Poly 177 - Mai 2015

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MAGAZINE N ° 1 7 7 M A I 2 0 1 5 w w w. p o l y. f r

Steven Cohen

Performance provoc’ et choc

Wattwiller L’Art & l’Eau

Festivals

Tour d’horizon

Fauve ≠

sort ses riffs



BRÈVES

BAINS

BILINGUES Dans le plus grand – et le plus moderne – complexe de bains de la région est organisée une journée franco-allemande (vendredi 8 mai). L’Europabad Karlsruhe c’est un espace ludique hors norme (avec son toboggan-fusée AquaRocket ou un toboggan de plus de 170 mètres), un espace détente exceptionnel (saunas, etc.) et un spa de très haut niveau. Profitez de cet événement (où pour quatre heures payées, on peut rester la journée) pour découvrir ce bel endroit. www.ka-europabad.de

L’ART EN ALSACE Comme en 2014, la Maison de la Région (Strasbourg) expose les Regards sur l’Art contemporain en Alsace sélectionnés par l’association éponyme (du 6 au 29 mai), un beau panorama de la création régionale avec 42 plasticiens. Parmi eux, mentionnons les peintures aux accents délicieusement industriels de Patrick Bastardoz, les cosmogonies de Sylvie Lander, les efflorescences délicates d’Anne-Sophie Tschiegg ou les paysages aux couleurs étranges de Christophe Wehrung. www.region.alsace

A.S. Tschiegg, Sans titre © Klaus Stöber

À la galerie My Monkey (Nancy) se déploie l’exposition Lecture(s) de forme, forme(s) de lecture (jusqu’au 15 mai). Des jeunes artistes utilisent le potentiel narratif des formes graphiques pour aboutir à une multitude de créations, explorant à leur manière le Lector in fabula d’Umberto Eco pour que le spectateur comble les vides laissés par le récit.

LE NOM DE L’HISTOIRE

www.mymonkey.fr

MOMMY

Le Centre dramatique national de Besançon accueille un spectacle écrit, conçu et joué par Flore Lefebvre des Noëttes. La Mate (du 11 au 13 mai) raconte l’histoire d’une mère élevant seule ses treize enfants et devant assumer son mari, médecin militaire maniaco-dépressif. Mis en scène sous forme de tableaux où l’on sent l’influence de Daumier, le tragique laisse rapidement place au comique. www.cdn-besancon.fr Poly 177 Mai 15

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BRÈVES

I’M FIMU

© Michel Décosterd

© Frédéric Harster / Région Alsace

VILLE NOUVELLE

Chaque année, Les Rendez-vous de la Neustadt organisés par la Région Alsace, permettent de donner un aperçu du travail engagé (en partenariat avec la Ville de Strasbourg et l’Eurométropole) dans le cadre de l’inventaire du patrimoine urbain. L’occasion de découvrir le “quartier impérial” bâti dans la capitale alsacienne entre 1871 et 1918 avec, cette année, une mise en avant de l’Est de la zone. De multiples manifestations rythmeront ces quatre jours (du 28 au 31 mai) : conférences, visites insolites, jeux de piste pour le jeune public…

Au Festival international de musique universitaire (du 22 au 25 mai), des musiciens amateurs venus du monde entier se donnent rendez-vous à Belfort pour des centaines de concerts (gratuits), tous genres confondus. Dans ce cadre, l’Espace gantner de Bourogne expose une machine musicale nommée Nyloïd (du collectif Cod.Act) dans l’ancienne réserve d’artillerie des fortifications Vauban. Le Fimu ? Fameux ! www.fimu.com

VERRE L’AVENIR

www.region.alsace

LE TOUR DU MONDE EN 80 NOTES Le temps d’un voyage musical entre Méditerranée et Moyen-Orient, la Salle du Cercle de Bischheim accueille Mor Karbasi (jeudi 13 mai). Avec un répertoire comprenant compositions originales et chansons traditionnelles, la jeune chanteuse fait partager la fièvre gitane, le flamenco et la musique égyptienne. Une approche résolument moderne et une émotivité à fleur de peau. www.salleducercle.fr

© Cyrille Bernard

Nous ne sommes pas les seuls à apprécier le travail exemplaire du Centre international d’Art verrier de Meisenthal (voir Poly n°179 ou sur www.poly.fr) : le Musée des Arts décoratifs de Paris présente, dans l’exposition Trésors de sable et de feu (jusqu’au 15 novembre), une quinzaine de ses pièces. Le vase Bulbe ou le verre BIX côtoient une coupe de René Lalique de 1909 ou une lampe de mosquée de 1310. www.lesartsdecoratifs.fr www.ciav-meisenthal.fr

© Daniel Kaminski

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BRÈVES

APOCALYPSE

BACK TO 50’S

NOW

Concerts rock (avec The Spunyboys, The Atomics Cats, JG & The Ultimates ou Mike Sanchez), shows burlesques, mais aussi ciné drive in, cours de danse et ateliers divers : ambiance rétro et fifties garantie avec la seconde édition de l’Elsass Rock & Jive festival concocté par Coco Das Vegas et Pin-Up d’Alsace. Trois jours de déhanchements sexy à la Brasserie Schutzenberger de Schiltigheim, du 14 au 16 mai. www.pinupdalsace.com

La fin du monde est annoncée entre le 5 et le 7 mai au Carreau (Forbach). Mais au lieu d’angoisser, la compagnie Pré-o-coupé préfère s’en amuser et se dire que Tout est bien qui finit bien ! Sur fond d’humour corrosif et déjanté, avec de la voltige sur escabeau et autres acrobaties sur tréteaux branlants, le public se voit régulièrement déplacé et mis à contribution… pour son plus grand plaisir. www.carreau-forbach.com

MA FILLE,

MA BATAILLE La Passerelle de Florange accueille Richard et Romane Bohringer pour une pièce toute en émotion. J’avais un beau ballon rouge (lundi 11 mai, voir Poly n°154) raconte l’histoire d’un père et de sa fille dans l’Italie de 1965. Elle, engagée et insoumise, lui, raisonnable et mesuré, ne se comprennent pas. Malgré le chaos de l’Histoire qui emporte les deux personnages, il existe des amours que rien ne peut altérer, pas même les fusils. © Éric Didym

www.passerelle-florange.fr

© Célia Housset

GARDEN PARTY

Le Château Vodou (Strasbourg), dévoilant une exceptionnelle collection d’objets ouest-africains, s’apprête à inaugurer (samedi 6 juin à partir de 14h) un Jardin Vodou. Cette religion – mais aussi médecine – est indissociable du monde végétal, des plantes qui permettent de soigner ou de prévenir des maladies. www.chateau-vodou.com Poly 177 Mai 15

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BRÈVES

NOUVEAU TALENT Avec Multipistes Showcase Night, L’Autre Canal (Nancy) se fait chef de file d’un réseau de neuf structures (belges, luxembourgeoises, allemandes et lorraines) cherchant à révéler et promouvoir les talents de demain. Jeudi 28 mai, découvrez le hip-hop des Yong Ice’s Babe, le rock de Flares ou encore le métal puissant de Dust’n’Blast. www.multipistesnetwork.eu © Noah Fohl

INTERMÈDES

GÉOGRAPHIQUES © Dennis Shoenberg

AU CLAIR DE LA LUNE Les Trinitaires ont la tête dans les étoiles : la salle de concert messine accueille prochainement deux groupes lunaires, Moon Duo (mercredi 27 mai) et The Soft Moon (jeudi 4 juin). Le premier nourrit son rock psyché de krautrock magnétisant, tandis que le second marche sur les plates-bandes de la new wave, se réappropriant un style qu’il propulse au XXIe siècle. Deux soirées dark et hypnotiques.

Suite à une résidence de création musicale organisée par l’association bisontine Intermèdes Géographiques avec le concours du Parc naturel régional du Haut-Jura, le collectif La Novia organise une restitution, samedi 16 mai à l’Auberge Le Cassiton de Longchaumois. Flux est une œuvre d’art en résonnance avec la nature.

www.trinitaires-bam.fr

www.intermedgeo.com

CRÉPITEMENTS CHAMBRISTES Cette année, le directeur artistique des Musicales de Colmar (du 10 au 17 mai), le violoncelliste Marc Coppey (en photo), a laissé carte blanche à ses amis pour un festival séduisant. S’y croiseront des classiques chambristes (signées Beethoven, Mozart, Haydn) et raretés. Notre coup de cœur ? Un programme Mozart / Jolivet / Schulhoff (jeudi 14 mai en l’église Notre-Dame-de-l’Assomption de Logelbach). www.les-musicales.com

© Adrien Hippolyte.

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Le crépuscule de la culture ? ÉDITO

Par Hervé Lévy

Illustration signée Éric Meyer pour Poly

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S

oleil. Flonflons d’une fête foraine installée sur la place Broglie en fond sonore. L’entretien avec Olivier Py est agréable : la conversation se déploie sur le “wagnérisme à la française” de Paul Dukas dans Ariane et Barbe-Bleue qu’il monte à l’Opéra national du Rhin (voir page 48). La discussion roule, rebondit jusqu’à arriver, après de multiples circonvolutions, à cette constatation : « Depuis un an environ, les budgets de la culture sont soumis à des attaques inédites. » Et de citer en exemple le festival d’Avignon dont il est directeur – amputé de deux jours cette année – qui a connu une baisse de 5% de la subvention de la Ville (soit environ 50 000 €). Drôle de situation : pas de désengagement de l’État, mais une chute des dotations aux collectivités territoriales qui taillent dans le vif dans tout l’Hexagone. En résumé : un effet boule de neige joliment hypocrite. Et Olivier Py de poursuivre : « Il y a de quoi être en colère contre la gauche. Que des maires socialistes ou verts décident de tuer des institutions culturelles me semble inconcevable. C’est une erreur sur le plan économique et social. Ils n’ont pas conscience que quand c’est cassé, c’est cassé. » Éclairant résumé.

Mais une fois ce constat intégré, quel doit être notre rôle ? Certains jouent les pleureuses et regardent en geignant la carte de France des festivals morts et enterrés, plus d’une centaine (le plus ancien du pays, à Strasbourg, noyé dans des flots d’indifférence et d’incurie), des compagnies subclaquantes et des institutions en voie de disparition. D’autres boivent élégamment une dernière coupe de Champagne sur le Titanic de la culture en train de plonger dans les abysses sombres des coupes budgétaires. Même si cela revient à « labourer la mer », pour reprendre l’expression de Simon Bolivar, il est néanmoins vital de persévérer, de rappeler inlassablement dans nos colonnes, au risque de la répétition, que les subventions culturelles sont souvent faibles en valeur relative : que pourrait-on faire des sommes (800 millions, au bas mot) honteusement gaspillées avec l’abandon de l’Écotaxe ? Il est impératif également d’interpeller « ceux qui ont un rapport direct et actif à la culture », pour leur dire qu’il est essentiel que « leur travail reste fidèle à la liberté et à la responsabilité. » Mais tous ont oublié ces mots, pourtant simples, de Cornelius Castoriadis retrouvés dans un livre au titre prémonitoire, La Montée de l’insignifiance.



OURS / ILS FONT POLY

Emmanuel Dosda Il forge les mots, mixe les notes. Chic et choc, jamais toc. À Poly depuis une quinzaine d’années, son domaine de prédilection est au croisement du krautrock et des rayures de Buren. emmanuel.dosda@poly.fr

Ours

Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)

Thomas Flagel Théâtre des balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes depuis six ans dans Poly. thomas.flagel@poly.fr

Dorothée Lachmann Née dans le Val de Villé cher à Roger Siffer, mulhousienne d’adoption, elle écrit pour le plaisir des traits d’union et des points de suspension. Et puis aussi pour le frisson du rideau qui se lève, ensuite, quand s’éteint la lumière. dorothee.lachmann@poly.fr

Benoît Linder Cet habitué des scènes de théâtre et des plateaux de cinéma poursuit un travail d’auteur qui oscille entre temps suspendus et grands nulles parts modernes. www.benoit-linder-photographe.com

Stéphane Louis Son regard sur les choses est un de celui qui nous touche le plus et les images de celui qui s’est déjà vu consacrer un livre monographique (chez Arthénon) nous entraînent dans un étrange ailleurs. www.stephanelouis.com

Éric Meyer Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés (chaussures, avions…) s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain, mis en lumière par la gravure. http ://ericaerodyne.blogspot.com

Vincent Muller Photographe indépendant, il perd souvent beaucoup de temps à regarder les gens vivre, marcher, courir ou faire des selfies. Il s’en inspire et réalise tous les jours de nouveaux clichés. Vincent pourrait créer un dictionnaire d’ethnologie rien qu’avec tous les portraits qu’il possède ! www.vincentmuller.fr

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Play with me, Paris, 2014 © Geoffroy Krempp

www.poly.fr RÉDACTION / GRAPHISME redaction@poly.fr – 03 90 22 93 49 Responsable de la rédaction : Hervé Lévy / herve.levy@poly.fr Rédacteurs Emmanuel Dosda / emmanuel.dosda@poly.fr Thomas Flagel / thomas.flagel@poly.fr Dorothée Lachmann / dorothee.lachmann@poly.fr Valentine Royaux, stagiaire de la rédaction Ont participé à ce numéro Pierre Reichert, Irina Schrag, Daniel Vogel et Raphaël Zimmermann Graphistes Benjamin Blaess / benjamin.blaess@bkn.fr Jérémi Picard / jeremi.picard@bkn.fr Maxence Strasser, stagiaire du studio graphique Maquette Blãs Alonso-Garcia en partenariat avec l'équipe de Poly © Poly 2015. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. Tous droits de reproduction réservés. Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. ADMINISTRATION / PUBLICITÉ Directeur de la publication : Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Administration, gestion, abonnements : 03 90 22 93 38 Gwenaëlle Lecointe / gwenaelle.lecointe@bkn.fr Diffusion : 03 90 22 93 32 Vincent Bourgin / vincent.bourgin@bkn.fr Contact pub : 03 90 22 93 36 Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Florence Cornel / florence.cornel@bkn.fr Sophia Laghzaoui / sophia.laghzaoui@bkn.fr Contact pub Allemagne : Marion Godmé / marion.godme@bkn.fr Sarah Krein / sarah.krein@bkn.fr Magazine mensuel édité par BKN / 03 90 22 93 30 S.à.R.L. au capital de 100 000 e 16 rue Édouard Teutsch – 67000 STRASBOURG Dépôt légal : Avril 2015 SIRET : 402 074 678 000 44 – ISSN 1956-9130 Impression : CE COMMUNICATION BKN Éditeur / BKN Studio – www.bkn.fr

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SOMMAIRE

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ntretien avec Black Yaya, invité par Green Days, festival E organisé par MA scène nationale

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es propositions éclectiques du festival franco-allemand L Perspectives

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a 10e édition du Festival Premières convie de jeunes L metteurs en scène européens à Karlsruhe

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e festival Horizon, florilège insolite de la création L internationale

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our ses vingt ans, le festival Pisteurs d’étoiles offre un P panorama de l’art circassien

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e magicien Étienne Saglio nous convie à une plongée dans L Les Limbes

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William Forsythe est célébré au mois de mai, dans l’Est

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Steven Cohen : entretien avec un performeur de génie

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é de la rencontre entre le chorégraphe Alain Platel N et des musiciens et chanteurs de Kinshasa, Coup fatal est une ode à la joie

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usique Action, festival organisé par le CCAM de M Vandœuvre-lès-Nancy, continue ses aventures soniques où les mots ont la parole

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ntretien avec le collectif Fauve≠ avant ses Nuits Fauves E dans l’Est

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’OPS organise un voyage sonore pour le Millénaire des L fondations de la Cathédrale de Strasbourg

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ntretien avec le directeur du festival d’Avignon, E Olivier Py autour d’Ariane et Barbe-Bleue à l’Opéra national du Rhin

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u Vitra Design Museum, découvrez Architecture de l’indéA pendance – Modernisme africain

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ortrait d’Auguste Vonville, directeur culturel de la P Fondation François Schneider de Wattwiller

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’agence strasbourgeoise Les Nouveaux Voisins réalise L des installations architecturales à la frontière de l’art et du design

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Last but not least : Dominique A

COUVERTURE

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Blizzard, vous avez dit blizzard ? Comme c’est blizzard : sur les photos, les membres du collectif Fauve≠ (lire page 42) n’apparaissent que dans la brume, derrière un nuage de fumée ou une vitre épaisse, à contre-jour ou de dos. Le “Corp” avance le visage dissimulé, préférant l’anonymat aux spotlights des plateaux télé qu’ils boudent, afin de ne pas parasiter leur message. Pour voir la tête des musiciens, il faudra se rendre à une des Nuits Fauves du groupe, voulues comme de grandes fiestas. Bas les masques ! © Fauve ≠ 14

