Poly 240 - Novembre 2021

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N°240

NOVEMBRE

2021 POLY.FR

MAGAZINE

ADÈLE HAENEL DANS LES EAUX TROUBLES DE GISÈLE VIENNE



BRÈVES

Magique

Tentez de gagner 2 places pour Natchav en jouant sur notre page facebook /mag.poly

Nostalgique

Pratique

Le Centre chorégraphique national VIADANSE organise, à Belfort, 3 journées (18-20/11) de Rencontres pour « échanger, débattre et rêver » l’éducation artistique et culturelle dans le champ chorégraphique. Le tout en célébrant les 4 années de projet transfrontalier franco-suisse Territoires dansés en commun. Au programme : tables rondes et débats, rencontres et ateliers, mais aussi spectacles avec notamment le très beau D’Eux du duo M’Barek / Dhaou et le surprenant Épaulette d’Alexander Vantournhout (18/11). danse-tdc.com

Entre transparence colorée des aplats et précision scientifique du trait, les dessins tout en minutie d’Alain Eschenlauer rendent hommage, chacun à leur manière, à l’insaisissable beauté de l’éphémère. Inspirée de la célèbre gravure d’Albrecht Dürer, l’exposition Melancholia 2021, présentée à l’Espace d’Art contemporain André Malraux de Colmar (jusqu’au 23/12), explore cet étrange sentiment nommé mélancolie, entre doux “bonheur d’être triste” et profonde humilité de l’artiste face à la nature sublime. colmar.fr/espace-malraux

© Fabien Espinasse

D’Eux © Frédéric Iovino

Pour les kids (et leurs parents), le festival Loostik (08-14/11) sélectionne quelques pépites à l’image de Natchav (10/11, Carreau de Forbach, dès 8 ans). La compagnie Les Ombres portées y conte les mésaventures d’un cirque ambulant arrivant dans une ville dont les autorités ne sont guère accueillantes. Entre théâtre d’ombre et musique live, l’onirisme de la pièce nous plonge dans une quête de liberté passant par l’art ! loostik.eu

Caustique

Il brocarde à tout va : frimeurs, rappeurs, pleurnicheurs, rockeurs, serial killers, enfants de chœur… et ta sœur ! Tout le monde en prend sévèrement pour son grade. Dans un spectacle intitulé Cœur de moqueur à découvrir au PréO d’Oberhausbergen (06/11), l’excellent Frédéric Fromet dézingue à tout va. Véritable sniper riant des travers de notre société, il fait mouche avec ses chansons satiriques qu’on avait découvertes sur France Inter. le-preo.fr POLY 240

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©

La

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BRÈVES

Reading

Drawing

Des auteurs venus d’horizons divers (roman, essai, BD ou livre jeunesse), un concert de rock-fiction imaginé par Alain Damasio himself avec le guitariste Yan Péchin (28/11, 19h, Comédie de Colmar)… Le Festival du livre de Colmar revient (27 & 28/11, Parc des expositions) pour une 32e édition placée sous le signe des “Retrouvailles”. Amélie Nothomb y présentera Premier sang (Albin Michel), dans lequel elle dresse un portrait de son père. À ses côtés, Philippe Besson ou encore le philosophe Alexandre Lacroix, auteur du stimulant Comment ne pas être esclave du système ? (Allary éditions). festivaldulivre.colmar.fr

© Christophe Urbain

Yuriko Okamoto © Isabelle Martin

Le salon de l’illustration et du livre jeunesse Schilick on carnet revient à Schiltigheim (12-14/11, La Briqueterie). Collecte de livre avec l’asso Tôt ou T’Art, ateliers de masques sérigraphiés et jeux de pistes s’ajoutent à des rencontres avec des illustrateurs et des éditeurs. Ne manquez pas la fascinante exposition immersive en 3D de Jim Curious dans la jungle des Éditions 2024. schilickoncarnet.fr

Listening

Thierry De Mey se livre à l’exercice de l’autoportrait en réunissant des pièces anciennes et nouvelles dans un projet mûri de longue date avec les Percussions de Strasbourg (10/11, Théâtre de Hautepierre). À côté de “classiques” comme Musique de Tables (1987), se déploie une nouvelle pièce Timelessness, véritable « manifeste artistique et politique ». Voilà un spectacle tissé de gestes autant que de sons… percussionsdestrasbourg.com

Creating

Le Salon Résonance(s), organisé par la fédération des métiers d’art d’Alsace (Frémaa), fête sa 9e édition strasbourgeoise (11-15/11, Parc des expositions Wacken, Hall 1). L’occasion unique de découvrir de rares savoir-faire, comme la plumasserie (Lucia Fiore), la dorure (Xavier Noël) ou la vannerie (Aurélie Vigne). Notre coup de cœur ? La Maison du Pli, où officie le maître plisseur parisien Karen Grigorian. Invité d’honneur de la foire, il est l’un des touts derniers fournisseurs des plus belles étoffes plissées de la haute couture dans le pays. salon-resonances.com POLY 240

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Grave beau

Gravure en relief, taille douce, eau-forte et pointe sèche… Dans les salles de la monastique Abbaye des Prémontrés, à Pont-à-Mousson, quelque soixante-dix œuvres de cinq graveurs du Grand Est s’offrent au regard à travers Airs, exposition consacrée à l’immémorial art de l’estampe (jusqu’au 12/12). Là, les anges évanescents de la messine Patricia Gérardin tutoient les minimalistes icônes du vosgien Nicolas Christian Thiebaut (ci-dessus). Et au milieu, se déploient les petits théâtres rocheux du malicieux strasbourgeois Manu Poydenot, peuplés de mille et une bêtes fantastiques. abbaye-premontres.com

Marie-Amélie Germain, Nuage © Frantisek Zvardon

BRÈVES

Aérien

Installée dans un corps de ferme à Hurtigheim, au cœur de la campagne alsacienne, la Galerie Nicole Buck accueille une exposition en forme de dialogue. Dans les nuages (jusqu’au 14/11) réunit en effet les délicates sculptures végétales d’Angela M. Flaig et les toiles de Marie-Amélie Germain. Cumulus, stratus et autres formes cotonneuses s’ébattent dans des ciels (qui ne sont pas toujours) d’azur. À la fois familières et intrigantes, ces compositions sont parfois étonnement magrittiennes (et pas seulement à cause des nuages) séduisent. galerienicolebuck.net

© Benoît Linder

Women

Happy Twenty !

Pour fêter les Vingt ans du Théâtre actuel et public de Strasbourg, son directeur historique Olivier Chapelet a passé une commande d’écriture à Thierry Simon. Il a eu carte blanche, sachant que ce seraient huit artistes ayant été associés au Taps qui jouerait la pièce. Du 23 au 28 novembre, retrouvez ainsi les visages connus d’une bande à part : Cécile Gheerbrant, Pascale Jaeggy, Catherine Javaloyès, Aude Koegler, Pascale Lequesne, Pauline Leurent, Raphaël Scheer et Yann Siptrott. taps.strasbourg.eu

À Strasbourg, dans le cadre de Médiathèques en débat, Cachez cette femme que je ne saurais voir (13-24/11) montre l‘invisibilisation au cours de l’Histoire. Voilà de quoi rendre justice à Marthe Gautier, Griedge Mbock ou encore Germaine Tailleferre, respectivement scientifique, footballeuse et compositrice. Pourquoi n’ont-elles pas la place qu’elles méritent dans l’imaginaire collectif ? Pendant ces dix jours le public partira à leur rencontre ainsi qu’à celle de nombre de leurs consœurs à travers une kyrielle de rencontres, films, concerts, etc. mediatheques.strasbourg.eu

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Ours ouvert sur le monde © Hervé Lévy

OURS Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)

Thomas Flagel Théâtre des balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes dans Poly.

Sarah Maria Krein Cette française de cœur qui vient d’outre-Rhin a plus d’un tour dans son sac : traduction, rédaction, corrections… Ajoutons “coaching des troupes en cas de coup de mou” pour compléter la liste des compétences de SMK.

DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Julien Schick julien.schick@bkn.fr RÉDACTEUR EN CHEF Hervé Lévy herve.levy@poly.fr RÉDACTEURS Thomas Flagel thomas.flagel@poly.fr

Suzi Vieira suzi.vieira@bkn.fr

ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO Pierre Reichert, Irina Schrag, Florent Servia, Éric de Subeut, Daniel Vogel & Raphaël Zimmermann

Julien Schick Il papote archi avec son copain Rudy, cherche des cèpes dans les forêts alsaciennes, se perd dans les sables de Namibie… Mais comment fait-il pour, en plus, diriger la publication de Poly ?

STUDIO GRAPHIQUE Anaïs Guillon anais.guillon@bkn.fr

Suzi Vieira Après Courrier international ou Books, elle pose ses valises à Poly. Intraitable avec les concepts, elle jongle avec les mots comme son homonyme le faisait avec les ballons à la Coupe du monde 1998.

DIGITAL Jordan Herth webmaster@bkn.fr MAQUETTE Blãs Alonso-Garcia logotype Anaïs Guillon maquette avec l'équipe de Poly ADMINISTRATION & ABONNEMENTS Mélissa Hufschmitt melissa.hufschmitt@bkn.fr +33 (0)3 90 22 93 30 DIFFUSION Vincent Bourgin vincent.bourgin@bkn.fr +33 (0)3 90 22 93 32

Anaïs Guillon Entre clics frénétiques et plaisanteries de baraque à frites, elle illumine le studio graphique de son rire atomique et maquette à la vitesse d’un Renault Captur lancée entre Strasbourg et Bietlenheim. Véridique !

CONTACTS PUB

Éric Meyer Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain.

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r 5 numéros - 20 €

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Patrice Brogard patrice@poly.fr

© Poly 2021 Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. Tous droits de reproduction réservés. Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs.

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Sarah Krein sarah.krein@bkn.fr

Magazine mensuel édité par BKN Dépôt légal : Octobre 2021 — Impression : CE S.à.R.L. au capital de 100 000 € SIRET : 402 074 678 000 44 — ISSN 1956-9130

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Pierre Ledermann pierre@poly.fr

BKN Éditeur & BKN Studio 16 rue Édouard Teutsch 67000 Strasbourg www.bkn.fr

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Julien Schick julien.schick@bkn.fr



SOMMAIRE

SCÈNES 17 Hanna Schygulla est l’invitée d’honneur de la 17e édition d’Augenblick

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20 Dans Scènes d’Automne en Alsace, Juliette Steiner crée Services 24 Avec Carte noire nommée désir, Rébecca Chaillon déconstruit la domination coloniale 26 Chère Chambre, variation contemporaine sur le thème du baiser au lépreux

MUSIQUES 34 Dans L’Étang de Robert Walser, Gisèle Vienne traverse les souffrances nées de l’inceste

26

36 Chanteuse des plaies intimes, l’américaine Shannon Wright se produit en piano-voix 38 Entretien avec Casey qui fusionne rock et rap 42 À Jazzdor rayonnent toutes les couleurs du jazz 46 La voix incroyable du baryténor Michael Spyres avec l’OPS 50 Le festival de musique contemporaine rainy days explore les croisements sonores

EXPOSITIONS

34

54 Avec Henner dessinateur, le Musée des Beaux-Arts de Mulhouse plonge dans l’intimité de son atelier 56 La Fondation Beyeler explore en Close-Up l’art féminin du portrait, de Berthe Morisot à Cindy Sherman 60 La 7e édition de la Luxembourg Art Week met Bruxelles à l’honneur

GASTRONOMIE 64 Un époustouflant menu rendant hommage à l’histoire du Cerf 66 Un dernier pour la route : le salon BRUT(es)

56

COUVERTURE Toute l’ambiguïté de la pièce de Gisèle Vienne (L’Étang, voir p.34-35) suinte de cette photographie signée Estelle Hanania. Posture suave de Ruth Vega Fernandez au premier plan, silhouette floue d’Adèle Haenel au lointain. Magnifié par l’objectif de la photographe française, le trouble des sensations colle à celui d’un récit autour du tabou de l’inceste. estellehanania.com 10

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ÉDITO

Aux abonnés absents Par Hervé Lévy — Illustration d’Éric Meyer pour Poly

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our les spectateurs professionnels que nous sommes, le constat est amer : le public n’est pas revenu aussi massivement qu’espéré dans de nombreuses salles. Des données objectives viennent corroborer ces observations empiriques : selon la direction des études, des statistiques et de la prospective du CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée), la fréquentation a atteint 9 millions d’entrées en septembre, soit 60% de plus qu’en septembre 2020 certes, mais environ 20% de moins qu’en 2019, année de référence. Et on pourrait multiplier chiffres et exemples, le secteur le plus touché étant celui des “grosses machines” musicales rock, rap ou pop, où annulations et reports de tournées déjà reportées se multiplient. Une récente étude commanditée par le Prodiss – syndicat national du spectacle musical et de variété –, mobilisant 12

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aussi des données de billetterie transmises par le réseau Ticketmaster – a pointé une baisse prévisionnelle d’environ 60% du chiffre d’affaires au deuxième semestre 2021 (par rapport à la même période en 2019) allant jusqu’à 81% pour les entreprises spécialisées dans les artistes internationaux et 78% pour celles proposant des concerts debout. Reviennent alors à la mémoire les belles phrases qui fleurirent pendant le confinement, arguant que la culture était LA chose essentielle qui manquait au plus grand nombre. Nous en étions arrivés à croire qu’une fois les salles réouvertes, ce serait la ruée. Pourquoi les actes ne suivent-ils pas ? Le masque ? Recommandé, mais plus indispensable. Le Pass sanitaire ? So what ? Pour ceux qui imaginent que le degré de liberté en France est équivalent à celui de la Corée du Nord et / ou s’informent uniquement sur les réseaux sociaux, la cause est perdue. Osons néanmoins croire qu’ils représentent une infime minorité. À tous les autres, les indécis, les réticents, les abonnés absents, nous n’avons qu’une chose à dire : revenez ! Il en va de la survie d’un système économique, mais aussi du maintien d’une certaine idée de notre civilisation.



CHRONIQUES

N’oublie jamais

Après La Grande École en 2020, Nicolas Mathieu et Pierre-Henry Gomont sortent un second album chez Actes Sud junior. Sous la plume du romancier nancéien, lauréat du Goncourt pour Leurs Enfants après eux, le petit Kléber – rien à voir avec le célèbre général, rassurez-vous – « très très très attentif » découvre Le Secret des parents : celui d’avoir oublié quels enfants ils étaient autrefois ! Du haut de ses six ans trois quarts, lui qui sait vraiment regarder les choses se fait la promesse de ne jamais oublier. Il met en place tout un tas de stratégies, se laisse des dessins de têtes d’indiens ou de plumes un peu partout, s’écrit sur le bras, croqué avec brio par le style ciselé de Pierre-Henry Gomont. Mais l’usine école, ce long tunnel nous recrachant directement dans un job surmesure, se révèle être une machine à oubli des choses essentielles. Ce n’est qu’une fois papa, grâce à l’odeur d’une tarte lui rappelant celle de sa grandmère, que notre héros devenu grand se mettra en quatre pour ses propres bambins, redevenant le sauvage avide d’aventures de son enfance. (I.S.) Paru chez Actes Sud junior (16,50 €) actes-sud-junior.fr

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No future

Une nouvelle collection d’anticipation vient de voir le jour aux strasbourgeoises éditions de La Nuée bleue. Intitulée Barbares, ses deux premières livraisons séduisent. Premier roman de Pierre Weber, Après les livres se déroule dans un monde qui s’est effondré, où Sam et sa fille tentent de survivre, cachées dans la forêt. Dans les paysages reconnaissables de la Vallée de la Bruche, cette dystopie menée tambour battant questionne la fragilité de notre civilisation, dont les traces disparaissent peu à peu au fil des pages. Changement de ton avec Alexis Metzinger (dont on avait déjà aimé Confessions d’un chasseur de sorcières) et le très satirique #JeSuisZombie qui se déploie dans Strasbourg frappée d’une épidémie métamorphosant les humains en morts-vivants… Ambiance Walking dead garantie pour portrait au vitriol de notre société obsédée par les réseaux sociaux et autres niaiseries. (H.L.) Parus à La Nuée bleue (21 € chaque livre) nueebleue.com > Rencontre avec les auteurs au 32e Festival du Livre de Colmar (Parc des Expositions, 27 & 28/11) – festivaldulivre.colmar.fr

