Poly 181 - Octobre 2015

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Magazine N°181 Octobre 2015 www.poly.fr

Mike Leigh

Du cinéma à l'opéra

C’est dans la Vallée Poirier père & fils

Andy Warhol

Superstar underground

ibeyi

soul bicéphale



BRÈVES

CRY BABY

La version automnale du festival Supersounds (27/10-17/11) creuse son sillon, loin des sentiers battus, en conviant le surf en montagnes russes de Messer Chups (27/10, le Gambrinus, Mulhouse), le spokenrock made in USA d’Enablers (05/11, le Off Bar, Bâle), le hip-hop yiddish de SoCalled (10/11, le Grillen, Colmar) ou le rock vintage débridé de Shannon and the Clams (15/11, Troc’afé, Strasbourg, en photo) pour une plongée dans le mauvais goût punk façon John Waters. www.hiero.fr

ORACULAR

GAGNEZ AVEC LA NATURE

SPECTACULAR Elodie Lesourd, Is This it ?, 2008

Vous êtes photographes amateurs ? Vous avez toujours rêvé de montrer vos clichés au musée ? Le concours Schnappschuss du Naturhistorisches Museum Basel est fait pour vous ! Parmi les photos de nature, dix seront choisie dans trois catégories pour une exposition dans l’institution bâloise. Les images sous format digital sont à déposer (jusqu’au 31/01/2016) sur le site.

Si ses œuvres ont le titre de chansons des Ronettes ou des Strokes, c’est que la plasticienne Elodie Lesourd s’intéresse au lien entre rock et arts plastiques. Celle qui crée des compositions à partir de logos de groupes de métal ou revisite des pochettes mythiques présente ses travaux dans The Oracular Illusion au Casino Luxembourg (jusqu’au 03/01). www.casino-luxembourg.lu

Hippopotamus Wellness © Barbara Bethke

www.nmb.bs.ch

POLY SUR LES ONDES Retrouvez chaque jour vos plumes favorites sur RBS. La radio associative strasbourgeoise a confié à l’équipe de Poly le soin de dénicher bons plans culturels, vernissages et autres concerts pour un agenda quotidien diffusé dans “Le Morning de Talri” (7h-10h) et le “RBS Style” de Stéphane Bossler (13h-18h). Classe ! www.radiorbs.com Poly 181 Octobre 15

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BRÈVES

LA CARTE ET LE TERRITOIRE

« Interroger les interactions et les synergies entre culture, tourisme et développement local. » La conférence / débat (09/10, Maison de la Région, à Strasbourg) organisée par l’Agence culturelle d’Alsace en partenariat avec l’Observatoire des politiques culturelles et la Région se penche sur cette question. Inscription obligatoire. www.formations.culture-alsace.org

VIENS À LA MAISON

Le salon Maison Déco (16-19/10, Parc expo de Colmar) convie à une plongée au cœur des tendances. Avec quelques 220 exposants, ce rendez-vous dédié à l’habitat, l’ameublement et la décoration, laisse une large place à la création contemporaine tout en accueillant le salon Arts et Antiquaires. Cette année, entrons encore une fois dans la Maison de Caroline (Boeglin, la journaliste ayant regroupé des artistes alsaciens) et visitons le salon des créateurs ID d’ART – nouveauté de cette 22e édition ! – regroupant des designers.

DESIGN

www.maisondeco-colmar.fr

is NOT DEAD

Johann Kauth est un génial bidouilleur, tour à tour musicien au sein de différents projets (dont l’electro DIY Fyoelk), éditeur alternatif (le label Stenze Quo Musik…) ou graphiste expérimentateur. Avec Goblin Prism, la galerie nancéienne My Monkey expose (jusqu’au 06/11) pochettes de disques ou affiches de concerts d’un tripatouilleur qui s’illustre dans l’art de la sérigraphie et du pochoir. www.mymonkey.fr

HYPERRÉEL

Le Saarlandmuseum accueille les œuvres saisissantes de l’artiste helvète Franz Gertsch (03/10-14/02). S’y dévoilent d’immenses tableaux qui ont demandé des mois d’un travail minutieux d’après photographie. De loin, la sensation d’être face à un monde tangible est frappante, de près on plonge dans l’abstraction. Prêts pour ce voyage aux confins du réel ? www.kulturbesitz.de

Franz Gertsch, Pestwurz, 2014/15, Collection Willy Michel

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BRÈVES

AUTOMNE ARABE

Mettre en lumière le cinéma des pays arabes et sa « grande vitalité » : tel est le souhait des organisateurs du Festival du Film arabe de Fameck (Val de Fensch, 07-19/10), traduisant des préoccupations de ces sociétés en plein remous. La Tunisie est le pays invité de cette 26e édition dont la présidente d’honneur sera la productrice Dora Bouchoucha. www.cinemarabe.org

HELLO KIDDY

ESCLAVES MODERNES De 2006 à 2013, la photographe Elena Perlino a réalisé, en Italie, un reportage auprès de prostituées nigérianes, victimes de la traite de femmes africaines. Parfois, celles-ci sont liées au Juju, un rite vodou qui les contraint à remplir leur contrat auprès de leur “maman” (sorte de “mac” au féminin). L’exposition Pipeline est à découvrir au Château Vodou strasbourgeois (02/10-06/11). www.chateau-vodou.com

À l’occasion du 25e anniversaire de la Réunification allemande, l’exposition Kiddy Citny, un cadeau pour la liberté (02/10-07/11 au Pôle culturel de Drusenheim) rend hommage à un témoin majeur des eighties berlinoises. À la fois musicien membre de différents groupes (dont Sprung aus den Wolken) et peintre du Mur de la honte, Kiddy Citny a une place (à part) dans Les Ailes du désir de Wenders où l’on entend sa musique et y voit son travail. www.pole-culturel. drusenheim.fr

TOURNICOTI,

TOURNICOTA

L’Illiade d’Illkirch-Graffenstaden présente une aventure circulaire : dans Respire (11/10), les deux circassiens de la compagnie Circoncentrique propulsent le public dans d’envoûtantes et vertigineuses rotations. Un tourbillon plein de poésie dans lequel les deux complices se jouent avec allégresse de la pesanteur, nous entraînant dans un manège enchanté au son du piano. www.illiade.com Poly 181 Octobre 15

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sommaire

16 Nicolas Bouchaud porte seul en scène Le Méridien de Celan 22 Après trente ans d’existence, Flash Marionnettes tire sa révérence avec Animal

26 Arnaud Meunier face à l’urgence d’affronter les fantômes du passé colonial de la France dans Retour au désert

31 Pôle Sud accueille La Grande Scène, plateforme nationale de présentation de jeunes auteurs chorégraphiques

32 La Biennale de Danse en Lorraine EXP.ÉDITION #02, un réseau en plein essor

34 Entretien croisé entre Philippe et Roméo Poirier à l’occasion

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de leur prestation lors du festival C’est dans la Vallée

38 Interview des jumelles Ibeyi qui font un crossover entre les cultures et les époques

40 Arthur H se dévoile depuis La Face cachée de la lune 43 Le chef d’orchestre Amaury du Closel parle des Voix étouffées par le totalitarisme

44 Interview avec le cinéaste Mike Leigh autour de l’opéra The Pirates of Penzance

52 Avec ses animaux empaillés, Claire Morgan mène

une réflexion sur notre inéluctable dégénérescence

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54 La Matière noire de Baptiste Debombourg envahit La Chaufferie

60 L’imagination sans bornes d’Andy Warhol glorifiée au

Centre Pompidou-Metz et au MAM de la Ville de Paris

62 Visite de la Villa René Lalique, imaginée par l’architecte

Mario Botta et découverte de la cuisine de Jean-Georges Klein

64 Coup de projecteur sur le Hager Forum des architectes Sauerbruch et Hutton

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66 Last but not Least : Flavien Berger

COUVERTURE Sur cette photographie de Flavien Prioreau – qui a également réalisé de beaux portraits de Shamir, Rone, Schoolboy Q, Jamie xx, mais aussi d’Arnaud Desplechin ou Asia Argento – les jumelles d’Ibeyi semblent fusionner. Les deux sœurs ont pourtant un caractère et un tempérament différents. « Heureusement qu’on n’est pas identiques ! L’une nourrit l’autre », nous confient-elles (lire page 38). Envisageraient-elles de sortir un disque l’une sans l’autre ? « Nous n’avons aucun désir de projet solo pour l’instant, en revanche on a plein de projets ensemble pour Ibeyi. » Complémentaires et solidement soudées. www.flavienprioreau.com

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OURS / ILS FONT POLY

Emmanuel Dosda

Il forge les mots, mixe les notes. Chic et choc, jamais toc. À Poly depuis une quinzaine d’années, son domaine de prédilection est au croisement du krautrock et des rayures de Buren.

Ours

Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)

emmanuel.dosda@poly.fr

Thomas Flagel

Théâtre des balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes depuis six ans dans Poly. thomas.flagel@poly.fr

Oursons bâlois © Emmanuel Dosda

www.poly.fr

Dorothée Lachmann

Née dans le Val de Villé cher à Roger Siffer, mulhousienne d’adoption, elle écrit pour le plaisir des traits d’union et des points de suspension. Et puis aussi pour le frisson du rideau qui se lève, ensuite, quand s’éteint la lumière. dorothee.lachmann@poly.fr

Benoît Linder

Cet habitué des scènes de théâtre et des plateaux de cinéma poursuit un travail d’auteur qui oscille entre temps suspendus et grands nulles parts modernes. www.benoit-linder-photographe.com

RÉDACTION / GRAPHISME redaction@poly.fr – 03 90 22 93 49 Responsable de la rédaction : Hervé Lévy / herve.levy@poly.fr Rédacteurs Emmanuel Dosda / emmanuel.dosda@poly.fr Thomas Flagel / thomas.flagel@poly.fr Dorothée Lachmann / dorothee.lachmann@poly.fr Aude Rosenstein-Alvino, stagiaire de la rédaction Ont participé à ce numéro Geoffroy Krempp, Serge Quénamofit, Pierre Reichert, Irina Schrag, Daniel Vogel et Raphaël Zimmermann Graphiste Anaïs Guillon / anais.guillon@bkn.fr Développement web Outhman Badissi / outhman.badissi@bkn.fr Antoine Oechsner de Coninck / antoine.odc@bkn.fr Maquette Blãs Alonso-Garcia en partenariat avec l'équipe de Poly

Stéphane Louis

Son regard sur les choses est un de celui qui nous touche le plus et les images de celui qui s’est déjà vu consacrer un livre monographique (chez Arthénon) nous entraînent dans un étrange ailleurs. www.stephanelouis.com

© Poly 2015. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. Tous droits de reproduction réservés. Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. ADMINISTRATION / publicité Directeur de la publication : Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Administration, gestion, abonnements : 03 90 22 93 38 Gwenaëlle Lecointe / gwenaelle.lecointe@bkn.fr Diffusion : 03 90 22 93 32 Vincent Bourgin / vincent.bourgin@bkn.fr

Éric Meyer

Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés (chaussures, avions…) s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain, mis en lumière par la gravure. http ://ericaerodyne.blogspot.com

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Contact pub : 03 90 22 93 36 Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Florence Cornel / florence.cornel@bkn.fr Sarah Krein / sarah.krein@bkn.fr

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ÉDITO

le vagin outragé Par Hervé Lévy

Illustration de Éric Meyer pour Poly

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ar trois fois, l’œuvre monumentale d’Anish Kapoor installée dans les jardins du Château de Versailles et intitulée Dirty Corner a été vandalisée. Rien n’aura été épargné à une création plus connue sous le nom de “vagin de la reine”, ni les jets de peinture jaune, ni les tags antisémites, ni les inscriptions à la peinture rose (Respect Art as U trust God). Si l’artiste avait souhaité, dans un premier temps, « ne pas voiler la réalité de l’agression » et préserver les dégradations qui seraient devenues partie intégrante de sa pièce, il a changé d’avis. De toute manière, une décision du Juge des référés du Tribunal administratif de Versailles avait considéré que ces mots portaient atteinte à l’ordre public et à la dignité de la personne humaine. D’abord masqués de tissu noir, ils sont désormais recouverts à la feuille d’or. Comme un hommage au Roi Soleil. Fin (provisoire ?) du feuilleton. Dommage. On aurait tant aimé que cette pièce demeure en place, blessée, ornée des stigmates de la connerie. Histoire de témoigner.

De telles actions violentes qui ne sont pas les premières face à la création contemporaine – Romeo Castellucci, Brett Bailey ou Paul McCarthy peuvent en témoigner – et les multiples réactions haineuses, qui se sont répandues comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux, génèrent une tristesse immense. On en est là. Impossible en effet de réduire cela à un épiphénomène, de se complaire à croire qu’il ne s’agit que de l’action de quelques agités du bocal ou d’illuminés. Ce serait tellement plus confortable… Attaquer l’art est intolérable : si Palmyre n’est plus qu’un tas de cailloux et que des bouddhas de Bâmiyân n’existent plus que les immenses niches, il n’appartient qu’à nous ne pas accepter de tels actes, de les dénoncer, luttant sans relâche contre leurs auteurs. Comme l’écrit avec justesse Jacques Attali (qui ne dit pas que des conneries) : « Quand les démocraties ne défendent pas les œuvres d’art, alors commence leur fin.» Sombrer ou agir ? Il est de la responsabilité de chacun de faire son choix.



CHRONIQUEs

DOUBLE DÉTENTE

John Giorno est le “dormeur” du film de Warhol montrant le poète sommeiller durant cinq longues heures. Sur la face B du vinyle Doppeldoppelgänger, l’artiste Beat livre un Pornographic Poem et l’on ne peut s’empêcher de songer à sa “prestation” dans Sleep car c’est allongé que l’on savoure le mieux cette compile mêlant traversées techno et rythmes traditionnels de Bali, poésies sonores, BO, reprises ou remixes par des artistes aussi divers que Benjamin Britten, Jean-Claude Vannier ou Jean-François Pauvros… Les titres sont sélectionnés par David Le Simple et Vincent Romagny, commissaire d’une série de trois expositions du CEAAC strasbourgeois (de 2012 à 2014) autour de la notion de sosie. Un magnifique objet, un fascinant double 33 tours (normal lorsqu’il s’agit de dualité), des curiosités à écouter les yeux fermés. (E.D.) Doppeldoppelgänger, édité (à 500 exemplaires) par Shelter Press et le CEAAC (25 €) www.ceaac.org – www.shelter-press.com

FOLK

YOUR WORLD C’est en l’honneur des vingt ans de carrière qui unissent les cinq musiciens que nous est révélé, tel un poème humoristique, le neuvième album du groupe strasbourgeois Weepers circus. Comptant la collaboration d’Olivia Ruiz et de Léopoldine HH, les onze titres de Planète des songes emportent les auditeurs dans une spirale romantique et sensuelle. Entre folk et musique traditionnelle, une variation sur les passions humaines. (A.R-A.)

UnE + Deux + trois Anouck Boisrobert et Louis Rigaud, deux anciens des Arts déco de Strasbourg, avaient déjà usé, pour les Éditions Hélium, de leurs tours de malice pour créer des pop-up fourmillant d’idées (Popville, Dans la forêt du paresseux). Le duo qui aime les ouvrages en volume signe trois livres en forme de leporello illustré : Une hirondelle, Deux crevettes et Trois fourmis. Nous suivons leurs drôles de pérégrinations dans la nature. Des flaps se soulèvent et dévoilent ici l’envol de l’oiseau, là des crabes derrière un rocher. Les trois fourmis se fraient un chemin au milieu d’immenses plantes sauvages et d’herbes folles, magnifiquement gaufrées pour permettre aux plus jeunes de les colorier facilement. Entièrement dépliée, l’histoire en accordéon peut même s’accrocher au mur. C’est les parents qui seront contents ! (T.F.) Parus aux Éditions Hélium, dès 4 ans (11,90 € chacun) www.helium-editions.fr

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Sortie le 16 octobre chez Baz Production / Balandras éditions www.weeperscircus.com En concert vendredi 6 novembre à la Salle des Fêtes de Schiltigheim, vendredi 13 novembre au Divan de Paris et lundi 16 novembre au Créanto de Créhange


CHRONIQUEs

EXCURSION

MÉDIÉVALE

PARODIES

Un passionnant ouvrage accompagne l’exposition L’Alsace au cœur du Moyen Âge (voir Poly n°180). En 250 pages et plus de 300 images, le tour d’horizon est complet : écrit par les plus grands spécialistes de la période, ce beau livre est le fruit d’une collaboration entre le service de l’Inventaire du patrimoine de la Région et l’Université de Strasbourg. Ce vaste panorama allant de l’An Mil au début du XIIIe siècle permet de cerner les contours d’une époque dont on a souvent une image fausse et stéréotypée. (H.L.) L’Alsace au cœur du Moyen Âge, publié chez Lieux dits (39 €) www.lieuxdits.fr

Le très irrévérencieux Romain Dutreix publie la deuxième livraison de ses Impostures. Si le pastiche – depuis la série éponyme des eighties signée Roger Brunel – est un genre en soi dans la BD, il est clair que l’auteur installé à Nancy à su lui donner ses lettres de noblesse. Il dézingue avec brio les icônes du Neuvième Art, détournant des personnages comme Gaston Lagaffe (devenu un agent secret au service des maisons d’édition concurrentes de Dupuis), Corto Maltese donnant des leçons de maintien aux marins de la bande dessinée (Haddock, Le Vieux Nick ou Barbe Rouge) ou encore Adèle Blanc-Sec qui rencontre Rascar-Capac… C’est drôle – à lire au huitième degré au moins – et très corrosif. (H.L.) Impostures, volume 2, édité par Fluide Glacial (14 €) www.fluideglacial.com

tapis magiques

Deux anciennes pensionnaires des Arts décoratifs de Strasbourg, les talentueuses Annabelle Buxton (voir Poly n°140 et 153) et Géraldine Alibeu, signent chacune un livre-tapis d’activités géant à déplier (1,50 sur 1 mètre). Les bambins s’amuseront à y colorier les motifs des artistes et à jouer avec les histoires qui s’y déroulent : les mélis-mélos de la boutique de jouets d’Annabelle et la cour de récré ou les cahiers à gribouiller de Géraldine. Une fois customisés, ils finiront peut-être au mur, comme une toile de maître ! (T.F.) Les Jouets d’Annabelle Buxton et L’École de Géraldine Alibeu, édités par Actes Sud junior, 11 € (dès 3 ans) www.actes-sud-junior.fr

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mappemonde de l’intime Pour la troisième fois, Nicolas Bouchaud se fait passeur de parole, seul en scène. Son nouveau défi, Le Méridien, qu’il crée au TNS : un discours audacieux de Paul Celan, lancé à la face du milieu culturel allemand, mêlant critique de l’art officiel, ode à la poésie et évocation de l’holocauste.

