Poly 225 - Novembre 2019

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N°225

NOVEMBRE 2019

POLY.FR

MAGAZINE ARLENE GOTTFRIED OXMO PUCCINO JEANNE CHERHAL FRANÇOIS BÉGAUDEAU KÄTHE KOLLWITZ



BRÈVES

BERLIN Attention, concert événement aux Dominicains de HauteAlsace de Guebwiller : l’icône Nina Hagen est de retour (08/11). Théâtrale, excentrique, délirante, trash, elle fut une pionnière… bien avant Madonna ou Lady Gaga. Sur scène, elle rend hommage à Brecht, sur des mélodies de Kurt Weill et Hanns Eisler. Ambiance République de Weimar post-punk et rétrofuturisme assumé pour un concert unique dans un cadre en total décalage ! les-dominicains.com

VENISE Célébré par ses contemporains comme le meilleur peintre de la Sérénissime, Giovanni Battista Tiepolo se voit consacrer une rétrospective majeure par la Staatsgalerie Stuttgart (jusqu’au 02/02/2020). La diversité de son corpus embrassant sujets religieux, historiques ou mythologiques, dialogue avec les œuvres vidéo de Christoph Brech. staatsgalerie.de

Rinaldo et Armida dans le jardin enchanté d’Armida, autour de 1752, Résidence de Würzburg © Bayerische Schlösserverwaltung

TOKYO MATERA Présidé par Agnès Jaoui, le jury de la 42e édition du Festival du film italien de Villerupt (jusqu’au 11/11) aura fort à faire pour trancher dans une belle sélection de la production transalpine. Au menu de l’événement, une carte blanche dédiée à Mario Monicelli (avec notamment Vogliamo i colonnelli, en photo), une rétrospective autour de la région Basilicate ou un portrait cinématographique en six longs-métrages du producteur Angelo Barbagallo. festival-villerupt.com

Trois ans après la création de leur label, le CD Rains (présenté au Théâtre de Hautepierre, 14/11) revient aux fondamentaux des Percussions de Strasbourg : le récital en sextuor. S’y retrouvent l’emblématique rituel Hiérophonie V de Yoshihisa Taïra – cri primitif qui s’annihile dans une seconde partie éblouissante de sérénité – et Sange de Malika Kishino, inspiré d’une cérémonie bouddhiste. Incantatoire et enivrante, la Regentanz de Toshio Hosokawa répond au magique Rain Tree de Tōru Takemitsu. percussionsdestrasbourg.com Poly 225

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© Kristian Schuller

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LYRIQUE PHOTOGRAPHIQUE Il ne vous reste plus que quelques jours pour voir la très belle exposition de photographies de Mathieu Pernot (Galerie de L’Arsenal, Metz, jusqu’au 06/11). Avec Les Gorgan, 1995-2015, il a suivi une famille rom, découvrant la communauté et entrant dans son intimité. citemusicale-metz.fr

La diva assoluta Cecilia Bartoli donne la primeur de son nouveau programme au Festspielhaus de Baden-Baden (23/11), explorant Farinelli et son époque avec Les Musiciens du Prince et Gianluca Capuano. On retrouvera ensuite la mezzo-soprano dans les plus grandes salles du continent, dont La Philharmonie de Luxembourg (08/12). festspielhaus.de – philharmonie.lu

JEUNE PUBLIC La Belle © Marine Drouard

Au milieu du festival franco-allemand Loostik (0510/11), ne manquez pas un week-end festif avec notamment la compagnie La Vouivre qui propose une version chorégraphique de La Belle (10/11 à 16h, au Carreau, Forbach) au bois dormant (dès 7 ans). À son chevet, pas un, mais deux princes pour affronter ses peurs, croquer la vie en séductrice espiègle bien décidée à ne pas se laisser dicter ses actes. Une compagnie à retrouver dans Feu, toujours au Carreau (21/11). loostik.eu

AQUATIQUE Avec une cinquantaine de toiles signées Corinne Albrecht (œuvrant parfois en duo avec Klaus Kadel), l’exposition Rien que le plaisir à l’horizon (Cave de Ribeauvillé, jusqu’au 06/01/2020) permet de découvrir un univers poétique. « L’eau et la transparence sont des éléments qui guident mes recherches picturales tant comme acteurs que comme sujets », explique l’artiste. vins-ribeauville.com

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BOUGER Pionnier de l’electronic body music dans les années 1980, Nitzer Ebb est de retour pour une tournée qui passe par Strasbourg (18/11, La Laiterie) autour du duo Douglas McCarthy / Bon Harris. Claviers glacés, percussions brutales et lyrics à l’avenant (Let your body learn, nous enjoignent-ils) ont infusé dans toute l’Europe, influençant une génération : Join the chant!

L’abus d’alcool est dangereux pour la santé

BOIRE

© Agathe Poupeney

artefact.org

Temple du vin naturel et bio, le caviste Entre Deux Verres fête ses dix ans dans la joie (09 & 10/11, Centre culturel Marcel Marceau, Strasbourg), organisant un salon. S’y mêlent dégustations de vins de nombreux producteurs venus de toute la France, mais aussi de bières et d’eaux-de-vie, concerts et spectacles.

DANSER Le Ballet du Rhin propose Danser Chostakovitch, Tchaïkovski… (03/11, Théâtre municipal de Colmar, 09-13/11, Opéra de Strasbourg). Dans Pagliaccio, Mattia Russo et Antonio de Rosa interrogent la figure du clown, tandis que Bruno Bouché crée 4OD sur un prélude de Rachmaninov et une étude de Scriabine. Enfin, Hélène Blackburn retrouve La Belle au bois dormant pour interroger les moments décisifs, troublants, parfois douloureux, de l’adolescence. operanationaldurhin.eu

entredeuxverres.fr

No One Is Innocent © Stéhane Hervé

CHANTER Inaugurée il y a peu, la nouvelle salle de la Halle Verrière de Meisenthal propose un joli programme en novembre avec notamment Murray Head (16/11) auteur de l’album culte Say It Ain’t So et interprète du tube One Night in Bangkok. Également au menu, No One Is Innocent (30/11) : riffs implacables, groove, hymnes incarnés, une formule qui les impose dans le cercle restreint des chefs de clan du rock à grosses guitares. halle-verriere.fr Poly 225

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SOMMAIRE

16 Zoom sur Christian Gine, créateur de Capitaine Sabre, invité au Festival Bédéciné

20 Entretien fleuve avec François Bégaudeau 24 Olivier Chapelet réécrit et met en scène Oncle Vania 26 Aurélien Bory inaugure le nouveau Maillon strasbourgeois avec Espæce

28 Entre séparations brutales et désir incandescent, Jean-René Lemoine crée Vents contraires

34 Le chorégraphe Marcos Morau bouscule la perception de l’humanité dans Pasionaria

36 Figure radicale de la danse contemporaine, Olivier Dubois s’empare de Come Out de Steve Reich

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38 Entretien chic et choc avec Oxmo Puccino 40 Entre Véronique Sanson et sons sériels, Jeanne Cherhal se livre

42 Plongée dans la prog’ de Jazzdor 48 Le festival Piano au Musée Würth se place sous le signe de l’humour

52 Éric Ruf monte un Pelléas et Mélisande extraordinairement sombre

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56 Quelque 170 œuvres composent une rétrospective dédiée à Käthe Kollwitz

62 Patricia Houg dresse les contours de la 24e édition de ST-ART

64 Visite de la 5e Luxembourg Art Week 66 Un dernier pour la route au Domaine Roland Schmitt

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COUVERTURE

© estate Gottfried

La croisette de Brighton Beach était l’un des spots régulièrement arpentés par Arlene Gottfried, photographe américaine célébrée aux Beaux-Arts de Nancy (voir p.62). En Une de ce numéro vous retrouvez Angel and Woman on Broadwalk in New York, (1976). Un ange en mini slip posant fièrement, pilosité et muscles saillants derrière une retraitée en goguette, lunettes papillon iconiques des seventies pour un bain de soleil face à la mer. Comme un instantané de melting-pot. arlenegottfried.com

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OURS · ILS FONT POLY

Ours

Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)

Emmanuel Dosda Il forge les mots, mixe les notes. Chic et choc, jamais toc. À Poly depuis une quinzaine d’années, son domaine de prédilection est au croisement du krautrock et des rayures de Buren.

Thomas Flagel Théâtre des balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes dans Poly.

Au Rostand, Paris, 2019 © Geoffroy Krempp

poly.fr RÉDACTION / GRAPHISME redaction@poly.fr – 03 90 22 93 49

Sarah Maria Krein Cette française de cœur qui vient d’outre-Rhin a plus d’un tour dans son sac : traduction, rédaction, corrections… Ajoutons “coaching des troupes en cas de coup de mou” pour compléter la liste des compétences de SMK.

Anaïs Guillon Entre clics frénétiques et plaisanteries de baraque à frites, elle illumine le studio graphique de son rire atomique et maquette à la vitesse d’une Renault Captur lancée entre Strasbourg et Bietlenheim. Véridique !

Julien Schick Il papote archi avec son copain Rudy, cherche des cèpes dans les forêts alsaciennes, se perd dans les sables de Namibie… Mais comment fait-il pour, en plus, diriger la publication de Poly ?

Éric Meyer Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés (chaussures, avions…) s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain, mis en lumière par la gravure. ericaerodyne.blogspot.com

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5 numéros - 20 ¤

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Directeur de la publication Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Responsable de la rédaction Hervé Lévy / herve.levy@poly.fr Rédacteurs Emmanuel Dosda / emmanuel.dosda@poly.fr Thomas Flagel / thomas.flagel@poly.fr Stagiaire de la rédaction / Irene Picon Ont participé à ce numéro Benoît Linder, Vincent Muller, Pierre Reichert, Calvin Roy, Irina Schrag, Florent Servia, Daniel Vogel et Raphaël Zimmermann Graphistes Anaïs Guillon / anais.guillon@bkn.fr Élisabeth Amarin / elisabeth.amarin@bkn.fr Développement web François Agras / webmaster@bkn.fr Maquette Blãs Alonso-Garcia en partenariat avec l'équipe de Poly Administration, gestion, abonnements 03 90 22 93 30 Mélissa Hufschmitt / melissa.hufschmitt@bkn.fr Diffusion 03 90 22 93 32 Vincent Bourgin / vincent.bourgin@bkn.fr Contacts pub 03 90 22 93 36 Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Sarah Krein / sarah.krein@bkn.fr Linda Marchal-Zelfani / linda.m@bkn.fr Aurélie Fanara / aurelie@poly.fr Pierre Ledermann / pierre@poly.fr Patrice Brogard / patrice@poly.fr COMMUNICATION BKN Éditeur / BKN Studio – bkn.fr 03 90 22 93 30

Magazine mensuel édité par BKN S.à.R.L. au capital de 100 000 € 16 rue Édouard Teutsch – 67000 Strasbourg Dépôt légal : Octobre 2019 SIRET : 402 074 678 000 44 – ISSN 1956-9130 Impression : CE © Poly 2019. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. Tous droits de reproduction réservés. Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs.



ÉDITO

Par Hervé Lévy Illustration d’Éric Meyer pour Poly

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couleur café L e cours du zinc est au plus bas, tandis que le Picon (avec ou sans) vit une période de basses eaux à une époque d’hygiénisme triomphant où le rade est une espèce en voie de disparition. Le Commando Pernod s’est rangé des voitures, les chiffres officiels sont implacables : selon l’Insee, l’Hexagone comptait encore 38 800 débits de boissons en 2016 (soit 1 pour 1 700 habitants) contre 55 000 en 1990, quelque 200 000 dans les années 1960 et… 500 000 (1 pour 82 habitants) en 1900 ! Que sont nos mastroquets devenus dans des sociétés de plus en plus aseptisées, chacun demeurant claquemuré devant ses écrans ? N’oublions pas que le café est aussi un lieu de culture, symbole d’un art de vivre, un espace mental nimbé de poésie, parfois subversif, où se trament les révoltes – pensons au Café Lebigre du Ventre de Paris chez Zola où se réunissent les conspirateurs républicains – et où les idées s’enflamment. Plus prosaïquement, il s’agit aussi de l’ultime espace de sociabilité de la “France périphérique” où les vieux et les exclus (et bien

d’autres) viennent trouver un peu de chaleur humaine autour d’un verre de schnabot. Pour lutter contre cette désertification bistrotière, le groupe SOS (regroupant entreprises et associations), spécialisé dans l’entrepreneuriat social, a lancé une grande campagne destinée aux maires des communes de moins de 3 500 habitants. Sous l’intitulé 1 000 cafés (voir 1000cafes.org), il vise à inciter à la création de nouvelles adresses – en formant les gérants ou en leur garantissant des revenus décents – qui accueilleront aussi, époque oblige, une gamme de services de proximité : dépôt de pain, relais poste, « programmation événementielle, culturelle et citoyenne » (on cite, en rigolant), point d’information touristique, etc. Voilà initiative à soutenir, histoire que nos villages de Haute-Saône, de Meuse, des Vosges (mais pas que…) retrouvent un peu d’animation et que les « territoires » – comme disent les technos – regagnent un peu de joie. Vas-y bougnat, remets une tournée de Suze et une poignée de cahouètes.



CHRONIQUES

ni même le chat.

GASOLINE ALLEY Les Strasbourgeois de 2024 frappent un coup de maître avec Walt & Skeezix, sélection de strips de Frank King. Issue de l’âge d’or du genre, la série Gasoline Alley paraissait quotidiennement dans le Chicago Tribune. On y retrouve les meilleures pleines pages dominicales formant un magnifique voyage initiatique dans l’Amérique des années 1920 et 1930. Célibataire, Walt trouve un bébé laissé devant sa porte. Personne dans son entourage ne veut s’en occuper si bien qu’il finit par l’adopter et le baptiser Skeezix. Avec une grande douceur et un onirisme débridé, ses personnages vieillissent en temps réel. Frank King croque les rêveries de Walt, ses inquiétudes et jeux d’apprenti père, mais surtout l’amour qui les unit dans un découpage de cases parfois audacieux : le damier se pose sur une seule grande image dans laquelle circulent astucieusement les personnages. (T.F.) Paru aux Éditions 2024 (35 €) editions2024.com

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UN PEU DE SOI Chaque Strasbourgeois se souviendra toute sa vie où il était mardi 11 décembre 2018. Avant les hommages officiels qui ne manqueront pas de fleurir, retour « des hyènes tentant de profiter du carnage », l’autrice et metteuse en scène Claire Audhuy signe un livre poétique, carnet de bord mêlant pudeur et posts Facebook, stupeur et douleur, besoin de fraternité et attente inquiète qui ont peuplé les jours d’après l’attentat. L’Hiver dure 90 jours conte la perte de son ami Bartek. Le B. du récit, touché à la tête par un tir de C. Les mots qui peinent à faire sens, la ville assiégée, l’éruption des rumeurs, les sentiments qui débordent, les heures à l’hôpital, le besoin de cartographier les lieux et les larmes entre deux portes. Mais aussi le temps qui passe, l’absence qui s’installe, les jours qui défilent et, étrangement, la vie qui reprend. (T.F.) Paru chez Médiapop Éditions (10 €) mediapop-editions.fr Rencontres et lectures publiques avec Baris Ayhan (saz et chant) : Église de Kolbsheim (07/11), Librairie Quai des Brumes (Strasbourg, 08/11), Savons d’Hélène (Strasbourg, 12/11), Salon du Livre de Colmar (23 & 24/11), au Totem (Schiltigheim, 30/11), à 47° Nord (Mulhouse, 10/01/20)

MAXI MINUSCULE Un très grand livre cartonné. L’histoire d’un microscopique être fragile. Un format XXL où sont contées les mésaventures d’un personnage haut comme trois pommes, non, qu’un simple caillou… Le garçonnet, « petit depuis tout petit », lance Je me suis caché et se planque si bien qu’il se perd dans l’immensité d’un monde trop vaste pour lui aux couleurs primaires hyper fashy. Guillaume Chauchat, enseignant à la Haute École des Arts du Rhin, semble faire quelques clins d’œil à Vincent van Gogh lorsqu’il décrit des tournesols affaissés ou des souliers usés. L’illustrateur strasbourgeois montre les biscotos et sort les gros pinceaux afin de dessiner ce Poucet en herbe camouflé à l’ombre d’un pissenlit. (E.D.) Édité par Albin Michel Jeunesse dans la collection Trapèze (dès 3 ans, 13,50 €) albin-michel.fr guillaumechauchat.com


Barcelone, le 23 avril 1916. Sur le ring dressé au centre de la Plaza de Toros, gants de boxe aux poings, les 2 Arthur s’affrontent. Jack Arthur Johnson et Arthur Cravan. Le premier est né

CAR L É / ANT I C O I l é tait 2 fois Ar thur

Après avoir quitté Londres sous les bombes des Zeppelins, nous nous retrouvâmes en Espagne où Johnson allait de fiestas en matchs vite pliés. C’est à Barcelone que nous avons retrouvé cet olibrius d’Arthur Cravan ; tous deux avaient besoin d’argent. L’un avait fui l’Amérique, l’autre la rejoindrait, un accord fut vite trouvé. »

CAR LÉ / AN TI C O Il était 2 fois Arthur AI R E LI B R E

aux États-Unis, premier boxeur noir à avoir remporté le titre de champion du monde des poids lourds. Le second est né en Suisse, neveu d’Oscar Wilde et boxeur dandy surnommé « Le poète aux cheveux les plus courts du monde ». Tout semble opposer les deux hommes, à l’exception d’une attitude identique face à une société corsetée dans le racisme et le puritanisme : ce sont deux hommes libres. Sur le ring de la Plaza de Toros, peu importe qui sera le vainqueur. Première performance artistique pré-dada ou supercherie sportive et financière, le match des 2 Arthur s’est désormais inscrit dans la légende. À partir de ce combat mythique, Nine Antico a construit sa narration dans un affrontement miroir qui fait voler en éclat les codes et les préjugés. Porté par l’énergie fulgurante du dessin de Grégoire Carlé, ce récit coup de poing sur la liberté renverse les icônes dans un match P O S T FA C E D ’ E M M A N U E L P O L L A U D - D U L I A N

AI R E LI B R E

graphique en noir et blanc qui met deux fois KO.

