.eu) - J eudis 6 et 13 novembre à 18h30 au Centre Emmanuel Mounier : conférence sur le Pilier des Anges de la cathédrale et le Jugement dernier dans les arts www.1000cathedrale.strasbourg.eu

1 Entre 2001 et 2012, il y a monté huit productions 2 Cinq entre 1999 et 2009 (un Fliegende Holländer d’anthologie, en 2001) 3 C’est en effet en 1015 que l’évêque Wernher de Habsbourg et l’empereur Henri II posent la première pierre d’une nouvelle église sur les ruines d’un édifice carolingien. Après sa destruction, en 1176, naîtra la merveille que nous connaissons

Le champion olympique 2012 et recordman du monde de la perche avait déjà fait une démonstration spectaculaire de cet “art de la verticalité” devant la Tour Eiffel, au Trocadéro.

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tranches de tranchées Avec une importante tournée dans l’Est de la France, la compagnie néerlandaise Hotel Modern célèbre à sa manière la mémoire de La Grande guerre et son horreur. Par Thomas Flagel Photo de Joost van den Broek

À Strasbourg, au Maillon-Wacken (présenté avec le Kulturbüro Offenburg, en français surtitré en allemand), du 5 au 7 novembre www.maillon.eu À Verdun, au Théâtre, mardi 11 et mercredi 12 novembre www.transversales-verdun.com À Bar-le-Duc, au Théâtre (dans le cadre de Champs magnétiques : Défaire la guerre), vendredi 14 et samedi 15 novembre www.acbscene.eu À Lunéville, au Théâtre, mardi 18 et mercredi 19 novembre www.lameridienne-luneville.fr À Frouard, au Théâtre Gérard Philipe, vendredi 21 et samedi 22 novembre www.tgpfrouard.fr www.hotelmodern.nl

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es férus de spectacle vivant ont peutêtre déjà vu les spectacles incroyables du trio fou furieux composant Hotel Modern, mélange unique en son genre d’arts plastiques, de théâtre d’objets, de film et de musique (un compositeur réalise tous les bruitages en direct). Après le succès de Kamp en 2005 (spectacle sur Auschwitz qui prenait la forme d’une installation), les trois hollandais avaient donné Histoires de crevettes aux Giboulées de la Marionnette 2010 (voir Poly n°132). Pour le centenaire de la Première Guerre mondiale, ils reprennent un spectacle créé en 2001 au succès international. Leurs ingrédients sont toujours les mêmes : un petit plateau de tournage installé sur scène, des objets quotidiens détournés pour créer décors et sons, des caméras miniatures filmant des gros plans retransmis sur écran géant. Le tout à grand renfort de trouvailles visuelles et techniques relevant du génie dans le bricolage lo-fi. Nous voilà sur le front, entre batailles de tranchées et massacres par les villages. Des brosses retournées forment des broussailles, des brins de persil une forêt qui brûlera avec

un chalumeau de fortune. Ici, un vaporisateur fait pleuvoir, du sucre glace tombe comme la neige, là un brûleur à gaz provoque des bombardements et de la gelée mélangée au terreau formant collines et tranchées transforme le tout en paysage de no man’s land dévasté aux airs de Verdun. La compagnie nous emmène au cœur du premier carnage mondial du XXe siècle en suivant un authentique échange épistolaire entre le soldat Prosper et sa mère : des lettres gorgées de quotidien, de petits désagréments, mais aussi de banalisation de la mort à laquelle on s’habitue à force de la tutoyer dans les yeux. L’horreur unit bien vite les deux camps, Tommies et Fritzs aux corps démembrés par les obus, les sifflets de l’assaut vers les lignes ennemies se perdant dans le bruit de l’artillerie. Rien n’échappe à Hotel Modern qui nous plonge dans l’intimité de la déshumanisation de la guerre, dénonçant notamment les camps de prisonniers loqueteux, affaiblis par le manque de nourriture dont « les mouvements des corps ressemblent à ceux de cigognes malades ». Un plaidoyer dont la forme, si proche de celle d’un jeu d’enfants, brille d’un éclat sombre, miroir de notre humanité.


THÉÂTRE

le comédien malgré lui Le metteur en scène Mathias Moritz s’attaque au plus célèbre roman de Flaubert. Bovary, pièce de province tord le cou aux idées reçues et se concentre sur un drame fait de grands renoncements et de petits rêves d’ailleurs balayés par les carcans sociaux.

Par Thomas Flagel Photos de David Betzinger et de la Dinoponera Howl Factory

À Mulhouse, à La Filature (dans le cadre Scènes d’automne en Alsace), du 4 au 6 novembre 03 89 36 28 28 www.lafilature.org À Strasbourg, au Théâtre de Hautepierre, du 11 au 13 décembre 03 88 27 61 81 www.maillon.eu www.dinoponera.com

Voir notre article sur Antiklima (X) dans Poly n°149 ou sur www.poly.fr

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u milieu du XIXe siècle, les fourches caudines de la censure condamnaient Gustave Flaubert pour outrage à la morale publique et religieuse ainsi qu’aux bonnes mœurs. Madame Bovary avec son héroïne rêvant d’ailleurs plus joyeux dans les bras d’amants indolents et jamais assez satisfaisants n’était pas “acceptable”. De quoi séduire un Mathias Moritz toujours avide d’écritures dérangeantes – qui nous avait laissé sur une création autour de Werner Schwab au Maillon*. Lui qui voulait monter Guignol’s band de Céline, se frottant à la frilosité générale des programmateurs hexagonaux, s’est retranché sur ce grand classique de la littérature. « Comme chez Pierre Guyotat, il y a une invention de la langue. Charles Bovary traverse tout le roman depuis sa naissance jusqu’à sa mort. L’œuvre tourne autour de lui mais personne ne le désire jamais. Ni Renoir, ni Minnelli, ni Chabrol ne s’en préoccupent vraiment : il est souvent un nigaud antipathique, on ne peut qu’être désolé pour lui. Pourtant, il avait de l’ambition avant d’être bridé. Théâtralement, je le traite comme quelqu’un qui voulait être un comédien mais qui, renvoyé réfléchir dans sa chambre par son père, décide de devenir médecin en baissant la tête », confie-t-il. Ce renoncement en fait « un grand comédien

malgré lui, plaçant de la passion dans ce qu’il fait, malgré sa décision initiale. » Le metteur en scène approchant la trentaine « aurait pu faire Notre Bovary, une heure de spectacle avec cinq comédiens parlant de l’essence du livre ». Il a préféré la linéarité dans une réécriture de son cru prenant en compte les brouillons originaux de Flaubert. Un peu moins de trois heures de spectacle mêlant scènes de boulevard et moments psychologiques pour onze comédiens au plateau, comme autant de destins possibles, chaque acteur s’emparant de trois ou quatre rôles. « Je suis dans une simplicité exemplaire, en train de réinventer le théâtre austère », assène-t-il goguenard. Tous les artifices du théâtre contemporain sont réunis : la vidéo « même si je m’en méfie », les fausses fins, les chansons (Freddie Mercury, Modern Talking…) chantées en français, etc. Dans une scénographie d’intérieur datée laissant petit à petit place au « chaos d’un lieu anachronique et inidentifiable », la matrice de l’industrie se développe au fil de la pièce, jetant les bases actuelles de notre monde : folie dépensière et endettement d’Emma Bovary, angoisse de l’avenir et vacuité certaine des êtres qui ne doivent « ni faire pleurer dans les chaumières ni sombrer dans trop de pathétique ».

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GRAND ENTRETIEN

le vagabond solitaire Ancien élève de l’École du Théâtre national de Strasbourg, Guillaume Delaveau revient dans la capitale alsacienne créer Ainsi se laissa-t-il vivre. Une variation autour du grand écrivain suisse Robert Walser (1878-1956) à partir d’un montage de textes dressant, en creux, un portrait sans concession du poète.

Par Thomas Flagel Photos de répétitions de Benoît Linder

À Strasbourg, au Théâtre national de Strasbourg (espace Grüber), du 4 au 16 novembre 03 88 24 88 00 www.tns.fr Projection de L’Institut Benjamenta des frères Quay, samedi 8 novembre (16h) au cinéma Star, suivie d’une rencontre avec Guillaume Delaveau www.cinema-star.com

À Besançon, au CDN Besançon Franche-Comté, du 9 au 11 décembre 03 81 88 55 11 www.cdn-besancon.fr

Des fragments de textes écrits de manière minuscule sur des petits bouts de papier

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Aimer Walser c’est tout autant être fasciné par l’œuvre, sa précision et son exquise simplicité, que par sa trajectoire de vie assez incroyable ? Oui, même si personnellement je suis entré dans son univers par ses écrits. Très vite je me suis renseigné sur sa vie mais c’est le romancier et nouvelliste, le poète qui m’ont séduit. Sa biographie est à la fois saisissante et fascinante, très romanesque. Une grande partie de son œuvre se construit sur elle. Presque tous les fragments que j’ai collectés pour créer cette pièce sont des autofictions : cette confusion entre son œuvre et sa vie me porte depuis le début. J’aimerais partager la manière dont une vie se construit sur une carrière qui se déconstruit et d’où jaillit une œuvre. Walser a très peu côtoyé les artistes de son temps, même lors de son époque berlinoise. Il n’a eu de cesse de vivre une vie commune, travaillant dans une banque, comme domestique dans un château, nourrissant ainsi son œuvre… Au tout début, il vient à Berlin chez son frère, très intégré dans le milieu artistique puisqu’il est décorateur pour l’un des grands metteurs en scène de l’époque. Il l’introduit, fait deux romans qui marchent bien, côtoie Wedekind, échange avec le milieu viennois… Walser essaie de s’intégrer, ce n’est pas un rustre. Il est simplement ingérable, l’alcool jouant beaucoup. Il n’a pas les codes, dérange. Tant qu’il a du succès ça va mais son troisième roman, L’Institut Benjamenta, est un fiasco. Il commence alors à s’exclure. S’ajoute à cela un processus similaire à celui de Van Gogh dans sa relation avec son frère qui se marie. Leur colocation se termine. Cela contribue à