Bande à part

Après son quatrième album de Tulipe, Sophie Guerrive signe le second tome du Club des Amis dans la collection 4048 des Éditions 2024. L’ancienne pensionnaire des Arts décoratifs strasbourgeois, lauréate du prestigieux Fauve Jeunesse du Festival d’Angoulême 2021, lance ses jeunes héros (Tulipe, Violette et Crocus) dans une aventure palpitante et remplie de dangers. Mignons comme tout, ils n’hésitent pas à braver l’eau qui monte suite à des pluies torrentielles pour voguer vers leur destin de bande à part. Sur leur route, ils croisent de bien étranges monstres, comme cette blissoire des mers aux traits de plat de spaghetti, pas forcément méchante mais tout simplement inattentive. Dans son style tout en rondeurs, l’illustratrice s’offre de belles planches pleines de remous comme de paysages recouverts d’un manteau neigeux. Les ciels étoilés s’y confondent avec ces organismes faisant briller les abysses. Les petits ne voient pas le temps filer, construisant cabane et blason flottant fièrement au vent. Retrouver maman attendra bien un peu… (T.F.) Paru aux éditions 2024 (14 €) editions2024.com


CHRONIQUES

Quête de saëns

L’année 2021 marque le centenaire de la disparition de Camille Saint-Saëns. Pour rendre hommage au compositeur français, la violoniste native de Strasbourg Geneviève Laurenceau – également directrice artistique de l’attachant Festival de musique d’Obernai – publie un très joli CD. Pétrie de tendresse, son interprétation du premier Concerto séduit (accompagnée par un brillant Orchestre de Picardie mené avec finesse par Benjamin Levy) : elle restitue la transparence de cette page d’un archet inspiré. La virtuose donne une parfaite illustration de l’esprit français qui traverse une partition piquetée de fougueuses réminiscences baroques. Sont également au menu, une fervente Muse et le poète et une Romance qui a rarement aussi bien porté son nom ! Lyrique en diable, elle livre un Saint-Saëns intime et chaleureux, dont l’élégance éclate dans le Caprice d’après l’étude en forme de Valse transcrit par Eugène Ysaÿe. Après le très réussi Paris 1900 (Naïve, 2017), Geneviève Laurenceau s’impose décidément comme une interprète de référence de ce répertoire. (H.L.) Paru chez Naïve (16,99 €) naiverecords.com

Promenonsnous…

Nombre d’histoires terribles se passent en forêt. Le Petit Poucet, Hansel et Gretel… Mais celle que nous content les déjantés rockeurs strasbourgeois de Weepers Circus, avec la complicité de leur pote Tchéky Karyo, nous ne sommes pas prêts de l’oublier ! De mémoire de corbeau, jamais on ne s’est autant déhanché qu’en lisant-écoutant Panique dans la forêt. Porté par le dessin malicieux de Clotilde Perrin, ce quatrième album-disque pour enfants voit les quatre compères (« le craintif, le pénible, le fort et le naïf », sic) pénétrer dans la Forêt interdite et s’y perdre en pleine nuit. Les inconscients ! Au son d’une playlist habitée par Léopoldine HH, Oldelaf ou Antonia de Rendinger, ils y croisent un Hibou borgne, un Cyclope myope, la tribu des Barbus et autres « personnages fort dangereux comme le Seigneur qui fait peur, l’Ours qui bouffe des gosses… Ce genre de trucs. » Le spectacle, lui, tournera dans tout le pays pour les deux années à venir. (S.V.) Paru chez Gallimard Jeunesse (24,90 €) gallimard-jeunesse.fr weeperscircus.com > Showcase & dédicace le 06/11, 15h à la librairie Le Hall du livre, Nancy

Silence, on ferme !

C’est l’histoire de quatre mecs, Téo, Rachid, Gérard et Jean-Pierre, tous ouvriers chez Daewoo à Mont-SaintMartin. Nous sommes au début des années 2000, en Meurthe-et-Moselle. La France plonge dans la crise et, les unes après les autres, les usines des fleurons de l’industrie ferment, pour mieux rouvrir quelque part entre la Pologne et la Moldavie. Le jour où le patron véreux de Daewoo stoppe les lignes de fabrication du site, les quatre O.S. décident que trop, c’est trop, et passent à l’action directe. Objectif : emmerder les cols blancs, en les arrosant de purin. Adaptation en BD du roman du longovicien Zilber Karevski, Vive la F.A.R.C.E. est un polar social teinté d’humour et d’humanité. Sous les coups de crayons noirs et profonds du thionvillois Manolo Prolo, on assiste à la lutte acharnée et touchante de ces gueules cassées, qui se débattent face au rouleau compresseur du grand capital, entre rage et désespoir. (S.V.) Paru aux Éditions Paroles de Lorrains (20 €) parolesdelorrains.com

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CINÉMA

Nouvelles vagues Toujours en quête de jeunes talents, le festival Entrevues explore les écritures cinématographiques nées du confinement et ouvre les possibles du récit. Par Suzi Vieira

Nadav Lapid, Le Genou d’Ahed

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rente-six ans que le festival créé par Janine Bazin dans la ville du lion défriche le jeune cinéma indépendant en quête de regards singuliers et d’expérimentations nouvelles. Comme une chambre d’écho saisissante à nos vies. Et les vingt-trois longs, courts et moyens métrages sélectionnés pour la prestigieuse compétition internationale ne dérogent pas à la règle. Ils sont les miroirs tendus à notre époque. « Il y a en effet, surtout parmi les courts métrages, plusieurs œuvres qu’on pourrait dire “de confinement” », confirme Elsa Charbit, directrice artistique de la manifestation belfortaine. « Un peu comme un cinéma de chambre »… dont l’hypnotique pièce expérimentale du japonais Shun Ikezoe pourrait devenir le manifeste. Suivant le grain paisible de la lumière et l’écoulement du temps, What is it that you said ? fascine tant il parvient à retranscrire la texture d’une année faite de petits mouvements, d’échanges intimes et imparfaits. Une veine dans laquelle s’inscrit tout autant le film-essai de Margaux Guillemard, The Last Name of John Cage, en forme de réflexion introspective qui, très simplement, regarde par la fenêtre, confrontant tension intérieure et silence du monde au dehors.

initiatique 2.0, qui interroge le rôle d’Internet et ses distorsions virtuelles dans la difficile construction de soi. D’un film l’autre, le spectateur voit sourdre les mille et un visages de nos détresses contemporaines comme de nos révoltes, qu’elles soient tempétueuses ou souterraines. En témoigne Beatrix, des autrichiennes Lilith Kraxner et Milena Czernovsky, (d)étonnante relecture féministe du Jeanne Dielman de Chantal Akerman, qui nous convoque dans l’intimité d’une femme enfermée chez elle à ne rien faire, rêvasser, laver, recevoir des amis, croquer du raisin… « Une œuvre qui travaille sur la notion de hors-champs, qui observe sans jamais donner tout à voir et marque par sa frondeuse radicalité », raconte Elsa Charbit. Ouvrir les possibles du récit : tel est peut-être le geste commun à l’ensemble des sections de ces Entrevues 2021, de La Transversale consacrée cette année au thème de l’Amour fou – parcourant l’histoire du septième art depuis L’Inconnu (1927) de Tod Browning jusqu’au Tabou (2012) de Miguel Gomes –, à la très engagée rétrospective consacrée à Nadav Lapid. Prix du jury à Cannes pour Le Genou d’Ahed, véritable tour de force stylistique, l’Israélien sera à l’honneur d’une édition décidément placée sous le signe de la radicale invention.

Dans son long métrage intitulé We’re All Going to the World’s Fair, l’américaine Jane Schoenbrun narre le quotidien hyperconnecté d’une adolescente happée par un jeu en ligne, jusqu’à l’aliénation et la dissociation psychique. Un conte

Au cinéma Pathé (Belfort), du 21 au 28 novembre festival-entrevues.com

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CINÉMA

Viva Hanna ! Clap de début pour la 17e édition d’Augenblick dont l’invitée d’honneur se nomme Hanna Schygulla. Focus sur la programmation du festival de cinéma de langue allemande en Alsace. Par Hervé Lévy

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oute la richesse cinématographique d’Allemagne, de Suisse ou d’Autriche : voilà comment pourrait être résumée l’essence d’Augenblick. Une zone géographique dont les sept films en compétition reflètent la diversité. Parmi eux, Ich bin dein Mensch de Maria Schrader, étonnante variation sur les relations entre humains et robots, et Nö de Dietrich Brüggemann, questionnement sur l’amour. On attend aussi beaucoup de l’intriguant Next Door de Daniel Brühl, où une star de cinéma fait l’improbable rencontre d’un ancien agent de la Stasi qui semble en savoir beaucoup sur son compte… Mentionnons aussi un focus sur Fritz Lang et des sections jeunesse et documentaire fournies… Parmi de nombreuses avant-premières et raretés, notons Bruno Manser, la voix de la forêt tropicale, long métrage helvète qui connut un vif succès dans son pays, narrant la mystérieuse

destinée d’un activiste écologiste en Malaisie, dans la forêt du Sarawak. Mais le cœur de l’événement consiste en une rétrospective consacrée à l’actrice allemande Hanna Schygulla, muse et « poupée de chair de Fassbinder » (qui la fit tourner onze fois), comme elle s’était un jour décrite, et égérie de l’Antiteater, troupe qu’il avait fondée à la fin des années 1960. Au fil des films, se dévoile une icône à la présence prégnante, une femme fatale, éternelle admiratrice de Louise Brooks. Le festival nous permet en effet de (re)découvrir son talent en six stations, promenade fassbinderienne au premier chef, puisqu’on y verra L’Amour est plus froid que la mort, son premier long métrage, matrice où les fondamentaux de sa grammaire artistique se mettent en place, encore mâtinée des influences de Straub ou Godard.

Grattant l’âme là où ça fait le plus mal, faisant fi de la notion de “convenable”, le réalisateur boulimique livre une description hallucinée de la société d’après 1945 : « Il a été le Balzac du cinéma allemand », résume Yann Lardeau dans l’essai qu’il lui a consacré. Et dans cette comédie humaine, Hanna Schygulla est une figure centrale. Ses personnages questionnent l’histoire de son pays que ce soit dans Effi Briest, adaptation du célèbre roman de Theodor Fontane ou Lili Marleen (en photo), film éblouissant permettant d’apprécier sa voix poignante, de celles qui vous font monter les larmes au bord de l’âme, avec ses douceurs et son indolence sensuelle. Sans oublier Le Mariage de Maria Braun, allégorie de la fin de la Guerre, entre volonté de s’en sortir à tout prix et inéluctables souffrances qui en découlent. Le portrait est complété par Le Faussaire, où Volker Schlöndorff pose son regard sensible sur le conflit libanais en guerre et De l’autre côté, opus devenu culte de Fatih Akın. Dans les cinémas indépendants d’Alsace fédérés par le RECIT (Réseau Est Cinéma Image et Transmission), du 9 au 26 novembre festival-augenblick.fr > Le public aura l’occasion de rencontrer Hanna Schygulla à Strasbourg, au Star SaintÉxupéry après la projection du Faussaire (13/11) et au Mamcs (14/11) pour une soirée films & concert intitulée Vom Mensch sein in Ausnahmezeiten

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FESTIVAL

Tout feu tout femmes L’édition 2021 de Born to be a live croise plus que jamais les disciplines pour deux semaines festives autour de questions incandescentes : genre, égalité, stéréotypes, liberté… Par Thomas Flagel – Photos de Marie Maquaire (Amazones, Cie Marinette Dozeville) et La Fronde (Dans le mille)

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our nos retrouvailles, Le Manège de Reims a vu les choses en grand : onze pièces créées en 2021 avec notamment sept premières mondiales. L’essayiste et romancière Monique Wittig (1935-2003) en est l’une des figures tutélaires. Deux spectacles s’inspirent des Guérillères, roman poétique publié en 1969 aux Éditions de Minuit, dans l’indifférence générale, avant de devenir l’un des ouvrages phare des mouvements féministes. La pionnière du MLF et des questions de genre y décrivait une communauté de combattantes aux élans révolutionnaires. La fantasque chorégraphe espagnole Marta Izquierdo Muñoz en tire un spectacle éponyme (Guérillères, 10/11), mélangeant le mythe des Amazones, divinités grecques et ambiguïté des personnages de la pop culture telle Wonder Woman. Avec son amour du burlesque et de l’exubérance, elle imagine le récit de trois femmes guettant un ennemi invisible en pleine jungle, s’inventant tout un monde à la frontière du jeu et de la réalité, tuant le temps en pastichant l’esthétique des films de série B ou les mouvements des jeux vidéo. Autre proposition autour du même livre, les Amazones de Marinette Dozeville (16/11, création en partenariat avec La Cartonnerie, conseillée à partir de 18 ans). Une pièce pour sept interprètes, entièrement nues, alanguies comme en pleine nature, se cajolant dans une esthétique du care au milieu d’une scène apaisante, avec chants d’oiseaux et fruits à s’offrir entre deux bains de soleil. Petit à petit, les rythmes composés par la sud-africaine Dope Saint Jude et les extraits du texte que la rappeuse livre avec la comédienne Lucie Boscher viendront perturber 18

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cette sereine harmonie. L’éveil collectif fera déferler sur le plateau des rites sauvages à l’esthétisme foudroyant. Une cérémonie païenne d’aujourd’hui, hypnotique, sensuelle et puissante. Kevin Jean offre le parfait complément à ces deux propositions avec Dans le mille (20/11). Une performance qui n’entend rien moins que saboter les masculinités en prenant le contre-pied des stéréotypes virilistes. Dans la continuité d’un travail autour des dispositifs de pouvoir qui nous traversent et entravent nos gestes – éclairé par la lecture de John Stoltenberg, Refuser d’être un homme : pour en finir avec la virilité –, le chorégraphe s’empare avec deux autres performeurs des codes des danses érotico-sexuelles. Ils détournent striptease et lapdance, habituellement réalisés par des femmes pour le plaisir des hommes, en se mettant en scène dans un même rapport de fragilité et de séduction, sous le regard scrutateur du public. Beats electro et hyper-sexualisation rebattent les cartes des stéréotypes, ouvrant la voie à une hybridité plus libre des identités comme à l‘envoûtement des sens. Au Manège (Reims), du 8 au 20 novembre manege-reims.eu > DJ set de Dope Saint Jude, Drag King, productrice, rappeuse et interprète d’Amazones, au Cirque à l’issue du spectacle, mardi 16 novembre (entrée libre). Elle sera en concert à la Cartonnerie (Reims), mercredi 17 novembre cartonnerie.fr – gingersounds.com > Ouverture du festival et vernissage avec le Frac Champagne-Ardenne d’une exposition surprise (08/11 à 18h30)


Guérillères © Marc Coudrais

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THÉÂTRE

Madame rêve Dans le cadre du festival Scènes d’Automne en Alsace, Juliette Steiner crée Services. S’inspirant des cérémonies que s’inventent Les Bonnes de Jean Genet, elle interroge les rapports de domination actuels. Par Thomas Flagel – Photos de Michel Grasso

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ébut octobre à l’Agence culturelle Grand Est, toute l’équipe de la compagnie Quai n°7 est à pied d’œuvre. La jeune metteuse en scène Juliette Steiner ouvre une répétition, un “monstre” d’une heure traversant, en l’état, les deux premiers tiers de la création. Il restera deux semaines de résidence pour parachever Services avant la première, mi-novembre à Illzach. Cinq techniciennes entrent sur scène. Elles sont chargées de faire la mise* de leur spectacle, Les Bonnes de Jean Genet, qui a joué la veille au soir. Malgré un compagnon peu fiable et des galères de nounou, Pat, régisseuse générale, donne le tempo pour ranger, nettoyer le plateau et remettre tout en place pour la représentation à venir, dans quelques heures. On s’ambiance au son d’I want to break free de Queen, chanté à tue-tête. Il en faut des cagettes bleues pour entasser les fleurs en plastique qui jonchent le sol, ramener en coulisses terre et bâches. Tout irait bien si la metteuse en scène ne venait interrompre le bal des 20

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petites mains. Depuis le spa où elle se détend avec les comédiennes, elle s’inquiète de l’avancée des préparatifs, comme des retours critiques de la veille et du nombre de kombuchas que Pat a prévu dans les loges. La régisseuse rassure, avale les remarques et le dédain perceptible avec lequel elle semble traitée, glissant tout de même une remarque sur l’état lamentable dans lequel les loges ont été laissées la veille. se créer des exutoires par le jeu Juliette Steiner s’empare de ce qui lui plaît dans la pièce de Genet : une description des rapports de servitude, dans lequel des bonnes font les tâches que d’autres paient pour ne pas faire (Madame et Monsieur, ce dernier étant absent). Elles remettent en place et nettoient la demeure. Mais ce qui la fascine, c’est surtout qu’en l’absence de Madame, les sœurs domestiques créent des cérémonies durant lesquelles elles mettent en scène leur statut, bravent leur condition et tentent


