Poly 176 – Avril 2015

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Magazine N ° 1 7 6 av r i l 2 0 1 5 w w w. p o l y. f r

Spectacle total

Philippe Decouflé Meisenthal

Visite en ARToPIE Festivals

Tour d’horizon

koudlam

lelectro au top



BRÈVES

DU CHILL

À

RETORDRE Stuttgart, Schloss Solitude

BAROQUE STARS Le mois d’avril marque le lancement de l’année baroque (jusqu’au 3 octobre) pour les Châteaux et Jardins du Bade-Wurtemberg. Partez à la découverte de seize merveilles, somptueux palais, parcs prenant la forme de perfections végétales ou encore cloîtres élégants grâce à la Schlosscard Plus (36 €), sésame indispensable pour plonger dans un vertige d’efflorescences délicates.

DJing, graff, street art, musique… Du 16 au 25 avril, les cultures urbaines se glissent un peu partout à Nancy (L’Envers Club, L’Autre Canal…), le temps du Chill Up Festival. Au programme de cette troisième édition : Butter Bullets, Lino (du groupe Ärsenik) ou DJ Pone (photo). www.culture-libre.fr

www.schloesser-und-gaerten.de

DEEP WATER La Fondation François Schneider célèbre les noces de l’eau et de l’art à Wattwiller. Jusqu’au 31 mai, elle montre des œuvres signées Patrick Bailly-Maître-Grand, Ilana Isehayek ou Niki de Saint-Phalle à l’occasion de l’exposition La Collection, mêlant installations, photos ou sculptures. Des acquisitions du Centre d’Art contemporain ayant l’élément liquide pour sujet. www.fondationfrancoisschneider.org

Laurence Demaison, Les Eautres © Norbert Hecht

GRAVÉ

DANS LA

ROCHE

Le Parc des expositions de Strasbourg accueille Sculpturum (du 29 au 31 mai), le premier salon européen de la sculpture regroupant des créateurs confirmés. Sur plus de 6 000 mètres carrés, l’événement joue la carte de l’open space. Avec plus de 900 artistes de toutes nationalités, l’art va à la rencontre de son public. www.art-multimedia.fr Si ce n’était pas un rêve © Édouard Hervé

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BRÈVES

INSTANTS DÉCISIFS L’art chorégraphique de Clara Cornil (compagnie Les Décisifs) rencontre la musique contemporaine de l’ensemble international ]h[iatus au cours d’un spectacle circulant entre écriture et improvisation. Yuj impose à ses interprètes, danseurs ou musiciens, de glisser de l’un à l’autre, dans un incessant va-et-vient, mercredi 28 & jeudi 29 avril au Centre culturel André Malraux de Vandœuvre-lès-Nancy. © Alain Julien

www.centremalraux.com

IN PROGRESS Les étudiants de troisième année de l’École supérieure d’Art de Lorraine (Épinal) envahissent l’espace de La Lune en parachute (du 2 au 12 avril) pour l’exposition Travaux publics. Elle mêle ateliers, performances, œuvres évolutives et participatives tout en permettant de découvrir des artistes en devenir revendiquant une démarche offrant une place de premier plan au spectateur / créateur. www.laluneenparachute.com www.esae.fr

MÉMO’ART Du 17 avril au 13 juin, la Médiathèque André Malraux (Strasbourg) accueille l’exposition Les Hommes debout de l’artiste Bruce Clarke. Vingt ans après le génocide du Rwanda, peintures et projections permettent au plasticien de redonner individualité et dignité aux victimes devenues des silhouettes symboliques. Un travail salutaire, une piqûre de rappel de l’Histoire. www.mediatheques-cus.fr www.bruce-clarke.com

IL EST L’OR Chant, danse, jeu avec le public, improvisation : tel est le menu d’un Avare atypique “d’après Molière” (à partir de 8 ans) conçu par la compagnie Alain Bertrand qui entame une grande tournée passant par Le Point d’Eau d’Ostwald (mardi 7 avril), l’Espace René Cassin de Bitche (jeudi 9), le Pôle culturel de Drusenheim (vendredi 10), La Saline de Soultz-sous-Forêts (samedi 11), le Centre culturel Pablo Picasso d’Homécourt (jeudi 7 mai), le Moulin Neuf de Niederbronn (jeudi 21) et La Passerelle de Rixheim (vendredi 22). Ils ne sont pas avares de dates !!! www.lavansce.fr Poly 176 Avril 15

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ALORS ON DANSE Plateforme consacrée à la danse, le Centre international de Rencontres Artistiques de Strasbourg propose ateliers, cours à l’année et stages qui s’articulent autour de différents genres. L’association se base sur trois commandements : s’initier, approfondir, s’enrichir. Du butō au flamenco, le CIRA offre un voyage artistique et culturel d’une journée ou d’une année quelque soit le niveau des danseurs. www.cira.asso.fr

ARRIVÉES Le Centre Chorégraphique national de Franche-Comté a de nouveaux directeurs. Le duo Héla Fattoumi et Éric Lamoureux (précédemment au CCN de Caen) remplace depuis le 1er mars Joanne Leighton à Belfort. Ils portent un projet ambitieux de Centre Chorégraphique 3e génération avec la construction du réseau européen de création et diffusion VIA. Anne Nguyen sera l’artiste associée à leur projet. www.viadanse.com

THIS IS JAZZ Julien Lourau assure le concert jazz du mois d’avril (jeudi 30) du Manu Jazz Club au Théâtre de la Manufacture (Nancy). Le saxophoniste compte y partager sa nouvelle création Electric Biddle (ainsi appelée en hommage au jazzman Charles Biddle) qui retrace un étonnant parcours ponctué de collaborations et de rencontres éphémères. www.theatre-manufacture.fr

© Fabrice Neddam

À 22 C’EST MIEUX Pour la structure artistique mulhousienne Le Séchoir, 1 + 1 = 22. Dans cette nouvelle exposition collective (jusqu’au 19 avril), l’association ouvre ses portes à des artistes alsaciens ne résidant pas en son sein. Mélangeant œuvres et méthodes de travail, l’espace d’exposition devient un lieu de confrontations et de similitudes pour les productions. © Éliane Goepfert

www.lesechoir.fr Poly 176 Avril 15

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DANSE INVERSÉE

VOYAGE EN CHINE

L’Espace Georges-Sadoul de Saint-Dié accueille Koen Augustijnen et Rosalba Torres Guerrero des Ballets C de la B pour une résidence de reprise de Badke (mardi 7 avril, gratuit), pièce chorégraphique composée avec des artistes palestiniens autour de la “dabke”, danse populaire des mariages dont ils explorent les fonctions sociales en dansant l’expulsion, l’exil et la charge de violence reflétant le quotidien du Proche-Orient. www.saint-die.eu

© Jean-Louis Hess

Avec l’arrivée des beaux jours, le Marché Européen de la Brocante et du Design du Broglie fait son retour pour sa 43e édition (samedi 25 avril de 8h à 18h, place Broglie, à Strasbourg). Environ 70 exposants, brocanteurs généralistes, antiquaires et vendeurs d’objets design et vintage, venus de toute la France vous y attendent pour découvrir des milliers de merveilles. www.brocantes-strasbourg.fr © Danny Willems

LA CONDITION

HUMAINE

Intitulée Fragilité, une très belle exposition se déploie à la Cour des Boecklin (Bischheim) jusqu’au 26 avril. On y découvre les œuvres d’Inès Lopez Sanchez Mathély, sculptures à taille humaine, installées en groupe dans l’espace qui expriment manques et blessures de l’existence. Ces créatures métalliques qu’on dirait rouillées sont de fascinantes représentations de la destinée des Hommes. www.ville-bischheim.fr

ARTS RHÉNANS Pour sa 22e édition, la Karlsruher Künstlermesse présente du 23 au 26 avril (au Regierungspräsidium am Rondellplatz, à Karlsruhe) les œuvres de 35 plasticiens venus du Bade-Wurtemberg, de Rhénanie-Palatinat et d’Alsace. Du dessin traditionnel aux expérimentations les plus radicales, un intéressant panorama avec la géométrie inspirée de Burghard Müller-Dannhausen, les peintures au chromatisme puissant de Rebekka Sarah Löffler ou encore la création débridée de Pablo Walser. Tatou, Bronislava von Podewils

www.karlsruhe.de/kuenstlermesse Poly 176 Avril 15

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penser global, acheter local ÉDITO

Par Hervé Lévy

Illustration signée Éric Meyer pour Poly

T

erriblement banale, la scène se déroule dans un restaurant de Strasbourg, adresse élégante qui a le vent en poupe. Elle pourrait aussi se passer à Mulhouse, Metz ou Besançon. Nous commandons de l’eau pétillante. Une charmante serveuse propose de la Sanpellegrino. Moue dubitative des convives qui préfèreraient une “bouteille de proximité”, Carola, Lisbeth ou Celtic. « Ca ne vas pas être possible… » Alors que tous, politiques et simples citoyens, se gargarisent de préoccupations écologiques – combinées à une volonté de défense des emplois dans la région – , il serait donc “normal” de boire une eau ayant parcouru plus de 600 kilomètres pour arriver sur cette table (540 pour une bouteille de Badoit et plus de 750 pour un flacon de Perrier). Les restaurateurs – enfin la minorité qui fait encore son boulot – ne cessent de rappeler l’importance des produits locaux. Pour les boissons, on s’en fout ? Deux solutions au problème qui nous occupe. Version light : commander une carafe de Château Lapompe, puisqu’évidemment le seul geste écologique “réel” est de boire de l’eau du robinet en toutes circonstances… mais ça ne favorise pas l’économie locale. Version extrême : lever le camp. Dans les deux cas : boycotter l’adresse et le faire savoir. C’est uniquement un agrégat d’initiatives indivi-

duelles positives (se fournir chez des producteurs du coin…) et négatives (refuser l’achat de fraises en hiver…) qui permettra de sauver les meubles. Aujourd’hui, le localisme peut être considéré comme un élément essentiel de notre survie à long terme. Il importe donc, dès que possible, de privilégier les circuits courts. Ce recentrage géographique des approvisionnements individuels (en denrées alimentaires ou en produits manufacturés) permettra de dynamiser le tissu socio-économique de proximité, sans toutefois toujours écorner la puissance des entités capitalistes dominantes (Contrex et Vittel appartiennent à un grand groupe mondial, mais emploient des salariés vosgiens). La bière est un autre exemple d’une équation vertueuse qui pourrait se résumer par : « Si j’achète ici, je fais bosser mon voisin. » Les producteurs français ont été laminés. En Alsace, par exemple, à côté de micro-entités artisanales au succès croissant (Perle, Uberach…), ne reste qu’une brasserie indépendante (Meteor). En Allemagne, rien de comparable : dans l’immense majorité des Biergarten de Forêt Noire, on ne sert ni Heineken, ni Carlsberg, mais une blonde comme l’excellente Alpirsbacher. Et si on s’en inspirait ?



OURS / ILS FONT POLY

Ours Emmanuel Dosda Il forge les mots, mixe les notes. Chic et choc, jamais toc. À Poly depuis une bonne douzaine d’années, son domaine de prédilection est au croisement du krautrock et des rayures de Buren. emmanuel.dosda@poly.fr

Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)

Thomas Flagel Théâtre des balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes depuis six ans dans Poly. thomas.flagel@poly.fr

Dorothée Lachmann Née dans le Val de Villé cher à Roger Siffer, mulhousienne d’adoption, elle écrit pour le plaisir des traits d’union et des points de suspension. Et puis aussi pour le frisson du rideau qui se lève, ensuite, quand s’éteint la lumière. dorothee.lachmann@poly.fr

Benoît Linder Cet habitué des scènes de théâtre et des plateaux de cinéma poursuit un travail d’auteur qui oscille entre temps suspendus et grands nulles parts modernes. www.benoit-linder-photographe.com

Stéphane Louis Son regard sur les choses est un de celui qui nous touche le plus et les images de celui qui s’est déjà vu consacrer un livre monographique (chez Arthénon) nous entraînent dans un étrange ailleurs. www.stephanelouis.com

Zoologischer Stadtgarten Karlsruhe février 2015 © Emmanuel Dosda

www.poly.fr RÉDACTION / GRAPHISME redaction@poly.fr – 03 90 22 93 49 Responsable de la rédaction : Hervé Lévy / herve.levy@poly.fr Rédacteurs Emmanuel Dosda / emmanuel.dosda@poly.fr Thomas Flagel / thomas.flagel@poly.fr Dorothée Lachmann / dorothee.lachmann@poly.fr Florent Lachèvre, stagiaire de la rédaction Ont participé à ce numéro Abdel Boumaza, Pierre Reichert, Irina Schrag, Daniel Vogel et Raphaël Zimmermann Graphistes Benjamin Blaess / benjamin.blaess@bkn.fr Jérémi Picard / jeremi.picard@bkn.fr Maxence Strasser, stagiaire du studio graphique Maquette Blãs Alonso-Garcia en partenariat avec l'équipe de Poly © Poly 2015. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. Tous droits de reproduction réservés. Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. ADMINISTRATION / publicité Directeur de la publication : Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Administration, gestion, abonnements : 03 90 22 93 38 Gwenaëlle Lecointe / gwenaelle.lecointe@bkn.fr Diffusion : 03 90 22 93 32 Vincent Bourgin / vincent.bourgin@bkn.fr

Éric Meyer Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés (chaussures, avions…) s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain, mis en lumière par la gravure. http://ericaerodyne.blogspot.com

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Contact pub : 03 90 22 93 36 Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Florence Cornel / florence.cornel@bkn.fr Sophia Laghzaoui / sophia.laghzaoui@bkn.fr Contact pub Allemagne : Marion Godmé / marion.godme@bkn.fr Sarah Krein / sarah.krein@bkn.fr Magazine mensuel édité par BKN / 03 90 22 93 30 S.à.R.L. au capital de 100 000 e 16 rue Édouard Teutsch – 67000 STRASBOURG Dépôt légal : Avril 2015 SIRET : 402 074 678 000 44 – ISSN 1956-9130 Impression : CE COMMUNICATION BKN Éditeur / BKN Studio – www.bkn.fr

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sommaire

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eportage à Meisenthal, chez ARToPIE, R structure artistique qui dynamise le territoire

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Festival Europe en Scènes : Belfort et Montbéliard à la croisée des chemins de la création continentale

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oom sur Travelling, spectacle dansé et ferroviaire de Z Dominique Boivin, au festival Facto de Lunéville

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XTRADANSE, nouveau festival dédié à l’écriture E chorégraphique actuelle de Pôle Sud

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Contact, spectacle total et excessif signé Philippe Decouflé

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ise en scène par Effi Theodorou, Z est une pièce M épique, lyrique, philosophique et politique, à découvrir au TNS

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vec Entre deux roseaux, l’enfant, le musicien irakien A Fawzy Al-Aiedy mêle ses souvenirs à l’Histoire

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vec Woyzeck [Je n’arrive pas à pleurer], Jean-Pierre A Baro brouille la frontière entre réalité et fiction

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40 Coup de projecteur sur Koudlam, hooligan electro, avant son passage au Festival des Artefacts

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Le label Constellation envoie deux de ses illustres représentants dans l’Est : Éric Chenaux et Godspeed You! Black Emperor

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’Orchestre national de Lorraine à la pointe de l’innoL vation avec la création mondiale de Surchauffe

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ortrait de Marc Arbogast, propriétaire du Château P Vodou à Strasbourg

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Belle haleine explore l’odeur de l’art au Musée Tinguely

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Promenade entre hiver et printemps, autour de la Tête de Bipierre

COUVERTURE

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Cette image ensoleillée est signée Jamie Harley, réalisateur de clips pour H-Burns, Memoryhouse, Twin Shadow, Jeremy Jay ou Koudlam (voir page 46). Ce dernier a composé son nouvel album à Benidorm, station balnéaire espagnole où s’amassent des touristes alcoolisés. Selon lui, son disque « n’est pas une critique du consumérisme, simplement la bande son d’une ville psycho. Pour moi, c’est un songe effrayant. »

http://jamieharley.tumblr.com

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LIVRES – BD – CD – DVD

L’EXPLORATEUR Avec son dessin tout en rondeur au crayon, Juliette Binet, diplômée des Arts déco strasbourgeois en 2007, signe un album cartonné pour tout-petits (dès 3 ans). Hourra ! ou l’art d’imaginer les aventures d’un personnage mutique, portant sacoche et casque jaune, qui se fraye un chemin entre rochers et blocs découpés (laissant entrevoir les pages suivantes) recréant les entrailles caverneuses d’une montagne. Cherche-t-il un trésor ? Le soleil ? Une issue ? Nul doute que les plus jeunes s’identifieront à cet explorateur, inventant leur propre quête de hauteur… (T.F.) Juliette Binet, Hourra !, Éditions du Rouergue (11 €) www.lerouergue.com

DES ROUTES UNE ÉPOPÉE MESSINE

Dans le flot de DVD d’artistes qu’il édite sur Écart production, Philippe Lepeut sort un recueil de vidéos personnelles réalisées entre 1999 et 2012 où il questionne notamment la notion de paysage. Le plasticien “intermédia”, véritable passeur (via sa maison d’éditions ou ses cours à la HEAR), convie à des Road Movies sous forme d’autoportraits déguisés (on distingue par moments son ombre ou son reflet), de trips vertigineux où la caméra tournoie, parfois sur un air lancinant de Steve Reich. Les autres pistes du DVD permettent de se familiariser avec la démarche d’un artiste en mouvement permanent. (E.D.) Road Movies de Philippe Lepeut, édité par Écart production (30 €) www.ecartproduction.net Exposition de Philippe Lepeut, Listen to the Quiet Voice, du 11 avril au 13 septembre au MAMCS de Strasbourg www.musees.strasbourg.eu www.bylepeut.com

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Ce beau livre revient sur l’aventure de l’École de Metz qui apparut vers 1830 et dura jusqu’en 1870 avec des artistes originaires de la cité et des alentours, essentiellement des peintres, comme Charles-Laurent Maréchal, Auguste Migette, Théodore Devilly ou encore Auguste Rolland. Professeur d’Histoire de l’Art à l’Université de Strasbourg, Christine Peltre décrit les fondamentaux d’un courant où l’admiration pour Delacroix est manifeste : amour du Moyen-Âge (en lien avec le passé de la cité lorraine) et influences « littéraire, mystique et allemande » pour reprendre le jugement de Baudelaire. (H.L.) L’École de Metz, paru aux Éditions du Quotidien (39 €) www.lelivrechezvous.fr



meisenthal calling Étrange phénomène : Meisenthal attire de nombreux artistes, comme Damien Deroubaix qui s’y est installé après une résidence au CIAV¹. Il y travaille et programme des expositions pour ARToPIE, structure non institutionnelle qui dynamise le territoire. Visite dans ce Triangle des Bermudes mosellan.