Par Thomas Flagel Photos de Jean-Louis Fernandez

À Strasbourg, à l’Espace Grüber, du 2 au 16 octobre 03 88 24 88 00 – www.tns.fr À Paris, au Théâtre du RondPoint (dans le cadre du Festival d’Automne), du 26 novembre au 27 décembre 01 44 95 98 21 www.theatredurondpoint.fr www.festival-automne.com

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armstadt, 1960. Lauréat du prix Büchner, Paul Celan monte à la tribune. Un discours bien armé entre les mains. Lui, le poète juif de langue allemande ayant grandi dans une province roumaine. Lui dont les parents sont morts dans les camps d’extermination. Lui qui a survécu aux camps de travail et vécu l’exil. Il entame, par le prisme des œuvres de Georg Büchner, une démonstration érudite mais non moins superbement sensible de ce qu’est la poésie tout en dénonçant l’art officiel. Le poète convoquant la part d’ombre des mots, pousse un cri voilé aux tenants culturels de la bonne société, réunis devant lui. Un assourdissant écho au silence

d’alors sur la Shoah, au rôle qu’a pu y jouer, qu’on le veuille ou non, l’art. « Tout est crypté dans le discours de Celan », confie Nicolas Bouchaud. « Quand il dit le mot Art, il pense à deux choses : vraisemblablement à l’art officiel, à l’instar de Büchner s’élevant contre Schiller et l’Idéalisme allemand, mais aussi à cette compromission qui a existé entre l’art et le nazisme. Son plus célèbre poème, Fugue de mort, est tout à fait explicite sur l’extermination des Juifs. Il l’a écrit en souvenir de sa mère, en 1946, y décrivant les nazis faisant jouer des morceaux de musique classique par les orchestres de détenus dans les camps pour couvrir le bruit des meurtres. Dans son


THÉÂTRE

n’aura lieu qu’un an après, en 1961, en Israël donc cette question est encore un black-out à l’époque en Allemagne », rappelle-t-il. Mais cette dimension offensive et engagée du discours « doit apparaitre au fur et à mesure que le plateau se charge, afin que cette lecture des choses ne catalyse pas toute l’attention et ne teinte pas tout le spectacle de brun. »

Renversement du souffle

discours, au fond, il y a tout ça ! Mais il est incorrigible. Il crypte tout : en ne disant pas, il espère que ce sera encore plus entendu. » Il fallait être gonflé pour oser faire à ces Allemands appartenant à l’élite culturelle, un cours sur leur propre culture et sa part sombre. « La poésie est pour lui ce pas de côté, ce non proclamé face à quelque chose. Le risque, aussi, car elle ne va pas, contrairement à l’art, sans conséquence. N’oublions pas que Lenz, très présent dans son exposé, devient fou et que Celan n’allait pas très bien lui-même », raconte le comédien. Le défi de porter sur scène ce texte à tiroirs, qui contient une multitude de types d’adresses (discours, poèmes, extraits de pièces, références voilées, attaques…), réside dans la complexité à faire émerger à la conscience des spectateurs la pluralité de ces couches interprétatives. Au premier lieu desquelles, la situation historique de son énonciation et la sévérité de la leçon qu’il assène à son auditoire. « Nous choisissons de faire apparaître l’arrière fond historique comme des traces au sol, un poème lu en allemand ou ce 20 janvier associé à Lenz dont il parle tant, sans qu’il ne concerne que lui. Tout poème y est toujours lié : le 20 janvier est aussi celui de 1942, date de la conférence de Wannsee décidant de la mise en place de la solution finale. Il importe car la poésie de Celan se construit à partir d’Auschwitz, sans que ce soit, pour lui, le point final de notre humanité mais, peutêtre, le point de départ. Le procès Eichmann

Le Méridien est un trajet d’une grande richesse qui relie Büchner, Lenz, la poésie et l’histoire comme une cartographie intérieure. « Nous avons tous en nous une mappemonde intime. Paradoxalement, plus elle est intime et plus elle concerne tout le monde. Ainsi Celan définit-il sa poésie : l’affirmation d’un “je” pour parler à l’autre. Il va à l’encontre du Beau au profit de l’expérience radicale de la présence d’une personne. Alors seulement le poème peut-il être une bouteille à la mer. » Chercher l’ombre en soi et en chacun pour trouver un espace commun. La poésie est toujours « un paysage. Ce n’est pas la compréhension du lecteur qu’il cherche, mais sa faculté d’attention. Tout le débat esthétique du Méridien est là : les extraits de Büchner qu’il cite comme Valerio dans Léonce et Léna (l’art serait ce qui est automatique, des pantins…), ce que dit Camille dans La Mort de Danton, mais aussi Lenz. La théorie esthétique de Büchner est que l’art se trouve dans la personne la plus insignifiante et pas dans le sentiment de la beauté. L’art véritable n’est pas ce qui imite. Voilà qui me parle en tant que comédien, moi qui ai toujours travaillé sans me dire que j’imitais quelque chose mais plutôt que j’allais faire au mieux pour que les gens puissent voir une vie en train de se faire, une chose en train d’apparaître. Et donc susceptible de ne pas se faire ! Le moment poétique est celui où, physiologiquement, notre souffle arrive au bout de son inspiration ou expiration, pour repartir dans l’autre sens. C’est aussi celui où le souffle peut s’arrêter ou continuer. La poésie est une question de vie ou de mort. »

Simplement il lui était parfois désagréable de devoir marcher sur la tête. Celui qui marche sur la tête, il a le ciel en abîme sous lui.

Contrairement à la proximité qui s’instaurait avec le public dans La Loi du marcheur, l’exercice de style inhérent au discours officiel avec ses codes et usages contraint Nicolas Bouchaud à jouer les funambules dans « une marche qui part de “Mesdames et messieurs, je veux vous parler de l’art” pour arriver, en passant par la poésie, au lieu de l’utopie, dans un mouvement de retour chez soi qui, pour Celan, est celui de l’exil. » Une véritable utopie. Un lieu sans lieu. Que chacun peut arpenter. Poly 181 Octobre 15

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JEUNE PUBLIC

Compagnie Arcosm © gaelic.fr

Theater Zitadelle © Klaus Zinnecke

chouette utopie La troisième édition du festival Loostik organisé par ArtBrücken en Sarre et en Moselle ouvre ses portes sur un univers onirique. Mise en lumière d’un événement destiné à une jeunesse sans frontières.

Par Aude Rosenstein-Alvino

À Forbach (au Carreau, à la Médiathèque et au Quartier Livres) et Sarrebruck (au Theater im Viertel, au Theater am Kästnerplatz et au Cinéma Achteinhalb), du 6 au 21 octobre 03 87 84 64 30 www.carreau-forbach.com +49 (0) 681 501 1105 www.artbruecken.eu

C’

est sous l’emblème de la chouette que Loostik, festival annuel transfrontalier revient avec une programmation qui en jette. Survolant les délimitations culturelles, l’oiseau franco-allemand nourrit l’échange entre deux pôles si proches géographiquement et pourtant si éloignés. Loostik aspire à l’éveil artistique par une promesse de rêve, d’éclats de rire et de magie avec un programme où se mêlent danse, musique, théâtre, conte ou encore marionnette, parce que l’art n’a pas de frontières. Sont organisés cafés littéraires, boums à thème, cinéma, expositions et ateliers de création afin d’exalter l’imaginaire des petits comme des grands et (re)découvrir les arts scéniques dans tous leurs états. Avec ces spectacles, la barrière linguistique se volatilise pour laisser place à des questions universelles d’ordre philosophique… L’échec est-il honteux et dégradant ? La Compagnie Arcosm se penche sur cette problématique avec une représentation de danse intitulée Bounce ! (6/10 au Carreau) où les quatre protagonistes luttent contre un cube monumental qui ose leur résister, planté au milieu de la scène. La notion de défaite est considérée sous différents points de vue et devient l’impulsion

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d’une force qui nous propulse vers l’avant. Pour les mordus de science-fiction, le Collectif Kinorev propose Naguère les étoiles en version bilingue (8/10 et 9/10 au Carreau), performance théâtrale futuriste diffusée en direct sur un grand écran pour la touche sensationnelle, avec une histoire déjantée de voyage dans le temps. Die Geschichte vom Fuchs, der ven Verstand verlor de Follow the rabbit (9/10 et 10/10 au Theater am Kästnerplatz à Sarrebruck) est, quant à elle, une pièce inspirée de l’album de Martin Baltscheit, se présentant comme une réflexion sur la vieillesse et le temps qui passe. Du côté des marionnettes, le Théâtre Zitadelle revisite le Petit Chaperon Rouge des frères Grimm avec Das Rotkäppchen (15/10 au TiV à Sarrebruck). Mais c’est Tomi Ungerer qui est à l’honneur cette année, avec un spectacle inspiré de son album Flix (17/10, 20/10 et 21/10 à la Médiathèque de Forbach) mis en scène par Frédéric Simon dans lequel Catherine König nous conte l’histoire bouleversante et surprenante d’un chien, fils de chats. En jouant avec les stéréotypes – « Les chiens ne font pas des chats » –, l’artiste réactualise notre regard sur des questions d’identité dans une remise en question de la “normalité”.


THÉÂTRE

avec sa grande hache Quelques noix, trois boîtes et autant de comédiens contant successivement un épisode sanglant de l’Histoire de France. Dans Histoires à la noix, sa dernière création, Guillaume Delaveau questionne la citoyenneté et la désobéissance civile.

Par Thomas Flagel

À Besançon, au CDN Besançon Franche-Comté, du 13 au 21 octobre (dès 10 ans) 03 81 88 55 11 www.cdn-besancon.fr

B

leu, blanc, rouge. L’histoire d’anonymes pour seul gyrophare, emportés par le grand tumulte de 1793, 1871 et 1917. La Terreur, la Commune de Paris et la Grande Guerre. Autant d’épisodes peuplant, chacun, une boîte dans laquelle un comédien susurre le destin de personnages en noix. Le format de la pièce – un quart d’heure par histoire racontée dans l’intimité d’un confinement, autour d’une table – tout comme l’archaïsme et la vulnérabilité de ces petites figures de théâtre génèrent une attention et une émotion particulières. « Ces noix racontent la grande Histoire par le petit prisme », confie Guillaume Delaveau. « Celui des agissements minuscules, à la marge, pris dans le chaos qui brise tout. Nous les voyons embrigadées dans la révolte, insouciantes dans l’insurrection ou encore déterminées dans une mutinerie. » Le rouge de la Guerre 14-18 nous emmène sur les pas d’un soldat qui, après avoir vécu l’enfer de la boue avec ses compagnons d’in-

fortune, la gueule cassée, veut déserter. Après son exécution, il devient une étoile, contemplant le charnier de Verdun, d’en haut, « dans l’immense, toujours anonyme au cœur d’une multitude, toujours minus, mais scintillant cette fois ». En toile de fond, une réflexion sur la constitution d’une mémoire commune, sur les valeurs à transmettre et la responsabilité individuelle dans le fonctionnement de la société comme dans le rapport à l’autre. Une manière aussi de rappeler à quel point notre république s’est construite sur de sanglants épisodes, où l’injustice est souvent tue. Ce qui soulève les personnages principaux, « c’est le désir de liberté, la nécessité de justice, et toujours une très grande colère. Et pour cela, trois fois, elles font acte de désobéissance face à l’ordre établi. Vulnérables, courageuses, toujours à deux doigts d’être cassées, elles s’opposent à l’autorité toute puissante qui, selon, leur impose le combat, leur ordonne la capitulation ou rend aveuglément la justice. »

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THÉÂTRE

la vie lui va si bien En créant Victor F. au Granit de Belfort, le metteur en scène Laurent Gutmann revisite le mythe de Frankenstein à l’aune du transhumanisme et de la responsabilité filiale. Par Thomas Flagel Photo de Pierre Grobois

À Belfort, au Granit, du 6 au 8 octobre 03 84 58 67 67 www.legranit.org À Luxembourg, au Grand Théâtre, du 12 au 14 novembre +352 (0)47 08 951 www.lestheatres.lu À Paris, au Théâtre de l’Aquarium, du 5 au 24 janvier 01 43 74 99 61 www.theatredelaquarium.net

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omme beaucoup, il avait vu une flopée d’adaptations cinématographiques de l’œuvre la plus célèbre de Mary Shelley. Quelle ne fut pas sa surprise à la lecture du roman original, Frankenstein ou le Prométhée moderne (1918), il y a trois ans. S’y dévoilent des préoccupations d’une modernité confondante lorsqu’on les met en regard des avancées scientifiques actuelles sur l’amélioration des capacités humaines et les perspectives d’hommes totalement nouveaux, modelés à l’envi. Très vite, Laurent Gutmann « rapproche ces questions portées par le mouvement transhumaniste de préoccupations théâtrales dont elles sont la parfaite métaphore : comment se positionne-t-on face aux avancées des corps augmentés ? Si l’on pousse la réflexion un peu plus loin, que ferons-nous si de futurs hommes entièrement créés à partir de cellules souches ou autres échappent à leur créateur avant de se retourner contre lui ? »

Loin de l’esthétique répandue dans l’imaginaire collectif d’un être immense, au large front suturé, et rafistolé de part en part avec des restes de cadavres, le metteur en scène se lance avec joie dans ce mythe du golem, 20

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inventant SA créature en même temps qu’il écrivait le texte, conservant deux narrateurs et autant de points de vue : celui de Victor Frankenstein et celui de l’être créé. « J’ai envie de susciter la peur dans le public, une émotion rare au théâtre. Ce qui était de l’ordre de la science-fiction au XIXe siècle est devenu tout à fait réaliste. Il n’y a aujourd’hui plus d’impossibilité théorique à la création d’organes synthétiques à partir de matière inerte. Il ne faut donc pas tomber dans l’imitation de la réalité d’un labo ultra-technologique mais rester entre rupture poétique et avancées scientifiques : mon monstre naît donc de la poussière. » Victor, meurtri par la mort de son frère, décide de fabriquer la vie tout en se révélant dans l’incapacité émotionnelle de faire de cet être son “fils”, de l’entourer d’amour et d’attention. Dès lors, qui est le monstre ? Le créateur ou sa créature ? « Victor F. aimerait simplement retrouver le paysage de son enfance en Suisse, ce refuge heureux que l’on recherche une fois adulte. Son trouble recèle une question fondamentale de l’humanité qui m’habite avec ce spectacle : quelle est la responsabilité de quelqu’un donnant la vie, qu’il soit parent ou scientifique ? »



MARIONNETTES

pense-bête Après trente ans d’existence et autant de spectacles, la compagnie strasbourgeoise Flash Marionnettes tire sa révérence avec une ultime création au TAPS. Peuplé de bestioles en latex plus vraies que nature, Animal dépeint la condition humaine avec humour et engagement.

Par Dorothée Lachmann Photos de Michel Klein

À Strasbourg, au TAPS Scala, (à partir de 7 ans) du 6 au 11 octobre 03 88 34 10 36 www.taps.strasbourg.eu À Saverne, à l’Espace Rohan, vendredi 27 novembre 03 88 01 80 40 www.espace-rohan.org À Rixheim, à La Passerelle, vendredi 11 décembre 03 89 54 21 55 www.la-passerelle.fr www.flash-marionnettes.org

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epuis 1985, “les Flash” sont devenus incontournables dans le grand monde de la marionnette. Imposant au fil des décennies leur patte malicieuse, leurs personnages irrésistibles et leur technique virtuose, ils se sont toujours servis de l’humour comme d’une arme contre la bêtise et l’intolérance. Cheminant entre textes du répertoire (Shakespeare, Gozzi…) et écritures contemporaines (notamment par la plume complice de Philippe Dorin), la compagnie alsacienne a exploré l’art de la marionnette sous toutes ses coutures et expérimenté des univers variés, des sujets d’actualité aux contes fabuleux. La reconnaissance est très vite au rendez-vous et les tournées aux quatre coins du monde s’enchaînent.