l’isoler et correspond à l’époque où il abandonne le roman. La liberté de l’artiste et cette difficulté pour un poète comme Walser de la conserver est-elle centrale dans votre pièce ? C’est la préoccupation essentielle de tout artiste. Les autres reconnaissent et admirent cela, sa liberté qui s’accompagne de sacrifices. Walser entre en asile psychiatrique en 1933, séjour qu’on lui propose car il perd pied mais il n’en sortira plus. Dans un courrier il explique avoir alors arrêté son œuvre car « un poète ne peut écrire qu’en étant un homme libre ». Les biographes évoquent une profonde psychose, caractérisée par une schizophrénie, comme d’autres artistes avant lui… Il est diagnostiqué schizophrène, entretenant un rapport plus que trouble avec la réalité. Il n’a guère été soigné mais a échappé, contrairement à Artaud, aux électrochocs. Le processus est le même : il est isolé, abruti par le travail et vit dans des conditions matérielles déplorables. Les longues balades dans la nature sont importantes pour lui. Une forme d’épuisement et de retour aux sources recherché loin du monde à tel point qu’on parle de vagabondage… Ses promenades sont compulsives mais constituent aussi une méthode de travail. Au bout du compte, il poursuit un rêve impressionniste : comme les peintres sont sortis des ateliers pour partir dans la nature avec des


chevalets, lui s’est dit j’arrête le bureau, le roman et je vais dans la nature écrire des nouvelles avec mes impressions. Même lorsqu’il développe sa technique de crayon sur papier, écrivant ce qu’on appelle aujourd’hui ses Microgrammes*, il n’est pas dans la folie. En pleine nature, il est extrêmement difficile de travailler à l’encre de chine et d’écrire avec le vent. Il s’adapte et désacralise le geste de la belle écriture associée à son travail de commis de notaire remplissant des registres entiers de comptes. Ses Microgrammes sont composés dans le plus grand secret, pour lui seul, comme à l’écart du monde… Il a créé du mystère. À force de cheminer avec lui depuis 2011 pour créer cette pièce, je commence à le comprendre. On ne sait pas pourquoi il les a écris si petit par exemple. Nous esquissons un début de réponse à cela comme une contre-proposition du monde de l’édition. C’est l’exact inverse de la duplication, reliée et transmissible du livre à grande échelle. Comme on n’édite plus ni ses livres, ni les feuilletons qu’il plaçait régulièrement dans les journaux, le microgramme dans une graphie unique est une nouvelle qui ne peut être éditée. Il fait œuvre de son humiliation, la renverse. Ce n’est pas un geste ni un travail de folie ou de névrose, mais un acte de créa-

tion choisi en contrepied au monde littéraire. Celui-ci se l’arrache aujourd’hui car les microgrammes sont des objets plastiques et artistiques incroyables. Avec vos comédiens, vous avez dû vous méfier de la fascination romantique qui accompagne les “poètes maudits” ? Je souhaite justement faire entendre qu’il n’est pas maudit. C’est un processus, des rapports, ses interlocuteurs, sa propre intransigeance qui construisent une défaillance. Walser en est son propre artisan aussi ! Nous nous méfions de l’écueil que vous décrivez en nous consacrant à son choix, dans la seconde partie de sa vie, d’effacement et de rapport profond à l’abnégation plutôt que de développer l’idée qu’il serait assommé par le seul échec de sa carrière. Le titre de la pièce Ainsi se laissa-til vivre, l’une des dernières phrases de Lenz de Büchner, est utilisée par Walser à de nombreuses reprises. Elle rend compte de son choix : celui d’être libre… Tout à fait et par rapport aux romantiques allemands du XVIIIe siècle, Walser tord le cou à ce processus de destruction. Il doit cela à la grande ironie qui le caractérise, totalement absente chez eux. La matière est pesante,

On admire des poètes leur liberté, sans penser aux sacrifices qu'elle nécessite

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GRAND ENTRETIEN

l’émotion convoquée énorme mais nous sommes capables de l’encaisser grâce à cela. Il y a un paradoxe à être psychotique tout en étant capable d’une distance dans ses écrits qui l’aide à vivre avec sa bile noire… Il se fait rattraper mais je ne sais pas jusqu’à quel point il est conscient de son état. Il exprime ce qu’on nomme aujourd’hui une certaine bipolarité. Le contexte joue aussi, on l’oublie trop souvent : l’Allemagne est touchée par la crise de 1929 et va sombrer dans le fascisme. Walser n’est pas un cinglé dans une période prospère ! Tout s’effondre aussi autour de lui, dans le nationalisme et l’antisémitisme.

Sur scène, six comédiens interprètent Walser à différents âges… Le gros du travail réside dans les incarnations de chacun sur des projections les uns des autres, le dédoublement de personnalités, les divers degrés de narration qu’il pose : Walser écrit une nouvelle dans laquelle un poète écrit lui-même sur un poète écrivant dans une mise en abîme permanente de sa propre figure. De quoi faire du théâtre à l’infini pour nous ! Cela situe les acteurs à l’endroit même de leur art, dans sa plus grande difficulté puisqu’il faut multiplier les états sans crescendo vers une crise comme c’est souvent le cas au théâtre. Ici, la narration ramasse tout, tout le temps. Une seule comédienne joue toutes les figures féminines que Walser a côtoyé : muse, prostituée, sœur, logeuse… Quelle a été la réalité de ses amours ? Les a-t-il fantasmées ou vécues ? On sait qu’il avait un problème avec cela. Son premier choc est celui du rapport à sa mère, très complexe. Le second est un premier amour qui le laisse éconduit, à peu de temps du mariage avec une institutrice. Le traumatisme est réel d’autant que la rivalité avec son frère est difficile : pour lui tout marche avec les femmes et dans son travail… On sait aujourd’hui que Walser n’a jamais eu de relation charnelle avec une femme. Il n’est pas question d’homosexualité mais d’un empêchement. Il serait donc asexué. J’ai donc choisi une seule comédienne comme une figure intouchable, idéale, qui fait sans cesse rebondir sa vie. Quand le corps ne peut pas s’exprimer, la frustration fait des dégâts sur l’équilibre. Walser meurt d’épuisement au cours d’une longue balade dans la neige. Une forme de suicide comme Jack London ? Il meurt à 78 ans. Il a eu, bien avant, de nombreux rendez-vous avec le suicide. Il admirait Kleist et aurait pu, comme lui, se brûler la cervelle. Sa disparition ce 25 décembre 1956, dans la neige, au cours d’une promenade, correspond au texte final qui s’appelle Neiger, écrit en 1920, dans lequel il raconte la mort de quelqu’un sous la neige. C’est quand même fort de café ! Je me dis qu’il a l’âge de mourir, son corps est fatigué et peut-être décide-t-il de ne pas rentrer. Je peux imaginer qu’il choisit le contexte de sa mort.

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dr. fol amour Porté par six Centres dramatiques dont la Comédie de l’Est, Docteur Camiski ou l’esprit du sexe est un feuilleton théâtral en sept épisodes. En novembre, Colmar accueille les opus 3 – signé Guy-Pierre Couleau – et 4 de cette aventure hors normes. Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe…

Par Hervé Lévy Photo de Jean-Louis Fernandez

À Colmar, à la Comédie de l’Est, du 26 au 28 novembre (rencontre avec les artistes à l’issue de la représentation du jeudi 27) 03 89 24 31 78 www.comedie-est.com

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ur le modèle des séries télés, Pauline Sales et Fabrice Melquiot ont imaginé une pièce en sept épisodes (confié chacun à un metteur en scène différent), dont on a découvert les deux premiers à Colmar, fin septembre. La représentation débute invariablement par un générique, fond noir & voix off, et s’ouvre sur un décor identique : le cabinet lambrissé du Docteur Camiski, psychiatre et sexologue spécialisé dans la thérapie de couple, interprété par l’éblouissant Vincent Garanger. Dans un coin, se repose son labrador nommé Junon, référence aux pulsions animales qui s’expriment sur la scène. Se déploie ensuite l’action, toujours séquencée sur un même mode : dialogue avec le patient / interruption par un coup de téléphone de l’ex-femme de Camiski qui laisse un message sur le répondeur / fin du dialogue / “transe” délirante du docteur. Après deux épisodes où l’on a croisé une star du rock qui a du mal à bander et une femme ayant des relations sexuelles avec Dieu, le spectateur va rencon-

trer « un instituteur abstinent depuis six ans. Il vient d’avoir le coup de foudre pour une de ses collègues et ne sait plus bien comment s’y prendre », résume Guy-Pierre Couleau qui monte l’épisode 3. Confiant, le patient quitte la consultation sur un « Merci », puis Camiski, « dans un contre-transfert délirant imagine la soirée qu’il va vivre ». Ce théâtre de texte, jubilatoire et drôle, nous entraîne dans une zone improbable entre Woody Allen et Jacques Lacan où l’on apprend plus sur l’analyste que sur l’analysé. Dans l’épisode 7, « le public connaîtra enfin le secret du Docteur Camiski » explique de directeur de la Comédie de l’Est. Au final, c’est une exploration de la sexualité humaine sur un mode philosophique, poétique, léger, humoristique, décalé, et profond à la fois, qui attend le spectateur d’une série qui entre en résonance avec les mythes anciens. Étant bien entendu que sept épisodes ne suffisent pas à faire le tour de la question… Vivement la saison 2.

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lab’yrinthe Le TJP fête ses 40 ans et propose le spectacle The Assembly of Animals de Tim Spooner, entre complexe démonstration scientifique et tortueuse installation plastique. Par Emmanuel Dosda Photo de Paul Blackemore

À Strasbourg, au TJP Grande scène du 21 au 23 novembre (à partir de 8 ans) 03 88 35 70 10 www.tjp-strasbourg.com www.tspooner.co.uk

Week-end anniversaire du TJP, du 21 au 23 novembre au TJP Grande scène Renseignements & réservation 03 88 35 70 10 www.tjp-strasbourg.com

1 Série de “journées portes ouvertes” durant lesquelles le TJP invite le public à découvrir ses coulisses 2 Certains spectacles, comme Enchantés du Fil rouge théâtre, du 1er au 6 décembre, s’adressent aux plus petits, dès un an