Par Emmanuel Dosda Photos de Benoît Linder pour Poly

ARToPIE, 6 rue de la Poste à Meisenthal 03 87 96 94 15 www.artopie-meisenthal.org Exposition Château Meisenthal, du 5 avril au 31 octobre au Musée du Verre www.site-verrier-meisenthal.fr Prochaine exposition organisée par Damien Deroubaix, La Ligne, du 21 juin au 19 juillet, avec Rainier Lericolais, Lionel Sabatté, Patrick Neu ou Stephan Balkenhol

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C

’est une petite commune de 700 âmes. Un village ouvrier construit autour d’une usine de verre fermée en 1969 pour renaître de ses cendres en 1992. Depuis peu, Meisenthal irradie par-delà les frontières, grâce aux activités du Centre international d’Art verrier qui a su donner un nouveau souffle à un art jugé poussiéreux, en collaborant avec des designers et plasticiens renommés. Un parti-pris récompensé par la volonté de la Communauté de communes du Pays de Bitche de reconfigurer l’ensemble du site attirant 52 000 visiteurs par an et comprenant la Halle verrière² gérée par le Cadhame (expos d’arts plastiques, concerts de musiques actuelles et spectacles de théâtre), le Musée du Verre et le CIAV. Un lourd investissement : 12 millions d’euros pour des travaux qui débuteront en 2016.

Un couronnement pour le dynamisme de Yann Grienenberger, directeur du CIAV, un « centre de réinterprétation de la mémoire locale » qui aime bousculer les conventions : « Les verriers sont téléguidés par leur formation, mais les créateurs contemporains les emmènent dans des territoires insoupçonnés. » Et de citer Damien Deroubaix³ qui, durant une résidence de création en 2010 / 2011, a réalisé Homo Bulla⁴, monumentale et délicate vanité traitant de la fragilité humaine en rendant hommage aux danses macabres de Heidelberg et au travail d’Émile Gallé, un enfant du pays. Un bel exemple de réalisation permettant de sortir le verre du folklore, de « l’exotisme rural », du « “terroirisme” », affirme Yann en brandissant un étrange prototype d’objet translucide, entre vase et sculpture.


reportage

Pierre, artiste d'Artopie

Le combat ordinaire

Damien Deroubaix dans son atelier

Il y a une quinzaine d’années, le sculpteur Stephan Balkenhol⁵, star de l’Art contemporain résidant à Meisenthal, rachète la friche de l’orfèvrerie Manulor pour y installer un centre de création artistique. ARToPIE était né. Un bel outil situé à l’ombre de l’imposant site verrier, un projet porté par Anabelle Senger, comédienne et chanteuse hélas décédée il y a peu, qui y développe alors des pièces de théâtre en dialecte mosellan. Le lieu de 2 000 m² se transforme vite en bouillon de culture(s), attirant compagnies théâtrales, musiciens ou plasticiens6 auxquels on prête, en échange d’une modique somme et d’un minimum d’implication dans l’organisation générale, un coin de création agréable en milieu rural, loin des sirènes de la ville… hormis les concerts rock du Moon K’fé, à deux pas. Philippe Kiefer, salarié de Culture et Liberté (fédération d’éducation populaire travaillant avec les réseaux d’initiatives citoyennes ou associatives) a repris le flambeau d’Anabelle, avec un mi-temps sur place. Il ne parle pas de travail, mais « d’activité rémunérée ». L’économie est fragile, mais Philippe met toute son énergie au bon déroulement des

Philippe Kiefer à Artopie

choses et à « la coordination des projets », épaulé par une centaine de bénévoles. Des stages (percussion corporelle, sérigraphie…) et ateliers (théâtre, couture…) y sont régulièrement programmés, mais si le cœur de l’endroit ne cesse de battre, c’est grâce aux nombreuses résidences programmées durant l’année. Pour Philippe, celles-ci permettent « des temps de rencontre, des moments d’ouverture. Les artistes s’investissent pour faire vivre le lieu, en proposant des ateliers ou en donnant des concerts » au réfectoire, dans la salle de spectacle ou dehors, dans l’écrin de nature où se situe cet effervescent laboratoire artistique. Pour renflouer les caisses d’ARToPIE (qui doit notamment débourser 12 000 euros de chauffage par an), des actions, comme la traditionnelle grande fête du 1er mai et autres événements publics, sont régulièrement organisées.

Berlin / Meisenthal

Damien Deroubaix a contribué à attirer l’attention sur ARToPIE en y organisant des expositions depuis son aménagement à Meinsenthal, il y a deux ans. Au terme de sa résidence au CIAV, celui qui fut nominé pour

¹ Centre international d’Art verrier www.ciav-meisenthal.fr ² www.halle-verriere.fr ³ Voir portrait dans Poly n°141 ou sur www.poly.fr ⁴ Cette pièce, récemment exposée à la Fondation Maeght, ira prochainement au Mudam de Luxembourg www.mudam.lu ⁵ Voir Poly n°141 ou sur www.poly.fr 6

Chaque été, la Bourse Balkenhol permet financièrement et matériellement à deux jeunes artistes, allemands et français, de produire et présenter une exposition à Meisenthal

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Yann Grienenberger, directeur du CIAV

le prestigieux Prix Marcel Duchamp en 2009 a en effet quitté Berlin, devenu « le Club Med des artistes », pour acquérir et retaper une vieille maison de la commune. Il a souhaité s’extraire du brouhaha arty berlinois, mais, paradoxalement, a attiré toute une faune qui se presse dans son vaste atelier où il peint ses très grands formats : collectionneurs, curateurs ou conservateurs venus de toute l’Europe. Et des plasticiens aussi, conviés à participer aux expos qu’il commissionne, sans beaucoup de budget, grâce à la débrouille et aux coups de pouce de la Drac Lorraine, mettant à profit son important réseau dans le milieu. Alors que la première – Par la racine, durant l’été 2014 – s’articulait autour d’artistes de notoriété internationale tels que Manuel Ocampo ou Barthélémy Toguo, la seconde rassemblait des créatrices sorties de la HEAR et issues du Bastion (ateliers de la Ville de Strasbourg). Des événements qui rayonnent (Bastion ! ira prochainement à la galerie de la HBKsaar à Sarrebruck et au centre d’Art Nei Liicht à Dudelange, au Luxembourg) et permettent une mise en lumière d’ARToPIE.

Le phénomène Meisenthal

Dortoirs, cuisine, salles de répét’, atelier de sérigraphie… Nous parcourons l’ancienne usine 20

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et croisons des accordéonistes, guitaristes ou batteurs derrière chaque porte ou presque. Tous sont là pour une semaine de travail en commun, en compagnie de jeunes amateurs du coin, dans le but de constituer un répertoire et de livrer un concert ouvert à tous, autour d’un bol de potage. Superviseur de l’opération Soupe & Chanson, Pierre, musicien et plasticien de la compagnie Luc Amoros, a lui aussi récemment emménagé dans le village. « Je suis venu il y a quatre ans pour une longue résidence de peinture. En échange, j’animais un atelier théâtre pour adultes. Un peu nomade, je revenais souvent ici, c’était mon QG. Je me suis dit que j’allais m’y installer, notamment pour y mener des projets au sein d’ARToPIE », explique le Bruxellois d’origine. « Au départ, il s’agit d’une bête idée de faire de la musique autour d’une soupe, mais elle fédère des gens de partout, des musiciens, une radio faisant de la recherche sonore… À Meisenthal, il y a un “esprit” », résume-t-il. Tous nos interlocuteurs évoquent une vie associative intense, des réseaux qui se forment, une étonnante « dynamique », un « Pont-Aven » du 57 voire un « paradis ». Le directeur du CIAV parle même, en se marrant, d’« une pierre druidique dite des Douze apôtres, pas loin d’ici, qui aurait des vertus magiques » pour expliquer le « phénomène Meisenthal ».



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saute-frontière MA scène nationale (Montbéliard) et Le Granit (Belfort) poursuivent leur collaboration territoriale avec le Festival Europe en Scènes. Regards sur une programmation musicale, théâtrale et chorégraphique à la croisée des chemins de la création européenne. Par Thomas Flagel

Festival Europe en Scènes, au Granit de Belfort et aux Bains douches de Montbéliard, du 14 au 24 avril 08 05 71 07 00 www.mascenenationale.com 03 84 58 67 67 www.legranit.org Ana Popovic en concert au Granit de Belfort, samedi 18 avril www.legranit.org MatchAtria, aux Bains Douches de Montbéliard, vendredi 17 & samedi 18 avril www.mascenenationale.com Crash Course Chit Chat (en anglais, flamand, néerlandais, français et allemand, surtitré en français), au Granit de Belfort, jeudi 16 avril www.legranit.org

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’audacieux événement bicéphale réunissant les deux structures culturelles, MA scène nationale et le Théâtre Le Granit, est désormais attendu par les amateurs de découvertes. La troisième édition d’Europe en Scènes 1 ne déroge pas à l’ouverture européenne de la programmation qui en fit le succès. Cette année, la première grande découverte sera musicale avec la très belle et charismatique Ana Popovic, bluesgirl venue de Serbie et guitar hero au féminin n’ayant rien à envier à Popa Chubby (sauf les tatouages). À la frontière des Arts visuels et de la danse, MatchAtria est une invitation immersive à une expérience sensorielle en 3D dans la cérémonie du thé traditionnelle au Japon. La danseuse, performeuse et chorégraphe berlinoise Yui Kawaguchi s’associe au plasticien et cinéaste Yoshimasa Ishibashi pour composer ce spectacle rassemblant vidéos en trois dimensions, paysages sonores, sé-

quences chorégraphiques et interface tactile afin de plonger dans l’harmonie, l’humilité et l’art de la rencontre que constitue la préparation et la dégustation du “ matcha ”, thé vert réduit en poudre. Muni de lunettes 3D et d’écouteurs, chacun reçoit un cœur en silicone au creux de ses paumes qui vibre au rythme exact des pulsations cardiaques de l’interprète. Une manière d’approcher au plus près de l’intime les émotions et sensations de la danseuse.

L’identité en question

Plus politique se veut Crash Course Chit Chat, pièce grinçante de Sanja Mitrović. Découverte à Premières2 en 2009, la metteuse en scène serbe installée aux PaysBas avait illuminé le festival avec Will you ever be happy again ?, réflexion autour des traces de l’histoire allemande et serbe dans les trajectoires contemporaines où elle dressait un parallèle entre les mécanismes


Festival

idéologiques hérités de Tito et ceux du capitalisme mondial et du sport spectacle. Un portrait sans complaisance de sa génération ayant subi la fin d’un régime fort et la guerre des Balkans. Dans Crash Course Chit Chat, c’est à la construction identitaire de l’Europe qu’elle s’attaque : une Allemande, une Française, un Anglais, un Belge et un Néerlandais sont réunis devant l’immense toile d’Anton von Werner représentant le Congrès de Berlin du 13 juillet 1878 qui voyait les grandes puissances (Russie, Grande-Bretagne, Autriche-Hongrie…) se partager les Balkans, préfigurant les conflits mondiaux du XXe siècle qui naîtront dans la région. Débarquant avec des boites à souvenirs remplies d’éléments représentatifs de leur culture et de leur propre histoire, chacun défend ses grands auteurs (Proust, Shakespeare…) et ses icônes sur vinyles (Édith Piaf, Jacques Brel, The Beatles, Nina Hagen…). Ce qui apparaît comme un joyeux débal-

lage en cinq langues d’éléments de fierté nationale rayonnant à l’échelle européenne dérape rapidement vers un remake des heures les plus sombres du continent. S’appuyant sur près de deux mois d’improvisations et de jeux de mots, Sanja Mitrović provoque, brillamment et irrémédiablement, l’explosion de tous les préjugés malsains habituellement tus dans une libération de la parole et un lâcher prise des interprètes dont toutes les rancunes et frustrations se traduisent par un effroyable repli identitaire. Des blagues sur les Belges en passant par l’évocation grinçante des femmes rasées à la Libération, la petite Europe des peuples réunie sur le plateau finit par pointer du doigt les boucs émissaires d’aujourd’hui, Grecs, Tziganes et homosexuels. Certains se voient même torturés physiquement pour la responsabilité de leurs ancêtres dans les conflits passés. Un huis clos où ce qui divise paraît irréconciliable, à moins qu’un prêche d’amour ne remette tout le monde d’accord…

Légendes 1. Crash Course Chit Chat 2. MatchAtria © Julia von Vietinghoff 3. Ana Popovic © Cheryl Gorki

¹ Le Festival n’a pris son nom définitif qu’à l’édition 2014 mais avait déjà eu lieu en 2013 sous les noms de Y a de l’Europe dans l’Aire à Montbéliard et Les Européennes à Belfort ² La 10e édition du festival dédié aux jeunes metteurs en scène européens se déroulera du 4 au 7 juin 2015 à Karlsruhe en partenariat avec le TNS et Le Maillon www.festivalpremieres.eu

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voyage en train La quatrième édition du festival Facto de Lunéville où sont programmées des œuvres atypiques bousculant les sens, prend pour thème “ Du son des yeux ”. Zoom sur Travelling, création dansée et ferroviaire de Dominique Boivin. Par Florent Lachèvre

Travelling, à Lunéville, au Centre Erckmann, vendredi 10 et samedi 11 avril dans le cadre du festival Facto (jusqu’au 11 avril) 03 83 76 48 70 www.lameridienne-luneville.fr www.ciebeaugeste.com

Dans le cadre d’EXTRAPÔLE Transports exceptionnels, à Strasbourg, sur le parvis de la Médiathèque Malraux, samedi 23 mai à 15h L.U.men, à Strasbourg, sur le parvis de la Médiathèque Malraux, samedi 23 mai à 22h www.pole-sud.fr

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ix années après Transports exceptionnels : duo pour un danseur et une pelleteuse, le chorégraphe Dominique Boivin n’a pas fini de mêler corps mécaniques et humains. Simple, le dispositif scénique s’articule autour de l’interprète Aurélien Leglaunec et d’un petit train électrique équipé d’une caméra, dont le circuit forme une boucle triangulaire. L’angle de vue de la machine est maître de la projection en direct des images du danseur sur une toile de tulle tendue au premier plan de la scène. Cette « chorégraphie de l’image » du vidéaste Christoph Guillermet transpose le spectacle dans un monde poétique où l’homme devient, par surimpression, « un simple paysage du trajet du jouet ». Manipulant les paramètres de l’image (couleurs, netteté), il propose un voyage dans une bulle onirique qui effleure les frontières de l’Histoire de l’Art en évoquant la lithographie ou le pop art d’Andy Warhol. Dominique Boivin rompt avec la chorégraphie séductrice de Transports exceptionnels et transforme l’expérience de la rencontre en un jeu ludique et craint, entre homme et machine, œil biologique et robotique.