Apothéose théâtrale

Après trente ans d’inventivité débridée, l’aventure commune s’arrête avec un dernier spectacle, laissant place à des envies nouvelles pour chacun des artistes. « Je vais retourner à mes premières amours, du côté de la musique », confie le metteur en scène Ismaïl Safwan, en évoquant les difficultés de gérer 22

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une compagnie aujourd’hui. Si Animal est le bouquet final, la mélancolie n’est pas le genre de la maison. « Nous avons retrouvé pour ce spectacle le même enthousiasme, le même bouillonnement créatif que pour le premier ! Nous y avons mis toutes nos forces ! Il sera plein d’inventions, de surprises et du meilleur de ce que nous avons toujours tenté de mettre au service de notre art. » Fasciné par l’univers animalier, sa bigarrure et sa richesse esthétique, Michel Klein, concepteur et manipulateur des marionnettes, a lancé le thème de cette ultime création. Conçue pour quarante marionnettes et deux comédiens, elle est composée de plusieurs petites fables contemporaines. « Chacune traite d’un problème crucial, comme l’utilisation des animaux de laboratoire, l’extinction des espèces, la domestication de certaines bêtes », explique Ismaïl Safwan. Tout commence soixante-cinq millions d’années avant notre ère, tandis que deux sympathiques dinosaures se demandent ce que peut bien être ce point lumineux qui grossit inexorablement dans le ciel en se dirigeant droit sur eux. Ils ne savent pas encore que dans trois minutes,


une météorite va les rayer de la surface du globe. Depuis, l’eau a coulé sous les ponts, pas toujours assez pure hélas, pour préserver la biodiversité. Aujourd’hui, des milliers d’espèces s’éteignent sans que les consciences s’allument pour autant.

Humanisme animal

Fidèle à son discours humaniste, la compagnie cherche à chatouiller la réflexion. « Ce sera plus stimulant que catastrophiste, car il vaut mieux alerter que gémir. » Se souvenir d’où l’on vient n’est pas toujours inutile non plus. Dans un numéro de ventriloquie désopilant, un chimpanzé apprend ainsi à l’Homme qu’il descend bel et bien de lui. Une leçon sur le respect des ancêtres, en quelque sorte… Pourtant les animaux continuent d’être instrumentalisés, comme l’évoque cette fable qui se déroule sur Mars où l’on croise une chienne et un singe envoyés dans l’espace, cobayes au service de la mégalomanie des humains. Une fois n’est pas coutume, les textes ont été écrits “au plateau”, par le metteur en scène et les deux acteurs. « Les marionnettes étaient déjà créées, nous avons travaillé sur des impro-

visations avant d’aboutir au texte final. » Comme à son habitude, Flash Marionnettes privilégie la manipulation à vue, « l’illusion avouée » qui révèle la dextérité des mains. « Nous aimons confronter le marionnettiste à sa marionnette, pour se demander finalement qui manipule qui. Ici, ce sont deux perroquets qui vont donner des ordres aux comédiens tout au long du spectacle ». La compagnie réalise également une extraordinaire performance sur les voix, une autre de ses marques de fabrique. « Nous avons toujours beaucoup cru aux textes, même si notre art demeure très visuel. Il y a un important travail sur les timbres, les tics de langage. » À la façon d’un Jean de La Fontaine du XXIe siècle, Flash Marionnettes peint sous les traits d’animaux le portrait peu glorieux d’une humanité pas si évoluée. Au milieu de ce bestiaire étonnant, le plus redoutable de tous semble bien être l’Homo sapiens, capable du pire… et parfois du meilleur. Mais qu’on se le dise, le rire, n’en déplaise à Rabelais, n’est pas le propre de l’homme : nous l’avons en commun avec les grands singes.

Puis en 2016 À Ribeauvillé, à l’Espace culturel Le Parc, vendredi 15 janvier À Haguenau, au Théâtre, samedi 23 janvier À Kingersheim, dans le cadre de Momix, jeudi 28 et vendredi 29 janvier À Huningue, au Triangle, samedi 30 janvier À Saint-Louis, à La Coupole, mardi 2 et mercredi 3 février À Illzach, à l’Espace 110, mercredi 24 février À Schweighouse-sur-Moder, à La K’artonnerie, samedi 5 mars À Obernai, à l’Espace Athic, vendredi 18 mars À Ostwald, au Point d’Eau, vendredi 22 avril

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CIRQUE AÉRIEN

l’art de la sieste Dans l’atmosphère langoureuse d’un Cuba imaginaire, la compagnie Arts des Airs expérimente les joies du farniente sous toutes les coutures. Revendiqué par quatre acrobates en état d’apesanteur, le plaisir de cette Sieste cubaine pourrait bien devenir contagieux.

Par Dorothée Lachmann Photo de Philippe Laurençon

À Saint-Louis, à La Coupole, samedi 3 octobre 03 89 70 03 13 www.lacoupole.fr www.artsdesairs.com

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l en faut du talent pour savoir ne rien faire. Non pas s’ennuyer, ni sombrer dans la vacuité, mais lâcher prise, offrir à son esprit un congé bien mérité. Parce que c’est le plus sûr chemin menant à la poésie, la compagnie d’Armance Brown et Bruno Krief a choisi de se consacrer corps et âme à cette joyeuse activité : le repos, le temps volé, la rêverie. Tout un programme pour un spectacle qui n’a pourtant rien de soporifique. En imaginant la somme de travail, d’entraînement et d’efforts qui se cache derrière cette merveille de virtuosité acrobatique, on se doute que le farniente est seulement un prétexte, l’envie de confronter le corps au mouvement et à son absence. Pour s’imprégner de cette exquise langueur propre aux chaudes après-midi d’été, il fallait un décor et une atmosphère : direction Cuba ! Rythmées par une musique latino suave et sensuelle, les chorégraphies aériennes racontent une multitude de petites siestes improbables, d’instants fugitifs où les personnages vont se rencontrer, s’éprouver, se déshabiller, se désirer. Les agrès prennent la forme d’un hamac giratoire en bambou ou d’un rocking-chair, dans lesquels les êtres

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s’agitent et tourbillonnent avant de s’abandonner sous la lumière tamisée, en partance pour le pays des rêves. Les corps se pelotonnent, inventent de nouvelles formes immobiles, apaisées. Le tissu aérien d’un blanc immaculé se fait cocon de douceur pour protéger celui qui s’endort comme un bébé, à deux pas du ciel. Dans cette ambiance tropicale et feutrée, les objets du quotidien sont détournés pour explorer d’autres dimensions de l’espace en même temps que les états émotionnels des personnages : la moustiquaire devient sangle, le ventilateur se transforme en perche, les oiseaux dans leur cage s’en mêlent aussi. Le mât chinois et la corde lisse complètent ce terrain de jeu volontairement restreint, limité par une étroite structure métallique. Jouant avec la force centrifuge de ces supports, les acrobates se rapprochent et s’éloignent les uns des autres, dessinant dans les airs la puissance et la fragilité des relations humaines. La tête à l’envers comme un pied de nez à la pesanteur, l’effort de légèreté devient quête de liberté. Quant à la musique, elle plante le décor à elle seule, loin du folklore, d’une île nostalgique et rêvée, nommée Cuba.



passé (re)composé En s’emparant du Retour au désert, Arnaud Meunier nous place face à l’urgence d’affronter les fantômes du passé colonial de la France. Sur fond de Guerre d’Algérie, la langue prodigieuse de Koltès est portée par deux monstres sacrés, Catherine Hiegel et Didier Bezace. Par Dorothée Lachmann Photos de répétition de Sonia Barcet

À Mulhouse, à La Filature, vendredi 16 et samedi 17 octobre 03 89 36 28 28 www.lafilature.org À Thionville, au Théâtre, mercredi 18 et jeudi 19 novembre 03 82 82 14 92 www.nest-theatre.fr

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a guerre d’Algérie, c’est la poussière qu’on cache sous le tapis. Plus de cinquante ans après, on n’arrive toujours pas à faire la lumière sur ce qui s’est vraiment passé. La France ne fait pas son travail de mémoire. » Arnaud Meunier, directeur de la Comédie de Saint-Étienne, est hanté depuis longtemps par cette « mémoire pleine de ronces. Parce que je sens intimement qu’une bonne partie de notre histoire collective s’est nouée là-bas. Que notre relation à l’autre, aux étrangers, à l’immigration, reste liée à ce passé colonial sous silence. »

«

De Metz à Oran

En 2002, année de l’Algérie en France, il part travailler à Oran et décide de jumeler sa com26

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pagnie avec celle de Kheireddine Lardjam. Dès lors, il n’a de cesse de trouver la pièce qui raconterait cette trajectoire commune aux deux rives de la Méditerranée. « C’est une histoire d’amour impossible, mais une histoire d’amour quand même », assure-t-il. En relisant Le Retour au désert, l’évidence surgit. Cette pièce, Bernard-Marie Koltès la fait remonter à ses souvenirs d’enfance, à Metz, ville de militaires qui connut les premières exactions contre les Algériens dans l’Hexagone. En 1988, lors de sa création, il en racontait la genèse. « En province, tout cela se passait quand même d’une manière étrange : l’Algérie semblait ne pas exister et pourtant les cafés explosaient et on jetait les Arabes dans les fleuves. Il y avait cette violence-là,


THÉÂTRE

à laquelle un enfant est sensible et à laquelle il ne comprend rien. Entre douze et treize ans, les impressions sont décisives, je crois que c’est là que tout se décide. Tout. Moi, évidemment, en ce qui me concerne c’est probablement cela qui m’a amené à m’intéresser davantage aux étrangers qu’aux Français. J’ai très vite compris que c’étaient eux le sang neuf de la France, que si la France vivait sur le seul sang des Français, cela deviendrait un cauchemar, quelque chose comme la Suisse. La stérilité totale sur le plan artistique et sur tous les plans. » Écrire sur les non-dits, ceux qui empoisonnent. Nous sommes au début des années 1960, dans une ville de province. Après quinze ans passés en Algérie, Mathilde est de retour avec ses enfants Edouard et Fatima dans la maison familiale, où réside son frère Adrien, un notable autoritaire qui l’accuse de fuir la guerre et de revendiquer son héritage. D’un caractère sans compromis, elle fera rapidement voler en éclats les fauxsemblants d’ordre et de paix de cette petite communauté bourgeoise, tandis que la violence, les insultes et la haine déferlent sur elle.

Monstres sacrés

« Koltès détestait la médiocrité, la mesquinerie. Toute son œuvre relève de l’intime, de la révolte, de la rage », souligne le metteur en scène. Mais au-delà du propos, Le Retour au désert naît aussi du désir de l’auteur d’offrir un rôle à une actrice peu coutumière du théâtre public et qu’il admire passionnément : Jacqueline Maillan. Ce sera donc une comédie, écrite pour elle. Noire, grinçante, ironique. Dans ce terrible affrontement entre le frère et la sœur, Michel Piccoli lui donne la réplique, sous la direction de Patrice Chéreau. Construite sur ce duo de personnages extrêmement forts, la pièce exige d’être portée par des monstres sacrés, « troubles et inquiétants ». En choisissant Catherine Hiegel, dont la prodigieuse carrière s’est ancrée pendant quatre décennies à la Comédie-Française, et Didier Bezace, qui dirigea longtemps le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers tout en poursuivant une brillante carrière au cinéma, Arnaud Meunier réunit pour la première fois sur scène deux acteurs puissants qui vont se déchirer. « Ce duo frère / sœur est en quelque sorte la métaphore de cette guerre perpétuelle entre la France et l’Algérie », éclaire Arnaud Meunier. Autour d’eux gravitent une foule de personnages, famille, notables, domestique algérien, tenancier de café arabe, parachutiste noir… « Koltès a

vraiment été un précurseur pour écrire des rôles destinés à des comédiens qui n’étaient pas forcément blancs. » Il y a les êtres de chair et de sang, et puis les fantômes. Comme celui de l’épouse d’Adrien. Comme tout ce qu’on veut cacher et qui finit fatalement par remonter à la surface. Arnaud Meunier a ainsi choisi d’explorer la dimension fantastique et onirique de ce texte à la fois drôle et inquiétant, hanté par des revenants qui sont nos parts d’ombre. Et par des questions qui résonnent si fort, comme celles de Mathilde : « En Algérie, je suis une étrangère et je rêve de la France ; en France, je suis encore plus étrangère et je rêve d’Alger. Est-ce que la patrie, c’est l’endroit où l’on n’est pas ? J’en ai marre de ne pas être à ma place et de ne pas savoir où est ma place. Mais les patries n’existent pas, nulle part, non. » Poly 181 Octobre 15

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JEUNE PUBLIC

la danse des signes De mainS de la compagnie Eau-delà danse est un spectacle écrit et interprété par Marie Close à destination des plus petits. Rendez-vous au TJP pour un monologue sans mots, où le corps dansant devient vecteur d’un monde invisible.

Par Aude Rosenstein-Alvino Photos de Yvonnic Coomans de Brachène

À Strasbourg, au TJP du 10 au 16 octobre (dès 2 ans) 03 88 35 70 10 www.tjp-strasbourg.com www.eaudeladanse.be

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N

ous, magiciens que nous sommes, devons user de nos pouvoirs afin de transformer le monde », explique Marie Close. En ce sens, les spectacles de la compagnie Eau-delà danse explorent les grandes thématiques existentielles. De mainS ne fait pas exception, puisqu’il s’agit à la fois d’une invitation à la contemplation et d’un appel à l’éveil de la curiosité pour les plus petits. Les mains de la danseuse saisissent, lancent, jettent, se tendent, se tordent et se crispent. Elles effleurent, cognent ou caressent. Grâce au sens du toucher, Marie part à la conquête du monde extérieur et des objets sur une scène circulaire symbolisant notamment la notion du “vivre ensemble”. De cette manière, elle arrive à tisser des liens avec ce qui l’entoure et à appréhender la réalité physique pour la partager avec son public, comme si ses mains avaient une existence autonome. Elles sont l’outil par lequel se matérialisent les pensées. Axé sur la sensation, ce spectacle permet de voir la transformation d’un être sur scène, invitant les spectateurs à une véritable introspection. Pour l’artiste, créer revient en

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effet « à entreprendre une démarche thérapeutique consistant à déployer ses ailes et à partir à sa propre rencontre ». Il s’agit également d’une « invitation à écouter l’invisible et apprendre à se comprendre, au-delà des mots ». Danseuse depuis l’âge de cinq ans et globetrotteuse au parcours atypique, Marie Close a mené plusieurs missions en tant que “photographe sociale” et travaillé avec des jeunes de quartiers défavorisés. En convoquant la créativité des enfants, elle interroge leur rapport au réel afin de nourrir son inspiration et créer à son tour. C’est auprès de la grande Anna Halprin, personnalité centrale de la danse contemporaine du XX e siècle et l’une des pionnières de la danse thérapeutique, qu’elle suit la formation Life / Art Process à l’institut Tamalpa de Californie qui fusionne les différentes pratiques du dessin, de l’écriture, de la voix et de la danse, dans une recherche d’art total. Ce spectacle où la « main touche, découvre et transforme » entre ainsi en résonance intime avec sa trajectoire artistique…



le monde de demain Après Le Chemin solitaire et Les Estivants*, le collectif belge tg STAN revient à Strasbourg avec La Cerisaie. Entre mélancolie tchekhovienne et, en toile de fond, changements politiques charriés par la modernité, ils bousculent ce classique vieux de 111 ans. Par Irina Schrag Photos de Koen Broos

À Strasbourg, au MaillonWacken, du 14 au 16 octobre 03 88 27 61 81 www.maillon.eu À Paris, à La Colline (dans le cadre du Festival d’Automne), du 2 au 19 décembre 01 44 62 52 52 – www.colline.fr www.stan.be

* Voir respectivement Poly n°145 et n°152 ou sur www.poly.fr

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V

oilà plus de vingt-cinq ans que Stop Thinking About Names trace un sillon tout particulier dans le paysage théâtral européen. Formé en 1989 au sortir du Conservatoire d’Anvers, ce collectif s’est constitué autour de quatre comédiens, dans le refus du metteur en scène et de tout directeur artistique. Mais voilà que pour cette Cerisaie, Waas Gramser et Damian De Schrijver laissent place à de jeunes acteurs sortant d’écoles de théâtre, le groupe s’ouvrant à une toute nouvelle génération, encadrée par Jolente De Keersmaeker et Franck Vercruyssen. Un début de passage de témoin qui ne modifie toutefois pas leur approche : « Nous travaillons à partir de traductions françaises, allemandes, néerlandaises et du texte original, pour aboutir à notre propre version », explique Franck Vercruyssen. « Nous discutons de toutes les possibilités dans la recherche d’un consensus qui est une réinvention collective de démocratie car chaque comédien se bat pour ses mots, ses synonymes, ses coupures », poursuit Damiaan De Schrijver. « Quelques jours avant la première, nous réglons “le trafic” en ne gardant que ce qu’il faut. À chacun, ensuite, de remplir et de surprendre l’autre en réinventant, tous les soirs, les intonations, les pauses et la façon de se regarder des personnages qu’il interprète. Nous essayons de

ne pas être paresseux, de nous renouveler, sans cesse, improvisant la façon de dire. » Qu’advient-il alors de la dernière pièce de Tchekhov où Lioubov quitte sa vie oisive parisienne (et son amant) contrainte de revenir vendre sa demeure familiale ? La douloureuse fin d’une époque et le questionnement sur l’après – Lopakhine, fils de moujik parvenu, rachète ce domaine où son père et son grandpère étaient exploités pour le diviser en parcelles de futures datchas après déracinement des cerisiers –, mêlent mélancolie et tristesse. Émerge toutefois un humour sous-jacent où l’amour est au centre de toutes les relations : Ania (fille de Lioubov) aime Trofimov qui, lui-même, convoite Varia (fille adoptive de Lioubov)… Et tg STAN de s’interroger : « Lopakhine est-il un héros adepte du progrès, animé par le goût de l’entreprise ? Ou un paysan grossier, un arriviste sans mérite, aveuglé par l’appât du gain ? Lioubov est-elle une pimbêche gâtée et égoïste qui représente la gloire déchue de l’ancienne noblesse rurale et qui ferait mieux de disparaître au plus vite avec toute sa clique ? Ou une ode sensuelle et irrésistible à l’humanité fragile et à l’inutilité essentielle dans nos vies ? Incarne-t-elle le droit à cette inutilité, à la beauté, à tout ce qui n’a pas de valeur économique, à la culture ? »


cure de jouvence Pôle Sud accueille La Grande Scène, plateforme nationale et annuelle de présentation des jeunes auteurs chorégraphiques sélectionnés par le réseau des Petites Scènes Ouvertes. Coups de projo sur les p’tits nouveaux. Par Irina Schrag Photo de Cédric Matet / Mécanique des ombres À Strasbourg, à Pôle Sud, vendredi 16 et samedi 17 octobre 03 88 39 23 40 www.pole-sud.fr Table-ronde animée par Irène Filiberti, vendredi 16 octobre à 14h : De l’émergence à la reconnaissance, comment accompagner le parcours des artistes chorégraphiques ?