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www.fauvecorp.com

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LIVRES – BD – CD – DVD

BIG BANG Il y avait Crocodiles, puis Crocodiles Inc. et enfin BangBangCockCock. Un changement d’identité qui correspond à une modification de line up et à une évolution stylistique : new wave, post-punk, rock-en-fusion. Les Strasbourgeois de BBCC ont récemment sorti un joli 45 Tours, accompagné d’un clip bien membré, faisant passer la pochette de Sticky Fingers des Stones pour un ouvrage de dentelière. Ce single éponyme, BangBangCockCock (à lorgner en cachette sur YouTube), annonce l’arrivée d’Heidentum, disque sexy, psyché, explosif et addictif qui fait l’effet d’une ligne de CockCock. Les ex-Crocos banguent encore ! (E.D.) BangBangCockCock (45 Tours, 7 €), édité par Rival Colonia Heidentum (18 € le 33 Tours), édité par Rival Colonia. Sortie le 19 mai. www.rivalcolonia.com

DES NOTES DE PAPIER Professeur de Littérature comparée à l’Université de Strasbourg, Michèle Finck publie un recueil de poèmes : dans la pénombre – alors qu’elle se remettait d’une opération de la cataracte – elle a composé de fulgurants vers traversés par la musique. De Bach à Berio, ses mots sont des aiguilles qui perforent l’âme. À la fois respectée et transfigurée, la partition éclate sur la page en précipité sémantique rayonnant. L’auteur plonge ainsi dans le Prélude de Tristan und Isolde dans la version indépassable de 1965 enregistrée par Karl Böhm et l’Orchestre de Bayreuth : « Le son brûle tout au bord du silence / Accord-destin bandé comme un arc tendu / Vers l’au-delà du son. » (H.L.) La Troisième Main, paru chez Arfuyen (13 €) www.arfuyen.fr

CHASSEUR CHASSÉ Le strasbourgeois Laurent Moreau est l’auteur de l’album-jeu Dans la forêt des masques contant l’histoire d’un chasseur bigleux et étourdi, qui aura bien du mal à débusquer une renarde trop maligne pour lui, un tigre trop terrible ou encore ces singes chapardeurs de goûter. Perdu dans une forêt luxuriante aux feuilles éclatantes, il ne doit son salut qu’à la bienveillance d’un géant et d’un lutin. Avec neuf superbes masques d’animaux prédécoupés, chacun pourra poursuivre l’aventure une fois l’album terminé, en se déguisant pour jouer à se faire peur. Wouhou ! (T.F.) Laurent Moreau, Dans la forêt des masques, Hélium Éditions, dès 5 ans (15,90 €) www.helium-edition.fr

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FESTIVAL

paint it black Avec Green Days, festival de MA scène nationale, on en voit des vertes et des pas mûres : cartes blanches laissées à des artistes, spectacles sur le gazon verdoyant, ovnis multicolores envahissant les rues ou concert de Black Yaya, projet solo du chanteur d’Herman Dune. Entretien.

Par Emmanuel Dosda

Green Days (performances, créations in situ, danse, théâtre, gastronomie…), à Montbéliard, partout en ville (à l’Hôtel de Sponeck, dans les rues…), du 2 au 6 juin (manifestation gratuite) 0 805 710 700 www.mascenenationale.com Soirée Feu de camp avec Black Yaya et Thomas Schoeffler Jr. (organisée avec le Moloco), vendredi 5 juin Réservation obligatoire : 0 805 710 700 (lieu secret)

Black Yaya, édité par City Slang www.cityslang.com www.blackyaya.com

« Je porte du noir car c’est ainsi que je me sens à l’intérieur. » *

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Lorsque Neman s’échappe d’Herman Dune, on obtient la musique technoïde de Zombie Zombie. Avec Black Yaya, on reste assez proche de l’esprit du groupe, avec les influences de Dylan, Berman ou Richman. Vous n’avez pas ressenti l’envie de remettre les compteurs à zéro ? Je ne suis pas sûr que comparer nos travaux respectifs ait vraiment un sens. C’est une question de point de vue : à chaque fois que j’écris de nouvelles chansons, j’essaye de réinventer ma poésie, mes sujets, mes mélodies. J’aime les chansons, j’aime les mots, c’est moi qui les écrivais et les chantais dans Herman Dune, ce sera toujours ma voix, mon écriture. Ceux qui s’attendent à ce que je me mette à la techno sont peut-être déçus, mais je n’en ai aucune envie.

© D.R.

Quelle influence ont eu le soleil californien et l’océan sur votre disque ? Un morceau comme Save Them Little Children fait davantage songer aux déserts du Far West qu’aux plages de Malibu… Le désert de l’Ouest est à une demi-heure en voiture de Malibu, la Californie a parfois plus que la plage à offrir. C’est un état merveilleux, plein de douceur mais aussi de violence. Il m’inspire. Sur la pochette, vous apparaissez grimé, le visage peint en blanc, comme dans une cérémonie africaine… Ce maquillage m’évoque le passage vers l’audelà. Comme une sorte d’image vodou. C’est ce que je souhaitais.

C’était important de jouer de chaque instrument, de tout faire seul, pour cet album ? Oui, je recherchais cette liberté. Pas de limite de temps, pas de sensibilité à respecter, je pouvais tout essayer et tout jeter, sans vexer personne…

Vos chansons et dessins sont habités par des yétis, des monstres, mais aussi des références à la bible… Le mystique et le fantastique vous inspirent autant que la vie quotidienne, les villes que vous traversez ? Exactement, le spirituel, le quotidien, et l’un dans l’autre, c’est ce qui me fait écrire.

Vous avez choisi le pseudonyme Black Yaya, mais votre musique n’est pas si noire… Pour citer Morrissey : « I’m wearing black on the outside cause black is how I feel on the inside. »*

Vous servez-vous encore de votre journal intime pour vos chansons et comix ? Mon journal intime est trop sombre pour une BD, je n’en fais plus. J’écris du blues et je peins des morts-vivants.



Oktobre ©Daniel Michelon

fabuleux culot

Pour sa 38e édition, le festival franco-allemand Perspectives, dédié aux Arts de la scène, regorge de propositions éclectiques : magie et extravagance du cirque contemporain, danse habitée et décalée, théâtre coup de poing, peuplé de fantômes d’hier et d’aujourd’hui. Par Thomas Flagel

Festival Perspectives, au Carreau (Forbach), au Centre Pompidou (Metz), à l’Alte Feuerwache, à l’Osthalle am Römerkastell, sur la Tbilisser Platz et à l’Überzwerg-Theater am Kästnerplatz (Sarrebruck), à la Scène de l’Hôtel de Ville (Sarreguemines), du 21 au 30 mai www.festival-perspectives.de

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A

u fil des années, Perspectives a su fédérer un public de part et d’autre de la frontière, entre Lorraine et Sarre, autour d’une programmation variée, pleine de créations surprenantes. Les arts du cirque sont à l’honneur avec trois spectacles originaux. Lauréat 2012 de CircusNext (plateforme européenne favorisant l’émergence et la promotion du cirque contemporain), Oktobre réunit trois personnages autour d’une table, bien décidés à tordre le cou à ce à quoi nous croyons assister. Avec une rapidité déconcertante, le diner surréaliste pour un voyageur ahuri, une hôtesse dérangée et un buveur solitaire capable de faire apparaître / disparaître tout ce qu’il touche, surprend son monde autant qu’il suspend le temps. Usant d’une technique proche du “Théâtre noir” inventé dans les années 1950, les corps

donnent l’impression de se détacher de l’obscurité, comme sous l’effet d’un flash, sublimant un solo féminin au trapèze tout en contorsions défiant anatomie et motricité, magnifiant l’architecture illusionniste d’un spectacle où les scènes gémellaires cachent la difformité du réel en dévoilant la douce folie de nos esprits. Avec son humour féroce et son insolente virtuosité, Extrêmités joue avec le danger. Trois acrobates, dont l’un en fauteuil roulant, bien décidé à mettre ses deux comparses au défi, jouent les équilibristes sur des planches instables, usant et abusant de bouteilles de gaz comme point d’appui ou poids supplémentaire. Une manière de braver la pesanteur et la peur du risque auquel tout circassien qui se respecte se confronte. Sous son chapiteau, la Compagnie Akoreacro mêle musique live avec cinq musiciens (un piano fou à dompter


Barbe-Neige et les Sept Petits Cochons au Bois dormant ©Laurent Philippe

comme si sa vie en dépendait…) et six acrobates qui ont les crocs, multipliant cabrioles de haute voltige et équilibres en soutien les uns des autres. Tandis qu’une roue Cyr nous fait tourner la tête, d’autres jonglent avec des balles et des manches à balai… Klaxon fourmille de cette inventivité qui renverse le monde pour mieux le réinventer.

Contes irrévérencieux

Pas de festival sans un brin de folie. La chorégraphe Laura Scozzi revisite les contes bien sages façon Disney à la sauce Tex Avery, dynamitant les codes du genre au point qu’un Perrault n’y retrouverait pas ses p’tits. Dans Barbe-Neige et les Sept Petits Cochons au Bois dormant, les clichés sont battus en brèche : Blanche-Neige est une black portant des All Star, Cendrillon égare une de ses Adidas qu’elle ne retrouvera jamais et la Belle au Bois dormant n’ouvrira pas la moindre paupière si le prince qui l’embrasse n’est pas à son goût ! La balance est rétablie, la bienséance des contes de fées remisée à sa place avec ses figures féminines passives et toujours fort jolies (le haka à la hache de sept Blanche-Neige face à un nain est à mourir de rire), ses princes forcément charmants et ses schémas “genrés” – Frigide Barjot frôlerait la syncope devant les trois petits cochons en imper’, parapluies et bottes

de pluie roses aux déhanchements de princesse… prêts à tout pour séduire le loup ! Ici on breake sur de la musique de chambre, on virevolte la tête en bas dans des costumes clinquants. Les contes de fées ne sont décidément pas faits pour les bambins.

Fantômes politiques

Plus engagé se veut le carnet de voyage poétique de Fabrice Murgia au Chili. Entre théâtre et cinéma documentaire, le metteur en scène belge propose une suite à son errance à la rencontre des marginaux de la Vallée de la Mort*. Children of Nowhere (Ghost Road 2) nous transporte à Chacabuco, ancien village minier transformé en camp de détention après le coup d’état de 1973 mené par Pinochet. Située en plein désert d’Atacama, cette ville fantôme demeure funeste, hantée par le silence et les disparus. Entre témoignages filmés, images empreintes de poésie projetées sur du tissus oscillant et monologues portés par l’immense comédienne Viviane de Muynck, nous cheminons, accompagnés par la musique lancinante écrite par Dominique Pauwels pour un quatuor à cordes installé sur scène, au travers des vers de Neruda, des paroles d’anciens prisonniers politiques et celles d’aujourd’hui, avec ses non-dits, son passé maudit et son corolaire de désespoir.

Au programme Oktobre (dès 8 ans), à l’Osthalle am Römerkastell (Sarrebruck), samedi 23 et dimanche 24 mai Extrêmités (dès 7 ans), à l’Osthalle am Römerkastell (Sarrebruck), du 25 au 27 mai Klaxon (dès 5 ans), sous un chapiteau installé sur la Tbilisserplatz (Sarrebruck), du 21 au 24 mai Barbe-Neige et les Sept Petits Cochons au Bois dormant (dès 10 ans), au Carreau (Forbach), vendredi 22 mai Children of Nowhere (Ghost Road 2), à l’Osthalle am Römerkastell (Sarrebruck), vendredi 29 mai (en français et espagnol surtitré en allemand et français)

Lire Demande à la poussière, article consacré à Ghost Road, son précédent spectacle dans Poly n°155 ou sur www.poly.fr *

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Die Lächerliche Finsternis © Lena Obst

noces d’étain Pour sa 10e édition, le Festival Premières dédié aux jeunes metteurs en scène européens se tiendra à Karlsruhe. Coup de projecteur sur trois pièces de ce rendez-vous théâtral, co-organisé alternativement de part et d’autre du Rhin par le Badisches Staatstheater, Le Maillon et le TNS. Par Thomas Flagel

À Karlsruhe, au Badisches Staatstheater, à l’Insel, au HfG (ZKM), du 4 au 7 juin +49 (0)721 933 333 www.staatstheater.karlsruhe.de 03 88 27 61 81 www.maillon.eu 03 88 24 88 24 www.tns.fr

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réé en 2005 à l’initiative des deux structures strasbourgeoises, Premières avait été sauvé après l’annulation de son édition 2011 grâce à la participation d’un troisième partenaire : le Badisches Staatstheater de Karlsruhe, porté par le vif désir de s’inscrire dans un projet européen et transfrontalier. Depuis lors, le festival se déroule une année à Strasbourg, l’autre en Allemagne, mixant les publics et les langues (les pièces sont jouées en langue originale, surtitrées en français et / ou allemand selon les besoins). Avec l’arrivée de Stanislas Nordey au TNS – peu enthousiaste à l’idée de poursuivre l’aventure – et le départ à la retraite de Bernard Fleury – nul ne sait ce qu’il en sera de son successeur au Maillon –, une nouvelle ère se profile, pleine d’incertitudes pour ce rendez-vous de qualité dédié aux jeunes metteurs en scène du continent. Il n’y a guère que les subventions fléchées du Land et de la Ville de Karlsruhe pour cet événement (sur les trois prochaines années) qui apportent une once d’optimisme… Ne jouons pas les oiseaux de mauvais augure et parions que la qualité des spectacles présentés cette année encore convaincra les derniers sceptiques de l’intérêt, comme l’explique Barbara Engelhardt, responsable artistique de la programmation,

de concentrer les regards sur « la mise en scène comme réponse artistique – et non une simple choix esthétique – qui fait preuve d’une conscience très aiguë du monde actuel mais aussi de la tradition artistique et théâtrale. Les jeunes artistes invités construisent une trajectoire forte et quand nous regardons en arrière les traces laissées, la circulation des œuvres montrées à Premières, à l’image des parcours de Sanja Mitrović ou de Gianina Cărbunariu, nous pouvons affirmer que le festival n’est pas qu’un passage, mais qu’il influence les capacités de production de jeunes compagnies et metteurs en scène de toute l’Europe. »

Norway beauty

Troublant et glaçant, le spectacle du norvégien Øystein Johansen revient sur la personnalité et le parcours du tueur en série Jeffrey Dahmer. A Thing of Beauty approche au plus près de l’obsession et de l’isolement qu’elle provoque. Disposé de part et d’autre de la scène, le public entoure ce serial killer parlant de choses et d’autres, glissant lentement de pulsions intimes qui le poussent à “collectionner” des animaux morts trouvés au bord des routes jusqu’aux corps d’hommes (dixsept !), tués de ses propres mains. Se défiant


FESTIVAL de toute psychologisation, le metteur en scène ne nous présente pas seulement un monstre mais quelqu’un célébrant de manière quasi obsessionnelle la beauté de personnes marginalisées, comme lui, par la société. Il nous place à l’endroit même du basculement dans la violence et la radicalité d’un idéal qui mène certaines personnes, psychologiquement fragiles, à passer à l’acte en développant d’autres systèmes de valeurs qui ouvrent la porte à une grande violence.