L’ÂME RUSSE

UPPERCULTE

Audacieuses et engagées dans un combat pour l’exigence, les strasbourgeoises éditions Vibration viennent de publier deux textes en version bilingue russe / français. Le premier est une pièce de théâtre écrite en 1922, caustique et truculente (dans la traduction d’André Cabaret) signée Lev Luntz (1901-1924) : allégorie du communisme de guerre, Les Singes arrivent ! montre une révolution sous la menace des macaques. Le second ouvrage est un immense (à tous les sens du terme) poème de Vladimir Maïakovski intitulé Un Nuage en pantalon (dans une version établie de main de maître par le duo formé par Elena Bagno et Valentina Chepiga), composition tétralogique gueularde appelant, fébrile et futuriste, à la création d’un monde nouveau avec ses vers définitifs et provocs’ : « Jamais / je ne lirai que dalle. / Livres ? Quels livres ?! » (H.L.)

Pourquoi les corps des deux boxeurs, dessinés d’une plume vive par Grégoire Carlé, sont-ils si souvent zoomés, coupés, décadrés ? « Jack Arthur Johnson et Arthur Cravan sont “trop gros” pour entrer dans les cases », explique l’exHear strasbourgeois, l’œil espiègle. Il était 2 fois Arthur. À ma gauche, un poids lourd noir auquel on veut effacer « le sourire en or » dans l’Amérique du début du XXe siècle où il n’est pas bon d’être « nègre ». À ma droite, un anar dada, poète ivre de victoires par ses vers ou ses poings. Nine Antico a posé feutres et crayons pour scénariser le combat entre eux, moment charnière d’une BD sauvage, expressionniste, aux contrastes prononcés, envoyant le lecteur dans les cordes. Construit en deux rounds, le premier sur Johnson, le second sur Cravan, le duo Carlé / Antico frappe fort, « en équilibre entre citations historiques et appropriations personnelles » de dandies rebelles se déployant dans un décor inspiré par Manet et Toulouse-Lautrec. (E.D.)

Paru chez Vibration (16 € chacun) vibration-editions.com

Édité par Dupuis dans la collection Aire Libre (28,95 €) dupuis.com

LIVRE CATHÉDRALE Un anniversaire majeur (800 ans) valait bien un livre XXL : 444 pages, 600 images, 30 auteurs pour Metz, la grâce d’une cathédrale, nouveau volume d’une attachante collection qui sera lancé dans l’édifice lorrain (30/11) en présence de tous les protagonistes de cette aventure dirigée par Mgr JeanChristophe Lagleize. Voilà manière de découvrir les arcanes d’un monument qui vit les couronnements de Louis le Pieux (835) et de Charles le Chauve (869). Le lecteur découvre l’aventure de sa construction, mais aussi une description détaillée de ses merveilles au nombre desquelles figurent les vitraux de Chagall, la créature fantastique qu’est le Graoully ou encore le portail XVIII e de Blondel. En refermant ce pavé, nous sommes heureux d’avoir voyagé dans ce chef-d’œuvre bâti en pierre de Jaumont, n’ayant qu’une seule idée en tête : le revoir, en vrai. (H.L.) Paraîtra à la Nuée bleue le 30/11 (85 €) lagracedunecathedrale.com

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FESTIVAL

sabre au clair Auteur culte des séries Neige ou Capitaine Sabre, Christian Gine est un des invités de marque du Festival Bédéciné.

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Par Hervé Lévy

Paru aux éditions du Long Bec (17 €) editions-du-long-bec.com

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é dans les pages du Journal de Tintin à la toute fin des seventies, Capitaine Sabre est un marin britannique en rupture de ban, traînant ses guêtres en Asie, au cours des années 1930. Lorsqu’on pointe les ressemblances existant entre son personnage, seul maître à bord d’un vieux vapeur, et Corto Maltese, Christian Gine (né en 1947) nous renvoie dans les cordes avec un sourire : « Je suis toujours étonné de ce parallèle. Peut-on comparer Blueberry de Charlier et Giraud avec Comanche, saga créée par Greg et Hermann, sous prétexte que le héros a un stetson sur la tête et arpente l’Ouest à cheval ? Je crois que non… » Et de préciser : « Capitaine Sabre a vraiment existé. Il est inspiré d’un ami de mon père qui s’est perdu dans les forêts d’Indochine après la Guerre, mais aussi de mes lectures des romans de Conrad, Lord Jim en particulier. » Sept albums ont été publiés, de l’initial Vol du Pélican (1983) à l’ultime Sur la route mandarine (1989), en passant par Miss Visage (1983) présentant un des protagonistes les plus sexy de la série. Ils sont aujourd’hui rassemblés dans deux volumes d’une intégrale somptueusement éditée (enrichie de documents et autres histoires courtes) rendant hommage à un trait d’une grande élégance ou la tradition francobelge se mixe à des influences américaines – à trouver du côté de Milton Caniff – pour des aventures exotiques et rocambolesques en

Mer de Chine ou à Bornéo. Si l’auteur a encore deux scénarios originaux de Sabre dans ses tiroirs, il publiera avant tout un 14e opus de Neige (prévu mi-2020 chez Glénat), une autre de ses séries emblématiques, saga post-apocalyptique scénarisée par Didier Convard se déroulant dans une Europe glacée, dont la dernière livraison remontait à 2007. Avouons que nous attendons cela avec grande impatience !

bd en stock Le 34e Festival Bédéciné (16 & 17/11, Espace 110 d’Illzach) a pour président Philippe Luguy, créateur de Percevan. Il sera aux côtés de François Walthéry (Natacha for ever), Régis Loisel, Thierry Girod, Benn, etc. Plus de 15 000 visiteurs sont attendus pour dédicaces, rencontres, spectacles, expositions (notamment pour les 60 ans d’une série mythique, Tanguy et Laverdure) dans une atmosphère bon enfant. Mentionnons aussi, jusqu’à la fin du festival, une extension de l’exposition complémentaire proposée par la Fondation François Schneider de Wattwiller intitulée L’Eau dessinée (jusqu’au 29/03/2020) avec des œuvres de Bruno Le Floc’h, Jens Harder ou Martin Tom Dieck. espace110.org



au kino ce soir Explorant la diversité du cinéma germanophone, la 15e édition du festival Augenblick a pour invité d’honneur le réalisateur Christian Petzold. Par Hervé Lévy Photo tirée du film Barbara Dans les cinémas indépendants d’Alsace fédérés par le RECIT (Réseau Est Cinéma Image et Transmission), du 5 au 22 novembre festival-augenblick.fr Projections en présence de Christian Petzold au Star Saint-Exupéry de Strasbourg (18/11, 20h15) pour Contrôle d’identité, au Bel Air de Mulhouse (19/11, 20h) pour Phoenix et au Florival de Guebwiller (20/11, 20h) pour Barbara Rencontre avec Christian Petzold animée par Valérie Carré au Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg (18/11, 18h). Entrée libre sur inscription : invitation@lerecit.fr

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es dizaines de films venus de Suisse, d’Allemagne ou d’Autriche, des rencontres à foison, un concours de critique pour les 15 / 20 ans, une compétition riche de six longs-métrages (dont le très recommandable Frau Stern d’Anatol Schuster), un focus sur les trente ans de la chute du Mur, etc. Le festival Augenblick s’annonce multiforme avec également une jolie section dédiée au jeune public où se découvrira notamment La Grande cavale, film d’animation de Christoph et Wolfgang Lauenstein, enquête aux réminiscences hitchcockiennes menée par une chatte, un zèbre et un chien. Cette année encore, le RECIT (Réseau Est Cinéma Image et Transmission qui porte l’événement) a convié un monstre sacré du cinéma germanophone en la personne du réalisateur Christian Petzold auquel une ample rétrospective est consacrée. S’y retrouvent évidemment les œuvres qui ont fait sa célébrité comme Yella (2007), narrant l’épisode de la vie d’une femme quittant l’Est de l’Allemagne pour Hanovre, où elle travaille avec Philipp, un drôle de cadre financier. Voilà fable contemporaine pleine de mystères et d’onirisme – avec ses acouphènes qui as-

saillent la jeune fille et ses décors de bureaux saisissants – et belle réflexion sur le modèle économique occidental. Également au programme, un autre film portant comme titre le nom d’une femme, pour lequel son auteur obtint l’Ours d’Argent du meilleur réalisateur à la Berlinale 2012 : plongée dans les années 1980 sur les bords de la Baltique où la Stasi étend ses tentacules, Barbara est sans conteste la meilleure immersion dans le quotidien de la RDA aux cotés de La Vie des autres de Florian Henckel von Donnersmarck. Moins célèbres sont le récent Transit (2018) dressant un parallèle néanmoins discutable entre aujourd’hui et les années 1930 sur le fascisme qui vient dans un Marseille contemporain, Jerichow (2008) ou une brassée de téléfilms. Notre coup de cœur va à Phoenix (2014) se déroulant dans Berlin, année zéro : dans les ruines de la capitale allemande, une jeune femme juive (incroyable Nina Hoss) qui a changé de visage suite à une opération de reconstruction faciale visant à effacer les séquelles de ses souffrances dans les camps, retrouve son mari, celui qui l’a dénoncée aux nazis, qui ne la reconnaît pas. Démarre alors une bouleversante épopée.


FESTIVAL

viva la independencia Le festival international Entrevues célèbre le jeune cinéma indépendant et novateur à Belfort. Plongée dans une 34e édition attendue, toujours exigeante, jamais élitiste. Par Calvin Roy Photo tirée du film Tommaso d’Abel Ferrara

Au cinéma Pathé (Belfort), du 18 au 25 novembre festival-entrevues.com

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ccompagnant la nouvelle création depuis trois décennies, Entrevues a déniché bon nombre de talents devenus incontournables, tels Leos Carax, Claire Denis, Bi Gan ou encore Yorgos Lanthimos. Résolument tournée vers le cinéma de demain, la compétition officielle propose une programmation de premières œuvres (premier, deuxième ou troisième film) d’auteurs émergeants : dans Los Miembros de la Familia de l’argentin Mateo Bendesky, deux jeunes adolescents se retrouvent piégés dans une petite ville côtière, tandis que l’amour d’un couple roumain fane inéluctablement Après la nuit de Marius Olteanu… Les aînés y ont également leur place, puisqu’Abel Ferrara vient présenter son prochain film, Tommaso, en avant-première, de même que Stéphane et Anaïs Demoustier pour La Fille au bracelet. En parallèle, la Fabbrica met un coup de projecteur sur la carrière de Pierre Salvadori – deux fois nommés aux César pour En Liberté ! – en sa présence. Encourageant avec ferveur le cinéma algérien, cette édition propose une sélection de films d’un pays en pleine réinvention. Profondément politique sur le fond comme sur la forme, l’Algérie traverse sa Nouvelle Vague : chaque séance est d’ailleurs suivie d’une rencontre avec les

cinéastes pour faire un bilan des formes et des enjeux de la production outre-méditerrannéenne. Patrimoine et hommage Au-delà des contemporains, le festival n’oublie évidemment pas le patrimoine, proposant une rétrospective sur le thème de la traque. L’occasion de (re)découvrir les chefsd’œuvre L’Appât d’Anthony Mann, Entre le Ciel et l’Enfer d’Akira Kurosawa ou encore Sugarland Express de Steven Spielberg. À cela s’ajoute une sélection de films d’Allemagne de l’Est à l’occasion des trente ans de la chute du Mur. Les enfants ne sont pas en reste grâce aux séances de Peter Pan, des mythiques Goonies ou de Zébulon le Dragon (en avant-première). Ces projections jeune public culminent avec le ciné-concert Sherlock Junior de Buster Keaton, porté par le pianiste Thierry Maillard. Les programmateurs ont même eu une petite pensée pour l’immense Agnès Varda avec la projection des Plages d’Agnès, de Cléo de 5 à 7 ou encore des Glaneurs et la Glaneuse parmi d’autres. L’occasion de rendre hommage à une artiste engagée, intrépide et féministe, disparue au printemps.

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GRAND ENTRETIEN

en eaux troubles Grand copain de Matthieu Cruciani qui lui a passé commande du texte de sa prochaine pièce, Piscine(s), François Bégaudeau se prête sans fard à l’art de l’entretien. Preuve que ce grand contempteur du système politico-médiatique sait, aussi, se poser.

Par Thomas Flagel Photos de Vincent Muller

Vraie-fausse conférence « François Bégaudeau, pourquoi n’avez-vous pas le succès que vous méritez ? », à la Comédie de Colmar, vendredi 22 et samedi 23 novembre en partenariat avec le Festival du Livre de Colmar festivaldulivre.colmar.fr Au Parc des Expositions le festival accueille Agnès Ledig, Catel, David Sala, Fatou Diome, Harlan Coben, Marie Desplechin, Yasmina Khadra ou encore Ian Manook, samedi 23 et dimanche 24 novembre Piscine(s), créée par Matthieu Cruciani à la Comédie de Colmar, du 21 au 30 janvier 2020 comedie-colmar.com Puis en tournée au Théâtre Dijon Bourgogne, du 5 au 7 février 2020 tdb-cdn.com À La Filature (Mulhouse), mardi 12 et mercredi 13 mai 2020 lafilature.org À La Comédie de Reims, mercredi 27 et jeudi 28 mai 2020 lacomediedereims.fr

Édité chez Fayard, collection Pauvert (18 €) fayard.fr

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Vous débordez d’activités : roman, cinéma, critique, télévision, débat, polémiste face à Raphaël Enthoven… Pour en faire autant, n’avez-vous pas la peur du vide ? Je sépare l’activité artistique de production de textes où on pourrait se demander psychologiquement ce qui fait que je sois tout le temps en train de bosser. La réponse est bien connue : une espèce d’angoisse que j’ai depuis très longtemps et qui est assez commune à un tas d’artistes. Les produits dérivés, c’est autre chose. Quand tu te retrouves dans la médiatisation ou le SAV des bouquins qui consiste à aller à la TV et la radio, franchement je m’en passerais bien ! Si un génie m’apparaissait et me disait : dans 10 ans tu n’auras plus besoin de le faire d’aucune manière, ce serait parfait car je ne suis jamais content d’y aller ! On sait que ces passages médiatiques font connaître ton travail, permettent d’en vendre et de se stabiliser économiquement. Il se trouve qu’avec Histoire de ta bêtise cette année, livre conflictuel, il y a eu des moments plus tendus car les gens qui me recevaient étaient les premiers concernés par ce que je racontais dans le bouquin, ce qui a créé des choses étranges qui n’ont pas duré longtemps, car très vite je n’ai plus été invité. Vous vous doutiez que ce grand coup de pied dans la fourmilière allait à ce point agiter le landerneau journalistique ? Pas à ce point-là, non. À chaque fois que j’écris un livre, j’ai l’impression que personne ne va le lire, ce qui ne m’est pas toujours arrivé puisque certains se sont très bien vendus. Mais j’ai cette espèce d’irresponsabilité de me dire qu’ils se noient dans les librairies et les bibliothèques. Je savais bien que lorsque les journalistes le liraient, eux qui sont les premiers concernés par ce que j’y dénonce, ce ne serait pas un lit bordé de roses. Cela m’a plutôt amusé car c’était l’illustration de ce que je démontrais : leur radicalisation, leur raidissement idéologiquement et leur droitisation, leur embourgeoisement.