En résidence à Pôle Sud du 23 au 26 novembre et du 7 au 11 décembre, il travaillera auprès de scolaires, d’étudiants et d’artistes

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2 Voir dans Poly n°155 et 170 ou sur www.poly.fr

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lles sont dix. Dix équipes artistiques conviées sur deux jours par Les Petites Scènes Ouvertes, réseau inter-régional défendant la création chorégraphique émergente, pour présenter une pièce courte ou un extrait. À côté de tables-rondes et de conférences, ce rendez-vous fléché pour les professionnels mais ouvert au grand public offre un véritable coup de projecteur sur la vitalité et la diversité qui agite le renouveau du monde de la danse. S’y produira notamment Sylvain Huc1, dont Pôle Sud a déjà présenté Le Petit chaperon rouge et sa version pour adultes RotkÄppchen mais aussi Kaputt2. Toujours épris d’une recherche charnelle sur la corporalité, il se penche dans Boy’s don’t cry (17/10 à 20h) sur les stéréotypes du corps masculin et sa virilité. Un seul principe : sortir du grand écart menant du héros au sex symbol, en dynamitant tous les schèmes (figure paternelle, autorité). Une batterie donne le tempo en direct à deux hommes qui se lancent corps et âmes dans une exploration virile d’une masculinité s’effritant au milieu de dizaines de

baguettes au sol avant de se voir recomposée à l’aune de nouvelles identités et rôles partagés. Sylvain Bouillet, Mathieu Desseigne et Lucien Reynes explorent eux aussi l’humanité et ses (r)évolutions. Leur Mécanique des ombres (16/10 à 17h30), toute en gémellité, les montre sans visage, vêtus d’un jean et d’un hoodie. Un étrange dialogue s’instaure entre eux autour du motif de la chute, ponctuant ou initiant chaque action. Dans une recherche du mouvement perpétuel, la rencontre et le rapport à l’autre se transforment, entre urgence et nécessité, pour édifier un au-delà aux frontières sociales de l’espace personnel et de l’individualité. Plus participatif se veut Stéphane Couturas. Sa Playlist (17/10 à 17h) nous est inconnue. Ou plutôt, une autre que celle diffusée dans le casque qu’il porte pour effectuer ses solos nous parvient. De ce décalage naît un trouble activant notre curiosité et captant notre attention. Un stratagème qui génère un jeu sur les perceptions et l’imagination de l’artiste… comme du spectateur. Poly 181 Octobre 15

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Sillons, Compagnie Zahrbat © Frédéric Iovino

let’s dance Après le raz-de-marée de sa première édition, la Biennale de Danse en Lorraine, portée par les scènes nationales de la région, se réinvente avec moins de stars mais plus de découvertes. EXP.ÉDITION#02 ou la chorégraphie d’un réseau en plein essor.

Par Thomas Flagel

En Lorraine, dans seize lieux (Le Carreau de Forbach, le CCAM de Vandœuvre-lès-Nancy, L’Arsenal de Metz, le Centre Pompidou Metz, L’Autre Canal de Nancy, La Méridienne de Lunéville, l’ACB de Bar-le-Duc, le CCN – Ballet de Lorraine de Nancy…), du 2 octobre au 3 décembre 03 83 56 15 00 www.biennale-danse-lorraine.fr

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e Forbach (Le Carreau) à Bar-le-Duc (l’ACB) en passant par Vandœuvrelès-Nancy (le Centre culturel André Malraux) s’est tissé un réseau dédié à l’art chorégraphique, irriguant – avec le soutien du CCN – Ballet de Lorraine (Nancy) et de L’Arsenal (Metz) – toutes les scènes de spectacle vivant de la région entre octobre et décembre. L’idée ? Créer un programme biennal réveillant l’envie d’aventures artistiques nouvelles et favorisant l’émergence. Seize structures mutualisent ainsi leurs moyens et déploient des navettes pour favoriser la mobilité de leur public. Se succèdent ainsi au programme de grands ensembles tel le Ballet de Lorraine avec des chorégraphies de Twyla

Tharp et de Trisha Brown (Folk + Danse = (r)Évolution, 12-15/11 à l’Opéra de Nancy), de jeunes créateurs émergents (Les Émergences, au Trois C-L de Luxembourg, 19-22/11) ou encore les expérimentations narratives d’Olga Mesa autour du “corps-caméra” (Carmen / Shakespeare (Acte2), les 3 & 4/10 au CCAM de Vandœuvre-lès-Nancy). Dans tous les cas, les découvertes sont au rendezvous. Le CCN ajoute ainsi à son répertoire déjà riche Opal Loop / Cloud installation #72503 de Trisha Brown, figure historique de l’excellence de la danse américaine, qui travailla avec Fujiko Nakaya pour cette pièce. Quatre danseurs autour d’une sculpturenuage dérivant lentement…


Quantum de Gilles Jobin © Grégory Batardon

Move it, move it

Autre temps fort, la première française de Quantum (16/10 au Carreau de Forbach dans le cadre du Tanzfestival Saar1, mais aussi les 26 & 27/01 sur le plateau strasbourgeois de Pôle Sud). C’est au sein du plus grand laboratoire mondial de physique des particules, le CERN de Genève, que Gilles Jobin a conçu ce spectacle pour six danseurs immergés dans une installation lumino-cinétique signée de l’artiste allemand Julius von Bismarck. Des lumières oscillent horizontalement en décrivant des arcs de cercle qui créent des vagues d’ombre sur les corps verticaux des danseurs, découpant et suspendant leurs actions en les plongeant dans l’obscurité quelques instants, pour ensuite les retrouver un peu plus loin. Leurs corps secoués d’ondes forment des matières, tels des corps célestes errant au milieu de forces les dépassant.

Pleurage et scintillement

Ne manquez pas le spectacle de Jean-Baptiste André, Pleurage et scintillement2 (02/12 à Transversales – Théâtre de Verdun). Dans un bar de nuit, tout droit sorti des photos d’Anders Petersen3 – avec son vieux zinc éclairé d’une lumière blafarde, quelques chaises pliantes en bois et un parquet élimé par le temps – le danseur formé aux arts du cirque

et Julia Christ fuient leurs solitudes respectives. Leur tête-à-tête noctambule se fait corps à corps de fin de soirée dont le destin hésite encore quant à la chute. La poésie du titre renvoie à la déformation du son produite par le ralentissement d’un vinyle, dont on dit qu’il “pleure” ou de son accélération le faisant “briller”. La musique, compagne nostalgique et festive, est omniprésente, rythmant cette rencontre : un titre yé-yé et tout s’emballe, on se toise, s’attire, se lâche et se repousse pour mieux se retrouver une fois la valse venue. Mouvements des corps circulaires et parallèles, pour mieux s’apprivoiser et se laisser happer par les élans du cœur, du geste, emportés par la foule absente, comme disparue pour ces deux là, autour desquels plus rien n’existe. Leur recherche d’équilibre, au sens propre comme au figuré, relève d’une énergie intérieure commune, qui les tient debout. Autant d’instants de vie cristallisés, entre chien et loup, moments de tous les possibles, où l’on ne veut se quitter au risque de retrouver sa solitude. Après une parodie d’Elvis toute en voltes et ondulations du bassin, la belle ne lâchera plus son partenaire d’un soir, scotchée à son cou tel un pantin dont ce serait le seul espoir. Entre contact charnel et irrépressible besoin d’amour. Dans l’instant. Suspendu.

Du 15 au 18 octobre, à Sarrebruck et dans sa région www.tanzfestivalsaar.de

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2 Voir La Séduction des corps dans Poly n°164 ou sur www.poly.fr

Photographe suédois, auteur de Café Lehmitz, célèbre série réalisée dans un rade de Hambourg dans les années 1970 qui donna lieu à un livre éponyme paru aux éditions Schirmer Mosel (1978)

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festival

lignes de fuite À l’occasion de la douzième édition du festival C’est dans la Vallée, Rodolphe Burger et Philippe Poirier revisitent le catalogue de Kat Onoma en compagnie d’invités… dont leurs fistons. Entretien croisé entre Philippe et Roméo Poirier. Par Emmanuel Dosda Photo de Baptiste Almodovar

Festival C’est dans la Vallée, à Sainte-Marie-aux-Mines, dans différents lieux, du 9 au 11 octobre (avec des artistes peuplant les pages de Poly – voir sur www.poly.fr – comme MellaNoisEscape, Laurent Garnier, Salut c’est cool ou Flavien Berger, voir page 82) www.cestdanslavallee.fr

Play Kat Onoma & Guests, à Sainte-Marie-aux-Mines, au Théâtre, vendredi 9 octobre www.dernierebandemusic.com Roméo Poirier & Lars Haga Raavand (poète norvégien), à Sainte-Marie-aux-Mines, à la piscine municipale, dimanche 11 octobre www.soundcloud.com/swimplatform

Le Velvet Underground a une importance capitale pour Kat Onoma… Comment en êtes-vous venus à la musique ? Philippe. Mon premier concert de rock a été celui des Beatles à L’Olympia en 1964, j’avais 13 ans et j’ai ressorti d’un placard une guitare espagnole abandonnée par mes parents. Il y eu ensuite les fameux Musicoramas1, toujours au même endroit, où j’ai été émerveillé par Hendrix et Otis Redding. Lou Reed et le Velvet sont venus bien plus tard, à la fin des années 1970, après la free-musique et Ornette Coleman. C’est précisément à ce carrefour du rock et de l’improvisation que s’est trouvé Kat Onoma. Roméo. C’est à travers Kat Onoma que je suis rentré dans la musique, étant présent aux concerts, enregistrements et répétitions. J’étais en total accord avec le groupe, au point d’avoir été très déçu la première fois que j’ai écouté le Velvet Underground. Roméo, pourquoi avoir choisi de “faire comme papa” ? Roméo. Bien sûr, je me suis posé la question de ma légitimité en tant que musicien, et pas qu’une fois. Mais il y a toujours eu la musique, et cette attirance qui est plus forte que le doute. Je ne suis pas contre lui, mais en parallèle ou en continuité. Philippe. Roméo et moi avons joué ensemble depuis sa tendre enfance. Souvent j’étais au piano et Roméo à la batterie. Curieusement, je n’avais pas le sentiment de jouer avec un enfant. Je jouais avec lui comme avec mes amis musiciens et nous avons d’ailleurs gardé par miracle cette relation que je qualifierais “d’artistique” et qui nous fait toujours jouer et composer ensemble. Bien sûr que Roméo s’est posé la question du déterminisme, mais il a dû se sentir assez musicien pour que ce choix lui appartienne entièrement. Pourquoi avoir convié Roméo et Simon (Burger) à participer à Play Kat Ono-

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ma 2, concert de relectures des morceaux du groupe ? Philippe. Kat Onoma, mais aussi ce que représente la musique comme engagement, a influencé fortement nos vies et la relation que nous avons avec nos enfants. Il était naturel qu’ils viennent eux aussi apporter leur contribution sur quelques morceaux du concert. Le morceau Triangles allongés de Philippe ressemble à un clin d’œil à Trans Europe Express de Kraftwerk… Philippe. Les deux morceaux appartiennent à la catégorie des “train songs”, ces innombrables chansons qui parlent de trains ou qui sont scandées par leur rythme. Dans le blues en particulier, il est fréquemment question de voyages, d’errances, d’amours partis ou d’autres que l’on retrouve. Sur les rails s’étire une rêverie pensive du temps qui s’accorde bien à celle du temps musical. Quel impact ont les héritiers de Kraftwerk (To Rococo Rot…) sur votre travail ? Philippe. J’entretiens des liens très étroits avec Stefan Schneider de To Rococo Rot et Ronald Lippock & Bernd Jestram de Tarwater qui ont produit mes deux albums précédents à Berlin. Roméo. Grâce à mon père, j’écoute To Rococo Rot depuis longtemps, mais ce n’est que depuis que je fais de la musique électronique que je suis tombé sous le charme de ce “groupe palindrome”, autant que sous celui de Andrew Pekkler, Jan Jelinek, Farben, Mapstation, September Collective, Denzel & Huhn. Cette vague allemande est une énorme inspiration. Certaines chansons de Philippe peuvent partir du détail d’un tableau, d’une impression laissée par une œuvre… Philippe. Quand des objets visuels ou sonores nous touchent, c’est pour la même raison : ils


ont une façon de s’adresser à nous dans une langue inconnue mais qui nous est cependant familière. La musique, sur ce registre, est imbattable, elle arrive à être expressive sans rien dire alors que les mots et les images ont un mal fou à se retenir d’en dire trop, d’être pathétiques et banals. À l’inverse, quand ils ont réussi le prodige du poème, la musique peut alors résonner librement avec eux. Roméo. Contrairement à mon père, je n’ai pas toute cette culture des arts plastiques. En revanche, nous avons en commun le goût de la contemplation : se tenir à un endroit assez longtemps, jusqu’au moment où chaque détail prend sens et entre dans la composition d’une image en mouvement. Des Triangles allongés 3 de Philippe aux Vecteurs 4 de Roméo, pourquoi tant de géométrie ?

Philippe. Les espaces, les paysages se glissent entre les individus qui, en se déplaçant, créent des lignes de force et modifient les topographies. Décrire des sentiments à l’aide de la géométrie est apaisant et ne fait perdre en rien toute l’émotion contenue dans nos pensées. Deux personnes amoureuses, par exemple, dont l’une est dans un train traversant une plaine et l’autre au milieu de celle-ci, et dont les regards se croisent, dessinent, avec le mouvement du train, de beaux triangles s’allongeant, ce que la musique réussit à exprimer, mieux que toute autre forme d’écriture. Roméo. Cette géométrie est une idée qui accompagne une forme musicale. Aujourd’hui, mon projet électronique s’appelle Swim Platførm5 : une manière d’orienter ma musique vers l’eau, de réfléchir aux surfaces.

1 Série de concerts donnés à L’Olympia et diffusés sur Europe 1 2 Album éponyme édité par le label Dernière Bande (voir Poly n°179) www.dernierebandemusic.com 3 Les Triangles allongés, album de Philippe Poirier édité par le label strasbourgeois Herzfeld www.hrzfld.com 4 Vecteurs et forces, album de Roméo & Sarah sorti sur Herzfeld www.hrzfld.com

EP Surfaces, édité par le label londonien Kit Records www.kitrecords.com

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children of the night Définitivement l’un des meilleurs de sa génération, le king du saxophone ténor David Murray organise une rencontre du troisième type avec le talentueux rappeur Saul Williams pour des moments jazzy d’exception. Par Aude Rosenstein-Alvino Photo de Lauren Pasche

À Schiltigheim, au Cheval Blanc, lundi 12 octobre 03 88 83 90 00 www.ville-schiltigheim.fr À Dijon, au Théâtre des Feuillants, mardi 13 octobre (dans le cadre de Tribu Festival) 03 80 28 80 42 www.tribufestival.com À Metz, à La BAM, jeudi 22 octobre 03 87 39 34 60 www.trinitaires-bam.fr

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C’

est l’histoire d’une confluence entre free jazz et spoken word, quand l’un donne vie à son instrument alors que l’autre y libère des flots percutants. Après quarante ans de carrière, le californien David Murray se renouvelle artistiquement prodiguant à sa musique la voix pénétrante du slam contemporain. Issu d’une famille de musiciens, il monte son premier groupe à tout juste treize ans, pour ne plus jamais s’arrêter. Très engagé politiquement, pour la cause noire notamment, il fait parler de lui à une échelle internationale entre États-Unis, Europe et Amérique du Sud. Avec plus de 130 disques à son actif et une énergie débordante, il est également l’un des artistes les plus prolifiques de l’histoire du jazz. C’est de manière surprenante qu’il s’applique à marier jazz avant-gardiste et mainstream du début du siècle dernier. D’Albert Ayler, à John Coltrane, Coleman Hawkins ou encore Sonny Rollins, l’amour de ses pères se fait sentir au cœur de véritables performances musicales. À Paris depuis 1996, David Murray multiplie les collaborations, avec entre autres le chanteur néo-jazz Gregory Potter, pour son album Be my monster love (2013).