Mrs Nobody

Tout aussi choc est la proposition des allemands Markus & Markus lancés dans un cycle de spectacles autour d’Ibsen en choisissant un personnage par pièce, dont ils essaient de trouver la correspondance dans la vie réelle. Des Revenants, ils retiennent Oswald, atteint de syphilis qui demande à sa mère de mettre fin à ses jours. Un sujet au potentiel émotionnel gigantesque. Courant les associations d’aide à la fin de vie, le duo entre en contact avec une vieille dame, acceptant leur présence au quotidien, caméra au poing, durant les 30 derniers jours précédent son injection létale. Les images omniprésentes de ces rencontres émaillées de confidences, jusqu’à la toute fin, voisinent sur le plateau avec les deux performeurs qui créent des moments scéniques potaches et parodiques : s’y trouvent mêlées toutes les grandes morts d’opéra et de théâtre, les suicides célèbres (Roméo et Juliette…) avec un humour permettant de se frayer un chemin jusque vers la vraie disparition, celle qu’on ne peut plus théâtraliser, interrogeant

dans cette confrontation au réel les limites du travail scénique – et du supportable. « Leur force est de ne pas nous permettre d’être pour ou contre ce geste », indique Barbara Engelhardt. « Cette dame a une réelle fatigue de vie et défend sa dignité jusqu’à la fin. Tout résulte de ce grand écart entre un jugement moral et la sympathie se créant avec elle… »

Apocalypse now

Felicitas Braun choisit le texte du jeune auteur allemand Wolfram Lotz : Die Lächerliche Finsternis (L’obscurité ridicule, non parue en français). Une pièce débordante de strates de narration s’entremêlant pour composer un véritable voyage apocalyptique dans la veine d’Au Cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Deux soldats s’enfoncent dans le chaos afghan, en plein désordre globalisé, munis d’un mandat de recherche. Ils y croisent une multitude de personnages qui, de manière extravagante et drôle, nous renvoient l’image d’une réalité néo-colonialiste dépassant toute frontière. La metteuse en scène use d’un dépouillement dans lequel « quelques accessoires suffisent à suggérer l’hystérie ambiante avec le talent de rendre transparentes des structures narratives complexes », analyse la programmatrice. Et d’ajouter : « Cette génération nous met face aux limites du théâtre en nous demandant comment prétendre jeter un regard vraiment critique depuis ce lieu de représentation des dérèglements du monde ? Et donc en creux, elle interroge les limites du théâtre politique. »

Programme en détail A Thing of Beauty (en anglais surtitré en allemand et en français), au Badisches Staatstheater (Probebühne), vendredi 5 et samedi 6 juin Ibsen : Gespenster / Les Revenants (en allemand surtitré en français), au HfG (ZKM), samedi 6 juin et dimanche 7 Die Lächerliche Finsternis (en allemand surtitré en français), au Badisches Staatstheater (Studio), jeudi 4 et vendredi www.festivalpremieres.eu

Timon / Titus © Pierre Planchenault Poly 177 Mai 15

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space oddity Pour sa seconde édition, le festival Horizon propose un florilège insolite de la création internationale. Trip psychédélique de la Needcompany, épopée théâtrale à la marge, histoire de fantômes en musique ou encore opéra pour caissières envahissent La Filature.

Par Thomas Flagel Photo de Rugile Barzdziukaite

Festival Horizon, à Mulhouse, à La Filature, du 27 mai au 6 juin 03 89 36 28 29 www.lafilature.org Mush-Room, mercredi 27 mai Bonne Journée ! (opéra en lituanien surtitré en français), mercredi 27 et jeudi 28 mai Ganesh Versus The Third Reich (en anglais surtitré en français, à partir de 16 ans), mardi 2 juin When I die (en allemand surtitré en français), jeudi 4 juin

¹ La pièce était à l’affiche du Festival Premières, en 2014, à Strasbourg www.festivalpremieres.eu ² Lire La Sagesse de l’éléphant, notre critique du spectacle lors de son passage au Maillon, en 2013, dans Poly n°157 ou sur www.poly.fr

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e tour d’Horizon imaginé par Monica Guillouet-Gélys (directrice de la Scène nationale mulhousienne) dans les propositions scéniques venues de Suisse, d’Allemagne et de France prend cette année quelques latitudes supplémentaires. Nul ne s’en plaindra car nombreux sont ceux qui découvriront l’histoire fascinante et mélancolique de Rosemary Brown, femme de ménage qui “recevait” la visite des fantômes de grands compositeurs (Bach, Debussy, Chopin…) dont elle notait, sous la dictée, les œuvres (When I Die du suisse Thom Luz¹). Tout aussi étonnant, l’opéra nouvelle génération pour dix caissières, bruits de supermarché et piano (Bonne Journée !) des lituaniennes de l’Operomanija. Alignées de face avec leur blouse bleues et leur douchette à code-barres, elles nous racontent en chants collectifs et solos poignants leur quotidien sous les néons blancs. De l’audace, toujours plus d’audace avec le trio fou composé de Grace Ellen Barkey, de la Needcompany belge et du groupe expérimental The Residents qui nous convient à un trip psychédélique à grande échelle. Dans MushRoom, la révolution se fait sous champis hallucinogènes, flottant depuis les cintres sur une musique combative. En pyromanes artis-

tiques, les danseurs sont tour à tour lascifs et dotés d’une surdose d’énergie sous vagues d’amours… psychotropes ! L’ovni du festival reste pourtant encore à venir. Ganesh versus the Third Reich², avec son iconographie un brin provocatrice représentant un homme au ventre proéminent affublé d’un masque d’éléphant (le dieu hindou Ganesh) à côté d’un Hitler chétif nageant dans un costume en laine visiblement trop grand pour lui, ne pouvait qu’attirer l’attention. Qu’on ne s’y méprenne pas, la pièce de Bruce Gladwin est une intelligente mise en abîme plongeant aux racines mêmes du Back to Back Theatre, compagnie australienne cultivant la différence (une troupe permanente de six comédiens handicapés et déficients mentaux) pour renforcer la tolérance. Ganesh versus the Third Reich explore la construction d’un spectacle loufoque (le dieu de la sagesse et de l’intelligence envoyé dans l’Allemagne nazie) et surtout les questions éthiques et morales qu’il peut soulever chez ses créateurs : des comédiens inhabituels confrontés à l’éclosion de problèmes philosophiques liés aux thèmes abordés et aux personnalités de chacun… jusqu’à notre place et notre rôle de spectateur.



hear me roar

Pour sa seizième édition, le festival savernois dédié au jeune public organisé par l’Espace Rohan, Mon Mouton est un Lion, se met au vert, avec une programmation éco-responsable et atypique. Par Valentine Royaux Photo de Namurimage

À Saverne, à l’Espace Rohan (et dans d’autres lieux) et aux alentours, du 20 mai au 3 juin 03 88 01 80 40 www.mouton-lion.org

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ndormi au cœur de Saverne depuis un an, le mouton sort de son hibernation pour revêtir une nouvelle fois son costume de lion. Et s’il se réveille, c’est parce qu’il souhaite faire découvrir à son jeune public toutes les formes de spectacle (marionnettes, cirque, danse ou encore théâtre). Notre mouton n’en est pas moins un sage, car s’il amuse ses plus petits spectateurs, il a aussi pour mission de développer leur esprit critique, s’attaquant plus particulièrement aux enjeux écologiques. Pour cette nouvelle édition, le festival fait ainsi, par exemple, appel au Théâtre de la Toupine. La compagnie se donne comme challenge de créer des manèges fonctionnant sans gaspiller d’énergie, faits uniquement de matériaux de récupération. Cette fois, c’est une Citroën C de 1935 qui devient la base de L’Orgarêve et ses joyeux nuages (dimanche 31 mai, à l’Espace Rohan). Au cœur de ce véritable orchestre sur quatre roues, se cachent quarante-huit tuyaux pour cors des Alpes, un accordéon, et un piano mécanique, le tout commandé par un insolite limonaire. Les enfants n’ont plus qu’à s’installer dans les modules de ‘‘nuages flottants’’ et à se laisser porter, tout en comptant sur la participation de leurs géniteurs, car cette construction fonctionne exclusivement à la propulsion parentale. La force des bras ? Une énergie (presque) inépuisable.

Pour sa part, la compagnie de L’Imaginaire Théâtre adapte 20 000 Lieues sous les mers de Jules Verne (mardi 26 mai, dans la Cour d’honneur du Château des Rohan). Qui n’a pas rêvé de se glisser dans le Nautilus pour plonger au plus profond des océans avec le professeur Aronnax et le capitaine Nemo, d’affronter le poulpe géant ou encore de visiter l’Atlantide ? Un seul comédien, le professeur, raconte l’histoire : chaque épisode sera revécu par le biais d’objets. Un crâne de tigre devient ainsi, en un geste de l’acteur, le capitaine Nemo. Nombre d’effets spéciaux maintiennent le spectateur en haleine, avec notamment le très attendu épisode de la pieuvre géante attaquant le sous-marin : des tentacules de quatorze mètres s’immiscent dans le public. « Je voulais un bureau comme unique décor. Mais quel bureau ! Cinq cent kilogrammes de machines, de moteurs et de souffleries et de multiples effets électroniques », explique Sydney Bernard, le metteur en scène qui a choisi de mettre en lumière les critiques qu’émettait déjà Jules Verne sur le rapport des Hommes à l’océan. Leur étonnante actualité nous laisse pantois : « Aronnax et Nemo dénoncent la pêche à outrance, l’extermination des espèces, ils préviennent des dérèglements climatiques. »


FESTIVAL

sur la piste du grand nord Pour ses vingt ans, le festival Pisteurs d’étoiles virevolte autour de l’excellence, offrant un panorama spectaculaire et poétique de l’art circassien des quatre coins du monde. Coup de projecteur sur la Finlande et ses acrobates venus du froid. Par Dorothée Lachmann

À Obernai, sous chapiteau et dans différents lieux et à Strasbourg, au Théâtre de Hautepierre, du 30 avril au 9 mai 03 88 95 68 19 www.pisteursdetoiles.com

Voir Noces blanches dans Poly n°167 ou sur www.poly.fr *

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l fut une époque où les clowns finlandais s’expatriaient, faute de cirque dans ce Grand Nord européen. Équilibristes et jongleurs allaient voir ailleurs si les chapiteaux y étaient. Depuis une quinzaine d’années seulement, le pays a résolument choisi de développer les arts circassiens. Les compagnies, les écoles et les festivals fleurissent comme un printemps sur la neige. Un coup de projecteur s’imposait à l’occasion de ce vingtième Pisteurs d’étoiles obernois, pour découvrir l’une des marques du cirque finlandais : loin de toute exubérance, le spectateur est invité dans un univers très intériorisé, pimenté d’une touche d’humour noir. Quatre rendez-vous sont au programme, dont deux proposés pour la première fois au Théâtre de Hautepierre, comme une étape de plus dans la construction en cours du Pôle national des Arts du Cirque, en partenariat avec Les Migrateurs*. La compagnie Zero Gravity y présente Toisin Sanoen – In Other Words (mardi 5 et mercredi 6 mai), stupéfiant travail autour du fil de fer, élément unique et douloureux de ce spectacle au féminin porté par cinq artistes à la puissante expressivité. Le texte est une source d’inspiration dont les lignes se combinent avec celles formées par le fil pour explorer la vision que chacun peut avoir du monde

et de soi-même. Toujours au même endroit, La compagnie creuse le sillon d’un agrès unique avec Pinta (mardi 5 et mercredi 6), merveille de beauté et de poésie autour de la corde lisse et de la magie de l’apesanteur. Habillant ce dialogue mystérieux entre corps et objet, air et eau, les lumières somptueuses et le jeu de la vidéo ajoutent à l’envoûtement visuel d’un spectacle follement novateur et audacieux. Retour sous le grand chapiteau obernois où la compagnie Sirkus Aikamoinen rompt avec cette ambiance intimiste en multipliant les disciplines dans The Land of the happy (samedi 2 et dimanche 3). On y croise un batteur qui jongle avec ses baguettes, une voltigeuse jouant de l’ukulélé, des acrobates pédalant sans lâcher leur tuba. Inspiré de l’univers des Clowns de Fellini, ce rendez-vous joyeux et musical évoque la mémoire du cirque, d’hier à aujourd’hui, et la façon dont cet art atypique nous relie au monde. En plein air, autour d’une voiture transformée en agrès, la compagnie Clunker Circus monte sur ses rollers et réveille le hula hoop au son des tubes des années 1990, dans Fuzzy dice Circus (vendredi 1er, place du Marché à Obernai), un spectacle plein d’humour et de frénésie. Preuve que les Finlandais ont plus d’une corde à leur arc ! Poly 177 Mai 15

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le porteur d’histoires Serge Valletti inspire tant les metteurs en scène que le TAPS propose deux pièces en parallèle, l’une créée par Étienne Pommeret, l’autre par MarieAnne Jamaux et Dominique Jacquot. Des textes qui cachent, derrière la gouaille marseillaise, les failles magnifiques d’une humanité vibrante. Par Lisa Vallin Photo d’André Muller

Au bout du comptoir, la mer À Strasbourg, au TAPS Laiterie, du 20 au au 22 mai 03 88 34 10 36 www.taps.strasbourg.eu Pourquoi j’ai jeté ma grandmère dans le Vieux-Port À Strasbourg, au TAPS Scala, du 19 au 22 mai 03 88 34 10 36 www.taps.strasbourg.eu Dans les villages autour de Colmar avec la Comédie de l’Est, à Turckheim, à l’Espace Rive droite, mercredi 13 mai À Riquewihr, à la Salle des fêtes de la Mairie, samedi 23 mai À Éguisheim, à l’Espace culturel Les Marronniers, mercredi 27 mai À Labaroche, à la Maison des Associations, vendredi 29 mai À Aubure, à la Salle du Préau, samedi 30 mai 03 89 24 31 78 www.comedie-est.com

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our Serge Valletti, Marseille est « une immense ville-théâtre ». Né dans la cité phocéenne en 1951, l’auteur en porte les richesses, les excès et les contradictions, comme ses personnages à la tchatche nostalgique. « Il offre cette volubilité du dire, cette jouissance du verbe, ce plaisir de nommer toute la vitalité de nos sens, non pas issus d’une introspection douloureuse, mais d’une expression franche, libre et généreuse », explique le metteur en scène Étienne Pommeret. Pourquoi j’ai jeté ma grand-mère dans le Vieux-Port, est l’histoire de Dolorès qui surgit tandis que son petit-fils laisse s’envoler ses cendres. Une existence entière revient à la mémoire, peuplée d’aventures extraordinaires, de figures hautes en couleurs, de chagrins parce que c’est la vie aussi. Pour sa scénographie, Étienne Pommeret a voulu rendre « un hommage étincelant aux souvenirs, à la nostalgie, à nos origines » : un projecteur de diapositives, quelques caisses de vin patinées par le temps… Avec son accent chantant, Patrice Verdeil joue avec toutes les nuances de cette partition à l’humour tendre : « Ma démarche se rapproche de celle du conteur, de cette proximité, pour que le théâtre ne soit pas un temple, mais juste un abri dans lequel

défilent les images d’un paysage intime dont l’humanité nous rassemble tous », confie-t-il. Marie-Anne Jamaux et Dominique Jacquot ont choisi de mettre en scène le « looser magnifique » qui apparaît dans Au bout du comptoir, la mer. Animateur de casino, Monsieur Stephan se retrouve dans un bar désert. Whisky après whisky, il va livrer au spectateur ses états d’âme, ses déceptions, ses aigreurs, avec un humour et une lucidité à toute épreuve. « Serge Valletti s’attache à nous présenter les antihéros de notre société : des personnages à la marge, un peu fous, un peu ratés, souvent à la limite de la désocialisation. Ceux dont on se détourne ou dont on se moque gentiment, il les place en pleine lumière », souligne le duo. En inventant différents espaces de jeu, les “Jamaux-Jacquot” font voyager le personnage de l’univers quotidien qui l’entoure à son monde intérieur où l’imaginaire n’a aucune limite. « C’est de l’accumulation de ses aventures, de leur prolifération infinie, de son imagination débordante que naît la jubilation. Elle nous ramène à cet état d’enfance, quand on tire sa joie de la défaite de l’ordre, du chaos galopant, voire de la destruction. »



le monde du silence

Étienne Saglio

Le magicien Étienne Saglio nous convie à une plongée dans Les Limbes au cours d’un spectacle décrivant les errances d’un fantôme.