Dans Tu seras écrivain mon fils, vous dites que pour réaliser son grand œuvre, il faut se consacrer pleinement à l’écriture. Pourquoi vous en détournez-vous autant ? Si tu passes ta vie à la télé, bien sûr que ça te détourne de l’essentiel du travail d’écriture. Mais est-ce un éparpillement de faire à la fois du roman, du théâtre, des scénarios, de la BD ? Je ne crois pas car tout profite à tout. Avoir travaillé dans le théâtre depuis 10 ans a par exemple affiné mon écriture de romancier. Il faut trouver le temps, que son corps ait les ressources énergétiques pour mener tout cela de front, une question qui se pose tous les jours. Le roman reste mon activité principale. Il faut garder dans sa vie deux mois où ne travailler que sur un livre. C’est le gros boulot de départ, après pendant un an tu repasses dessus. Tant que je peux m’aménager cela, tout ira bien. Le reste… Votre côté engagé, aimant l’empoigne et les joutes comme récemment avec Raphaël Enthoven où vous avez manié tous les deux les coups bas et les attaques, comment est-il reçu dans le milieu littéraire français plutôt policé ? Histoire de ta bêtise fait le bilan de 10 ans de vie dans ce milieu culturel bourgeois. J’y écris : « Avec toi, je n’ai pas donné suite. » J’y tutoie mon bourgeois et c’est vrai, je constate que ça n’a pas fonctionné. Je m’y suis fait des amis et réussi à bosser. Gallimard, auquel appartiennent les Éditions Verticales, m’accueille dans ses murs. Je n’ai pas à me plaindre, on ne m’a pas dit que j’étais trop punk. Globalement ça va mais il y a un hiatus. Je ne me sens pas de ce milieu et quelque chose chez moi les exaspère… Est-ce votre milieu d’origine ou votre positionnement politique ? Je suis un petit bourgeois fils de profs, donc totalement soluble dans la bourgeoisie parisienne qui est très assimilationniste. À partir du moment où tu arrives avec un petit succès,


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GRAND ENTRETIEN

tu as une valeur marchande qui les intéresse et ils sont tout à fait prêts à t’accueillir. Maintenant tu es des nôtres, on va t’inviter dans les dîners et on va devenir copains. Ça se serait très bien passé si je n’avais ce vieux machin punkoïde-anarchiste gnagnagna qui fait que leurs diners ne m’amusent pas et qu’en fait, ça ne va pas le faire. A fortiori quand j’apparais sur la place publique comme un type de gauche radicale, cela solde l’affaire. Ce en quoi ils n’ont pas tort puisque je n’arrête pas de dire du mal d’eux. Matthieu Cruciani vous a commandé le texte de sa prochaine création. Vous avez vu ensemble The Swimmer, le film adapté de la nouvelle de John Cheever. Un simple point de départ ? Ma pièce en est finalement loin en effet car le milieu dépeint par Cheever évoque les années 1950 américaines et une certaine bourgeoisie très éloignée de nous. J’ai tout de suite dit à Matthieu qu’il nous fallait revoir l’ensemble pour être en miroir de nous, en 2010. Chez Cheever, on picole autour des piscines dans une sorte de décadence un peu vulgaire. Je voulais plutôt parler de la bourgeoisie macronienne, qui bosse en start-up et ne boit pas, sauf de bonnes bouteilles dans les caves à vin. Je n’ai gardé que le personnage central, Ned, qui est passionnant et devient Paul. L’environnement autour c’est moi, c’est Matthieu et les autres car nous sommes pris malgré nous dans les mêmes espaces de vie. On a ce corps contemporain cool, flottant, technologisé, élégant. Pas une satire, un vrai miroir ! Un grand écart entre Gatsby le magnifique et Vernon Subutex ? Oui ! Mais ce segment sociologique n’a pas tant que ça été décrit. Je remet à jour ce qu’est l’homme moyen aujourd’hui, le citoyen incarnant l’époque. C’est pour cela que je me regarde pour voir où j’en suis avec mes contradictions, pour faire des constats : je déteste Facebook mais je l’utilise, je sais qu’un smartphone est redoutable mais j’en ai un dans la poche, je ne suis pas très libéral politiquement mais je suis un individu physiquement libéral. Et j’en suis partie prenante. J’ai un laptop Apple, je suis pris dans le flux. Ce mot a très vite été pour moi une indication politique, thématique et théâtrale. Dans ce flux, une rupture apparaît : le langage de Paul. Comment est venue cette manière de parler, liée à la nature, à nos racines terriennes et métaphysiques, qui dénote totalement et désarçonne au milieu du reste ? C’est ce qu’il reste de Cheever. Ce personnage arrive comme une espèce de néo-homme primitif, une figure christique ou toute une généalogie de prophète auto-proclamé, ce qui crée le pathétique du personnage. Il est à la fois sublime et pathétique, celui qui vient dire au monde “votre vérité vous échappe, je vais vous la dire”, est lui-même dans le déni de ses propres actes passés et de son présent. Totalement paradoxal et troué. En même temps il dit des trucs que j’ai beaucoup aimé écrire. J’ai cette passion pour un certain lyrisme littéraire. J’aime faire dissoner le langage. Les autres personnages sont choqués par ses mots et j’espère bien que les spectateurs le seront un peu aussi. Il a une certaine folie, comme s’il avait avalé un Chateaubriand. 22

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Vous offrez à Paul un destin low-cost, formant un anti-héros tragique continuant à faire comme si… C’est commun à tous les grands prophètes. Le Christ est un grand lucide et un grand malade en même temps. On ne sait s’il n’est pas en train de faire un dernier monologue avant de s’effondrer. Paul a une sorte de verticalité qui est proche du délire. Créer un texte sans jamais savoir si c’est une parole de vérité très autoritaire et respectable ou la parole d’un taré proche du stade terminal le rend très intéressant. On est dans un vieux motif de l’hubris, de l’orgueil d’Œdipe, de voir sa vérité en face. Plus il y va, plus il découvre à quel point il est le coupable ou l’homme faible. Ce sont des espaces de jeu superbes… L’absence de temporalité de la pièce se double d’une absence d’aide. Aucun de ses amis ne viendra le sauver. Une forme de critique sociale : lorsque tu tombes, les autres regardent ta chute ? J’espère bien qu’on va l’interpréter comme ça : de la promptitude de cette classe sociale à exclure les moutons noirs. Ce groupe a anthropologiquement besoin de ça et on les comprend presque. Matthieu Cruciani adore cette ambivalence et cette complexité. Vous inventez aussi L’homme-femme à chemise Hawaï, personnage qui n’en est pas un : plutôt un double de la conscience de Paul. Jouissif à écrire ? Très jouissif. On se fait plaisir à écrire ces monologues comme dans les romans de Gombrowicz. C’est aussi appétissant pour les acteurs ou actrices à jouer. Il y a de la fantaisie mais avec de la profondeur. Fondamentalement, se pose une question sur le statut ontologique de ce qu’on voit. Tout cela ne seraitil pas qu’un rêve de Paul ? Ce qu’il appelle des souvenirs ne seraient-ils pas des fantasmes ? Retrouvez l’intégralité de l’entretien sur poly.fr


THÉÂTRE

the man from utopia En plongeant dans l’univers prolifique, labyrinthique et politique de Frank Zappa, Paul Schirck signe la conférence-concert déjantée Cosmik Débris. Envolées musicales, bouffonneries, freaks et drones pour un voyage intersidéral.

Par Thomas Flagel Photos de Vincent Muller

À La Filature (Mulhouse), du 6 au 8 novembre dans le cadre de Scènes d’Automne en Alsace (du 2 au 19 novembre) lafilature.org À La Comédie de Colmar, du 14 au 16 novembre dans le cadre de Scènes d’Automne en Alsace (du 2 au 19 novembre) comedie-colmar.com Rencontre avec les artistes, jeudi 14 novembre à l’issue de la représentation La Comédie de Colmar garde vos enfants (dès 3 ans), samedi 16 novembre, le temps de la représentation qui débute à 18h

* La Comédie de Colmar, Le Créa (Kingersheim), Les Espaces culturels Thann-Cernay, L’Espace 110 (Illzach) et La Filature (Mulhouse) sont les cinq structures haut-rhinoises partenaires qui accueillent des spectacles des Anges Nus, Christine Ott, Sandrine Pirès, Pauline Ringeade et David Séchaud

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i l’on peine toujours autant à comprendre le positionnement de Scènes d’Automne en Alsace* – un temps fort dévolu à l’émergence enfermant les projets sélectionnés dans une case régionale –, il faut bien avouer que le Cosmik Debris de Paul Schirck aurait eu toutes les peines du monde à voir le jour sans. Alsacien d’origine, le metteur en scène a fondé la compagnie L’Armoise commune avec deux camarades de sa promotion à l’École de la Comédie de Saint-Étienne. Avec l’horizontalité propre aux collectifs, voit notamment le jour, Jean la Chance de Brecht dans une forme itinérante à travers le Val de Villé. Pour leur nouvelle création, ils cherchaient à travailler la figure du maître. À l’occasion d’un road trip dans les paysages de l’Utah, Paul retombe sur Zappa et « flash à nouveau sur sa musique, son rapport à la nature, ce qu’il dénonce des USA de l’époque Reagan. L’élection de Trump et les échos évidents qu’elle impose avec cette période, ont achevé de me décider », confie ce chantre d’un rapport artistique entre théâtre et musique. Pour rendre justice à ses concerts monstrueux, il fallait au moins six à sept comédiens-musiciens sur scène. « Zappa était très pessimiste, mais pas résigné. Il transformait tout en joie, recherchait l’émancipation et l’ouverture de mondes personnels en chacun, ce qui a guidé mon travail avec l’équipe de trentenaires réunie dans une remobilisa-

tion contre le fatalisme ambiant lié à l’état du monde. » Loin des modes actuelles, la pièce se défie de la vidéo comme de la tentation du biopic. Aucun insert sur la vie privée – pourtant oh combien riche en anecdotes – de l’inclassable guitariste et chef d’orchestre, figure d’un calme absolu et quasi inaccessible lors de ses interviews. La conférence initiée sur scène se voit rapidement envahir par l’univers de celui qui créa le mouvement freaks à Los Angeles, cultiva un amour pour les figures de monstres, les films de série Z, les comics et les cartoons de Tex Avery. « On met souvent en avant son côté contre-culture alors qu’il passait son temps à dire qu’il n’y avait pas de sous-culture, lui le spécialiste de musique classique et concrète », rappelle le metteur en scène qui « en joue dans l’approche de la théâtralité, rendant visibles des effets “nazes” pour le plaisir. » Une basse, une batterie, trois guitares, des claviers, une keytare et des objets pour bruitages donneront vie à sept morceaux joués en direct qu’ils réinventent avec leurs moyens. « Chaque interprète a dû trouver son monstre de Zappa, enfilant petit à petit la moustache, piochant dans les engagements politiques – guères révolutionnaires de celui qui se présenta à l’élection présidentielle de 1991 –, la provoc’ face aux télévangélistes avec des films de cul dans lesquels il se moquait de Dieu, ou la vulgarité, en écho à la violence sociétale. » Poly 225

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THÉÂTRE

famille sonore Le directeur du Taps Olivier Chapelet explore le monde tchékhovien avec Oncle Vania, nouvelle création à la fois rieuse et grave.

Par Irene Picon Photos de répétitions par Benoît Linder

Au Taps Scala (Strasbourg), du 5 au 15 novembre Au Théâtre du Pilier (Giromagny), dimanche 24 novembre À l’Espace Grun (Cernay), jeudi 12 décembre Au Mac (Bischwiller), jeudi 19 décembre À l’Espace Rohan (Saverne), jeudi 23 janvier 2020 À la Saline (Soultz-sous-forêt), vendredi 31 janvier 2020 À La Méridienne (Lunéville), vendredi 7 février 2020 Au Diapason (Vendenheim), mardi 24 mars 2020 ocandco.fr

À paraître chez Vibration (16 €) vibration-editions.com

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nitialement intitulée L’Homme des bois, cette œuvre de jeunesse traitant d’écologie et de respect de la nature a été désavouée en étant retirée après quelques représentations, puis remaniée par Tchékhov. Le metteur en scène précise que l’on « devine que la pièce est en quelque sorte l’histoire de Sonia, nièce d’Ivan, la seule à l’appeler Oncle Vania ». Cette jeune fille boiteuse et décrite comme laide tente de positiver face à une famille divisée en deux camps : les égoïstes versus les sacrifiés. Entre amours à sens unique, oisiveté bourgeoise et difficultés d’adaptation à la vie campagnarde, l’alcool, le travail et la croyance en un au-delà se substituent au bonheur. La situation a été rendue plus dramatique suite au décès de la regrettée sœur de Vania et mère de Sonia. Souvent évoquée, elle est symbolisée par un piano plus présent que dans l’œuvre, tel un fil conducteur. C’est ce qu’explique Sonia avec le prologue écrit par Olivier Chapelet, grâce auquel elle plante également le décor. Ce trait musical, renforcé par la guitare jouée par Téléguine, est consolidé par l’ajout d’un paysage sonore nocturne de pluie, grillons… qui amène une atmosphère « fédératrice et évasive ». Le texte, « modernisé pour obtenir une langue vive et parlée », est le résultat d’un travail réalisé par le metteur en scène sur les

différentes traductions déjà existantes. Il a subi quelques modifications : monologues brisant le quatrième mur, références datées supprimées et retrait de la mère assez subalterne de Vania, dont les rares répliques sont redistribuées. Le directeur du Taps depuis plus de dix ans aime citer Thomas Ostermeier duquel il s’inspire pour diriger sa compagnie OC&CO et « faire des découvertes avec d’autres esprits créatifs ». Les comédiens montrent ainsi différentes facettes de leurs personnages qui font appel à des palettes multiples de jeu. L’ambiance est partagée entre émotion et espoir, créant rires et larmes, et les réactions parfois clownesques de Vania forcent le trait comique de cette tragédie. La scénographie est volontairement vieillie avec une table, quelques chaises, un sol abimé et des pans de mur recouverts d’un papier peint usé; ce qui n’entache cependant pas la volonté d’Olivier Chapelet de démontrer que les thématiques tchékhoviennes sont parfaitement transposables à l’époque actuelle. À chaque changement d’acte des panneaux de plus en plus imposants émergent du sol, comme si l’espace subissait lui aussi l’explosion progressive et la réduction du champ des possibles.


THÉÂTRE

terre natale En collaboration avec Anne Ayçoberry, Renaud Herbin interroge les métamorphoses du corps et le maniement de la terre dans sa nouvelle création L’Écho des Creux.

Par Irene Picon Photo de Benoît Schupp

Au TJP (Strasbourg), du 20 au 26 novembre tjp-strasbourg.com Aux Bains Douches (Montbéliard), mercredi 4 décembre mascenenationale.eu Au Théâtre Dunois (Paris), du 29 janvier au 7 février 2020 theatredunois.org À la Maison Daniel Féry (Nanterre), dimanche 26 janvier 2020 nanterre.fr

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n ouvrant sa pièce aux plus petits (dès 3 ans), le directeur du TJP s’ajoute volontairement une pression. Ce public réclame en effet « une précision, une immédiateté et un rapport au présent particulièrement forts ». Il est vrai qu’ils sont les premiers concernés par les thématiques évoquées : « L’amnésie de soi » qui survient lors des différentes modifications corporelles invisibles, plus nombreuses chez l’enfant, tel le babil qui disparaît au profit de la maîtrise de la langue. Après avoir parcouru tous les changements d’état possibles de la cire et sa faculté à recouvrir le corps avec Wax, Renaud

Herbin réitère l’expérience avec un autre matériau. À nouveau accompagné d’Anne Ayçoberry, il se demande si « la métamorphose nous fait devenir un autre ou celui que nous devions être ». En Héphaïstos, qui fit naître Pandore de la glaise, le metteur en scène entraîne ses deux comédiennes à utiliser de la terre comme prolongement corporel pour aboutir à des transformations féériques. Plastique par son absorption de l’eau, soudée et compressée par la capacité des particules à se maintenir ensemble, liquide, boueuse ou solide, elle se révèle particulièrement malléable. Conçue en collaboration avec la plasticienne Gretel Weyer, cette création expose des « corps qui s’allongent et se démultiplient » oscillant entre humain, animal et végétal. À l’aide de moules de parties d’êtres vivants fabriqués par l’ancienne pensionnaire des Arts déco – têtes, poils, plumes, pattes… – un véritable laboratoire prend place. Face au public, un décor en métal similaire à un castelet contient le matériau manié par les comédiennes. Au centre de cette structure, un filet de terre est utilisé comme coulisse et lieu de jeu pour surprendre les spectateurs. Grâce aux moules situés en dessous, les interprètes façonnent leurs têtes d’ânes ou fragments de peau écaillée en direct, avant de les associer à leurs corps. Entre étonnement, rire et effroi, les modifications imaginées après des semaines d’improvisation sont nombreuses, tout comme leurs attachantes réactions lorsqu’elles sont couvertes de boue, face à leurs bras démesurés ou leurs jambes adjointes de pattes d’ours. En temporalisant les transitions entre ruptures franches et glissements progressifs, elles agissent, seules ou ensemble. Au-delà de cette part d’amusement, le metteur en scène souhaite matérialiser les transformations que subit le corps lorsqu’il évolue, tandis que l’identité propre reste la même. Pour rythmer et accompagner ces métamorphoses, Morgan Daguenet offre un son électro léger. Dans cette pièce « on joue à se faire peur, être surpris et surtout se faire plaisir », conclut Renaud Herbin. Poly 225