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our Renaud Herbin, directeur du TJP, « les arts de la marionnette sont un espace infini ». Afin de s’adresser aux petits comme aux adultes, de les interroger et les « transformer », les artistes conviés par le Centre dramatique national (depuis 1991) utilisent un éventail très large de vocabulaire. C’est le cas avec Tim Spooner, inclassable plasticien londonien, auteur de dessins ou peintures onirico-scientifiques et de performances proches de l’expérimentation savante (24 Grotesque Manipulations). Il développe « un univers visuel et plastique » singulier, quelque part entre Le Cirque animé de Calder et Fischli & Weiss lorsqu’ils créent Le Cours des choses, enchainement infernal et absurde d’incidents : objets chutant, se percutant, brûlant ou explosant. The Assembly of Animals est une forme courte (une trentaine de minutes), un show hybride mêlant magie, marionnettes et installation. Dans l’interstice de rideaux de théâtre, le public perçoit des figures lumineuses de couleur rouge ou bleu. Petit à petit, tout un micro monde se dévoile et s’anime. Le public s’approche à la découverte d’un étrange labo composé de tréteaux et de drôles de machines, de fils et de rouages. Il pénètre dans une officine où des bestioles et autres êtres gesticulent. Des expériences y sont menées, le magnétisme et la mécanique

des fluides sont testés. The Assembly… est basé sur la Monadologie, texte de Leibniz, les monades étant, selon le philosophe allemand, des unités constituant toute chose. Quand la métaphysique est abordée dans « une élégance très british »… Cette coproduction est programmée dans le cadre d’un Week-end1 d’anniversaire dont le temps fort est une rencontre avec André Pomarat (vendredi 21 novembre à 19h), fondateur du Théâtre jeune public en 1974, qui reviendra sur cette belle Odyssée. Que de chemin parcouru par un théâtre qui, en 2014, « tout en s’inscrivant dans une continuité », selon son actuel directeur (le troisième), a bien évolué, se consacrant aujourd’hui à la marionnette, mais aussi à l’objet ou à la matière manipulée, et s’ouvrant à un large auditoire, allant de un à cent ans (et plus)2. Durant le Week-end, les spectateurs sont conviés à assister à une étape de travail de Profils, création de Renaud Herbin et Christophe Le Blay (vendredi 21 novembre à 19h), à visiter l’exposition de Rachel Wehrung et Sophie N’Guyen qui ont exhumé les archives du TJP ou à se rendre à divers “chantiers” ouverts au public, prouvant que l’institution est bien un passionnant Terrain de Jeu Protéiforme.



JEUNE PUBLIC

c’est bon signe Dans le cadre des Régionales, Les Compagnons de Pierre Ménard inventent Les Contes-dits-du-bout-des-doigts, spectacle bilingue français / langue des signes (à partir de six ans). La Sorcière du placard aux balais de Pierre Gripari jaillit du livre pour prendre vie par les mots et les gestes.

© Les Compagnons de Pierre Ménard

spectateurs l’idée de s’y replonger ensuite », explique le metteur en scène Nicolas Favart.

Par Dorothée Lachmann

À Erstein, au Centre Hospitalier, dimanche 16 novembre www.ville-erstein.fr À Illkirch-Graffenstaden, à L’Illiade, mercredi 19 novembre www.illiade.com À Saverne, à l’Espace Rohan, samedi 29 novembre www.espace-rohan.org À Staffelfelden, à La Margelle, samedi 30 mai 2015 www.lamargelle.net

www.ciecpm.com

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l’époque où la monnaie n’était pas encore unique, que faisait-on en découvrant une pièce de cinq francs au fond de sa poche ? On allait s’offrir un café ou une glace au chocolat. Monsieur Pierre, lui, décide d’acheter une maison. Cinq francs, après tout, c’est le début de la fortune. Mais pour ce prix, la bonne affaire cache forcément un vice. Cette bâtisse est hantée. Une sorcière habite en effet dans le placard aux balais : gare à celui qui osera fredonner la chanson qui l’en fera sortir ! Imaginée en 1967 par Pierre Gripari dans ses Contes de la rue Broca, cette histoire est devenue un classique de la littérature enfantine. C’est également le premier texte que Les Compagnons de Pierre Ménard ont mis au répertoire des Contes-dits-dubout-des-doigts, forme de spectacle alliant langue française et langue des signes. Deux comédiens lisent l’histoire, tandis qu’une comédienne la signe, en parfaite synchronisation. « J’aime que le livre soit présent sur scène et qu’il soit lu, pour donner aux jeunes

Rester discrètement derrière les pages du livre, c’est aussi une façon pour les deux acteurs de laisser les regards se focaliser sur l’expressivité de la langue des signes et son esthétique visuelle extrêmement stimulante pour l’imagination. Sabrina Dalleau et Isabelle Florido jouent le spectacle en alternance et sont toutes les deux nées de parents sourds : elles sont donc parfaitement bilingues, la LSF (langue des signes française) étant leur idiome maternel. « Lorsqu’une personne signe, elle crée autour d’elle un univers visuel extrêmement riche et précis, palpable même pour celui qui ne connaît pas la LSF. Ce ballet des mains peut également devenir une véritable chorégraphie, riche d’émotions », confie Isabelle Florido. La lecture prend vie ainsi, à la manière d’un doublage de dessin animé muet, les comédiens et la comédienne se fondant dans une quasi-gémellité. « Nous avons joué devant un public composé exclusivement de personnes sourdes : elles nous ont révélé combien l’énergie dégagée par les comédiens, par la couleur de leurs voix, était en adéquation avec la couleur des signes », se souvient Nicolas Favart. Quant aux enfants, ils sont fascinés par ces doigts qui savent dire tant de choses et par cette grammaire du visage, si naturelle au fond. « C’est une langue humaine. Elle a beaucoup de sens pour les enfants qui ont des difficultés d’apprentissage. » En un clin d’œil, les petits spectateurs apprennent à signer la chanson qu’il ne faut surtout pas chanter à cause de la sorcière. Mais c’est tellement tentant !


Théâtre

mise au vert Huis clos sous tension dans la brume anglaise, La Campagne de Martin Crimp révèle un énigmatique triangle amoureux. La metteuse en scène Catherine Javaloyès explore ses faux-semblants, en quête d’une vérité qui apparaît au fil des mots, avant de s’échapper, insaisissable.

Par Dorothée Lachmann Photo de répétition de Xavier Martayan À Strasbourg, au Taps Laiterie, du 4 au 9 novembre 03 88 34 10 36 www.taps.strasbourg.eu www.compagnie-letalonrouge.fr

C

orinne est mère au foyer, soucieuse des apparences, dévouée corps et âme à son mari. Richard est médecin de ville, parachuté à la campagne pour en finir avec ses « addictions citadines ». Comprendre ses relations extra-conjugales. Pour Corinne, en tout cas, car selon Rebecca, c’est bien pour la suivre, elle, que Richard s’est exilé au vert. Cette dernière, troisième personnage trouble, va servir de révélateur à ce couple bourgeois. « Travailler sur l’adultère, avec la femme jalouse, ne m’intéresse pas. J’ai plutôt envie de voir comment Rebecca, la maîtresse, va éclairer le fonctionnement du couple. Le triangle amoureux n’est en fait que la partie émergée de l’iceberg. La pièce se fonde davantage sur le dévoilement d’existences humaines », précise Catherine Javaloyès, artiste associée au Taps cette saison. Les failles de chacun apparaissent peu à peu, au fil des quatre premiers actes qui avancent lentement dans une nuit brumeuse à la temporalité confuse et à l’ambiance onirique.

Il semble que rien ne se passe, que l’allure spectrale des personnages les dispense de s’inscrire dans la réalité. On croit reconnaître une situation du quotidien. Et puis non. Aussitôt, l’écriture déraille, bifurque, dérape. « La parole fait office de trompe l’œil. C’est là que se cache l’action. Une parole au rythme syncopé, cisaillée et fluide en même temps, capable d’interroger, de mentir. Elle domine et esquive. C’est la force de cette “ pièce labyrinthe ” qui joue avec indices et fausses pistes. Avec le parti-pris de nous perdre, elle se présente comme une carte avec des carrefours, des culs de sac brutaux, des demitours », poursuit la metteuse en scène, qui songe autant à Sherlock Holmes qu’à Pinter et Shakespeare en plongeant dans l’univers de Martin Crimp. Dans une scénographie dépouillée pour laisser place à l’espace mental, l’organique apparaît en contrepoint, touches végétales et minérales, touches de vérité irréductible. Puis survient le cinquième acte, au sortir d’un rêve étrange, comme un coup de théâtre, en plein jour, dans une lumière frémissante. Dans cette comédie noire aux allures de thriller psychologique à l’humour résolument anglais, il incombe au public de débusquer la vérité parce que Crimp, à l’image d’Hitchcock, brille dans la manipulation du spectateur… Poly 172 Novembre 14

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NOUVEAU CIRQUE

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chevaliers Duo hors-norme de performers, The Knights of the Invisible crée Black Regent à l’invitation des Migrateurs, sur la scène du Théâtre de Hautepierre. Contorsions, gros son et danses endiablées sur fond de contemplation de l’ordre et du désordre du monde.

Par Irina Schrag

À Strasbourg, au Théâtre de Hautepierre (en collaboration avec Pôle Sud), vendredi 14 et samedi 15 novembre www.lesmigrateurs.eu 03 88 40 71 21 www.polesud.fr

* Dispositif réunissant une plateforme d’opérateurs culturels européens dont le but est de découvrir, accompagner et soutenir les nouvelles générations d’auteurs de cirque – www.circusnext.eu

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ona Kewney et Joe Quimby sont des chevaliers sans peur et sans reproche, échoués sur le rivage de la création contemporaine avec ce qu’il faut de ténacité et de rage contenue pour exploser la garde des immobilismes du spectacle vivant. Dans un mélange de musique si lourde et torturée qu’il faudra des bouchons à oreilles pour en soutenir l’éclat dans la salle, et de danse saccadée d’une beauté aussi brutale que de longues vagues toutes en tensions, le duo installé à Glasgow porte haut l’étendard du cirque contemporain, transgenre et saute frontière. Lauréats 2012 du programme CircusNext*, les chevaliers de l’invisible proposent un parcours sensible dont l’enjeu principal est « la réalité brute et triviale du corps en chocs perpétuels ». Dans un champ de bataille scénique épuré, le corps se fait armure, « comme si d’un combat il devait ne revenir que lambeaux et bribes, disparaissant sous l’énorme masse de regards avides ». Avec la radicalité du combattant décidé à en découdre, ils souhaitent « coûte que coûte avancer et se donner entier aux jeux de la fougueuse bataille, enrager son être entier et le mener au plus vite à la rencontre du monde ».