THÉÂTRE

Scènes d’Automne en Alsace

Pour sa 9e édition, le festival Scènes d’Automne en Alsace apporte pour la première fois un soutien fléché de tous ses partenaires (Le Créa, La Comédie de Colmar, l’Espace 110, La Filature et le Théâtre La Coupole) à une création : Services de la compagnie Quai n°7. Du 9 au 19 novembre, quatre autres pièces seront jouées, notamment le nouveau spectacle du Munstrum, Zypher Z. (09-12/11 à La Filature puis 04-06/05/22 au Manège de Reims). Un conte kafkaïen d’anticipation autour des mutations d’un néo-humain, faisant la part belle aux puissances de l’inconscient. Alice Laloy y présentera aussi son rituel pour métamorphose Pinocchio (live) #2, qui fit fureur au dernier festival d’Avignon (12 & 13/11 à La Comédie de Colmar, en tournée les 26 & 27/11 à La Manufacture de Nancy, puis les 11 & 12/03/2022 au TJP à Strasbourg).

ainsi de se sublimer. Dans Services, les techniciennes font face, à leur échelle, au mépris et au manque de considération d’une metteuse en scène abusant de son petit pouvoir. Leur Madame à elles. Chacune la singe, tour à tour, en revêtant des accessoires et des masques en voile qui ne sont pas sans rappeler les visages maquillés que les Mexicains peignent sur des structures de métal. Dans les moments qu’elles s’offrent, à l’abri des regards du public, avant ce spectacle dont elles sont les rouages essentiels, Madame change d’apparence au gré des abcès qui se percent et se déversent. Elle gagne en cruauté quotidienne, en snobisme puant et en méchanceté gratuite. Dans une scénographie de modules et d’objets activables à l’envi au fil des performances imaginées dans ces versions successives de la figure d’autorité, les mécanismes d’asservissement sont mis au jour. Comme le lot de petits renoncements et de grandes lâchetés gangrénant les membres d’une équipe liée par ses savoir-faire. Se fabriquent en direct des musiques avec les sons provenant de ce qui est réuni sur scène, les lumières du spectacle sont détournées et chacune se sert dans les costumes tout juste sortis du pressing. L’éphémère et (faussement) improvisé spectacle qu’elles se créent paraît bien plus riche, dans les potentialités de liberté émancipatrice qu’il ouvre, que la version des Bonnes qui les réunit. Avec l’auteur québécois Olivier Sylvestre qui ajuste le texte au fil des répétitions, la directrice artistique de Quai n°7 ne se contente pas de cette situation de domination déshumanisante. Ils exposent ainsi les failles séparant les techniciennes

et entravant leur lutte commune : le directeur du théâtre prévient la metteuse en scène qu’il se passe quelque chose d’anormal, entraînant des décisions irréparables. Si toutes subissent des pressions – même Madame, finalement – doivent-elles accepter d’être ainsi traitées pour permettre à une œuvre théâtrale d’être jouée ? Ou peuvent-elles faire bloc, quitte à saborder le spectacle pour lequel elles sont embauchées ? Quel sens, alors, donner à l’art et quel rôle joue-t-il dans leurs vies ? Autant de questions qui traversent une pièce née de l’envie, pour Juliette Steiner, « de balayer devant ma porte à moi, de me dire ce qui me guette si je n’y prends pas garde, de regarder la Madame que je pourrais devenir. Notre génération bénéficie de brèches ouvertes par les précédentes, mais nos aînées ont dû sacrément se battre pour les créer et s’imposer dans un système de domination étouffant. » Reste à construire une fin flamboyante, acmé d’une prise de pouvoir par l’imaginaire et le collectif. À l’Espace 110 (Illzach), vendredi 12 novembre puis à La Comédie de Colmar, jeudi 18 et vendredi 19 novembre, à l’Espace 13e Sens (Obernai), vendredi 17 décembre, au Nouveau Relax (Chaumont), jeudi 27 janvier 2022, à La Coupole (Saint-Louis), samedi 12 mars 2022 et à La Filature (Mulhouse), mercredi 11 et jeudi 12 mai 2022 compagniequainumero7.com Préparer tous les éléments de scénographie (accessoires et autres) pour le bon déroulé d’une représentation à venir

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FESTIVAL

Stille Nacht Quinze ans déjà que le festival Primeurs défend les écritures dramatiques contemporaines francophones, présentées chaque année à Sarrebruck et Forbach. Florilège de la nouvelle édition. Par Daniel Vogel — Photo de Meeting Point par Dorian Rollin

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près un cru 2020 totalement numérique ayant pallié aux fermetures des frontières et des salles, Primeurs rejoue à saute-frontières en proposant une innovation de taille : pour la première fois, en plus des surtitres, les festivaliers pourront suivre l’ensemble des spectacles en version bilingue (en allemand comme en français) par le biais d’une traduction simultanée via des écouteurs ! D’autre part, une Plateforme numérique, recensant toutes les pièces dont les traductions ont été commandées par le festival depuis ses origines, est en cours de développement, histoire de laisser trace et de servir d’outil pour metteurs en scène en quête de nouveaux textes. Côté programmation, c’est la dernière création de Catherine Umbdenstock, Meeting Point (Heim)*, qui ouvre le festival (17/11, Le Carreau). Un choix symbolique pour une pièce questionnant l’identité, issue d’une commande d’écriture passée à Dorothée Zumstein sur la notion de frontière. Après Richter, Fassbinder, Büchner ou Schiller, la metteuse en 22

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scène s’empare, avec son ensemble franco-allemand Epik Hotel, de ce récit familial n’ayant de cesse d’être percuté par les incursions de la grande Histoire. L’intérieur en bois de cette maison frontalière, qui craque pour se rappeler à nos bons souvenirs, sert de décor aussi fantasmatique que réel à l’impossible réunion de quatre protagonistes. Un vieux couple, cinéaste et comédienne ne partageant depuis longtemps plus le même toit, accueille dans un trouble évident le retour de son fils, médecin. L’apparition d’une jeune femme, étrangement diaphane, achève de placer ce huis-clos à la chronologie volontairement fragmentée du côté des contes durs et implacables de nos anciens. Cette bâtisse, accolée à la forêt, a été le témoin des déchirements passés ; elle accueille leurs échos actuels. Changement de genre avec Drissa / Le Iench d’Éva Doumbia, lecture en allemand proposée par Dela Dabulamanzi de Label Noir (20/11, Alte Feuerwache du Saarländisches Staatstheater). Un texte coup de poing évoquant le quotidien

de la famille malienne de Drissa, bien installée en France mais qui continue de subir les préjugés. Le jeune garçon de 11 ans emménage dans un pavillon de province et rêve d’une vie comme dans les publicités. Et surtout il aimerait avoir un chien – un iench comme il dit ! Dans ce texte paru en 2020 (Actes Sud – Papiers), l’autrice née dans la banlieue du Havre traverse poétiquement la condition des personnes racisées tout en dénonçant explicitement les violences policières. Au Carreau (Forbach), à l’Alte Feuerwache du Saarländisches Staatstheater et au Studio Eins de la radio Saarländischer Rundfunk au Halberg (Sarrebruck), du 17 au 20 novembre festivalprimeurs.eu > Un programme de webinaires “Primeurs PLUS” accompagne le festival autour des questions de la traduction théâtrale sur le site festivalprimeurs.eu/plus La pièce est aussi en tournée au Taps (Strasbourg), 14-17/12 et à La Comédie de Colmar, 18-19/01/22

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THÉÂTRE MUSICAL

Devenir imperceptible La compagnie Roland furieux menée par Laëtitia Pitz adapte Les Furtifs, roman d’Alain Damasio, dans une partition science-fictionnelle pour voix parlées et ensemble instrumental. Par Thomas Flagel – Photo de Morgane Ahrach

« À

quoi tient une révolution ? Une dynamique révolutionnaire ? Ou plus modestement cette myriade de basculements intimes dont la mise en résonance populaire provoque un mouvement de fond ? » Ainsi s’ouvre Les Furtifs. Du roman qu’Alain Damasio mit 15 ans à écrire, Laëtitia Pitz a constitué un livret d’une cinquantaine de pages avec le concours de Benoit Di Marco. L’écrivain a poussé la metteuse en scène « à ne pas hésiter à faire des coupes pour gagner en oralité, à trahir dans un geste artistique se superposant au sien », confie celle dont la trajectoire est jalonnée d’adaptations de textes romanesques. « J’ai passé une partie de ma vie à cheminer avec Antoine Volodine et Didier-Georges Gabily, des poètes du crépuscule qui ne me quitteront jamais. Damasio est bien plus polymorphe et apporte un appétit de vie exceptionnel dans son écriture. Il fait souffler un vent de liberté dans nos têtes, redonne de la joie dans un contexte sombre. L’humain retrouve sa place à l’intérieur du vivant, de manière solaire, avec une foi incommensurable en ces récits qui forment le commun. » Pour porter l’histoire des Furtifs, espèce qui échappe à toute traçabilité, Laëtitia Pitz est accompagnée de deux acteurs-récitants et neuf musiciens. Dans la continuité de cette recherche d’entremêlement de textes en prose et de dispositifs musicaux originaux, qui anime depuis plusieurs années la compagnie messine Roland furieux, Xavier Charles s’est entouré d’instrumentistes inventifs pour composer une partition imagée. Elle leur laisse une grande liberté tout en imposant de la discipline. Parfois, les musiciens se contentent de mots comme indications de jeu, tandis que d’autres passages sont entièrement écrits. « Ce roman parle incroyablement

bien du son et de l’écoute, matière précieuse pour nous qui explorons ce que le côtoiement du texte et de la musique peut ouvrir comme espace de rêverie. Si Volodine dans Mevlido appelle Mevlido et Danse avec Nathan Golshem nous plaisait pour la mélodie de sa langue et les images qu’il déploie sans cesse, Damasio est plus cérébral. C’est le contenu même des Furtifs qui nous a happés : ce nouvel espace de liberté vitale dont il lève le voile, alors que nous sommes tous d’une docilité incroyable. Il nous a donc fallu échapper aux évidences musicales et assumer que les matières plus abstraites fonctionnaient le mieux. Cela a donné des partitions graphiques – avec motifs dessinés, points, lignes, etc. – dont s’emparent un quatuor à cordes

et des cuivres, mélange de musique de chambre et de jazz. » La clé pour approcher au plus près ces êtres du son invisibles, ces Furtifs qui bruissent, appelant à la sécession. Une manière d’échapper aux injonctions pour renouer avec le vivant qui nous entoure et sommeille, peut-être, en chacun. À L’Arsenal (Metz), vendredi 12 et samedi 13 novembre, puis au Théâtre de L’Échangeur (Bagnolet), du 17 au 22 novembre compagnierolandfurieux.fr > Rencontre avec Alain Damasio et Xavier Charles, à L’Arsenal, vendredi 12/11 à l’issue du spectacle en partenariat avec le ForumIRTS de Lorraine et la librairie Autour du Monde citemusicale-metz.fr

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PERFORMANCE

Sœurcières À La Manufacture de Nancy, la performeuse, metteuse en scène et autrice Rébecca Chaillon crée Carte noire nommée désir. Rencontre avec une artiste mettant en jeu son corps dans une déconstruction totale des reliquats de la domination coloniale. Par Thomas Flagel – Photos de Maxime Russo-Bailly

Dans Décolonisons les Arts (L’Arche, 2018), vous dénonciez les injonctions à se conformer aux points de vue masculins et blancs. Par quoi cela passe t-il, au quotidien, pour une artiste noire ? J’ai mis du temps à conscientiser tout cela. Maintenant que je l’ai énoncé, ça va beaucoup mieux, car je travaille dessus. Les références, les modèles, les auteurs, les critiques, les spectacles sont, de manière tout à fait écrasante, blancs et masculins. Lors de mon premier seule en scène, je me suis exposée de manière performative. Femme, noire, grosse, aux cheveux courts, les spectateurs voyaient quelque chose de politique à ce que je faisais et, sincèrement, pas moi. Le geste politique était pour moi de performer totalement, de mettre en jeu le corps, l’appétit, l’amour : montrer les transformations de l’anatomie, les injonctions à la consommation de certains aliments “sains”, à la bonne te-

nue et à la propreté. Je ne formulais pas encore les questions qui sous-tendent ces actes. Mais l’intime et le politique sont liés et les retours que je prenais en pleine face m’imposaient de m’en emparer. D’autant qu’on ne pourra pas sortir de ces sujets tant que les imaginaires ne seront pas décolonisés. Les corps noirs croulent toujours sous les clichés. Ils sont exotiques, sauvages, rythmés… Je me suis déniaisée grâce au documentaire d’Amandine Gay, Ouvrir la voix (Arte Éditions, 2017). Il m’a ouvert à une réflexion sur le système structurel qui nous entoure. Carte Noire nommée désir se veut un espace performatif : tout n’est pas figé ? Vous travaillez des actes, des surgissements en restant poreuse à l’instant présent, en créant des rituels ? C’est pas mal comme définition (rires). Tout le texte est écrit, le décor aussi. Il y aura peut-être des protocoles de

prise de parole. Mais la performance se niche dans l’investissement des corps et la prise de risque. Dans un précédent spectacle, j’ingurgitais 3 pizzas, fumais 10 clopes et descendais 10 bières en 40 minutes. Je faisais un travail sur la violence du corps et l’ivresse. Dans Carte Noire, je mets en jeu un rapport de peaux et de frottements. Je livre aussi une expérimentation du tressage des cheveux. Avec les autres performeuses, nous créons des images fantastiques transformant le réel, par le biais du conte, en sous-texte. Je m’empare de nos cheveux, pleins de rajouts. Ils pèsent au point que la tête qui les porte sera très lourde. Tresser, c’est dilater le temps, l’exposer. On verra une femme se transformer en s’accrochant à la scène par le capillaire. Elle devient “potomitante”, expression créole désignant les femmes tenant la maison. Cette femme devient un flamboyant – comme l’arbre éponyme – aux racines faites de tresses l’ancrant dans le plateau du théâtre. Vous parlez de la performance comme d’un sacrifice… Je la vois comme l’abandon d’une petite part de soi, que je ne retrouverais peutêtre pas. Une part de ma santé, de mon souffle, de poils… Un sacrifice semblable à ceux que l’on ferait pour obtenir du beau temps ou faire venir la pluie. Dans le mot sacrifice, il y a sacre. Ce serait donc aussi une offrande à moi-même. Vos performances ont en commun la nudité des interprètes et un rapport très organique à la nourriture. Comment cela évolue-t-il depuis vos débuts ? Je me demande si on a encore besoin de faire certaines choses, si ça n’atteint pas des limites. Mais, on en voit si peu

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au théâtre que je continue ! Dorothée Munyaneza m’avait proposé d’être dans son spectacle Mailles1, ce qui n’a pu se faire. Nous abordons des choses proches, ce qui m’enlève la pression de devoir embrasser tout le sort et les histoires des femmes noires ! Le pire, c’est que le public attend de moi que je sois trash et provoc’. Il est presque en demande, alors que j’entends déconstruire les fondements de sa domination en cassant les codes bourgeois. C’est toujours un challenge et un paradoxe de faire cela dans des lieux comme les théâtres, qui en sont les archétypes. Y a-t-il des figures de la culture queer ou de l’afro-féminisme qui ont particulièrement marqué cette création ? Amandine Gay me secoue à chaque fois qu’elle voit le moindre bout d’une répétition. Audre Lorde, poétesse noire des caraïbes, lesbienne et maman, nous intime de transformer le silence en actes. Son livre Sister Outsider est très important, comme celui de bell hooks, Ne suis-je pas une femme ? Je pense aussi à Léonora Miano, sa voix toute douce portant une parole politique incroyable dans Ce qu’il faut dire 2. J’essaie de sortir de l’anecdote pour écrire une mythologie de femmes noires, un conte actuel évoquant comment les blancs sont arri-

vés aux Antilles. Ma poésie sera dense, pas forcément explicative, ni simple. J’ai mis longtemps à apprendre à me déprendre du besoin d’être acceptée ! Une prise de conscience de l’impasse qui consiste à vivre en se camouflant dans les impensés de la culture dominante ? Oui, il faut même parler d’aliénation. J’ai ma place de femme française de couleur mais j’ai besoin de soutien, d’aide et de communauté pour me construire. Ce titre délicieusement provocateur, Carte noire nommée désir, bat en brèche le slogan publicitaire autant qu’il rend compte des comparaisons sauvages et exotiques associées aux peaux colorées. Ça donne le ton ? Ce titre est venu d’une blague, alors qu’on me proposait une carte blanche, je réclamais plutôt une carte noire. Je développe une relecture des imaginaires issus du colonialisme et des produits de l’esclavage. Mais je ne souhaite pas en rester là, travaillant sur la culture pop tout en me situant à l’endroit de la poésie et de l’humour.