C’est dans une volonté expérimentale qu’il fait appel au chanteur et poète new-yorkais Saul Williams. Avant même d’avoir réalisé son premier album, ce dernier est proclamé héros et chef de file du mouvement grâce à son rôle majeur dans Slam (1998), film qu’il co-écrit aux côtés de Marc Levin. On l’aperçoit également dans K-pax (2011) de Iain Softley. Durant sa carrière, Saul accompagne plusieurs pointures comme les Fugees, Blackalicious ou encore Erykah Badu. Par ailleurs diplômé en philosophie, il participe à de nombreuses conférences et lectures universitaires. Cet artiste aux multiples facettes et aux textes engagés se plait à redéfinir la musique hiphop par le biais d’inspirations plus alternatives. Résident désormais à Paris, l’Américain collabore d’autre part avec Arthur H dans le cadre de son album Baba Love (2011). Sa rencontre bouleversante avec David Murray au cœur de l’univers jazzy et underground de l’Infinity Quartet insuffle la grandeur. Un résultat irradiant, spirituel et poignant, lorsque le saxophone semble chanter et que la voix de Saul Williams devient instrument.


FESTIVAL

l’échange Durant une dizaine de jours, le festival messin Zikametz met en lumière la jeune création pop-rock-electro-etc. lorraine et luxembourgeoise, édifiant une passerelle musicale entre les deux pays.

Par Emmanuel Dosda Photos de Kid Francescoli par Fabien Tijou

À Metz, à La BAM, aux Trinitaires et autres lieux (7/7 Café, TCRM-BLIDA, gare), du 1er au 10 octobre 03 54 62 20 86 www.zikamine.com

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es concerts mais aussi des ateliers pédagogiques pour les petits ou des tables rondes (sur les plateformes collaboratives). La douzième édition de Zikametz propose également une création transfrontalière, un moment de partage impliquant Simon de Dirty Red Shirts (rock brut, Metz), Rodger de Dead Stereo Boots (rock’n’roll, Nancy), Aloyse de DillenDub (electro jazzy, Luxembourg) et Claire de Down Town (electro-pop sensible, Bruxelles). « L’idée est de faire se rencontrer des artistes venant de villes et d’univers différents, grâce à un partenariat entre La Kulturfabrik au Luxembourg et Metz en Scènes », explique Diane Jehl, chargée de production au sein de l’association qui porte le projet, Zikamine. Cette rencontre conduira à quelque chose « d’inattendu, comme ce fut le cas lors des éditions précédentes. Les musiciens n’ont pas les mêmes références, le même parcours et ne se connaissent pas. Ils vont bouleverser leurs habitudes. » Selon Diane Jehl, le festival cherche à « mettre en valeur la musique des deux côtés de la frontière. Nos villes sont proches, mais les artistes s’exportent encore trop peu… La création de cette douzième édition aura d’ailleurs lieu plus tard dans l’année à La Kulturfabrik : c’est un peu comme un programme d’échange avec des correspondants. »

Zikametz convie ainsi de nombreux artistes lorrains (The Wise Dude’s Revolver, Stratégie de Paix, The Yokel ou Marie Madeleine, trio electro-pop illuminé qui bénéficie d’une petite notoriété) et luxembourgeois (Cyclorama, Mutiny on the Bounty). Hip-hop, electro ou pop, les différentes soirées brassent les genres, avec ce moment phare (et symbolique) : le live de Yokel dans le TER Luxembourg-Metz, à l’occasion de l’inauguration de l’événement. Durant le festival, les artistes “locaux” profitent de l’aura de musiciens reconnus avec lesquels ils partagent l’affiche : les Canadiens pop de Born Ruffians (lancés par l’influent label anglais Warp), les niçois d’Hyphen Hyphen ou le marseillais Kid Francescoli. Mathieu Hocine, tête pensante de ce projet, s’est mis a nu sur son dernier opus qui raconte sa rencontre With Julia (titre de l’album) à New York où il séjourna quelque temps. Le Kid a invité Julia à transformer leur coup de foudre en chansons remuantes, cinématiques, aériennes, mais pleines de spleen, sur lesquelles plane déjà l’ombre de la rupture à venir. De retour en France, Mathieu hésite à tout envoyer balader… L’album qui a bien failli ne jamais voir le jour continuera cependant à s’écrire à distance, par mails et via Skype. Une affaire d’échanges, encore… Poly 181 Octobre 15

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NEW SOUL

hier, aujourd’hui et demain

Gospel ancestral et electro avant-gardiste. Beats hip-hop et sonorités afro-cubaines. Entretien avec les jumelles Ibeyi, beautés divines qui font le crossover entre les cultures et les époques.

Par Emmanuel Dosda Photo de Flavien Prioreau

À Reims, à La Cartonnerie, samedi 10 octobre 03 26 36 72 40 www.cartonnerie.fr À Paris, au Trianon, lundi 12 octobre 01 44 92 78 00 www.letrianon.fr À Dijon, à La Vapeur, mardi 13 octobre (dans le cadre de Tribu Festival) 03 80 48 86 00 www.lavapeur.com À Nancy, au Parc de La Pépinière, mercredi 14 octobre (dans le cadre du festival Nancy Jazz Pulsations, du 7 au 17 octobre, avec Ibrahim Maalouf, Tony Allen, Jean-Louis Murat, Maceo Parker…) 03 83 35 40 86 www.nancyjazzpulsations.com

Le percussionniste cubain Anga Diaz, qui fut membre du Buena Vista Social Club

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2 Peuple d’Afrique vivant dans plusieurs pays (Nigéria, Bénin…) qui a sa propre langue et sa religion

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Quel est le sens de votre rituel conférant une dimension quasi mystique au début et à la fin de vos concerts ? Nous allumons chacune une bougie pour notre père1 et notre sœur qui sont décédés. C’est une façon de leur dédier les chansons que nous avons écrites pour eux et de sentir leur présence. L’enseignement des ancêtres semble essentiel pour vous. Musicalement parlant, est-ce important de s’inscrire dans une tradition, celle de la culture afrocubaine notamment ? Nous avons reçu beaucoup d’influences, ayant vécu en regardant de près des cultures, des religions, des croyances et des cérémonies très différentes. Notre famille c’est le royaume du syncrétisme. Il y a des Yorubas2, des Catholiques, des Juifs, des Hindouistes… Les chants traditionnels, la soul, la pop, le hiphop ou l’electro cohabitent naturellement dans ce nous faisons puisque c’est ce que nous avons écouté en grandissant et ce qui nous a construites. Notre musique nous ressemble. Que retenez-vous des Yorubas ? Que la musique fait partie de la vie et que faire de la musique, chanter, danser, est la meilleure façon de célébrer les moments importants de l’existence. Pourquoi cette nécessité d’expliquer votre démarche, vos titres, durant les

shows alors que votre musique est certes inventive, mais jamais difficile d’accès ? Parce que les gens viennent nous dire qu’ils ne savaient pas qui sont les Yorubas ni le lien entre les Yorubas et Cuba et qu’ils sont contents quand on leur raconte les histoires. Votre gémellité est constituante de votre œuvre. Êtes-vous complémentaires ? Ibeyi est-il bipolaire ? On ne peut créer qu’à partir de ce que l’on est, donc forcément Ibeyi n’existerait pas sans l’une ou l’autre. Nous sommes complémentaires, l’une est plus mélodique, l’autre plus rythmique, c’est un peu le Yin et le Yang. Vous avez signé votre premier album sur XL Recordings, le label de White Stripes, M.I.A., Gil Scott-Heron ou Bobby Womack. Débarquer directement dans la cour des grands, ça n’est pas vertigineux ? Tout est vertigineux dans cette aventure. Composer, produire un album avec Richard Russell (boss du label, NDLR), faire des clips, tourner dans le monde entier et voir que les gens viennent et chantent… On a une chance inouïe. Vous mixez les références et les continents dans vos compositions, créant un melting-pot musical : c’est votre idée de la musique de demain ? Pas de demain… d’aujourd’hui.



dessine-moi un soleil Avec Soleil Dedans, Arthur H se dévoile sur scène depuis La Face cachée de la lune. Intériorité extériorisée, ode à l’amour et à la liberté, silence bavard, poésie sonore en hommage à La Caissière de Super. Par Aude Rosenstein-Alvino Photo de Léonore Mercier

À Metz, à la BAM, jeudi 1er octobre www.trinitaires-bam.fr À Haguenau, au Théâtre, mardi 6 octobre www.relais-culturelhaguenau.com À Paris, au Grand Rex, mercredi 4 novembre www.legrandrex.com À Besançon, au Théâtre Ledoux, samedi 7 novembre www.scenenationalede besancon.fr À Reims, à la Cartonnerie, jeudi 26 novembre www.cartonnerie.fr

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vec des compositions à la fois légères et complexes, le cow-boy à la voix sensuelle s’inscrit dans un paysage déroutant où la french touch se frotte à la cold wave, à la pop et à l’électronique afin d’y distiller son hymne. Un album qui libère un vaste panel d’émotions diffusé de nos oreilles à nos orteils, dans un rayonnement qui éclaire les tréfonds de nos céans. Soleil Dedans est né à Montréal, un repère pour le chanteur qui y a vécu des années auparavant. Il y partage d’ailleurs un duo saisissant dans les années 2000 intitulé On rit encore, avec sa sœur spirituelle Lhasa De Sela : chanteuse américano-mexicaine à la voix de velours, tristement décédée en 2010 et qui vécut au Québec la majeure partie de sa vie. C’est François Lafontaine, du groupe Karkwa, qui coréalise cet ouvrage musical où est notamment donné à entendre Le Tonnerre du cœur, un duo bilingue percutant avec Patrick Watson qui conte l’histoire de deux amis immergés dans leur monde intérieur, marchant silencieusement côte à côte. Il fait usage de la langue française avec élégance et audace afin de planter le décor d’un univers

voluptueux et onirique, réactualisant ainsi notre regard sur le monde environnant. En ce sens, dans un mouvement de désinvolture passionnée, le fils de Jacques Higelin offre à voir une déclinaison de son art avec son recueil de poèmes Le Cauchemar merveilleux publié en mai 2015, comme une continuité logique de son travail. Autre médium, véhicule de son “rêve arthurien”, autour de thèmes couramment empruntés dans ses chansons comme la femme, très présente dans son dernier opus musical avec, entre autres, La Femme qui pleure : réflexions altruistes et poétiques sur le genre, la condition humaine et la part de féminité occultée chez l’homme. Il y exprime son expérience sensible de la nature et son amour pour la vie, au travers d’une écriture érotique et surréaliste. Chanson phare de l’album, Navigateur Solitaire délivre par ailleurs une thématique centrale de ses réalisations. Louange à la liberté et au rayonnement intérieur, sa voix s’affranchit pour s’élever dans les aigus, célébrant la contemplation et le sentiment de béatitude.


Hip-hop

marathon rap Pour Blackalicious, le plus delicious des groupes de hip-hop US, tout est question de tempo. Le duo West Coast débarque en Europe, du soleil californien plein les valises.

Par Emmanuel Dosda

À Bâle, à la Kaserne, dimanche 18 octobre +41 61 666 60 00 www.kaserne-basel.ch À Strasbourg, à La Laiterie, mercredi 21 octobre 03 88 237 237 www.artefact.org À Paris, au New Morning, vendredi 23 octobre 01 45 23 51 41 www.newmorning.com

A

rtificial amateurs / aren’t at all amazing / Analytically / I assault / Animate things / Broken barriers bounded by the bomb beat / Buildings are broken / Basically I’m bombarding / Casually create catastrophes… » Alphabétique et olympique ! Blackalicious, bien connu des B-Boys pour son tube Alphabet Aerobics, le décline de A (comme Artificial) à Z (comme Zealots) à une vitesse croissante. Fringues XXXL sur le dos, lunettes sur le nez et bonnet de laine sur la tête, le rappeur Gift of Gab ne perd jamais haleine. Sprint rap, course effrénée après le rythme, accélération de champion, tour de force ? Alphabet Aerobics est bien plus qu’une prouesse technique ou un défi lancé aux Eminem en herbe : c’est un morceau bombesque à souhait, entraînant comme il faut, capable de dérider les esprits les plus chagrins et de faire jumper les foules. Derrière les platines, Chief Xcel balance des beats bien fat, pleins de soleil de la baie de San Francisco, accompagnant les rimes qui sentent bon le sable chaud et le flow cool de son acolyte. À des kilomètres du bling-bling

«

qui fait mal aux yeux et des postures gangsta qui n’impressionnent plus personne, le duo produit des titres tout en rondeurs, mêlant samples soul, groove moelleux, punchlines souples et rimes malines. Blackalicious renvoie à la seconde moitié des années 1990, aux Pharcyde, aux Jurassic 5 (des potes) et leur esprit bon enfant, aux Dilated Peoples (des copains), au collectif Solesides qui s’est transformé en projet Quannum dont faisait partie le duo, aux côtés du maestro DJ Shadow, de Latyrx, de Lifesavas ou de Lyrics Born. Pour se remémorer cette époque faste pour la côte Ouest, se replonger dans les compilations Quannum Spectrum et Solesides Greatest Bumps… Dix ans exactement après The Craft, son dernier album, et un bon paquet d’années après Blazing Arrow (avec la contribution de Cut Chemist, Saul Williams ou même de Gil Scott-Heron) ou Nia (avec le tube Deception), Blackalicious vient de sortir Imani Vol. 1, quatrième opus (et premier volet d’une trilogie) que le duo vient défendre sur scène, promettant un moment riche en acrobaties verbales. Blackalicious is beautiful. Poly 181 Octobre 15

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MUSIQUE CLASSIQUE

le clavier romantique L’Orchestre philharmonique de Strasbourg et son directeur musical Marko Letonja accueillent Jonathan Gilad avec un des standards du répertoire pour piano, le Concerto de Schumann. Par Hervé Lévy

À Strasbourg, au Palais de la Musique et des Congrès, vendredi 23 et samedi 24 octobre 03 69 06 37 06 www.philharmonique. strasbourg.eu

À Fribourg, à la Salle Équilibre, vendredi 30 octobre +41 (0)26 350 11 00 www.equilibre-nuithonie.ch

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onathan Gilad fut un enfant prodige : au clavier à quatre ans, il prend plaisir à l’instrument « grâce à une “tata piano”, comme on nomme affectueusement à Marseille les professeurs qui viennent donner des cours à la maison », s’amuse le virtuose qui donna ses premiers concerts à douze ans, alors fasciné par Arthur Rubinstein, « son jeu unique et son charisme rayonnant ». Son mentor ? Dmitri Bachkirov, une légende et un pédagogue hors pair rencontré à dix ans qui l’a « forgé, [lui] apportant… Tout. La technique bien évidemment, mais également une certaine vision de la musique. » Sa carrière décolle lorsqu’il remplace, au pied levé, le mythe Maurizio Pollini en 1996. Il a alors quinze ans : « À cet âge, on est complètement inconscient. Je ne réalisais pas vraiment. » Le concert est un succès. Il trouve néanmoins encore le temps d’étudier après son Bac. En classe prépa, il passe les concours des quatre écoles d’ingénieurs majeures et les réussit tous : Polytechnique, Normale sup, Centrale et Mines… et intègre l’X dont il est diplômé

en 2004. De là à croire qu’il y a un lien entre musique et mathématiques, il n’y a qu’un pas. Avec l’OPS, il donnera le Concerto de Schumann, « quelque chose entre le concerto, la symphonie et la grande sonate » pour son auteur, une œuvre complémentaire de la seconde au programme à Strasbourg, la Symphonie n° 1 “Titan” de Mahler. L’une est une merveille d’intériorité romantique, tandis que l’autre ressemble à une explosion sonore novatrice. La fascination naît de ce fécond contraste. La partition de Schumann accompagne Jonathan Gilad depuis ses débuts : il l’a beaucoup jouée, explorée, travaillée. « Comme à chaque fois, j’ai commencé par m’y plonger afin de ressentir l’œuvre au plus profond. Dans un second temps, j’ai tenté de sublimer ce que j’avais compris pour le transmettre au public.» Ensuite, il l’a laissée de côté pendant dix ans pour « la retrouver aujourd’hui. Je suis heureux que ma vision ait évolué. Je m’aperçois que j’ai mûri sans m’en rendre compte. » De la fougue de l’adolescence au romantisme apaisé de la trentaine.


MUSIQUE CLASSIQUE

les proscrits Władysław Szpilman, Ernst Toch, Pavel Haas, Stefan Wolpe… En 2003, le chef d’orchestre Amaury du Closel a fondé un festival et un ensemble destinés à redécouvrir ces Voix étouffées par le totalitarisme.