Par Emmanuel Dosda

À Strasbourg, au Théâtre de Hautepierre (coproduction TJP / Le Maillon), du 19 au 22 mai 03 88 35 70 10 www.tjp-strasbourg.com 03 88 27 61 81 www.maillon.eu

Parcours “Théâtre, corps et illusion” proposé par les Ceméa en partenariat avec Le Maillon, Maillon+, Pôle Sud et le Maison Théâtre, vendredi 22 mai de 18h30 à 19h30 au Théâtre de Hautepierre Inscriptions : irene.cogny@maillon.eu

«C

réer mène à des moments de grâce, mais aussi vers des gouffres, lorsque l’imaginaire s’emballe et t’embarque un peu trop loin », confie Étienne Saglio qui liait intimement art et folie dans son précédent spectacle, Le Soir des monstres où un personnage était dépassé par le pouvoir de son imagination. On ne s’étonnera guère qu’il ait baptisé sa compagnie Monstre(s) : ses propositions prennent souvent la forme de fables hantées par un étonnant bestiaire. Le nom lui est venu d’une gravure de Goya (issue des Caprices), Le Sommeil de la raison engendre des monstres, représentant un homme endormi au-dessus duquel volent d’inquiétantes chouettes et chauves-souris. « Comme magicien, je lutte contre la raison en laissant naître des créatures », tout un monde fantasmagorique de serpents, de méduses et autres figures mythologiques. Ses pièces, interventions dans l’espace public ou “installations magiques” viennent se nourrir de ses songes : « Mes rêves sont souvent liés à l’élément aquatique : une baleine qui nage dans une rivière, moi étant en train de respirer sous l’eau… » Les Limbes baigne dans l’obscurité, une atmosphère à la fois angoissante et coton-

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neuse, bercé par le Stabat Mater de Vivaldi. Le magicien / jongleur / manipulateur évolue dans un univers contrasté où le réel se tord, se transforme, et l’on doute de ce qu’on voit et entend. Inspiré par l’écriture de Stefan Zweig – « qui ne garde que l’essentiel » –, il ne boude cependant pas les effets spectaculaires (dédoublement, lévitation…), même si chaque tour sert la narration. « Jamais à glorifier mon ego », insiste celui qui parle, à propos de son art, d’« émotion magique », belle et mystérieuse, « comme le printemps qui arrive d’un seul coup ». Les Limbes met en scène un personnage qui vient de mourir et erre, car « dans les contes, on ne passe pas instantanément du royaume de la vie à celui des morts ». Il s’agit d’un voyage initiatique ponctué par différentes épreuves. Sur le plateau, l’illusionniste encourage la confusion et le public s’égare, « ne sachant plus trop ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas ». Durant sa traversée, l’homme croise des sortes d’êtres marins, une bâche qui devient animal ou spectre. Le milieu aquatique permet à Étienne Saglio de jouer sur la pesanteur des choses et de guider le spectateur « toujours plus profond » afin qu’il perde ses repères et toute notion de temps, « comme lorsqu’on fait de la plongée ».


DANSE

lignes pures Géant de la danse américaine, William Forsythe est célébré au mois de mai dans deux programmes du Ballet de Lorraine, à l’Opéra de Nancy et à La Nef de Saint-Dié. Coup de projecteur sur Steptext et Duo, œuvre majeure faisant son entrée au répertoire du CCN. Par Thomas Flagel Photo de Laurent Philippe (Steptext)

LIVEXPERIENCE : Duo (William Forsythe) Création 2015 (Cecilia Bengolea et François Chaignaud) Steptext (William Forsythe) À Nancy, à l’Opéra national de Lorraine (avec le Chœur de l’ONL), du 12 au 14 mai 03 83 85 33 20 www.opera-national-lorraine.fr In the Upper Room (Twyla Tharp) Duo (William Forsythe) À Saint-Dié, à L’Espace Georges Sadoul, samedi 30 mai 03 29 52 66 45 www.saint-die.eu www.ballet-de-lorraine.eu

N

ous envions ceux qui n’ont pas encore eu la chance de découvrir ces pièces appartenant à la grande histoire de la danse contemporaine. Celle de la déconstruction du vocabulaire classique pour échafauder une nouvelle syntaxe du geste, entre énergie brute, fluidité pure et temps suspendu. En 1985 naissait Steptext. Sur la célèbre Chaconne de Bach (de la Partita pour violon seul n°2 en ré mineur BWV 1004), trois danseurs vêtus de noir et une femme arborant justaucorps rouge et pointes effilées évoluent en pas de deux complexes et enlevés. Repoussant les limites des mouvements et des codes de la danse classique, Forsythe place ses interprètes sur le fil du rasoir, où l’allongement des corps et les déséquilibres mènent jusqu’à cet instant saisissant qui précède la chute. Telle une roue de paon revisitée, la figure féminine lance ses jambes dans le ciel, effectuant des révolutions autour de son bassin, la tête en bas lorsqu’elle ne s’engage pas dans de folles vrilles au plus

près de son partenaire. Désaxés, arqués, les corps explosent vers le ciel avec une intensité pleine de légèreté qui fait de la pureté des lignes corporelles – la rigueur et la précision des bras comme des angles des poignets – une recherche jusqu’auboutiste des plus fascinantes. Au mouvement perpétuel de Steptext répond la suspension du temps de Duo et son élan sans cesse renouvelé. Créée en 1996 avec le Ballett Frankfurt, elle entre cette année au répertoire du CCN – Ballet de Lorraine. Ici, un couple de danseuses, entre ombre et lumière, se parle et se répond dans un langage chorégraphique enivrant, fait d’ondulations et de postures aériennes célébrant le corps féminin dans la douceur de la musique composée par Thom Willems. À l’image d’araignées d’eau patinant à sa surface, les interprètes semblent effleurer le sol avec une légèreté sans pareille, s’arrêtant comme suspendues aux aléas du vent, en parfaite maîtrise de leur environnement. Vous avez dit masterpieces ? Poly 177 Mai 15

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minuit moins dix Après Le Petit Chaperon rouge et Pinocchio, Joël Pommerat continue à explorer les méandres des contes pour enfants. Il passe au scanner l’histoire de Cendrillon pour en faire une fable initiatique moderne, en forme d’envoûtement théâtral pour petits et grands. Par Dorothée Lachmann Photo de Cici Olsson

À Thionville, au Théâtre, du 2 au 5 juin 03 82 82 14 92 www.nest-theatre.fr

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a citrouille qui se transforme en carrosse, la bonne fée et sa baguette magique, la pantoufle de vair… Avec Joël Pommerat, mieux vaut tout oublier. Dans sa version pourtant enchanteresse, Cendrillon est une gamine qui n’a pas la langue dans sa poche, le prince n’a rien de charmant, la fée ressemble à une hippie sur le retour et le bal au château prend des airs de rave. Mais les demi-sœurs sont toujours d’une bêtise ahurissante… accros à leur téléphone portable. La belle-mère, évidemment vulgaire et hargneuse, est adepte de la chirurgie esthétique. Quant à Sandra, rebaptisée Cendrier par sa nouvelle famille aimante, elle endure comme il se doit les moqueries et les corvées. Jusqu’au coup de foudre avec le prince. La trame est bien celle du conte popularisé par Perrault et les frères Grimm, mais l’originalité et la force de Joël Pommerat résident dans sa lecture très différente des personnages et de leurs mécanismes psychologiques. « Je me suis rendu compte que tout partait du deuil, avec la mort de la mère de Cendrillon. C’est cette question qui m’a donné envie de faire ce spectacle, non pas pour effaroucher les enfants, mais parce que je trouvais que cet angle éclairait les choses d’une nouvelle lumière. Ce n’est

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pas seulement une histoire d’ascension sociale conditionnée par une bonne moralité qui fait triompher de toutes les épreuves ou une histoire d’amour idéalisée. Il s’agit plutôt d’une histoire qui parle de désir au sens large : le désir de vie, opposé à son absence », explique l’auteur et metteur en scène. Et si le destin de Sandra-Cendrillon tenait à un malentendu ? Parce qu’elle a mal compris les dernières paroles inaudibles de sa mère, la jeune fille au tempérament pourtant rebelle cherche à se punir de ne pas être assez fidèle à sa mémoire, en se soumettant à la tyrannie de ses sœurs et de sa marâtre. Là réside le nœud du conte selon Pommerat : dans le lien cruel entre chagrin et culpabilité. Toujours en équilibre parfait sur le fil de la pertinence, de l’humour et de l’émotion, le metteur en scène atteint une justesse rare, en inventant incessamment des variations qui conjuguent la vérité des êtres et l’imagination. Dans un fabuleux jeu d’ombres et de lumières, de transparences et de miroirs, la scénographie signée Éric Soyer ouvre les portes d’un onirisme poétique où le rêve se superpose aux cauchemars enfantins. Au rose bonbon des contes édulcorés, Joël Pommerat préfère les couleurs de la réalité. Par la grâce de sa mise en scène, elles deviennent féeriques.


THÉÂTRE

l’été meurtrier À la Comédie de l’Est, Nils Öhlund, comédien de l’ensemble artistique du CDN de Colmar, crée Mademoiselle Julie. Cruauté humaine, jeu de pouvoir et amour fou au pays de Strindberg.

Par Thomas Flagel Portrait de Nils Öhlund par André Muller

À Colmar, à la Comédie de l’Est, du 12 au 30 mai 03 89 24 31 78 www.comedie-est.com Rencontre avec les artistes à l’issue de la représentation du jeudi 28 mai

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ans la lignée du Songe d’une nuit d’été, August Strindberg, écrivain suédois à la vie chaotique, compose un drame intemporel peuplé de désirs et d’empêchements. Au mitan de l’été, la fête de Midsommar – se tenant la nuit la plus courte de l’année au moment de l’équinoxe – bat son plein. Julie, fille d’un Comte danse et festoie avec les domestiques et paysans du village. La belle va jusqu’à séduire Jean, serviteur au service de son père qui, malgré sa fiancée Kristin à ses côtés, est irrémédiablement attiré. « Je me défie de l’archétype habituel du combat, du rapport de pouvoir entre Julie essayant d’échapper aux obligations de son rang et Jean en quête d’émancipation. C’est la pureté de l’endroit de rencontre entre ces deux âmes et ces deux corps qui me touche. Ils se donnent l’un à l’autre, intimement, dans ce qu’ils sont », confie le metteur en scène. « Jean et Julie sont deux pôles qui vont s’attirer comme des électrons pour former un atome. Mais cela résiste, se tire et se repousse dans la folle danse d’une nuit, celle où le soleil ne se couche quasiment pas. On y boit, on y baise, on y abandonne ses costumes. » Avec l’aide de Clémence Hérout, Nils Öhlund s’est replongé dans le

texte original pour moderniser la langue des traductions habituelles, accentuer le « côté parlé de la quête naturaliste de Strindberg en passant par un assèchement des dialogues qui deviennent abrupts, cassés, pleins de répétitions, de fautes de syntaxe et de concordance des temps... Nous voulions un objet qui nous appartienne et dont on puisse faire ce qu’on veut, en évitant le côté monolithique de la traduction “officielle” qu’on s’interdirait de toucher et de bousculer. » Avant « de mettre la chair du jeu sur le texte », les comédiens décortiquent le squelette de la pièce, privilégiant une adresse spontanée les uns aux autres. « Je veux d’abord reconnaître l’homme et les deux femmes que j’ai choisis. De toute façon, les costumes et les autres artifices de la scène feront que les personnages se révèleront et existeront d’eux-mêmes le moment venu », assure le metteur en scène qui a choisi de placer le public de part et d’autre du plateau, cernant comme le corps social, le trio de la pièce. Au point de nous laisser, glacés, sur la vengeance sournoise – comme peut l’être celle « des petites gens » – de Kristin, qui dénoncera l’idylle, en empêchant la fuite, propulsant l’amour fou dans un drame absolu. Poly 177 Mai 15

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FESTIVAL

les fleurs du mal Steven Cohen, l’un des grands performeurs internationaux, sera présent tout au long du mois de mai en Alsace, à l’invitation de Pôle Sud, du Frac Alsace et de la Hear. Rencontre avec celui qui « derrière l’image sage qu’elle dégage cherchera la perversité cachée de Strasbourg » comme s’il jetait « un œil sous la robe d’une nonne ».

Par Thomas Flagel Photos de Mario Todeschini et John Hogg

Festival Extrapôle (entièrement gratuit), à la Meinau (Strasbourg), au Frac Alsace (Sélestat) et au centre-ville de Strasbourg, du 21 au 23 mai 03 88 39 23 40 www.pole-sud.fr

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Vous vous présentez comme africain blanc, juif, homosexuel. Jusqu’à quel point le statut de victime que vous revendiquez est-il important dans vos actes performatifs ? Je pense que travailler avec l’idée d’être une victime et de l’incarner, alors qu’il y a de vraies victimes, c’est faire attention à ne pas aller trop loin au risque de devenir ce que vous méprisez. C’est un peu comme les Juifs qui ont, en un sens, toujours été victimisés et auraient dû avoir appris à contrôler leur volonté de domination. Quand ils ont obtenu leur propre pays, il se sont comportés d’une manière très discutable, moralement parlant, et sont devenus des persécuteurs à leur tour. Pour moi, il existe un équilibre délicat entre être une victime et faire que d’autres le deviennent. C’est pourquoi j’essaie de combiner des éléments de puissance avec la victimisation, car je ne suis jamais uniquement une simple pauvre et faible victime. Je montre aussi ce que font d’autres personnes du pouvoir qu’on leur donne. Il est assez étrange de se mettre soi-même dans cette position d’être victimisé, comme je le fais dans mes actes performatifs. J’ai appelé cela “Please persecute me”, simplement pour voir comment agissent les gens.

Quand on regarde des vidéos de vos performances (Voting, Chandelier…), nous avons une double envie : celle d’être là pour voir ce que ça nous fait intimement mais aussi regarder la réaction des personnes présentes. Vous intéressez-vous à ces retours, à l’effet produit par vos performances ? En fait je suis psychologue de formation, pas artiste. Et je suis fondamentalement intéressé par les gens, par leur réaction aux choses. Et parfois, je suis cette chose. Mais quand je fais mes performances, je ne peux pas vraiment voir leurs réactions. Andy Warhol disait que « lorsque la vraie vie vous arrive, vous avez l’impression de regarder la télé ». Quand vous vous brisez le bras dans un accident de voiture, il y a toujours un côté irréel et pour moi, mon travail a cette même saveur : c’est comme être en dehors de moi-même, sans vraiment me voir non plus. J’essaie de négocier avec la réalité, de me débattre avec un espace difficile, encombré. Et je pense que la performance n’a pas seulement à voir avec la notion de performer mais avec le contexte, les lieux, le public qui y assistent. Si rien de tout ça ne comptait, nous les ferions dans nos salles de bains.


FESTIVAL

La différence entre espace public et scénique résulte aussi de la position du spectateur, souvent passif dans les salles. À l’inverse dans l’espace public, moins balisé, les gens peuvent réagir, voire intervenir. Avez-vous le souvenir d’interactions marquantes de cet ordre ? Je fais des performances et des œuvres d’art depuis longtemps et s’il y a une chose que j’ai apprise, c’est à ne pas généraliser : parfois une femme me protège d’un type bourré en colère, donc je pourrais penser que les femmes font plus attention aux autres, qu’elles ont un certain instinct de protection maternel, mais ce n’est pas toujours vrai ! D’autres fois, des bitches très agressives me violentent physiquement. Je ne présuppose jamais des réactions des gens, ni de ce qu’ils vont faire car ils sont capables de tout, du cruel au sublime ! Pour moi, artiste essayant de réunir dans le même instant la cruauté et la beauté, l’horreur et la séduction, il y a tellement de réactions diverses… Je me rappelle énormément de choses mais c’est toujours nappé de brume, comme si la performance se déroulait dans un brouillard épais. C’est un peu comme d’assister à un braquage de banque en ne se souvenant que d’un détail insignifiant. Pour moi, les personnes qui essayent de dealer honnêtement avec qui ils sont – et je peux voir le conflit, la confusion et les questions qui se jouent en eux – créent les interactions les plus fortes. Pas ceux qui ont des réponses immédiates, qui font preuve de beaucoup de décision sans réflexion. Tout mon travail s’articule et traite de cette notion de conflit, et non de la violence comme certains le pensent. En France, l’espace public est très contraint, ses usages définis par la loi et

par notre éducation. Rêvez-vous encore de certains lieux à investir ? Je vis depuis plusieurs années à Lille mais pense être arrivé au bout des espaces qu’il m’intéresse d’explorer. Je ne trouve plus aucune bonne raison d’investir des lieux en France. Mes espaces préférés sont les plus compliqués, les lieux sacrés juifs (cimetières, synagogues…). Et c’est d’ailleurs ce que j’ai le moins accompli jusqu’à présent. Vous cheminez depuis longtemps autour de la beauté et de l’horreur, le reflet de l’une en l’autre et réciproquement. Qu’y cherchez-vous de vous-même ? Je ne suis guère sûr de réellement savoir ce qu’est l’horreur ou la beauté. Mes expériences personnelles de ce que j’appelle l’horreur dans ma propre vie, pour d’autres pourraient n’être pas grand chose. Idem pour la beauté. Ces considérations sont relatives à chacun. Mais j’essaie de trouver mes limites d’expérimentations combinant les deux et créant une action qui les englobe. Il est parfois plus facile de penser à certaines choses que de les faire. Théoriser est plus aisé que de “physicaliser”. La construction de mes costumes, objets, scénographies, me force à me confronter à des choses concrètes et pas de simples idées. Honnêtement, “faire” blesse et demande beaucoup. J’essaie de dire aux jeunes artistes ou aux étudiants participant avec moi à des workshops qu’ils ne deviendront pas de meilleures personnes. Leur chemin ne sera qu’ennuis et merde, loin d’être aussi fantastique qu’ils le rêvent. Ce n’est que du pire que naît l’art véritable. Si j’ai cru que l’art me soignait, je n’en suis plus si sûr. Parfois je rêve de n’avoir jamais commencé.