… elles apportent chacune leurs matières à votre édifice ? Il faut qu’elles trouvent leur place dans le spectacle sans qu’on tombe dans le cabaret. À nous d’inventer des rituels de douleur et de fakirisme, d’orchestrer nos rencontres. J’aime les choses compliquées, je ne sais travailler que dans l’urgence et l’inconfort. Tout ça est lié à la manière dont je me perçois. Cette mise en difficulté perpétuelle – venant de mon incapacité à m’aimer correctement – est une manière de me protéger. Être désirable pour soi est une lente construction, faite de petits endroits qui se réparent… À La Manufacture (Nancy), du 9 au 13 novembre (dès 15 ans), au Théâtre Dijon Bourgogne, du 1er au 5 décembre, au Maillon (Strasbourg), du 9 au 11 décembre dans le cadre du focus sur l’afro-féminisme sur scène (08-11/12) dansleventre.com

La pièce est jouée à Pôle Sud (Strasbourg), du 8 au 10 décembre dans le cadre du focus du Maillon sur l’afro-féminisme sur scène 2 Stanislas Nordey adapte sur la scène du Théâtre national de Strasbourg le livre de Léonora Miano, du 6 au 20 novembre 1

Vous vous entourez de 7 autres performeuses… C’est ma vengeance des Huit femmes de François Ozon !

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THÉÂTRE

Subversion douce Diplômée de l’École du TNS et artiste associée depuis 2019, Pauline Haudepin revient avec Chère Chambre, variation contemporaine sur le thème du baiser au lépreux. Par Suzi Vieira – Photo d’Alona Martier

Pourquoi ouvrir la pièce sur une annonce terrible ? Tout commence en effet quand la jeune Chimène révèle à ses parents et à sa compagne Domino qu’elle n’a plus que quelques mois à vivre, et qu’elle a contracté la maladie en couchant volontairement avec un inconnu, atteint d’une pathologie incurable. Mais loin de constituer l’événement central de la pièce, cette déclaration sert de levier à tout le reste. C’est la situation d’énonciation. Qui est cet homme ? Comment s’est passée cette rencontre ? Cela m’intéresse moins que les conséquences, chez les autres, d’un tel acte gratuit, de pure bonté, accompli seulement par “amour du prochain”. Comme pour votre précédent spectacle Terrains vagues1, librement inspiré du conte Raiponce, vous transposez un motif récurrent de la littérature… Enfant, j’ai été profondément marquée par l’histoire de La Légende de saint Julien l’Hospitalier de Flaubert, où Julien prend un lépreux dans ses bras et contracte la lèpre, sauvant le malheureux par cet acte sacrificiel. Or, ce motif, je l’ai retrouvé plus tard en lisant L’Annonce faite à Marie, de Paul Claudel, où l’on voit Violaine donner un baiser à Pierre de Craon, par lequel la jeune femme guérit ce dernier de la lèpre et se condamne elle-même, tout en initiant un chemin de croix vers la sainteté. Dans les deux cas, le geste est lié à une lecture mystique du monde : je me suis demandée quelle serait sa retranscription possible de nos jours, une fois coupé de sa dimension religieuse. En quoi devient-il radicalement subversif ? Parce que c’est un don charnel totalement inutile. Il ne guérit ni ne sanctifie personne. C’est précisément ce qui exaspère Domino. Cette incompréhension de l’entourage, j’ai voulu, dans l’écriture, la rendre de plus en plus problématique au spectateur. Tous font de ce sacrifice un mystère, mais Chimène est la seule à être absolument transparente, à s’inscrire dans le présent et la simplicité de la rencontre avec autrui. Tout est clair pour elle. Au contraire, le déluge de mots déclenché chez les proches réveille les monstres enfouis en chacun d’eux. Vous citez Anne Dufourmantelle : « La douceur est politique. Elle s’accorde au présent et inquiète toutes les possibilités de l’humain2 ». La lecture de son œuvre m’a accompagnée dans l’écriture, tout comme celle de L’Amant des morts, de Mathieu Riboulet. Comment un geste de douceur peut-il être aussi subversif vis-à-vis de l’ordre social qu’un acte de violence ? Comment 26

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la douceur peut-elle créer un tel trouble dans la pensée ? Toute l’histoire de Chère chambre, guidée par cette question, explore l’inquiétante étrangeté des êtres, cherche à faire tomber la peau des choses pour bousculer les évidences. Dans un monde où il faut avoir une opinion tranchée sur tout, le théâtre rouvre la possibilité de l’ambiguïté. Au Théâtre national de Strasbourg, du 24 novembre au 4 décembre tns.fr 1 2

Voir Poly n°214 ou sur poly.fr Puissance de la douceur, Payot, 2013.



Ces dernières années, la performeuse Ramona Poenaru et le comédien Gaël Chaillat ont bâti de multiples Cabanes et érigés des châteaux de carton un peu partout en Europe. Leur nouvelle création, Danubia - miroir des eaux (dès 8 ans), est un spectacle multimédia et participatif, à éprouver les pieds dans l’eau. Un voyage géopoétique – terme forgé par le poète écossais Kenneth White pour représenter un lieu avec tout ce qui le compose – le long de ce fleuve traversant l’Europe jusqu’à la Mer Noire. Longtemps, le duo a cru qu’il ne pourrait mener ce projet à bien, la fermeture des frontières pouvant entraver leur descente en bateau de la Bavière à l’embouchure du Danube. Les 6 mois de voyage initiaux, prévus en deux temps, se sont transformés en 4, de mai à septembre 2021. Embarquant leurs enfants, ils ont pu observer la vie qui se noue sur les rives, faire des rencontres et collecter des sons, ramener d’étranges instruments, des images, des bribes de quotidien et d’histoires. Autant d’éléments qu’ils réinjectent au plateau par strates d’évocations visuelles et sonores en utilisant les principes propres au jeu dans l’espace public qu’ils affectionnent, laissant place à l’imprévu, au risque et à la performance. Jouant avec les contenants, ils matérialisent poétiquement le fleuve, l’eau se répandant un peu partout, ce qui permet la vidéo-projection sur des formes flottantes accueillant les images tournées en chemin. Symboliquement, le spectacle dure le temps du voyage, à raison d’un kilomètre par seconde. Un étirement du temps, une dérive au fil de l’eau, le long de la vie. (T.F.) Au TJP – grande scène (Strasbourg), du 24 au 28 novembre, à l’Espace 110 (Illzach), du 1er au 5 février 2022 dans le cadre du festival Momix, au Nouveau Relax (Chaumont), mercredi 23 mars 2022, au Passage Transfestival (Metz), du 10 au 15 mai 2022 deschateauxenlair.jimdofree.com

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© Renato Mangolin

© Richard Pelletier

Dérive géopoétique

Born in the favelas Depuis plusieurs années, la compagnie Suave tourne l’une de ses pièces fondatrices, Cria. Dans un mélange de rudesse et de vitalité brute, s’y expose la vie quotidienne des favelas de Rio. Dès 2007, la chorégraphe Alice Ripoll est invitée par une ONG à y donner cours. L’aventure s’ancre et donne naissance à deux collectifs (REC et Suave), mêlant danseurs amateurs et professionnels. Cria joue de la polysémie de criar en portugais, signifiant “créer” mais aussi “élever”. Elle pointe une « violence légalisée et autorisée par le gouvernement brésilien » à travers l’exposition d’une plaque de rue au nom de Mariella Franco (Conseillère municipale et activiste de Rio victime d’un assassinat politique en 2018) et de slogans explicites (« Dehors Bolsonaro », etc.). Même les règlements de compte entourant la salle de répétition se retrouvent propulsés dans le spectacle. Mais cette toile de fond réaliste n’entrave pas la mosaïque chorégraphique réunissant, sur fond de musiques endiablées, danses urbaines et influences traditionnelles brésiliennes. Ainsi retrouve-t-on la vitalité des rythmes de jambes de la samba, mâtinés d’isolation des membres empruntée au break. La sensualité hyper-sexualisée du twerk voisine avec celle d’une danse des cheveux et de positions sur les talons empruntées au voguing. Les saccades collectives prennent des airs passinho (alliance du funk et de la danse contemporaine), là où les duos très contemporains tétanisent les corps d’intensité. (I.S.) Au Théâtre de Montbéliard, mardi 30 novembre mascenenationale.eu



DANSE

Chercheur de traces Dans le scintillant Yellel, le chorégraphe Hamid Ben Mahi tisse une histoire de rencontres en examinant le complexe héritage des émigrés. Par Daniel Vogel – Photo de Jean-Charles Couty

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a trajectoire kaléidoscopique d’Hamid Ben Mahi habite ses pièces. Lui, l’ancien gymnaste ayant flashé sur la danse hip-hop, croque de toutes ses dents dans l’art du mouvement qui l’entoure, en quête d’émotions, se frottant aussi bien au jazz qu’au contemporain, en passant par le classique. Ses premières pièces seront engagées sur le monde, à l’instar de Yellel, créée en 2019, évocation du tiraillement des identités entre ses pays de cœur : cette ville algérienne d’où vient sa famille et les bords de la Garonne qui l’ont vu grandir. Le chorégraphe se garde bien de choisir entre les mots et les gestes, convaincu de l’incroyable magie reliant les uns aux autres. Se tisse une histoire de famille, rongée par le silence des aînés. Quand, enfin, les enfants y retournent, les réponses aux questions qui se bousculent leur glissent entre les mains comme autant de gouttes d’eau s’évaporant sous un soleil de plomb. Pas vraiment de là-bas, jamais totalement d’ici, il devient plus facile d’enfouir Yellel dans un coin sombre de sa mémoire. Plus facile de se convaincre d’oublier pour vivre. De s’oublier même ! Au milieu des vapeurs de gomme d’encens brûlant dans un pot en terre et de projections d’images de contrées lointaines, des danseurs de diverses générations mêlent leurs esthétiques chorégraphiques. Qualité d’écoute suave, succession de phases inspirées de danses folkloriques comme du breakdance se rejoignent pour former une commune énergie.

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J’ai l’impression d’avoir hérité d’une histoire qui n’est pas la mienne. La ronde vibre sous une même pulsation, piochant ça-et-là des gestes dont ils détournent rythmes et intensités avec une joie communicative. Ce groupe, à la recherche d’une transe collective par l’épuisement des corps, vibre de quêtes intimes reposant sur des failles individuelles. L’écriture du partage et du métissage propre à Hamid Ben Mahi forme une ode au mouvement, un langage universel touchant aux questions fondatrices qui nous hantent. À la vidéo projection de l’écume de mer qui immerge le plateau, répond ainsi un solo de la plus âgée des interprètes. Les cordes pincées du mandoluth font remonter les griffures de son âme dans une danse aux larmes salées, face à l’immensité de l’amer. À Pôle Sud (Strasbourg), du 30 novembre au 2 décembre (dès 10 ans), présenté avec le festival Strasbourg-Méditerranée (du 20 novembre au 4 décembre) pole-sud.fr – strasmed.com



DANSE

En apesanteur La nouvelle création du duo Petter Jacobsson et Thomas Caley, Air–Condition, s’inspire librement des préceptes d’Yves Klein sur l’expérience immatérielle de l’éphémère. Par Irina Schrag – Photo d’Émilie Salquebre

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e l’icône Yves Klein, tout le monde connaît le fameux bleu hypnotique et son Saut dans le vide, photographie où il semble prendre son envol depuis un pilier situé à l’entrée d’un pavillon de Fontenay-aux-Roses. Nous sommes le 19 octobre 1960 et depuis quelques mois le Nouveau réalisme bat son plein. L’artiste écrit dans son Journal d’un seul jour : « Je suis le peintre de l’espace. Je ne suis pas un peintre abstrait, mais au contraire un figuratif, et un réaliste. Soyons honnêtes, pour peindre l’espace, je me dois de me rendre sur place, dans cet espace même. » Avec 24 danseurs, Petter Jacobsson et Thomas Caley s’emparent des fantaisies du créateur de l’architecture de l’air en faisant vivre, à leur manière, le ballet inachevé qu’il avait commencé à composer en 1954 : La Guerre (de la ligne et de la couleur) ou (vers une proposition monochrome). Il y offre un point de vue utopique sur l’histoire de l’art depuis Lascaux, tendant à montrer « le grand combat de la ligne avec la couleur depuis toujours ». Manuscrit maintes fois retouché, mêlant danse et film, il ne verra jamais le jour, mais détonne dans son entremêlement d’intensions musicales, visuelles (les longues plages de couleurs successives sont détaillées avec soin) et scéniques. « La ligne, jalouse de la couleur, habitante authentique de l’espace, tente de se libérer de sa condition de touriste de l’espace : le trait se dissout et

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envahit la surface picturale », précisait le peintre. Les directeurs du CCN – Ballet de Lorraine s’immergent dans cette philosophie qu’ils voient comme « une tentative utopique d’interagir avec le divin, une expression de l’irrépressible envie humaine d’aller caresser les cieux ». Pour tutoyer le génie initial, ils confient la scénographie d’Air–Condition au plasticien Tomás Saraceno, imaginant, dans la continuité des notes de Klein, un immense kaléidoscope d’ombres et de lumières, qui dégage des impressions atmosphériques. Les corps s’y meuvent et s’y débattent, comme pris dans une longue suspension avant la chute. Se placer dans les pas de leur aîné, c’est tenter de « mettre en scène l’expérience sacrée, l’héroïque et la “mystique moderne” qu’il incarnait ». Un « peintre de l’espace » n’est-il pas un poétique chorégraphe ? À l’instar de sa pratique première du judo et de ses spectacles dans lesquels le corps était utilisé comme un instrument, Petter Jacobsson et Thomas Caley rendent l’air visible à travers le réarrangement spatial perpétuel d’un rituel des sens essentiel. À l’Opéra national de Lorraine (Nancy), du 10 au 14 novembre ballet-de-lorraine.eu


DANSE

Lumière noire En tournée, le Ballet du Grand Théâtre de Genève donne une version tellurique des Carmina Burana de Carl Orff, chorégraphiés par Claude Brumachon. Par Hervé Lévy – Photos de Grégory Batardon

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artition monstre, la cantate scénique écrite par Carl Orff en 1937 est inspirée d’un ensemble de quelque 200 poèmes et chansons redécouvert au début du XIXe siècle à l’abbaye bénédictine de Beuren, en Allemagne. Datant de la fracture entre le XIIe et le XIIIe siècles, ces textes peuvent schématiquement être divisés en plusieurs catégories. Les uns sont satiriques, voire parodiques, les autres moraux et religieux, tandis que les derniers font preuve d’un épicurisme et d’un érotisme de bon aloi. Ils dépeignent, « parfois avec cynisme, l’histoire de l’Humanité : la religion, l’amour, la vie, le pouvoir qui s’éclipse, les plaisirs de la table et du jeu », explique le chorégraphe Claude Brumachon, à qui l’on doit cette production. Les 22 danseurs du Ballet du Grand Théâtre de Genève se glissent dans son univers pétri d’élégance et d’exigence. Éminemment rythmique et pulsatile, sa danse très physique emprunte parfois ses images à la peinture, que ce soit à Dürer, Bacon ou Géricault : « Le premier tableau m’évoque Le Radeau de La Méduse, une masse humaine qui rampe entre ciel et mer, une fois la fortune perdue. Cette ouverture chante la versatilité de la Fortune, l’existence associée au désespoir, la force qui échappe aux rois, la chute », résume-t-il. Évoluant sur un plateau nu, les interprètes aux costumes presque luxuriants, collants comme tatoués ou ailes angéliques dans le

dos, plongent dans un univers incandescent de sentiments exacerbés : « Les tableaux suggèrent tour à tour les passions. L’attente des femmes dans le désir, les hommes en fuite, la préparation aux jeux de séduction, avec des gestes ritualisés, mais aussi la colère, avec ce trio de garçons écorchés, impatients, passionnés, survoltés et convulsifs. » La gestuelle est précise épousant une bande-son d’une intense puissance. Carl Orff s’est en effet emparé du matériel textuel médiéval – au style tantôt raffiné, tantôt bourru – pour le mettre en musique avec une volonté qu’il résuma en une seule phrase : « Plus l’expression est essentielle, plus elle est simplifiée, plus son effet est direct et puissant. » Première partie d’un triptyque aux accents primitifs et païens – suivront les Catulli carmina et Trionfo di Afrodite – l’œuvre emporte ainsi l’auditeur dans un tourbillon élémentaire qui culmine avec O Fortuna, reconnaissable à la première note ! La chorégraphie est en parfaite osmose avec la partition, envoûtante, presque obsédante et chtonienne, entrant en résonance avec cette « pièce ambivalente, à la fois noire et solaire », comme la décrit Claude Brumachon. À l’Opéra de Reims, samedi 27 et dimanche 28 novembre operadereims.com

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THÉÂTRE

Famille, je vous hais En s’emparant de L’Étang de Robert Walser, Gisèle Vienne signe une traversée sombre et haletante des névroses et des souffrances nées de l’inceste. Par Thomas Flagel – Photo d’Estelle Hanania