Les racines baroques de Black Regent, créé après de longues périodes de résidences (notamment à Hautepierre), ajoutent aux décors une touche de perspective irréelle et d’exploration vidéo fantasmagorique – avec leurs lots de références à la peinture classique et aux paysages étrangement saisissants. Jouant de la surimpression d’images sur les corps de nos deux paladins engagés dans une campagne à la recherche d’une réalité incertaine, les projections vidéos révèlent l’âme se dégageant des organismes fantomatiques qui s’offrent à notre regard. Iona Kewney ne ménage pas ses efforts, se mouvant en circonvolutions animales et dans des contorsions endiablée jusqu’à un état d’épuisement apparaissant sans cesse surmontable dans une recherche d’énergie absolue de l’extrême. Le tout sous les yeux d’un Joe Quimby en forme de Deus ex machina arborant avec la sérénité ravageuse des puissants ses dimensions hors normes et son destin tatoué sur la peau. Et si l’art de la guerre qu’ils déploient n’était qu’une métaphore de nos états intérieurs ?


ceux de 14 À Saint-Dié-des-Vosges, La Nef accueille Front de l’immense Luk Perceval, bouleversante réflexion multifocale et polyphonique à hauteur d’homme sur la boucherie de la Première Guerre mondiale.

Par Hervé Lévy Photo d’Armin Smailovic

À Saint-Dié-des-Vosges, à l’Espace Georges-Sadoul, lundi 10 et mardi 11 novembre 03 29 56 14 09 www.saint-die.eu

www.lukperceval.info

U

ne radicalité inspirée. Cette phrase lapidaire pourrait définir le modus operandi du metteur en scène belge Luk Perceval qui s’est fait connaître, au milieu des années 1990 par Ten Oorlog, épopée de onze heures concentrant l’intégralité des drames historiques de Shakespeare. On se souvient aussi d’une soirée venteuse de l’été 2004, en Avignon où ses acteurs jouaient en plein air, perchés à plusieurs mètres du sol, sur une longue et étroite scène, faisant penser à des gymnastes sur une poutre. Histoire de créer un réel danger, le sol était en outre jonché de tessons de verre dans cette Andromak d’anthologie, ébouriffante adaptation de Racine. Pour Front, Perceval est à nouveau sur le fil du rasoir, se plongeant – c’est la période qui le veut – dans la Première Guerre mondiale. Avec une scénographie sobre rythmée par la musique hallucinée de Ferdinand Försch, entre bruitisme désincarné des combats et humanité des combattants, il entraîne le spectateur au cœur du lacis abject et boueux des abris et des trous d’obus de première ligne.

Pour Luk Perceval, Front est « une polyphonie » au ras de la tranchée jouée en quatre langues (français, allemand, néerlandais et anglais). Les mots s’entremêlent. Ce sont ceux des soldats. Eux qui ne sont plus que de la chair à canon, des Frontschweine selon la belle expression germanique. Ils se nomment Paul Bäumer ou Emiel Seghers, sont troufions ou officiers et tentent de survivre à l’horreur. Leurs paroles sont tirées de deux chefsd’œuvre de la littérature nés sur les cendres de 14-18, le best seller pacifiste d’Erich Maria Remarque, À l’Ouest, rien de nouveau et Le Feu, bouleversant témoignage de 1916 signé Henri Barbusse (auxquels ont été adjoints quelques documents d’époque). Aucune rémission n’est possible dans ce tourbillon de sombre horreur. Aucune consolation envisageable face aux décombres d’une humanité dévastée par les shrapnels montrée avec une immense sobriété, évitant avec brio l’écueil du pathos. La guerre envahit les esprits. Nue. Glacée. Impitoyable. On en ressort abasourdis, sans mots, encore habités, au plus profond, par ce qu’on vient de se prendre en pleine âme. Poly 172 Novembre 14

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le dernier roi d’écosse Après la présentation en décembre 2013 de ses tableaux vivants recréant les zoos humains du milieu du XIXe siècle dans Exhibit B*, l’artiste sud-africain Brett Bailey transpose le Macbeth de Verdi en République démocratique du Congo où la folie du pouvoir et l’odeur du sang shakespeariennes se fondent dans les conflits actuels.

Par Thomas Flagel Photos de Nicky Newman

À Strasbourg, au Maillon, du 12 au 15 novembre (en italien surtitré en français et en allemand) Rencontre avec Brett Bailey, mercredi 12 novembre à l’issue de la représentation Atelier du spectateur avec la Maison Théâtre, les Ceméa et Maillon +, samedi 15 novembre

Lire African History X, interview avec l’artiste parue dans Poly n°163 ou sur www.poly.fr

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ans la froideur hivernale de la délabrée Brasserie Schutzenberger, il nous avait laissé au bord des larmes après une déambulation en forme de traversée de l’histoire coloniale et génocidaire. Des images d’une beauté stupéfiante autour de la violence, de l’esclavagisme, de la torture. Et surtout, l’esprit touché au vif par la persistance actuelle des mécanismes de racisme et de domination. En septembre 2014, Exhibit B devait être joué outre-manche, à Londres. Mais d’obscurantistes manifestants (n’ayant même pas vu le spectacle) taxant l’artiste de racisme – alors qu’il en dénonce justement la persistance des procédés – réussirent à faire annuler la pièce, confirmant l’inquiétante

distance qui nous sépare, encore et toujours, d’une société ouverte, osant regarder en face ses dérives passées et présentes, se battant pour la liberté artistique sans se soumettre au diktat de pulsions conservatrices et protectrices.

La résistible ascension de Macbeth

Malgré cette éprouvante censure artistique, Brett Bailey poursuit la tournée européenne de Macbeth, notamment présenté au Maillon de Strasbourg. Sa troisième mise en scène de l’Opéra de Verdi nous transporte en République démocratique du Congo, début XXIe siècle. Dans la province du Kivu, bordant les


OPÉRA

frontières de l’Ouganda et du Rwanda, une troupe amateur formée de réfugiés ayant échappé aux massacres orchestrés par divers seigneurs de guerre et d’anciens enfants soldats Maï-Maï découvre de vieux costumes et partitions dans une malle de l’Hôtel de Ville de Goma. Ils décident alors de nous conter leur propre histoire, miroir du drame shakespearien. Plus qu’un point de départ inventé par le metteur en scène, cette transposition contemporaine constitue un parti-pris politique dénonçant le cycle de violences sans issue – et son cortège de centaines de milliers de déplacés et de disparus – ensanglantant la région des grands lacs depuis deux décennies.

No Borders

Autour d’une scénographie gorgée de couleurs criardes et de motifs traditionnels revisités alternant avec des photographies à la chromie modifiée à la manière d’un Richard Mosse, Brett Bailey s’est entouré d’une équipe bigarrée associant des chanteurs sud-africains de langue Xhosa aux douze musiciens du No Borders Orchestra issus d’Ex-Yougoslavie. En partage, une certaine histoire des conflits fratricides. Non content d’adapter la seule partition musicale afin de proposer une version plus restreinte de l’opéra initial (bien évidemment chanté en italien) qui n’en réduit aucunement la force, il prend des libertés, utilisant notamment sa propre traduction du livret de Verdi : des phrases courtes, fragmentées dans une langue plus proche de l’anglais parlé d’aujourd’hui que de la poésie du théâtre élisabéthain. Macbeth échange ainsi des SMS avec sa Lady du style « Babe, Met witches in the forest. Said I will b Commander ! WTF ?!? C u latta ».

pouvoir confinant à la folie destructrice et mégalomaniaque décrite par Shakespeare a déjà trouvé de cruelles incarnations en les dictateurs zaïrois Mobutu et ougandais Idi Amin Dada. Point de place ici pour la candeur : Brett Bailey transfigure les trois sorcières – insinuant la corruption dans l’esprit de Macbeth en lui révélant son futur règne et sa fin tragique – en représentants de multinationales occidentales avides d’exploitation des ressources naturelles. Sur la dépouille encore chaude de son prédécesseur, Macbeth, filmé pour les besoins de la propagande, revêt ainsi la coiffe du Commander, un énorme poing rouge fermé vers le ciel, avant de recevoir une mallette remplie de billets verts venus d’une quelconque World Company, résurgence de pratiques colonialistes qui accompagnent – quand elle ne les provoquent pas – les coups d’états et conflits dont on peine à entrevoir la disparition. Quant au retour à l’équilibre initial, ne comptez pas sur l’artiste sud-africain pour faire preuve d’optimisme : déjà, les anciens réfugiés s’allient aux ennemis du nouveau roi…

Seigneurs de guerre

Toute ressemblance avec des personnes, des situations existantes ou ayant existé ne saurait être, ici, fortuite. Le général Macbeth assassine sauvagement le Major Général Duncan en prenant le contrôle des milices PDC afin, non seulement de contrôler l’ensemble du NordKivu à grands renforts d’exactions de masse à la machette et de crimes de guerre (viols, massacres de civils…), mais surtout de faire main basse sur les mines d’or et de tantalite de la région. Autant d’éléments qui ne sont pas sans rappeler les affrontements et tentatives de déstabilisation des régimes de Kabila père à Paul Kagame, orchestrées et soutenues par les pays limitrophes. Personne ne doute du destin qui se joue sur scène. L’ivresse du Poly 172 Novembre 14

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FESTIVAL

la voix des femmes Pour cette nouvelle édition du festival Musiques du monde, La Coupole fait la part belle aux femmes d’Afrique. Artiste éblouissante et citoyenne engagée, la béninoise Angélique Kidjo précède à l’affiche Carmen Souza, voix enchanteresse du Cap-Vert.