Le jouet électrique n’est pas seulement le membre d’un duo. Coiffé d’une caméra, il devient objet de voyeurisme. Travelling offre ainsi la possibilité d’approcher « un corps apte à la danse », sculpté pour répondre à des contraintes physiques spécifiques. Au ras du sol, la caméra capte des fragments de l’effort, des gros plans de visage, mains ou jambes invitant le public à un safari photographique moderne. Derrière la toile « la chorégraphie devient le making of de la projection ». À mi-chemin entre danse et cinéma, le mot travelling impose l’idée de mouvement donnant son sens au titre du spectacle. Ballet cinématographique, la création de Dominique Boivin évoque L’Homme à la caméra de Dziga Vertov, qui écrivait en 1923 : « Je suis un œil. Un œil mécanique. [...] Je suis la machine qui vous montre le monde comme elle seule peut le voir. » Effectuant une boucle, le train révèle le même paysage. Celui d’un spectacle qui recommence, d’un corps qui renaît et de l’essence cyclique de la vie. Petite souris, le spectateur se glisse dans la chambre d’un enfant qui joue avec son train, le regarde et simule des obstacles avec son corps. Dans le but inavoué de le faire dérailler.



aller plus haut Adepte d’un « théâtre sensible », Emmanuel Meirieu est de passage à la Comédie de l’Est avec une adaptation de Birdy, chef-d’œuvre de William Wharton. Fidèle aux thématiques du roman, le spectacle est une ode à la vie et à l’amitié.

Par Florent Lachèvre Photo de Pascal Chantier

À Colmar, à la Comédie de l’Est, mardi 14 et mercredi 15 avril 03 89 24 31 78 www.comedie-est.com

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our Emmanuel Meirieu, le théâtre doit être chirurgical et ses acteurs aussi précis que peuvent l’être des médecins dans une salle d’opération. Il n’est ainsi guère surprenant qu’il ait nommé sa compagnie Bloc Opératoire. Et de rappeler la traduction de l’expression en anglais : « Operating theater ». Si le film d’Alan Parker a marqué l’adolescence du metteur en scène, c’est en lisant le roman de Wharton en français qu’il découvre que « phrase après phrase, les images de théâtre se formaient, nettes, précises, simples, effaçant ma mémoire de cinéma ». Le livre s’articule autour du lien entre Al et Birdy, deux amis qui ont grandi ensemble dans une banlieue de Philadelphie. L’Amérique les envoie combattre pendant la Seconde Guerre mondiale. Cloîtré dans une chambre d’hôpital militaire, Birdy, fasciné depuis l’enfance par les oiseaux, se prend pour l’un d’entre eux après son expérience au front. Al, couvert de bandes car mutilé au visage, est appelé par l’infirmier et essaye de sauver son camarade d’un internement définitif avec un ultime traitement : l’amitié. Respectant les règles du théâtre classique,

unité de lieu (la cellule capitonnée, sorte de huis clos), de temps et d’action, Emmanuel Meirieu n’a pas hésité à adapter cette histoire dont « la situation dramatique était là, évidente ». Comme dans le film Né un 4 juillet d’Oliver Stone, Birdy met en avant l’amitié comme « une forteresse » plus forte que le choc traumatique de la guerre qui déstructure mentalement et physiquement les êtres. Sur un perchoir, poutre métallique au centre d’un gigantesque mur qui domine la scène, Birdy est devenu un oiseau fixant la fenêtre de sa chambre avec le rêve de s’en envoler. Al, par de longs monologues, tente de ramener son ami à la raison. Emmanuel Meirieu met en scène comme on réalise un film, adaptant le roman avec Loïc Varraut (Birdy) de la même manière que « l’on écrit un scénario », la musique de Lise Baudoin accompagnant la performance des acteurs dans la veine du septième art. « Le trésor, c’était notre rêve de trésor. Le trésor, c’était nous » conclut poétiquement Birdy, prouvant que l’amitié est bien l’ultime remède contre la folie.


THÉÂTRE

taillés dans le rock

Réunis par le deuil, deux êtres vivent le prodigieux miracle d’une rencontre par-delà la distance. Mise en scène par Jean Boillot, La Machine à révolte est présentée dans le cadre de la première Semaine EXTRA du Nest pensée pour et avec les ados. Par Dorothée Lachmann

À Thionville, au Théâtre en Bois, du 7 au 10 avril À voir également, Les Iroquois, mardi 7 avril au Théâtre de Thionville et Tania's Paradise, vendredi 10 avril au Lycée Hélène Boucher 03 82 82 14 92 www.nest-theatre.fr

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lle a dix-sept ans, il en a trente-sept. Son fantôme à elle s’appelle Océane, sa meilleure amie suicidée. Ses parents à lui viennent juste d’être enterrés dans un petit cimetière en Normandie, où il a grandi. Dans l’existence de Mathilde et Vincent, le chagrin et la colère prennent toute la place. Contraints de s’éloigner de leur propre vie, ils vont errer sur le chemin du deuil. Et raconter leurs histoires en parallèle. L’exil forcé loin de Montréal pour Mathilde, le retour dans l’exploitation agricole familiale pour Vincent. Au bout du monde, à mille lieues des mégalopoles qui étaient leurs repères. La campagne comme un arrachement, une punition. Un endroit où le mal-être social n’a rien à envier à celui des villes, où le libéralisme a fait exploser pareillement la qualité de vie, laissant les petits commerces devenir l’ombre d’eux-mêmes. Incompris et montrés du doigt, Mathilde et Vincent rompent très vite tout lien social. Mais dans cette solitude absolue, chacun va jeter une bouteille à la mer. L’océan ici s’appelle Internet. Par la magie des algorithmes, ils vont se retrouver sur un site qui met en relation des personnes ayant les mêmes sujets de révolte. La rencontre est fulgurante. Ils décident de se donner rendez-vous quelques jours plus tard au sommet de la Statue de la Liberté.

« Pendant vingt-quatre heures, les deux personnages vont partager une telle intensité de vie qu’elle va leur permettre de sortir la tête de l’eau », raconte Jean Boillot. Le metteur en scène a d’abord été séduit par la langue de l’auteur du texte, Annick Lefebvre, son flow. « C’est une phrase qui n’en finit pas, qui tourne et se répète, amenant immédiatement du corps et de l’énergie, en même temps qu’une vraie profondeur. Vincent parle français, Mathilde parle québécois, deux langues pleines de vitalité. On n’est pas loin de la chanson, du slam. » À tel point que le metteur en scène n’a pas hésité à transformer cette Machine à révolte en concert-théâtre et à convier sur le plateau le guitariste Hervé Rigaud pour ponctuer les monologues des deux comédiens. « Dans son adolescence, Vincent était plutôt grunge, fan de Nirvana. Mathilde et Océane aussi se prenaient pour des rockeuses. » Sur Internet, les avatars des deux personnages ont vingt-sept ans, l’âge auquel sont mortes tragiquement nombre de stars du rock : Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Kurt Cobain… À travers la musique et la révolte, c’est une même soif d’absolu qui réunit les protagonistes, en chemin vers un nouveau rapport au monde, dans une énergie partagée.  Poly 176 Avril 15

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Antigone Sr. © Ian Douglas

nouvelles mue Après 24 éditions du festival Nouvelles, Pôle Sud se tourne vers l’avenir en dédoublant ce rendez-vous dédié à l’écriture chorégraphique actuelle. Le premier, Extradanse, regroupe huit spectacles engagés et engageants autour de l’histoire contemporaine et de l’émancipation des corps et des êtres.

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www.maillon.eu www.pole-sud.fr

n pleine mue devant aboutir, à l’été, à une labellisation de Centre de développement chorégraphique, Pôle Sud réinvente son festival dédié à la danse et à la performance. Avec EXTRADANSE, Joëlle Smadja, directrice et programmatrice, souhaite « relier la scène au mouvement » et promouvoir des démarches d’artistes faisant preuve d’une « même écoute des vibrations du temps, une attention à ce qui met les êtres en mouvement ». EXTRAPÔLE suivra en mai lors de trois journées en extérieur au cœur des villes de Strasbourg et Sélestat. Mais qui dit nouveautés ne dit pas absence de continuité ni de fidélité.

Samedi détente, à Strasbourg, à Pôle Sud, mardi 14 avril

Têtes connues

Par Thomas Flagel

Festival EXTRADANSE, à Strasbourg, à Pôle Sud, au Théâtre de Hautepierre, au Jardin de la Hear, au TJP – Grande scène et au MaillonWacken, du 8 au 23 avril 03 88 39 23 40 www.pole-sud.fr Antigone Sr. / Twenty looks or Paris is burning at the Judson Church (L), à Strasbourg, au Théâtre de Hautepierre (avec Le Maillon), jeudi 9 et vendredi 10 avril

www.pole-sud.fr

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Ainsi, les amateurs de danse contemporaine retrouveront Christian Rizzo (D’Après une histoire vraie, du 21 au 23 avril au MaillonWacken), Koen Augustijnen et Rosalba Torres Guerrero dans Badke (8 avril à Pôle Sud), rencontre entre Les Ballets C de la B1 et des artistes palestiniens autour de la danse populaire, ses fonctions sociales et sa charge

de violence reflétant le quotidien du ProcheOrient. François Verret poursuivant son Chantier 2014-2018, résidence au long cours sur la mémoire, présente Dedans / Dehors #1 (les 14 & 15 avril à Pôle Sud, avec Les Migrateurs) tandis qu’Olga Mesa et Francisco Ruiz de Infante nous convient dans le Jardin de la Hear (les 16 & 17 avril) à l’heure où le soleil se couche pour leur performance Entracte (Crépuscule du soir), mélange de caméras vidéos, montage en direct, danse et Sonnets d’amour de Shakespeare. Enfin, Miet Warlop2 la joue solo dans Dragging the Bone, exploration poétique, plastique et fantasque de la métamorphose des objets et matières (les 16 & 17 avril au TJP).

Strass et paraître

Le retour le plus excentrique est sans conteste celui de Trajal Harrell3 à Strasbourg. Dans Antigone Sr. / Twenty looks or Paris is burning at the Judson Church (L), Antigone et la maison royale de Thèbes voisinent avec celles de Haute Couture dans un défilé totalement fou où se dévoile une nouvelle fois l’essence de


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l’incroyable mouvement né dans les milieux gays et lesbiens, mais aussi transgenres d’afro-américains et de latinos de Harlem : le voguing. Cette forme radicale et inventive de performance – pastichant les usages, les codes et les comportements sociaux liés aux mondes de la mode et du luxe – conduit à un questionnement identitaire dont plus de quatre décennies n’ont pas suffit à venir à bout. La culture pop et clinquante des podiums frôle et contamine le drame antique. Sur des carrés de lumière blanche, chacun ondule dans une danse-transe à mi-chemin entre noirceur d’un monde d’apparat, moquerie et liberté absolue de s’incarner et de rêver son corps… comme sa vie. Savoureux, choc, audacieux et plus que jamais moderne dans sa forme comme dans ses prises à parti existentielles.

Au Cœur des ténèbres

Plus sombre est la première création chorégraphique de Dorothée Munyaneza. La danseuse (Verret, Orlin, Ouramdane ou encore Buffard) et chanteuse (révélée avec l’Afro Celt Sound System) plonge dans ses souvenirs avec Samedi détente, ancienne émission radiophonique populaire du Rwanda, symbolisant les moments de joie partagés avec ses proches qui n’ont pas survécu aux 100

jours du génocide le plus rapide de l’histoire. Jamais elle n’oubliera le 6 avril 1994, l’attentat contre l’avion présidentiel utilisé comme étincelle embrasant son pays natal. Dans un mélange de chants puissants, de paroles graves scandées, de martèlement de pas guerriers sur le sol et de danse étrangement habitée et convulsive par l’incroyable ivoirienne Nadia Beugré, la jeune artiste aujourd’hui installée en France exhume ses souvenirs. Elle avait 12 ans lorsque les machettes furent brandies, lorsque l’Europe – la France en tête – détourna les yeux, lorsqu’elle connut l’indicible exode, « dormant sur des bâches en plastique au milieu des morts et des vivants, des vaches et des bananiers. Même les serpents et autres bêtes sauvages avaient fui, nous laissant seuls face à la barbarie et la sauvagerie humaine. » Dorothée ne comprend d’ailleurs toujours pas comment elle réussit à éviter barrages et contrôles des milices ou des militaires pour fuir. Colère, douleur, tristesse et allégresse se succèdent dans ce spectacle poignant où l’artiste est celle qui reconstruit ce qui a été détruit pour ne pas ployer sous le poids du passé. Celle qui fait corps pour montrer les traces indélébiles des violences mais aussi la force vitale qui la fait avancer, encore et toujours.

¹ Les Ballets C de la B seront aussi à l’affiche du Maillon à Strasbourg les mardi 12 et mercredi 13 mai avec Coup fatal, spectacle musical et dansé né de la rencontre entre Alain Platel et des artistes de Kinshasa www.maillon.eu ² Retrouvez nos articles sur François Verret (Poly n°173), Miet Warlop (Poly n°153) et notre interview d’Olga Mesa (La Danse et son double, Poly n°156) sur www.poly.fr ³ Il avait présenté en 2012 (M)IMOSA, Twenty looks or Paris is burning at the Judson Church, voir Poly n°149

Samedi détente © Laura Fouqueré

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clef de contact Philippe Decouflé rêvait depuis longtemps d’une comédie musicale slalomant entre cabaret de Broadway et cinéma de Jacques Demy. Avec Contact, le plus fantasque des chorégraphes français signe un spectacle total, excessif et vertigineux. Par Dorothée Lachmann Photos d’Elene Usdin

À Mulhouse, à La Filature, vendredi 24 et samedi 25 avril 03 89 36 28 28 www.lafilature.org www.cie-dca.com

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u commencement de ce projet à l’ambition folle, il y a Faust, une exploration de la dualité humaine, dieu et diable, bien et mal. Autant dire que Decouflé convoque rien moins que la terre et le ciel sur scène. Accompagné de seize acteurs, danseurs, chanteurs et musiciens, le chorégraphe repousse encore les contours de son monde extravagant pour faire place à une avalanche de références aux contrastes éclatants. La flamboyance de West Side Story fait exploser le clair-obscur expressionniste du Faust de Murnau, les fresques collectives à la géométrie savamment orchestrée soulignent les pantomimes dansées empruntées à Chaplin. La flamme de Pina Bausch n’est jamais très loin : le spectacle doit du reste son titre à une de ses œuvres majeures, Kontakthof (1978). Mais les maîtres de Philippe Decouflé sont parfois plus surprenants : « Tex Avery m’a beaucoup inspiré dans la recherche de gestes a priori impossibles à réaliser. Il me reste toujours quelque chose d’extrême ou de délirant de ce désir, une bizarrerie dans le mouvement. Je recherche une danse du déséquilibre, toujours à la limite de la chute. Avec des modèles comme les Marx Brothers par exemple, et en particulier Groucho, j’ai

cultivé la prise de risque malicieuse, la répétition comique de l’erreur. » Comme lui, les artistes s’amusent sur le plateau, invitant les spectateurs dans l’envers du décor, côté coulisses, où tout se passe vraiment. Actrice à part entière, la vidéo se mêle à la danse, au chant, à la musique, à l’acrobatie et à la magie pour fabriquer des fantasmagories évoquant tour à tour la sensualité d’un couple enlaçant ses chairs, la pureté d’une danseuse s’envolant dans les airs, la perversité d’un acteur enrôlant délicieusement le mal. À la baguette musicale, Nosfell et son complice Pierre Le Bourgeois signent un opéra d’un autre monde, dont la partition aux accords épurés entrelace la musique de Berlioz, le rock alternatif des années 1970 et les bandes originales de Danny Elfman, tout en réveillant en sursaut L’Opéra de Quat’sous. Le livret en plusieurs langues prend sa source dans la traduction par Nerval du chef d’œuvre de Goethe. « Chez ce fou, rien de terrestre. Il demande au ciel ses plus belles étoiles et à la terre ses joies les plus sublimes, mais rien de loin ni de près ne suffit à calmer la tempête de ses désirs », dit Méphistophélès à propos de Faust. À moins qu’il n’ait croisé en chemin Philippe Decouflé ?



gravity Créateur de spectacles et trifouilleur de génie, Aurélien Bory se fait portraitiste pour la danseuse Kaori Ito. Au milieu d’une toile d’araignée mêlant théâtre optique, danse et marionnette de chair et d’os, Plexus dévoile l’inaccessible. Par Thomas Flagel Photo d’Aglaé Bory

À Strasbourg, au TJP – Grande Scène, du 9 au 11 avril 03 88 35 70 10 www.tjp-strasbourg.com www.cie111.com

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Voir Poly n°152 ou sur www.poly.fr

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a rencontre au sommet a de quoi faire saliver tous ceux ayant déjà eu la chance d’assister aux récentes créations d’Aurélien Bory : le ballet homme-machine de Sans objet, les trappes et attrapes inclinées, glissantes et poétiques de Plan B. Kaori Ito, découverte dans les chorégraphies d’Alain Platel, Angelin Preljocaj mais aussi Philippe Decouflé ou James Thierrée, avait pour sa part eu les honneurs de notre couverture* lors de sa venue à Pôle Sud avec Island of no memories, pièce habitée de fantastique et hantée de fantasque menant où la mémoire s’étiole. L’ancien étudiant en physique et en acoustique architecturale n’en est pas à son coup d’essai. Il avait déjà conçu une ode à la danseuse flamenco Stéphanie Fuster (Questcequetudeviens ?) qui se mouvait dans un carré d’eau sombre. Mais son portrait rêvé de l’artiste japonaise plonge encore plus loin en l’essence même de son objet. Sur un plateau mobile, un rideau de quelques cinq mille fils de nylon (écho aux cordes d’Island of no memories) sert de cage à sa proie, habilement éclairée d’une lumière rasante qui cache sa mécanique et ses “ trucs ” permettant de faire de son incroyable interprète une marionnette s’affranchissant petit à petit de ses attaches. Avec sa sublime tech-

nique, Kaori Ito se joue de cet environnement contraint qui lui permet des postures défiant la gravité, penchée à l’oblique, chutant au ralenti, suspendue à quelques centimètres du sol avant de se redresser brusquement dans une raideur tout sauf humaine, proche de celle d’un pantin de bois. Les prouesses physiques se réalisent dans un naturel proche du mirage où beauté du geste et des images se figent dans une attente complice. Au milieu de cette forêt de fils, la danseuse, après une descente spectrale depuis les cintres pour rejoindre son ombre grandissante au sol, est secouée, bringuebalée de part en part telle une baudruche. Aurélien Bory prend le parti « d’aborder la danse comme document intime du monde intérieur », recherchant « comment elle a modelé, sculpté, et finalement agrandi ou meurtri » le corps de celle dont il traque jusqu’à l’effacement dans l’ombre. L’envol de cet oiseau noir utilisant des agrès invisibles apparaît comme un funeste périple : celui d’un être qui se dissout dans les éléments qui l’entourent, se dégageant et se défiant de toute cette matérialité charnelle disparaissant, comme dans les contes du Japon médiéval, sous des voiles opaques, en communion avec les éléments.