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epuis une quinzaine d’années, Gisèle Vienne est l’autrice de spectacles inclassables, remplis d’inquiétante étrangeté, de fantômes, de cruauté superbe et d’innocence perdue. Volontiers dérangeants, ils placent le spectateur en observateur, dans sa plus crue nudité, de la bête qui sommeille en lui. Libre à chacun de dénouer les fils de ce qui relève de l’imaginaire et du réel, du rêve et du fantasme, de la perversion la plus totale ou du désir le plus pur. Après des études de philosophie et de musique, elle passe par l’École nationale supérieure des Arts de la Marionnette de Charleville-Mézières. Les marionnettes la plongent au cœur du théâtre antique, aux sources mêmes du besoin humain de catharsis, de représentation et de mise à distance. Ses pièces sont ainsi peuplées de drôles de pantins plus ou moins inanimés, fantômes à taille humaine errant au milieu de vivants guère plus accueillants, échos aux univers de Cindy Sherman et d’Annette Messager. S’il y a quelque chose de pourri au royaume de Vienne, c’est que la metteuse en scène, plasticienne mais aussi chorégraphe interroge notre fascination pour les stéréotypes (lolitas, travestis, mannequins…), les comportements déviants et pulsions morbides, la face sombre de nos désirs. adèle et ruth Robert Walser (1878-1956) écrit L’Étang (Der Teich) pour sa sœur, partageant une commune douleur. L’écrivain suisse de langue allemande y dépeint une éducation et une autorité parentale étouffantes et nauséabondes sur fond d’inceste. À l’instar d’Harold et Maude, le jeune Fritz cherche les preuves d’amour de sa mère en simulant un suicide. La dose de violence et de domination dans les rapports filiaux chemine avec leurs corollaires de non-dits, de silences et de culpabilité. Pour camper la fratrie et les amis de Fritz, elles ne seront que deux : Adèle Haenel en adolescente androgyne, tout droit sortie des années 1990 avec son survêtement Tacchini, Nike Air Force aux pieds, casquette vissée sur la tête. Sa mère prend les traits de Ruth Vega Fernandez, silhouette longiligne ren-

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forcée par des bottines noires et un jean slim, cheveux longs et frange impeccable. Avant qu’elles n’investissent l’espace blanc au ralenti – support idéal à toute perturbation des sens par un travail incessant de la lumière –, des pantins chillent ou cuvent, affalés sur un lit comme au sol. Qui sont ces personnages d’une soirée que les bouteilles, renversées ici et là, racontent plutôt arrosée ? Point de réponse, mais déjà une atmosphère qui sent le soufre et les vapeurs de shit, les nimbes du rêve et l’immense solitude des êtres, appuyée par les créations musicales de Stephen O’Malley, moitié de Sunn O))) et vieux complice de la metteuse en scène. Dans la droite lignée de ses précédents spectacles chorégraphiques (Crowd, Showroomdummies…), Gisèle Vienne offre une entrée toute en mouvements ralentis, saturations de sons déformés par la réverb’ et distorsion du temps. Ce qui pourrait être un monologue à dix voix devient rapidement un cauchemar éveillé dans lequel l’air semble manquer. Le duo ne cesse de dissocier mouvements du corps et paroles. La déformation des visages est soutenue par une intense amplification qui rend omniprésents souffle, bruits de bouches et tessitures changeantes en fonction des personnages pris en charge. Comme si nous étions projetés dans le bouillonnement intérieur de Fritz, le réalisme laisse place aux éruptions de tous ces petits bouts de soi qui jamais ne se taisent, au besoin de dire et de confier sa douleur. La mise en lambeaux de la famille sera totale, à l’image de la fracturation de ceux qui la composent et de l’ineffaçable brûlure qu’elle appose, au fer rouge, sur nos âmes. Au Maillon (Strasbourg), du 24 au 27 novembre et à La Filature (Mulhouse), jeudi 24 et vendredi 25 février 2022 g-v.fr


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Les tempêtes de l’âme Chanteuse des plaies intimes, l’américaine Shannon Wright défend Providence, un piano-voix déchirant de grâce et de douleur. Par Suzi Vieira – Photo de Jason Maris

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abitée, Shannon Wright l’est tout entière. Depuis plus de vingt ans, la prolifique musicienne folk rock chante et compose avec l’intensité viscérale de celle dont la vie en dépend. Sans compromission FM aucune. Jamais. Quitte à vivre chichement, voire même à penser parfois abandonner sa carrière, comme après le premier album de son groupe Crowsdell en 1998, ou bien encore au printemps 2015, à la fin d’un concert en Suisse. Ce soir-là, il aura fallu toute la force de conviction et les félicitations appuyées d’une grande pianiste française sexagénaire – venue discrètement l’écouter – pour rallumer le feu de l’éternelle torturée floridienne. Le Steinway de Katia Labèque a d’ailleurs accompagné en studio les troubles de la songwriteuse sur certains titres de son douzième opus, Providence, construit autour d’un duo piano-voix où les cordes frappées dégagent une rare puissance. Délaissant ici la guitare à vif qui fait sa marque de fabrique, brisant son alternance habituelle entre ballades intimistes (parfois optimistes) et riffs colériques 36

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de rock noisy, la native de Jacksonville livre sept tracks proches du sublime, de ceux qui vous emportent l’âme dans une tempête d’émotions cycloniques, vous bercent et vous transpercent à la fois. Dès le morceau d’ouverture, Fragments, le ton est donné. La fragilité prend le pas, se laisse guider par les notes s o m pt u e u s e s , ta ntôt d o u ce s e t délicates tantôt charnelles et frappées avec la véhémence d’un staccato passionné. Sur These Present Arms, le chant spectral et obsédant de la jeune femme semble tournoyer autour de la ligne de piano, dans une atmosphère c ré p u s c u l a i re . Sh a n n o n Wr i g h t appartient à la lignée prestigieuse mais dangereuse des chanteuses à la Janis Joplin ou Amy Winehouse, qui ne trichent pas, se projettent à corps perdu dans leur musique, la voix toujours prête à sombrer, au bord du gouffre. Particulièrement appréciée en France, cette hypersensible besogneuse et intransigeante – dont on avait adoré la collaboration avec le breton Yann Tiersen en 2004 – impressionne tant par

sa maîtrise du clavier que par ses textes à l’intensité d’un exutoire. « There’s no need / No need to ask / We are tied / We are bound / If it was you that cry » (Pas besoin / Pas besoin de demander / Nous sommes liés / Nous sommes enchaînés / Si c’était toi qui pleurais), exhorte-t-elle comme une supplique sur le prodigieux Somedays. Personne ne ressort indemne de l’écoute d’un album de Shannon Wright ; encore moins d’un de ses concerts. L’ardeur est gravée en elle, dans son jeu, dans sa voix. Il y a toujours quelque chose de l’ordre de la catharsis qui opère. En studio, c’est tout simplement beau… En live, ça prend aux tripes ! À la BAM (Metz), samedi 20 novembre citemusicale-metz.fr

Édité par Vicious Circle viciouscircle.fr


MUSIQUE

Música nova Premier opus solo de l’artiste brésilien Sessa, Grandeza rend un sublime hommage à la musique tropicaliste, tout en abordant les rives de l’expérimental. Par Suzi Vieira – Photo d’Helena Wolfenson

rence à ces artistes militants, qui ont payé leur engagement de la prison et de l’exil », explique l’auteur-compositeur-interprète à l’heure où le pays métis vit de nouveau sous la coupe du « plus vil des rats, avec son gouvernement aux airs de milice d’extrême droite, qui persécute les militants associatifs, tue sans vergogne la jeunesse noire, organise descente sur descente dans les bals funk des favelas ».

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randeza, grandeur en portugais. Celle de l’amour, dont chacun des onze titres de ce disque célèbre avec une poétique lubricité les gestes et la douceur. Et puis celle de la musique brésilienne aussi, dans toute la variété de ses formes et couleurs. Pour son premier opus en solo, Sérgio Sayeg, alias Sessa, frappe haut et fort, réinterprètant avec éclat la longue histoire de la chanson d’auteur tropicaliste en la passant au tamis de surprenantes et délicates expérimentations sonores. Avec sa crinière en broussaille et ses faux airs d’illuminé mystique, le natif de São Paulo la frénétique se décrit comme « un apprenti, un étudiant de la musique brésilienne des années 1960 et 1970 », quand Caetano Veloso et Gilberto Gil bouleversaient la bossa nova en lui injectant autant de prosodie psychédélique que de fantaisie caustique contre la junte au pouvoir. « C’est un album en forme de révé-

L’album baigne dans une brume hallucinogène, rythmé par le son d’une guitare sèche placidement grattée, les voix acidulées d’un envoûtant chœur féminin et le roulement doucereux des mains sur les bongos et les congas. Tout sonne un peu à côté, un peu de travers, dans une esthétique d’amateurisme assumée. « Je voulais une production minimaliste, un son dépouillé et brut avec relativement peu d’éléments, à l’opposé de l’exubérance qui caractérise la musique brésilienne dans tous ses aspects, de la faconde des textes à la luxuriance des arrangements, de la profusion des rythmes à la volubilité des harmoniques. » Démarrant sur une structure basique de blues, le morceau Tanto se laisse peu à peu entraîner par les saxophones sur les territoires dissonants du free-jazz et de l’expérimentation instrumentale. Sans jamais basculer pour autant dans l’aridité de l’avant-garde. Inifnitamente nu, par exemple, aurait aussi bien pu trouver sa place sur le sublime et éminemment introspectif album éponyme de João Gilberto, sorti en 1973. Quant à la viscérale sensualité des paroles de Flôr do real, elle s’inscrit dans la droite ligne de l’amour libre chanté en son temps par Caetano Veloso. « Deixa a minha boca morar na sua boca / Deixa o meu sexo morar no seu / É bom / Foda é o prazer do som » (Laisse ma bouche vivre dans ta bouche / Laisse mon sexe vivre dans le tien / C’est bon / La baise est le plaisir du son). À la Kulturfabrik (Esch-sur-Alzette, Luxembourg), mercredi 10 novembre, au Hafen 2 (Offenbach-am-Main), dimanche 14 novembre, à l’Import Ewxport (Munich), jeudi 18 novembre et au Rocking chair (Vevey), vendredi 19 novembre

Édité par Boiled Records boiledrecords.com

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Rage against the system Avec Gangrène, Casey et ses nouveaux complices du groupe Ausgang fusionnent rock et rap. Entretien avec l’artiste du 93, à la verve toujours aussi rutilante. Par Suzi Vieira – Photos de Tcho/Antidote

Comment est né le projet Ausgang ? C’est le fruit de rencontres. J’ai connu Marc Sens lors de ma collaboration avec son groupe de rock expérimental Zone libre. Cela faisait un moment qu’on parlait de faire un truc fusionnant rock et rap. J’ai ensuite rencontré le batteur Sonny Troupé – issu du milieu du ka antillais* – sur le projet Expéka, où l’on mêlait rap et rythmes des Caraïbes. Manu Sound, qui est aux claviers et envoie les samples, est un ami de Marco. Lui, vient plutôt de l’electro et du dub. On s’est réunis et on a bossé en se retrouvant pour de courtes sessions de 38

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travail, à intervalles réguliers. L’album est venu comme ça, en passant du temps ensemble à essayer des choses. Le premier titre, Chuck Berry, rappelle les racines noires du rock. Un morceau manifeste ? Je n’irais pas jusque-là ! En fait, c’est un résumé de mes premières expériences avec Zone libre. Je me suis rendue compte qu’il y avait dans le milieu du rock une certaine condescendance vis-à-vis du rap. Sauf que le rock, c’est noir en fait ! Les deux ont exactement le même tronc commun, appartiennent

à la même famille. Toutes ces musiques sont nées dans le même champ de coton. Il s’agissait juste pour moi de repositionner ça. Cette condescendance a-t-elle toujours cours ? Elle tend à s’estomper, parce qu’aujourd’hui le rap a gagné. C’est la musique la plus écoutée en France, celle qui vend le plus. Difficile d’afficher du dédain vis-à-vis d’une musique qui domine autant ! Le mépris, quand il s’exprime encore, a quelque chose de pathétique.


MUSIQUE

« Ma race a mis dans la musique sa dignité de peur qu’on lui prenne / A fait du blues, du jazz, du reggae, du rap pour lutter et garder forme humaine », chantez-vous… La diaspora noire a survécu notamment grâce aux arts. Le blues, le rock, le jazz, le reggae et toutes les musiques des Caraïbes sont des musiques de survie et de résistance. Elles ont émergé d’une certaine histoire, même si elles ne s’y réduisent jamais.

un lieu commun de le dire. Le phénomène de l’intersectionnalité est aujourd’hui bien connu et démontré. Le fait que les mécanismes de domination soient pluriels, que la discrimination opère selon une combinaison de diverses oppressions ne peut plus être éludé. Même ceux qui le contestent sont encore obligés d’en parler. Comme ceux qui contestaient la réalité de l’esclavage il y a quelques siècles… Nier un fait ne l’efface pas.

Depuis vos débuts dans les années 1990, la thématique dominant vos textes est celle de la condition noire, ou plus largement immigrée. Comme une façon de poursuivre les réflexions d’un Franz Fanon… Bien sûr. « Oui je suis noire, dans un monde blanc / C’est impossible que je le taise » [Chuck Berry, NDLR]. Pourquoi les noirs et les arabes ne devraient pas parler de leur expérience ? Et il ne s’agit pas là d’un simple problème de visibilité ou d’accès à l’espace public. Non, ce dont il est réellement question, c’est d’égalité sociale, économique et politique. La visibilité n’est pas l’égalité, elle n’est pas la justice. Ce débat ne doit pas occulter le problème de fond.

Les choses sont donc en train de bouger selon vous ? À la vitesse des plaques tectoniques, bien trop lentement sans doute, mais ça bouge. Le fait est que ces questions sont de plus en plus présentes dans le débat public. Même ceux dont la bouche est brûlée d’en parler sont forcés d’aborder ces sujets. Il y a du mouvement !

Dans Élite, vous vous en prenez aussi aux tenants du pouvoir, aux hommes blancs et bourgeois. Race, classe sociale, sexe : même combat ? Évidemment, tout est lié. C’est presque

Avec le morceau Bâtard, vous rééditez le procès en vacuité fait aux rappeurs et chanteurs de R’n’B en 2010 sur Apprends à te taire… mais en vous en prenant cette fois aux groupes de rock français actuels. Des abrutis qui font des choses pitoyables, il y en a partout. Et dans le milieu du rock, j’en ai croisés beaucoup ! Il ne s’y passe tellement rien qu’ils chantent tous en anglais. Socialement, le rock ne dit plus rien. Le rap, aussi mainstream soit-il, est encore une des rares musiques un peu aux prises

avec son environnement. Déplorez-vous le dévoiement de ces musiques à l’origine contestataires ? On aime voir dans le rap une musique contestataire par essence. Mais ce n’est pas tout à fait vrai. Dès l’origine, il s’est développé selon deux axes : le discours et l’entertainment. Le premier titre de ce genre musical, c’est quand même Rapper’s delight de Sugar Hill Gang, qui n’a rien d’une charge politique ! Dans le rap, il y a des morceaux pour contester le système, revendiquer l’égalité, dénoncer les discriminations… Et puis il y a ceux pour danser, sauter, s’amuser. D’ailleurs, l’un n’exclut pas l’autre : on peut faire bouger les corps tout en parlant de sa condition. Le rap, c’est tout ça à la fois. C’est une musique vivante, qui ne se laisse pas enfermer dans les cadres qu’on voudrait lui fixer. À L’Autre Canal (Nancy), jeudi 4 novembre et à l’Espace Django (Strasbourg), vendredi 5 novembre

Édité par A-parte a-parte.fr

Genre musical venu de Guadeloupe, joué avec des tambours appelés Ka

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Rock, rap, blues, reggae ou jazz, toutes ces musiques sont nées dans le même champ de coton.