Si j’ai cru que l’art me soignait, je n’en suis plus si sûr. L'art véritable ne naît que du pire.

Rendez-vous avec Steven Cohen Dancing Inside Out, performance en ouverture de l’exposition À Fendre le cœur le plus dur du Frac Alsace et dans le cadre de La Nuit du chasseur, à Sélestat, vendredi 22 mai à 23h45 www.culture-alsace.org Free Jew is cheap at twice the price, performances impromptues dans les rues de Strasbourg dans le cadre du festival Extrapôle, samedi 23 et dimanche 24 mai www.pole-sud.fr Workshop avec Steven Cohen, à Pôle Sud (Strasbourg), du 1er au 10 mai (restitution publique dimanche 10 mai à 17h) www.pole-sud.fr Exposition Free Jew is cheap at twice the price, à la Chaufferie, galerie de la Haute École des Arts du Rhin (Strasbourg), du 29 mai au 28 juin www.hear.fr

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la joie du sapeur Né de la rencontre entre le chorégraphe Alain Platel et des musiciens et chanteurs de Kinshasa, Coup fatal est une ode à la joie de vivre des Kinois. Un concert dansé et baroque à la sauce africaine. Par Irina Schrag Photos de Chris Van Der Burght

À Strasbourg, au MaillonWacken, mardi 12 et mercredi 13 mai 03 88 27 61 81 www.maillon.eu

Clavier en métal rivé sur une calebasse ou une planche qui se joue à deux pouces *

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heveux courts, tresses plaquées pleines de circonvolutions, crête afro… La troupe de musiciens qui s’empare de la scène, vêtus de costumes sixties pattes d’eph’, fait instantanément régner un air de fête. Balançant des chaises en plastique bleu (celles-là même récupérée par les habitants de Kinshasa après les festivités du cinquantenaire de la RDC organisées par Kabila), s’emparant d’instruments fourmillants sur le plateau, le groupe oscille en douceur, dans un mélange d’excitation montante et de violence sous-jacente. Menton haut, regard fier, on se salue comme au pays, avec ostentation. Les voilà lancés dans le rythme, revisitant à leur manière un répertoire baroque occidental, usant avec doigté de guitares et basses électriques, de likembes* et de balafons. Avec sa casquette clinquante vissée sur le crane, le guitariste star Rodriguez Vangama mène le groupe, faisant pleurer son instrument lorsqu’il n’est pas occupé à figer ses partenaires les uns après les autres pour décomposer les sons d’un morceau. Les arias italiennes où le Prélude de Bach entamés sur des percussions africaines vibrent d’énergie. Aussi étonnant que cela soit, le décalage total prend. Un tour de force réalisé grâce à trois hommes : Alain Platel, le compositeur Fabrizio Cassol et le contre-ténor congolais Serge Kakudji qui se

rencontrent lors du Festival des Arts, en 2009, à Kinshasa. Petit à petit une troupe se forme, agrégeant des jazzmen et des musiciens plus traditionnels. Rodriguez Vangama les rejoint et tout le monde décide de travailler ensemble. Pour Alain Platel, pas question de prendre la direction de Coup fatal, ni d’en faire un spectacle de danse dans la veine des Ballets C de la B. « La joie que Serge et les musiciens manifestent dans leur appropriation du répertoire baroque me semble constituer un message politique bien plus puissant que ne pourrait l’être la chronique de la pauvreté ou de la politique en RDC », assure-t-il. Il lui importe au contraire de « transmettre cette énergie ici (en Europe, NDLR), où gagne l’amertume malgré un environnement extrêmement confortable ». Qu’on se rassure, le concert fait tout de même bouger son monde. En Afrique, on sait sacrément remuer du bassin, plier les jambes le buste droit à l’oblique. À chaque interlude, s’égrène une lente danse, oscillation de la jambe droite lancée en l’air dont l’onde se répand dans le haut du corps, le bras gauche battant l’air, créant une démarche loufoque mais stylisée, prompte à être l’objet de tous les regards. N’oublions pas que l’art de la SAPE (Société des ambianceurs et des personnes élégantes) est né sur les rives du fleuve Congo. Black is Beautiful !



jeux de maux

Les Enfants de la terreur © Camille Richard

Musique Action, festival organisé par le CCAM de Vandœuvre-lès-Nancy, continue ses aventures soniques où les mots ont la parole, s’emparant à bras le corps des turbulences que traverse notre époque. Par Emmanuel Dosda et Thomas Flagel

Musique Action À Vandœuvre-lès-Nancy, au Centre Culturel André Malraux et dans d’autres lieux, ainsi qu’aux Trinitaires de Metz, au TGP de Frouard…, du 4 au 25 mai 03 83 56 15 00 www.musiqueaction.com Mevlido appelle Mevlido, au CCAM – Vandœuvre-lès-Nancy, du 21 au 23 mai La Voix de son maître, au CCAM – Vandœuvre-lès-Nancy, du 11 au 20 mai Les Enfants de la terreur, au CCAM – Vandœuvre-lès-Nancy, les 12 & 13 mai

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usique électroacoustique, art sonore interactif, free-rock, impro. Explorations sonores sous forme de spectacles transgenres, de créations originales aventureuses, de rencontres transdisciplinaires ou de machines musicales. Musique Action est ponctué de rendez-vous, d’open workshops, de propositions plastiques et de micros-actions. Des sons, des gestes et beaucoup de mots, autant d’actes de résistance à l’obscurantisme ambiant. Dominique Répécaud est le directeur d’un festival se positionnant comme « une saine et nécessaire réaction à la pesanteur contemporaine ». Et d’appuyer : « Notre société dans ses différents étages connaît des difficultés actuellement : crises politique et économique, interrogations d’ordre identitaire… Dans ce contexte, la vie artistique, notamment

dans ses dimensions les plus expérimentales, finit par être considérée comme accessoire par les politiques et une partie du public qui se réfugie dans des valeurs “sûres”. J’observe depuis une trentaine d’années que les artistes défendus par Musique Action maintiennent un très haut niveau d’investissement et de recherche qui se traduit par une grande qualité d’interprétation, dans un rapport privilégié avec le public. Ils proposent l’antidote à la déprime qui nous gagne ! » Mieux, le festival met le doigt où ça fait mal, considérant « l’art comme une articulation » (entre différentes composantes d’un groupe, de cultures…) permettant d’évoquer des sujets difficiles, via le filtre musical et les mots : le texte, le témoignage, les lettres, sont particulièrement présents dans cette édition.


FESTIVAL

Domina-sons

La Voix de son maître est un projet signé par la metteuse en scène Perrine Maurin et l’électroacousticienne Carole Rieussec, habituée de la manifestation. Dans une démarche proche de la sociologie, elles ont recueilli des paroles dans un micro-trottoir, à propos de la domination : argent, travail, sexe… Durant la diffusion, le public est invité à s’allonger sous un plafond de haut-parleurs formant un acousmonium crachant les témoignages portant sur la notion de pouvoir. Les auditeurs profitent de la « profondeur de champs sonores » et s’imprègnent des sons qui se meuvent, tels des vagues. « C’est un peu comme si nous écoutions simultanément une quinzaine d’émissions de radio, en ayant la capacité de fixer son attention sur telle ou telle information, », explique Dominique Répécaud au sujet d’une proposition de « poésie sonore à caractère documentaire ». Autre temps fort avec Les Enfants de la terreur de Judith Depaule qui revient sur les années 1970, une période artistique intense – avec des gens comme Zappa, Beefheart ou Soft Machine « qui ont permis d’asseoir de grands mouvements musicaux » – et troublante d’un point de vue politique. Le spectacle évoque le parcours d’utopistes - terroristes, des membres de l’Armée Rouge japonaise, des Brigades Rouges italiennes et de la Fraction Armée Rouge allemande. Une véritable explosion écarlate de textes (contestataires, de propagande…) et de musiques expérimentales. Révolutionnaire.

électroacoustique et de bruitages envoûtants. Utilisant la répétition à la manière des chamanes, la poésie rythmique de Volodine est entièrement au service de la création d’images oniriques, de rêves éveillés au milieu de l’obscurité du réel. Nous cheminons sur les traces de Mevlido, policier chargé d’espionner des révolutionnaires alors même qu’il sympathise avec leur lutte, hanté qu’il est par la mort de sa femme, torturée vingt ans auparavant par des enfants soldats. « Sa recherche personnelle d’une mémoire archaïque, de moments heureux passés avec sa première femme, sont une quête poétique de l’autre passant par la construction d’une communauté qui résonne avec l’état actuel de notre monde et de ce à quoi nous faisons tous face… » assure Laëtitia Pitz. Il en va de Mevlido comme de Musique Action, même si le festival sait également aller dans l’« action pure » en proposant des moments libératoires, comme le concert du guitariste Marc Ribot, permettant de « relâcher certaines tensions ».

¹ La seconde partie sera créée en janvier 2016 au CCAM ² Songes de Mevlido, Seuil (2007), voir aussi Poly n°135 ou sur www.poly.fr

Songes post-exotiques

Nouvel objet hybride avec la Compagnie Roland furieux, emmenée par la comédienne et metteuse en scène Laëtitia Pitz et le compositeur et clarinettiste Xavier Charles, qui crée pour le festival la première partie¹ de Mevlido appelle Mevlido : un spectacle entre théâtre musical et « pièce pour les oreilles » inspirée d’un roman d’Antoine Volodine². Le duo, habité par « l’écriture de l’image développant tout un imaginaire » de l’auteur nous emporte dans un univers lunaire : devant un écran panoramique, une superposition de tulles et de pendrillons qui s’ouvrent et se ferment forment un écrin où se succèdent des ambiances de brouillard, de fumée, de buée. Gouffre, crépuscule naissant, ciel s’embrasant initient les conditions propices à l’enclenchement d’une longue rêverie où se mêlent souffle des mots et chants, refrains, spirales et récurrences en écho dans un mélange de voix et sons préenregistrés et scandés en live, de musique

Mevlido appelle Mevlido Poly 177 Mai 15

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MUSIQUES DU MONDE

african problems Seun Kuti exhibe la flamme afrobeat à travers le monde, accompagné du mythique groupe Egypt 80. Digne fils de son père, il fera brûler les planches schilikoises tout en criant sa rage face aux malheurs frappant le Nigéria.

Par Emmanuel Dosda Photo de Johann Sauty

À Luxembourg, à Den Atelier, mardi 19 mai (dans le cadre du festival Printemps musical du Luxembourg, jusqu’au 27 mai, avec Shantel & Bucovina Club Orkestar, Melingo…) (+352) 495 485-1 www.atelier.lu www.printempsmusical.lu À Schiltigheim, à la Salle des Fêtes, mercredi 20 mai 03 88 83 84 85 www.ville-schiltigheim.fr

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I

l se tient droit, beau et fier. Torse nu, muscles saillants, son saxophone en étendard, le poing levé vers le ciel. Il chante pour ses frères africains vivant dans la misère mais dilue sa colère dans des lignes funk venues du pays de James Brown, des ondes groovy cuivrées, des rythmes de highlife de son continent. Fela ? Son fils Femi ? Eh non, Seun, le plus jeune des Kuti, qui continue le combat de papa, près de vingt ans après son décès. Un héritage à porter, un trésor familial à transmettre. Celui de Fela Anikulapo Kuti, né en 1938 et mort du Sida en 1997, après une vie mouvementée de politique (au sein du Movement of the People), de bataille contre la corruption, de sexe, de drogue et d’afrobeat, mouvement musical capital qu’il inventa à la fin des sixties et qui continue d’irriguer bien des compositions actuelles, tous genres confondus, du jazz au rock en passant par les musiques répétitives (Brian Eno est fan), largement au-delà de Lagos. Grâce à celui qui fut célèbre pour ses frasques avec la justice (problèmes de stups) et son appétit sexuel (vingt-sept femmes, quand même !) autant que pour ses talents de multi-instrumentiste de génie, le Nigeria n’est pas uniquement synonyme de régimes dictatoriaux militaires, mais aussi de musique engagée, qui résonne

positivement de par le monde. Dans la famille Kuti, on connaissait aussi Femi, son élégance, ses danses hypnotiques, ses tubes (Beng Beng Beng)… Il faut également compter avec Seun, auteur de trois albums hyper-percutants, artiste baignant dans la musique depuis toujours et qui intégra l’orchestre de Fela avant de souffler ses dix bougies. Le petit dernier de la fratrie Kuti, comme son paternel, préfère chanter et danser plutôt que de se courber face à la pauvreté, la maladie dévastatrice, les exactions de Boko Haram. Avec ses protest songs funky en diable, la chanteur et musicien charismatique s’insurge contre les banques qui dictent leurs lois (il a renommé le FMI International Mother Fuckers), le fossé se creusant encore entre classe dirigeante et peuple : on se retrouve propulsé dans un pays s’embrasant, mais se tenant debout, dynamisé par un beat imparable. L’artiste activiste sait que la musique est un magnifique vecteur pour s’exprimer et se faire entendre. Sur les planches, c’est une furie, sautant aux quatre coins de la scène, envoutant son public d’un jeu de jambes magnétisant, accompagné par les quatorze musiciens d’Egypt 80, big band de luxe ayant fidèlement suivi Fela durant sa prospère carrière et qu’il dirige depuis sa disparition. Afrobeat it !


oh ! les cœurs Le collectif strasbourgeois OH ! présente la nouvelle édition de son festival éponyme. Les esthétiques défendues ? Totalement inclassables, quelque part entre jazz, rock et musique expérimentale.

Par Emmanuel Dosda Visuel d'Icinori

À Strasbourg, au Hall des Chars et aux Savons d’Hélène, du 21 au 23 mai www.collectifoh.com

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Voir Poly n°149 ou sur www.poly.fr

C

ollectif, festival et label*, OH ! regroupe des artistes téméraires bataillant, en réseau avec d’autres communautés du même type, pour les « musiques créatives d’aujourd’hui ». Christophe Imbs, pianiste et membre très actif, tente de préciser : « On ne trouve pas d’autre terme pour désigner stylistiquement cette musique qui n’est pas du jazz traditionnel, ni du rock classique, ni de la musique contemporaine… Il s’agit de projets qui ne sont pas catalogués ou “catalogables” », aux influences fourmillantes. La manifestation refuse de s’embarrasser d’étiquettes forcément réductrices, surtout qu’au fil des ans, OH ! glisse de plus en plus vers l’expérimental. « Nous ne recherchons pas l’expérimentation pour l’expérimentation », met en garde Christophe. Exemple de proposition de cette mouvance, mais sûrement pas hermétique, avec Acapulco de Julien Desprez. Le guitariste free ayant monté le collectif parisien COAX, livre un show « très organique », un live énergique durant lequel il triture vigoureusement sa guitare électrique et appuie nerveusement sur ses pédales d’effets. Un moment rock anticonformiste, un solo sous haute tension, fait de notes et de volts. OH ! ne cherche pas à caresser nos écoutilles, plutôt à titiller nos tympans, même si ses

membres privilégient une démarche pédagogique, de sensibilisation, en organisant des rencontres ou des présentations d’ateliers menés au Cedim (Centre d’enseignement et de développement de l’improvisation musicale) de Strasbourg. Christophe Imbs, Francesco Rees ou Christine Clément sont des gens bienveillants… qui n’hésitent cependant pas à programmer des artistes hors-normes, de la trempe de David Bausseron (du collectif lillois expérimentateur Muzzix). Au cours de son concert performatif Murmur Metal, le musicien manipulateur fait chanter des ustensiles en ferraille, poétisant le quotidien en tordant le cou à des objets usuels pour leur extirper des sonorités mélodieuses ou stridentes. Il s’apprête à garer sa grosse camionnette à Strasbourg et à débarquer au Hall des Chars des kilos de percussions métalliques, parfois rouillées : cages à oiseaux, casseroles, outils divers… Dans une mouvance plus jazzesque, le festival convie le trio issu du Grolektif lyonnais, Lunatic Toys (“jazzrock désaxé”), ou encore le projet In Love with – le batteur atypique Sylvain Darrifourcq, accompagné de Théo et Valentin Ceccaldi, « trois tarés », selon Christophe – pour un concert… “ porn-jazz ”. Un show porno ? Oh, oh… Poly 177 Mai 15