THÉÂTRE

vertige de l’amour En s’emparant d’Illusions d’Ivan Viripaev, Julia Vidit explore la théâtralité de cette figure du renouveau dramatique russe. Un jeu de l’amour et du mensonge dans un tourbillon de faux-semblants mettant à mal nos quelques certitudes. Par Thomas Flagel

À Nancy, au Théâtre de la Manufacture, du 7 au 9 avril 03 83 37 42 42 www.theatre-manufacture.fr Rencontre avec Julia Vidit et les comédiens, jeudi 9 avril à l’issue de la représentation

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ls sont quatre. Deux femmes et deux hommes. Trentenaires portant les paroles et souvenirs de couples d’octogénaires au seuil de leur mort. Pour Sandra et Dennis, Albert et Margaret, l’heure du bilan a sonné. Nous remontons à rebours le fil de leur existence, partant de ce moment ultime où les derniers masques tombent puisqu’il n’y a plus d’espace à projeter, plus personne à tromper, plus que l’essentiel à confier, avant que tout ne s’arrête. L’ensemble du prisme du sentiment amoureux et de la complexité de l’âme est balayé : amour, désir, trahison, ressentiment, tromperie, mauvaise foi… Entre ces couples d’amis, les relations n’ont pas été simples : Margaret, femme d’Albert au sens de l’humour incroyable, a résisté aux avances de Dennis, demeuré le fidèle mari de Sandra malgré son amour fou pour son amie, son seul véritable amour avouera-t-il. Terrible moment où les vérités du désir fissurent la cavalcade de certitudes forgeant 54 années d’union. Pour Julia Vidit, la démarche de Viripaev est « celle d’un semeur de trouble qui souhaite partager son doute. En superposant les niveaux de langage, il provoque une mise en abîme qui nous plonge au cœur de notre intimité. »

Malgré l’âge avancé des personnages, les témoignages portés par les comédiens dans un étrange effet de recul et de décalage contiennent leur dose incommensurable d’orgueil, de violence larvée, d’incompréhension mutuelle dévastatrice et de rancœur. S’impose alors le vertigineux temps du bilan : qu’ai-je déjà vécu ? Qu’est-ce que je voudrais vivre de nouveau ? Qu’est-ce, pour moi, que le bonheur ? Et son corolaire : suis-je heureux ? Des questions habilement troublées par la dose de faux-semblants dont chacun s’amuse à déjouer les chausse-trappes : difficile de dénouer la réalité de la fabrique des souvenirs et des allers-retours dans le temps réalisés par les comédiens qui multiplient les déclarations contradictoires sans cesse interrompues, composant une toile du réel quasi indémêlable. Le jeu de miroir opérant avec le public contamine une réflexion sur nos illusions (souvent comiques) d’éternité, notre propension à repousser à plus tard la vérité dans son froid dénuement de tout artifice. Pour Viripaev, « le banditisme et le théâtre ont deux choses en commun : le romantisme et l’escroquerie ». Les amoureux sont décidément des bandits merveilleux… Poly 176 Avril 15

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la tragédie de A à Z Roman de Vassilis Vassilikos, film de Costa-Gavras, Z est désormais une pièce de théâtre mise en scène par Effi Theodorou. Épique, lyrique, philosophique et politique, le spectacle est accueilli au Théâtre national de Strasbourg. Par Hervé Lévy Photos de Myrto Apostolidou

À Strasbourg, au TNS, du 8 au 14 avril (en grec surtitré en français) 03 88 24 88 00 www.tns.fr Projection de Z de Costa Gavras au Cinéma Star suivie d’une rencontre avec Effi Theodorou, lundi 13 avril à 20h www.cinema-star.com

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u départ, il y a le livre de Vassilis Vassilikos, une non-fiction novel qu’il décrit comme « le documentaire imaginaire d’un crime » où se mêlent procédés romanesques et substrat réel. En 1966, l’écrivain grec prend pour sujet l’assassinat à Thessalonique, par des nervis d’extrême droite, du député Grigóris Lambrákis, trois ans plus tôt. Organisé et couvert par le pouvoir, ce meurtre politique maquillé en accident a permis de se débarrasser d’un gêneur : un procès innocente tous les accusés et, quelques mois plus tard, les Colonels prennent le pouvoir. Lambrákis est néanmoins devenu un symbole, celui de la liberté et de la démocratie : plus de 100 000 personnes suivent son cortège funéraire et les murs se couvrent de Z pour signifier : « Il est vivant ».

Aube dorée

Alors directrice artistique adjointe du Théâtre national de Grèce, Effi Theodorou souhaite 34

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programmer, entre 2011 et 2013, une série de spectacles « visant à explorer l’identité du pays. Dans ce cadre, travailler sur Z est vite apparu essentiel, puisque le roman était représentatif de la lutte entre communistes et nationalistes qui avait débuté après la Deuxième Guerre mondiale et se poursuivait dans les années 1960 », explique-telle. Pour Vassilis Vassilikos, « cette dichotomie, cette division fratricide entre deux blocs antagonistes est présente dans l’ADN grec depuis les origines, depuis la Guerre du Péloponnèse entre Athènes et Sparte. » Cette histoire a néanmoins pris une étonnante actualité pendant les dernières représentations à Athènes avec l’assassinat du rappeur antifasciste Pávlos Fýssas en septembre 2013 par un militant du parti néo-nazi Aube dorée, une « mort symbolique comme l’a été celle de Lambrákis », selon Vassilikos. « Le spectacle a soudain pris une dimension nouvelle. À la fin de la pièce, les spectateurs criaient :


THÉÂTRE

“Fýssas est vivant !” C’était très émouvant », explique-t-il. Les monstres du livre que l’écrivain avait déshumanisés en leur donnant des surnoms animaux et inquiétants – L’Ichtyosaure ou Le Mastodonte – sont toujours là.

Crépuscule de la démocratie

Z est certes un roman politique, mais également un texte éminemment poétique, une dimension « délibérément absente du film de Costa-Gavras, tourné hors de Grèce, car c’était impossible en raison des Colonels » raconte Vassilikos : « Il s’agit presque d’un polar » sourit-il, mais « la mise en scène d’Effi a restitué tout le lyrisme du livre ». La metteuse en scène explique qu’elle est intervenue sur la structure du roman pour le transposer à la scène : « À partir des événements et des pièces du dossier judiciaire, l’écrivain avait réalisé un montage de premier degré. J’ai en quelque sorte opéré un “montage du montage” en ouvrant le spectacle par le monologue très lyrique de Lambrákis qui débute par “Il faut que je parle, ces visages l’exigent”. Il témoigne de l’essence même de l’événement théâtral – prendre la parole devant le public – et initie un dialogue entre un mort et des vivants qui sera l’épine dorsale de la pièce. » Un magnifique chœur lui répond en effet, qui débute par : « Les morts ne parlent pas. Les morts ne savent pas comment on fabrique l’Histoire. Ils l’ar-

rosent de leur sang et n’apprennent jamais ce qui suit leur décès. Ils ne savent pas leur sacrifice et cette ignorance les rend encore plus beaux. » Les acteurs sont rassemblés autour / sur / sous une immense table d’une dizaine de mètres de long qui se fait « tour à tour table d’autopsie, cabinet de travail du juge d’instruction, bureau du journaliste, coin de taverne, lit de la veuve, cellule pour les suspects, estrade pour l’orateur… » Cette installation simple est éclairée par des barres de néon, une « lumière froide où resplendit la vérité » qui permet de se prendre en pleine gueule le message essentiel de la pièce, la fragilité de la démocratie et les risques permanents qu’elle encourt aujourd’hui encore. Virevoltants et soudés, les acteurs évoquent un chœur antique, la structure se rapproche de celle, fondatrice, des Perses d’Eschyle dans un aller-retour entre Grèce antique et contemporaine. Chacun joue plusieurs rôles, se changeant devant les spectateurs et devenant, au fil des minutes, indifféremment et alternativement, bourreau et victime : « Il ne s’agit en effet pas d’arriver au bout de l’incarnation. Nous racontons une histoire, en explorons les enjeux : c’est ce processus qui fait émerger l’émotion », développe Effi Theodorou qui rappelle une phrase d’Antoine Vitez : « Quand on ne joue pas le rôle, on joue la pièce. »

Les morts ne parlent pas. Les morts ne savent pas comment on fabrique l’Histoire. Ils l’arrosent de leur sang et n’apprennent jamais ce qui suit leur décès. Ils ne savent pas leur sacrifice et cette ignorance les rend encore plus beaux.

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bons baisers de russie Magnifique portrait d’une femme amoureuse face à l’horreur stalinienne, Le Tour de valse laisse la musique transcender les images dans un BD-concert à fleur d’émotion.

Par Dorothée Lachmann

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À Dannemarie, au Foyer de la culture, vendredi 10 avril À Kembs, à l’Espace rhénan, samedi 11 avril À Riedisheim, à La Grange, mardi 14 avril À Thann, au Relais culturel, jeudi 16 avril À Bischheim, à la Salle du Cercle, vendredi 17 avril À Schiltigheim, au Cheval blanc, samedi 18 avril À Haguenau, au Théâtre, samedi 25 avril www.culture-alsace.org

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vec L’Archipel du goulag, Soljenitsyne ouvrait les yeux de l’Occident sur la réalité soviétique : dix-huit millions de personnes emprisonnées entre 1917 et 1953, un système carcéral basé sur la torture… C’est sur cette toile de fond que se déroule la BD de Ruben Pellejero (futur dessinateur des nouvelles aventures de Corto Maltese) et Denis Lapière publiée en 2004, chez Dupuis. Le Tour de valse est une poignante histoire d’amour. En 1953, à la mort de Staline, des milliers de prisonniers reviennent des camps, mais nulle trace de Victor, condamné sept ans plus tôt. Son épouse Kalia prend la route de Sibérie pour tenter de le retrouver. Patiemment, elle mène son enquête, interrogeant d’anciens zeks – les détenus du goulag – qui lui révèlent l’horreur de leurs conditions de vie. Elle découvre aussi ce qu’était un “ tour de valse ”, au cours duquel Victor a fait la rencontre de Varvara, détenue, elle aussi, pour activités antirévolutionnaires : une récompense perverse pour les meilleurs travailleurs socialistes, enfermés deux heures durant avec leurs homologues féminines dans un baraquement du camp. De cette petite histoire dans la grande, en bulles et en images, les musiciens

Tony Canton et Jean-Pierre Caporossi ont inventé un étonnant spectacle, sous forme de BD-concert. Projetée une à une sur un écran géant, dans un jeu de cadrages et de zooms, chaque vignette de l’album est accompagnée par une partition interprétée en direct. « Nous voulions renforcer l’impact cinématographique de la bande dessinée en lui donnant du rythme musicalement. Le challenge était que le spectateur ne soit pas tiraillé entre le fait de lire une bulle, d’être séduit par l’image et en même temps attiré par la musique, mais qu’il soit vraiment dans un tout », explique le pianiste Jean-Pierre Caporossi. Pour composer cette partition qui nourrit à la fois la psychologie des personnages, l’intrigue romanesque et la noirceur d’une époque, les deux compères se sont plongés dans la musique russe du XXe siècle, dont l’inspiration se mêle à la technique du leitmotiv chère à Wagner ou à la musique répétitive façon Steve Reich. Sous les sons lancinants des instruments – piano, claviers, violon, clarinette et percussions –, la puissance des dessins atteint une dimension nouvelle, où fusionnent les gestes artistiques : le trait du dessinateur, le mot du scénariste, la note du musicien.


les roseaux sauvages Avec Entre deux roseaux, l’enfant, le musicien strasbourgeois d’origine irakienne Fawzy Al-Aiedy* mêle ses souvenirs à l’Histoire avec une majuscule au cours d’un voyage musical « pour petites et grandes oreilles ». Par Emmanuel Dosda Photo de Natacha Sibellas

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Entre deux roseaux, l’enfant À Lingolsheim, à La Maison des Arts, mercredi 15 avril www.lingolsheim.fr À Schiltigheim, au Brassin, mercredi 13 mai (dans le cadre des Régionales) www.ville-schiltigheim.fr Noces-Bayna À Thann, au Relais culturel Pierre Schielé, samedi 18 avril www.relais-culturel-thann.net À Metz, à La BAM, dimanche 14 juin www.trinitaires-bam.fr www.fawzy-music.com

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Lire portrait dans Poly n°138

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awzy Al-Aiedy n’est pas un musicien. C’est un architecte qui « travaille depuis longtemps à la construction d’un pont entre l’Orient et l’Occident. De nos jours et au regard de l’actualité, il est nécessaire pour gommer tous les préjugés », affirme celui qui cherche, au fil de ses créations, à connecter les êtres humains les uns aux autres grâce aux vibrations de son oud. Il s’adresse aux adultes et aux plus petits, comme c’est le cas avec son nouveau spectacle (à partir de 18 mois) qui part d’une rencontre avec Christine Planel, directrice de La Passerelle à Rixheim. Lorsqu’elle lui commande un show pour le jeune public, il décide de parler de sa propre enfance en Irak. « J’ai songé à un endroit très précis au Sud du pays : Bassora, la région des marais. Les hommes y ont coupé les roseaux afin d’en faire des sortes de pinceaux : c’est là qu’a été inventée l’écriture, à l’époque sumérienne. Les roseaux étaient également taillés pour fabriquer des flûtes. » Évoquer ce coin où il a grandi lui permet de tutoyer la grande Histoire au travers d’un spectacle multimédia dans lequel la musique rencontre la calligraphie – via les interventions de son célèbre ami Hassan Massoudy – et où sa propre mémoire croise celle de tous les migrants. Mise en scène par Denis

Woelffel, directeur de la M.A.C. de Bischwiller et de la compagnie Sémaphore, la pièce nous fait voleter dans le ciel bleu de Bassora, rempli d’oiseaux migrateurs venus du monde entier. Il nous invite à humer l’air iodé du port où accostent des bateaux de marchandises de toutes les régions et se mélangent les langues de tous les pays. Parmi les roseaux, Nassim – alter-ego de Fawzy – confie son histoire, ses envies d’évasion, en chanson, sur des notes de luth. Voilà qu’il se transforme en volatile, parcourt le globe et revient avec des comptines du monde arabe et occidental. À la clair fontaine ou Il était un petit navire se mêlent à des berceuses irakiennes, dans un incessant va-etvient entre les continents. Au commencement du spectacle, il y a ce rêve du jeune Fawzy qu’il raconte sur scène : « Il y avait une corde à linge sur laquelle étaient suspendus des vêtements rouges, bleus et jaunes. J’ai également vu une belle montre que j’ai mise à mon poignet. En me réveillant, j'ai raconté ce songe à ma maman qui l’a interprété. Selon elle, le fil symbolisait ma vie : j’allais quitter le pays pour voyager à l’étranger faire la rencontre d’une femme. J’étais encore gamin, mais tout ça s’est exaucé ! » Poly 176 Avril 15

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larmes au poing Avec Woyzeck [Je n’arrive pas à pleurer], Jean-Pierre Baro entrelace le drame de Büchner et l’histoire de son propre père, brouillant la frontière entre réalité et fiction pour questionner le déracinement.