Par Dorothée Lachmann Portrait d’Angelique Kidjo par GillesMarie Zimmermann

À Saint-Louis, à La Coupole, du 13 au 18 novembre (Angélique Kidjo, jeudi 13, Carmen Souza, samedi 15, mais aussi Aashenayi de Canticum Novum explorant les musiques à la cour de Soliman le Magnifique, mardi 18) 03 89 70 03 13 www.lacoupole.fr

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ve : un titre symbolique pour un nouvel opus dédié à la force des femmes africaines, « flamboyantes et courageuses ». Après une dizaine d’albums qui lui ont valu une reconnaissance internationale, des collaborations artistiques avec Manu Dibango, Carlos Santana ou encore Gilberto Gil, Angélique Kidjo est retournée aux sources avec treize titres interprétés dans plusieurs langues : fon, yoruba, goun et mina. Ses chansons militantes racontent la condition des femmes d’Afrique, mais aussi leur audace, leur pugnacité, leur sourire envers et contre tout. « Quand on tombe, c’est la façon de se relever, de se projeter dans l’avenir, qui nous définit », affirme la chanteuse. Ambassadrice de l’Unicef, elle a aussi créé sa propre fondation, Batonga, qui lutte pour la scolarisation des jeunes filles dans l’enseignement secondaire, afin qu’elles puissent prendre part au développement de leur pays. La diva africaine n’est pas seulement la porte-parole de ces femmes : elle leur donne la parole. Pendant trois ans, elle a sillonné Bénin et Kenya, enregistrant des chorales villageoises traditionnelles exclusivement féminines, qui composent les chœurs d’Eve. « À travers leurs voix, je voulais que les gens puissent voir la beauté de leur âme », souligne l’artiste, qui a également invité sur son album l’Orchestre philharmonique du Luxembourg, le Kronos Quartet, Dr John ou la nigériane Asa. Cocktail d’énergie, nourri à la pop, la soul et à l’afrofunk, Eve est rythmé par un instrument sym-

bolique, le cajon, cette caisse de bois que les esclaves ont transformée en percussion au XVIIIe siècle. À 3 000 kilomètres à l’Ouest du Bénin, en plein Océan atlantique, le Cap Vert a lui aussi ses voix. Celle de Cesária Évora bien sûr, mais également celle de Carmen Souza. Souvent comparée à Ella Fitzgerald, elle réussit à conjuguer élégamment jazz, sodade et rythmes africains, avec une étonnante légèreté, comme en apesanteur. Son chant à la fois intime et tonique, sa voix sensuelle, faussement fragile, rendent hommage à la langue de ses ancêtres, le créole capverdien. Sur son dernier album, Kachupada (2012), Carmen Souza chante aussi en portugais et en anglais, pour proposer ses versions décoiffantes de grands standards, comme Donna Lee de Charlie Parker à l’accordéon, ou My favorite things de John Coltrane. Une artiste qui bouscule les clichés en inventant sa propre voie musicale, portée par une joie de vivre communicative.


JAZZ

french touch Jazzdor reflète la diversité de formes que peut revêtir le jazz actuel, se frottant volontiers au rock, à la musique contemporaine ou du monde. Cette année, le festival fait la part belle à de jeunes artistes français qui ne connaissent pas les frontières, ni géographiques, ni stylistiques.

Par Emmanuel Dosda Portrait de Thomas De Pourquery © S.Gripoix

À Strasbourg (Pôle Sud, Cité de la Musique et de la Danse, CEAAC…), Schiltigheim (Salle des Fêtes), Bischheim (Salle du Cercle), Lingolsheim (Maison des Arts), Illkirch-Graffenstaden (L’Illiade), Wissembourg (Relais culturel) ou à Offenburg (Reithalle), du 7 au 21 novembre 03 88 36 30 48 www.jazzdor.com 1

Scène de Musiques Actuelles

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Musique populaire grecque

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oint d’orgue de la saison concoctée par Jazzdor (labélisé Smac1 depuis l’année dernière), le festival éponyme s’évertue à exposer la réalité d’un genre vivant qui aime se mêler à d’autres registres. Une centaine de musiciens venus du monde entier se donnent rendez-vous lors du 29e chapitre d’une manifestation durant laquelle on passera aisément du coq à l’âne, d’ambiances électriques à des moments suspendus (le voyage proposé par le Kemik trio, mêlant Rebétiko2 et Bartók, dimanche 9 novembre au Relais culturel de Wissembourg), voire « chambristes », selon l’expression de Philippe Ochem, directeur. Jazzdor nous convie à partir à la (re)découverte d’artistes confirmés (Tom Harrell ou

label idée Ça faisait quelques temps déjà que le projet titillait Jazzdor qui réalise enfin son rêve en devenant un label avec la création de Jazzdor Series qui compte sortir deux références par an. Le public est convié à découvrir les deux premiers disques – enregistrés en 2013 à Berlin – durant le festival : le CD du Live at Kesselhaus du duo Joëlle Léandre / Vincent Courtois (en concert mardi 18 à Pôle Sud) et du trio Maggie Nicols / Denis Charolles / David Chevallier (jeudi 20 à la Maison des Arts de Lingolsheim). Les deux premiers épisodes d’une série qui nous tiendra longtemps en haleine, à vivre en live… www.jazzdor.com

Charles Lloyd, « une des dernières grandes figures historiques ») et émergeants, ayant pour point commun un indéniable talent et une ouverture d’esprit hors du commun. Illustration, samedi 8 (à la Cité de la Musique et de la Danse), en compagnie d’artistes salués par les Victoires du Jazz 2014, avec le saxophoniste Émile Parisien et son quartet, présentant une création expressive et explosive, et avec le Supersonic du barbu Thomas de Pourquery (saxo), s’emparant de manière irrévérencieuse du répertoire bigarré de Sun Ra. Les deux formations, à la fois faciles d’accès et intransigeantes, font beaucoup de bruit à l’international et prouvent la très bonne santé du jazz français actuel. « On ressortira KO » de cette soirée supersonique, assure l’équipe du festival. Nous retrouverons Edward Perraud, batteur de Pourquery, le lendemain (même lieu), aux côtés du clarinettiste star Michel Portal. Autres frenchies d’exception : le violoniste caméléon Théo Ceccaldi (jeudi 13 au CEAAC en trio, puis à Pôle Sud avec l’Orchestra national de Jazz) ou Émilie Lesbros (& Darius Jones quintet, mardi 11 à Pôle Sud) pour un projet franco-américain inspiré par la fructueuse collaboration entre Brigitte Fontaine et l’Art Ensemble of Chicago, en 1970, mêlant jazz libre et chanson free. Ou inversement. Poly 172 Novembre 14

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stupeur et tremblements Avec Burning Bright de Hugues Dufourt, Les Percussions de Strasbourg vont enflammer Luxembourg, entraînant l’auditeur au cœur d’un surprenant et multiforme continent sonore. Par Hervé Lévy Photo de Laurent Khrâm Longvixay

À Luxembourg, au Théâtre national du Luxembourg, jeudi 27 novembre dans le cadre du festival rainy days (du 26 au 30 novembre) +352 26 32 26 32 www.philharmonie.lu www.rainydays.lu www.percussionsdestrasbourg. com

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ntre le compositeur septuagénaire Hugues Dufourt et Les Percussions de Strasbourg ce fut le coup de foudre en 1977 avec Erewhon, vaste page trépidante pour six percussionnistes et 150 instruments irriguée par une énergie incroyable. Les années ont passé après cette première rencontre fulgurante : un peu moins de quarante ans plus tard est né Burning Bright, écrit pour célébrer le 50e anniversaire de la formation alsacienne. Découverte en septembre au cours du festival Musica, la pièce sera mise en lumière pour la première fois par Enrico Bagnoli à Luxembourg, dans le cadre de rainy days, festival qui fête ses quinze ans d’existence avec pour thème Switch the light on. Les spectateurs pourront aussi y découvrir Scriabine en artiste lumière, Schönberg en explorateur de couleurs, John Cage cinéaste ou encore Yves Klein compositeur. Avec Burning Bright, dont le titre est emprunté à The Tyger de William Blake (17571827), Hugues Dufourt se rapproche du poète anglais qui « exalte le choc des contraires, véritable matrice du monde et condition ori-

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ginaire de toute manifestation de la puissance créatrice. Le conflit primordial de “l’innocence” et “l’expérience”, ces deux états extrêmes de l’âme humaine » traverse la partition d’étincelante manière. Sur scène, les six percussionnistes cognent, effleurent ou frictionnent, utilisant un instrumentarium multiforme ultra développé allant des classiques gongs et tambours aux créations les plus surprenantes. Ils convoquent un spectre de matières inouï pour produire du son, du cuivre au baquet rempli d’eau, en passant par un large éventail de baguettes. Le spectateur est irrésistiblement attiré dans cet univers fait de multiples possibles sonores, de la soudaine et violente déflagration au délicat et presque imperceptible glissement métallique. Chacun vit une expérience incandescente, aspiré dans un tunnel d’un peu plus d’une heure d’un seul tenant, conçu comme « un immense adagio à la manière de Bruckner », selon le compositeur qui définit son œuvre comme « un drame sans récit ni anecdote, une forme qui s’engendre et recherche son unité au travers de secousses telluriques ».



éblouissements Dirigé par l’inoxydable Eliahu Inbal, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg propose un programme Mahler / Beethoven, un excitant parcours du rire aux larmes, entre crépitements joyeux et insondable abattement.

Par Hervé Lévy Photo de Jirka Jansch

À Strasbourg, au Palais de la Musique et des Congrès, jeudi 27 et vendredi 28 novembre 03 69 06 37 06 www.philharmonique. strasbourg.eu

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gé de près de 80 ans, Eliahu Inbal est aujourd’hui une légende de la direction d’orchestre : il a traversé les années, s’imposant comme un des meilleurs interprètes du corpus brucknérien et mahlérien. Ses intégrales symphoniques dédiées aux deux compositeurs sont considérées comme des références. Le retrouver à Strasbourg, où il avait dirigé un cycle Mahler se déployant sur plusieurs saisons au mitan des années 1970, est ainsi un véritable événement. D’autant qu’il a choisi de donner sa Symphonie n°5 dont l’Adagietto a été rendu mondialement célèbre par Luchino Visconti qui l’utilisa dans la bande originale de Mort à Venise. Si on souhaite mieux comprendre l’essence de cette page, il faut remonter à sa genèse, en 1901, et à deux événements se déroulant pendant son écriture : le compositeur échappe de peu à la mort suite à une hémorragie intestinale et rencontre ensuite Alma Schindler au cours d’un dîner. Le coup de foudre est réciproque. Habité par l’obsession de la mort et animé par la joie d’être encore vivant et d’aimer à la folie, il achève de manière lumi-

neuse cette symphonie qui s’ouvre par une lugubre marche funèbre. Mahler y renouvelle aussi son art de la composition, allant vers une modernité qui ne fut pas comprise. Le critique Robert Hirschfeld écrivait ainsi, à propos des quelques Viennois qui applaudirent à l’exécution d’une page novatrice, en 1904 : « Non contents de s’intéresser aux anomalies de la nature, ils n’ont plus maintenant d’oreilles que pour les anomalies de l’esprit. » Également au programme, le Concerto pour piano et orchestre n°2 de Beethoven sera interprété par Cédric Tiberghien, artiste en résidence à l’OPS cette saison. Pianiste radieux à la technique heureuse et inspirée, on compte sur lui pour rendre justice à une œuvre trop souvent éclipsée par d’autres concertos du “maître de Bonn”, « alors que l’écriture y est pleine de folie et de brio. On découvre un autre Beethoven, assez éloigné des adjectifs qu’on lui accole souvent – majestueux ou héroïque –, un Beethoven truculent qui fait preuve d’une virtuosité ébouriffante », affirme-t-il.