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buter la nuit En une poignée d’années, Fauve≠ a su fédérer une horde de fans avec ses textes désabusés et sa musique spleenesque… et s’est attiré quelques ennemis. Entretien avec le “Corp” avant ses Nuits Fauves dans l’Est. Par Emmanuel Dosda Photos de Fauve≠

À Amnéville, au Galaxie, vendredi 22 mai www.le-galaxie.fr À Strasbourg, au Zénith Europe, samedi 23 mai www.zenith-strasbourg.fr

Album Vieux frères – partie 2 www.fauvecorp.com

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Qui sont les “vieux frères” auxquels vous vous adressez dans vos chansons : confidents, amis, public ? C’est le nom qu’on s’est donnés au sein du projet. Nos liens sont presque fraternels : certains d’entre nous se connaissent depuis la naissance. Nous sommes tous potes et Fauve≠ nous a encore plus rapproché. De qui êtes vous les héritiers : du hip-hop français, de Diabologum, du post-rock américain ? Difficile à dire, on ne sait pas vraiment. La musique est là et chacun en fait un peu ce qu’il veut. Gamins, nous écoutions IAM, Eminem, Oasis et The Offspring. Nous avons toujours aimé le rock et le rap et on retrouve un peu de tout ça dans ce qu’on fait. La démarche en mode crew et DIY inhérente au rap nous

inspire beaucoup. Nous étions un peu jeunes pour écouter Diabologum qui était réservé à des connaisseurs cultivés… mais on se l’est pris en pleine face, après avoir démarré Fauve≠, par des gens qui faisaient la comparaison. C’est vrai que c’est putain de fort ! Quant au post-rock, il y en a bien un ou deux dans le Corp qui écoutent de temps en temps Slint ou Tortoise, mais ça s’arrête là. Vos paroles éclipsent-elles votre musique ? Nous ne nous soucions pas vraiment de comment les gens prennent le truc. Fauve≠, c’est un projet que nous menons pour nous, pour aller mieux, pour avancer. Les paroles sont importantes parce que chaque mot renferme le ressenti exact que nous voulons rendre et expulser. La musique est cruciale,


MUSIQUE

elle nous a toujours accompagnés, toute notre vie. Sans elle, Fauve≠ ne marcherait pas. Lorsque nous avons mis en ligne le titre Azulejos, qui est a cappella – un peu comme une exception au sein de l’album –, une majorité de gens nous a dit : « C’est bien les gars, mais heu, elle où la musique, là ? » Ce qui prouve que notre public est sur la même longueur d’ondes que nous et accorde une aussi grande importance à la musique qu’aux textes. Vous envisagez votre tournée comme une grande kermesse alors que l’univers de Fauve≠ est davantage sombre que festif... Contradictoire ? Il y a un côté assez dur, mais nos chansons sont très optimistes quand on prend un peu de recul. Il y a énormément d’espoir. Fauve≠, c’est un combat contre la résignation, une lutte, de la résistance. On n’a pas forcément toujours la solution mais on se bat parce qu’on sait qu’il y a un bout du tunnel si on avance. Nuits Fauves, c’est fait pour casser les barrières entre le public et les gens sur scène. Ça peut sonner super démago dit comme ça, mais si tu te pointes à une Nuit Fauve, tu verras que c’est le cas, c’est humain. Une ambiance à la cool avec un punching ball de fête foraine ou un babyfoot : on est ensemble au chaud, on s’amuse, on bute la nuit, on oublie nos soucis…

Vous êtes sujet à des railleries en pagaille et certains ironisent sur votre « clairvoyance extraordinaire sur le genre humain »*… C’est le revers de la médaille du succès ? Franchement, au départ on était un peu étonnés et on se demandait vraiment ce qu’on avait bien pu faire pour que les gens nous fracassent autant. Et de la même manière comment certaines personnes pouvaient nous encenser de façon aussi aveugle. Nous avions la même perplexité face aux « vous êtes des génies, des dieux, sans vous la vie n’a plus de sens » qu’aux « vous êtes des connards, vous faites de la merde ». Nous n’étions pas prêts à ça. Après, en dehors d’Internet, dans la vraie vie, la plupart des gens ne connaissent pas Fauve≠ ou s’en foutent grave. Et puis, il y a des parodies qui sont hyper drôles et des petites vannes qu’on avait même trouvées nousmêmes avant qu’on nous les fasse. Quand pensez-vous arrêter de « tremper votre torche dans la paraffine » ? Fin septembre, après la tournée, on éteint les torches, on range la paraffine... On ne sait pas pour combien de temps. Peut-être qu’on continuera Fauve≠ sans faire de musique ou qu’on fera de la musique sous un autre nom… Mais t’inquiète pas pour les torches et tout le matos, on en aura toujours besoin.

Je vais pas me taire parce que t’as mal aux yeux, autopsie de la chanson française, de Sarah Dahan, édité par J’ai lu – www.jailu.com *

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charivarire

Pour sa 24e édition, L’Humour des notes organise à nouveau les noces du rire et de la musique. Salutaire en ces temps troublés, le festival haguenovien ressemble à une bouffée d’oxygène pour petits et grands. Par Valentine Royaux Photo de Vincent Vanhecke

À Haguenau, dans différents lieux, du 9 au 17 mai 03 88 73 30 54 www.humour-des-notes.com

P

our Éric Wolff, directeur du Relais culturel de Haguenau, L’Humour des Notes, une manifestation qu’il définit comme « éphémère mais indispensable », doit être l’occasion, pour chacun, grands et petits (dont le quartier général sera le Village des enfants), de trouver un spectacle à son goût dans une programmation protéiforme et originale se déployant dans les salles de la cité alsacienne et dans ses rues. Et puisque la ville célèbre ses 900 ans cette année, le festival revêt un lustre tout particulier : en clôture, 900 tambours donneront ainsi un concert en extérieur (dimanche 17 mai, parvis de la médiathèque) pour célébrer dignement cet événement ! Parmi la riche programmation, mentionnons les trois artistes, souriantes et décapantes, des Banquettes arrières (samedi 9 mai, au Théâtre de Haguenau). Chanteuses par accident, elles dressent a cappella des portraits stéréotypés grinçants. De la pin-up au militant de Greenpeace, tout le monde en prend pour son grade, avec un humour à la fois piquant et audacieux. Coup de

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cœur d’Éric Wolff, il les définit comme « des femmes complètement déjantées, entre Mistinguett et Renaud ». Elles sont également des improvisatrices de génie : leur spectacle n’est jamais identique puisque tout s’opère selon les envies du public. Comptant bien impressionner la galerie, La Revue militaire (samedi 16 mai, dans la Cour de la Décapole ; voir photo) part à la conquête de la rue. Bataillon de choc issu de la fine fleur de la jeunesse française, ces dix joyeux lurons ont deux objectifs dans la vie : muscler leur corps et honorer leur pays. Et pour ce faire, ils utilisent la gymnastique. Et pas n’importe laquelle, car non contents d’enchaîner les pompes, ces soldats ont le goût de l’escalade, en particulier celle sur les façades et les murs de la ville. « Je les ai vu grimper partout, et quand je dis partout, c’est partout ! », se rappelle le directeur du Relais culturel. La déambulation raconte à sa façon la guerre et les dérives de l’ultranationalisme, toujours dans un registre farfelu. Tombé sous leur charme, Éric Wolff annonce « une fin tonitruante » pour cette parade burlesque qui promet une ébouriffante relecture du monde militaire.



une cathédrale sonore Dans le cadre des célébrations du Millénaire des fondations de la Cathédrale de Strasbourg, l’OPS propose un voyage sonore dans une arche de grès dont aiguilles et dentelures « semblent appartenir à une cristallisation gigantesque », pour reprendre les mots de Nerval.

Par Hervé Lévy Photos de Pascal Bastien

À Strasbourg, en la Cathédrale Notre-Dame, samedi 16 mai (concert gratuit ; billets à retirer à la caisse de l’OPS) 03 69 06 37 06 www.philharmonique. strasbourg.eu www.1000cathedrale. strasbourg.eu

¹ Voir Poly n°166 ou sur www.poly.fr ² Avec des solistes aussi brillants que la mezzo Valentina Kutzarova et le baryton Tassis Christoyannis ainsi que deux chœurs réunis, celui de l’OPS et Blagovest

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ne nef immense. Recueillement et silence. Notre-Dame de Strasbourg – malgré son acoustique complexe – est un lieu privilégié pour donner un concert. Question d’atmosphère… Afin de célébrer les mille ans de ses fondations, Marko Letonja, après une Symphonie n°2 “Résurrection” de Mahler très réussie l’année passée¹, a choisi de nous inviter à « un voyage dans le temps en lien avec la Cathédrale, du XIII e au XXI e siècle »². Il débute avec les Beata Viscera de Pérotin, un des pères de la musique occidentale, pour se poursuivre avec des pages de François-Xavier Richter et Ignace Joseph Pleyel qui furent tous deux maîtres de chapelle à Strasbourg (le premier jusqu’en 1789, le deuxième juste après). Du second nommé, on découvrira le Tocsin de la Révolution du 10 août, composition passionnante au point de vue historique, puisqu’elle est un exemple précoce de ce que la dictature peut générer sur le plan musical. Elle commémore en effet le deuxième anniversaire de la journée du 10 août 1792 marquant la fin de la Monarchie avec la prise des Tuileries. Menacé par la Terreur, Pleyel exalte de manière spectaculaire le nouveau régime. Également programmés sont les rares Cloches de la Ca-

thédrale de Strasbourg de Liszt ou le douloureux Chant des Déportés de Messiaen. Mais la pièce maîtresse de ce concert est It is Finished : a Ritual for Strasbourg Cathedral de Sir John Tavener, dernière partition que son auteur ait pu achever avant sa disparition, en novembre 2013. « Pour cette création mondiale qui évoque par certains aspects la tradition grégorienne, instrumentistes et chanteurs sont disposés en quatre groupes, en forme de croix », explique Marko Letonja. On y retrouvera la vision mystique et syncrétique de l’auteur de The Veil of The Temple (2003), pièce monumentale de sept heures embrassant la religion orthodoxe – à laquelle il était converti –, mais aussi l’islam, l’hindouisme, le bouddhisme, le judaïsme et les croyances des Indiens d’Amérique. D’un accès facile, la musique de celui qui avait connu le succès à 24 ans avec The Whale (enregistré sur le label des Beatles, Apple Record) fascine. Pensons à des œuvres comme The Song for Athene (1993), joué aux funérailles de Lady Diana, en 1997. À la mémoire de la Princesse du Galles, il écrivit aussi Eternity’s Sunrise tandis qu’il dédia Ex Maria Virgin à la nouvelle duchesse de Cornouailles, Camilla Parker Bowles, et au prince Charles pour leur mariage en 2005.


baguette magique En tournée européenne, le Philadelphia Orchestra et Yannick Nézet-Séguin font étape à La Philharmonie de Luxembourg pour deux concerts. Une occasion de découvrir un maestro au sommet de son art.

Par Hervé Lévy Photo de Marco Borggreve

À Luxembourg, à La Philharmonie, jeudi 21 et vendredi 22 mai +352 (0)26 32 26 32 www.philharmonie.lu www.yannicknezetseguin.com

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irecteur musical depuis 2012 d’une des plus grandes phalanges nordaméricaines, le Philadelphia Orchestra (où ses prédécesseurs se nomment Charles Dutoit, Christoph Eschenbach, Wolfgang Sawallisch ou Riccardo Muti, excusez du peu), le chef québécois Yannick Nézet-Séguin – qui vient d’avoir quarante ans – est tellement apprécié à son poste qu’il vient d’y être prolongé jusqu’en… 2022. Une gestuelle limpide, un engagement total, une extrême musicalité l’ont fait passer en quelques années de rising star au statut de baguette de référence qui transforme en or toutes les partitions dont il s’empare. Avec ses musiciens, il s’arrête à Luxembourg pour deux concerts : le premier soir (jeudi 21 mai), ils seront accompagnés de la très glamour violoniste géorgienne Lisa Batiashvili pour un diabolique premier Concerto de Chostakovitch. Sont également programmés la Symphonie n°3 de Rachmaninov (que l’Orchestre de Philadelphie avait créée en 1936), représentative du style limpide et chaleureux de son auteur, et Mixed Messages du compositeur américain

Nico Muhly qui s’est notamment fait remarquer avec la BO de The Reader et Two Boys, commande de l’English National Opera. Pour le second concert (vendredi 22 mai), le pianiste Emanuel Ax interprète le Concerto n°3 pour piano et orchestre, étape majeure dans le parcours artistique de Beethoven, puisqu’il est son premier “grand” concerto. La partition « devint au XIXe siècle un modèle du genre par son équilibre formel et par sa conduite du discours musical, qui repose sur l’association de la virtuosité du soliste et de la densité de l’orchestre », selon la définition éclairante donnée par Élisabeth Brisson dans son Guide de la musique de Beethoven (Fayard, 2005). Dans ce programme éminemment allemand (qui inclut aussi la suite du Rosenkavalier de Richard Strauss), se distingue également la Symphonie n°3 de Brahms : surnommée “L’Héroïque” par Hans Richter (qui en assura la création, le 2 décembre 1883), l’œuvre, où l’on ressent avec force l’âme germanique de son créateur, est luxuriante et complexe, tantôt contemplative et (presque) sereine, tantôt menaçante et sombre. Poly 177 Mai 15

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de la servitude volontaire Avec Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas, Olivier Py est de retour à l’Opéra national du Rhin¹ pour une page du répertoire français oubliée où le conte rejoint le récit mythologique. Entretien avec l’homme de théâtre qui dirige le festival d’Avignon². Par Hervé Lévy Photo de Vincent Muller pour Poly

À Strasbourg, à l’Opéra, jusqu’au 6 mai 08 25 84 14 84 À Mulhouse, à La Filature, vendredi 15 et dimanche 17 mai 03 89 36 28 28 www.operanationaldurhin.eu

¹ En 2012, il y avait mis en scène d’éblouissants Huguenots, voir Poly n°148 ou sur www.poly.fr ² Du 4 au 25 juillet www.festival-avignon.com 48

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Cela fait longtemps que vous tourniez autour d’Ariane et Barbe-Bleue… J’avais en effet cette œuvre dans mes cartons depuis une dizaine d’années : l’opéra de Dukas me fascine, car il est le seul véritable exemple de wagnérisme français. Il intègre la déflagration wagnérienne, tout en la dépassant avec des expérimentions sur le son qui intéressèrent beaucoup Messiaen. Dukas utilise en outre une manière de chanter éminemment française, rappelant Saint-Saëns, que j’aime beaucoup. Ariane constitue en quelque sorte la première partie d’un diptyque puisque, la saison prochaine, je monterai Pénélope de Fauré à Strasbourg, un autre portrait de femme écrit au début du XXe siècle, une autre pièce sur l’attente et l’inquiétude. Quels sont les enjeux de l’œuvre ? C’est un opéra politique. Ariane veut libérer les femmes de Barbe-Bleue, ici représenté en Minotaure, mais elles refusent de s’évader : Paul Dukas et son librettiste Maurice Maeterlinck montrent les puissances obscures

inconscientes qui nous font préférer la servitude et l’échec à la délivrance et la lumière. C’est un opéra de l’angoisse très actuel : dans ces temps de désarroi, nous n’arrivons pas à penser un vrai changement de société, à retrouver le fil perdu de la justice sociale. Nous avons tellement peur de tout, que nous ne risquons plus rien. L’angoisse que vous décrivez est aussi métaphysique… La lumineuse Ariane incarne en effet aussi la Grâce, cette Grâce que nous refusons, puisque nous sommes amoureux de nos ténèbres. Comment représenter cela sur scène ? Le plateau est dual : en haut, un monde totalement onirique et en bas un décor presque hyperréaliste où les femmes sont enfermées. Il manifeste une opposition entre le conscient et l’inconscient, la rugueuse réalité et le rêve, les fantasmes obscurs de BarbeBleue et la réalité épouvantable de l’asservissement politique.


sin city En mettant en scène Un Bal masqué de Verdi, le directeur de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole, Paul-Émile Fourny a choisi de plonger dans les méandres d’un monde où politique et amour s’entrecroisent impitoyablement… jusqu’à la mort. Par Hervé Lévy Photo de Ben Zurbriggen