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Fiat lux Sur Anatomy of light, le duo toujours classe d’AaRON explore les sonorités enveloppantes de l’electro, mêlant cette fois le français à l’anglais. Par Suzi Vieira – Photo de Sylvie Castioni

C’

est dans la lumière abrasive du soleil se levant sur le désert de Joshua Tree, Nevada, qu’Olivier Coursier (le compositeur du duo) a conçu le spectre sonore du titre The Flame, ouvrant la voie au quatrième opus d’AaRON, acronyme de Artificial Animals Riding on Neverland. « C’était juste après la tournée de We Cut the Night », raconte Simon Buret (le chanteur et parolier). « J’étais en Grèce quand Olivier m’a envoyé la maquette, baigné de mon côté dans la lueur éclatante du soleil de Méditerranée. Ainsi est née l’idée de faire un album qui tenterait une anatomie de la lumière, décomposant le prisme lumineux pour voir ce qui se cache derrière. » Sur le clip du morceau inaugural ayant fait office d’étincelle, les deux acolytes – chemise à motifs baroques pour l’un et blouson de soie façon Ryan Gosling dans Drive pour l’autre – se déhanchent en rythmes saccadés, seuls sous les néons colorés de la célèbre boîte de nuit parisienne Le Palace. Pianos et guitares ont laissé la place aux synthés, qui enveloppent tout l’espace. Quant aux textes anglais, qui jusque-là prédominaient, ils cèdent ici le pas au couplets en français. Depuis toujours – c’est-à-dire depuis la création du groupe en 2004 et l’immense succès du torturé U Turn (Lili) pour la BO du film Je vais bien, ne t’en fais pas de Philippe Loiret – AaRON compose des chansons comme on peint des « paysages sonores. On travaille par images, de façon très cinématographique », explique le chanteur. « C’est comme ça qu’on en parle quand on les met en forme. Ce sont des lacs dans lesquels on plonge, des pierres brûlantes sur lesquelles on se sèche au soleil, etc. » Les douze figurant sur Anatomy of 40

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light vagabondent dans la lueur bleutée des villes et de leurs artères surpeuplées, chevauchent à travers monts et vallées d’une planète asphyxiée, se perdent dans les pleins et les déliés des contrées de l’âme humaine. Tous sont des « chants de l’errance », comme les qualifie l’écrivain voyageur Sylvain Tesson dans la préface qu’il a écrite pour l’album. « L’un des fils rouges du disque, c’est l’acceptation de soi », conclut Simon Buret. « Accepter ses aspérités, pouvoir se regarder dans le miroir et être OK avec ce qu’on voit, dire stop à la course folle à la perfection permanente et reconnaître que nous ne sommes qu’une somme de foirages… C’est le message au cœur d’Ultrarêve, porté par la voix de Jean-Claude Van Damme, qui répète comme un mantra : “N’aies pas peur / Y a pas d’erreur” ». Dans un clip plein d’autodérision, l’icône belge des films d’action des années 1990 enchaîne, sur un parking désert de supermarché, pas de danse et katas de karaté. « Laisse-les parler / Marche devant / Cherche la beauté ». À La Laiterie (Strasbourg), jeudi 4 novembre, à La Rodia (Besançon), jeudi 18 novembre, au Noumatrouff (Mulhouse) et vendredi 19 novembre, à L’Autre Canal (Nancy), jeudi 25 novembre

Édité par Universal Music France universalmusic.fr



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FESTIVAL

Ébullition jazzistique À l’écoute du monde, le jazz semble en fusion permanente : fidèles reflets de cette effervescence, les 36 concerts de la 36e édition de Jazzdor dressent un attachant panorama du genre. Par Florent Servia – Photo de Sélène Saint-Aimé par Nikola Cindric

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uand on aime, un rendez-vous qui saute décuple l’envie pour le suivant. Faut-il rappeler que Jazzdor n’a pas eu lieu en 2020 ? Nous sommes heureux de redécouvrir ce phare s’ouvrant par la grâce de Sophia Domancich seule au piano (05/11), la science de la mélodie bouleversante avec elle. Artiste discrète qui a derrière elle quarante ans de carrière, le prix Django Reinhardt de musicien français de l’année en 1999, elle en a sous le capot. Pensons à cette mélancolie qu’elle rappelle dans Django ou La Trébuchante, morceaux essentiels du Grand jour, son nouvel opus. Voilà un début de festival dans l’apaisement et l’intime, des territoires qu’elle explore avec clarté, sûre de son chemin, ouvrant le nôtre à sa lumière. Dans un autre registre, Kepler (06/11) se construit sur une idée fixe, déroule des variations sans bouleverser son paysage, comme une forêt aux mille arbres d’apparence similaire si l’on ne s’arrête pas pour les scruter. Les rares notes de ce trio formé par Julien Pontvianne (sax ténor, clarinette), Adrien (sax ténor) et Maxime Sanchez (piano) touchent au sublime. Les unissons laissent à l’auditeur le temps de découvrir une texture sonore bien palpable et d’entendre distinctement les trois éléments de cette richesse de timbres. Kepler existe pour emmener un seul son jusqu’au bout. Ses membres décrivent leur projet comme « une musique de chambre dans l’esprit », lente et minimaliste. Ils déploient une intensité qui pousse au recueillement, à une manière de faire le vide intérieur à mesure que le son se propage dans l’espace. explosions sonores Et quand ça explose, les clichés – s’ils en restaient – sautent. Le jazz, musique

d’ascenseur ? S’il vous plaît ! La violence que dégage le trio formé par le batteur Sylvain Darrifourcq, le saxophoniste Manuel Hermia et le violoncelliste Valentin Ceccaldi (09/11) endosse des traits fiévreux et punks. Souffle incandescent, culte transe, leur musique secoue et transporte sans que l’exutoire n’empêche l’hypnose. Voilà précisément le genre d’expérience à laquelle l’écoute sur scène donne tout son sens. Sorti il y a un an et resté plutôt confidentiel, leur album Kaiju Eats Cheeseburgers se démarque largement d’une production hexagonale pourtant riche. La même année, Sélène SaintAimé (13/11), jeune contrebassiste de 26 ans, a lancé sa discographie avec brio. Mare Undarum a eu les honneurs des médias, avant de valoir à sa créatrice une Victoire du Jazz dans la catégorie “révélation”, il y a quelques semaines. Preuve que l’audace et la personnalité paient. Du saxophoniste américain Steve Coleman, chercheur-gourou et figure centrale du genre depuis vingt ans, elle dit « qu’il a forgé [s]a façon de penser : toujours apporter le meilleur, ne pas être légère sur le rythme et l’harmonie ». Avec lui, la contrebassiste s’est rendue à Cuba, où elle a assisté à des cérémonies traditionnelles de santerÍa, religion omniprésente sur l’île. Elle a ensuite séjourné seule au Maroc, pour étudier la musique gnaoua. S’il existe des points communs entre les deux, ils se trouvent dans les racines africaines, dans la préséance laissée aux rythmes et dans un goût pour la transe. Sélène Saint-Aimé y a pioché ce qu’elle voulait pour faire de la musique à sa sauce. Sa teneur est poétique, entre déchirements au violon et thèmes grandiloquents au sax et à la trompette. Quand elle pousse la voix, c’est notre gorge qui se serre. Et quand

elle déclame de la poésie, on en oublie notre réticence pour le spoken word. classiques Quelques indétrônables (Michel Portal, Joelle Léandre ou Bireli Lagrène) ont associé leur nom à celui de Jazzdor. Philippe Ochem, son programmateur, ne s’en cache pas, sa fidélité à certains artistes a contribué à donner une identité au festival. « J’ai toujours défendu le temps long », nous confiait-il, il y a quelques années. Avant d’ajouter : « C’est beau de voir un projet au début, quand on sent qu’il y a une musique en train de se construire, puis de le voir évoluer. » Passés de découvertes à habitués en quelques années, le pianiste Roberto Negro que l’on entendra avec Michel Portal (18/11) et le toujours surprenant violoniste Théo Ceccaldi (16/11) qui présentera Kutu, un projet d’éthio-jazz, en sont de beaux exemples. Le festival entretient en partie cette mécanique en invitant les lauréats du dispositif d’accompagnement Jazz Migration, dont les concerts sont gratuits. Outre Kepler, cité plus haut, la Litanie des cimes (11/11) et YOU (16/11), un élégant trio folk entiché de musiques réunionnaise et irlandaise, valent le détour. À la Cité de la Musique et de la Danse, au Fossé des Treize, à Apollonia, etc. (Strasbourg), mais aussi à La Filature (Mulhouse), à la Reithalle (Offenbourg), du 5 au 19 novembre jazzdor.com

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FESTIVAL

Des animaux et des notes La cinquième édition de Piano au Musée Würth explore la place des animaux dans la musique classique avec un programme dense, où se croisent jeunes pousses et talents confirmés. Par Hervé Lévy – Portrait du Trio Zadig par Bernard Martinez

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près une édition 2020 annulée, le directeur artistique du festival Olivier Érouart tenait à « réinviter les artistes qui n’avaient pas pu se produire. Nous avons adapté avec eux le programme des concerts afin qu’il épouse la thématique de l’année : les animaux dans la musique. » Impossible dans ce contexte de ne pas donner Le Carnaval des animaux, grande fantaisie zoologique que l’Orchestre du Conservatoire de Strasbourg et Manuel Mendoza interpréteront avec les géniaux textes de Francis Blanche (14/11), qui définit ainsi le pianiste : « Un mammifère concertivore digitigrade. Vit le plus souvent au haut d’une estrade. » L’œuvre de Saint-Saëns sera accompagnée de pages sud-américaines, comme les aériens El Cóndor pasa et Avecilla. Au rayon jeunesse, citons aussi les élèves de l’École de musique d’Erstein – pour un spectacle intitulé De drôles de zèbres (13/11) – et le futur (très) grand qu’est Virgile Roche (14/11), vingt ans et quelques et un immense talent. Dans son récital, Le Moustique de Mel Bonis volète aux côtés de L’Alouette de Glinka et des Petites esquisses d’oiseaux de Messiaen. On retrouve les volatiles de l’immense compositeur français – Rouge gorge, Merle noir et compagnie – dans le concert de Clément Lefebvre (12/11), lauréat de l’ultra-sélectif concours Long-Thibaud-Crespin, en 2019. Ils voisinent avec La Poule caquetante de Rameau ou les Oiseaux tristes de Ravel. En ouverture du festival, se déploient les charmes vocaux des Métaboles1, épatant chœur dirigé par Léo Warynski (11/11), pour un programme 100 % Brahms où évolue notamment un gracieux rossignol (Nachtigall, sie singt so schön), tandis que 44

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les trois garçons dans le vent du Trio Zadig (13/11) croisent Beethoven et Tchaïkovski. À côté de ces monuments, hommage sera rendu au trop oublié Auguste Schirlé 2 à l’occasion du cinquantenaire de sa disparition (14/11) : le violoniste Joseph Offenstein et le pianiste Christian Finance rendent justice au natif d’Epfig dont l’œuvre est pétrie d’une double culture allemande et française. C’est aussi de cela dont il s’agit dans le récital de la virtuose du clavier qu’est Claire Désert (14/11), artiste discrète d’une grande intégrité, qui fait voisiner des extraits des Préludes de Debussy et des pièces de Schumann, un répertoire dont elle est une immense interprète. Parmi elles, ses Waldszenen (Scènes de la Forêt), recueil de neuf miniatures délicates explorant la fascination germanique pour l’univers sylvestre dans lequel poussent des Fleurs solitaires ou trille un Oiseau prophète justement nommé, puisqu’il préfigure toute la galaxie ornithologique d’Olivier Messiaen, qui verra le jour une centaine d’années plus tard. Au Musée Würth (Erstein), du 11 au 14 novembre musee-wurth.fr > En résonance se déploie Bestĭa (07/11/21-07/09/22) montrant Les Animaux dans la collection Würth. Les œuvres de Baselitz, Richter, Max Ernst, et consort y dialoguent avec des spécimens du Musée zoologique de Strasbourg. Voir Poly n°233 ou sur poly.fr Le quatuor Florestan lui rend aussi hommage dans un concert à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg (19/11) – bnu.fr

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MUSIQUE

Grave aigu ! Il y a quelques mois, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg enregistrait Baritenor en compagnie de l’incroyable Michael Spyres. Un concert essentiel marque symboliquement la sortie du disque. Par Hervé Lévy – Photo de Grégory Massat

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es richesses de la voix de Michael Spyres semblent sans limites : ceux qui ont suivi le cycle Berlioz de l’OPS le savent bien, appréciant son timbre et sa virtuosité lorsqu’il incarne l’Énée des Troyens ou se joue des difficultés du rôletitre de La Damnation de Faust. Impossible donc de manquer ce magistral concert permettant de découvrir l’élégance et l’étendue de la tessiture d’un véritable baryténor. Mais que recouvre ce terme à la semblance d’un oxymore ? Pour Michael Spyres, il remonte aux origines de l’opéra, précisant qu’à l’ère baroque, ces chanteurs « rivalisaient de virtuosité et de prouesses techniques avec les fameux castrats, arrivant même à les surpasser. » Au XIXe siècle, ils « occupaient un territoire bien à eux en termes d’ambitus, d’agilité vocale et de théâtralité, les rôles de Rossini exigeant qu’ils maîtrisent une tessiture de plus de trois octaves. Cette voix malléable évolua pour s’adapter au goût du public, mais à cause de l’inlassable acharnement visant à étoffer l’orchestration, ce profil intermédiaire s’est scindé en catégories vocales distinctes. » Alors, ténor au timbre extrêmement sombre, ou baryton aux aigus clairs et faciles ? Les deux mon général ! Preuve en sera apportée avec ce programme dont les contours épousent ceux du disque enregistré dans cette même Salle Érasme du Palais de la Musique et des Congrès en 2020. Sous la baguette de l’ancien directeur musical de la phalange strasbourgeoise, Marko Letonja, se déploie un florilège d’airs montrant les incroyables potentialités vocales de Michael Spyres dans un répertoire écrit pour un ténor passé baryton ou vice-versa. S’y retrouvent les classiques pyrotechniques du genre, que ce soit les aigus presque délirants de Mes amis écoutez l’histoire (montant jusqu’au contre-ré) dans Le Postillon de Longjumeau d’Adolphe Adam ou l’invraisemblable Ah ! Mes amis, extrait de La Fille du régiment de Donizetti, qui compte pas moins de neuf contre-uts ! À côté de ce véritable rodéo vocal seront à découvrir de multiples airs – qui sont souvent des tubes – comme Fuor del mar (Idomeneo, re di Creta de Mozart) ou Aux bords lointains du Lohengrin de Wagner dans sa version française. S’épanouissent aussi d’absolues raretés à l’image d’Ô Dieux ! écoutez ma prière qui se trouve dans Ariodant d’Étienne Nicolas Méhul. On craque également pour le génial Glück, das mir verblieb (Die tote Stadt de Korngold) ou Dies nox et omnia, extrait des Carmina Burana de Carl Orff qui « révèle la vraie nature de la voix de baryténor, ainsi que sa beauté en distillant un obbligato éthéré pour ce témoin d’une époque vocale révolue », résume Michael Spyres.

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Au Palais de la Musique et des Congrès (Strasbourg), vendredi 5 novembre philharmonique.strasbourg.eu

Édité par Warner classics / Erato warnerclassics.com


Les histoires d’amour Mezzo-soprano d’une éblouissante élégance, Elīna Garanča propose un récital en toute intimité sur la scène du Festspielhaus, dont le fil rouge est composé de lieder de Brahms et Schumann. Par Hervé Lévy – Photo de Christoph Köstlin / DG

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tar lyrique, la cantatrice lettone Elīna Garanča impose sa présence radieuse et sa riche palette de couleurs vocales sur les scènes du monde entier, qu’elle brûle les planches du très respectable Royal Opera House de Londres dans le rôle-titre de Carmen de Bizet ou enchante le Wiener Staatsoper, incarnant Giovanna Seymour dans Anna Bolena de Donizetti. Reste que son premier récital solo de Lieder, véritable exercice de mise à nu artistique, est sorti… à la toute fin de l’année passée. Mais l’attente valait la peine ! Rare dans l’exercice en concert, elle vient défendre en live ce remarquable opus discographique, qui fournit la colonne vertébrale du très attendu récital donné à Baden-Baden aux côtés du pianiste Malcolm Martineau, avec qui elle a tissé une relation d’intense complicité. Celleci éclate dans Frauenliebe und -leben (l’amour et la vie d’une femme), cycle écrit par un Schumann raide amoureux de Clara, deux mois avant son mariage. Si les poèmes de Chamisso sonnent aujourd’hui quelque peu “fleur bleue”,

ils sont interprétés de manière éminemment introspective, comme si la mezzo voulait conférer un puissant sérieux au sentiment amoureux. Sa diction parfaite et son timbre chaud permettent de ciseler ces huit miniatures avec une grande finesse : de la naissance du sentiment avec Seit ich ihn gesehen (Depuis que je l’ai vue) à la douleur qui lui est inhérente dans Nun hast du mir den ersten Schmerz getan (Maintenant, tu m’as fait mal pour la première fois), c’est à une circumnavigation sur la Carte du Tendre à laquelle nous sommes invités.

ten reich die bewegte Äste / Tau, der mich näßte » (Au noir buisson j’ai cueilli cette nuit des roses / Plus encore qu’au jour leur parfum était doux / mais les tremblants rameaux sur moi firent pleuvoir / une rosée dont je fus tout baigné). Dans ce répertoire parfois incandescent, la sobriété et la finesse de la mezzo font merveille, nimbant d’une noblesse presque surnaturelle des lieder dont on croyait tout connaître, mais qui se déploient ici sous un jour nouveau.