Par Dorothée Lachmann Photos de Christophe Raynaud de Lage

À Forbach, au Carreau, jeudi 9 avril 03 87 84 64 30 www.carreau-forbach.com À Besançon, au CDN Besançon Franche-Comté, du 19 au 21 mai 03 81 88 55 11 www.cdn-besancon.fr

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e 21 juin 1821, Johann Christian Woyzeck, ancien soldat devenu coiffeur, assassine sa maîtresse à coups de couteau dans une rue de Leipzig, rendu fou par la jalousie. Lors de son procès, ses avocats plaident l’irresponsabilité – un concept complètement nouveau à l’époque – en raison de son comportement bizarre. Un psychiatre, le docteur Clarus est alors chargé de juger l’état psychique du meurtrier. Après trois ans de procédure, il est condamné à mort et exécuté. À partir de ce fait divers et du rapport d’expertise sur la santé mentale de l’accusé, Georg Büchner écrit une pièce fragmentaire, restée inachevée à sa mort, en 1837. Si le dramaturge allemand s’est servi du réel pour construire une fiction, le metteur en scène Jean-Pierre Baro poursuit la boucle, s’appuyant sur le texte pour revenir vers le réel. Puisant dans la mémoire de sa mère, il écrit [Je n’arrive pas à pleurer], inspiré de l’histoire de son père, travailleur immigré sénégalais, d’abord militaire puis ouvrier spécialisé chez Dassault. En confrontant les fragments de Büchner et l’histoire de ce prolétaire déraciné, Baro entend explorer « la dislocation culturelle, la sensation de sans-abri, sans patrie, et la suppression d’émotion ».

« Je n’ai jamais vu mon père pleurer. Aujourd’hui je m’interroge sur cette absence de larmes », confie le metteur en scène. « Je pense qu’il s’est toujours senti coupable vis-àvis de ses frères et sœurs d’avoir eu l’opportunité de venir s’installer en France. Les voix des siens restés au pays l’ont hanté toute sa vie. Mon père, comme Woyzeck, comme toute personne déracinée, entendait des voix. » Interprété par Adama Diop, acteur noir, le héros est « figé dans l’image de l’étranger, celui qui vient d’ailleurs. Pour lui, tout est survie, plus le temps de penser, il est pur instinct, pure animalité. » Dans une démarche proche du montage cinématographique, JeanPierre Baro met en parallèle les deux textes. Hors du cadre, la prodigieuse Cécile Coustillac porte avec flamme le monologue de la mère, en écho à l’histoire d’un autre temps dont elle est témoin, à côté d’elle. « C’est comme lorsqu’on compare deux photographies d’un même thème, qu’une chose met en lumière une autre et vice versa. » La justesse de ces correspondances et l’engagement total des comédiens transcendent cette rencontre inattendue entre un opprimé allemand du XIXe siècle et un immigré sénégalais du XXe, rendant possible « une fraternité des souffrances par-delà le temps ».


Dälek

Jessica 93

fleur de métal La sixième édition d’Impetus invite à une exploration des entrailles de l’underground grâce à un festival mêlant métal s’accrochant aux tripes, étranges ateliers gastronomiques et expériences artistico-biologiques.

Par Emmanuel Dosda

À Audincourt (Le Moloco), Belfort (La Poudrière), Bourogne (Espace multimédia gantner), Montbéliard (Le 19, le Conservatoire)… et dans le Canton du Jura Suisse (divers lieux), du 15 au 19 avril www.impetusfestival.com

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e “hard” a son festival. Loin des sentiers battus, les esthétiques défendues par Impetus sont les composantes brûlantes d’une manifestation transdisciplinaire conviant des expérimentateurs dans divers domaines, des têtes chercheuses en matière de musique divergente, d’arts plastiques souterrains voire de cuisine moléculaire. Pour David Demange, directeur du Moloco à Audincourt et co-directeur de la manifestation (aux côtés de Sandrine Dupuy, son homologue de La Poudrière), « Impetus a une orientation artistique très marquée avec la radicalité pour fil rouge. Riche de 17 partenaires, le festival s’éclate sur tout le territoire (le Nord Franche-Comté), sans unité de lieu. » Ici, le hors-piste n’est pas toléré, il est de rigueur. Exemple avec Les Âmes amplifiées de Gilles Aubry, live quadriphonique durant lequel l’artiste diffuse une bande-son oppressante sur laquelle il agit : des enregistrements réalisés au cours d’une séance de spiritisme en une église néopentecôtiste de Kinshasa. Les mauvais esprits sont chassés dans un indescriptible brouhaha dont le volume est augmenté de plus belle au cours de la proposition d’Aubry. Âmes sensibles… s’abstenir. Fidèle à ses engagements, le festival convie de dignes représentants de la musique chevelue et bruyante. Il y aura du death et du trash (Crusher), du black métal norvégien (Satyricon) et du doom italien (Ufomammut). Oreilles sensibles… s’abste-

nir, ou rendez-vous pour les concerts, certes radicaux mais moins extrêmes, de KG (voir Poly n°164), faisant le pont entre shoegazing nineties et électronique eighties, du trio rock 100% féminin Baby in Vain, de Dälek et son hip-rock-indus sombre, de Geoffroy Gesser et son saxophone (première incursion jazz dans le festival) ou Jessica 93 pour un trip psyché en vieille Visa jaune canari. David Demange évoque un festival tournant autour « des transformations de la matière, du corps et de ses liens avec la machine, ce qui explique la place importante accordée à la musique indus dans cette édition où art et science se mêleront ». Notamment dans l’exposition SO3, art, biologie et (al)chimie de l’Espace multimédia gantner (du 11 avril au 25 juillet) qui rassemble des artistes / biologistes travaillant à partir de bactéries. Dans ce cadre, Paul Vanouse propose une performance durant laquelle il manie de l’ADN en direct… D’autres expériences auront lieu, surtout dans nos assiettes, au cours d’ateliers où l’on pratiquera la « gastronomie du bizarre » (nous avons entendu parler de plats réalisés à base de nourriture pour animaux, mais chut…). Estomacs sensibles… s’abstenir. Reste que le directeur du Moloco se félicite d’une « édition cohérente, la plus aboutie à ce jour, avec une osmose entre les propositions »… même si le visiteur devra s’attendre à un remake de Cauchemar en cuisine. Poly 176 Avril 15

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CINÉMA

la théorie du ko Koudlam mixe spleen et brutalité en un seul album¹ conçu dans une cité balnéaire située entre utopie autorisant tous les excès et cauchemar architectural pour touristes imbibés. Coup de projecteur sur le hooligan electro avant son passage au Festival des Artefacts.

Par Emmanuel Dosda Photos d'Olivier Ruggiu (gauche) et Jamie Harley (droite)

Le Festival des Artefacts, du 8 au 19 avril à La Laiterie et au Zénith à Strasbourg (avec Prodigy, Klub des Loosers, Izïa, Guts, Ewert & The Two Dragons…) 03 88 237 237 www.artefact.org Koudlam, à Strasbourg, à La Laiterie, jeudi 9 avril

¹ Benidorm Dream, édité par Pan European Recording www.koudlam.com ² Sorti sur Pan European Recording en 2009 www.paneuropeanrecording.com ³ Son morceau See You all est utilisé dans la BO d’Un Prophète de Jacques Audiard

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rophète de l’apocalypse, élégant gourou psalmodiant des Alcoholic Hymns en costume immaculé et lunettes noires, performeur balançant des tubes qui titubent… Le dandy électronique est sorti de l’ombre grâce aux mélopées synthétiques et sonorités chamaniques de Goodbye², premier album dont l’apothéose fut marquée par See You All³, titre hyper anxiogène servi par un clip extrême et violent : aux pieds d’une tour d’habitation, sur le parking sans âme d’un quartier glauque, deux clans de hooligans s’opposent. Les fumigènes fusent, les coups partent. Une mêlée se forme, se déforme, puis les groupes se dispersent pour se retrouver un peu plus loin en un sinistre ballet, une chorégraphie de la baston parmi des barres de logements de la banlieue de Saint-Pétersbourg. Il s’agit d’un extrait de Desniansky Raion, vidéo de Cyprien Gaillard, Prix Marcel Duchamp 2010, connu pour ses œuvres en zones périurbaines et son goût pour l’esthé-

tique de la ruine. Une fascination partagée par Koudlam affirmant qu’« un palais vandalisé est plus beau qu’un palais neuf. J’aurais tendance à penser qu’il en va ainsi des hommes également », confie ce romantique percevant la somptuosité dans le chaos.

Béni soit Benidorm

L’homme en blanc semble sans cesse animé par des envies d’ailleurs, d’autres civilisations (Mayas…), continents (Afrique…) ou contrées (Mexique…). « Je me suis construit en habitant dans différents pays et ai cultivé mon déracinement permanent comme un don. Je rêve chaque nuit de villes nouvelles, de fuite, de ma disparition. Par la musique, je dessine mes propres cartes, lance mes expéditions en terres inconnues et bâtis mon empire. » Son dernier album a été composé dans une tour d’ivoire, en haut d’un hôtel de Benidorm, station balnéaire espagnole où les touristes s’amassent dans une atmosphère de binge


drinking, de bronzage de masse sur la plage et de lap dance sur fond de biture perpétuelle. Discothèques aux lumières clinquantes, palmiers coincés entre deux immeubles de béton, jeunes défoncés et vieux botoxés… « Je cherchais un décor pour mon album que je voulais être une sorte de BO de film SF. Un ami connaissant mon amour pour les belles choses m’a dit que cette ville serait mon Eldorado. J’ai aimé cette vision monstrueuse, ce champignon nucléaire d’immeubles échoués sur la plage, cette ambiance de fin du monde au soleil. Je voulais travailler en haut d’une tour, comme un despote, et c’était parfait. Je contrôlais la ville, mais en restant invisible, sans trop bouger les yeux. Je m’endormais sur ma terrasse en écoutant les cris des mouettes mélangés à ceux des jeunes filles et je me réveillais rôti par le soleil, au chant du muezzin. Je devenais une réincarnation de Bouddha nappée de sangria. »

Les derniers jours de Pompéi

Benidorm Dream mêle gabber – techno bourrine des nineties venue de Hollande –, lamentations archaïques, mélodies orientales et emphase héroïque. « Pop not made for 100 people but for millions. » C’est ainsi que l’artiste pompier définit sa musique, trahissant des aspirations à davantage de grandiloquence. On l’imagine porteur d’un projet mégalo : un live à la Cité Interdite, comme Jean-Michel Jarre, ou dans les vestiges de Pompéi, tel Pink Floyd. « Précisément. On y travaille », acquiesce ce « grand fan des concerts de Jarre : celui de Houston est une création énorme, une organisation dingue pour un seul show : c’est assez fascinant. Le Live at Pompeii est pour moi une des plus belles œuvres d’art faite par l’homme. C’est à la fois un chef-d’œuvre, véritable splendeur psychédélique qui me fait l’effet d’un trip à chaque fois que je le regarde, et un document sur un groupe mythique à son sommet. Tout l’enjeu de créer un show de ce niveau est de le faire sans référence, quelque chose qui soit la résonance visuelle de la musique. » Celle, mystico-apocalyptique de Koudlam est un « songe effrayant », une symphonie d’un monde qui s’effondre, faisant l’effet d’uppercuts dans la gueule. De coups de lame dans le bide.

Je devenais une réincarnation de Bouddha nappée de sangria

smack my bitch up ! Dans la seconde moitié des années 1990, les néo-punks de Prodigy défrayaient la chronique avec un clip choc et mettaient le feu aux dancefloors avec un electro-rock offensif et des breakbeats malléchés. Liam Howlett et sa bande, visage piercé, cheveux verts hirsutes et langue tirée jusqu’au sol, prenaient leurs raves pour la réalité et marquèrent l’époque au fer rouge : celle d’une génération (perdue) qui s’abandonnait dans des tourbillons de décibels en attendant le bug de l’an 2000, face aux amplis. En 2015, les Artefacts lâchent les BPM et placent les papys techno en tête d’affiche d’un festival conviant d’autres artistes électroniques comme Joris Delacroix, The Avener, Superpoze ou l’écurie Kompakt Records représentée par Reinhard Voigt ou Sascha Funke.

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Godspeed You! Black Emperor © Yannick Grandmont

Éric Chenaux © Esther Campbell

planètes sauvages Constellation, label frondeur de Montréal, envoie deux de ses illustres représentants dans l’Est pour des concerts exaltés et politisés : les canadiens Éric Chenaux, dans le cadre de Supersounds, et Godspeed You! Black Emperor.

Par Emmanuel Dosda

Godspeed You! Black Emperor, à Dijon, à La Vapeur, vendredi 24 avril & à Strasbourg, à La Laiterie, mardi 28 avril www.lavapeur.com www.artefact.org Éric Chenaux, à Colmar, à l’Atelier ARN, jeudi 23 avril, dans le cadre du festival Supersounds (du 23 avril au 11 mai, avec Esben and The Witch, Owen Pallett, Appaloosa…) www.hiero.fr www.cstrecords.com

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usique intransigeante, rock sans concessions, engagement sans faille (contre l’industrie culturelle, pour une économie altermondialiste), pochettes de disques au look artisanal réalisées par des amis plasticiens, infrangible sens du collectif, esprit Do It Yourself. Des clichés ? Des postures rock’n’toc ? Une réalité ! Constellation est une utopie musicale, portant l’exigence en étendard. Les groupes issus du label, aux noms aussi improbables que Les Momies de Palerme, Avec le soleil sortant de sa bouche ou Thee Silver Mt Zion (formation ayant collaboré avec feu Vic Chesnutt), composent une grande famille dont les membres jouent les uns avec les autres au sein de différents projets. Une communauté fondée dans la seconde moitié des années 1990 composant des complaintes tortueuses et underground irriguées par le blues originel et se déployant, très haut, vers des cieux orageux ou plus cléments. Godspeed You ! Black Emperor, formation “star” de la maison, produit une musique instrumen-

tale au format atypique, avec des morceaux pouvant parfois s’étendre sur plus de vingt minutes. L’esthétique Constellation est indissociable du style de GY !BE : un post-rock délié mêlant arpèges de guitare et bourdonnements venus de nulle part, dont le climat oscille entre calme et tempête, sérénité trompeuse et apocalypse menaçante. De (longs) titres d’une beauté crépusculaire sous forme de micro-galaxies denses et complexes que l’on visite boussole à la main. Contrairement à nombre d’artistes du label, Éric Chenaux place sa voix (gracile) au centre de ses morceaux, romances ancestrales renouant avec l’âme du folk, muni de sa guitare dont il fait pleurer les cordes, parfois armé d’un archet. Entrelacs de notes, douces dissonances, effets de distorsion, chant soul… Ses balades moyenâgeuses nous plongent dans les compositions cinématographiques de Ry Cooder, dans la ouate d’un Robert Wyatt, les volutes d’un bâton d’encens qui se consume lentement, une constellation de sensations.


tout un monde poétique La violoncelliste Anne Gastinel dans le Concerto de Dutilleux : voilà ce qu’on peut appeler une alliance parfaite. À découvrir avec l’Orchestre philharmonique de Strasbourg et la baguette ductile et efficace d’Oleg Caetani.