les boules de Noël de MeiseNthal en vente à StraSbourg 28 nov. > 31 déc. 2014 Marché de noël Place benjaMin Zix Petite France die WeihnachtSglaSKugeln von MeiSenthal ZUM VERKAUF AUF DEM WEIHNACHTSMARKT VON STRAßbURg bENjAMIN ZIx PlATZ INFOS : +33 (0)3 87 96 87 16 WWW.CIAV-MEISENTHAl.FR WWW.NOEl.STRASbOURg.EU


La galerie strasbourgeoise Radial fait un focus sur Franck Fischer qui rend hommage à Denise René, galeriste ayant notamment défendu Vasarely et le cinétisme

la couleur de l’art 30 000 visiteurs se donnent dores et déjà rendez-vous à la foire internationale strasbourgeoise ST-ART, manifestation qui cherche à mettre l’art contemporain à portée de toutes les bourses. Exemple avec les multiples édités par Ergastule. Par Emmanuel Dosda

À Strasbourg, au Parc des expositions, du 21 au 24 novembre 03 88 37 21 26 www.st-art.com

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ne centaine de galeries du monde entier – Allemagne, Italie ou Espagne, mais aussi Turquie et Corée du Sud – attendent les amateurs d’art au Parc des expositions strasbourgeois. ST-ART est en évolution constante : cette année, l’équipe a notamment invité une quinzaine de galeries à mettre l’accent sur un artiste jugé trop méconnu. Pour cette opération nommée One-

man-show, quelques mètres supplémentaires sont donnés à certains galeristes afin qu’ils présentent le travail d’un plasticien qui mérite d’être particulièrement mis en avant. « Il s’agit d’une sorte de carte blanche offerte à des galeries souhaitant proposer une visibilité à des artistes talentueux, mais commercialement “risqués” », souligne Philippe Meder, directeur de ST-ART. Sont notamment concernées,


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Radial faisant un focus sur Franck Fischer et ses laques sur aluminium, Xavier Ronse sur les tirages argentiques d’Andrej Pirrwitz, Leizorovici sur Renaud Allirand, peintre et graveur, ou Bertrand Gillig sur Laure André1 et ses objets poétiques. Lors de cette édition, plus que jamais, ST-ART démontrera que les créateurs n’ont pas tous la cote de Damien Hirst ou Jeff Koons, que l’art contemporain peut être accessible à tous. Ainsi, de nombreuses œuvres de moins de 1 000 euros seront disponibles dans les galeries et matérialisées grâce à un sticker spécialement conçu. « Beaucoup de gens hésitent », regrette Philippe Meder, ils n’osent pas consulter les prix de travaux qui peuvent s’avérer abordables. Et celui-ci de déplorer un contexte économique morose depuis la crise de 2008. « Les gens regardent à la dépense car ils ne savent pas de quoi l’avenir sera fait. Les galeristes se sont adaptés à la conjoncture, proposant notamment des paiements échelonnés, mais il y a moins d’achats spontanés et d’avantage de retenue. » Philippe Meder se réjouit cependant de la politique de ST-ART, attirant beaucoup d’amateurs séduits par une manifestation qui ne fait pas de « copié-collé » des foires existantes. « Inutile de cloner Bâle ou Paris. Plutôt essayer de rassembler des galeries qui ne cherchent pas qu’à avoir des “noms” et auxquelles on laisse leur chance, par exemple celles de la région et qui n’ont pas forcément les moyens d’aller à la Fiac. »

Le juste prix

Yves Iffrig2, directeur artistique, et le comité de sélection de ST-ART ont cette année tendu la main à Ergastule3. La structure nancéienne fait régulièrement profiter de son atelier équipé et de son savoir-faire (moulage, formatage, 3D, sérigraphie…) à des créateurs afin d’éditer des séries limitées numérotées et vendues à prix d’ami : de 50 à 400 € maximum pour des tirages de 12 exemplaires en moyenne. Sébastien Gouju 4, artiste et membre fondateur de l’association : « Depuis

Récit pro cité (2012), multiple de Pascal Brateau, édité à 12 exemplaires par Ergastule © Morgan Fortems

sa création, en 2008, nous accueillons des plasticiens en résidence et éditons des multiples produits avec des artistes très différents, parfois reconnus comme Olivier Leroi qui a participé à La Force de l’Art 01 au Grand Palais. Ergastule est basé sur un rapport d’échanges, un principe de mutualisation des outils et des compétences. » Ainsi, pour Ergastule, l’illustrateur Jochen Gerner a fait ses premiers pas dans la troisième dimension en proposant une pièce en céramique, un amusant cendrier / volcan nommé Eyjafjöll, tandis qu’Yves Chaudouët a réalisé Montagne de chevet (une pierre ponce recouverte de peinture phosphorescente), une veilleuse luisant dans la nuit sous forme d’étrange petit ectoplasme. De nombreux créateurs sont régulièrement conviés par la structure pour réaliser des objets artistiques – un inefficace marteau en pâte de verre signé Aurélie Pertusot, une télécommande en faïence émaillée réalisée par Jean-Jacques Dumont – à découvrir lors de ST-ART. « Nous sommes heureux de pouvoir nous mesurer à un marché identifié, de sortir un temps du secteur associatif et d’entrer dans le cadre “professionnel” d’une foire d’art contemporain. Ergastule espère attirer l’attention de collectionneurs, d’amateurs ayant l’habitude d’acheter des œuvres et qui deviendraient attentifs à nos productions annuelles. C’est nouveau pour nous, c’est une étape. »

À voir en parallèle, l’exposition Itinéraire des sens, dans le cadre de la programmation STR’OFF, au Palais des Congrès de Strasbourg – avec des œuvres de Robert Franck, Gina Plunder, Pierre Kohl, Sébastien Carré, Wonderbabette… – Salle Contades Ouest, les 22 et 23 novembre www.europartvision.eu

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Voir Poly n°167 ou sur www.poly.fr

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Voir Poly n°135 ou sur www.poly.fr

Ergastule, atelier situé au 24 rue Drouin à Nancy, est également un lieu d’exposition – www.ergastule.org 3

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www.sebastiengouju.com

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ART CONTEMPORAIN

troublantes friandises La Galerie Bertrand Gillig consacre une exposition à l’une de ses “artistes phare”. Elisabeth Fréring propose une promenade onirique où le voile de la poésie se lève sur les instincts triviaux de l’homme.

Par Catherine Merckling

À Strasbourg, à la Galerie Betrand Gillig (également présente à ST-ART, voir page 52), jusqu’au 16 novembre 03 88 32 49 08 www.bertrandgillig.fr www.elisabethfrering.com

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n trait délicat, des lavis éthérés, des animaux, des formes ambivalentes… Pour l’exposition Sucreries, ces quelques éléments qui construisent l’univers d’Elisabeth Fréring s’allient au rose, une couleur récurrente, presque obsessionnelle. L’artiste l’affectionne depuis longtemps et la décline aujourd’hui dans une série de dessins qui renvoient à l’enfance… et à beaucoup d’autres choses bien moins innocentes. « Je me rappelle des guimauves et des bonbons roses que je mangeais étant petite. Mes dessins d’adulte ont la même fonction de refuge. Ils me détendent et constituent une barrière entre moi et le réel », explique-t-elle. Une barrière toute en subtilité qui lui permet d’évoquer la sexualité, la violence et les peurs ancrées dans l’inconscient. Dans le terreau qui inspire l’artiste figurent le cinéma de John Waters, des romans noirs et des films pornographiques, où le rose est « synonyme de gourmandise, de succion ». C’est aussi la couleur des bouches et des sexes, même si aucun organe n’apparaît explicitement sur les images. Parfois elle vire au rouge

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sang ou habille la silhouette d’un revolver, immédiatement contrebalancée par un délicieux petit faon ou un collier de perles. Eye candy, comme disent les Américains : grâce à cette suavité, la violence reste sous-jacente. Les références aux contes apparaissent çà et là. Elisabeth Fréring avoue préférer leurs versions trash, comme celle du Petit Chaperon Rouge de Perrault où les personnages finissent dévorés. Les contes ne racontent-ils pas souvent les mêmes histoires, celles du passage de l’enfance à l’âge adulte et de l’animalité domptée ? Ainsi, même le loup perd ici son côté intimidant : « J’ai pris comme modèle une espèce disparue, plus frêle que le loup européen, pour souligner sa fragilité. » Fragiles également, des objets en verre alignent malicieusement leurs formes douces : « Ce sont en fait des sex-toys, surdimensionnés pour être à la même échelle que des vases ou des nains de jardin. Je les ai déjà exposés à Bâle, et beaucoup de gens n’y voyaient que des pièces décoratives », complète-t-elle, mutine. C’est dans cette tension constante entre pulsions et délicatesse que se crée l’équilibre élégant de l’œuvre de l’artiste.



La Vague, vers 1869, Brooklyn Museum, donation de Mrs. Horace Havemeyer

l’origine du moderne À la Fondation Beyeler se déploie une exposition consacrée à Gustave Courbet : ordonnancées thématiquement, quelque soixante toiles, dont la célébrissime Origine du monde, permettent de mesurer l’influence déterminante du peintre sur l’art moderne.

Par Hervé Lévy

À Riehen (dans le canton de Bâle-Ville), à la Fondation Beyeler, jusqu’au 18 janvier 2015 +41 61 645 97 00 www.fondationbeyeler.ch

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évolutionnaire ? Gustave Courbet (1819-1877) le fut avec sa palette et ses pinceaux. Il peut ainsi être considéré comme un des précurseurs de la modernité grâce notamment à un traitement novateur des couleurs ou d’allègres transgressions dans la représentation des corps nus. Il fut aussi un sympathisant des “quarante-huitards” et un proche de Proudhon, déclarant en 1865 à sa disparition : « Nous restons sans boussole,

et l’humanité et la révolution à la dérive sans son autorité, va retomber entre les mains des soldats de la barbarie. » Participant ensuite à la Commune de Paris de manière plus bravache que politique, il est accusé d’avoir fait détruire la Colonne Vendôme et lourdement condamné à payer sa réédification. En 1873, pour échapper à ces stratosphériques réparations, il s’exile en Suisse1 où il finit son existence, entre sublime peinture et dive bouteille.