Par Hervé Lévy Photo de Benoît Linder pour Poly

À Strasbourg (Cité de la Musique et de la Danse, Odyssée), Obernai (Synagogue), Schirmeck (Mémorial de l’AlsaceMoselle), Natzwiller (Camp de concentration de NatzweilerStruthof) et Paris (Église Saint Merri, Institut Goethe, Centre tchèque), du 9 octobre au 26 novembre 09 73 19 33 41 www.voixetouffees.org

Quand est né votre intérêt pour ces Voix étouffées ? Dans les années 1980, j’ai découvert par hasard l’œuvre de Franz Schreker, compositeur qui connut un succès immense jusqu’à ce que sa musique soit jugée “dégénérée” par les Nazis. Peu à peu, tout un continent musical englouti par l’oubli s’est ouvert à moi. Après 1945, ces compositeurs n’ont plus droit de cité. Avec la tabula rasa opérée par les tenants des esthétiques contemporaines, c’est comme s’ils étaient morts une seconde fois… En effet, certains avaient disparu dans les camps, d’autres avaient fui, se consacrant, par exemple, à la musique de films – comme Erich Wolfgang Korngold – et leur musique se heurtait au mur de l’indifférence. Personne ne s’intéressait plus aux esthétiques de l’entredeux-guerres. Quelles esthétiques redécouvre-t-on dans le festival ? À partir de 1918, on assiste à une véritable explosion sonore : “jazz savant” – qui fait l’objet de Swing verboten (09/10 à 20h, Cité de la Musique et de la Danse) –, musique sérielle, futurisme dadaïsme, nouvelle objectivité…

Les Nazis condamnèrent au silence toute une génération de compositeurs, mais les avantgardes furent aussi muselées dans l’Union soviétique de Staline au nom du réalisme socialiste. C’est un chaînon manquant de l’histoire qu’on redécouvre avec des compositeurs comme Mieczysław Weinberg… Exilé en URSS alors que sa famille est exterminée par les Nazis, il est incarcéré par Staline à l’époque du complot des blouses blanches. Sa musique – qui rappelle parfois celle de son ami Chostakovitch – est fascinante : on le découvrira avec la création française de sa Symphonie de chambre n°1 (10/10 à 20h, Cité de la Musique et de la Danse & 11/10 à 16h, Église Saint-Merri). Pourquoi avoir pris comme thème “Musiques dégénérées, Musiques régénérées” pour la septième édition du festival ? Ce sont des musiques susceptibles d’apporter beaucoup au paysage musical contemporain et de profondément bouleverser les spectateurs : en cela, elles sont avant tout régénérantes !

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pirates d’opérette Le temps d’une production de The Pirates of Penzance de Gilbert et Sullivan, génial duo de l’ère victorienne à qui l’on doit des opéras comiques comme H.M.S. Pinafore, Mike Leigh (né en 1943) a délaissé les plateaux de cinéma. Entretien avec le lauréat de la Palme d’Or du Festival de Cannes pour Secrets and Lies et récent auteur de Mr. Turner. Par Hervé Lévy Photo de Tristram Kenton

À Luxembourg, au Grand Théâtre, vendredi 16 et dimanche 18 octobre (dans le cadre du Luxembourg Festival (du 7 octobre au 25 novembre) +352 (0)47 08 95 1 www.lestheatres.lu www.luxembourgfestival.lu À Sarrebruck, au Saarländisches Staatstheater, du 22 novembre au 29 janvier + 49 (0)681 30 920 www.theater-saarbruecken.de

Auteurs de comédies musicales classiques comme Oklahoma ! (1943), South Pacific (1949) ou La Mélodie du bonheur (1959)

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2 Où cette production a été créée en mai 2015 – www.eno.org

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En France, les œuvres du compositeur Arthur Sullivan et de son librettiste William S. Gilbert sont presque inconnues. Comment décrire ce duo culte dans le monde anglophone ? Les opéras comiques écrits par ce duo – quatorze en tout – sont, pour simplifier, l’équivalent britannique à l’ère victorienne de ceux d’Offenbach en France. Ils ont débuté en 1871 alors que l’auteur de La Périchole était à la fin de sa vie et avait déjà donné La Belle Hélène, La Vie parisienne ou La Grande-duchesse de Gérolstein. Comment expliquer leur immense succès en Angleterre ? C’est un des rares cas, dans l’Histoire, où le librettiste est aussi connu que le compositeur : c’est Gilbert et Sullivan. Les mots sont indissociables de la musique, ils fusionnent, leur rythme est identique… Le duo appartient dé-

sormais au fonds culturel commun du monde anglophone. Ils ont eu une influence déterminante, puisque tous les grands auteurs américains de comédies musicales du XXe siècle – comme Richard Rodgers et Oscar Hammerstein1 – les ont considérés comme leurs pères spirituels. Ce duo vous fascine depuis longtemps. Vous avez même consacré un film, Topsy-Turvy (1999), à la genèse d’une de leurs pièces emblématiques, The Mikado… J’ai grandi avec eux : pour moi, ils sont aussi importants dans la culture populaire qu’Alice au Pays des merveilles de Lewis Carroll ou les romans de Charles Dickens. C’était très naturel de raconter leur histoire… Monter une de leurs œuvres sur la scène de l’English national Opera2 était quelque chose de moins évident. Il s’agissait d’une première pour moi.


Portrait de Mike Leigh de Simon Mein / Thin Man Films

Vous aviez pourtant décidé, après l’échec d’une production de La Vie de Galilée de Brecht en 1970, de ne plus jamais mettre en scène le texte d’un autre. En 1999, vous déclariez en outre : « Je ne dirigerai jamais un opéra de Gilbert et Sullivan.» Il ne fait jamais dire jamais… Exactement ! La production de Brecht au Bermuda Arts Festival n’a pas été un désastre parce c’était un texte écrit, elle a été un désastre… parce qu’elle a été un désastre ! (Rires) Ensuite, je n’ai cessé d’écrire – pièces ou scénarios – parce que j’aime mettre des choses au monde dans leur globalité. Monter The Pirates of Penzance m’a néanmoins attiré, c’était comme une “digression” dans mon travail au cinéma. J’y ai pris beaucoup de plaisir mais ce n’est pas pour cela que j’y retournerai. Sullivan écrit une musique très inventive, parodiant de manière jubilatoire l’opéra italien ou français : ne pensezvous pas qu’il ait souffert de cette image d’easy listening, lui qui rêvait d’être un compositeur “sérieux” ? C’est un des grands drames de l’existence de cet élève de Mendelssohn ! Il a écrit des partitions sérieuses – comme l’opéra Ivanhoé – mais n’a connu le succès qu’avec ses œuvres légères réalisées avec Gilbert grâce auxquelles il a gagné beaucoup d’argent. Plutôt que The Pirates of Penzance, je pense qu’il aurait rêvé de composer Der Fliegende Holländer.

Pourquoi avoir choisi cette histoire abracadabrante d’un enfant placé en apprentissage chez des pirates au grand cœur, s’achevant de manière très morale, qui rappelle, par bien des aspects, Les Brigands d’Offenbach ? J’aime cette musique pétillante et limpide au service d’une histoire compacte et simple. J’avais bien envie de monter Iolanthe, mais le sexisme qui irrigue l’œuvre est un peu trop violent ! Quels ont été vos choix de mise en scène ? Le décor est très graphique et extrêmement simple, il évolue de manière très cinématographique. Mon rôle s’est résumé à être fidèle à l’esprit de l’œuvre. Je n’avais aucun intérêt à me mettre en avant – à justifier mon existence, en quelque sorte – en transposant, par exemple, cette histoire typiquement victorienne dans un vaisseau spatial ou dans le Chicago des années 1930. Ça n’aurait servi à rien. Il fallait laisser l’œuvre respirer le plus naturellement possible.

Plutôt que The Pirates of Penzance, je pense que Sullivan aurait rêvé de composer Der Fliegende Holländer

Après cette parenthèse opératique, vous allez revenir au cinéma : quel sera le sujet de votre prochain film ? Ce sera un film historique sur un événement qui s’est déroulé en 1819, à Manchester : le massacre de Peterloo, une manifestation pacifique qui s’est achevée dans le sang.

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créatures baroques Sous l’intitulé Monstres, sorcières & magiciens, c’est à une promenade dans les opéras de Haendel et Purcell placée sous le signe de l’étrange que nous convient la basse Nahuel di Pierro et la soprano Patricia Petibon. Par Hervé Lévy Photo de Felix Broede / DG

À Dijon, à l’Auditorium, jeudi 15 octobre 03 80 48 82 82 www.opera-dijon.fr À Paris, au Théâtre des Champs-Élysées, samedi 17 octobre 01 49 52 50 00 www.theatrechampselysees.fr

On les retrouvera plusieurs fois dans la saison notamment pour Mitridate, re di Ponto de Mozart (février 2016) www.leconcertdastree.fr

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2 Le second volet s’attachera à l’opéra français avec des œuvres de Lully, Charpentier ou Rameau (vendredi 18 mars 2016 à Paris et dimanche 20 à Dijon)

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rtistes associés à l’Opéra de Dijon, Emmanuelle Haïm et les musiciens de son Concert d’Astrée1 sont des étoiles baroques. Il est vrai que l’ensemble porte le nom de celle qui « fut déesse sur la terre au temps de l’âge d’or, mais Astrée est partie quand la colère est arrivée, et sa fuite rapide a créé les astres, qui ne sont autres que la poussière lumineuse qu’elle laissa derrière elle », explique la claveciniste et chef d’orchestre. Ils ont imaginé un fascinant diptyque autour des créatures opératiques fantastiques de leur répertoire de prédilection. Première escale en Angleterre2 avec Purcell et Haendel. On y découvrira notamment le glacial et sublime What power art thou, air du Génie du froid de King Arthur (rendu célèbre par Klaus Nomi qui l’a repris dans Cold Song), les incroyables et bienfaisants pouvoirs vocaux du magicien Zoroastro dans Orlando, l’univers féérique et onirique de The Fairy Queen ou encore les amours contrariées d’Acis et Galatée, lorsque le monstrueux cyclope Poly-

phème, jaloux, fait irruption dans les verts pâturages arcadiens avec la délicatesse d’une Panzerdivision. Sortilèges puissants, philtres d’amour, tempêtes immenses, dragons tirant un char céleste, apparitions fantasmagoriques et maléfices en tout genre… Dans cet univers fantastique, le public sera accompagné par deux voix d’exception, la basse Nahuel di Pierro – qui fut, par exemple, un impérial Mercurio dans L’Incoronazione di Poppea de Monteverdi à l’Opéra Garnier en juin 2014 – et la merveilleuse Patricia Petibon. On retrouve avec plaisir une des sopranos les plus excitantes de la scène internationale, Belle excentrique (pour reprendre le titre d’un de ses opus paru en 2014), baroqueuse de diamant et reine de la pyrotechnie vocale, elle se glisse avec élégance dans des partitions fluides où se mêlent fulgurances vocales et transparence musicale.



FESTIVAL

la symphonie héroïque Surprenant festival transfrontalier, Euroclassic se permet quelques incursions rock avec Marianne Faithfull herself dans une programmation où Haydn, Schumann et les autres se taillent la part du lion. Par Serge Quénamofit Photo d’Éric Guillemain

À Blieskastel, Pirmasens, Zweibrücken et dans le Pays de Bitche (Bousseviller, Lambach, Philippsbourg et Walschbronn), jusqu’au 30 octobre 03 87 06 16 16 www.festival-euroclassic.eu. Marianne Faithfull est aussi en concert à Sochaux, à La Mals, samedi 10 octobre 08 05 710 700 www.mascenenationale.com

A

vec la présence de l’icône Marianne Faithfull (05/10 à 20h, Festhalle de Zweibrücken), l’édition 2015 du festival Euroclassic est fidèle à la thématique qu’elle s’est donnée : Héros et Légendes. Phénix dont le ramage s’est cramé aux excès du Swinging London, l’ex-idole des sixties fera plusieurs come-backs durant sa carrière cabossée et livrera des compos cabaret rock trahissant sa passion pour Kurt Weill, de magnifiques titres chantés des larmes dans la voix et de prestigieuses collaborations, toutes générations confondues : Nick Cave, Roger Waters, Étienne Daho, Cat Power, Jarvis Cocker ou Beck lui ont en effet prêté main forte. L’héroïne de Sister morphine fête aujourd’hui un demi-siècle de poignantes mélodies avec un album précieux, Give my Love to London, partageant sa mélancolie avec un public accroché à ses airs éraillés et éternels. Pour le reste, Euroclassic se fait plus… classique avec, par exemple, le traditionnel concert de l’Orchestre du festival (04/10 à 18h, Festhalle de Pirmasens) qui accueille l’archet bien trempé du jeune violoncelliste

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Julian Steckel pour une somptuosité baroque signée Carl Philipp Emanuel Bach – le fils de – dont Mozart disait : « Il est le père, nous sommes ses enfants. » Autres temps forts, l’invraisemblable Felix Klieser (07/10 à 20h, Festhalle de Zweibrücken), un de plus grands cornistes de la planète, né sans bras, qui a réussi à dompter le plus capricieux des cuivres avec ses pieds et un duo de choc formé du pianiste Kirill Gerstein et du mythe Bruno Ganz (29/10 à 20h, Festhalle de Pirmasens). L’archange du clavier et l’ancien ange qui voletait au dessus de Berlin pour Wim Wenders feront découvrir Enoch Arden, poème odysséen d’Alfred Tennyson mis en musique par Richard Strauss. Parmi cet océan héroïque, notre coup de cœur va au quatuor de clarinettes Anches Hantées (16/10 à 20h, salle socio-culturelle de Philippsbourg) : si leur nom sonne comme un jeu de mots potache, la musique de ces jeunes instrumentistes oscille entre la fougue insouciante de leur âge et le métier de vieux routiers de la scène, un oxymore s’exprimant dans un programme où le Faust de Gounod rencontre la Didon de Purcell.


les bas-fonds Pépite de l’édition 2015 du Théâtre du Peuple de Bussang, L’Opéra de quat’sous monté par Vincent Goethals se pose à Metz pour deux soirées. L’occasion de (re)découvrir une mise en scène fluide et délurée. Par Hervé Lévy Photo d’Éric Legrand

À Metz, à l’Opéra-Théâtre, vendredi 2 et samedi 3 octobre 03 87 15 60 60 www.opera.metzmetropole.fr www.theatredupeuple.com

À

sa création, en 1928, L’Opéra de quat’sous adapté du Beggar’s Opera (opéra des gueux) de John Gay, obtint d’emblée un immense succès : synthèse audacieuse de l’opéra, de l’opérette, de la tragédie et du cabaret, l’œuvre de Bertolt Brecht et Kurt Weill se nourrit de tous ces styles pour composer un tableau saisissant de la société allemande quelques années avant l’avènement du nazisme. Convaincu de l’intemporalité du propos, le metteur en scène Vincent Goethals a choisi de s’inspirer « du film culte de Stanley Kubrick, Orange mécanique, c’est-à-dire de transposer l’action dans la vision futuriste d’une Angleterre des années 1970 / 1980, parce qu’à la fois toujours actuelle, mais aussi très stylisée dans sa décadence paroxystique et sa violence exacerbée ». Sur la scène Mackie-le-Surineur et ses sbires sont ainsi vêtus comme Alex et ses droogies, tandis que Polly Peachum et Lucy Brown font penser à une Emma Peel un brin populo et qu’un sexe dressé à bascule, tout droit sorti du film, dodeline de manière burlesque. Dans une atmosphère crépusculaire, où l’hystérie se fait parfois noire et excessive,

évoluent des personnages interlopes : prostituées en cuir & cuissardes, faux mendiants en tous genres ou encore flics véreux. Même le chef de la police est corrompu, c’est dire. L’ensemble musical est très restreint – mais efficace – tandis que les dialogues en français sont extraordinairement crus, faisant écho à la raideur du propos de Brecht ainsi résumée par le directeur du Théâtre du Peuple : « Dans ce monde où tout est pourri, où l’on ne peut plus se fier à personne, quel avenir pour notre humanité en déliquescence ? » Et de poursuivre : « Si ce n’est que chacun en a la responsabilité… » Tous sont entraînés dans cette farandole désespérée où comédiens amateurs et professionnels se mêlent avec brio : on apprécie tout particulièrement le timbre gracile de la chanteuse strasbourgeoise Mélanie Moussay qui incarne une Celia Peachum arpentant la scène (et la salle) avec ses infâmes bigoudis et réussissant à prendre une voix grasseyante de poissonnière dans les parties parlées, résumant à elle seule l’alliance de grâce et décrépitude qui fait le charme du spectacle. Poly 181 Octobre 15

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EXPOSITION

microcosmos Riches de 22 000 spécimens, les collections entomologiques des musées de Montbéliard témoignent de la diversité d’un fascinant univers miniature. Le Monde des insectes présente sphinx, mygales ou demoiselles. Par Dorothée Lachmann Photo de Claude Nardin, Atrophaneura polla, Musées de Montbéliard

À Montbéliard, au Musée d’Art et d’Histoire Beurnier-Rossel, jusqu’au 31 octobre 03 81 99 22 61 www.montbeliard.fr

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I

ls sont partout ! Trois quarts des espèces peuplant la planète sont des insectes. Mouches, papillons et fourmis sont bel et bien nos plus fidèles compagnons. Mais que sait-on d’eux ? Qu’ils ont trois paires de pattes et souvent des ailes, que certains piquent et d’autres chantent. La richesse infinie de ce monde méritait qu’on s’y penche de plus près. Puisant dans ses précieuses collections, le Musée Beurnier-Rossel a imaginé une exposition didactique, les yeux dans les yeux avec un millier de bébêtes étonnantes. Les informations foisonnent, les sciences naturelles mènent la danse, et pourtant, très vite, l’impression de visiter une exposition d’art s’impose devant ce somptueux Attacus caesar des Philippines, ce scarabée-goliath d’Ouganda aux reflets métalliques ou encore ce criquet mexicain aux airs de danseuse en tutu rose. À croire que l’inventivité de la nature n’a aucune limite, que la finesse de ses coups de pinceau est inégalable. Mais revenons à la science, dans cette première salle où les grandes familles d’insectes sont classifiées. On y rencontre les lépidoptères – autrement dit les papillons – dont les formes, les couleurs et les motifs ornant les ailes laissent

souvent bouche bée. Viennent ensuite les coléoptères, au physique plus inquiétant, surtout lorsqu’ils déploient leur armure. Les plus grands spécimens peuvent en effet dépasser quinze centimètres et la larve atteindre cent grammes. Le groupe des orthoptères réunit criquets, sauterelles et grillons. Quant aux hémiptères, ils comprennent notamment les cigales, dont le son produit par les cymbales placées sous l’abdomen des mâles peut aller au-delà de cent décibels, le volume sonore d’un lion rugissant ! Avant de découvrir d’autres bestioles extraordinaires, l’exposition propose un focus sur les différents stades de leur développement. Si le grillon passe sans transition de la larve à l’adulte, les coléoptères prennent leur temps, transitant par le stade nymphal, au cours duquel se produit un remodelage complet de l’insecte. Dans la troisième salle, d’élégantes libellules aux ailes de dentelle côtoient des scolies en habit jaune d’or. L’exploration s’achève avec une sélection de curiosités entomologiques, mygales et scorpions venus d’Afrique, d’Amérique ou d’Asie. À ne pas confondre avec les insectes : ils ont une paire de pattes en plus !