Par Hervé Lévy Photo de Léa Crespi / Naïve

À Strasbourg, au Palais de la Musique et des Congrès, jeudi 23 et vendredi 24 avril 03 69 06 37 06 www.philharmonique. strasbourg.eu

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uarante ans et quelque, un titre officieux de chef de file de l’école française de violoncelle et trois Victoires de la Musique au compteur (1994 dans la catégorie Nouveau talent, 1996, Meilleur enregistrement et 2006, Soliste de l’année) : Anne Gastinel est devenue une figure tutélaire de la scène classique. Élève des plus grands (Yo-Yo Ma, János Starker ou Paul Tortelier), elle est aujourd’hui un modèle. Son jeu tout en naturel – sans effets d’archet inutiles – va directement au cœur de la partition, incisant la chair de la musique avec élégance, légèreté et subtilité. Elle le montrera dans Tout un monde lointain, concerto pour violoncelle et orchestre signé Henri Dutilleux (1916-2013), habile construction fondée sur le rapport entre Les Fleurs du mal de Baudelaire et la musique. Ce classique du répertoire contemporain, composé pour Rostropovitch, réussit un étonnant équilibre. Selon les mots de son auteur, il consiste « sans sacrifier à la pure virtuosité à mettre en valeur l’instrument tout en s’éloignant des schémas classiques et romantiques ». En cinq parties (Énigme,

Regard, Houles, Miroirs et Hymne), la virtuose nous plongera dans un univers tout sauf illustratif : point ici de plates descriptions des atmosphères baudelairiennes, mais une immersion toute en vibrations dans l’univers du poète. Le violoncelle, instrument lyrique par excellence, transporte l’auditeur, parfois dans un souffle, parfois dans une exubérance de potentialités sonores, en plein cœur du texte. Le programme s’achèvera – toujours dans des sonorités délicates, très french touch – avec la Symphonie n°3 “avec orgue” de SaintSaëns (1835-1921), un voyage spirituel dédié à Liszt où la gravité de l’instrument renvoie au trouble profond que nous ressentons à l’écoute d’une œuvre d’un extraordinaire équilibre. On pense alors aux mots d’Émile Vuillermoz, qui, dans son Histoire de la musique, qualifiait ainsi l’art du symphoniste : « Même quand il n’est pas ému lui-même, Saint-Saëns arrive à provoquer chez ses auditeurs une émotion de l’esprit qui naît de la grandeur et de la noblesse des lignes et des volumes de ses architectures. » Poly 176 Avril 15

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électrochocs baroques Albinoni, Haendel, Porpora ou Torelli : la soprano Sandrine Piau et le Kammerorchester Basel proposent un étincelant voyage instrumental et vocal aux accents italiens sur les ailes de la musique baroque. Par Hervé Lévy Photo de Sandrine Expilly / Naïve

À Saint-Louis, à La Coupole, samedi 11 avril 03 89 70 03 13 www.lacoupole.fr À Guebwiller, aux Dominicains de Haute-Alsace, vendredi 24 avril 03 89 62 21 82 www.les-dominicains.com À Bâle, en la Martinskirche, mercredi 20 mai +41 (0)61 273 73 73 www.kammerorchesterbasel.ch

¹ Christophe Merlin dans Le Figaro, en 2009 – www.lefigaro.fr ² C’est le musicologue italien Remo Giazotto qui l’a composé en 1945, à partir d’un fragment retrouvé dans les ruines de la bibliothèque de Dresde… dont l’existence est plus qu’incertaine !

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lle est une des interprètes les plus discrètes de la scène internationale au point d’avoir été surnommée… “l’antidiva”¹ par certains. À près de cinquante ans, Sandrine Piau, récompensée par une Victoire de la Musique en 2009 (dans la catégorie Artiste lyrique de l’année) est pourtant une de nos plus précieuses chanteuses. À l’aise dans bien des répertoires, du Lied allemand à la mélodie française, elle est néanmoins aujourd’hui considérée, à juste titre, comme une spécialiste du baroque, un univers qu’elle a rencontré alors qu’elle étudiait encore… la harpe. Le responsable de ce changement de cap se nomme William Christie, fondateur des Arts florissants et figure majeure de la redécouverte de Lully et consorts au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Virtuosité pyrotechnique et naturel confondant se mêlent pour des interprétations de référence au disque et sur scène : il y a quelques mois, elle fut, par exemple bouleversante dans le rôle-titre d’Alcina de Haendel à La Monnaie de Bruxelles sous la baguette de Christophe Rousset, ciselant une interprétation toute

en exigence, en ductilité et en subtilité. Sous l’intitulé Gioia & dolore, elle participe à une tournée avec le Kammerorchester Basel. Si la précision et la musicalité de la formation de chambre helvète ne sont plus à démontrer, force est de constater qu’elles se manifestent avec un éclat tout particulier dans les pages baroques et classiques. On le découvrira dans des pièces instrumentales de Giuseppe Torelli ou Tomaso Albinoni, compositeur bien plus intéressant que la caricature qu’on fait toujours de lui avec un Adagio, séduisant mais usé jusqu’à la corde… qu’il n’a même pas écrit² ! Le cœur du programme est fait d’airs d’opéras exprimant une vaste palette de sentiments : violente colère, extase amoureuse, noir désespoir… L’occasion est belle de partir explorer les contours du dramma per musica avec des extraits d’œuvres rares comme Partenope de Domenico Sarro narrant l’histoire légendaire de la fondation de Naples ou Eraclea d’Albinoni et de véritables standards du XVIIIe siècle au nombre desquels figure désormais Alcina de Haendel.


naissance d’un son Ce printemps, l’Orchestre national de Lorraine est à la pointe de l’innovation avec la création mondiale de Surchauffe de Dominique Delahoche, pièce traitant des bouillonnements de l’adolescence. Pour l’occasion, un nouvel instrument appelé Veme a vu le jour. Par Hervé Lévy Photo de la Ville de Metz

À Meisenthal, à la Halle Verrière, vendredi 10 avril 03 87 96 82 91 www.halle-verriere.fr À Metz, à L’Arsenal, mardi 12 mai 03 87 39 92 00 www.arsenal-metz.fr www.orchestrenationallorraine.fr

¹ Courant musical qui prend pour fondement l’utilisation des différents spectres harmoniques ² Label regroupant un ensemble d’outils de recherche et d’innovation, d’industriels, de savoir-faire de ce secteur de pointe

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rombone solo de l’Orchestre national de Lorraine, Dominique Delahoche mène également une carrière de compositeur depuis une dizaine d’années. Élève d’Ivan Fedele à Strasbourg et de Hugues Dufourt, il avoue être proche de l’école spectrale¹. Dans ses œuvres, il travaille « autour des techniques instrumentales, sans chercher une prestation démonstrative ou une beauté plastique ». Ce qui l’intéresse sont les relations des sons entre eux, les interactions possibles entre les pupitres de l’orchestre et, par ricochet, la « conquête de nouvelles sonorités ». Guère surprenant donc qu’il se soit attelé à la mise au point d’un instrument (en partenariat avec l’école d’ingénieurs messine Arts et Métiers ParisTech) qu’il a choisi de nommer Veme, acronyme signifiant Vallée européenne des matériaux et de l’énergie² qui manifeste son caractère made in Lorraine. « J’ai souhaité générer un son qui existait jusque là uniquement dans mon imagination. La grande majorité des percussions métalliques – gongs… – sont d’origine asiatique. Elles ont un “effet crash” que je voulais éviter avec un instrument qui ne développe

pas d’aigus et n’écrase pas l’orchestre. Il était aussi important de contrôler le temps de résonance pour permettre une écriture plus incisive. » Le résultat ? Une plaque métallique suspendue devant un résonateur que l’on joue de manière traditionnelle, avec des baguettes et qu’expérimenteront des membres des Percussions de Strasbourg. On découvrira ses potentialités avec la création mondiale de Surchauffe, pièce sur « l’intensité intérieure de l’adolescence, sur l’énergie terrible qui irrigue cet âge de la vie, à la fois créatrice et destructrice », pour laquelle plusieurs jeunes non musiciens ont été associés. « Nous avons intégré des fragments de textes écrits par des adolescents en difficulté au cours d’ateliers. Ils traitent principalement de l’amour et de la révolte », explique Dominique Delahoche. À côté de ces ponctuations sémantiques de la partition, d’autres seront sur scène et « perturberont en direct le son de l’orchestre avec six dispositifs électroniques “contrôlant” autant d’instruments ». Collision annoncée entre la réalité du monde et les canons ancestraux du concert classique. Poly 176 Avril 15

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ART CONTEMPORAIN

traduire, c’est trahir ? Treize artistes sont réunis à La Kunsthalle de Mulhouse pour une stimulante réflexion plastique autour de la traduction. Ils proposent de découvrir, voir et comprendre Presque la même chose. Par Raphaël Zimmermann Photos de la Kunsthalle Mulhouse

À Mulhouse, à La Kunsthalle, jusqu’au 10 mai 03 69 77 66 47 www.kunsthallemulhouse.com Performance de Martina-Sofie Wildberger, jeudi 16 avril à 20h Soirée Kunstprojection (en partenariat avec l’Espace multimédia gantner et la HEAR, mardi 21 avril à 18h Soirée Kunstapéro (visite guidée & dégustation), jeudi 7 mai à 18h

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our la directrice de la Kunsthalle Sandrine Wymann, tout a débuté avec un texte d’Umberto Eco intitulé Dire presque la même chose et sous-titré Expériences de traduction. La commissaire de l’exposition plonge, en quelque sorte, dans l’ampleur – possible, nécessaire, inévitable, etc. – de la trahison inhérente à toute traduction en explorant toutes les potentialités contenues dans le “ presque ” du titre du livre, « cœur de toute tentative de traduction », jusqu’à l’essorer. Cette « affaire qui concerne l’auteur et le traducteur » est ici déclinée dans un voyage artistique multiforme en quatorze étapes portant chacune le titre d’un des chapitres de l’ouvrage. Le parcours débute avec Les Synonymes d’Altavista. Pour Eco, « un mot dans une langue naturelle Alpha a souvent plus d’un terme correspondant dans une langue naturelle Bêta ». Autour de ce constat, on retrouve le plasticien péruvien Nicolás Lamas : Fracturas est un livre qui débute par Palabra de guerrillero, un poème révolutionnaire. Au fil des pages, il est traduit dans différentes langues par Google Traduction, chaque

fois en partant de la version précédente. Le lecteur s’éloigne ainsi inexorablement de l’original jusqu’à ce qui n’en reste presque rien. Création d’une langue-machine nouvelle et poétique ou appauvrissement généralisé ? Posters évoquant les calligrammes d’Apollinaire qui retracent les performances de Martina-Sofie Wildberger, rébus ironiques de Gérard Collin-Thiébaut, objets africains arrivés en Europe où ils ont subi une perte de leur sens originel (voir une interprétation à rebours), imposante frise d’Ilan Manouach destinée à rendre intelligible un roman graphique à des malvoyants, vidéo de Julia Bodamer où deux femmes semblent former une seule entité dansante et performative, jeu dialectique multilingue entre la présence du texte et l’absence de l’image – un tableau du XVIe siècle – d’Ignasi Aballí… Les propositions sont protéiformes, les œuvres entrent en résonance avec le texte d’Umberto Eco dans un subtil écho plutôt que d’apporter une réponse – impossible, forcément impossible – aux questions qu’il soulève.



du houblon au vodou Ancien PDG des brasseries Fischer, Marc Arbogast est le propriétaire du Château Vodou rassemblant à Strasbourg une envoûtante collection privée issue de ses périples africains. Portrait d’un homme aimant s’entourer de dieux. Par Emmanuel Dosda Portrait de Benoît Linder pour Poly, Photos de Gérard Bonnet (gauche) et Mickaël Wittmer (droite)

Le Château Vodou est ouvert du mercredi au dimanche de 14h à 18h (sauf jeudi 21h) 4 rue de Kœnigshoffen à Strasbourg 03 88 36 15 03 www.chateau-vodou.com Éclairage sur la Géomancie du Fa, conférence de Marc Arbogast et Jean-Yves Anézo, samedi 11 avril à 17h

¹ Voir Poly n°157 ou sur www.poly.fr ² Notamment autour de Denis Leroy, président, et Adeline Beck, administratrice ³ L’exposition Trésors du Vaudou de la Fondation Cartier (2011) a contribué à la reconnaissance du Vodou

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epuis plus d’un an, le musée¹ installé dans un ancien château d’eau dévoile une exceptionnelle collection d’objets vodous ouest-africains (Bénin, Ghana, Nigéria ou Togo) : des crânes décorés, des masques colorés ou des représentations de divinités faites de bois, de clous, de peau ou d’os. Presque organiques, mais “désactivés” pour la plupart, ils sont liés à des cultes, à la sorcellerie, à la médecine, parfois à des pratiques sacrificielles. Le Château Vodou ? Un long chemin, un investissement personnel, un pari risqué pour Marc Arbogast et sa femme Marie Luce. « Nous sommes des apprentis dans le métier », déplore-t-il. « Il était impensable de ne pas faire de faux pas. La première année, nous ne nous sommes pas assez approchés de la gestion : il a fallu s’impliquer, construire une nouvelle équipe² et changer notre fusil d’épaule » pour défendre un sujet méconnu du grand public³ et mettre sur les rails un projet privé viable économiquement. « La culture doit pouvoir se vendre, s’autofinancer », affirme celui qui a longtemps travaillé dans l’industrie brassicole.

Fischer & Schweitzer

Au terme d’une scolarité à Strasbourg, son père, directeur technique chez Fischer, lui impose son parcours : il ne sera pas médecin,

mais intégrera la brasserie, « la queue entre les jambes ». Conditionnement, maintenance, investissement… « Dans une boîte comme celle-ci, on ne vous donne pas le pouvoir, il faut le prendre », se rappelle celui qui a gravi les échelons avant de devenir directeur général de Fischer, puis d’Adelshoffen. Durant sa carrière, il encouragera l’innovation, notamment en lançant de nouveaux produits comme la Desperados ou la boisson aphrodisiaque 3615 Pêcheur, “la bière amoureuse”, à la fin des années 1980. « C’était une boisson “efficace”, dont la recette m’est venue des sorciers, de la pharmacopée africaine. » Pour comprendre sa passion pour l’Afrique, il faut remonter à l’enfance. « Lorsqu’on évoquait Albert Schweitzer, une proche connaissance, c’est tout juste si on ne se mettait pas à quatre pattes pour embrasser le sol », s’amuse le rejeton d’une famille alsacienne de pasteurs. « À ma confirmation, il m’a même fait parvenir une peau de python du Gabon. » Bercé par les récits du grand docteur en Afrique, il est fasciné pour une région qu’il associe à l’image d’un autre héros : Tarzan. « Issu d’un milieu ouvrier, mon père, a pu faire une école d’ingénieur grâce à une bourse : il était champion de France de natation. Durant une compétition, il a rencontré Johnny Weissmuller et s’est complétement approprié le personnage


PORTRAIT

de Tarzan. Il me racontait comment il attrapait des animaux et étranglait des lions. » Marc se rêve en seigneur de la jungle et tire sa première bête… à l’âge de six ans : une souris. Son père a un principe, que Marc Arbogast transmettra à ses enfants : « Lorsqu’on tue un animal, on le mange. » Même tarif pour les rongeurs, comme l’imposait la règle en la vieille ferme de Moussey, dans les Vosges, où s’est installée sa famille à la fin de la Seconde Guerre mondiale, « par crainte de redevenir allemande ». Marc Arbogast va toujours régulièrement se ressourcer dans ce « petit bled » où il cohabite avec ses « bestioles » : poules, chevaux, moutons…

Trophées & fétiches

Il se rend une première fois en Afrique au début des années 1960, avec sa femme, guidé par son double amour, pour la chasse et le continent. Au cours d’un safari au Cameroun, Marc est victime d’une entorse au pied, soignée par un sorcier : une porte vers le monde invisible s’ouvre à lui. Il fait la rencontre du Vodou, une médecine « reconnue », une religion « évolutive et pragmatique », une philosophie de vie « qui fait perdurer le sens de la famille » en permettant de « garder le contact avec les morts, les ancêtres ». En 1974, chez un bokono (sorcier), il tombe sur un fétiche du Nigeria et débute une collection qui ne cesse de s’accroître. Le Château Vodou vient d’ailleurs d’acquérir deux nouveaux objets : un Bla-Boccio (fétiche du Togo) et un crâne (Bénin) utilisé lors de cérémonies. « Aujourd’hui, je veux absolument remonter à leur origine, savoir quand et comment elles ont été utilisées », explique-t-il au milieu de pièces parées de cadenas, ficelles ou ossements humains, éléments qui tous ont un sens, sous un aspect parfois effrayant. « Ces objets ne me terrifient pas, mais je ressens leur force. » Pour en dénicher (et déchiffrer), il part régulièrement en Afrique, gagnant la confiance des bokonos, assistant à des cérémonies, « torse nu, en pagne, en faisant des pas de danse ». Dans le couvent d’une prêtresse, il a notamment longuement insisté afin d’acquérir un flacon, renfermant un virulent poison, fabriqué à partir d’une bouteille à bouchon mécanique customisée. Pas n’importe laquelle : une Fischer.

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memento

Memoria externa 05, 2013, courtesy galerie Ruth Benzacar, Buenos Aires

L’artiste argentin Jorge Macchi revient sur vingt années de carrière dans une rétrospective intitulée Spectrum. Le 19, Centre régional d’Art contemporain de Montbéliard ouvre ses portes à un univers inquiétant, entre rêve et réalité.