À côté de ce monument, Elīna Garanča a choisi un bouquet brahmsien extrêmement contrasté, où de primesautières pièces de jeunesse – comme Liebe und Frühling (Amour et printemps) – côtoient des œuvres de la maturité, parmi lesquelles l’excellent Wir wandelten (Nous marchions) ou la bien connue Sapphische Ode (Ode saphique) : « Rosen brach ich nachts mir am dunklen Hage / Süßer hauchten Duft sie als je am Tage / Doch verstreu-

Au Festspielhaus (Baden-Baden), samedi 20 novembre festspielhaus.de

Édité par Deutsche Grammophon deutschegrammophon.com

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OPÉRA

Ils sont sang À Dijon, Nicola Raab monte Macbeth, version sombre et sanglante de l’opéra de Verdi, dont le propos s’avère éminemment contemporain. Par Hervé Lévy – Photo de répétition de Gilles Abegg / Opéra de Dijon

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our Nicola Raab (dont on avait beaucoup aimé la vision de Francesca da Rimini de Riccardo Zandonai, à l’Opéra national du Rhin, en 2017), Macbeth de Verdi est une œuvre d’une extrême densité. On peut en effet y trouver, « catalysées et concentrées, les forces du compositeur italien et du dramaturge britannique » dont la pièce éponyme fournit la matière aux librettistes Francesco Maria Piave et Andrea Maffei. Sur le plan musical, l’auteur de Falstaff et d’Otello confère des couleurs d’une intense noirceur à une histoire dont les grands traits sont bien connus : galvanisé par la prédiction des sorcières qui lui annoncent qu’il sera souverain et poussé par l’ambition dévorante de son épouse, Macbeth assassine le roi Duncan avant d’usurper son trône. La soif de pouvoir du couple dément l’entraîne ensuite dans une spirale infernale où le crime appelle le crime, où la violence génère la violence. Voilà une thématique qui va comme un gant à notre époque ainsi décrite par la metteuse en scène : « Des forces politiques engendrant la division, la guerre et les luttes de pouvoir, qui balayent d’un revers de la main la fine couche de bonnes manières, de civisme et de soi-disante civilisation qui nous sépare de la barbarie. Des mouvements et des développements qui se rapprochent chaque jour de ce sentiment de sécurité dans lequel nous nous berçons, une violence sourde que nous 48

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commençons à ressentir et percevoir tout autour de nous. » Elle a choisi d’installer l’action dans un univers scénique « neutre, contemporain mais atemporel. Il s’agit d’un possible futur, même si ce n’est pas futuriste. » Et de rajouter : « Je désire laisser un espace de liberté aux spectateurs. Fixer trop les choses – dans une époque, un groupe social, etc. – reviendrait à brider leur imagination. » Dans un espace contemporain où trône notamment une immense table blanche design et glacée, se déploient des « instants archaïques », réminiscences antiques étonnantes, installant un aller-retour d’une grande finesse entre les époques. « Les lignes claires et nettes du décor et de la scénographie permettent de faire le lien entre cette histoire médiévale et notre réalité quotidienne, notre environnement actuel », explique Nicola Raab. Et de nous emporter dans le tourbillon mortifère de ce couple fusionnel (incarné par un prometteur duo formé par Stephen Gaertner et Alexandra Zabala), entre explosions sanglantes, jaillissements surnaturels et folie humaine, tellement humaine. À l’Opéra de Dijon, du 2 au 9 novembre opera-dijon.fr



FESTIVAL

Vivre ensemble Avec pour mot d’ordre come together again, le festival de musique contemporaine rainy days explore tous les croisements sonores possibles à la Philharmonie de Luxembourg. Par Hervé Lévy – Photo de l’ensemble L’Instant Donné

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près une annulation en 2020, la vingtième édition de rainy days se tient avec pour thématique come together again, un slogan qui contient « depuis la pandémie de Covid-19 un aspect presque provocateur. Les expériences vécues durant cette période nous ont particulièrement fait sentir l’importance des rencontres dans nos vies, et après ces dix-huit derniers mois, le souhait et la nécessité de se retrouver ensemble, sont plus grands que jamais », résume l’équipe de la manifestation. En témoignent 21 concerts et autres performances décloisonnant les genres à l’image d‘Ursonate (12/11, Théâtre des Capucins) dans laquelle le plasticien William Kentridge métamorphose le célèbre poème sonore dadaïste de Kurt Schwitters en performance multimédia avec le danseur de claquettes Peter Kuit et la chanteuse Ariadne Greif. Parmi la diversité des propositions, impossible de ne pas mentionner Strange Birds (14/11), concert des Noise Watchers articulé autour de la flûte, où deux créations mondiales de Damiano Picci et Evelyn Ficarra voisinent avec des pages de Tōru Takemitsu, Claude Lenners et Philippe Manoury. De ce dernier sera donné Jupiter, explorant l’interaction entre l’instrument et un système de traitement et de synthèse numérique en temps réel : « Le son de la flûte est reconnu et envoyé instantanément dans différents modules permettant soit de le maintenir dans le temps, soit de le transporter dans l’espace pour en former des configurations harmonico-polyphoniques, soit, enfin, de 50

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transformer son timbre », explique le compositeur qui combine ces trois possibilités à l’envi, « tissant des liens entre sons connus et inconnus. » Le festival slalome avec finesse entre instants insolites comme l’extravagante performance pianistique de Gwen Rouger pour un seul spectateur, donnée dans une caravane posée dans l’espace public (20 & 21/11, place de l’Europe) et propositions plus traditionnelles. Parmi elles, citons le concert de l’Orchestre philharmonique du Luxembourg (19/11) dirigé par Ilan Volkov – avec notamment le magistral et méditatif Fields 87 d’Eleanor Hovda – ou la partition imaginée par Philippe Schoeller pour Das alte Gesetz d’Ewald André Dupont (14/11). Voilà exceptionnel ciné-concert permettant de découvrir un classique du muet de la République de Weimar narrant la trajectoire d’un fils de rabbin quittant son shtetl pour devenir une star du Burgtheater de Vienne. Parmi nos coups de cœur, une exploration sonore de Fluxus par l’ensemble Ictus (20/11), un programme déclinant la complicité unissant l’ensemble L’Instant Donné et Georges Aperghis (20/11) et l’electro africaine expérimentale de Cedrik Fermont (21/11). À la Philharmonie et dans d’autres lieux de la ville (Luxembourg), du 12 au 21 novembre rainydays.lu – philharmonie.lu



EXPOSITION

Initials SG Point fort de l’événement Gainsbourg ? Affirmatif ! une exposition éponyme à Erstein permet de plonger dans l’univers du grand Serge grâce à photographies et souvenirs. Par Hervé Lévy

brac de génie. Cet univers foisonnant – où des antiquités précieuses voisinent avec des casquettes de flic – figé et ordonnancé avec rigueur, nous en dit beaucoup sur son maître.

Serge Gainsbourg chez lui à la Cité internationale des Arts pour un reportage de l’émission Central variétés © INA, Louis Joyeux, 1967

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l nous a quittés il y a trente ans. La présence de Serge Gainsbourg (19281991) demeure néanmoins vive en nos mémoires. Le souvenir de l’icône est convoqué dans les salles lumineuses de l’Etappenstall à travers notamment des clichés de son ami Pierre Terrasson qu’il rencontra en 1978. Photographe star des stars de la scène musicale des eighties – de Bowie à U2 – il shoote le chanteur à de multiples reprises. On le retrouve, paquet de Gitanes à la main, à l’aube de ses 60 balais, regard fiévreux et fatigué sur la scène du Zénith en 1988, mais aussi sur celle du Casino de

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Paris en 1985, en Gainsbarre fringuant et provocant, à la glorieuse époque de Love on the beat… Plus émouvants encore sont les instants saisis au cours des répétitions au Palace, pour la tournée Aux Armes et cætera de 1979. Les photographies qu’il a réalisées à son domicile parisien du 5 de la rue de Verneuil sont de véritables natures mortes éclairant la personnalité de l’artiste mieux que le plus réussi des portraits : à l’abri des murs noirs de son hôtel particulier, s’entassent avec raffinement des cataractes d’objets qui tiennent autant du cabinet de curiosités que du bric-à-

Documents de la Sacem, vidéos – on retrouve avec joie la scène culte où il “drague” Whitney Houston en direct sous les yeux ébahis de Michel Drucker – ou pochettes de disques restituent sa trajectoire. Le visiteur y arpente une galerie de portraits dédiée à ses muses, de Birkin à Bambou, via BB pour les plus célèbres. On retrouve aussi l’ex-Zouk Machine Joëlle Ursull, pour qui il composa White and Black Blues à l’occasion du Concours Eurovision. C’était en 1990, il y a une éternité. Une section est également dédiée au Cinéma de Gainsbourg avec ses aspects moins connus (comme sa participation à un épisode des Cinq Dernières Minutes, en 1965) et plus célèbres. Plusieurs clichés documentent ainsi le tournage du clip de la chanson d’Indochine Tes Yeux noirs, dont il fut le réalisateur, en 1985. Si l’on découvre aussi des œuvres de street art signées Jean Yarps ou Jérôme Mesnager, ce sont deux photos de 1984 réalisées par Patrick Duval qui séduisent le plus. Dans l’une, Gainsbourg, revolver à la main, met en scène sa mort par suicide. Dans l’autre, il pose à poil. Langoureux et méditatif à la fois. Éros et Thanatos. Provoc’ et profondeur. Comme un fulgurant résumé de l’existence de l’auteur du trop mésestimé Équateur. À l’Etappenstall (Erstein), jusqu’au 14 novembre ville-erstein.fr > Conférence et dédicace de Philippe Nicolas, auteur des Fleurs jumelles à la Médiathèque d’Erstein (05/11, 16h) et à la brasserie Le Tigre de Strasbourg (06/11, 16h)


EXPOSITION

Kanda station, The Yamanote Line, Tokyo, 2012

(Dé)routes du réel Par les forêts, les villes et les villages, le long des voies et des chemins, le photographe Thierry Girard déambule en quête de l’épaisseur des paysages ordinaires. Par Suzi Vieira

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our Thierry Girard, c’est notre regard qui crée le réel. À 70 ans, le photographe flâneur a arpenté le Nord Est du pays en long, en large et en chemins de traverses, des Ardennes à Belfort, de la Haute-Marne à la capitale alsacienne. Poussant parfois jusqu’au « grand Grand Est », celui de la Chine et de l’extrême Orient. Les clichés de cet héritier de l’école documentaire américaine capturent le monde du banal et de l’humble, celui que chacun de nous traverse quotidiennement, sans le voir ni lui porter attention. Comme Walker Evans ou Lee Friedlander, cet autodidacte s’intéresse aux paysages vernaculaires, non pour leur beauté propre mais plutôt « leur intelligence », pour les multiples couches de sens qui se nichent dans les plis du réel et qui, si on les photographie avec un peu d’aménité, au regard se révèlent. « J’associe souvent mon travail à la divagation psycho-géographique de Georges Perec et des situationnistes », confie l’érudit regardeur. « C’est une forme d’errance à travers la ville, la campagne, le territoire. Chacune des séries exposées à la Fondation Fernet-Branca est en effet liée à un parcours, élaboré selon un protocole précis, défini en amont. » Ainsi, les poèmes de métro compilés par Jacques Roubaud dans Tokyo infra-ordinaire lui ont-ils inspiré sa série sur la Yamanote Line, pour laquelle il a posé sa chambre photographique sur le quai de chacune des stations de la ligne de transport entourant le cœur de la mégalopole japonaise. En résultent des images où fils électriques et panneaux publicitaires scandent un paysage complexe, « opérant

comme une forme de ponctuation » dans l’architecture ultra éclectique et brouillonne de la capitale nippone. Marches lentes, rail-trips, itinéraires contraints, itinéraires ouverts, déambulations urbaines… Les approches varient mais l’objectif de ce grand admirateur de Peter Handke – auquel le titre de l’exposition rend hommage, évoquant sa pièce de 1981, Par les villages – reste le même : éprouver le paysage, et en faire le récit. Un récit quasi littéraire et métaphorique, tendance « anti-lyrique », souligne Héloïse Conésa – conservatrice en charge de la photographie contemporaine à la Bibliothèque nationale de France – dans la préface du catalogue. Pour Une campagne victorieuse, Girard a fait le choix de suivre l’avancée de la deuxième division blindée du général Leclerc à travers l’Est de la France en 1944. Il se rend sur des lieux associés à un combat, simple escarmouche ou grande bataille, découvrant ici une place du souvenir ironiquement envahie par les stands de tirs d’une fête foraine, là un paysage nu, sans rien d’apparent pour rappeler son histoire. « Avec un peu d’attention pourtant, un trouble finit par sourdre du décor et je peux sentir que quelque chose s’est passé là. C’est ce que j’essaie de saisir. » À la Fondation Fernet-Branca (Saint-Louis), jusqu’au 13 février 2022 fondationfernet-branca.org

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Exquises esquisses Avec Henner dessinateur, le Musée des Beaux-Arts de Mulhouse plonge dans l’intimité de l’atelier de l’artiste à travers ébauches, travaux préparatoires et autres études. Par Hervé Lévy – Photos de R. Hestin

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eignant hors des sentiers battus impressionnistes ou symbolistes de son époque, Jean-Jacques Henner (18291905) est aussi « un dessinateur talentueux et prolifique d’une étonnante modernité », résume Chloé Tubœuf, commissaire de cette exposition et responsable du Musée des BeauxArts de Mulhouse, qui possède la plus importante collection dédiée à l’artiste en région. Thématique, le parcours débute par les copies réalisées au Louvre et en Italie, où, Prix de Rome, il demeure entre 1859 et 1863 : Masaccio, Verrocchio, MichelAnge, Lippi… Son crayon se collète aux maîtres du passé, reproduisant avec finesse et précision des œuvres comme la Descente de Croix de Daniele da Volterra. On retrouve cette rigueur dans des compostions à la craie de paysages du Sundgau ou une esquisse à la cigogne racée retraçant l’amour pour sa région du natif de Bernwiller, qui décida de quitter l’Alsace après l’annexion par l’Empire allemand en 1871.

Passionnante, une section emporte le visiteur De l’esquisse au tableau. Une profusion de croquis témoigne des recherches de l’artiste qui affirmait « On n’imagine pas combien il est difficile d’arranger un bout de paysage autour d’une figure. Ce qu’il y a de plus difficile au monde, c’est de faire un tableau avec une seule figure. ». Études au fusain ou au crayon sur calque quadrillé ou encore esquisses peintes permettent de plonger dans son atelier autour de deux pièces majeures, Petite bergère (1892) et La Magdeleine (1878). Le processus de création est disséqué avec finesse : de la glèbe des ébauches – en elles-mêmes des œuvres à part entière, parées du charme de l’inachevé – semble jaillir la perfection souveraine de la toile. Sara la baigneuse, Madame Paul Cosson, Marie-Madeleine la pécheresse… Les compositions de Jean-Jacques Henner sont peuplées de figures féminines, altières bourgeoises qu’il portraiture avec brio, créatures alanguies exhalant un désir torride ou bondissantes naïades. Ses dessins préparatoires prouvent comment, en quelques traits, il saisit les caractéristiques essentielles de son modèle, les rehauts à la sanguine montrant souvent sa fascination pour la rousseur. À côté des carnets et autres feuilles exposés, une dernière partie de l’exposition est consacrée aux supports insolites qu’il utilisait : fragments de journaux, lettres, cartes postales, emballages… Un corps féminin d’un bel érotisme, étude pour La Fée aux roches au crayon noir sur la une du Moniteur des arts, une noble Tête de femme au voile se détachant sur la page arrachée d’une gazette ou des nus flottant sur une lettre à la calligraphie appliquée… La rencontre est élégante et d’une époustouflante contemporanéité. 54

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Tête de femme au voile, vers 1885, Musée national J-J Henner, Paris À droite, Sara la baigneuse, 1902, Musée national J-J Henner, Paris

Au Musée des Beaux-Arts (Mulhouse), jusqu’au 30 janvier 2022 beaux-arts.musees-mulhouse.fr > À voir aussi La Chair et l’Idéal au Musée des Beaux-Arts de Strasbourg (jusqu’au 24/01/22) – voir Poly n°239 et sur poly.fr – et Alsace. Rêver la province perdue. 1871-1914, au Musée national Jean-Jacques Henner (Paris), en collaboration avec le Musée alsacien de Strasbourg (jusqu’au 07/02/22) musees.strasbourg.eu – musee-henner.fr


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Un regard à soi Avec Close-Up, la Fondation Beyeler explore l’art féminin du portrait et les transformations à l’œuvre dans la représentation du moi, de Berthe Morisot à Cindy Sherman. Par Suzi Vieira