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impression, mur mouvant Aurélien Bory inaugure le nouvel écrin du Maillon strasbourgeois en y faisant se télescoper les mots d’Espèce d’espaces de Georges Perec dans un spectacle sans paroles : Espæce. Par Thomas Flagel Photos d’Aglae Bory à gauche et à droite de Christophe Raynaud de Lage

Au nouveau Théâtre du Maillon (Strasbourg), samedi 23 et dimanche 24 novembre maillon.eu

Lire nos articles sur ses pièces Plan B, Sans Objet, Plexus et Je me souviens Le Ciel est loin la terre aussi dans Poly n°165, 167, 176 & 224 ou sur poly.fr *

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aru en 1974, cet étonnant « journal d’un usager de l’espace » est rapidement devenu incontournable pour tout étudiant en école d’architecture ou en scénographie. Se glissant dans ses pages, Aurélien Bory – connu pour ses scénographies inventives et immersives* – tait les mots et plonge les corps de l’espèce humaine dans un espace modulable : un vaste mur dansant et tournoyant, relevant aussi bien de l’architecture théâtrale que du paysage mental. Car si tout est affaire de décor dans cette organisation par le vide, le metteur en scène n’a perdu ni son humour, ni son amour pour la sémiologie des images qu’il dévoile. Ainsi la pièce s’ouvre-t-elle sur un groupe d’hommes et de femmes lisant un livre, plongé dans une douce obscurité. Tel un Tangram qui consisterait à

agencer collectivement les pièces d’un puzzle de signes, ils tordent, plient et maltraitent l’ouvrage de Perec pour former, dans un enchevêtrement successif de tranches, une suite de mots dessinant sa phrase la plus importante : « Vivre c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner. » Un écho au lacanien « Le réel c’est quand on se cogne » qui sonne comme une mise en garde humoristique pour la suite, autant qu’une convocation de la psyché du spectateur. Fragilité humaine L’immense fronton délaisse rapidement sa fonction de tableau noir pour s’ériger de toute sa hauteur froide. Cette paroi aux sorties de secours symétriques, matérialisées par des


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blocs de sécurité verts, demeure sans issue, les personnages n’arrêtant de pas de réapparaître tels des fantômes hantant les lieux – à moins qu’ils ne soient eux-mêmes hantés par le lieu ! La rêverie engagée fait tournoyer des perches descendant des cintres dans un effet de balancier croisé et menaçant. Le jeu de lumières rasantes trouble l’appréhension de l’espace et les repères visuels magnifiés par une partition sonore relevant de l’ambiance caverneuse, de bruits minéraux et de frottements. Quand le décor se met à s’ébranler, grondant sur ses gonds comme soumis à une houle imaginaire qui emporte aussi les comédiens, l’humanité semble bien fragile. Se pliant comme un accordéon sur toute sa hauteur, il menace d’engloutir les corps, de les broyer tel un clapet. Serait-ce une plongée dans la boîte noire de nos souvenirs au milieu desquels chacun se débat dans un corps-àcorps ? Aurélien Bory se garde bien de figer les choses, distillant habillement des ressorts émotionnels (un chant lyrique faisant tressaillir l’espace), comiques et sensationnels, les interprètes se lançant à l’assaut du sommet, à plus de six mètres de haut, coincés entre deux parois.

crémaillère du nouveau théâtre du maillon Imaginé par LAN architecture, le nouvel édifice du Maillon avoisine les 7 000 m2. Pour découvrir ses nouveaux espaces, notamment les deux salles modulables (700 et 250 places), la scène européenne organise une pendaison de crémaillère follement animée dans son hall de convivialité de 500 m2 (espace billetterie et bar-restaurant) s’ouvrant grâce à une cloison mobile sur un patio gigantesque de 800 m2. Au programme : ateliers parents-enfants (dès 6 ans, 11h et 14h30, dimanche 24), performance de Clédat & Petitpierre (Helvet Underground), visites des coulisses par petits groupes, Conférences de choses totalement folles et ludiques par François Gremaud (samedi et dimanche), expo vidéo des portraits collectés par Mats Staub (Memories of growing up), set avec synthé et machines de Mr. π dès 21h30 (samedi soir) suivi du DJ set d’un guest surprise, membre de Poly, jusqu’à 2h du mat’ ! Tout est gratuit (sauf la Conférence de choses) et entouré de rencontres avec Philippe Quesne, Aurélien Bory, Umberto Napolitano (architecte de l’agence LAN)…

Matérialiser l’intime En lecteur assidu de la figure oulipienne, le metteur en scène revient toujours au livre, créant d’incroyables déplacements de lecteurs, bras tendus, ne lâchant pas l’objet de leur ferveur dans une chorégraphie terrienne. Le corps arqué se déplace en contorsions, défiant la gravité pour matérialiser un voyage intérieur et personnel. La vie de Perec s’immisce elle aussi au plateau dans un hilarant numéro clownesque d’Olivier Martin-Salvan. Sa comédie d’opérette évoque dans une démesure joyeuse la séparation, durant la Seconde Guerre mondiale, de l’écrivain et sa mère, emportée à Auschwitz. Inattendu et soudain, drôle et violent comme un souvenir vivace. Le ballet reprendra ses droits dans une série de volte-face. Dans cette ronde du décor, la face B et ses châssis en bois offrent un écrin de jeu pour entrées et sorties par les portes qui claquent. Des duos et trios se happent, s’enlacent et se reconfigurent au rythme effréné de la rotation manuelle de l’ensemble. Autant d’instantanés de traces saisies, de perceptions fugaces s’évaporant, de mémoire organique des formes. La scénographie de ce livre ouvert égrène des signes se superposant dans l’accumulation, tout en laissant l’espace nécessaire au public pour y glisser ses propres réminiscences d’un temps passé. Poly 225

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désenchantée Entre séparations brutales et désir incandescent, l’auteur et metteur en scène Jean-René Lemoine crée Vents contraires, pièce dans laquelle la vie n’a rien de tendre. Entretien.

Par Thomas Flagel Photos en coulisses de Jean-René Lemoine par Jean-Louis Fernandez

À La MC93 (Bobigny), du 13 au 24 novembre mc93.com Au Théâtre national de Strasbourg, du 28 novembre au 7 décembre tns.fr

Paru aux Solitaires intempestifs (14 €) solitairesintempestifs.com

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Vous citez L’Idiot de Dostoïevski en épigraphe : « Les gens ne sont créés que pour cela, se torturer les uns les autres. » Vos six personnages en quête d’amour sont pétris de désirs qui balayent les certitudes et les êtres autour d’eux… Ils sont pris dans cette pathologie d’une furie de désir incontrôlable, agissant comme un effroi qui tétanise tout en produisant une énergie hallucinante. Les personnages ne prennent plus de décisions et sont sans limites. Dans leur innocence, ils sont assassins, pleins de contradictions : tous les contraires s’expriment dans l’écorce furieuse de la passion. Le désir n’est pas la caractéristique de l’amour qui ne vient, lui, qu’après. Ils ne voient pas la fragilité de l’autre, homme ou femme, qui devient un sujet fabriqué, pris et jeté comme une marchandise. Cela n’est pas pensé dans leur psyché mais c’est la même chose, ils sont emportés dans un tourbillon de passion. L’obsession de l’argent et des apparences, si fortes dans le monde qui les entoure, atteint son paroxysme avec l’illusion du luxe et de la mode dans lequel est plongée Leïla : créatrice hautecouture déchue, caricature de l’esthète branchée devenant, de fait, très drôle… Une pièce est incluse dans une autre. Le rapport à l’argent, qui constitue le monde dans lequel ils évoluent se tient, dans une pièce proche d’un Marivaux, autour des possibilités du désir. Afin d’aborder le tragique, je trouve intéressant de passer par le dérisoire et le comique. Les séparations amoureuses du début cachent, un temps, ce rapport à l’argent, mais la cruauté et la violence reviennent de plus belle quand Marie propose à Marthe de lui vendre son compagnon Rodolphe pour 100 000 euros. Il m’apparait nécessaire de

prendre un certain recul afin de ne pas donner de leçon dans une position de surplomb, proposer une photographie de la société et de ses dérives. Les personnages vivent sincèrement ce délire et ses contradictions, emportés qu’ils sont par le flux du monde. Je n’ai, par exemple, pas cherché à rendre drôle Leïla mais la vérité et la sincérité d’un certain discours deviennent vaudevillesques à l’arrivée. Ce que les actrices ne devront d’ailleurs pas rechercher : il faut jouer la panique et une sincérité totale. La dimension comique devra être mouvante, incertaine. Le rire s’étrangler dans la gorge du public. Le plonger dans une permanente contradiction des sentiments. J’ai chargé chacun en dérision, en érotisme et en comique pour arriver à l’essence absolue du désespoir. Les personnages semblent pris par la fuite : géographique, mentale, sexuelle ou matérielle. L’un des maux actuels pour vous ? Ce sentiment d’impuissance et ce désir de fuite me hantent. Je ne voulais point culpabiliser le spectateur mais me mettre dans l’œil du cyclone en étant le personnage diffracté de cette pièce, présentant mon sentiment d’immobilité et de lâcheté tout autant que ma prise de conscience panique et entravée. Les personnages qui en résultent sont monstrueusement égoïstes car ils ont une conscience aveuglée du monde. Ils ne veulent pas le voir et se recroquevillent sur leurs inquiétudes propres. Camille, quittée par Leïla, est différente. Telle une Cassandre, le monde s’impose à elle. À son corps défendant, elle est le baromètre à travers lequel les autres vivent. Mais la vérité n’est pas ce qui permet de survivre. Vous créez aussi une femme redoutable : Salomé, étudiante bien née se droguant et se prostituant par choix


raisonné, se révèle petit à petit dans un mélange de cynisme et de libertarisme symptomatique des excès de la société… La société est arrivée à dévoyer la libération sexuelle en libéralisme sexuel. D’une certaine manière, nous sommes dans l’aliénation de l’économie de marché dont Salomé est le symbole. Je ne suis pas sûr de son cynisme. Elle est plutôt remplie par une volonté de sublimation de quelque chose. Elle recherche la poésie de l’excès, avec un côté rimbaldien lié à l’attraction du vide et de la banalité. Tant qu’elle n’a pas d’objet artistique pour transformer sa puissance et véhémence, elle est dangereuse. Le désir de transfiguration peut devenir fascisme et l’on peut se perdre s’il ne se réalise pas. Salomé se prostitue par vertige, pour couper les ponts avec son éducation. Mais elle est rattrapée malgré elle par la possibilité d’un vertige de l’amour. De nombreux monologues apparaissent à ce point sincères qu’on doute qu’ils soient vraiment dits. Allez-vous jouer sur cette frontière du doute entre réalité et fantasme ? Lacan disait que « L’amour c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. » Et parfois il en veut mais c’est le fantasme et la perfection qu’il attend. Je souhaite construire au plateau ce rapport entre rêve et réalité, ou plutôt entre réalité et pulsion. Il nous faut travailler la pulsion comme si elle était réelle. Penser que ce qui se joue est ce que le public aimerait que nous fassions. La difficulté réside en ce que c’est exactement ce que nous nous interdisons habituellement de faire et de dire ! Dans un rêve rien n’est onirique, tout est précis. Ce n’est que lors de l’éveil que l’onirisme apparaît. Voilà pourquoi rien ne doit être pris pour du rêve. À nous de rendre vraie l’hallucination dans la friction permanente entre maîtrise des événements et folie du désir de contrôle, de pouvoir et d’écrasement de l’autre. Si les personnages s’enflamment, ils doivent rester crédibles pour conserver leur pouvoir cathartique. Je veux qu’ils soient le reflet de ce que nous pourrions être. Poly 225

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SPECTACLE VIVANT

le grand nu

© Mathieu Rousseau

La compagnie La Brèche mêle leçon d’anatomie et Histoire de l’Art en faisant un clin d’œil dansé à Picasso et un Pied de nez coloré à Matisse. Aurélie Gandit synthétise ses recherches sur l’Art moderne et contemporain vu par le prisme du corps dans ce spectacle destiné aux 7 à 77 ans. Le visage, le nez, le bras ou l’épiderme deviennent motifs pour un trio de danseurs se mouvant sur des images projetées. Autant de plongées au cœur d’œuvres plastiques signées Yves Klein (Anthropométrie de l’époque bleue) ou Giacomo Balla (Dynamisme d’un chien en laisse). Pour la chorégraphe, « il est possible de regarder à travers le mouvement corporel ». Elle invite à « goûter » Jackson Pollock ou Francis Bacon en suivant les gestes qui se font au plateau, en écho aux aplats colorés d’Henri Matisse (La Danse) ou aux fragments organiques de Pablo Picasso (Maya à la poupée), tandis que résonnent des extraits du Dictionnaire fou de Katie Couprie ou les beats syncopés des Beastie Boys. (E.D.) À La Passerelle (Rixheim), vendredi 8 novembre la-passerelle.fr À L’Auditorium de La Louvière (Épinal), mercredi 13 et jeudi 14 novembre scenes-vosges.com Au Théâtre de la Source (Tomblaine), samedi 28 mars 2020 theatre-en-kit.fr

La Manufacture met à l’honneur la dramaturgie allemande avec la 8e édition du festival Neue Stücke. Les deux spectacles phares de cette année sont Mongos (20/11) créé par Sergej Gößner et Viande en boîte (18-19/11) conçu par Ferdinand Schmalz qui rassemble quatre personnages autour du monde des routiers. Quasi cinématographique, cette pièce aux longs moments de silence emprunte aux films lynchiens Lost Highway et Mulholand Drive leurs « tensions mystérieuses » et à Fight Club sa « résistance urbaine nomade ». Pour faire contrepoids à ce thriller sur les planches, proche d’une tragédie grecque sans héros ni chœur, le festival nancéen propose un spectacle-performance participatif, d’apparence plus joyeuse : Game Over (21/22-11). Le collectif Prinzip Gonzo y invite à une réflexion sur la valeur de la vie à la manière de l’épisode Bandersnatch de la série Black Mirror. Mondes fictifs, rencontres avec des personnages de l’enfer, du paradis et de la divinité, le public découvre « ce qui l’attend de l’autre côté ». Équipé d’un téléphone, chaque spectateur devient acteur et construit sa propre histoire en faisant différents choix : explorer des jardins paradisiaques ou côtoyer Dante ? (I.P.) 30

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Viande en boîte © Martin Kaufhold

crash

Au Théâtre de la Manufacture (Nancy), du 18 au 22 novembre theatre-manufacture.fr


malléabilité textuelle Entre papier et plateau, le Festival Primeurs promeut l’écriture dramatique contemporaine, la traduction et le processus de création théâtrale. Zoom sur sa 13e édition. Par Irene Picon Portrait de Gurshad Shaheman par Jeremy Meysen

Au Carreau (Forbach) et à l’Alte Feuerwache (Sarrebruck), du 27 au 30 novembre festivalprimeurs.eu

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uatre propositions scéniques, une lecture bilingue et une pièce radiophonique. Prônant les collaborations cosmopolites, ce rendez-vous binational liant le Saarländisches Staatstheater de Sarrebruck au Carreau de Forbach loue les auteurs dramatiques francophones et l’interprétation de leurs œuvres sur scène. Les règles du jeu sont drastiques : pas plus de dix répétitions, des représentations de moins d’une heure et une scénographie montable et démontable en quinze minutes maximum. Autre particularité, la dramatique radio produite en live sur la scène de l’Alte Feuerwache Quand viendra la vague d’Alice Zeniter (28/11), traduite en allemand par Frank Weigand récompensé comme meilleur traducteur des deux dernières éditions et encore en lice pour celle-ci. Les six œuvres sélectionnées se rassemblent autour du thème de l’autofiction, à base de confessions ou de recherches documentaires comme Alban Lefranc dans Steve Jobs (29/11, Alte Feuerwache). Après avoir notamment déconstruit et reconstruit les vies de Mohamed Ali et Andreas Baader l’auteur aborde celle de celui qu’il nomme « Maître des Maîtres ». Touch me, Taste me, Trade me. Partagée entre Orient et Occident, la trilogie Pourama Pourama de Gurshad

Shaheman (27/11, Le Carreau) expose la vie d’un adolescent résidant en Iran pendant la guerre contre l’Irak avant de se rendre en France où il vit ses premières relations homosexuelles. Unique événement en français surtitré en allemand, l’auteur y propose une version réduite, spécialement conçue, dans laquelle il joue et lit. Remarqué lors du Festival d’Avignon Off en 2019, Le Champ des possibles d’Élise Noiraud (29/11, Alte Feuerwache) illustre l’entrée à l’âge adulte d’une jeune étudiante quittant province et famille pour se lancer dans le théâtre à Paris. Initialement conçu pour être joué par un comédien interprétant plus d’une dizaine de rôles, la metteuse en scène Sue Franz préfère y introduire trois acteurs supplémentaires. Écrite pour le Festival d’Avignon Off en 2017, Le Fils (30/11, Alte Feuerwache) traite l’ascension et la chute d’une femme qui dérive vers un radicalisme religieux, au détriment de sa famille dont certains membres ont été ici ajoutés à la distribution. L’autrice Marine Bachelot Nguyen examine de près la naissance d’une haine détruisant toute réflexion sensée chez une catégorie privilégiée loin de la pauvreté, de l’humiliation ou de l’exclusion.