ART CONTEMPORAIN

les corps impermanents Avec ses animaux empaillés mis en scène au milieu de constellations plastiques ou végétales, Claire Morgan (née en 1980) mène une réflexion sur l’inéluctable dégénérescence. Memento mori.

Par Hervé Lévy

À Saint-Louis, à la Fondation Fernet-Branca, jusqu’au 15 novembre 03 89 69 10 77 www.fondationfernet-branca.org www.claire-morgan.co.uk

L’

univers de la plasticienne Claire Morgan est empreint d’une sourde mélancolie qui provient notamment de la matière dont sont composées ses œuvres, fragiles et oppressantes installations géométriques et dessins. Les premières rassemblent principalement des animaux empaillés (dont elle ramasse les cadavres au hasard de ses pérégrinations) et des essaims de mouches ou de papillons morts, les seconds laissent apparaître sur le papier les traces du processus de taxidermie réalisé par l’artiste elle-même. Bien sûr, l’Irlandaise n’est pas la première à se servir de bestioles naturalisées : pensons à Jan Fabre et ses envoûtantes “sculptures d’insectes” ou Maurizio Cattelan (avec son écureuil suicidé sur une table de formica), sans oublier Huang Yong Ping et l’effrayant Leviathanation et, dans une certaine mesure, Damien Hirst ou Krištof Kintera2. Elle est

cependant la seule à utiliser ce matériau de manière obsessionnelle, en faisant la matrice de sa création, son alpha et son oméga.

Fables écolos ?

« Je suis déchirée entre la perfection du minimalisme et le récit », explique Claire Morgan pour décrire The Owl and the Pussycat. Un chat noir et blanc observe, attentif, au-dessus de lui, une immense boule bleue faite de milliers de fragments de polyéthylène – avec lequel sont produits les sacs plastique – où se blottit une chouette. Il y a là une potentialité poétique d’histoires tout comme dans If you go down to the woods today où une biche apeurée semble prise dans les rets d’une structure diaphane orangée faite du même polymère. À chacun d’imaginer ce qui va se passer à partir de ce qu’il voit, aidé par la poésie du titre de l’œuvre. Mais cette porte d’entrée évoquant le surréalisme, si elle existe, demeure superficielle, tout comme celle qui résumerait ces compositions à un manifeste écologiste où se mêleraient une nature vraiment morte et les déchets de la société de consommation. L’artiste récuse même toute « réduction de l’art à une déclaration politique ». En réalité, ces pièces « mettent en perspective l’immortalité comme un mystère impénétrable dans une conscience de l’impermanence des choses », résume Pierre-Jean Sugier, directeur de la Fondation Fernet-Branca qui signe le commissariat de l’exposition.

Vanités intemporelles

Claire Morgan par David Holbrook 52

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Dans les compositions de Claire Morgan, le temps semble arrêté : une corneille percute une sphère de chardons (On Impact) et un rat chute avec élégance dans un mur


The Owl and the Pussycat, DR

de mouches bleues (Falling Down). Existe cependant une tension paradoxale entre l’immobilité de la mort et la puissance de la vie qui se déploie. Malgré tout. « Mon travail traite du changement, du temps qui passe, et du caractère éphémère de tout ce qui nous entoure », explique l’artiste. On retrouve se sentiment dans d’inquiétants dessins d’un réalisme glaçant où l’aquarelle et le crayon se mêlent aux excréments de mouches ou aux résidus du procédé de taxidermie, traces de sang, taches de fluides corporels variés. Les matières utilisées sont pour beaucoup dans la fascination matinée de répulsion générée par les œuvres présentées à Saint-Louis : pour le

comprendre, il suffit de regarder les visiteurs face à un essaim organisé comme un globe de mouches à merde (You are my sunshine) ou dans un nuage où ces mêmes Calliphora vomitoria volètent au milieu des chardons (Nipple). Ils comprennent sans doute qu’ils sont face à leur propre finitude. En somme, ces vanités animales nous incarnent, nous les Hommes creux du poème de T.S. Eliot : « We are the hollow men / We are the stuffed men / Leaning together / Headpiece filled with straw. Alas! / Our dried voices, when / We whisper together / Are quiet and meaningless »2.

1

Voir Poly n°170 ou sur www.poly.fr

« Nous sommes les hommes creux / Les hommes empaillés / Cherchant appui ensemble / La caboche pleine de bourre Hélas !
/ Nos voix desséchées, quand / Nous chuchotons ensemble / Sont sourdes et dénuées de sens. »
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Installation contextuelle en verre noir, Courtesy Galerie Patricia Dorfmann Paris / Krupic Kersting - KUK - Cologne

drôle de mine La Matière noire de l’artiste Baptiste Debombourg envahit La Chaufferie strasbourgeoise. Une œuvre immersive constituée de plaques de verre couleur charbon… où brille une lueur. Par Emmanuel Dosda

À Strasbourg, à La Chaufferie, du 2 octobre au 15 novembre (dans la cadre de la Biennale du Verre, du 15 octobre au 29 novembre – www.biennaleduverre.eu) 03 69 06 37 67 www.hear.fr www.baptistedebombourg.com

* Matière noire est le premier volet d’une trilogie, avec Champ d’accélération (16/10-23/01) à la Maison Rouge (Paris) et Radiance, (24/1025/11) à la Galerie Patricia Dorfmann (Paris), où il présentera le fruit de sa collaboration avec les élèves de l’Atelier Verre de la Hear durant sa résidence à Strasbourg en septembre

www.lamaisonrouge.org www.patriciadorfmann.com

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C

atalogues de La Redoute troués, téléviseurs empalés, cimaises fracassées, Yamaha 125 démontée… Si la notion de destruction innerve son travail, Baptiste Debombourg s’attache moins au carnage qu’au remodelage, à la dégradation qu’à la reconstruction. « La violence pure ne m’intéresse pas : elle est présente partout », explique-t-il. En récupérant des objets usuels défectueux, le plasticien parisien donne une seconde vie aux choses, évoquant une « résurrection ». Il se considère comme un sculpteur qui enlève et ajoute de la matière. Ou comme un peintre, apposant des touches colorées dans l’espace, avec des problématiques propres à la peinture : « Composition, profondeur de champ, question de la représentation… » Et de citer le Grand Verre « que Marcel Duchamp jugeait comme une peinture, une œuvre incluant l’accident – lorsqu’il s’est brisé en le transportant d’une expo à une autre – dans sa démarche. » Pour La Chaufferie*, galerie d’exposition de la Hear, l’artiste expérimentateur a créé un « espace pictural », une installation constituée d’une multitude de pare-brises endommagés peints en noir qui jonchent le sol et viennent recouvrir le mur, comme un monticule de charbon (clin d’œil à l’ancienne chaufferie), une carrière de marbre, une coulée de lave. Ou une galaxie : le titre de son expo fait référence à la matière

inconnue, composante de l’univers. Son travail réanime « l’esprit du lieu qui alimentait en énergie les habitations aux alentours » en même temps qu’il cherche à représenter l’irreprésentable, la matière noire. « Les artistes ont toujours essayé de peindre ce qui nous échappe », affirme Debombourg, insistant sur la place prépondérante qu’occupent les sujets religieux dans l’Histoire. Il multiplie les projets contextuels (place du Bouffay à Nantes, la boutique Margiela de Miami…) et modifie les espaces, offrant une « expérience sensible » au visiteur. Celui-ci pénètre dans la galerie, avance prudemment, comme sur la banquise, dans un bruit de verre crissant sous son poids. Le plasticien évoque l’aspect « fascinant d’un matériaux paradoxal, à la fois dangereux, lourd et fragile, son reflet, son lien avec la lumière » ainsi que sa forte « charge émotionnelle », les vitres cassées renvoyant irrémédiablement aux accidents de la route. L’artiste insiste : son travail n’est pas si noir. D’ailleurs, un grand écran immaculé et géométrique – permettant à chacun de s’y projeter, s’y inscrire – a la semblance d’un diamant scintillant au beau milieu d’un tas de charbon. Un éclat lumineux au fond d’une étrange mine. Une étoile luisant dans la sombre immensité du cosmos.



lignes de vie Fragments de sensations, les dessins de l’artiste bâloise Silvia Bächli composent une partition radicale, où la fugacité de l’instant côtoie intimement le vide. Une œuvre toute en lignes à découvrir au Frac Franche-Comté. Par Dorothée Lachmann Photo de Blaise Adilon (vue de l'exposition)

À Besançon, au Frac FrancheComté, jusqu’au 18 octobre 03 81 87 87 40 www.frac-franche-comte.fr www.silviabaechli.ch

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vant de poser son trait sur le papier, Silvia Bächli marche. Dans la nature. En ville. Elle observe, absorbe, s’emplit de formes, de sensations, de détails infimes, enregistrant les palpitations du monde. Sur la feuille blanche, ses images en sont la retranscription spontanée, presque automatique et calligraphique. « Mes dessins arrivent quelquefois comme des somnambules », confie-t-elle, rapprochant de la poésie sa pratique artistique, toutes deux relevant de l’avènement d’images préconscientes. Installée au sol, au milieu de la feuille, elle trace de longs traits d’un mouvement unique et définitif, engageant son corps et ses limites dans l’œuvre. Depuis plus de trente ans, le processus est identique, avec une palette jouant invariablement sur des camaïeux de gris plongeant jusqu’au noir profond. Il y a peu cependant, la couleur a fait irruption. D’un voyage en Scandinavie, Silvia Bächli a gardé le gris-bleu et le rouge terre qui confèrent une touche de vie aux paysages glacés. Depuis, la couleur a déferlé, ainsi qu’en témoignent les œuvres récentes exposées au Frac Franche-Comté.

Privilégiant la gouache, l’artiste se tourne désormais aussi vers l’acrylique ou les crayons, pour tracer ces mêmes lignes, droites ou courbes, en damiers ou esquissant confusément une silhouette. Ces empreintes d’instants ressentis, qui semblent vouloir déborder du cadre de la feuille, n’existent que par le blanc qui les porte, par le vide qui compose consciencieusement leur rythme. En cela, l’accrochage est l’ultime étape du travail de création, à la façon d’une installation plastique dont l’équilibre et l’harmonie donnent l’illusion d’une seule et même œuvre. Les dessins sont accompagnés d’une série de photographies réalisées par Silvia Bächli avec l’artiste Eric Hattan lors d’un séjour en Islande en 2008. Présentée sur une longue table étroite serpentant dans la salle, symbole de la sinueuse route Hafnargata, l’installation évoque un film qui se révèlerait dans son entier sans qu’aucune image ne s’efface jamais pour qu’apparaisse la suivante. Œuvre parallèle aux dessins, sans en être pourtant la source, cette série donne de précieux indices sur le regard de l’artiste…



Un Regard

situations par maia flore Par Raphaël Zimmermann

Maia Flore & Guillaume Martial, Lauréats 2015 du Prix HSBC pour la Photographie sont exposés à L’Arsenal de Metz, du 3 octobre au 1er novembre 03 87 39 92 00 www.arsenal-metz.fr www.maiaflore.com

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ne fille rousse vêtue d’un manteau rouge vif se déployant comme une cape de super-héros faisant ressembler son corps à un incongru signe typographique égaré sur la lande. Une forme colorée dans la brume d’un paysage romantique debout contre un arbre, les cheveux accrochés dans les branches. Maia Flore (lauréate du Prix HSBC pour la Photographie 2015) se met en scène dans des clichés d’un puissant

onirisme où l’élégance se mêle à une intense communion avec la nature. Cette image qui pourrait servir de pochette à un CD du Winterreise de Schubert résiste à toute interprétation définitive. Errance gothique ? Rêverie contemporaine ? Variation sur un tableau de Caspar David Friedrich ? Elle demeure nimbée de mystère invitant chacun à un voyage fantastique.


ART CONTEMPORAIN

taper dans l’œil Mer Méditerranée, 2010, Courtesy de l’artiste et de la galerie Sfeir-Semler

Par Dorothée Lachmann

À Mulhouse, à La Kunsthalle, jusqu’au 15 novembre 03 69 77 66 47 www.kunsthallemulhouse.com

N

Artiste majeur de la scène libanaise, Rabih Mroué est plasticien, performeur et metteur en scène. Dans l’exposition Mer Méditerranée, il présente son point de vue singulier sur les enjeux contemporains du Proche-Orient.

é en 1967 à Beyrouth, Rabih Mroué a grandi et s’est construit sous les bombes. À travers son œuvre, il se pose d’abord comme un témoin, questionnant le réel, en décalant toujours le regard du spectateur afin de lui faire observer ce qu’il ne voit plus à force de banalisation. « J’essaie de créer une distance avec ma région d’origine, pour mieux comprendre sa situation politique et mon rapport à elle, et faire resurgir des mots et des images éloignés des mobilisations politiques déterminées à l’avance ou des idées et textes canoniques touts prêts pour les médias », confie l’artiste. En inscrivant côte à côte l’information et le devoir de responsabilité, il réinjecte des faits d’actualité dans ses œuvres pour en aiguiser la perception. Prenant sa source dans le théâtre, son travail plastique est composé de vidéos, de photographies et d’installations. « Je m’interroge sur la frontière entre le dramaturge et le plasticien. Au final, c’est toujours nous qui décidons si ceci est de l’art ou pas, si cette présentation que je fais est une performance théâtrale, un acte révolutionnaire, une conférence-performance ou une conférence tout court. Peu importe le nom, c’est le matériau offert à la réflexion qui compte, l’impact de l’œuvre sur nos croyances, ce qu’elle bouscu-

lera dans nos normes, nos traditions et nos stéréotypes. » Le matériau de Mroué, c’est fatalement la guerre. L’exposition commence avec une courte vidéo montrant la destruction d’un immeuble d’habitation. Par la magie du montage, l’artiste joue avec le temps, déconstruisant et reconstruisant le bâtiment, réécrivant le passé. Plus loin, une autre présente des annonces de personnes disparues dans lesquelles Rabih Mroué a inséré sa propre photo, s’appropriant ainsi leur histoire pour interroger la question de l’identité et de son absence. Au sol, inondant l’espace, la projection d’un corps flottant dans l’eau oblige le spectateur à la traverser pour poursuivre sa visite. Il découvre alors cette bouleversante installation sonore, composée de deux enregistrements de la voix de son frère Yasser à dix ans puis à quarante-quatre ans, après qu’un tir dans la tête l’eut contraint à réapprendre le langage. Et que dire de cet extrait du match Allemagne-Italie, qui rappelle qu’à l’occasion de la finale de la Coupe du Monde de foot 1982, en plein siège israélien de Beyrouth, un accord de trêve fut conclu entre les belligérants le temps du match ? Aucun coup de feu, aucun incident pendant ces deux heures. Poly 181 Octobre 15

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EXPOSITION

andy says Il aura connu bien plus d’un quart d’heure de célébrité… Andy Warhol est glorifié au Centre Pompidou-Metz et au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris dans deux expositions dédiées à l’imagination sans bornes du manager du Velvet Underground, artiste perruqué à l’œuvre protéiforme.