À Metz, à l’Opéra-Théâtre, du 5 au 9 juin 03 87 15 60 60 www.opera.metzmetropole.fr

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n univers sombre. Des taches de couleur apparaissent parfois en fond de scène. Jaunes. Oranges. Rouges. Surtout rouges. Dans sa vision d’Un Bal masqué, Paul-Émile Fourny a choisi de s’inspirer librement de Sin City, bande dessinée ultra dark de Frank Miller (adaptée au cinéma dans la même tonalité par Robert Rodriguez). Pour lui, l’opéra de Verdi est profondément politique. « Il est la photographie d’une société de pouvoir, de malversations, de corruptions, de trahisons on ne peut plus contemporaine », même si l’action narre l’assassinat de Riccardo, gouverneur de Boston. C’est celui de Gustave III de Suède avait inspiré Verdi, mais pour échapper à la censure – il n’était pas bon de montrer le meurtre d’un roi sur scène dans les années 1850 – il avait du maquiller l’histoire en la transposant. Reste que cette affaire d’amour et de mort est intemporelle : elle se déroule ici dans une période indéterminée évoquant les années 1950 / 1960. Riccardo (incarné par le ténor Jean-François Borras, un des plus grands chanteurs français actuels qui fait le bonheur du Met’ ou de l’Opéra de

Vienne) est le président d’un pays qui n’est jamais nommé. On pense souvent aux ÉtatsUnis, surtout lorsqu’un homme ouvre un parapluie juste avant que le souverain ne soit abattu, clin d’œil à un personnage mystérieux qui alimenta bien des fantasmes, debout au bord de la route de Dallas où passait JFK, un certain 22 novembre 1963. Autre référence assumée made in USA, le film de Kubrick, Eyes wide shut… Le décor est simple, structuré par des claustras créant un effet d’ombres chinoises et permettant de générer des volumes palatiaux : « Nous voulions un spectacle léger, fluide et lisible comme une bande dessinée ou un film. Si nous avions encombré le plateau d’un décor imposant, le regard se serait perdu, alors que je souhaite mettre le jeu des artistes au centre du plateau. Malgré l’image qu’on en a souvent, Verdi est en effet un compositeur très intimiste », explique Paul-Émile Fourny. Voilà le cœur du propos du metteur en scène : la solitude du pouvoir et la violence de l’amour éprouvé par Renato, le directeur de cabinet de Riccardo, pour l’épouse de son chef, qui l’entraînera à commettre l’irréparable. Poly 177 Mai 15

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ART CONTEMPORAIN

bis repetita Depuis une dizaine d’années, le Frac FrancheComté questionne le temps, thématique centrale d’une exposition collective nommée La Répétition et de celle du peintre Bernard Piffaretti, Juste Retour (des choses et des mots).

Par Emmanuel Dosda

À Besançon, au Frac FrancheComté, jusqu’au 17 mai www.frac-franche-comte.fr

Légende Sans titre, 2004 © Bernard Piffaretti / Adagp, Paris, 2014 / courtesy the artist, galerie Frank Elbaz, Paris ; Cherry & Martin, Los Angeles et Galerie Klemm’s, Berlin

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Voir Poly n°158 ou sur www.poly.fr

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e rituel quotidien de Roman Opalka se photographiant frontalement, afin d’exposer son visage vieillissant. Steve McQueen* proposant, avec la vidéo Deadpan, le remake d’une scène burlesque de Buster Keaton passant à travers la façade d’une maison qui tombe sur lui, l’action se réitérant encore et encore, de points de vue différents. Magali Sanheira, traçant au charbon des cercles sur une cimaise, dans un mouvement hypnotique (Making Circle#6). Pierrick Sorin “autofilmant” ses pénibles Réveils, durant un mois, usant du “comique de répétition” jusqu’à la corde : « Ce soir faudra vraiment que j’me couche tôt parce que là, j’ai du mal à me remettre les idées en place », essaye-t-il de se convaincre chaque matin. Jana Sterbak s’emparant du mythe de Sisyphe en une installation vidéo montrant un homme qui cherche un impossible équilibre sur une sculpture / culbuto. Toutes ces œuvres mettent en scène des faits et gestes qui rendent compte du temps qui s’écoulent inexorablement, voire de l’histoire qui bégaye, comme si nous étions contraints à vivre un éternel recommencement. Pour Sylvie Zavatta, directrice du Frac et commissaire de l’exposition, « il existe un versant positif » de ce phénomène. Et d’évoquer les travaux de plasticiens basés sur la fréquence ou la sérialité disant beaucoup « du positionnement de l’artiste qui, faisant le choix de la répétition comme méthode ou figure de style,

oscille entre autodérision, dépassement de soi et distanciation, tout en interrogeant le rôle de l’art dans notre société ». Répéter n’est pas (forcément) bugger.

Effet stéréo

L’exposition monographique Juste Retour (des choses et des mots) rassemble des peintures de Bernard Piffaretti réalisées entre 1986 et 2014. L’artiste a mis au point un protocole depuis près de trois décennies, un système auquel il ne déroge pas : à l’aide de couleurs vives, comme sorties du pot, il réalise des motifs abstraits, parfois graphiques, sur une moitié de la toile. Au milieu : une frontière, un axe vertical, un marquage épais qui divise le tableau en deux. Sur la seconde partie, plus laborieuse, il reproduit le plus scrupuleusement possible la première image. Comme il ne s’agit pas d’une duplication mécanique, il y a évidemment des différences entre les deux, mais le peintre refuse de désigner la partie originale et la copie, les différents temps de travail formant dorénavant un tout, déjouant la chronologie. Ses toiles bipartites répètent des compositions dans un « effet stéréo » comme pour exprimer l’idée que dans l’histoire de la peinture, il y a peu de nouvelles formes inventées et d’inévitables redites. Fatalité que Piffaretti prend avec humour comme l’illustre son tableau ayant pour motif l’enfantin “0+0=0”. La tête à Toto ou l’autoportrait ironique du peintre ?



afronauts En parallèle à une superbe exposition sur le design contemporain africain, la galerie du Vitra Design Museum accueille Architecture de l’indépendance – Modernisme africain : une plongée dans l’édification de grands monuments et bâtiments de cinq pays du continent dans les années 1960 / 70. Par Thomas Flagel

À Weil am Rhein, à la Vitra Design Museum Gallery, jusqu’au 31 mai +49 7621 702 3200 www.design-museum.de

Légende Kenyatta International Conference Centre, Nairobi (Kenya) par Karl Henrik Nostvik, 1967-1973 © Iwan Baan

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indépendance à peine acquise, nombreux furent les pays d’Afrique centrale et de l’Ouest à affirmer par des gestes architecturaux forts leur reconquête d’une identité perdue, l’affirmation d’un pouvoir retrouvé. L’exposition de la galerie du Musée du Design de Vitra se base sur les recherches de l’architecte Manuel Herz qui a sélectionné et regroupé les photos du néerlandais Iwan Baan, captant près de 80 bâtiments en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Kenya, au Sénégal et en Zambie. Se dégagent les marques d’une époque portée par une certaine utopie expérimentale, voire futuriste – la Pyramide d’Abidjan aux courbes semblant sorties de l’imagination d’Enki Bilal version Immortel (ad vitam) – où le béton est le matériau maître. Plus de quarante ans après, le constat est assez sévère : la grandiloquence de certains lieux commémoratifs telle l’Arche d’indépendance d’Accra au Ghana à l’esthétique toute soviétique où les grands hôtels du Sénégal et de Côte d’Ivoire forment des taches d’une urbanité massive (malheureusement) héritée des anciennes puissances coloniales. Comble du moder-

nisme, dans un effet miroir les nouvelles nations ne voulaient rien avoir à envier au vieux continent et choisissaient souvent des architectes européens pour leurs projets. La contradiction qui voulut que les nouveaux pouvoirs en place réaffirment une identité culturelle et sociale jusqu’alors assujettie en utilisant les codes et modes de leurs oppresseurs est criante. Parfois la greffe ne prit guère, comme pour la Pyramide d’Abidjan qui visait à être un lieu de passage avec de nombreuses petites échoppes et qui se retrouve aujourd’hui totalement inusitée, squattée par les plus pauvres, loin des desseins originels. À l’inverse, on s’émerveille devant les détails, les motifs évocateurs et l’inventivité en termes de circulation d’air et de gestion des espaces de certaines universités et écoles, notamment au Ghana et en Zambie. Si nous ne devions en retenir qu’un, c’est le Kenyatta International Conference Centre de Nairobi (Kenya), réalisé entre 1967 et 1973 par le norvégien Karl Henrik Nostvik : forme d’habitat traditionnel revisitée, utilisation du bois et lumière naturelle en font, à raison, l’une des fiertés de tout un peuple.



ART CONTEMPORAIN

histoires d’eau Depuis décembre 2014, Auguste Vonville occupe les fonctions de directeur culturel de la Fondation François Schneider dont l’élément aquatique constitue l’épine dorsale. Retour sur le parcours d’un électron libre de l’Art contemporain et visite de La Collection, sa première exposition à Wattwiller.

Par Hervé Lévy Photo de Benoît Linder pour Poly

À Wattwiller, à la Fondation François Schneider, jusqu’au 31 mai 03 89 82 10 10 fondationfrancoisschneider.org

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a nouvelle mission d’Auguste / Gusti Vonville ? « S’occuper des expositions bien sûr avec, dès juin, un regard sur l’œuvre de Nils-Udo, mais également faire vivre la Fondation François Schneider en y organisant des dîners insolites, des concerts… Pourquoi ne pas créer un partenariat avec le festival Musica, par exemple ? Nous sommes déjà en contact étroit avec le Frac ou la Hear pour des initiatives communes », affirme, plein d’appétit, le directeur culturel d’une institution privée dont la vocation première est d’aider les jeunes artistes¹. « C’était une surprise », explique-t-il. « Je m’apprêtais à prendre ma retraite et une rencontre avec François Schneider a tout bouleversé ». Son poste protéiforme semble taillé sur mesure pour un homme dont le secret tient en trois mots : « Aimer les gens. »

Comme un poisson dans l’eau

¹ Voir également Poly n°160 ² Six lauréats recevant chacun 20 000 € euros pour l’acquisition de leur œuvre et un “grand prix” le Talent d’Eau bénéficiant de 30 000 €. Pour déterminer les Talents 2014 (parmi 744 dossiers venus de 63 pays), le jury se réunira le 29 mai

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Le parcours d’Auguste Vonville est tout sauf… classique. Il réalise ses premiers accrochages à 17 ans, à Bâle, alors qu’il est décorateur, côtoie le bouillonnement artistique helvète, sympathise avec Tinguely, étudie aux Arts appliqués, revendiquant « l’action et la pratique avant toute chose. Ensuite, une pensée se forge, se construit pas à pas. » Il participe, au début des années 1980, à la création des Tréteaux de Haute Alsace avec André Leroy, puis fonde le premier café-théâtre du HautRhin, à Ballersdorf, sous l’enseigne du Canon d’or, « rapidement devenu Chez Gusti ». Trois ans durant, c’est un creuset chaleureux : expositions, rencontres avec des écrivains, comme René-Nicolas Ehni, concerts – « On a même eu Archie Shepp ! » – ou encore cabaret. « Depuis cette période, j’ai toujours souhaité mixer les publics, créer des passerelles. C’est aussi ce que j’ai envie de faire ici », affirme celui qui eut mille vies artistico-culturelles : directeur du Relais culturel

de Rixheim, metteur en scène, créateur de spectacles atypiques, homme de radio et de télévision… Liste non exhaustive. En 1989, la rencontre avec Jean Ueberschlag, tout juste élu Maire de Saint-Louis, est décisive : il sera son attaché culturel avec pour credo « d’être à l’écoute du public, mais de ne pas forcément faire ce qu’il désire. La politique de l’audimat, c’est trop facile. Je lui ai aussi demandé d’avoir le luxe de me tromper », s’amuse-t-il. Son premier acte symbolique est d’investir un espace de l’Hôtel de Ville, promptement baptisé Le Forum, où il monte une exposition (avec le Frac) en 1990, sur le thème de la frontière. Pionnière dans la politique culturelle, la cité haut-rhinoise fera notamment naître La Coupole et métamorphosera l’ancienne distillerie Fernet-Branca en centre d’Art. Gusti s’occupe du lieu pendant neuf ans, mettant sur pied des expositions marquantes, inaugurant, par exemple, le nouvel espace avec Lee Ufan ou y accueillant l’immense Paul Rebeyrolle et remettant à la mode l’abstraction lyrique de Georges Mathieu, en 2007.

Non mais, à l’eau, quoi

Pour sa première exposition à Wattwiller, il nous fait découvrir La Collection de la Fondation : elle n’est pas pléthorique, puisque le but de l’institution est de récompenser chaque année des Talents contemporains² qui portent un regard sensible sur l’élément aquatique et non d’accumuler des œuvres. Elle en comporte une trentaine au total – ici enrichies par des prêts de différents artistes – mais est d’une grande cohérence se déployant avec élégance autour de l’eau créant parfois de fécondes confrontations : à l’extérieur rayonne ainsi la volupté d’une Nana-fontaine aux formes généreuses de Niki de SaintPhalle tandis que dans une salle aveugle, la série photo Pluies de Laurence Demaison présente de sombres héroïnes dont on ne sait si


Je veux être à l’écoute du public, mais ne pas forcément faire ce qu’il désire. La politique de l’audimat, c’est trop facile.

elles sont des spectres néoromantiques ou des bondage queens. Poésie grande… Comme celle qui irrigue le Mur de larmes d’Hélène Mugot fait de quelque 400 gouttes de cristal ou La Cascade de Thierry Dufourmantelle. Composée de matériaux lourds et stables, béton et acier, elle rappelle pourtant la légèreté et la mobilité d’une chute d’eau. Notre préférence ? Les œuvres de Sylvie de Meurville : plusieurs délicats “paysages froissés”

évoquant des reliefs imaginaires font écho au Mont d’ici, représentation du Hartmannswillerkopf surplombant la Fondation. Les plis et les replis de la montagne gorgée de sang qui engloutit de nombreuses vies en 1914-1918 prennent la forme d’un corps humain – les soldats désignaient du reste certaines de ses parties avec des termes anatomiques – sont ici baignés d’eau. La vie a repris ses droits… pour l’éternité. Poly 177 Mai 15

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The Last Resort, New Brighton, England. Great Britain, 1983-85 © Martin Parr / Magnum Photos

UN REGARD

the last resort de martin parr Par Thomas Flagel

Exposition A Taste for Mulhouse de Martin Parr, à La Filature de Mulhouse, jusqu’au 10 mai. Pour l'occasion le photographe a réalisé une série dans la cité haut-rhinoise www.lafilature.org www.martinparr.com

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a scène paraît banale. Deux têtes blondes la peau rosie par le soleil, dans une station balnéaire de la banlieue de Liverpool. Robe-shorty bouffante pour elle, t-shirt Dynamite pour lui du même bleu layette. En main, une glace à l’italienne coulant outrageusement sur leurs mains et goutant jusque sur le macadam. Pourtant, les auréoles crémeuses entourant leur bouche montrent qu’ils y ont fait honneur. Tout le talent de Martin Parr est

réuni dans ce cliché. Capter le bon moment, celui où la fille regarde le photographe en tordant le cou à sa peluche alors même que son frère, regard vers l’horizon, confère son énergie à cet instant figé. Tourisme de masse, consumérisme, utilisation du temps “libre” sont au cœur d’une satire de la banalité de la vie contemporaine. Ce serait oublier la dose d’humour de l’artiste de Bristol, comme la candeur de son amour de l’espèce humaine…



UN REGARD

space messenger par ján zoricˇák Par Raphaël Zimmermann Photo de Pedro Granero

Sculpturum, Salon européen de la sculpture, à Strasbourg, au Parc des Exposition, du 29 au 31 mai www.art-multimedia.fr

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culpturum ? Des sculptures à perte de vue dans un gigantesque open space de 6 000 m² : plus de 800 œuvres au total où alternent formes organiques, silhouettes classiques ou étranges animaux et se mêlent bronze, marbre, acier, bois, mais aussi verre comme chez Ján Zoričák. Artiste slovaque installé en France, il réalise de fascinantes œuvres cosmogoniques et métaphysiques. Dans les profondeurs colorées de la matière, semblent gravées les questions qui hantent l’Humanité depuis ses origines : d’où venons-nous ?

Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Il en va ainsi dans cette création de 2012, élégant monolithe translucide – rappelant, dans son rayonnant mystère, celui de 2001, l’Odyssée de l’espace – qu’on croirait tombé des espaces interstellaires ou cristallisé après un nouveau big bang. Un vert intense évoque une vie possible, tandis que la minéralité glacée du verre, où semblent incrustés des fossiles archéo-futuristes, renvoie aux solitudes gelées du cosmos. L’éphémère de l’existence et l’éternité de l’univers se mêlent avec délicatesse.



ART CONTEMPORAIN

fil conducteur Au Musée des Beaux-Arts de Mulhouse, Véronique Arnold déroule ses rêveries au gré de l’exposition Dessins d’ombre. Avec une infinie délicatesse, son écriture brodée raconte l’absence, la disparition, comme dans un songe.

Par Dorothée Lachmann

À Mulhouse, au Musée des Beaux-Arts, jusqu’au 31 mai 03 89 33 78 11 www.musees-mulhouse.fr

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u milieu du brouhaha ambiant, voilà une bulle de finesse et de grâce. Le monde de Véronique Arnold est ailleurs, hors du présent et du visible, en quête perpétuelle des contours de l’éclipse. Pour écrire les mots envolés, tracer les lignes effacées, elle a choisi le fil, comme on « tisse une plate-forme au-dessus de l’abîme ». Cinq kilomètres de fil à broder donnent sens à une série d’installations, de suspensions et de tableaux inédits présentés au Musée des Beaux-Arts de Mulhouse. Au cœur du travail, il y a le mythe antique de Dibutade, cette jeune Corinthienne qui traça sur le mur, au charbon, l’ombre projetée de son bien-aimé avant son départ pour la guerre. Le fiancé ne revint jamais, la trace de son visage resta. Dans la salle qui lui est consacrée flottent des corps d’hommes imprimés puis brodés sur du tissu, comme des empreintes fantomatiques de ce qui fut. Ou de ce qui demeure. Véronique Arnold intègre également dans ses œuvres les traces de ses émotions, littéraires avec Emily Dickinson, ou scientifiques avec Darwin. En montant l’escalier du musée, le visiteur est accueilli par deux robes tissées d’une toile dense, comme un soutien physique à la poétesse américaine dont « l’écriture est une brûlure sublime, d’une intensité unique ». Dans la salle qui

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Frémissement de l’absence, 2014

lui est dédiée, on découvre un émouvant diptyque composé de la reproduction avec des fleurs en tissu coloré de l’herbier de son enfance, sous laquelle est brodé son écho parfait, en fil noir, comme des ombres végétales sur le lin ancien. Fascinée par Darwin et les diagrammes en forme d’arborescence qui accompagnent sa recherche sur l’origine des espèces, l’artiste mulhousienne lui consacre une installation où la structure de la branche d’arbre rappelle celle du corail et son graphisme vivant. Dans la grande salle, une sculpture sphérique géante, réalisée avec le plasticien suisse Edmondo Woerner, évoque le caractère récurrent de l’évolution, les éléments inaltérables qui déterminent notre existence sur cette planète. Constituée de branches de bruyère des Vosges taillées comme pour former d’énigmatiques idéogrammes suspendus par des fils de nylon, cette immense sphère aérienne ressemble à une pierre de Rosette à déchiffrer pour percer les mystères du monde. Les premiers indices se cachent peut-être dans la salle des constellations et dans cette machine à écrire d’un autre temps d’où jaillit une bande de tissu brodée d’étoiles, celles qui apparaissent à nos yeux alors qu’elles ont depuis très longtemps disparu. Ecrire le ciel, tisser un fragment d’univers : la poésie est là, à l’état le plus pur.


LIVRES

métamorphoses Pour leur 14 e édition, Les Imaginales d’Épinal prennent pour thématique Mutation(s). Sous cette bannière sera rassemblée, dans les Vosges, la crème des auteurs explorant des mondes imaginaires. Par Hervé Lévy Dessins de François Bourgeon Éditions Delcourt

À Épinal, à l’Espace Cours et dans la toute la ville (Bulle du Livre, Auditorium de La Louvière, etc.), du 28 au 31 mai 03 29 82 53 32 www.imaginales.fr

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anifestation pionnière, Les Imaginales d’Épinal sont devenues une référence pour les amateurs d’anticipation, de fantastique, d’uchronie ou encore d’heroic fantasy, attirant plus de 22 000 personnes l’année passée. Le chiffre pourrait gonfler avec une programmation dense et passionnante : sont en effet prévus une centaine d’événements (cafés littéraires, tables rondes, rencontres, expositions, dîners insolites, speed dating entre auteurs et éditeurs…) pour autant d’invités. Le thème ? Mutation(s), un sujet récurrent de l’imaginaire, des super-héros (Superman dans sa cabine téléphonique) à La Mouche de Cronenberg, en passant par le légendaire « Métamorphose » d’Actarus dans Goldorak. Elles seront examinées sous toutes les coutures. Autre épine dorsale de ces quatre jours, un focus sur le Royaume-Uni avec la présence du dandy Kim Newman qui revisite le mythe du vampire avec des ouvrages comme Anno Dracula ou Le Baron Rouge sang et de Charles Stross, auteur du Bureau des atrocités, parodie gore de Lovecraft. Sans oublier Paul J. McAuley et son stratosphérique space opera guerrier Quatre cent milliards d’étoiles.

Plusieurs auteurs de bande dessinée et illustrateurs sont aussi de la partie dont Grégory Delaunay (auteur de l’affiche) et le mythique François Bourgeon (exposition à la Bibliothèque multimédia intercommunale, du 28 mai au 12 juillet). Il est le créateur des Passagers du vent à la fin des années 1970, série révolutionnant la BD historique, jusque-là corsetée dans des cases bien sages dont le symbole pourrait être Alix. En 1993, il débute aussi Le Cycle de Cyann (avec Claude Lacroix au scénario), palpitante odyssée de l’espace dont le sixième volume, Les Aubes douces d’Aldalarann est paru il y a quelques mois chez Delcourt. Autre exposition attendue, celle organisée par La Lune en Parachute (du 15 mai au 27 juin, à La Plomberie) : elle présente les œuvres d’Étienne Cail. Fasciné par des artistes chinois contemporains comme Yue Minjun ou Zhang Haiying, il a revisité des classiques de la peinture française en les détournant dans d’étranges mutations. Un Déjeuner sur l’herbe ou une Liberté guidant le peuple dont les protagonistes sont asiatiques ? Étrange et fascinant… Poly 177 Mai 15

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GASTRONOMIE

plus beaux les vivres Seul restaurant de Metz étoilé au Guide Michelin, Le Magasin aux Vivres propose une cuisine de très haut niveau : à chaque service, Christophe Dufossé enchante le goût en sublimant le naturel des produits. Par Hervé Lévy

Le Magasin aux Vivres est situé dans l’hôtel La Citadelle, 5 avenue Ney, à Metz. Fermé samedi (au déjeuner), dimanche et lundi. Menus de 51 € (au déjeuner, du mardi au vendredi) à 118 € 03 87 17 17 17 www.citadelle-metz.com www.christophedufosse.com

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46 ans, Christophe Dufossé va « à l’essentiel » dans une cuisine sans chichis, épurée et précise « où la véritable star est le produit dont il faut exploiter toutes les potentialités ». Au piano du Magasin aux Vivres, depuis sa création en 2005, il a obtenu une Étoile au Guide Michelin un an après, une bonne habitude puisque le schéma avait été identique au Royal Champagne de Champillon (2001) et au Domaine du Roncemay (2002). Son modèle ? « Alain Ducasse », répond sans hésiter un chef qui a travaillé dans des palaces comme Les Trois Rois (Bâle) ou L’Eden Roc du Cap d’Antibes et a inauguré une adresse à Chengdu (Chine), en 2012. À Metz, la carte de sa brasserie, ouverte en août dernier, revisite des plats du terroir (la quiche lorraine est extatique), tandis qu’à quelques pas, au Magasin aux Vivres – clin d’œil à la fonction originelle du bâtiment de 1569 où le restaurant est installé –, sont explorées les arcanes d’une cuisine délicate dans une salle à l’élégance ultra contemporaine ornée d’œuvres de Paul Flickinger.

Le chef imagine des alliances étonnantes comme un Lobe de foie gras de canard de la Maison Andignac fumé, champignons japonais croquants et vinaigrette truffée, époustouflante rencontre entre les Landes et l’Empire du Soleil levant sur fond de volutes raffinées dont les réminiscences éthérées imprègnent le palais. D’alliances subtiles, il est aussi question avec les vins, grâce à Thomas Vimbert, sommelier hors pair qui connaît par cœur les “classiques de la modernité” et saura vous faire découvrir des pépites lorraines comme le Pinot gris du Domaine les Béliers (Ancy-sur-Moselle) ciselé avec précision. C’est avec un Agneau du Limousin snacké, poivre de Madagascar accompagné de légumes d’avant-printemps et d’un éblouissant cromesquis de ris d’agneau que le maestro atteint la perfection, bluffant les convives par l’évidence d’un plat qui ressemble à un idéal. Aujourd’hui, Christophe Dufossé semble avoir atteint une plénitude dénuée de toute affèterie. C’est l’âge de la maturité et bientôt, sans aucun doute, celui d’une deuxième Étoile.



ARCHITECTURE

mes voisins les tueurs L’agence strasbourgeoise Les Nouveaux Voisins réalise des projets architecturaux « pragmatiques », mais aussi des installations charpentées à la frontière de l’art et du design. Entre deux projets, ils tirent à vue sur les zones pavillonnaires. 1

Par Emmanuel Dosda

Les Nouveaux Voisins 12 rue du Général Gouraud à Strasbourg www.lesnouveauxvoisins.fr

Les Nouveaux Voisins ont été retenus pour réaliser la scénographie de l’exposition Le millénaire de la cathédrale vue par les enfants, au Hall des Chars de Strasbourg, du 18 au 30 mai 1000cathedrale.strasbourg.eu

E

n entrant dans le bureau des Nouveaux Voisins, une œuvre sanguinolente accrochée au mur nous interpelle. Elle se compose de seize maisonnettes en plâtre identiques, plaquées sur un tableau. À la manière de Niki de Saint-Phalle et ses Tirs, les deux artistes / architectes ont shooté à la carabine dans les micro-habitations, libérant une peinture rouge évoquant des hémorragies. À travers ce geste, le duo s’en prend à « l’archétype de la maison pavillonnaire », une horreur urbanistique, sociale et environnementale. Et d’évoquer les entrées de villages alsaciens dont l’identité a été dévorée par « les zones d’habitations multicolores partout identiques ». Un projet artistique portant sur le sujet est en cours. Nicolas Grun et Pierre Laurent, diplômés de l’École nationale supérieure d’Architecture de Strasbourg, saluent une institution « ouverte d’esprit » qui leur a permis « de toucher et goûter à tout. Lorsqu’on nous proposait des ateliers où il s’agissait d’aller se peler dans la

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forêt du Landau pour faire du Land art avec des branches, on prenait ! » Issus du collectif d’ar[t]chitecture 3RS, « un peu en sommeil depuis quelques temps », ils ont fondé Les Nouveaux Voisins (LNV) en 2011. Les deux architectes travaillent à la rénovation, l’extension et la construction d’immeubles ou de maisons individuelles comme celle, sculpturale et cubique, actuellement en cours de chantier à Truchtersheim. Ils passent également beaucoup de temps à répondre à des appels à projets plastiques. Avec une prédilection pour le bois, matériau peu onéreux, qui se travaille très bien avec « deux visseuses et une scie à main », ils érigent des installations souvent « praticables » (biennale de mobilier urbain Forme publique à Paris, Nuit Blanche d’Amiens…), durables ou éphémères. « Nous ne ressentons aucune frustration quant aux interventions temporelles : ce sont des éléments qu’on pose et qui viennent revitaliser l’urbain ou le paysage un temps donné, de petites pépites qu’il faut s’empresser de voir car elles sont vouées à disparaître. »


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Transmettre l’émotion

LNV planchent également sur des projets pérennes. En 2013, ils sont arrivés seconds (sur 300 candidats du monde entier), à un concours pour un monument destiné au parvis de l’ONU à New York. Le duo est allé sur place défendre sa structure / sculpture, une maquette de 50 kg dans sa valise : son Mémorial d’Ébène se composait de deux murs de bois entre lesquels le passant aurait circulé, découvrant les grandes dates de l’histoire de la traite des esclaves. En avançant dans ce couloir de mats d’ébène brûlés (« le matériau le plus précieux d’Afrique que l’on a expressément dégradé »), le visiteur, mal à l’aise, aurait eu un sentiment d’oppression, LNV aimant faire ressentir l’espace, « vivre par le corps ce qu’[il] essaye de dire par les mots. Nous essayons de mettre le corps en action pour que le message sensible soit mieux compris. La visite du Musée juif à Berlin, réalisé par Daniel Libeskind, nous a profondément marquée, car l’architecture en elle-même fait sens. » Nicolas et Pierre évoquent également Peter Zumthor, prix Pritzker 2009, qui « joue sur les ambiances et les matériaux d’une manière très rigoureuse pour faire naître des sensations », ou le plasticien Op art Soto et ses « architectures pénétrables ».

Plus léger, l’an passé, LNV ont réalisé Bio-top pour Géotopia, site dédié à la nature et à l’environnement situé à Mont-Bernenchon (Pas-de-Calais). Répondant à la thématique de l’agriculture familiale, Nicolas et Pierre ont inventé une sorte de cabane recouverte de PVC ondulé (comme les serres), petite maison bienveillante en bois massif abritant des sièges (sortes de balançoires) et une table autour de laquelle on s’assoit et à partir de laquelle on va récolter directement le fruit de ses plantations pour le consommer. Un édifice de jardin avec des plantes aromatiques au-dessus de sa tête et des plants de tomates à ses pieds. Ici encore, les sens sont mis en éveil et le corps en action. Citons également les Observatoires (deux versions ont été réalisées, pour les festivals Terre Art’ère de Plérin et Alios à La Teste de Buch), promontoires rouges équipés de jumelles, sortes de parodies d’équipement d’urgence permettant – de manière absurde – de surveiller l’arrivée de tsunamis, en haut de cinq ou six marches. « L’architecture doit transmettre de l’émotion », affirment-ils en chœur, même par le biais de l’humour.

Légendes 1. Le Mémorial d’Ébène (projet), pour le parvis de l’ONU à New York 2. L’Observatoire, à Plérin

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LAST BUT NOT LEAST

dominique a, le grand large Par Emmanuel Dosda Photo de Richard Dumas

À Strasbourg, à La Laiterie, jeudi 28 mai 03 88 237 237 www.artefact.org

Dernière fois où vous avez regardé l’océan. Lors de la séance photo avec Richard Dumas pour l’album. On était sur un sentier côtier, je voyais la ligne d’horizon, et j’ai pensé qu’il était vraiment absurde de vivre là où je vivais (à Bruxelles, NDLR). Pourquoi un dernier album aussi “ aquatique ”. Je ne sais pas, les choses sont venues comme ça. L’envie de flotter dans le son, puis de me laisser porter par le courant, peut-être.

Éléor, édité par Cinq7 www.cinq7.com

Dernière visite du MuCEM, présent dans le clip d’Au revoir mon amour. C’est marrant, tout le monde l’a identifié… Je ne savais même pas que ce musée existait. Je peux être très fermé aux choses qui se passent. Dernier voyage à Central Otago. Premier et dernier en janvier 2014. Une des plus belles régions de la partie sud de la Nouvelle-Zélande, avec un nom qui claque comme celui d’un western.

Regarder l’océan, édité par Stock www.editions-stock.fr

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Dernière autocritique. Hier, lors d’une rencontre dans un super-

marché culturel : toujours une petite parenthèse auto-dépréciative, agaçante quand j’y repense, car systématique, comme une mauvaise conscience à être célébré. On dirait que vous n’assumez pas d’endosser la posture d’écrivain. C’est votre dernière imposture. Je n’assume effectivement pas totalement cette opportunité qui m’est donnée de publier, et il est temps que ça change, car je bosse dur, merde ! Disons que mon amour de la littérature continue à me tétaniser. Mais le bonheur paradoxal de l’écriture en prose, et celui de voir imprimé le fruit de tant d’efforts, l’emportent sur tout. Dernière fois où on a essayé d’avoir votre peau. Dans une chronique de disque. Dernier moment où vous avez souhaité la mort des gens. Quand cette chronique est parue. Dernière fois où la folie des hommes vous a déconcertée. La folie ne me déconcerte pas, elle m’effraie. Chaque flambée fanatique m’effraie.




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