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FESTIVAL

guerrilla girls Le temps fort, aussi chorégraphique que performatif Born to be Alive, se fait 100% féminin cette année. Le Manège de Reims invite d’audacieuses créatrices, prêtes à remuer ciel et terre.

Par Thomas Flagel Photos de Soulèvement par Hervé Goluza

Au Manège, à la friche artistique La Fileuse et dans le quartier d’Orgeval (Reims), du 5 au 16 novembre manege-reims.eu Contes Immoraux - Partie 1 : Maison Mère de Phia Ménard, au Théâtre du Manège (Reims), mardi 5 novembre manege-reims.eu Soulèvement de Tatiana Julien, au Cirque du Manège (Reims), mardi 5 novembre, puis en tournée à VIADANSE (Belfort, co-réalisé avec Le Granit), samedi 16 novembre manege-reims.eu legranit.org Conférence hors les murs de Sonia Recasens sur La Performance au féminin, lundi 4 novembre (18h30), à Science Po’ Reims. Entrée libre sur réservation

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armi une douzaine de spectacles, une conférence et une exposition organisée avec le Frac Champagne-Ardenne – Get up (05/11-14/12), elle aussi dédiée aux artistes femmes –, deux ont particulièrement retenu notre attention. Commençons par le Soulèvement de Tatiana Julien. Un solo chorégraphique explorant la puissance et la gloire, le pouvoir d’attraction des discours invitant à la révolte comme le magnétisme des images dont se manipule la symbolique à l’envi. Engageant totalement son corps, celle qui fut l’interprète de pièces de Nathalie Pernette et Thomas Lebrun, signe un acte de résistance sans concession, où elle boxe avec les mots de figures tutélaires (Malraux, Martin Luther King ou Edgar Morin). Comme sur un podium, le public est disposé de part et d’autre d’un plateau tout en longueur. S’instaure une ambiance électrique, mélange d’attroupement sportif, de concert (un playback de Mylène Farmer en live, dans lequel on peut chanter que « tout est chaos » en se donnant totalement en spectacle) ou de meeting politique. La lumière lézarde la scène de convulsions rythmées sur une bande son endiablée de punchlines invitant par exemple à « changer la vie » et d’effets. Autant d’injonctions à des postures plus ou moins révolutionnaires qui n’offrent aucun répit. Tatiana Julien est une sacrée danseuse, capable de changer de

registre comme de costume sans cesser de briller, qu’elle emprunte des pas au jumpstyle, un déhanché au ras du sol genoux fléchis au voguing ou une attitude de harangue à une battle urbaine. Se rejoignent dans un collage ludique et incessant, drôle et provocateur, de la pensée pure et des pratiques culturelles ayant émergé des couches populaires dans un soulèvement des corps. Avec brio, se télescopent sons de manifs et ondulations krumpiennes, mouvements mythiques qui firent scandale tel Jan Fabre avec Quando l’uomo principale è una donna (Lisbeth Gruwez dansant nue sous une pluie d’huile d’olive) et parodie de combat de boxe. Dans un autre genre, Phia Ménard livre ses Contes Immoraux - Partie 1 : Maison Mère. Reproduisant le Parthénon en volume avec du carton scotché à la main, elle fait écho au sort réservé au peuple Grec, comme aux migrants, par l’UE. Rien ici n’est solide, tout est bricolé home made façon lo-fi : même les colonnades de la maison d’Athéna sont recréées par des découpes de lamelles à la scie sauteuse. Ce refuge précaire sera, comme souvent chez l’artiste, mis à l’épreuve des éléments. La pluie s’abattra tel un déluge sur scène, laissant notre guerrière grimée en costume de superhéroïne-punk bien seule face à l’édifice qui s’effondre, anéantissant tout espoir. À moins qu’elle ne trouve la force de recommencer…



real humans Le chorégraphe catalan Marcos Morau bouscule la perception de l’humanité dans Pasionaria. Cette dystopie futuriste où l’individualisme a supplanté toute émotion donne corps à un subjuguant ballet d’automates. Par Irina Schrag Photos de La Veronal et d’Alex Font

Au Maillon (Strasbourg, présenté avec Pôle Sud), du 27 au 29 novembre maillon.eu – pole-sud.fr À La Filature (Mulhouse), mercredi 15 janvier 2020 dans le cadre du Festival Les Vagamondes (du 14 au 25 janvier 2020) lafilature.org

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maginez un monde dans lequel tout semble à sa place mais où rien n’est tout à fait pareil. Entre le musée et l’hospice, l’hôpital et l’administration, l’espace intérieur morose avec sa descente d’escalier en coude, son hall avec téléphone et porte à code, a les atours d’un intérieur lynchéen. Une référence qui s’impose par une ambiance musicale et des bruitages amplifiés, renforçant un sentiment d’anxiété omniprésent. Les êtres qui déambulent à travers ce décor hyperréaliste, souligné par un cadre lumineux, ont bien notre apparence, mais tout cloche en eux. Comme s’ils balbutiaient une humanité qui leur était étrangère. Tentaient de reproduire la fluidité de notre mobilité. De copier nos sentiments. Le futur selon Marcos Mauro a vu nos descendants se tourner entièrement vers la technologie, obnubilés par le progrès et l’individualisme rampant de nos vies malgré

nos connexions digitales. Défiant les lois de la gravité, il invente des personnages type (mère de famille, homme de ménage, surveillant, employée de bureau) totalement interchangeables dont les mouvements du corps stroboscopiques – sans stroboscope – dévoilent les multiples facettes de personnalité. Ou du moins leurs tentatives. Leur motricité ressemble à celle de ces jouets en bois et ficelles de notre enfance, dont on presse le socle par le dessous pour qu’ils s’animent et s’effondrent, dansent ou se courbent. L’impression d’un temps ralenti à vitesse réelle – sans slow motion façon Gisèle Vienne –, mais avec un découpage des gestes et une suspension des mouvements créant un effet saisissant. Telle une brigade de Replicants aux déplacements incroyables de vivacité, aux saccades inspirées du Popping et du break-dance, ils ondulent et brisent les impulsions de leurs membres


avec une précision robotique. La souplesse articulaire des genoux et du bassin des interprètes permet toutes les folies : déplacements d’androïdes incroyables, fluidité d’une chute au sol avec une grande raideur corporelle, retour aussi rapide (et en apparence aussi aisé) en position debout, agitation imitant l’effet de décharges électriques impromptues et aléatoires engendrent un hypnotisme totalement étrange. Un brio technique hallucinant, entre le slapstick sous ecstasy et l’art de l’isolation porté au plus haut point. Tendresse d'automates Les êtres se frôlent et s’enchâssent, se portent sans jamais s’accorder ni s’assembler, comme s’ils étaient dépourvus d’empathie, du logiciel ou de la ligne de code source nécessaire. Humanoïde à la Westworld ? Zombies futuristes ? Personnages échappés d’un film d’animation cyber-punk de Mamoru Oshii totalement dépassionnés ? Personne ne prête véritablement attention aux autres, qu’ils soient étendus au sol ou portent des bébés en plastique dans une mascarade de rapport filial. Dans ce cauchemar à l’œuvre de toute beauté, entretenu par une création sonore qui joue des contrastes en proposant des nappes

inquiétantes et en revisitant un Prélude de Bach façon psychédélique, l’impression de voir chacun se débattre avec des démons intérieurs crée d’étranges contorsions. Comme coincés à la frontière d’une humanité hoquetante, les personnages sont pris dans des aliénations qui déraillent, cloisonnés les uns des autres, même lorsque les déplacements se disséminent en écho, la beauté de cette contagion demeure à l’état de simple imitation dénuée de sens, manifestement sans émotion sous-jacente, tel un mythe de jolis Frankenstein qui auraient tués leur créateur avant qu’il ne leur inocule une âme. Marcos Morau offre de sublimes phases de groupe, aux mouvements reproduits simultanément, chacun dans sa bulle. Son érotisme reste volontairement froid, asexué, à l’instar d’une copulation à distance ou d’une scène de ménage dans laquelle le couple erre au milieu d’une foule dont le ralenti, confère un flou global, le place en arrière-plan. Leur tendresse d’automates et leur mobilité de pantins désarticulés plongés dans une sombre nuit n’est que le revers des sentiments qui fondent l’humanité. Le reflet déformé de leur agitation par les murs luisants sonne comme une mise en garde de ce qui fait de nous ce que nous sommes.

Workshop avec Marcos Morau, lundi 25 novembre (19h-20h30) à Pôle Sud (en partenariat avec le Maillon) sur inscription à billetterie@ maillon.eu Atelier Warm-Up gratuit avec l’équipe artistique de Pasionaria, jeudi 28 novembre (19h19h30) au Maillon (en partenariat avec Pôle Sud) maillon.eu

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DANSE

rose is a rose is a rose Figure radicale renouvelant la danse contemporaine, Olivier Dubois s’empare de Come Out de Steve Reich avec le Ballet de Lorraine pour une création attendue.

Par Thomas Flagel Photo d'Emie Salquebre À l’Opéra national de Lorraine (Nancy), du 13 au 17 novembre opera-national-lorraine.fr ballet-de-lorraine.eu

La chorégraphe a transmis cette pièce à de nouvelles danseuses, spectacle à découvrir à La Comète de Châlons-en-Champagne mardi 10 et mercredi 11 décembre – la-comete.fr 2 « J’ai dû ouvrir mes bleus et laisser le sang couler pour leur prouver », témoignage des violences subies au procès 3 Lire Nous les vagues à propos de Révolution dans Poly n°152 ou sur poly.fr 1

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n 1982, Anne Teresa De Keersmaeker signait une entrée fracassante dans le milieu de la danse avec Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich1. À 22 ans, elle campait notamment Come Out dans un duo assis aux gestes vifs et répétitifs du haut du corps. Olivier Dubois, né à Colmar en 1972, n’avait que 10 ans. Il admet volontiers ne pas avoir vu, depuis, cette pièce mythique. C’est donc avec un imaginaire vierge que le chorégraphe aborde la composition de Reich écrite en soutien aux Harlem Six : de jeunes afro-américains inculpés pour meurtre et molestés par la police durant les émeutes de 1964 dans le quartier new-yorkais. Reviennent en boucle les mots de l’un d’entre eux : « I had to, like, open the bruise up and let some of the bruise blood come out to show them »2. Dans un travail du phasage / déphasage novateur pour l’époque, la fin de ce témoignage – « come out to show them » – devient entêtant et redondant, transformé par la réverbération et les collages. À l’instar de Révolution3 où ses danseurs tournoyaient au son d’un Boléro de Ravel retravaillé sur une durée de 2h15, le chorégraphe avait « une énorme envie pour cette musique qu’on peut asséner jusqu’à avoir des hallucinations visuelles en s’éloignant de ce qu’elle est, pour toucher au poétique ». S’inspirant de son contexte, même s’il se garde de « tout commentaire

sociétal », naît « l’idée d’un combat en écho à ce jeune homme faisant couler son sang pour révéler les bleus qu’il a sous la peau ». Pièce à système, Come Out se base sur un mouvement de corps se répétant avant de se déployer, « une partition très complexe sur fond de couleur rose omniprésente. Tout bouillonne sous-cutané, le sang a visiblement envie d’éructer. Ce rose changeant d’état et de perception se révélera autre, en écho à la célèbre phrase de Gertrude Stein : Rose is a Rose is a Rose. » Celui qui fut l’interprète de Jan Fabre, Sasha Waltz ou Angelin Preljocaj n’hésite pas à travailler jusqu’à l’épuisement avec ses danseurs. « Je suis toujours loin des limites avec des professionnels », nuance-t-il. « Mais les placer simplement sur un plateau ne m’intéresse pas, je fais en sorte de faire sortir le monstre qui est en chacun d’eux. Pour cela, il faut attaquer le cerveau et le corps pour atteindre un état de métamorphose qui emporte les danseurs comme le public. On touche alors une beauté singulière très forte, aussi bien poétique que politique. Mes partitions sont si difficiles que le corps est proche de l’asphyxie. Mais avec l’accompagnement physique de training que je mène avec eux au début des répétitions – explosivité des cuisses, gainage et abdominaux pour un ancrage au sol puissant –, cela se transforme en appétit féroce. »



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MUSIQUE

le bilan Voici venue La Nuit du réveil pour Oxmo Puccino. Le nouvel album d’un éternel enfant pas si seul (avec des feats de Gaël Faye, Orelsan ou Erik Truffaz) se sirote par « 35° à l’ombre des baobabs ».

Par Emmanuel Dosda Photo de Laura Sifi pour Poly

À La Vapeur (Dijon), jeudi 14 novembre lavapeur.com À La Laiterie (Strasbourg), mercredi 4 décembre artefact.org À L’Autre Canal (Nancy), jeudi 5 décembre lautrecanalnancy.fr

Votre ambition est de « guérir les âmes ». La chanson le permet-elle ? Bien sûr ! Je le sais grâce aux témoignages, échanges, remerciements, sourires… et effets qu’elle produit sur moi. Je suis mon premier cobaye. Certains de mes textes sont les meilleurs restes d’un problème dur à résoudre, mais réglé, grâce au recul, au temps qui favorise la prise de distance.

nante sobriété, malgré les nombreux featurings… Plusieurs parfums et saveurs s’affirment, mais l’information est plus précise. Ce disque, à la fois riche et concis, a l’épaisseur des enregistrements d’antan, mais avec une efficacité contemporaine. Aujourd’hui, le minimalisme est de rigueur et les samples ont disparu : je m’inscris dans mon temps.

La musique comme thérapie… Nous sommes tous très malades ! Il faut apprendre à vivre avec un lourd bagage…

Vous parlez beaucoup du temps qui passe et de l’enfance dans vos morceaux, mais un pas est franchi avec Le Nombril où vous évoquez votre personne, in utero ! Le grain de sable que nous sommes a commencé à se former bien avant notre naissance et j’avais envie de faire un clin d’œil au morceau Fetus de Nas sur l’album The Lost Tapes. Durant plus d’une quinzaine d’années, l’idée de faire un titre sur la période pré-natale aussi puissant me travaillait. Me sentant enfin mature pour évoquer le sujet, j’y suis allé tête plongeante. C’était drôle et difficile d’imaginer un monde sans soi : j’ai longuement parlé à mes parents pour qu’ils me racontent comment c’était juste avant que j’arrive. Dans quelques années, Le Nombril passera du témoignage à l’hommage, lorsqu’ils auront disparu.

La Nuit du réveil est-il un retour sur terre, quatre ans après avoir voltigé dans La Voix lactée ? Après ma trilogie, j’ai eu envie d’être davantage dans le concret, le réel, la contemporanéité. Mon nouveau disque résulte d’un réaiguillage opéré ces dernières années, avec la volonté d’être moins évasif.

Édité par AllPoints France allpointsmusic.fr

Plus direct ? L’auditeur laisse beaucoup moins de temps à la création. Il se laisse moins de temps tout court. Je voulais aller à contre-sens en me concentrant sur moi-même, puis retrouver ma place dans le flux de sorties hip-hop. La rime est en train de disparaître dans le rap, ce qui colle avec l’incroyable débit de production actuel. Le morceau La Peau de l’ours (produit par Brodinski) illustre ce virage. Le percevez-vous comme un haïku, avec des mots qui reviennent, tel un mantra ? Merci de l’avoir remarqué. Il y a en effet moins d’ellipses, mais ce titre – qui semble simple – est extrêmement “technique” par exemple lorsque je dis à la fin du premier couplet : « Si si, je suis à l’écoute et beaucoup causent de Louboutin. J’habite à dix minutes en hélico, trop de pigeons. Moins incognito qu’un pélican intelligent. » On dirait que je raconte des conneries, mais j’ai longuement pesé les mots, travaillé les consonances… Beats secs, productions dépouillées. Tout l’album a une tonalité d’une éton-

Vous êtes nostalgique ? Ma frise chronologique n’est pas horizontale, mais verticale. J’ai instantanément et en permanence accès à toutes les périodes, de mon enfance à aujourd’hui en passant par l’adolescence. Je ne ressens aucune nostalgie car mon passé est juste là, à côté. Mon voyage intérieur est constant. Pensez-vous avoir réussi votre life ? Oui, mais je tiens à redéfinir la signification du fait de réussir sa vie qui est liée à la notion de plaisir. Chaque fois que je passe un bon moment, je me dis que j’ai réussi ma life ! Je célèbre chaque instant et le rends encore meilleur. Au final, on peut dire que je ne m’en sors pas trop mal…

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MUSIQUE

la loi des chéries Si, à 40 ans, Jeanne Cherhal continue à tracer sa route en sillonnant des voies ouvertes par Véronique Sanson, la chanteuse et pianiste surprend en flirtant avec la musique sérielle.