Par Emmanuel Dosda

Warhol Underground, à Metz, au Centre Pompidou-Metz, jusqu’au 23 novembre 03 87 15 39 39 www.centrepompidou-metz.fr Warhol Unlimited, à Paris, au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, du 2 octobre au 7 février 2016 01 53 67 40 00 www.mam.paris.fr Concert de Thurston Moore (Sonic Youth), lundi 23 novembre au Centre Pompidou-Metz, en partenariat avec Musiques Volantes www.musiques-volantes.org

* Traduction française édité par Le Camion Blanc en 2004 www.camionblanc.com

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Steve Schapiro, Andy Warhol sous un Silver Cloud, Castelli Gallery, New York, 1965

ne impressionnante galerie de portraits accueille le visiteur du Centre Pompidou-Metz : dans une reconstitution de la Silver Factory – lieu de spectacle, de création artistique, de fête… –, avec ses murs tapissés de feuilles d’aluminium, il est scruté par les superstars warholiennes immortalisées par Stephen Shore, Billy Name ou Nat Finkelstein. On remarque le visage craintif de Nico (capté par Shore), muse à la beauté ardente, une des héroïnes (rongée par la drogue éponyme) de la Factory que l’on retrouvera dans la salle nous plongeant dans l’opéra contemporain d’un nouveau genre nommé Exploding Plastic Inevitable. Ce spectacle vertigineux, quasi SM, mêlait la musique live du Velvet, des projections ou encore des chorégraphies d’Edie Sedgwick ou celle dite “du fouet” de Richard Malanga, bras droit d’Andy. Malanga (avec le biographe Victor Bockris) est l’auteur d’un livre, The Velvet Underground–Up-Tight*, décrivant le déroulement de cet « étourdissant show rock multimédia fait d’entrelacs de films, de lumières, de musique, de danse, de diaposi-

tives et d’une caméra filmant le public intimidé et abasourdi. » Cette œuvre d’art total qui s’exporta de ville en ville donne, selon les auteurs, « un exemple parfait de l’art qu’avait Andy Warhol de manier les talents et les idées des autres. Warhol a toujours été une sorte de catalyseur par lequel les gens aux talents multiples qui ne savaient pas très bien comment les exploiter pouvaient enfin trouver un terrain d’expression. »

La mort lui va si bien

Photographe, publicitaire, peintre, sérigraphe (2D et 3D), réalisateur de films expérimentaux, magna de la presse avec son magazine Interview, romancier, portraitiste des people… Warhol est un génial touche-à-tout ayant pris le plus influent des groupes rock sous son aile. L’auteur de la “banane” qui orne le premier album venimeux et velouté du Velvet Underground est le pygmalion bienveillant d’une formation (fondée il y a pile 50 ans) omniprésente dans l’exposition messine. On retrouve Lou Reed, John Cale et les autres sur les Screen Tests (à Metz et à Paris),


Steve Schapiro, Andy Warhol et le Velvet Underground, Hollywood Hills, Los Angeles, 1966

série de vidéos en plan fixe montrant ceux qui ont écrit les plus belles (et tristes) pages de la Factory : artistes, jet-setteurs huppés, travelos, homos et autres anges déchus. Paul America, Edie Sedgwick, Billy Name, Dennis Hopper, Ingrid Superstar, Nico ou Richard Rheem fixent la caméra et brûlent la bobine. L’un a du mal à dissimuler son malaise, l’autre fanfaronne pour se donner consistance ou lâche une larme qui n’a pu être retenue, rappelant que la Factory, ce sont aussi des destins brisés, du poison circulant dans les veines, de la folie dévorante, des femmes fatales trop vite fanées, des innocents incandescents. Les désastres de la vie irriguent le travail de celui qui, en 1968, échappe de peu à la mort, suite aux tirs de la féministe Valerie Solanas. La Grande faucheuse habite sa série Death and Disasters (série d’accidents de voiture), ses Electric Chairs ou même ses représentations d’icônes américaines : lorsqu’il peint Liz Taylor, celle-ci, alors gravement malade, est épiée par les médias guettant son dernier souffle. Ses Jackies ? Il les réalise juste après le meurtre de JFK. Avec Warhol, le glam et

le glas sont liés. Son art n’est jamais aussi léger que les Silver Clouds, nuages argentés gonflés à l’hélium accompagnant les danseurs de Rain Forest, spectacle chorégraphique de Merce Cunningham. Le Centre Pompidou-Metz et le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris éclairent l’œuvre sans limites de Warhol, les deux institutions montrant les travaux d’un créateur ayant l’art de “sortir du cadre” et de mettre en scène son travail. Le musée parisien insiste davantage sur la dimension sérielle en présentant, pour la première fois en Europe, ses Shadows (1978-79), suite de 102 toiles (!) s’étendant sur 130 mètres de long. Une partition où les motifs se répètent, une « expérience cinétique proche du cinéma », selon Fabrice Hergott, directeur du MAM. Une peinture monumentale sans début ni fin (comme Empire, plan fixe de huit heures de l’Empire State Building), ayant la semblance d’une pellicule de film hantée par des ombres. Les fantômes de la Factory ?

Je ne vois pas comment j’aurais pu être underground alors que j’ai toujours voulu qu’on me remarque Andy Warhol

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ARCHITECTURE & GASTRONOMIE

© Enrico Cano

le cinquième élément L’air, la terre, l’eau et le feu : la cuisine de Jean-Georges Klein exalte L’Alchimie des éléments1. Dans un temple de verre et de grès imaginé par l’architecte star Mario Botta, le cristal vient s’ajouter à ce quatuor magique pour un féérique décor. Visite à la Villa René Lalique tout juste ouverte.

Par Hervé Lévy

La Villa René Lalique est située 18 rue Bellevue à Wingen-surModer. Restaurant fermé mardi et mercredi ainsi que samedi midi. Menus de 78 € à 180 € 09 66 81 02 06 www.villarenelalique.com

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C’

est une maison à colombages posée au milieu d’un Parc. Elle fut construite pour René Lalique, en 1920. Lorsque Silvio Denz achète la cristallerie, sauvant un des fleurons du patrimoine français, il la découvre : « Un soir, alors que je quittais la manufacture pour dormir à mon hôtel de La Petite Pierre, j’aperçus cette bâtisse. Je ne savais pas qu’elle m’appartenait ! » Peu de temps avant, le 14 février 2008 – date où était annoncé le rachat de l’entreprise – il dînait à L’Arnsbourg2, situé à

quelques encablures de Wingen-sur-Moder, où officiait alors Jean-Georges Klein auréolé de trois Étoiles au Guide Michelin. Une amitié naît… Les ingrédients étaient réunis pour créer une « merveilleuse vitrine pour Lalique ». Ne restait plus qu’à laisser la volonté et le temps faire leur œuvre.

Temple de verre La villa est une « présence forte au cœur de la forêt », explique l’architecte suisse Mario Botta, auteur du Musée Tinguely de Bâle ou


ARCHITECTURE & GASTRONOMIE

de la Cathédrale de la Résurrection d’Évry, qui vient aussi de signer chez Lalique le vase GEO3 évoquant le Palazzo dei Diamanti de Ferrare. Lorsque Silvio Denz lui demande d’imaginer un restaurant qui lui serait relié – l’endroit abritant désormais un hôtel de six “suites écrins” – il décide de « faire acte de modestie en respectant le parc et un bâtiment ancien très “dessiné” », construisant « une île entourée par la forêt, une salle de restaurant qui puisse se noyer dans le vert du paysage ». Mission accomplie avec un pavillon vitré entouré de colonnes de grès des Vosges évoquant l’altière et archaïque élégance des temples doriques d’Agrigente. En sous-sol, il a aussi réalisé une impressionnante cave à vins abritant aujourd’hui 12 000 bouteilles (8 000 autres vieillissent ailleurs), qui tient autant du “Fort Knox viticole” que du vaisseau spatial dans lequel on entre par un sas décoré de panneaux de cristal créés par Damien Hirst. Les flacons des vignobles du PDG de Lalique y reposent, six domaines dont Château LafauriePeyraguey, un Sauternes classieux, Château Faugères, Grand Cru Classé de Saint-Emilion ou encore le Montepeloso, un vin toscan racé. S’y trouvent aussi des trésors – comme un Château d’Yquem 1888 – sur lesquels veille Romain Iltis, Meilleur Ouvrier de France et sommelier du restaurant.

se laisse également charmer par un dos de bar de ligne new style servi sans sauce, avec une simple vinaigrette à la fleur de sureau rappelant que JGK aime « trouver de nouveaux goûts et des alliances inédites, dans la nature », travaillant, par exemple, la reine des prés ou la camomille. Ici, la fleur de sureau – légèrement acidifiée pour lui donner plus de relief – entre en résonance avec un poisson cuit à la perfection recouvert par une mosaïque graphique et polychrome de poivrons rouges, jaunes et verts et une petite touche de bergamote. Nous n’en sommes certes qu’aux prémices de la Villa Lalique dont la carte évoluera encore, mais le lieu est bien parti pour briller au firmament étoilée de la gastronomie française.

Titre d’un livre paru aux éditions de La Martinière en 2010 www.editionsdelamartiniere.fr

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2 Voir Poly n°179 www.arnsbourg.com

En vente en janvier 2016 www.lalique.com

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© Richard Haughton

L’âge de cristal La salle à manger ressemble à un showroom magnifiant la créativité et le savoir-faire de Lalique : lustres Windfall, verres et carafes de la série 100 Points accompagnent mille et un détails où le satiné et la transparence du cristal jouent ensemble de manière lumineuse et délicate. Dans cet écrin se (re)découvre la cuisine de Jean-Georges Klein, le plus génial autodidacte du paysage gastronomique hexagonal : « Je ne vais pas changer. Je fais ce que je sais faire », s’amuse le chef, modeste, lorsqu’on lui demande le credo de sa nouvelle maison. « Au lieu, par exemple, de composer une assiette très complexe, je préfère décliner ma partition en petites bouchées. L’une peut exprimer les contrastes, l’autre explorer un goût précis, la troisième procéder d’une réflexion sur les textures. J’aime bien titiller les papilles, bousculer les choses », explique-t-il. Illustration dans une carte où se retrouvent, à côté d’ébouriffantes nouveautés, quelques classiques imaginés à L’Arnsbourg comme le désormais culte Cappuccino de pommes de terre et truffes créé à la fin des années 1990, toujours aussi explosif quinze ans après. On Poly 181 Octobre 15

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ARCHITECTURE

catalyseur d’écosystème Pour ses 60 ans, le groupe familial d’envergure internationale Hager, fabricant de matériel et d’installations électriques, s’est doté d’un immense Forum sur son plus grand site à Obernai. Réalisé par Matthias Sauerbruch et Louisa Hutton, ce bâtiment a été pensé comme un lieu d’échange devant concourir à une nouvelle culture d’entreprise. Par Thomas Flagel Photos de Jan Bitter

Hager Forum 132 boulevard de l’Europe à Obernai www.hagergroup.com www.sauerbruchhutton.de

L’architecte coloriste était l’invité des Journées de l’Architecture 2014, lire L’Esprit des lieux dans Poly n°170 ou sur www.poly.fr

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2 Lire l’article dédié à Ronan et Erwan Bouroullec dans Poly n°144 ou sur www.poly.fr

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uand la société franco-allemande Hager, sous l’impulsion de son Président du directoire Daniel Hager – qui représente la quatrième génération dirigeante –, décide en 2011 de faire entrer la culture d’entreprise dans le XXIe siècle, il challenge six cabinets d’architecture renommés pour bâtir un nouveau Forum. Les moyens alloués (vingt millions d’euros) sont à la hauteur d’un groupe considéré comme « le cinquième player mondial » dans le développement de produits, de systèmes et de services à destination des bâtiments intelligents. Pas question de lésiner pour un lieu dans lequel la collaboration, la connexion en réseau et l’innovation sont érigés en principes clés et doivent prendre corps pour permettre la convergence des idées, des personnes et des expériences. Un creuset 2.0 gorgé de technologie et ultramoderne sensé stimuler la créativité, favoriser la formation et accueillir clients, collaborateurs et visiteurs.

Sobriété & matières nobles

C’est le cabinet Sauerbruch Hutton (du nom de ses fondateurs Matthias Sauerbruch et Louisa Hutton1) qui a su séduire Hager avec un projet très différent de ses réalisations habituelles. Reconnu pour ses bâtiments formant des puzzles ou camaïeux de couleurs (Sedus à Hochregallager ou encore le Musée Brandhorst à Munich), le duo d’architectes a choisi le contre-pied, jouant sur la lumière avec des éléments de façade en verre et en aluminium formant des dégradés de brillance et de reflets alliés à du chêne et un sol sombre en pierre naturelle. Non loin de l’élégance de l’Église Saint-Emmanuel de Cologne, avec ses trames de bois inversées sur lesquelles les rayons du soleil créent des ombres et des reflets formant un damier de teintes, pour laquelle ils ont reçu le Prix d’Architecture allemand 2015. Se défiant d’une tour d’ivoire verticale, le Hager Forum s’étire de tout son long (108 mètres pour moins d’une dizaine de


ARCHITECTURE

haut) pour s’intégrer subtilement à l’entrée du site de production obernois. Rien de clinquant de l’extérieur. Une douce impression de légèreté se dégage de l’auvent qui semble flotter en s’avançant délicatement vers le visiteur. Peu de piliers porteurs et une charpente en lamellé-collé percée de nombreux sheds laissant pénétrer la lumière du jour jusque dans les espaces centraux du gigantesque atrium en forme de H. Cet espace modulable (“ The Hub”) pouvant accueillir pas moins de 400 personnes dans sa configuration assise prend des allures d’élégante salle des pas perdus lorsqu’il est vide.

L’expérience Hager

De part et d’autre, un café (Le “Spark” où naîtront peut-être, grâce au co-working, des « étincelles » débouchant sur de brillantes idées) fait face à un “Shop” rempli de créations design estampillées… Vitra ! Vraie modestie de ne présenter aucun produit dérivé Hager ou positionnement tendance et luxueux un brin sur-joué ? Dans le jargon de la maison, on ne jure que par « le user delight » et « l’expérience utilisateur » pour celui qui est invité, au sous-sol, à découvrir les 60 ans d’histoire de l’entreprise à travers le mur “Origins” et une salle ultra-équipée (“Force Field”) avec vidéos projecteurs, LEDs, bruitages cinéma et ensemble de tables / objets connectés – grâce à des puces RFID – emblématiques des cinq marques appartenant à la société européenne Hager (Berker, Daitem, Diagral, Efen et Elcom). Au rez-de-chaussée, deux showrooms multimédias baptisés “Labs”, pensés et aménagés par Milla & Partners présentent les produits phares avec une technologie dernier cri. Un outil dédié aux installateurs qui pour-

ront, à l’avenir, venir avec des clients pour leur faire découvrir les produits et solutions de la marque. Neuf salles de formation permettent l’accueil et la prise en main des professionnels, les mises à niveaux et la formation continue. Clou du spectacle, un atelier de formation jouxtant l’armoire de distribution (le tableau électrique complet du bâtiment), totalement vitré, véritable démonstration à l’échelle 1:1 de l’offre Hager et de l’automatisation possible des bâtiments : une station météo est reliée à des solutions de domotique maison qui contrôlent la température mais aussi l’ouverture / fermeture des stores de façade ou encore des détecteurs de présence et de luminosité ajustant les ressources adéquates (chauffage, ventilation, clim’). Si le bâtiment est loin d’être BBC (difficile avec 50% de surfaces vitrées), 440 panneaux photovoltaïques fournissent tout de même 40% de son énergie globale.

L’entreprise du futur

Mais ce Forum est aussi un véritable lieu de travail regroupant, au premier étage les équipes des services R&D, Innovation et Design qui occupent de spacieux bureaux en open space – une petite révolution pour les employés – au mobilier pioché avec goût chez Vitra : luminaires, chaises, bureaux mais aussi alcôves isolantes (les superbes Worbays des frères Bouroullec2). Quasiment aucune cloison (seuls les toilettes et une cuisine sont invisibles) dans ces espaces vitrés offrant une imprenable proximité avec l’architecture de la toiture, toute en ondulations. Pas de portes fermées, peu de séparations hiérarchiques, la volonté collaborative est ici expérimentée sans demi-mesure, à la vue de tous.

Maison européenne de l’Architecture Découvrez L’Expérience Hager Forum à Obernai durant les Journées de l’Architecture, dimanche 4 octobre à 14h Inscription à info@hagerforum. com ou au 03 69 55 62 55

Hager Group 1,7 milliards d’euros de CA 11 400 collaborateurs dont 2 200 à Obernai 95 pays où sont commercialisés les produits Hager Group 23 sites de production dans 11 pays

Hager Forum 20 millions d’euros d’investissement 7 140 m2 de superficie 5 500 m2 de béton 700 tonnes d’acier 950 m3 de bois 440 panneaux photovoltaïques 125 km de câbles électriques 108 m de long 21 mois de travaux

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last but not least

flavien berger pop synthétique Par Emmanuel Dosda Photo d'Andrea Montano & Marine Peyraud

À Sainte-Marie-aux-Mines, à la piscine municipale, lors du festival C’est dans la Vallée (voir page 34), dimanche 11 octobre www.cestdanslavallee.fr À Strasbourg, à La Laiterie, jeudi 22 octobre www.artefact.org À Metz, aux Trinitaires, samedi 7 novembre (dans le cadre du festival Musiques Volantes) www.musiques-volantes.org À Paris, à La Cigale, samedi 14 novembre www.lacigale.fr

Vous êtes présent dans la liste des « 100 Français qui réinventent la culture » des Inrocks. Quelle est votre dernière réinvention. Elle va se produire ce soir (le 02/09, NDLR) au Palais de Tokyo : avec Raphaël Pluvinage et Juliette Gelli, nous allons réinventer la notion de fantôme au travers d’une installation, un ballet fantomatique sur ma musique, avec des robots.

Le titre Leviathan fait plus de 15 minutes : c’est votre dernier record. Non, j’ai fait des morceaux bien plus longs. Ce format permet de voyager, de traverser différentes phases…

Êtes-vous à l’affût des dernières tendances musicales. Je fais la musique qui me vient avec les outils de mon époque, mais suivre les tendances, c’est comme chasser un animal mort.

Alan Vega, Kraftwerk, Christophe, Daho… Dernière comparaison dans laquelle vous vous reconnaissez. J’ai récemment composé un morceau qu’on a comparé à du Dan Deacon, un artiste que j’aime beaucoup, autant pour sa recherche musicale que ses performances scéniques.

Dernier beau voyage. Dans une maison de campagne au milieu des bois, lors d’une journée très pluvieuse. Il s’agissait d’un trip sous LSD, avec une nature trempée, des champignons, des troncs d’arbre et du lichen mouillé. Dernier tour de grand 8. Cet été, j’ai fait des concerts près de la mer. Ces moments sont semblables à des tours de grand 8 : une dynamique, des hauts, des bas, des vertiges et des virages secs.

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Dernière sortie en scaphandre. En vrai, je n’ai jamais fait de plongée sousmarine. Je fantasme cet univers depuis mon canapé.

Dernière danse. Un slow sous une lumière rotative multicolore dans un salon poussiéreux. Dernier album. Leviathan, édité par Pan European Recording www.paneuropeanrecording.com




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