PEINTURE

Les couleurs de la nature

Qu’il représente les sites emblématiques de son Jura natal, des paysages de neige ou le moutonnement de la mer, Courbet se dégage des modèles chromatiques antérieurs, désirant, comme il l’écrit, « puiser dans l’entière connaissance de la tradition le sentiment raisonné et indépendant de [s]a propre individualité ». Pour le commissaire de l’exposition Ulf Küster, il « n’est guère d’exemple antérieur où l’on puisse voir un artiste mettre pareillement l’accent sur son individualité ». Cette vision, « encore pleinement valide aujourd’hui » fait déjà du peintre un moderne qui utilise la couleur de manière très inhabituelle au milieu du XIXe siècle, se servant notamment du couteau2 pour appliquer directement les pigments sur la toile. Le résultat ? Une impression saisissante, comme si la nature possédait une prégnance extraordinaire, presque surnaturelle. Ses représentations émerveillèrent Cézanne. « Son grand apport, c’est l’entrée lyrique de la nature, de l’odeur des feuilles mouillées, des parois moussues de la forêt dans la peinture » écrivait-il, allant encore plus loin à propos d’un des motifs préférés de Courbet, la vague: « On la reçoit en pleine poitrine. On recule. Toute la salle sent l’embrun. » La sensation est particulièrement évidente à Bâle dans un espace consacré aux paysages de neige où le jeu des ombres – souvent nimbées de bleu – ouvre la voie aux Impressionnistes. La couleur semble la matrice grâce à laquelle la nature se structure comme dans La Roche pourrie, étude géologique. Le jeu entre le clair et le sombre est permanent, le premier cédant souvent face au second : « Cela vous étonne que ma toile soit noire ! La nature sans le soleil est noire et obscure. Je fais comme la lumière, j’éclaire les points saillants » expliquait Courbet.

La texture des corps

Dans l’exposition sont présentés trois immenses nus, des femmes, seules ou à plusieurs, se baignant dans les eaux d’une source ou d’une rivière. La vision des corps, éloignée de tout académisme, ne plut guère aux spectateurs des années 1860. Delacroix, en particulier, déteste ces chairs lourdes et sensuelles d’où sourd une puissante charge érotique, violemment animale. Dans ces carnations rendues avec un naturel cru, se révèlent toutes les imperfections. Ces formes si généreuses qu’on dirait accentuées anticipent certaines silhouettes de Renoir. Courbet refuse toute idéalisation. Loin, très loin d’Ingres, par

La Source, 1868, Musée d’Orsay, Paris © bpk / RMN – Grand Palais / Patrice Schmidt

exemple. Star de l’exposition, L’Origine du monde est curieusement environnée. Alors qu’on aurait pu imaginer cette image culte seule dans une salle, laissant le visiteur face à ses interrogations métaphysiques ou non, elle est accompagnée de fleurs (dont un charmant et paisible Bouquet d’Asters) et de paysages humides qui semblent construits autour d’un centre obscur comme La Source du Lison, grotte aquatique et mystérieuse. Ce triptyque conceptuel laisse quelque peu pantois tant la symbolique qu’il induit semble kitsch et un brin pesante, mais cela ne trouble guère les visiteurs qui tentent de tromper la vigilance des gardiens pour faire des selfies en compagnie du plus mythique des sexes féminins délicatement entr’ouvert sur l’avenir de la peinture.

1 Complémentaire de l’exposition de la Fondation Beyeler, Les Années suisses est présentée au Musée Rath de Genève jusqu’au 4 janvier 2015 http://institutions.ville-geneve.ch 2 Outil ressemblant à une petite truelle généralement utilisé pour mélanger les couleurs sur la palette

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un regard

jean-marie nemba par denis rouvre Par Emmanuel Dosda

Les Résistants, à Stimultania, à Strasbourg, jusqu’au 4 janvier 2015 03 88 23 63 11 www.stimultania.org

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Par son regard, cet homme s’affirme en défiant le photographe, fixement, intensément, avec insolence. Denis Rouvre a pris des clichés de nombreuses personnalités du spectacle, Bertrand Bonello ou Tim Burton, JoeyStarr ou Sébastien Tellier (voir Poly n°171). Il s’est ici éloigné du show business, tout en gardant sa signature : un sujet posant de manière frontale, face à l’objectif. Cadrage serré, fond noir

profond. Il a photographié des anonymes en Nouvelle-Calédonie, constituant une galerie de portraits d’individus comme façonnés dans la glaise. Le modèle de cette image s’appelle Jean-Marie Nemba et appartient à une tribu kanak : le visage buriné, il est beau, il est fier, il fait partie des Résistants qui s’accrochent à leur terre tandis que le globe tourne de plus en plus vite sur lui même, frénétiquement.



le paradis tricolore À Mulhouse, une exposition rend hommage à Henri Zislin, dont les dessins inspirés et violents marquèrent le début du XXe siècle. À la découverte d’un inlassable défenseur de l’Alsace française… à une époque où elle ne l’était pas.

Par Hervé Lévy Visuel : La Terre promise, Dur’s Elsass n°149, 1912

À Mulhouse, au Musée historique, jusqu’au 16 novembre 03 89 33 78 17 www.musees-mulhouse.fr

Conférence de Joël Delaine, Conservateur en chef du Musée Historique, jeudi 6 novembre à 18h30

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clipsé par la gloire d’un Hansi qui œuvra sur un terrain similaire, l’artiste mulhousien Henri Zislin (1875-1958) fait l’objet d’une belle exposition. Elle a le mérite de faire (re)découvrir sa plume très inspirée. Dessinateur pour l’industrie textile, il est fasciné par les multiples revues satiriques qu’il dévore, les françaises (L’Assiette au beurre, en tête) comme les allemandes (dont le mythique Simplicissimus) C’est au début du XXe siècle qu’il commence a frapper fort sur l’occupant allemand, éditant des journaux caustiques défendant la culture alsacienne et brocardant avec violence le Reich, comme les hebdomadaires D’r Klapperstei ou Dur’s Elsass (plus de 250 numéros parus). Insolent, il dessine une Alsacienne à l’air bougon dans l’obscurité d’une ombrelle occultant les rayons bienfaisants du soleil tenue par un Allemand portant chapeau à plume et godillots à clous. Régulièrement condamné, il ne se résigne pas, malgré amendes et emprisonnements, mais une fois la guerre déclarée, rejoint les troupes françaises, mettant son crayon au service de la propagande bleu blanc rouge. Un Hindenburg exagérément gras entouré de têtes de morts qui déjeune d’un bol de soldats

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allemands morts. Des civils ridicules quittant avec armes, bagages et bocks de bière la riante Alsace sous le regard sévère d’un militaire en pantalon garance. Le Kronprinz (prince héritier) tourné en ridicule version Grosse Bertha. Un dieu germanique portant des tables de la loi désignant la riche Alsace à une horde de Teutons pouilleux pour qu’elle la colonise. Zislin n’y va jamais avec le dos la cuiller pour se moquer du “Boche” : l’humour est manichéen, corrosif, outrancier et féroce, le trait très efficace… alors qu’il se fait naïf et un peu niais lorsqu’il représente de jeunes Alsaciennes en costumes traditionnels apportant un bouquet de fleurs à un galonné de l’armée française. Le succès de l’artiste est immense : martyr de la liberté de la presse avant 1914, il publie ensuite livres et cartes postales à foison. Mais le retour à la paix est ardu, même s’il produit, dans les années 1920 et 1930, des dessins parmi les meilleurs de sa carrière, s’attaquant aux autonomistes alsaciens et à Hitler qu’il représente, prémonitoire, en 1933 coiffé d’une auréole ornée de croix gammées dégueulant des torrents noirs formés de milliers de soldats se dirigeant vers l’Alsace-Lorraine, l’Autriche ou la Pologne.



ART CONTEMPORAIN

les décennies À la Fondation Fernet-Branca de Saint-Louis sont exposés sept artistes de la même génération œuvrant dans la région : regroupées par tranches de dix ans, leurs œuvres dialoguent, permettant d’explorer des visions du monde singulières et évolutives. Comme le temps passe…

Par Hervé Lévy

À Saint-Louis, à la Fondation Fernet-Branca, jusqu’au 8 mars 2015 03 89 69 10 77 www.fondationfernet-branca.org

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Voir Poly n°144 ou sur www.poly.fr Voir Poly n°167 ou sur www.poly.fr

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ans l’ordre alphabétique : Denis Ansel, Joseph Bey, Robert Cahen, Daniel Dyminski, Bernard Latuner, Guido Nussbaum et Germain Roesz. Comme les samouraïs dans le film d’Akira Kurosawa, ils sont sept. Dans les immenses salles de la Fondation Fernet-Branca, sont exposés six Alsaciens et un Bâlois aux trajectoires singulières qui arpentent la scène artistique régionale, en explosant souvent les frontières, depuis une quarantaine d’années. Ils ne forment pas un groupe au sens conventionnel du terme. Guère de points communs entre eux : ni le choix des médiums, ni les influences, ni les

univers esthétiques. Pourquoi alors les rassembler ? Parce qu’ils forment une communauté intellectuelle informelle et flottante, unie par des liens de sympathie, tout d’abord. Ensuite, parce que leurs œuvres – ici montrées par tranches de dix ans : les années 1970, 1980 etc. – composent une surprenante et mouvante histoire de l’art dans la région, une symphonie qui hésiterait entre dissonances bouléziennes et classicisme tonal. C’est en effet la temporalité – au-delà des individualités – qui mène la danse dans une exposition foisonnante que sa commissaire, Fleur Chevalier, a logiquement intitulé Prendre le temps.