Par Emmanuel Dosda Photos de Matthieu Zazzo

Au Théâtre de La Rotonde (Thaon-Les-Vosges), jeudi 7 novembre scenes-vosges.com Au Théâtre Ledoux (Besançon), jeudi 28 novembre scenenationaledebesancon.fr Au PréO (Oberhausbergen), vendredi 29 novembre le-preo.fr

L’An 40, édité par Barclay universalmusic.fr

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Vous citez essentiellement des femmes – debout ! – lorsque vous évoquez les personnes qui vous portent. Pourquoi des modèles féminins ? C’est un penchant, depuis longtemps. Les personnes fortes de ma famille sont des femmes et j’ai toujours eu envie de parler de ce qu’être une femme, physiologiquement, psychologiquement… Je suis féministe et mes icones sont en accord avec mes principes. Nina Simone, par exemple ? Je l’admire : elle rêvait d’être la première pianiste classique noire, mais a connu une immense frustration face aux interdits de l’époque. Il y a une résilience et un dépassement de soi chez cette musicienne qui a retourné une déception en quelque-chose d’hyper créatif, laissant s’exprimer l’émotion, l’engagement pour un peuple, la profondeur.

Une de vos modèles, Christiane Taubira, partage volontiers son affection pour Quand c’est non, c’est non. Ça vous touche ? Je ne savais pas : ça me fout la chair de poule ! C’est une chanson pré #metoo ? Je l’ai écrite après l’affaire DSK / Nafissatou Diallo. Mes préoccupations par rapport à ces questions ne sont pas nées avec le mouvement #balancetonporc, mais il les a renforcées. Un artiste doit une petite longueur d’avance, c’est un lanceur d’alerte. Quand c’est non, c’est non est un slogan à hurler en chœur… Il faudrait d’ailleurs préciser : « Quand c’est pas oui, c’est non ! » De nombreux titres de l’album L’An 40, comme Fausse parisienne ou Soixante-neuf, semblent avoir été influencés par votre collaboration avec


Bachar Mar-Khalifé1. C’est le cas ? Vraiment, oui ! Le travail que nous avons mené ensemble m’a nourri : il s’agissait d’emmener le répertoire de Barbara sur le terrain des musiques contemporaines, répétitives ou sérielles. Afin de prolonger ce projet, j’ai décidé de faire ma tournée avec un autre pianiste, pour poursuivre cet exercice de superpositions de notes, avec deux pianos sur scène. Ceci dit, ça reste un spectacle de chanson, mais qui autorise des incursions de plages instrumentales, des sorties du format pop. Notre tandem impose l’accord de nos horloges : il faut bien s’entendre, quelque soit notre culture musicale. Ce dernier disque, enregistré à L.A., exauce-t-il un rêve californien ? Il a été écrit en 2018 : chaque mois, je partais quelques jours de Paris – à la Réunion, en Auvergne ou dans le Sud de la France – avec

pour objectif de revenir avec une chanson. L’enregistrement s’est fait à Los Angeles avec deux batteurs que j’adore et des choristes extraordinaires. J’avais envie de cette chaleur vocale ! À 40 ans, de quelle manière habitezvous la terre ? Je suis plus que jamais hyper-consciente du caractère éphémère de notre passage sur cette planète, effrayée par l’état du monde dans lequel nous allons laisser nos enfants. Une catastrophe climatique se profile et je suis choquée par l’inertie des gouvernements face à ce déclin. Alors, en plus de mon engagement, notamment auprès de Cyril Dion2, j’essaye de trouver la beauté là où elle n’est pas évidente, dans le quotidien. Et de faire de mon mieux pour être heureuse malgré cette épée de Damoclès.

Voir Poly n°196 ou sur poly.fr Militant écolo, co-auteur, avec Mélanie Laurent, du documentaire Demain cyrildion.com 1

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jazz fever À travers une large et défricheuse programmation, voici notre guide d’humeurs, à la manière des plateformes de streaming, dans la nouvelle édition du festival Jazzdor. Par Florent Servia Photos de Marc Ribot par Sandlin Gaither et Jaimie Branch par Mark Pallman

À La Cité de la Musique et de la Danse, à la Médiathèque Malraux, au CEAAC, etc. (Strasbourg), mais aussi à La Maison des Arts (Lingolsheim) ou à La Filature (Mulhouse), du 8 au 23 novembre jazzdor.com

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e qui ressemble à un acquis est le résultat d’une longue lutte de 34 ans, gagnée avec patience et conviction. À l’image de ses immenses affiches aux couleurs vives, Jazzdor est bien identifié comme un rendezvous incontournable du mois de novembre. Comment le festival est-il parvenu à tenir le haut du pavé ? « Par une direction artistique exigeante », explique Philippe Ochem, à sa tête depuis 30 ans. Et de poursuivre : « Il faut être ambitieux artistiquement, sinon on programme les projets qui tournent déjà. Or, nous sommes là pour faire découvrir de la musique aux gens. Notre plus grosse jauge est d’environ 800 places et ça suffit. On ne va pas au Zénith, ni au Palais des Congrès pour ne pas être obligés de programmer des musiciens qui remplissent. On y perdrait

notre singularité ». Depuis trois décennies, il creuse le filon du jazz en quête des meilleures pépites. Un travail de veille permanente qu’il aime inscrire dans le temps long, par l’accompagnement d’artistes qui brillent dans leur quête d’authenticité. Combat Marc Ribot n’a pas attendu Trump pour être un musicien engagé, puisqu’il militait déjà contre la guerre du Vietnam, mais l’accession au pouvoir du magnat de l’immobilier a ravivé ses ardeurs. Le quartet avec lequel le guitariste américain ouvre le festival (08/11, Cité de la Musique et de la Danse, Strasbourg) est d’abord né de cette rage, à travers la série de chansons contestataires du projet Songs of Resistance : 1942-2018. L’ensemble poursuit


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aujourd’hui sur un nouveau répertoire. Mais quoi qu’il fasse, le musicien à l’anticonformisme rigolard ne s’éloigne jamais trop, ni du blues, ni du rock, ni du jazz. Trois formes historiquement protestataires qu’il a toujours choisi d’approcher par le versant expérimental. À sa manière, la jeune trompettiste Jaimie Branch (12/11, Fossé des Treize, Strasbourg) dégage aussi une attitude punk, mue par le besoin de déranger. Fly or Die II : Bird dogs of paradise trouve sa puissance dans un concentré de blues râpeux, un coup de gueule expérimental très inspiré de ses origines chicagoanes, où elle est née, a grandi puis est revenue après ses études pour son patrimoine free jazz hérité des papys de l’AACM (Association for the advancement of creative music), dont l’esprit perdure encore aujourd’hui dans la windy city. À la tête d’un quartet à l’instrumentation originale (trompette, violoncelle, contrebasse et batterie), la virtuose explore autant le jeu des timbres (le mariage du violoncelle et de la contrebasse) qu’elle veille à préserver le groove. Nouveauté, cette figure montante met des mots pour dé-

noncer le climat social désastreux de son pays : Prayer for Amerikkka pt.1 & 2, trois tristes lettres qui rappellent que les États-Unis n’en ont pas fini avec le racisme. Concert immanquable ! Recueillement Longtemps, Naïssam Jalal (20/11, Centre culture Claude Vigée, Bischwiller) a crié sa fureur. Elle a braqué ses lumières sur la révolution syrienne vue comme un dernier rempart : la mort plutôt que l’humiliation, titrait, en arabe, son précédent album. Mais du combat naît irrémédiablement le besoin de répit. Quest of the invisible marque ce temps là, celui du repli intérieur salvateur où la répétition de motifs rythmiques et mélodiques simples mène à la transe. Elle s’inscrit dans la lignée coltranienne du spiritual jazz en mêlant à la forme très libératrice du jazz modal – les musiciens explorent les notes d’une seule tonalité –, une orientation vers les mystiques traditionnelles extra-occidentales. Dans sa quête spirituelle, la flûtiste bâtit sa musique autour du silence et d’une sobriété contemplative. N’est ici exprimé que

ce qui est essentiel. Y a-t-il déclarations plus émouvantes que celles, profondes et vraies, venues du cœur ? C’est de là que semble venir la voix de Naïssam Jalal qui transforme sa musique en une catharsis. Dépaysement Les quatre musiciens nantais de No Tongues (15/11, CEAAC, Strasbourg) soumettent leurs voyages au principe de curiosité. Ils forment la matière première de relectures inventives du monde. Témoin, No Tongues collecte des musiques tribales traditionnelles comme le feraient des ethnomusicologues. Interprète, il s’en sert comme base d’une transe contemporaine où le temps, par le jeu de l’improvisation, s’étire inlassablement vers l’extase. L’album Les Voies du monde a marqué l’univers des musiques improvisées en 2018, ce que n’a pas manqué de repérer le dispositif d’accompagnement Jazz Migration, dont le groupe est l’un des lauréats présentés à Jazzdor cette année dans un envol vers un ailleurs…

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Edward Scissorhands, Tim Burton

série noire Touch of noir, manifestation interdisciplinaire rendant cette année hommage à Tim Burton, voit le côté obscur de la fête. Paint it black ! Par Emmanuel Dosda

Au Centre culturel régional opderschmelz (Dudelange), du 14 au 23 novembre opderschmelz.lu

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eetlejuice ! Beetlejuice ! Beetlejuice ! Pour attirer ceux qui aiment les balades culturelles au clair de lune et la musique aux accents gothiques, le festival organisé par le Centre culturel régional opderschmelz convie toute une ribambelle de groupes et d’événements gentiment dark pour un novembre aux couleurs halloweenesques. Hymnes batcave, littérature dans un camaïeu de gris foncé et cinéma façon nuit américaine… Touch of noir programme notamment Jason Moran & the Bandwagon pour une escapade pianistique fantastique ou encore l’opéra jazz tragique inspiré par l’Œdipe de Georges Enesco avec voix (Jen Shyu, Theo Bleckmann et Mat Maneri), trompette (Ralph Alessi) ou piano (Lucian Ban), le tout plongé dans une ténébreuse atmosphère. Rome ne s’est pas fait en un jour et le groupe luxembourgeois éponyme semble avoir digéré des décennies de musique, celle de Nick Cave en premier lieu. La prochaine saison de Peaky Blinders se déroulant dans les quartiers étroits de Birmingham ? La BO est toute trouvée, entre rock aux penchants cafardeux et marche militaire dans la brume électrique. Touch of noir, c’est également du ciné avec un

focus sur le Robert Smith des salles sombres, Tim Burton, adoré par les gamins qui aiment se faire peur et les grands, fascinés par son univers macabre. Sera notamment projeté le génial Batman avec un Michael Keaton parfait en super-héros milliardaire déployant ses ailes de chauve-souris pour défendre Gotham City. C’est d’ailleurs ce même comédien qui incarne Beetlejuice dans la comédie horrifique déglingos, sans aucun doute l’un des meilleurs Burton, rien que pour la scène du diner où hôtes et convives possédés se mettent à chanter et danser malgré eux sur du Harry Belafonte. Autre long-format du réalisateur aux mains d’argent diffusé : Les Noces funèbres, film d’animation où les cadavres sont bien plus marrants que les vivants ! À l’occasion de la manifestation, des ciné-conférences sur l’œuvre du cinéaste auront lieu, permettant au public, extraits à l’appui, d’analyser en compagnie de Paul Lesch et Yves Steichen le travail de l’auteur de Mars Attacks. Cerise nappée de chocolat (noir) sur le gâteau : le compositeur belge Michelino Bisceglia interprétera les compositions présentes dans ses films, pour la plupart écrites par son musicien fétiche, Danny Elfman.



grand classique En résidence à la Cité musicale-Metz, Julien Chauvin et son ensemble Le Concert de la Loge proposent Osez Haydn ! Voilà un temps fort dédié au compositeur symbolisant l’ère classique, où se mêlent conférences et concerts. Au cours de ce mini-festival, se déploie son versant intime avec des Sonates pour pianoforte par Alain Planès (07/11, 20h) et quelques mignardises chambristes (09/11, 18h). Il sera aussi possible de découvrir l’art du père de la symphonie avec deux de ses chefs-d’œuvre (08/11, 20h) : pleine d’humour et d’élégance, la Symphonie n°86 est donnée par Le Concert de la Loge sur instruments anciens, tandis que la célébrissime Symphonie nº45 “Les Adieux” – à la fin de laquelle les ins-

Le Concert de la Loge © Franck Juery

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trumentistes quittent la scène les uns après les autres – est interprétée par l’Orchestre national de Metz : deux œuvres, deux esthétiques et deux sonorités différentes pour une expérience unique et excitante ! Autre programme au menu, Un Soir sacré aux Tuileries (09/11, 20h) allie le sacré du Stabat Mater de Haydn à des pièces de la même eau signées Cherubini, Haydn (mais Michael, le frère cadet de Joseph) ou encore Kraus. (H.L.) À L’Arsenal (Metz), du 7 au 9 novembre citemusicale-metz.fr

Le maximum du minimum, Christoph Sietzen © Daniel Delang

minimal

À La Philharmonie, mais aussi au Grand Théâtre et à L’Abbaye de Neumünster (Luxembourg), du 22 novembre au 1er décembre rainydays.lu – philharmonie.lu

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Avec pour mot d’ordre less is more, le festival de musique contemporaine de La Philharmonie de Luxembourg rainy days va à l’essentiel, proposant 18 concerts, mais aussi des installations, des performances et des rencontres. Au menu notamment la première collaboration entre l’immense peintre Gerhard Richter et le compositeur minimaliste Steve Reich (24/11, 20h) dans un concert visuel de l’Ensemble intercontemporain où les structures répétitives de la musique du second entrent en résonance avec une toile du premier. Du ciné-concert de L’Âge d’or de Luis Buñuel (23/11, 20h) – partition de Martin Matalon exécutée par Les Percussions de Strasbourg – aux Abstract Pieces, génial théâtre expérimental revisitant le mythe d’Orphée de Manos Tsangaris (22/11, 19h), c’est à un passionnant parcours auquel nous sommes conviés. Notre coup de cœur ? Une soirée entière dédiée à Phill Niblock sous l’intitulé Night shift (30/11, 21h), histoire de découvrir ce pionnier visionnaire de la musique minimaliste et de la drone : entouré de trois complices, le musicien de 86 ans fait se rencontrer sons et films issus de la série The Movement of People Working. (H.L.)



humour, toujours Explorer les différentes déclinaisons de l’esprit en musique : tel est l’objectif que s’est fixée la quatrième édition de Piano au Musée Würth où se croisent gotha du clavier et jeunes pousses. Par Hervé Lévy Portraits de Maki Okada & Tedi Papavrami et de Simon Ghraichy par Antonin AM

Au Musée Würth (Erstein), du 15 au 24 novembre musee-wurth.fr Visites guidées de l’exposition José de Guimarães (voir Poly n°224 et sur poly.fr) pendant le festival, 16 & 23/11 (18h) et 17 & 24/11 (14h30) Buffet campagnard les dimanches 17 & 24/11 (12h) permettant de profiter pleinement de tous les concerts du jour. Uniquement sur réservation préalable en ligne

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araphrasant Verlaine, Olivier Érouart, directeur artistique de Piano au Musée Würth depuis l’an passé1, désire « mettre de l’humour en toutes choses. Cette thématique se déclinera au fil des concerts – elle ne sera pas présente de la première à la dernière note, mais par petites touches – sous de multiples formes : de la plaisanterie légère au non-sens drolatique, en passant par le comique potache », s’amuse celui qui est également directeur d’antenne d’Accent 4, unique radio associative classique de l’Hexagone 2. « Chez certains compositeurs réputés “sérieux”, il est souvent difficile d’imaginer cela. Pensons néanmoins au délicat Caprice sur le départ de son frère bien-aimé de Bach ou à la débridée Colère pour un sou perdu de Beethoven », deux œuvres données par Martin Stadtfeld

(24/11, 20h). Autre virtuose convié aux festivités, le brillantissime Simon Ghraichy (15/11, 20h) dont l’extravagance baroque du look – qui lui est vertement reprochée par certains pisse-froid considérant que le classique doit continuer à baigner dans le formol – égale la maestria pianistique et l’inspiration artistique. À côté de pièces de Liszt, Sibelius (Les Arbres, ode à une nature où se dissimule l’Homme) ou Albenitz, se découvre la Grande Humoresque de Schumann, titre difficilement traduisible : « Il est bien malheureux que votre langue n’ait pas un mot exact pour rendre justement deux particularités aussi enracinées dans la nationalité allemande que l’exaltation du rêve et l’humour : lequel est justement un mélange heureux d’exaltation et d’esprit farceur » écrivit le compositeur qui avait


imaginé cette œuvre « riant, pleurant tout à la fois ». Nul doute que l’étincelant Simon Ghraichy exprime de moderne manière la voix intérieure présente en filigrane dans la partition, lui qui aime plus que tout casser les codes, tout comme Vanessa Wagner que l’on retrouve aux côtés de la violoncelliste Olivia Gay (24/11, 17h) pour un programme Debussy, Martinů (qui pastiche joyeusement Rossini), Schumann et Chostakovitch. Le public passe du bien nommé trio C’est pas si grave où se marient piano, hautbois et contrebasse (17/11, 11h) à l’absurde de La Cantatrice chauve dont des textes se mêlent à un florilège pianistique dans un spectacle (24/11, 15h) réunissant de jeunes virtuoses du Conservatoire, comédiens (de la classe d’Olivier Achard) et musiciens, élèves de JeanBaptiste Fonlupt qui donne aussi un récital (22/11, 20h) où Liszt croise Chopin, compositeur bien plus rigolo que l’image qu’on en a : ne signait-il pas des billets drolatiques dans un journal, au cours de sa jeunesse sous le pseudonyme transparent de Pichon ? Autre personnalité attachante, celle de Jean-François Zygel3 (16/11, 20h) : pédagogue, interprète, passeur ou encore improvisateur, il se définit comme un « musicien moderne qui ne se contente pas de répéter à l’infini les

habitudes et les formats du XIXe siècle. Il faut révolutionner le concert classique et la musique classique en général, sinon dans quelques années elle ne s’adressera plus qu’à une élite bourgeoise et vieillissante. Il faut que les musiciens d’aujourd’hui investissent non seulement les salles à velours rouge et à pompons, mais aussi les scènes que sont la télévision et la radio, sans parler du plein air ou d’autres lieux à inventer », affirme-t-il. Et de poursuivre : « Lors de mes concerts j’aime bien parler, expliquer : il n’y a pas de raison qu’un musicien classique soit obligatoirement muet comme une carpe devant son public. » Impossible de mentionner ici tous les artistes présents à Erstein pendant ces dix jours, mais impossible également de ne pas citer le violoniste Tedi Papavrami et la pianiste Maki Okada (23/11, 20h), couple à la scène comme à la ville, en complète osmose artistique qui a imaginé un programme bondissant, tout en subtilité – comme un joli résumé de l’esprit du festival – où se croisent la Sonate pour violon et piano de Poulenc, une transcription des Minstrels de Debussy (originellement pour clavier seul), une Fantaisie sur des thèmes de Carmen de Pablo de Sarasate ou encore la deuxième Sonate de Prokofiev.