Par Florent Lachèvre

À Montbéliard, au 19, jusqu’au 10 mai 03 81 94 43 58 www.le19crac.com www.jorgemacchi.com

* «[…] Nous sommes / La triste opacité de nos spectres futurs», Toast funèbre (1898)

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«J

e suis la triste opacité de mon futur spectre » : ce slogan publicitaire fictif est emprunté, non pas à Nikon, mais à Stéphane Mallarmé*. Que le lecteur excuse cet artefact visant à résumer l’art de Jorge Macchi, mais il impose une écriture légère pour ne pas tomber dans le piège angoissant et mélancolique tendu par l’artiste. D’une atmosphère étouffante, l’exposition révèle la difficulté de la matière à représenter le temps et à marquer distinctement la frontière entre réalité et imaginaire. Elle joue également sur les différences formelles des éléments qui la composent pour perdre le visiteur dans un « haïku visuel » rassemblant peintures, vidéos et sculptures. Privé de repères chronologiques, ce dernier se retrouve face à des œuvres figées dans l’espace, en latence. Il est dans l’incapacité de déterminer si l’action a déjà eu lieu ou non. L’artiste joue avec le repère organique de l’être humain pour donner à ses œuvres une dimension incertaine et inquiétante. Le sens de la vue est-il encore fiable lorsqu’il est piégé par le dispositif ? Si le corps de l’homme représente son spectre futur, la matière utilisée par Jorge Macchi

révèle celui d’un événement passé ou à venir, imaginaire ou réel. La trace n’est plus gage de fiabilité. Représentant une voiture quasiimmergée (dont seul le toit est visible), la peinture hyperréaliste Memoria externa 5 tire sa force de la sensation qu’elle donne au public. Il n’existe aucun moyen de savoir depuis combien de temps elle est dans cette position. Seul son statut d’huile et d’acrylique sur toile lui soustrait son crédit de réalité que l’on attribue – de manière souvent hâtive – à la photographie. Le présent n’est plus qu’un gaz absent dont les traces dessinent une atmosphère apocalyptique et menaçante. Le visiteur n’arrive jamais à temps et manque le moment essentiel imminent, passé. Ainsi, les œuvres qui la composent « tendent à rendre équivoques leurs existences et leurs caractéristiques : entre le tangible et le diaphane, la pesanteur et l’immatériel, le réel et le fictif », explique Philippe Cyroulnik, commissaire de l’exposition et directeur du 19. Spectrum prive l’être humain de “l’instant t” de l’action, laissant derrière – ou devant – lui un paysage à la merci du temps et de notre capacité à raconter des histoires.



Julian Charrière, On the Side walk (Courtesy Dittrich & Schlechtriem Gallery)

Loïc Fel et Lauranne Germond du Collectif Coal

eco-warriors Le CEAAC inaugure une nouvelle série d’expositions en trois chapitres, commissionnée par Loïc Fel et Lauranne Germond, curateurs au sein de Coal, collectif s’intéressant au lien entre art et écologie. Par Emmanuel Dosda

À Strasbourg, au CEAAC, jusqu’au 24 mai 03 88 25 69 70 www.ceaac.org www.projetcoal.org

Le collectif commissionne le parcours artistique nommé Stuwa, initié par le Syndicat mixte du Sundgau et inauguré dimanche 7 juin

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2 Lauranne Germond et Loïc Fel sont également impliqués dans l’exposition de l’Espace international du CEAAC, faisant suite à l’échange avec la Corée de Sud qui aura lieu du 19 juin au 20 juillet 3

Du 19 juin au 18 octobre 2015

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« O

n a l’habitude de voir le sujet du développement durable traité sous l’angle scientifique, technique, politique ou social, mais assez peu à travers le prisme culturel », affirme Loïc Fel de Coal, Coalition pour l’art et le développement durable. Depuis sa création en 2008, le collectif organise des expositions ou des projets artistiques dans l’espace public1, regroupant des œuvres rendant perceptibles des questions complexes, abstraites, liées aux changements climatiques ou à la biodiversité. Loïc Fel et Lauranne Germond 2 ont été invités par le CEAAC pour commissionner Think global, act local, programme de trois expositions nommées Systémique, Open source3 et Ultralocal, en 2016. Le premier volet regroupe des artistes – Tue Greenfort, Hanna Husberg, Gianni Motti… – qui interrogent la médecine, la science, la finance, la géologie ou la chimie et « explorent un système à travers un récit », note Lauranne Germond. Avec On the side walk, Julian Charrière propose une narration composée des carottages géologiques prélevés dans une cinquantaine de lieux différents, en Europe. Ils représentent des moments différents, ce sont les témoins d’époques diverses. Si l’histoire se lit « sur

une ligne temporelle horizontale », l’artiste suisse, a choisi de travailler « avec la matière géologique » – qui est verticale – puis de la coucher, pour l’agencer de manière subjective, comme une frise chronologique. Il a créé une fiction à partir de « pierres qui n’ont aucun rapport les unes aux autres, mais qui s’entrechoquent et décrivent une ligne culturelle du temps », selon l'intéressé. Le point de départ de l’œuvre d’Anaïs Tondeur est un spécimen conservé dans la collection pathologique de l’Hôpital St Bartholomew de Londres : une mine de crayon retrouvée dans la vessie d’une petite fille au début du XXe siècle. « Pour inscrire cet épiphénomène médical dans la grande Histoire du monde, l’artiste a mené une enquête où géologie et économie vont se mêler », explique la curatrice. Anaïs Tondeur a remonté la piste du crayon : le site minier où fut extrait le graphite, l’usine où il a été traité, la fabrique du crayon, la boutique londonienne qui l’a vendu… Elle a ensuite restitué par des dessins les étapes de ce voyage « historico-systémique », de la plante fossilisée qui a, il y a des millions d’années, donné le graphite jusqu’à la fillette.



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ça sent l’art Premier volet d’une série d’expositions consacrées aux cinq sens, Belle haleine explore l’odeur de l’art au Musée Tinguely. Le voyage olfactif, souvent participatif, mêle installations, sculptures, gravures, photographies, vidéos…

Par Hervé Lévy

À Bâle, au Musée Tinguely, jusqu’au 17 mai +41 (0)61 681 93 20 www.tinguely.ch

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n exergue de l’exposition pourraient figurer ces vers de Baudelaire : visiteur, « as-tu quelquefois respiré / Avec ivresse et lente gourmandise / Ce grain d’encens qui remplit une église / Ou d’un sachet le musc invétéré ? » Il s’agit en effet de lier expériences olfactive et esthétique dans un parcours débutant par des représentations de l’odeur dans les œuvres des XVIe et XVIIe siècles, le plus souvent des allégories des cinq sens. Dans des gravures, l’extase sensuelle d’un bouquet de roses voisine avec la puanteur stercoraire d’un homme accroupi occupé à faire ses besoins sous le regard intéressé d’un animal (chien ou cochon, on ne sait pas vraiment) ou les exhalaisons fétides de poissons à la fraîcheur visiblement discutable.

Parfums de femme

Le basculement de l’exposition, entraînant le visiteur vers l’expérience olfactive plutôt que de le confronter à sa représentation, a lieu avec la Merda d’Artista de Piero Manzoni sorte de ready made fécal post-Duchamp dont est présenté le charmant Air de Paris, une ampoule de verre au contenu conforme à l’appellation. En 1961, l’artiste italien a produit 90 boîtes de conserve soigneusement étiquetées et numérotées supposées contenir trente grammes d’excréments de leur auteur (initialement vendus au prix de trente grammes d’or). À côté du numéro 78 de la série figure la célèbre boîte numéro 5 ouverte par Bernard Bazile en 1989 : on discerne du coton et des matières indéterminées, tandis


EXPOSITION

que l’examen olfactif – possible grâce à un tuyau de plexiglas jaillissant de la vitrine – laisse de marbre. À partir de maintenant néanmoins, le nez sera autant sollicité que les yeux. Clara Ursitti, par exemple, synthétise les odeurs de son corps : elle présente Eau Claire, flacon précieux renfermant quelques gouttes du plus intime des jus (des sécrétions vaginales et menstruelles stabilisées dans une solution d’alcool et d’huile de coco). Plus intéressant est Self-Portrait in Scent : Sketch #2, fragment d’odeur de l’artiste que l’on peut sentir sur une bande de carton – comme chez Sephora – qui procure un certain malaise : fragrance lourde, entêtante aux relents cyprineux, elle est comme une présence qui vous accompagnera tout au long de l’exposition. Plus aérien est le travail de l’artiste helvète Anna-Sabina Zürrer : avec Solitude, elle a créé le parfum du parc entourant le Musée en distillant trois mètres cubes d’un échantillon représentatif des végétaux qui y poussent. Le résultat est enflaconné… Impossible de le sentir, il faut laisser l’imagination galoper. À l’inverse de Wald, une série de vaporisateurs renfermant un concentré de forêt, sculpture olfactive permettant d’asperger abondamment la galerie qui surplombe le Rhin où elle est exposée. Le verdict ? La puissance de la pensée bat la matérialisation olfactive (un brin cliché) des bois par K.O.

Parfums du passé

Un cube blanc signé Sissel Tolaas tapissé de monochromes exhalant les sueurs froides de onze personnes souffrant de phobies sévères, l’installation monumentale et organique aux

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puissants parfums d’épices d’Ernesto Neto, le paradisiaque lit de mousse de Meg Webster, l’étonnante pièce de Bill Viola aux fragrances d’eucalyptus… Le voyage est multiforme, perturbant la perception. L’étonnement culmine avec l’œuvre de Carsten Höller et François Roche, dragon gigantesque crachant du brouillard plein de phéromones et autres substances neurostimulantes. Que respire-ton ? Quels seront les effets de cette étrange vapeur ? Plus troublante encore est l’installation de Kristoffer Myskja : une pièce où se trouve une délicate et absurde machine tinguelienne dont la seule fonction est de fumer clope sur clope. Dans un espace restreint, nous voilà balancés au cœur des années 1980, assis sur un siège en skaï orange de la partie “fumeurs” d’un wagon SNCF. Plus dérangeante est Volátil de Cildo Meireles. Dans un sas / vestiaire lumineux, chacun se met pieds nus avant d’arpenter un couloir sombre, environné d’une diffuse odeur de gaz, marchant sur une épaisse couche de matière lourde et poudreuse – du talc – jusqu’à un coude d’où provient la lumière d’une bougie plantée dans le sol. Les sentiments se mêlent : angoisse de l’explosion possible, références historiques (puisque l’artiste souhaite évoquer l’Holocauste), impression de flotter… En restant quelques minutes devant cette chandelle vacillante, on a soudain l’impression d’être dans La Route de Cormac McCarthy où notre univers a été détruit dans une apocalypse fuligineuse et molle. Ressortir. Vite. Et ôter toute trace blanchâtre sur ses vêtements avec l’aspirateur obligeamment mis à disposition par le Musée.

Légendes : 1. Carsten Höller avec François Roche, Hypothèse de grue, 2013 Courtesy les artistes et Air de Paris © 2014, ProLitteris, Zürich. Photo : Marc Domage 2. Piero Manzoni, Merda d‘artista n°78, 1961 © 2014, ProLitteris, Zürich. Photo : Agostino Osio, Milano, courtesy Fondazione Piero Manzoni, Milano 3. Bernard Bazile, Boîte ouverte de Piero Manzoni, 1989 Dépôt de Rudy Ricciotti Institut d’art Contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes © 2014, Bernard Bazile/ProLitteris, Zürich; Foto: Mozziconacci et Sibran

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PROMENADE

la nuit des temps Entre hiver et printemps, col du Donon et Tête de Bipierre, cette randonnée nous entraîne, de mystérieuses pierres gravées en roches à cupules, au cœur de l’énigmatique néolithique.

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Par Hervé Lévy Photos de Stéphane Louis pour Poly

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u Donon, les strates de l’histoire semblent danser le twist : kilomètre après kilomètre se rencontrent en effet les civilisations oubliées des premiers hommes du massif vosgien, les combattants de la Guerre de 14 ou ceux qui vénéraient Teutatès et Vogesus (qui donna son nom à tout le massif). Le lieu est en tout cas un point de départ idéal de bien des randonnées1. Pour celle qui nous occupe, direction le col de Prayé par une route goudronnée encore bloquée par la neige en cette fin d’hiver rayonnante. La marche est malaisée sur la croute glacée : il nous faudra près d’une heure pour rejoindre l’endroit. Seuls quelques freux solitaires et bruyants accompagnent les marcheurs sur cet itinéraire où subsistent les traces d’une histoire récente et tragique : bunkers à demi écroulés ou plaque sombre de type funéraire rappelant qu’en cette forêt le drapeau du 154e Régiment d’Infanterie fut brûlé le 22 juin 1940 afin qu’il ne tombe pas aux mains de la Wehrmacht.

C’est l’printemps

Pour une autre promenade au Donon, voir Poly n°142

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En russe, la распỳтица (ou saison des mauvaises routes) désigne la période du dégel et les pluies d’automne où bien des chemins, remplis de boue, sont impraticables 2

Dans son excellent petit ouvrage Sur les traces des premiers hommes des Vosges (Coprur, 1978)

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À 785 mètres d’altitude, le col de Prayé est encore recouvert d’une épaisse couche de flocons. Au printemps ou en été, la promenade doit être aisée, mais aujourd’hui la progression est pénible et lente. Passe encore lorsque la neige est dure puisque le sentiment de marcher sur une meringue ayant dépassé sa date de péremption demeure agréable. Bien souvent cependant, on s’enfonce lourdement avec la sensation d’avancer chaussé de bottes de scaphandrier. Rajoutons un nombre impressionnant d’arbres tombés bloquant le sentier et obligeant à une désagréable gymnastique. Très rapidement, nous comprenons que les prévisions initiales seront amplement dépassées : il faudra plus du double des quatre heures imaginées pour boucler la boucle ! D’au-

tant que la route tourne. Elle est désormais orientée plein Sud… Ce qui n’arrange guère les choses, puisque nous évoluons désormais sur un mélange boueux. Chacun s’enfonce au-delà de mi-guêtres dans une gangue gloutonne et molle évoquant une vosgienne raspoutitsa2. Les jambes s’extraient de ce magma fangeux dans d’immondes bruits de succion. Faire une centaine de mètres nécessite de violents efforts. Nous nous arrêtons sur un carré d’herbe miraculeusement préservé, tache verte dans cet océan marronnasse et blanc, histoire de reprendre quelques forces et de jouir de la fiévreuse renaissance de la vie que nous pouvons observer en direct. Le printemps pointe, se manifestant dans des existences minuscules : de faméliques bestioles volètent, annonçant la prochaine montée de sève qui enveloppera la montagne. Bouillonnante, cette renaissance palpite sous la glace, s’épanouissant dans un flot inextinguible. Violent et sale, comme l’existence. La descente est raide vers le ruisseau de la Truite qu’on atteint après s’être un peu perdus dans ces zones où le balisage du Club vosgien se fait un brin erratique. Mais où est passé le triangle jaune ? L’endroit évoque irrésistiblement un des plus célèbres poèmes de Rimbaud : « C’est un trou de verdure où chante une rivière / Accrochant follement aux herbes des haillons / D’argent ; où le soleil, de la montagne fière, / Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons. »

Voyage d’hiver

Plus le chemin remonte, plus nous replongeons dans l’ère glaciaire : coupant comme une serpe, l’air semble transparent, tandis que la glace refait son apparition. Destination la Tête de Bipierre dont le nom, dit-on, vient de deux bornes frontière se faisant face comme les ennemis d’hier, Français et Allemands. Poly 176 Avril 15

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PROMENADE CINÉMA

Avant d’atteindre le sommet, on découvre une “ chapelle ”, un immense rocher de grès en fait, ainsi qualifié parce qu’il est orné de près d’une centaine de croix gravées dont la signification demeure obscure : évocation du ciel étoilé, récupération chrétienne d’un lieu de culte païen ou représentations d’êtres humains ? Ce sont ces hypothèses que nous évoquons en cassant la croûte dans un environnement minéral avec une vue à couper le souffle, puisque l’endroit, même moins connu que d’autres, est un des foyers des premiers habitants du massif des Vosges, ces civilisations néolithiques oubliées qui occupèrent les lieux vers 5 000 ans avant Jésus-Christ. Elles nous accompagneront dans les hectomètres suivants, jusqu’à la Tête des Blanches roches. La randonnée se confond alors avec les mots de Guy Trendel3 : « Un monde perdu semble soudain revivre devant nos yeux. Les traces laissées dans le sol parlent quelquefois d’ouvrages audacieux, de dieux oubliés, de guerres et de mort. Il faut alors laisser à l’imagination sa part. Mais le pied posé sur le sentier, le chemin devient vite passionnant et un monde qui risque d’être perdu renaît à une vie nouvelle, laissant à chacun l’impression de participer à une aventure fantastique. » Malgré la neige, émergent d’un chaos minéral, de nombreuses pierres ornées de divers symboles, dont une étonnante vulve que nous découvrons par hasard, dégagée de sa gangue blanche. Impossible également de manquer de multiples roches à cupules qui, pour certains, servaient à recueillir le sang des victimes sacrifiées lors de rituels primitifs ou un mini menhir évoquent un culte de la fertilité. On l’avait vue il y a quelques années, mais impossible de la retrouver avec cette damnée neige : le sommet de la Tête abrite aussi une pierre récemment gravée – les entailles nettes et l’absence d’érosion ne trompent pas – d’une roue solaire marquant la subsistance de cultes païens à cet endroit où l’on croise, l’été venu, de bien étranges randonneurs. Après avoir passé (trop) longtemps à explorer le sommet, nous entamons une descente en forme de course-poursuite avec le soleil qui décline inexorablement. C’est à la nuit que nous rejoignons le col du Donon, transis et exténués, conscients qu’il aurait mieux valu attendre l’été pour un tel itinéraire, mais heureux d’avoir effleuré la mystérieuse magie des sommets vosgiens. 58