Robert Cahen, Paysages-Passage, 2009 / 2010, installation in situ à la Fondazione Ragghianti, Lucca

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Dans cette promenade / errance inspirée, tourbillonnent les influences, des Neue Wilde d’outre-Rhin à la très française Figuration narrative, en passant par la Musique concrète. Dès les années 1970, les fondamentaux s’installent chez chacun : une dérision moqueuse chez Guido Nussbaum avec son irrésistible Chaise assise, fille bâtarde et rigolarde de Duchamp, Dada et Fluxus ou une vision politique radicale pour les toiles de Bernard Latuner dont les Herbages métalliques et coupants sont les lointains ancêtres des récents Péplums1 charge violente contre les ÉtatsUnis, où il dresse un parallèle entre Rome et Washington montrant que, décidément, l’Empire empire. Pour sa part Germain Roesz « désosse la grammaire de la peinture et joue du pinceau comme on frappe des percussions, le rythme dégageant de puissants refuges colorés dans l’espace dense de ses jungles optiques », affirme Fleur Chevalier. Le parallèle est troublant avec les œuvres de Joseph Bey, épures méditatives d’essence sacrée. Le Petit bonheur éternel ou Petit Chemin au bout du monde évoquent ainsi irrésistiblement un retable médiéval, même si l’artiste refuse de se laisser enfermer dans une religion, revendiquant une mystique multiforme. Au fil des salles, on croise également Daniel Dyminski qui réussit à exprimer avec une force extraordinaire le suc des années 1980 dans un chromatisme hésitant entre teintes pétulantes et atmosphères sourdes et une iconographie où le kitsch embrasse la force poétique de l’antique et de la révolte politique : « Il y a aujourd’hui un détournement de la force créatrice des artistes afin de leur soustraire toute velléité critique face aux perversités du système », assène-t-il en effet. Ses œuvres eighties sont ébouriffantes. Comme la rencontre improbable entre Taxi Girl (« Hé mec, mec, comment t’épelles Paris ? Paris ? P.A.R.I.S. Non ! Non, non, non, non ! Paris ça s’épelle M.E.R.D.E. ») et Tiepolo. Tout aussi surprenantes sont les toiles de Denis Ansel, natures mortes en forme de dérangeants Mélodrames ordinaires des années 1980 ou expressionnisme complexe où apparaissent des phrases étranges, la décennie suivante. Plus intéressante encore est sa série Vacance (2003). Il y peint un paysage de carte postale, l’entoure d’un cadre rouge et y écrit un mot dans la même couleur : ta, zoo, nez, go, du, col… Les toiles juxtaposées créent un effet saisissant, rappelant à la fois un jeu surréaliste post-magrittien avec le langage et le rapport

Denis Ansel, Vacance, 2003

à la banalité de l’image qu’installe Gerhard Richter dans de nombreuses œuvres. Dernier des sept, Robert Cahen2 nous entraîne dans sa trajectoire vidéo (et même avant, avec des collages aux réminiscences cubistes rarement vus), des premières expérimentations low tech à un hitchcockien voyage en train entre Paris et Liège, en passant par la lente et métaphysique poésie de L’Eau qui tombe. C’est sans doute lui qui concentre le propos de l’exposition, invitant en permanence le visiteur à une réflexion sur le temps. Son propos est particulièrement clair dans une de ses dernières œuvres, Françoise (2013). Filmée en gros plan, la sœur de l’artiste nous observe pendant six minutes. Les expressions de son visage ridé changent si imperceptiblement qu’on peine à le remarquer. Entre absolue sérénité et angoisse violente, le visiteur est invité à Prendre le temps… avant qu’il ne le prenne.

Les débats adrénalines de la Fondation Fernet-Branca, vendredi 7 novembre à 19h30 sur le thème “ Une Fondation pour demain ” avec Olivier Kaeppelin (Fondation Maeght), Marie-France Bertrand (Musée Würth), Isabelle Gaudefroy (Fondation Cartier) et Pierre-Jean Sugier (Fondation Fernet-Branca) www.fondationfernet-branca.org

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© Grand Nancy

let the sunshine in Emblème de l’architecture industrielle des années 1970, le Tri postal de Nancy imaginé par Claude Prouvé vient d’être réhabilité en un vaste Centre de Congrès tout en transparence. Avec une double élégance : celle des lignes esthétiques et du respect de l’histoire.

Par Dorothée Lachmann

1 place de la République à Nancy 03 83 30 80 00 www.grandnancycongresetevenements.com

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e

a Maison européenne de l’architecture – Rhin supérieur Europäisches Architekturhaus – Oberrhein

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n 1964, le Ministère des Postes et Télécommunications lance le projet d’un Centre de Tri à Nancy. Une commande d’exception dotée d’un budget important pour un bâtiment situé en plein cœur urbain. S’il faut attendre près de dix ans avant son inauguration, en 1973, c’est que les propositions de l’architecte nancéen Claude Prouvé (1929-2012, fils de Jean), atypiques par leur ampleur et leur technicité, font grincer les dents de l’Administration. Des années de négociations laissent place finalement à un édifice habillé d’une robe d’aluminium et de verre, des “façades rideaux” qui semblent peu compatibles avec sa vocation industrielle. Une incompréhension corrigée sur la façade ouest, le long des rails, où des cylindres d’aluminium abritent les toboggans de descente des sacs

postaux. À cette esthétique s’ajoutent trois tours en béton en pourtour du bâtiment, dont la verticalité induit une dynamique particulière. La force du projet de Claude Prouvé est d’avoir rendu les contradictions indissociables, en valorisant les contrastes dans les volumes et le choix des matériaux, où s’harmonisent légèreté et robustesse. Lors d’une visite de chantier, Hubert Germain, alors Ministre des PTT, n’hésite pas à qualifier l’édifice de « royaume de la lumière ».

Ouverture

Le Centre de Tri cesse son activité en 2007 : commence alors une réflexion sur son devenir, en même temps qu’une prise de conscience de sa valeur patrimoniale. Le Grand Nancy lance rapidement un concours international


ARCHITECTURE

d’architecture en vue de réhabiliter le site en un Centre de Congrès au rayonnement international. L’Atelier Marc Barani et Christophe Presle en est lauréat, avec un programme intégrant l’ancien bâtiment, dans le respect de ses lignes de force. Moderniser en douceur en s’approchant de l’état initial : tel est l’objectif. Le projet des architectes s’organise autour de deux ensembles, réunis par une rue intérieure. Le tri postal est ainsi transformé de manière mesurée… mais radicale. Des métamorphoses qui visent notamment à rendre le bâtiment perméable et ouvert sur la ville : fini les opacités du rez-de-chaussée, place à un grand hall dégagé et entièrement vitré. Les façades sont déposées et remplacées sur tous les niveaux, avec notamment, au nord et à l’ouest, des vitrages sur toute la hauteur créant un effet de coupe vive sur l’édifice. « La transparence permet de créer un lien entre les activités du bâtiment et le foisonnement de la ville, offrant des aller-retour permanents entre l’intérieur et l’extérieur », explique Marc Barani. Élégante et lumineuse, l’architecture nouvelle rend hommage à Claude Prouvé en mettant en valeur « la rationalisation constructive de ce type de bâtiment des années 1970 conçu avant tout dans une logique fonctionnelle ». Les éléments comme le Grand Hall d’exposition, les deux Auditoriums et le Grand Foyer – qui nécessitent de grandes portées – sont ainsi implantés le long des voies ferrées, en lieu et place de l’espace dans lequel étaient accueillis les trains postaux sous de grandes voûtes en béton. Le hall d’accueil ouvert sur la place de la République, ainsi que le grand hall d’exposition, sont traités comme un prolongement direct de l’espace public jusqu’au cœur du Centre de Congrès. Cet aménagement est amplifié par la double hauteur du hall d’accueil qui s’articule, à travers la mise en scène des espaces de circulation verticaux, avec le Grand Foyer et les différents salons. Un centre de congrès tout en verticalité, « véritable belvédère sur la ville », comme le métaphorise Marc Barani. À l’harmonie épurée de blanc et de gris imaginée par les architectes, s’ajoute la proposition artistique d’un collectif nancéen composé du plasticien Benjamin Dufour et des designers Guillaume Eckly et Barbara Fischer. Le trio a créé pour le lieu un “paysage mobilier”, pensé comme une installation modulaire et évolutive. Cette œuvre, baptisée Souvenirs des îles, réunit les principaux mobiliers d’accueil du Centre, une

© Olivier Dancy

Verticalité

mosaïque sur le sol du Grand Foyer, un lustre dans le hall, un dispositif lumineux ainsi qu’une installation musicale. Outil hors normes doté des équipements technologiques et numériques de dernière génération, le Centre Prouvé est conçu pour accueillir congrès, salons, expositions, événements d’entreprise, conventions d’affaires ou encore sessions d’examens. Les salles sont utilisables de manière indépendante : un amphithéâtre de 850 places, un autre de 300 places, une surface d’exposition de 3 000 m², dont 2 400 d’un seul tenant qui peuvent être modulés en deux espaces de 1 200 m² ou accueillir une conférence de 1 500 personnes. Sans oublier le restaurant panoramique, au sommet, qui offre une vue exceptionnelle vers l’horizon du Grand Nancy. Poly 172 Novembre 14

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LAST BUT NOT LEAST

benoît, chanteur de

grand blanc,

rock glacé

Par Emmanuel Dosda Photo d’Adrien Landre

Dernière fois où vous vous êtes pris pour Bonaparte. Il y a deux ans, aux Trinitaires de Metz. Nous avons joué sous le nom de Bonaparte, puis sous Grand Blanc, pour annoncer notre changement d’identité : c’était comme un passage de relais. Dernier morceau composé à l’ombre de la cathédrale de Metz. Mon église, c’était plutôt Sainte-Thérèse, une sorte de fer à repasser en béton armé… Tous nos morceaux sont imprégnés de la culture religieuse et bourgeoise de ma famille d’industriels lorrains. Étrangement, Metz est vraiment devenue notre patrie depuis que nous sommes partis nous installer à Paris.

EP quatre titres édité par Les Disques Entreprise www.lesdisquesentreprise.fr

Dernière fois que vous avez eu un grand blanc en concert. Au festival le Jardin du Michel. Les cordes de ma guitare n’ont pas apprécié le voyage en camion et le cagnard : elles ont cassés sur scène. Dix minutes de grand blanc. Cure, Kraftwerk et Joy Division sont autant de références qui ne datent pas d’hier. Êtes-vous inspirés par des formations de ces dix dernières années. Bien sûr, d’ailleurs nous avons approché la new wave par des groupes récents comme Future Islands ou Agent Side Grinder. Ils uti-

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lisent des synthés numériques et des beats electro, pas des boîtes à rythmes, tout comme nous. Dernière fois où vous avez perdu le Nord. En studio, nous étions un peu paumés, avec tous les moyens qui s’offraient à nous. Mais nous nous sommes retrouvés ! Vous étiez où, samedi dernier, la nuit. À Belleville, à une soirée electro. En rentrant, nous avons partagé des pâtes carbonara en jouant à Tony Hawk’s Pro Skater 2. Je tiens à dire que j’ai écrasé tous mes concurrents ! Dernière fois où vous avez failli vous retrouver aux objets trouvés. Samedi dernier… Dernière bière jetée au visage de quelqu’un. Vous avez eu des infos sur une bière jetée [rires] ? Lorsque nous étions encore Bonaparte, au Printemps de Bourges, des Toulousains m’ont insulté toute la soirée parce que j’avais mis un imper acheté dans une friperie. Je leur ai foutu ma bière dans la gueule… et me suis bien fait étaler. Si on fait un concert à Toulouse, je ne mettrai pas d’imperméable : une veste de chasse virile sera plus adaptée.




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