Voir Poly n°214 ou sur poly.fr 2 Strasbourg (96.6 MHz), Sélestat (98.8 MHz), Colmar (90.4 MHz) et sur accent4.com 3 Cette saison, il propose cinq concerts le dimanche à La Philharmonie de Luxembourg, prochain rendez-vous le 10/11 avec une joute d’impro’ en compagnie du pianiste Thomas Enhco – philharmonie.lu 1

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le clavier libéré Pianiste hors-normes dans la galaxie classique, Francesco Tristano donne concert à Luxembourg, où il est Lost in translation dans les rues de Tokyo, puis Strasbourg, faisant alors partager l’effervescence de Gershwin.

Par Hervé Lévy Photo de Ryuya Amao

À La Philharmonie (Luxembourg), samedi 9 novembre philharmonie.lu Au Palais de la Musique et des Congrès (Strasbourg), jeudi 14 et vendredi 15 novembre (puis en tournée avec l’OPS notamment à la Alte Oper de Francfort, 19/11) philharmonique.strasbourg.eu francescotristano.com

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Voir Poly n°216 ou sur poly.fr Voir Poly n°207 ou sur poly.fr

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oilà un garçon qui marie comme nul autre une certaine rigueur germanique tendance Deutsche Grammophon – label pour lequel il a gravé moult CDs dont le génial Scandale avec Alice Sara Ott1 – et des échappées atypiques pour un musicien estampillé classique. S’il ne cède pas aux sirènes du crossover – le plus souvent une soupe consumériste indigeste –, Francesco Tristano s’essaye avec rigueur aux synthés et autres boîtes à rythmes, écume les clubs et collabore avec un autre enfant terrible du paysage, Chilly Gonzales, voire un monstre sacré de la techno en la personne de Derrick May pour un concert qui a marqué les esprits avec l’Orchestre national de Metz, l’année passée2. Il nous déclarait alors, comme un fulgurant résumé de sa vision de la musique : « Bach est très présent dans ma vie, j’en joue chaque jour et m’incline devant ce qu’on nomme “la mélodie infinie” à son sujet. Il est l’inventeur de la techno ! » Pour son retour au pays natal, à La Philharmonie de Luxembourg, il invite le public à un drôle de voyage : après avoir imaginé, pour la première édition du cycle Urban, une ville numérique bâtie grâce aux notes des Variations Goldberg de Bach, il narre ses Tokyo Stories en compagnie de Michel Portal. Clavier, clarinette basse, enregistrements des bruits de la mégapole et sons électroniques fusionnent pour une déambulation dans les rues de la capitale japonaise. Avec l’Orchestre philharmonique de Strasbourg et son directeur musical Marko Letonja, il donnera la Rhapsody in Blue de Gershwin, pièce entrant en résonance avec un programme 100% français centré sur Ravel (avec notamment la noble et languide mélancolie de la Pavane pour une infante défunte et le célébrissime Boléro), illustrant les liens unissant les deux hommes qui se rencontrèrent en 1928 et se vouèrent une profonde admiration réciproque jusqu’à leur disparition. Lorsque

le jeune compositeur américain demanda des leçons à son aîné, il lui répondit : « Pourquoi seriez-vous un Ravel de seconde classe, alors que vous pouvez devenir un Gershwin de première classe ? » Réponse avec un concerto jazzistico-classique emblématique des années 1920 que son auteur considérait comme « une sorte de kaléidoscope musical de l’Amérique, de notre grand melting-pot, de notre dynamisme national inégalé, de notre blues, de notre folie métropolitaine. »



noir c’est noir À Dijon, Éric Ruf s’empare de Pelléas et Mélisande, transportant l’opéra de Debussy dans un ténébreux royaume figé dans une fuligineuse éternité. Par Hervé Lévy Photo de Vincent Pontet / Théâtre des Champs-Élysées

À l’Opéra de Dijon, du 6 au 10 novembre opera-dijon.fr Rencontre avec les artistes l’issue de la représentation du 10/11

Créée au Théâtre des Champs-Élysées (Paris) en 2017 et récompensée par le Grand Prix du Syndicat de la critique 2 Reconnue comme meilleur premier rôle au Green Room Awards en 2019 pour son interprétation au Victorian Opera à Melbourne 3 Voir Poly n°130 ou sur poly.fr 1

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n théâtre où les « personnages sont transpercés par les sentiments qu’ils éprouvent » : voilà comment Éric Ruf conçoit Pelléas et Mélisande dont le livret reprend la pièce éponyme de Maurice Maeterlinck avec ses « structures langagières qu’on perçoit comme antinaturelles au début, mais dont on comprend toute la logique en s’immergeant dans l’œuvre. » Cette histoire d’amour impossible et monstrueuse, véritable Tristan und Isolde à la française, l’Administrateur général de la Comédie française l’a mise en scène1 dans un univers crépusculaire plein de lenteur. En dirigeant les chanteurs, il avait à l’esprit la célèbre sculpture de Giacometti, L’Homme qui marche : « Il est penché. Comme si le mouvement avait été arrêté, comme si l’action s’était figée. Il a fallu convaincre les chanteurs de “ne pas faire”, après qu’ils aient essayé de faire tout ce qui était possible », s’amuse-t-il. Face à des sentiments évoquant une météo tragique, il a imaginé une atmosphère où pointent les tempêtes, où le soleil ne perce jamais, où « les personnages ne décident pas des choses, leurs destinées étant ordonnées par des éléments supérieurs ». Dans ce royaume à l’arrêt peuplé de spectres vêtus de costumes aux tonalités sombres signés Christian Lacroix,

seule Mélisande (incarnée par la magnifique soprano australienne Siobhan Stagg2) évolue dans une robe moirée aux chatoiements de couleur étincelants comme dans un tableau de Gustav Klimt. On a le sentiment qu’elle « peut réveiller les choses. Si nous avions été dans un manga, je l’aurais représentée par une jeune femme qui avance. Au rythme de sa marche, les plantes flétries par l’hiver fleurissent et les arbres figés dans le froid bourgeonnent. » L’atmosphère nimbant le plateau évoque curieusement l’outrenoir de Pierre Soulages, « un champ mental, plus qu’une couleur, un au-delà naissant du reflet de la lumière sur le noir qui va toucher la sensibilité », explique le peintre3. Le décor, celui d’un bord de mer mélancolique où la végétation n’est qu’un souvenir, « une cendre tombée sur le royaume et dans le cœur des différents protagonistes », a été inspiré au metteur en scène par une visite de la base de sous-marins de Lorient découverte alors qu’elle était à l’abandon : « J’ai été fasciné par cette cathédrale de béton destinée à on ne sait quelle religion, avec ses alvéoles et l’humidité qui s’infiltre partout, malgré des parois de plus de sept mètres d’épaisseur », résume-t-il.



Kissing on the highway, Queens New York, 1980 © estate Gottfried

brooklyn follies Avec ses photographies de rue, Arlene Gottfried a documenté les décennies 1970 et 1980 d’un New York délabré. Ses portraits humanistes des laissés-pour-compte du progrès parmi les communautés juives, portoricaines et queer investissent Nancy. Par Thomas Flagel

Au Musée des Beaux-Arts de Nancy, jusqu’au 12 janvier 2020 musee-des-beaux-arts.nancy.fr Visites guidées de l’exposition les dimanches à 16h30, sans réservation Réservé aux enfants !, une activité destinée au 7-11 ans, dimanche 1er décembre (10h30), un cycle de découverte ludique de la photographie et de l’art sous toutes ses formes. Sur réservation Dans le cadre d’ADN – Art dans Nancy, programme qui met à l’honneur le street-art dans le domaine public depuis 2015 2 Nom donné aux Portoricains de New York 1

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vec une saison dédiée aux arts urbains marquée par trois expositions, des performances en work in progress (avec Aryz aux Beaux-Arts) et des commandes publiques1 passées aux artistes Momo et Poch, Nancy crée l’événement dans le Grand Est. Coup de maître inaugural, la première rétrospective muséale dédiée à Arlene Gottfried (1950-2017), photographe américaine dont le travail personnel ne sera reconnu que sur le tard. Née à Brooklyn dans une famille d’immigrés juifs, elle collectionnait au moins trois handicaps : être une artiste femme, avoir pour médium principal la photographie (longtemps délaissé par collectionneurs et musées) et s’intéresser à des anonymes de quartiers parmi les plus mal famés de Big Apple entre seventies et eighties. De Crown Heights au Lower East Side, où elle déménagea, jusqu’aux

plages de Coney Island et de Brighton Beach, elle ne cessa d’arpenter les lieux de son enfance, de côtoyer les communautés pauvres qui s’y amassent dans des taudis. Loin de son aura de carte postale multiculturelle et créative de ville-monde, NYC est alors l’une des plus dangereuses des États-Unis. Les promoteurs mettent le feu aux immeubles insalubres pour toucher les assurances, la drogue et les armes gangrènent les rues. Au milieu de cette atmosphère chaotique, l’artiste croque des portraits tendres de gamins du ghetto d’El Barrio, assiste aux fêtes aux couleurs des “nuyoricans”2, aussi à l’aise dans les Projects à l’abandon que sur les plages nudistes de Riis Beach et les clubs branchés de Manhattan où se pressent les oiseaux de nuit trans et queer. L’arrière-plan de tous ses clichés ne triche pas avec la dure réalité vécue par ses sujets :


EXPOSITION

les carcasses de voitures et autres objets métalliques jonchent le bitume au milieu des détritus. Arpenteuse infatigable, elle sait saisir les moments à l’image de ce défilé de communiantes en robe blanche sur le macadam, prises du point de vue des badauds du trottoir ayant installé un poste de télé sur des épaves de voitures, branché au réverbère. Les kids sont partout, souvent laissés à eux-mêmes par des parents absents, jouant sur des restes de vélo ou se pressant devant un cochon embroché entre deux palettes, à même la chaussée. Ils regardent sérieusement l’objectif de celle qui jamais ne vole une photo. Arlene Gottfried a l’art de se faire accepter de tous, de se voir offrir une intimité qu’elle immortalise en noir et blanc mais aussi en couleur. Les tatoués se dévoilent dans des intérieurs exigus, un juif hassidique en costume noir à chapeau pose sur une plage lorsqu’un culturiste, totalement nu rentre dans le cadre et gonfle le biceps, en interpellant la photographe : « Moi aussi je suis juif. » Nous le voyons hilare, le religieux arborant un rictus crispé. Un grand écart parmi d’autres. Remarquable est son regard qui semble toujours faire un pas de côté par rapport aux photos attendues et connues du genre. Point de misérabilisme, ni de mise en scène. Dans l’univers forain de Coney Island, pas de grand huit, mais une charmeuse de serpent sexy. Lors d’une block party d’Alphabet City, danse seule au premier plan une dame d’un certain âge au milieu des papiers gras de la fête jonchant le sol. Les trans pris en backstage des clubs livrent un spleen et des yeux fatigués que viennent bousculer des photos plus clinquantes dans lesquelles brillent strass et paillettes, pattes d’eph et maquillage abondant relevant de la période disco. Jamais pourtant les corps ne semblent poser. Seuls les regards se croisent, la chair s’abandonne, magnifiée par un mélange d’absence d’esthétisation et de cadrages soignés, rarement frontaux. La beauté se niche dans des détails : la naissance des chevilles se lovant dans un voile soufflé par une fenêtre entrouverte, des escarpins rouges sur un carrelage en damier… Une teenager ingénue en bikini brillant évoque la pureté d’une nymphe de Botticelli, cheveux au vent. La tendresse se love quant à elle dans un baiser à pleine bouche entre sa mère et une amie, au milieu du trottoir. Dans l’univers d’Arlene Gottfried, les couples se palpent et s’étreignent, qu’ils soient nus sous une douche de plage, apprêtés au dancing ou allongés dans l’herbe, le long de la Highway. Les gangsters portent leur nouveau-né sur l’épaule comme le nom de leur mère tatouée

sur le torse, les familles se pressent sur un canapé de seconde main ou posent ridiculement avec leur chien, dans un intérieur cossu comme sur un banc de Central Park. Humour et dérision, regard amusé mais toujours bienveillant. Quelques photos se font toutefois plus sombres telle cette jeune femme enceinte jusqu’aux yeux (Fort Apache, 1980), l’épaule contre un réverbère devant les décombres d’un immeuble. Réfléchit-elle à son avenir incertain ou attend-elle le prochain bus qui la mènera vers d’autres horizons ? Trouve-telle des raisons d’y croire ? Le rêve américain prend définitivement les atours d’un mirage.

Catalogue de l’exposition réalisé avec Bernard Chauveau Édition (12 €) bernardchauveau.com

Trampoline, 1984 © estate Gottfried Poly 225

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EXPOSITION

désastres de la guerre Elle a documenté les catastrophes du XXe siècle à travers un corpus de gravures qui agit sur le temps. Quelque 170 œuvres jalonnent la rétrospective consacrée à Käthe Kollwitz au MAMCS.