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lieux de mémoire Deux endroits évoquent l’histoire tourmentée du Donon au XXe siècle. Le premier, immense menhir orné d’une chaîne brisée, est un monument aux évadés et passeurs. Inauguré en 1960, il rappelle qu’au cours de la Seconde Guerre mondiale, ils furent nombreux – plus de 15 000 – à passer la frontière entre le Reich et la France à cet endroit : évadés des stalags et des oflags allemands, réfractaires alsaciens à l’incorporation de force ou courageux souhaitant rejoindre les maquis furent aidés par la population locale dans leur entreprise. Le second est un cimetière militaire créé en 1920 regroupant les restes de 288 soldats tombés en 1914-1918 et ceux de 36 d’entre eux disparus en 1939-1945. Posé à la lisière de la forêt, dans une prairie en légère déclivité, il semble perdu dans un oubli romantique gelé que les rayons du soleil peinent à réchauffer.

la tête de bipierre Départ Col du Donon Distance 18 km Temps estimé 5h en été

NORD DEPART

P

COL DU DONON

Strasbourg 60 km

Refuge de Prayé

Col de Prayé

Tête de Bipierre Tête des Blanches Roches

Saont-Dié-des-Vosges 45 km

Chapelle de Bipierre

le temps de l’asperge À Colroy-la-Roche, La Cheneaudière (voir Poly n°164 ou sur www.poly.fr) est le plus ancien Relais & Châteaux d’Alsace. Hôtel de charme pourvu d’un spa hors-normes, il abrite aussi une très beau restaurant tenu de main de maître par Roger Bouhassoun qui sublime la tradition dans une intense sensualité aux résonances localistes. Et comme la saison de l’asperge est arrivée, le chef a décidé de glisser dans la carte sept chefs-d’œuvre la mettant en valeur. Pour les réaliser, il a choisi des produits d’excellence de la Ferme Maurer de Dorlisheim. Au menu la beauté circulaire de la Timbale de volaille du Riedwasen et escargots de la ferme l’Horloge, asperges blanches d’Alsace, l’incomparable douceur du Velouté d’asperges d’Alsace au caviar d’orge perlé ou encore un plat imaginé spécialement pour les enfants, les Coquillettes d’Alsace aux œufs frais, tomme de nos montagnes et asperges en gratin délicieux. www.cheneaudiere.com

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une auberge contemporaine Voilà dix ans que l’Auberge Frankenbourg a décroché une Étoile au Michelin : l’occasion de rendre visite aux frères Buecher qui font des merveilles à La Vancelle. Au piano, Sébastien expérimente sans relâche tandis qu’en salle Guillaume cultive un accueil d’excellence.

Par Hervé Lévy Portrait de Benoît Linder pour Poly

L’Auberge Frankenbourg est située 13 rue du Général de Gaulle à La Vancelle (BasRhin). Fermée mercredi et jeudi. Menus de 39,50 € (sauf samedi soir et dimanche) à 82 € 03 88 57 93 90 www.frankenbourg.com

¹ Chaque mardi soir, menus à 45 € (entrée / plat / dessert) ou 54 € (entrée / poisson / viande / dessert) ² www.barbara-studio.fr

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À

39 ans, Sébastien Buecher est un des chefs les plus talentueux du Grand Est. Discret, refusant tout effet de manche culinaire, ce virtuose est passé par les meilleures maisons : Au Vieux Couvent à Rhinau, le Cheval blanc de Lembach, La Table du Gourmet à Riquewihr ou encore Le Crocodile, période Émile Jung, lorsque l’endroit était le porte-étendard de la gastronomie alsacienne avec ses trois Étoiles. Pour lui, le plus important c’est « la base, toujours la base. Sans cela on ne fait rien. On se retrouve comme un maçon sans briques. » Et les fondations de son art sont celles de la haute gastronomie hexagonale, d’Escoffier à Bocuse. Le résultat ? Une cuisine française « intimement cosmopolite » – fruit de ses voyages, de Dubaï à Bangkok – cultivée à l’Auberge Frankenbourg (à une douzaine de kilomètres de Sélestat), dans une recherche permanente. En témoignent les Mardis de la créativité¹ : « Nous partageons nos expérimentations avec nos clients, qui disent ce qu’ils en pensent, et tentons de nouvelles associations, affinons les créations avant

que certains plats ne rejoignent la carte. Ou pas. Nous avons par exemple récemment travaillé sur les interactions entre foie gras et coques pour explorer les potentialités étonnantes de la relation gras / iodé. » Dans une salle charmante, vaste vaisseau de bois, Guillaume Buecher organise un ballet précis. Sur les tables, une vaisselle où chaque pièce est différente a la semblance d’une délicate dentelle blanche développée avec la céramiste strasbourgeoise Barbara Lebœuf ². Toutes les conditions sont réunies pour que se déploie une cuisine éblouissante dont le symbole pourrait être un Œuf en basse température, blettes au miel de truffes, artichaut et émulsion de volaille à la truffe. Voilà un jeu très raffiné entre cru et cuit, douceur de l’œuf et caractère sauvage, assez “brut de décoffrage”, du légume. Dans un même esprit se découvre un impressionnant “terre / mer” avec une Raviole de joue de porc, échalotes, croustille de Parmesan, Saint-Jacques et jus de braisage corsé au miel.



GASTRONOSCOPE

liberté, égalité, pinard État imaginaire, la République du Weinland est une manière originale et décalée – mais néanmoins très sérieuse – de parler de vin en Alsace. Rencontre avec son fondateur et gouverneur général, démocratiquement élu, Frank Mairine à l’occasion d’un projet œnoculturel sur la Grande Guerre.

Par Hervé Lévy Photo de Benoît Linder pour Poly

Le coffret des Vins du siècle est notamment disponible (35 €) chez Dopff au Moulin, 2 avenue Jacques Preiss à Riquewihr (www.dopff-au-moulin.fr) et à la boutique Ô Gourmet, 31 rue du Fossé-des-Tanneurs à Strasbourg (www.o-gourmet.fr) www.republic-of-wineland.com

L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération

Viticulteur aux passionnantes créations situé à Marigny-Brizay (Vienne) – www.ampelidae.com

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2 Membre de l’association G-Vin (Groupe des Vins) et très impliqué dans des associations de reconstitutions historiques

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Comment décrire votre parcours ? Après un DEA de socio-géographie, j’ai souhaité m’orienter vers le vin avec différentes formations, dont un BTS viticulture / œnologie. Ensuite, j’ai exercé plusieurs activités : winemaker (notamment chez Frédéric 1 Brochet ), créateur et directeur de l’école des vins d’Arthur Metz, à Marlenheim… Qu’est-ce qui a présidé à la fondation de la République du Weinland, en 2011 ? La passion et l’envie de présenter le vin différemment, de manière décalée avec, par exemple, Le Vin du crime, une dégustation théâtralisée. Il s’agit d’une séance de spiritisme où j’appelle l’âme d’un homme qui, le soir de sa mort, avait reçu cinq personnes à dîner, chacune apportant une bouteille. Une était empoisonnée… Le but est de découvrir laquelle. État non reconnu par l’ONU, qu’offre la République à ses citoyens ? Très concrètement de participer à de multiples activités et de bénéficier d’avantages, mais il s’agit avant tout de former une communauté autour du vin. Nous avons créé un passeport (dont sont notamment titulaires Jean-Jacques Annaud, Ovidie ou Philippe

Geluck), un hymne national In Wine we trust, des billets de banque, des ambassades… À travers ce monde virtuel, c’est une promenade dans l’histoire du vin qui est proposée. Votre dernière initiative tourne autour de la place du vin en 14-18… Réalisé en collaboration avec Hervé Alt2 meyer , ce projet est multifocal avec une exposition, des conférences et des coffrets Les Vins du siècle explorant chaque année du conflit. Le premier, réalisé avec le domaine Dopff au Moulin de Riquewihr, vient de paraître. Que contient-il ? Trois bouteilles aux étiquettes illustrées par Isabelle Daulard évoquant l’atmosphère de 1914, lorsqu’on partait “la fleur au fusil”. Ce sont donc des vins pleins d’élan et de fougue : un Muscat pour évoquer la France et un Pinot blanc sur lies, métaphore de l’Allemagne. On y a ajouté un Riesling “ cuvée Europe ” symbolisant la réconciliation d’aujourd’hui. Quels sont les prochains rendez-vous de la République ? Les débuts en avril d’un club de dégustation très original se réunissant chaque mois au Château de l’Ile, à Ostwald.



Marianne Kucharski

paradis à enchanter Parc public transfrontalier entre Strasbourg et Kehl, le Jardin des Deux Rives est situé, côté français, au cœur d’un quartier en plein développement. Le temps d’un projet, les étudiants de Lisaa ont imaginé une nouvelle identité visuelle destinée au lieu. Manon Kethel

Par Florent Lachèvre

Lisaa 1a rue Thiergarten, à Strasbourg 03 88 22 44 22 www.lisaa.com Présentation publique des projets en présence des élus, vendredi 24 avril aux Archives municipales (Strasbourg) à partir de 14h.

¹ www.longevity-festival.com ² Samedi 27 juin à 21h30 (report le lendemain en cas d’intempéries) www.philharmonique.strasbourg.eu

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M

ême si l’endroit est très apprécié, la fréquentation du Jardin des Deux Rives demeure handicapée par une identité visuelle timide. Il faut dire qu’à Strasbourg, la “concurrence” entre les parcs est grande. Excentré et toujours relativement mal desservi, le J2R jouit d’un cadre paisible qui lui permet chaque année d’accueillir des manifestations comme le festival estival Longevity¹ ou la Symphonie des Deux Rives de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg². Depuis l’inauguration du Jardin (2004), le quartier ne cesse de se développer : l’ambition de la Ville est d’en faire une “nouvelle ville sur le Rhin”. C’est cette projection dans le futur qui a incité Frédéric Rouschmeyer, directeur de Lisaa (L’Institut supérieur des Arts appliqués), à faire plancher ses étudiants de deuxième année en BTS design graphique et d’espace sur le sujet, en partenariat avec l’Eurométropole. Si l’exercice demeure théorique, il pourrait bien dégager des pistes intéressantes pour les années à venir.

Questions d’identité

Des bancs de l’école à ceux du parc imaginés par les étudiants, il n’y a que quelques coups de crayon. « Le véritable atout d’un travail de

cette taille, est de donner la possibilité à des étudiants de prendre conscience des enjeux auxquels il correspond », confie le directeur. Chaque participant a dû proposer des projets « prenant en compte des besoins dans le but de donner ou de réaffirmer la place du jardin dans le quotidien des Strasbourgeois. La difficulté a été de les intégrer dans l’espace sans le dénaturer », explique Sophie Suma en charge des ateliers design d’espace et de produit à Lisaa. Ainsi, Kevan Fekir propose-t-il une forme moderne au traditionnel banc dans une version aux lignes sinueuses aspirant à la détente et à la “zen’attitude”. Possédant des qualités indéniables (cent cinquante hectares de part et d’autre du fleuve, des chemins de randonnée, des aires de jeu, la passerelle signée par le célèbre architecte Marc Mimram), le jardin souffre essentiellement d’un manque de communication, « importante pour l’identité visuelle d’un lieu » puisqu’elle a des implications pour son attractivité. Les travaux de Marianne Kucharski et de Manon Kethel sont des exemples de propositions générant une image dynamique et séduisante. Le rouge et bleu combinés aux lignes arrondies de la typographie donnent un sentiment apaisant. La simplicité de la mise


design

Kevan Fekir

en page rassure, tout en éveillant la curiosité. Les étudiants se sont attelés à inventer des solutions aux besoins des visiteurs / flâneurs. Cartographies, signalétiques et infrastructures sont autant de réponses pour faciliter l’expérience des promeneurs et « donner du sens à rester dans le parc » appuie Frédéric Rouschmeyer. Cet exercice pédagogique et professionnalisant est un terrain d’expression pour les participants invités dans un « paradis à enchanter ».

La Ville joue le jeu

Si la construction du projet a développé une capacité à travailler en groupe et à prendre conscience des réalités professionnelles, « l’enjeu principal de l’exercice reste la rencontre avec les élus », rappelle Sophie Suma. Expérimenté en 2014 avec le projet du quartier gare, « l’initiative est bien accueillie », assure Sébastien Grosse, directeur de proximité (Esplanade, Krutenau, Neudorf). Ce dernier voit dans l’échange avec les étudiants une possibilité d’obtenir « un regard externe porteur

d’idées et de critiques ». Élodie Marbach, chargée de mission du quartier du Jardin (Port du Rhin / Musau), reconnaît que celui-ci est victime d’un « problème de cibles ». Ainsi, Sébastien Grosse pense que les étudiants peuvent « attirer l’attention des élus sur certains aspects qui ne fonctionnent pas en l’état et les orienter sur des axes de travail ». Élodie Marbach déplore la situation ambigüe des Deux Rives qui n’est « ni un “automatisme” pour les habitants du centre, ni pour ceux du quartier ». Malgré les efforts (animations sportives et culturelles…), le Jardin peine à acquérir une identité forte. L’extension de la ligne D du tram jusqu’à Kehl et les multiples projets de développement (clinique Rhéna, résidence seniors des Deux Rives, îlot immobilier Jeanne d’Arc…) sont autant d’espoirs pour « développer une dynamique positive autour du jardin sur les dix années à venir » assure Sébastien Grosse. On peut penser que certaines pistes développées par les étudiants de Lisaa seront des sources d’inspiration pour ceux qui imaginent les contours du quartier. Poly 176 Avril 15

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LAST BUT NOT LEAST

Forever Pavot,

compositeur de BO imaginaires Par Emmanuel Dosda Photo de Greg Dezecot

À Metz, aux Trinitaires, jeudi 9 avril (avec Aquaserge) 03 87 20 03 03 www.trinitaires-bam.fr À Strasbourg, à La Laiterie, jeudi 11 juin 03 88 237 237 www.artefact.org

Dernier instrument vintage acheté. Un Wurlitzer 106 trouvé sur eBay : un piano électrique utilisé à la fin des 60’s par les Beach Boys ou les Beatles. Il n’y en a que 400 dans le monde. Le hip-hop est votre premier amour. Quel est le dernier. Je ne m’intéresse pas tant que ça à la musique actuelle, mais j’adore le dernier album de Timber Timbre. J’aime beaucoup sa production, assez proche de celle de Morricone. On fait souvent l’analogie entre votre univers et celui d’Ennio Morricone, de François de Roubaix ou JeanClaude Vannier. Dernière comparaison flatteuse. Elle concerne mon physique : on m’a dit que je ressemblais à Ryan Gosling. Les yeux, peut-être…

Rhapsode, édité par Born Bad www.bornbadrecords.net

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Dernière éruption volcanique vécue ? C’était peut-être au sein d’Arun Tazieff, votre formation précédente… C’est récent : je rentre de Montréal où j’ai

tourné un clip pour The Shoes, en extérieur, par -35°. Le contraire du volcan… Le pitch de la vidéo ? La revanche des poulets ! Vous avez réalisé des clips pour Dizzee Rascal, Alt-J ou Disclosure. On y voit des statues qui font des clins d’œil ou du mobilier de bureau se collant au plafond. Dernière trouvaille visuelle. Je suis très fier de mon travail pour Disclosure : cet effet d’inversion de la gravité, dans le milieu de l’entreprise, avec un patron qui se comporte comme un gros enculé… Dernière ivresse, sérieuse ou de pacotille. Je ne bois pas, ne prends pas de drogues et ne sors pas beaucoup : je suis un rat de laboratoire rabat-joie. La dernière fois qu’on vous a demandé quel film vous illustreriez musicalement. On ne me l’a jamais demandé, mais je dirais Playtime ou Les Vacances de Monsieur Hulot. Tati est une grande influence pour moi.




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