Par Emmanuel Dosda

Au MAMCS (Strasbourg), jusqu’au 12 janvier 2020 musees.strasbourg.eu

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a scène est terrible. Deux pieds semblent sortir du cadre et heurtent l’œil de l’observateur. Son regard glisse lentement, péniblement, sur des jambes nues, une jupe froissée, une tête renversée, un corps brisé se fondant dans les feuillages et les plantes écrasées. C’est seulement en scrutant très attentivement que l’on aperçoit, horrifiés, un jeune enfant au regard triste, derrière la clôture. Désolé, il fixe sa mère Violée (1907/08) gisant au sol. Planche issue de la série Guerre des paysans, cette eau-forte – avec des tailles de pointe sèche et autres interventions chimiques dont Käthe Kollwitz (1867-1945) avait le secret – illustre parfaitement la maestria d’une artiste au style « très sophistiqué », selon Estelle Pietrzyk. La directrice du Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg évoque même « un moment de bravoure dans l’histoire de la gravure, grâce à l’incroyable technique d’une créatrice » utilisant encore du papier de verre, du vernis fait à base de sucre, de la craie ou des bouts de textile. Nie wieder Krieg L’artiste allemande a « pris les deux Guerres mondiales de plein fouet », perdant un de ses fils (engagé volontaire) sur le front belge, en 1914. « Plus jamais », hurle dans la douleur cette pacifiste : « Un jour, un nouvel idéal naîtra, et ce sera la fin de toute guerre. C’est avec cette conviction que je meurs. Il faudra travailler dur pour atteindre ce but, mais il sera atteint. » Témoin engagée d’un monde en crise, à feu et à sang, elle affirme vouloir « agir dans ce temps », usant de sa virtuosité pour arme contre la barbarie. Afin de rendre son travail le plus visible possible, qu’il saute aux yeux, « elle utilise un important panel de possibles en gravure ainsi que de très grands formats, rares pour ce médium », insiste Hannelore Fischer, directrice du Musée Kollwitz de Cologne, co-commissaire de cette vaste exposition (estampes, mais également sculptures et dessins), aux côtés d’Alexandra von dem Knesebeck. L’historienne de l’Art salue également le geste parfois brutal de la

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plasticienne allant « très loin pour conduire la lithographie dans ses retranchements », devant la série Une Révolte des tisserands (1893-1897), dénonciation de la misère sociale des ouvriers évoquant le naturalisme de Germinal. Avec ce cycle, elle « s’éloigne de l’influence symboliste de Max Klinger pour s’ancrer dans le réel », noir comme l’encre. Le spectateur est secoué, révolté, accablé, à l’image de la femme tenant sa tête entre ses deux mains, devant le corps inerte d’un gamin, dans la litho nommée Misère. Rester vertical Käthe Kollwitz danse La Camargnole tandis que tonne le canon. Elle demeure vigoureuse lorsque la mort et le malheur emportent tout sur leur passage, même au décès de son petitfils, Peter, en 1942 sur le front russe… Elle persiste à prendre des risques : artistiques, en combinant les techniques les plus complexes, et personnels en diffusant ses dessins grinçants dans la revue satirique Simplicissimus. En 1936, son impertinence militante de gauche imposera sa démission de l’Académie des Beaux-Arts de Prusse, lui coûtera une visite de la Gestapo et la menace de déportation en camp de concentration. Toujours, il s’agira pour elle de défendre « une nouvelle idée, celle de la fraternité entre les peuples. » Elle résiste et s’affirme en s’engageant en tant que femme, en s’imposant dans un milieu totalement masculin, notamment au sein de l’Académie, et se dresse, bien droite, contre le Sacrifice que l’on demande aux citoyens. Ainsi, sa gravure sur bois de 1922 montre une mère aveugle, le visage marqué, tendant son bébé vers les fracas du monde, le livrant en pâture à l’abject et absurde guerre qui oppose les peuples réduits à produire de la chair à canon. Les Graines de semence ne doivent pas être moulues, ordonne-t-elle en 1941 sous forme de lithographie. Un testament, une dernière volonté. Estelle Pietrzyk de glisser en guise de conclusion d’une exposition / devoir de mémoire : « Il n’est pas obsolète de parler, aujourd’hui, de cette difficile traversée de l’Europe. »


La Carmagnole, 1901, Kn 51 © Käthe Kollwitz Museum Köln Poly 225

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EXPOSITION

danses macabres À Bâle, se croisent les radicalités de Jean Tinguely et Tadeusz Kantor, à travers une de ses créations emblématiques, Où sont les neiges d’antan.

Par Hervé Lévy

Au Musée Tinguely (Bâle), jusqu’au 5 janvier 2020 tinguely.ch

Légende Vue de l’installation Où sont les neiges d’antan, photo de Nicolas Lieber / Musée Tinguely 2019 © Centre for the Documentation of the Art of Tadeusz Kantor CRICOTEKA, Maria Kantor & Dorota Krakowska / Tadeusz Kantor Foundation

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our la quatrième fois, le Musée Tinguely fait dialoguer une œuvre contemporaine avec la Mengele-Totentanz (1986), pièce tardive du plasticien helvète faite de 14 parties à laquelle une salle particulière est dédiée. “Sculptures machines” réalisées avec des objets récupérés après un incendie dans une ferme située à proximité de son atelier, elle doit son nom au maître-autel figurant au centre, une ensileuse à maïs de la marque Mengele, entreprise qui appartenait à la famille du sinistre médecin nazi. Autour d’elle se déploie un ballet anxiogène fait de fragments de métal ou de bois noircis à peine identifiables, dont les ombres projetées sur les murs créent un sentiment d’angoisse aussi prégnant que les grincements qui s’échappent des œuvres lorsqu’elles se mettent en mouvement. La rencontre de l’artiste suisse avec Kantor – qui eut lieu au début des années 1960 – est naturelle dans la mesure où nous sommes en présence de deux pionniers de la performance et du happening. Dans la pièce attenante, c’est une autre danse macabre qui est présentée avec Où sont les neiges d’antan, titre emprunté à La Ballade des dames du temps jadis de François Villon par Tadeusz Kantor en 1979. Nous décou-

vrons objets et costumes (dans une scénographie élégante), affiches, dessins et croquis, mais également une projection du film d’une répétition (réalisée en 1984 par Andrzej Sapija la veille de la première polonaise au club étudiant Stodoła de Varsovie) documentant avec précision cette action scénique, ou cricotage. Un terme forgé par le plasticien (dérivant du nom de son théâtre) pour désigner ce type de performance dans lesquelles « les personnages, les situations, les actions ne sont pas des symboles », mais plutôt « les charges, les cartouches, qui peuvent produire un court-circuit », écrivait une des figures qui a fait voler en éclats les canons du théâtre au XXe siècle. Autour d’une Trompette du jugement dernier – instrument “tinguelyesque” avec ses roues dentées, manivelles et autres sangles – s’ébattent les personnages du shtetl dont la vie quotidienne est ici narrée, dans une étrange chorégraphie. Rabbins vêtus de noir, cardinaux habillés de rouge et citoyens aux costumes d’un blanc sale semblent alors annoncer la catastrophe – dont on voit les débris fantasmagoriques dans la salle d’à coté – sur fond de tango diabolique et d’Our Town is burning, hymne du ghetto écrit par Mordechai Gebirtig en 1936, après un pogrom dans le village polonais de Przytyk.



EXPOSITION

phénomène femen Au Crac Alsace, Le Couteau sans lame et dépourvu de manche rassemble des artistes s’étant emparés des Guérillères, roman d’une auteure féministe du coin.

Par Emmanuel Dosda

Au Crac Alsace (Altkirch), jusqu’au 12 janvier 2020 cracalsace.com

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o-fondatrice du Mouvement de libération des femmes, Monique Wittig est née en 1935 à Dannemarie, à quelques encablures de l’espace d’Art contemporain haut-rhinois. Sa directrice, Elfi Turpin, s’est totalement plongée dans l’œuvre de cette « figure militante », une des 343 Françaises ayant signé le fameux Manifeste de 1971. « S’appropriant les canons littéraires, elle agence un grand poème épique décrivant une marche mythique et colorée renversant, en mode guérilla, le patriarcat et le langage qui l’assoit. » Ainsi résume-t-elle l’ouvrage qui sert de socle à une exposition collective ayant pour but de déterrer des « histoires ensevelies » en prolongeant une « expérience de lecture ». Tanzlinde, une des propositions produites par le Crac, est signée Meris Angioletti. Ce “Tilleul à danser” consiste en un tapis muni d’émetteurs d’ondes. Un dancefloor géométrique augmenté où la plasticienne invite

les visiteurs / noceurs à entrer dans la transe, comme à Strasbourg en juillet 1518, lors de la désormais célèbre épidémie dite de Saint-Guy, abracadabrantesque hystérie collective produisant mouvements démoniaques et crises spasmo-épileptiques sur le son strident de la cornemuse. Surchauffe au Crac… et réinvention de la langue ! Ambiance club, toujours, avec Unfinished Sentence, installation audiovisuelle de Tarek Lakhrissi faisant référence à Monique Wittig, à la culture populaire ou aux Guérillères des temps modernes, Buffy ou Xena. Marnie Slater s’est quant à elle basée sur un texte de Claude Cahun, artiste surréalisto-queer. Citons également Le Goubernement de Liv Schulman (en photo), série mettant en scène des lesbiennes ou trans parisiennes et That Which Identifies Them, Like the Eye of the Cyclops de Beatriz Santiago Muñoz, triptyque cinématographique nous projetant dans un futur post-phallocratie.



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pour la modernité La vingt-quatrième édition de ST-ART, foire dédiée à la création contemporaine, « joue un rôle essentiel dans le paysage culturel hexagonal », explique Patricia Houg, la directrice artistique.

Par Emmanuel Dosda

Au Parc des Expositions (Strasbourg), du 15 au 17 novembre st-art.com

* Livré au printemps 2021 pour une première partie et en 2022 dans sa totalité, voir Poly n°224 ou sur poly.fr

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Strasbourg Événements, organisateur, inaugurera prochainement un nouveau Parc des Expositions. L’édition 2019 aura donc lieu dans une structure temporaire. Peut-on parler d’une manifestation transitoire ? Sur le papier, oui, mais c’est surtout la préfiguration du prochain ST-ART qui prendra place dans un espace réalisé par le cabinet d’architectes Kengo Kuma & Associates * : clair, lumineux, où l’on peut faire bouger les lignes et renouveler les choses, même si les fondamentaux de la foire vont demeurer identiques. Nous avons besoin d’un bel écrin, qui respire. Nous étions dans un bâtiment ancien, de 12 000 mètres carrés certes, mais tout en longueur, sans allée centrale ni le charme des friches industrielles. Nous aurons des espaces de repos permettant des

temps de contemplation qui sont absolument nécessaires. Enfin, les visiteurs auront la possibilité de tout voir, dans des conditions optimales ! Cette année, vous présentez une exposition dédiée à un objet, la chaise, avec des pièces iconiques de Prouvé ou Thonet. Avez-vous pour volonté d’installer durablement cette ouverture au design ? On ne refait pas l’histoire : beaucoup d’artistes s’intéressent à la production industrielle et de designers à la réalisation de pièces uniques. La porosité entre les deux domaines est grande. Le design est un marqueur de son temps ! Je suis pour la modernité, donc je dois m’intéresser à toutes les créations. L’idée n’est pas de concevoir une foire de design mais de


EXPOSITION

s’ouvrir à cette pratique, capable de nous mener à un imaginaire invraisemblable. Vous pliez-vous à un effet de mode en proposant un focus sur le street art cette année ? Non, il s’agit d’une revendication ! Nous sommes les premiers à avoir montré cet art, alors décrié : ST-ART a été précurseur en présentant des artistes urbains dès 2005. Les personnes qui ont suivi nos conseils à l’époque ont bien fait de nous faire confiance. Ceux qui ne nous ont pas pris au sérieux passent pour des couillons aujourd’hui [rires]. Vous ne trouvez pas paradoxal qu’un geste urbain se trouve enfermé dans un white cube ? Il s’agit en effet d’une écriture, parfois collaborative, déplacée de la rue à l’atelier, ce qui peut paraître un non sens. C’est un art vivant… qui pose question et ouvre le débat. Chaque année, il faut réfléchir aux champs qui ne sont pas exposés et qu’il faudrait présenter dans la capitale européenne. En quoi votre foire s’inscrit-elle dans un contexte de « marché complexe », selon vous, alors que des œuvres battent des records ces derniers temps ? On fait souvent l’amalgame entre ce qui se passe en salles de ventes et dans les galeries dont plus personne ne pousse les portes ! Les galeristes jouent ce rôle très difficile de promoteur de jeunes créateurs. ST-ART leur permet de voir défiler 22 000 visiteurs, et donc autant d’acheteurs potentiels. Ils sont directement confrontés à la réalité : c’est primordial dans cette société du zapping. Leur chiffre d’affaires permet la production, la diffusion et la création des œuvres de demain. Nous sommes leader d’opinion, il ne faut pas être suiveur. Dans les grands rendez-vous, en Europe ou aux États-Unis, 80% des exposants sont locaux. Nous avons 73% d’exposants français. Si un jour ST-ART n’existe plus, quid de la représentation de la création française ? Tous les stands sont-ils à la hauteur de vos ambitions ? Non et alors ? Qui n’a pas, dans sa garderobe, un pull-over de mauvais goût ? Une bonne foire est une foire où l’on trouve quelque-chose à acheter qui nous procure de l’émotion. Quelle importance d’avoir l’artiste clef du moment ? L’important est de faire des découvertes d’œuvres qui semblent avoir été réalisées expressément pour vous.

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3 Légendes 1. Chaises percées de Dickson et Boniface © Philippine Chaumont - Courtesy L’Équipée 2. Nurhidayat, Fausse Note, 2019, Courtesy Galerie Valérie Eymeric 3. Sonac, Nyala, Strasbourg, 2018 © Courtesy Mazel Galerie

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give me five Cinquième édition de la Luxembourg Art Week, foire d’Art contemporain qui prend encore de l’ampleur, accueillant une soixantaine de galeries. Par Emmanuel Dosda

À la Halle Victor Hugo (Luxembourg), du 8 au 10 novembre luxembourgartweek.lu

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a dynamique locale, l’engagement des institutions culturelles et l’élan des artistes comme des collectionneurs au Luxembourg ont permis à notre foire de devenir un grand moment de rencontre pour l’Art contemporain dans toute la région. » Alex Reding, directeur d’une manifestation qui monte, qui monte, est un homme heureux. Il est impatient, on le comprend, de fêter dignement le cinquième anniversaire de cette manifestation qui nous réserve « une grande surprise » qu’il aurait presque eu envie de garder secrète jusqu’à l’ouverture : il s’agit de la reconfiguration « des espaces d’exposition totalement repensés pour donner à tous les exposants les meilleures conditions de visibilité et offrir aux visiteurs des espaces de repos et de restau-

ration supplémentaires, tout en améliorant la circulation aux heures de pointe ». Et de se féliciter des 12 500 visiteurs de l’édition 2018, en trois jours d’exposition. 1 000 m2 supplémentaires, soixante galeries représentées, une section Take Off qui décolle, un Grand-Duché voyant booster sa créativité et une carte blanche plus qu’alléchante. Pour la seconde année consécutive, le Casino prendra place dans la Halle Victor Hugo. Ce Forum d’Art contemporain convie ainsi le plasticien luxembourgeois Daniel Wagener à installer dispositif(s), jouant avec les codes de l’exposition via des volumes sculpturaux perturbant la monstrations d’œuvres comme le visiteur. Ce dernier est invité par l’artiste à expérimenter des modes d’impression en créant, façon DIY, carnets ou dessins.



couronné ! Par Christian Pion

Domaine Roland Schmitt 35 rue des Vosges (Bergbieten) roland-schmitt.fr

Bourguignon, héritier spirituel d’une famille qui consacre sa vie au vin depuis trois générations, il partage avec nous ses découvertes, son enthousiasme et ses coups de gueule.

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out débute par une belle histoire d’amour entre Anne-Marie, une jeune femme italienne fraîchement arrivée en Alsace et un fils de paysan de Bergbieten nommé Roland Schmitt qui pratique encore, comme tous ses voisins, une polyculture dans laquelle la vigne occupe une place secondaire. Nous sommes dans les années 1970 et presque chaque agriculteur de la commune située à quelques encablures de Strasbourg vend son vin en vrac à des négociants, souvent haut-rhinois. Le couple impose peu à peu sa vision de la viticulture en développant la mise en bouteille au domaine et abandonne progressivement l’élevage. Roland et son voisin de Traenheim Frédéric Mochel s’activent en dépit d’une franche opposition haut-rhinoise à faire reconnaître à l’Altenberg de Bergbieten son statut de grand cru. En 1983, le pari est gagné et mérité vue la réputation historique qui brille depuis des siècles dans l’imaginaire des connaisseurs pour les vins issus de ce secteur au terroir si singulier d’argile marneuse en surface et de keuper en profondeur. En 1985, Roland, victime d’un accident, laisse Anne-Marie seule face a son destin de vigne-

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ronne poursuivant avec talent la renaissance de la réputation des vins de Bergbieten. Leur fils Julien qu’Anne-Marie laisse s’exprimer librement, cultive les vignes en bio depuis une dizaine d’années et en biodynamie aujourd’hui. Vendanges manuelles, levures indigènes, élevage sur lies à l’écoute de chaque cuvée, soufre minimaliste : toutes les décisions prises servent l’expression authentique du terroir. Le sylvaner grand A, cépage prolifique et parfois rustique, illustre parfaitement la quête de Julien faite de justesse et de modestie : voilà en effet un vin singulier, racé par sa consistance, originaire de l’Altenberg, un grand vin de charme. Les rieslings Ginzberg et Talberg trouvent ici une formule originale, tout en délicatesse et élégance, une belle pureté de fruit et une minéralité salivante qui s’exprimera, après quelques années de garde, dans sa véritable dimension. Pour sa part, le grand cru Altenberg est une belle dame, distinguée, d’une folle douceur, singulière par sa complexité que le temps dévoilera lentement au gré d’une garde conseillée en cave de quelques années. Enfin, les gewurztraminers sont dotés d’une grâce aérienne, floraux sans lourdeur, délicieux et digestes.

L’abus d’alcool est dangereux pour la santé

Visite au Domaine Roland Schmitt, une des pépites de la “Couronne d’Or” qui ceint Strasbourg, pour le récit d’une saga familiale viticole.




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