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ans le sublime nu d’Alice Neel représentant sa belle-fille enceinte (Pregnant Woman, 1971), le corps gonflé de Nancy semble sous la surveillance d’un homme, le futur père représenté dans un tableau à l’intérieur du tableau, accroché au mur. Dans cet espace tout en intimité féminine, le mâle est à la fois présent et accessoire. Comme si la position dominante que des siècles de patriarcat lui ont octroyée se voyait soudain ébranlée par sa pathétique superfluité au moment où elle doit donner la vie. Disparue en 1984, l’artiste a érigé le portrait au rang de document historique, témoignant des évolutions d’une société dans ses rapports au genre, à la classe sociale, à la race. Pas étonnant dès lors que ses toiles, réunies au centre du parcours,

marquent un point d’orgue dans la captivante exposition imaginée par Theodora Vischer ! Close-Up présente en effet le travail de neuf plasticiennes ayant toutes, de la fin du XIXe siècle à nos jours, investi le portrait pour faire état de la vaste comédie humaine. Ici, tout est question de regard, et plus précisément de regard féminin. Dès la première salle, dédiée à Berthe Morisot – figure majeure de l’impressionnisme – on est saisi par le traitement nouveau fait à ses congénères. Parler de female gaze serait évidemment anachronique. Et pourtant, en est-on si loin quand la peintre reprend le motif éculé de l’odalisque au bain pour mieux se poser en rupture avec la vision habituelle de ses prédécesseurs masculins ? Car son Nu de dos (1885), lui, a ceci de très diffé-

rent qu’il fixe le spectateur droit dans les yeux, conscient et consentant à sa présence. Quant à l’image donnée de la maternité (Le Berceau, 1872), elle est autrement plus complexe et ambiguë que celle des mères béates et attendries des toiles de ses amis Manet ou Degas. Le même arrachement de la figure féminine aux stéréotypes de l’histoire de l’art traverse l’œuvre de Mary Cassatt comme celle des modernistes allemandes Lotte Laserstein ou Paula Modersohn-Becker – l’une des premières à se représenter nue, rejetant ostensiblement toute érotisation de son corps par la simplification radicale des formes (Autoportrait, semi-nu avec collier d’ambre, 1906). Basculant dans l’époque contemporaine, l’exposition témoigne aussi des mutations profondes qui traversent et fracturent la notion même de sujet. Des autoportraits hautement construits et symboliques de Frida Kahlo, où généalogie et imaginaires culturels façonnent une individualité nécessairement hybride (Mes grands-parents, mes parents et moi, 1936), aux visages noyés dans l’indéfinition de la sud-africaine Marlene Dumas, le visiteur voit peu à peu voler en éclats toute idée d’un moi unitaire et stable. Jusqu’à sa totale déconstruction dans les simulacres photographiques de Cindy Sherman, quand le portrait n’est plus portrait de personne, parce que “je” est seulement une fiction. À la Fondation Beyeler (Riehen / Bâle), jusqu’au 2 janvier 2022 fondationbeyeler.ch À gauche, Alice Neel, Hartley on the Rocking Horse, 1943, collection privée © The Estate of Alice Neel, à droite, Paula Modersohn-Becker, Autoportrait en semi-nu avec collier d‘ambre II, été 1906, Kunstmuseum Basel

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Si proche Orient Regroupant plus de 250 pièces, L’Orient inattendu permet d’explorer les liens entre la région rhénane et l’Orient, et plus précisément les terres d’Islam. Par Hervé Lévy

Plat chantourné de style Iznik, Musée Théodore Deck, Guebwiller © Pictural Colmar

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mportant le visiteur dans un dense voyage Du Rhin à l’Indus, cette riche exposition construite chronologiquement (organisée à l’occasion du 150e anniversaire de la BNU) possède « un triple fil conducteur », explique l’une de ses deux commissaires, Nourane Ben Azzouna. Et la Maître de conférences en Histoire des Arts de l’Islam à l’Université de Strasbourg de préciser qu’on y découvrira « les représentations de l’Orient islamique dans la région rhénane, sa réception et son impact – dans les sciences, la littérature et les arts – et les traces laissées dans les collections. » Des liens se nouent dès le VIe siècle entre les deux espaces géographiques grâce aux pèlerins partant en Terre Sainte, « zone de contact entre chrétiens et musulmans, entre mythes 58

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et réalités ». Ils en rapportent des souvenirs, comme cette petite ampoule joliment ornée datant d’environ 550, qui contenait vraisemblablement l’huile des lampes éclairant le tombeau du Christ. Cartes, manuscrits et somptueux objets témoignent d’une relation multiforme, souvent conflictuelle, comme cette staurothèque1 byzantine du XIe siècle arrivée en Alsace après les Croisades. Si les hommes voyagent, les idées également : c’est l’objet d’une deuxième section dédiée au rôle des foyers de l’humanisme – Strasbourg en tête – dans la transmission de textes comme les Fables de Bidpaï, connues en Occident par le truchement des prosateurs arabes2. De sublimes manuscrits en témoignent tout comme de la réception de la médecine d’Avicenne en Alsace.

De conflits armés en fascination esthétique (« Si seulement les Allemands avaient écrit leur propre Coran ! » affirma Goethe), les relations complexes et mouvantes entre les deux espaces culturels sont analysées avec finesse au fil du temps. Au XIXe siècle, l’expédition d’Égypte de Bonaparte initie, par exemple, un nouvel orientalisme. Des photographies signées Victor Stribeck (à qui l’on doit l’un des plus anciens clichés de Jérusalem, pris vers 1840), Auguste Salzmann, Gaston Braun, mais aussi Auguste Bartholdi illustrent cette attirance. De ce dernier sont aussi montrés dessins, toiles et maquettes, comme celle d’un projet de phare pour l’entrée du Canal de Suez évoquant clairement la statue qui fit sa gloire. L’Orient ensorcelle et inspire, que ce soit les papiers peints de la manufacture Zuber ou les indiennes produites à Mulhouse. Une passionnante section est également consacrée au céramiste Théodore Deck (1823-1891). Pour lui, la découverte des faïences d’Iznik lors d’une exposition du Musée de Cluny fut déterminante : plats, assiettes, mais aussi sculpture – merveilleuse Suzanne et les vieillards – en sont d’éclatants exemples. À la Bibliothèque nationale et universitaire (Strasbourg), jusqu’au 16 janvier 2022 bnu.fr > Une conférence de Christian Kempf revient sur les premiers voyageurs photographes alsaciens en Orient (09/11) > Une rétrospective Youssef Chahine accompagne l’exposition à l’Odyssée avec Le sixième jour (15/11) ou Le Destin (06/12) Reliquaire supposé contenir un fragment de la croix du Christ Au VIIIe siècle, Ibn al-Muqaffa traduit en arabe le Pantchatantra aussi nommé Fables de Bidpaï, un ensemble venu d’Inde via la Perse

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EXPOSITION

Sculpter l’éternité Avec La Sculpture en son château, Lunéville propose des Variations sur un art majeur, retraçant l’épopée d’un renouveau artistique au Grand Siècle. Par Suzi Vieira

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oilà magistrale exposition, qui prend le pari de faire rayonner à nouveau la virtuosité des ciseleurs lorrains du XVIIIe siècle, artisans du renouveau classique de la sculpture en France ! En provenance du Louvre et de Versailles, ou bien encore prêtés par Sa Majesté la Reine Elizabeth II (rien que ça !), allégories majestueuses et marbres solennels ont repris leurs quartiers dans la demeure historique des ducs de Lorraine, retrouvant leur terre natale, le temps d’une exposition. Car c’est dans le duché en effet, qu’à l’époque des Lumières, officient quelques-uns des plus grands sculpteurs français, ayant œuvré au service du pape, de Louis XIV ou encore de Frédéric II de Prusse, tels le nancéien Jacob Sigisbert Adam et ses trois fils prodiges (auxquels une flamboyante rétrospective est consacrée en parallèle au Musée des Beaux-Arts de Nancy, jusqu’au 09/01/22). À la faveur du retour d’exil de Léopold Ier en 1698, la Lorraine de nouveau indépendante connaît un essor sans précédent. Le souverain veut faire du château de Lunéville un véritable “Versailles lorrain” : il multiplie ainsi les commandes auprès des meilleurs façonneurs locaux et fait venir de Paris le grand François Dumont, avec son élève Barthélemy Guibal. Leur ciseau plein de fougue taille dans les façades groupes de captifs aux sourires énigmatiques et troublants mascarons à figures de satyres. Dans les appartements, bustes et statuettes saisissent les visages animés de Léopold et de son épouse Élisabeth-Charlotte d’Orléans, nièce du roi Soleil. Scènes de chasse gravées dans le plomb, vases en faïence

à l’infinie polychromie, sphinx, amours et déesses de bronze ou de bois doré ornent les cheminées et les consoles. Parmi eux, un superbe Titan foudroyé. Taillé par Dumont en 1712, le géant y apparaît tout en torsion, les muscles saillants, le visage hurlant. Le marbre n’est que mouvement et tension, rendant à merveille la texture de la roche. La draperie, elle, semble s’envoler dans la chute. Une merveille ! Plus loin, un sensuel et déchirant Prométhée enchaîné, sculpté par l’artiste dans le bronze en 1710, et aujourd’hui intégré aux collections royales britanniques. L’œil ne s’ennuie jamais. Aux jardins, la mythologie galante, portée par Apollon et ses Muses, illumine la longue enfilade de parterres de sa grâce toute hellénistique et sereine, tandis que naïades et putti chevauchant divers monstres marins peuplent les fontaines et les bassins. Ici, le néoclassicisme voulu par Léopold et son fils François III côtoie la fantaisie rococo insufflée par Stanislas Leszczynski, ancien roi de Pologne et beau-père de Louis XV, à qui il échut de devenir, en 1737, le dernier des ducs de Lorraine. Au château de Lunéville, jusqu’au 9 janvier 2022 chateauluneville.meurthe-et-moselle.fr 1. François Dumont, Titan foudroyé, 1712, Musée du Louvre © Musée du Louvre, Dist. Rmn-Grand Palais / Hervé Lewandowski 2. Atelier de Barthélemy Guibal, Amour chevauchant un cygne, vers 1740, Château de Schwetzingen (Allemagne, prêt des Châteaux et jardins d’État du Bade-Wurtemberg) © Tobias Schwerdt

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EXPOSITION

Brussels vibes Pour sa septième édition, la Luxembourg Art Week met à l’honneur l’excentrique capitale belge voisine, scène artistique européenne en plein essor. Par Suzi Vieira

Claude Cattelain, Combustion sur Scanner 3, 2021 © Barbara de Vuys, galerie Archiraar

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vec une sélection de quelque quatre-vingt galeries locales et internationales d’envergure, dont la classieuse Danysz Gallery ou la renommée Bernard Jordan, la foire d’art contemporain du Grand-Duché – Lux Art Week pour les intimes – a fait un sacré bonhomme de chemin depuis sa création en 2015. Le noyau dur de la manifestation réunit 45 exposants dans la Main Section, sur les cimaises de laquelle paradent les dessins sublimes du très coté britannique David Hockney (Galerie Lelong & Co) ou les puissantes toiles chamaniques de Damien Deroubaix (Nosbaum Reding). Tous artistes déjà bien établis. La partie Take Off jette quant à elle un regard sur les forces vives de la production contemporaine. Avec parfois des propositions audacieuses, un brin provocatrices, comme celle de la strasbourgeoise Galerie Delphine Courtay, qui présente une sélection de pièces de l’éternellement jeune Jacques Villeglé ! Mais la grande nouveauté de cette septième édition, c’est la section [Focus], attachée à braquer les projecteurs sur une scène artistique européenne émergente, choisie pour la force et la vitalité de sa création. La première à recevoir les honneurs ? La bouillonnante, hétéroclite et multiculturelle capitale belge, que d’aucuns n’hésitent plus à comparer au Berlin underground des années 1990. « Ville plutôt décontractée, cool et verte, sise en plein cœur de l’Europe, Bruxelles offre aux galeristes comme aux jeunes artistes en quête d’un atelier un luxe suprême : de 60

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l’espace, à prix modérés ! », explique en effet Alexis Rastel, directeur d’Archiraar, l’une des sept galeries invitées pour ce [Focus], qui présente notamment les cosmiques combustions au scanner du plasticien Claude Cattelain. « On a aussi la chance d’avoir ici de vrais connaisseurs de l’art contemporain, des amateurs très engagés dans le soutien à la création, presque des mécènes », ajoute Félix Frachon, dont la galerie présente à Luxembourg le travail des indiens Prathap Modi ou B. Ajay Sharma. Il faut dire que la capitale de l’Union européenne peut se targuer de la présence de très nombreux collectionneurs privés, dont certains comptent parmi les plus courtisés du marché, tel le passionné d’art minimal Hubert Bonnet. En outre, la cité a pour elle un caractère très cosmopolite, creuset de multiples langues, cultures et nationalités. « C’est une ville complexe à appréhender, mais pour peu qu’on s’y attarde, on découvre une offre culturelle énorme, très avant-gardiste », note pour sa part Silvie Erzeel, qui tient la Nationale 8 Gallery avec son père Roger. « Et puis, ce n’est pas aussi guindé que Paris ou Londres. La scène bruxelloise est très décomplexée. Ici, les gens osent. Ça vibre ! » Au Glacis Square (Luxembourg), du 12 au 14 novembre luxembourgartweek.lu


B. Ajay Sharma, The icon of dark time, 2019

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Clay Apenouvon, Material insanity au Macaal, Musée d’art contemporain africain, Marrakech, Maroc

Eco Fair Annulée en 2020, la 25e édition de ST-ART, première foire d’art contemporain en région, reprend ses quartiers à Strasbourg. Rencontre avec Patricia Houg, sa directrice artistique. Par Suzi Vieira – Photo de Saad Alami

Après cette période compliquée pour les galeries, comment s’annonce l’édition 2021 ? On ne va pas se mentir, beaucoup de gens sont restés sur la touche. La création artistique a pâti de la crise sanitaire. Cette édition comptera ainsi une soixantaine d’exposants, contre 90 auparavant, en raison notamment des difficultés de circulation à l’international. Malgré cela, nous avons tous l’envie féroce de nous retrouver pour pouvoir faire notre métier, qui est de promouvoir les artistes contemporains, les faire découvrir aux collectionneurs, comme au grand public. D’ailleurs, les exposants présents ont pris de plus grands stands et prévu de belles scénographies. Ça, c’est vraiment positif : la foire de Strasbourg reste un événement très important pour la création contemporaine et le marché de l’art. Pourquoi avoir choisi de placer l’événement sous le signe de l’écologie ? Le projet de grande exposition intitulée Futurae remonte à 2019, bien avant les préoccupations soulevées 62

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par la pandémie. Le propos était de montrer à la jeune génération, très active sur le front écologiste, que nombre d’artistes sont habités par le même combat depuis des décennies. Jérémy Gobé, par exemple, avec le substrat pour la fixation du corail qu’il a créé à partir de la dentelle de coton, développe un travail plastique fabuleux, dont l’engagement dépasse largement le domaine artistique pour s’ancrer dans l’activisme grâce à son association pour la préservation de la grande barrière. L’installation du franco-togolais Clay Apenouvon, avec ce plastique étirable qui ressemble à une marée noire dégoulinant des murs, est une œuvre d’une force incroyable, qui prend aux tripes. Quant à l’Allemande d’origine coréenne Ha Cha Youn, cela fait vingt-cinq ans qu’elle récolte des sacs plastiques sur les marchés et les réutilise comme des couleurs dans ses tableaux. Toutes ces pièces, dont la plupart ont été créées pour l’exposition strasbourgeoise et n’ont jamais été montrées ailleurs, portent une charge politique puissante.

Une thématique que la région Grand Est prolongera encore sur son stand avec l’exposition Il n’y a pas de planète B, réunissant des artistes du cru comme Guillaume Barth ou Delphine Gatinois… C’est vrai, et c’est un hasard complet ! Cela montre à quel point la question écologique préoccupe les plasticiens, les commissaires d’exposition et finalement l’ensemble de la société actuelle. L’art est-il plus nécessaire que jamais ? Absolument ! Les créateurs ont cette capacité à s’emparer de certains thèmes et à en faire des œuvres qui parlent aux gens. Non seulement l’art est une porte d’entrée sur l’époque, mais il a en outre le pouvoir de nous toucher profondément. Au Parc des Expositions (Strasbourg), du 26 au 28 novembre st-art.com



GASTRONOMIE

Le brame du Cerf Avec un excitant menu rendant hommage à l’histoire d’une maison étoilée au Guide Michelin depuis 1936, Le Cerf fête ses 90 ans. Visite dans un restaurant où œuvre Joël Philipps. Par Hervé Lévy

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e hasard est parfois curieux. Ou bien doit-on nommer “destin” certaines coïncidences ? En 1986, lorsque Michel Husser et son père obtenaient une deuxième Étoile au Guide Michelin pour Le Cerf, naissait Joël Philipps qui préside aux destinées de la maison depuis janvier 2017, aux côtés des deux filles de son mentor, Clara et Mélina. Le jeune chef connaît l’établissement par cœur, puisqu’il y avait débarqué à 17 ans, demeurant huit ans à Marlenheim (avec une courte parenthèse à L’Auberge de l’Ill) : « Les bases de la cuisine du Cerf sont dans mon sang. J’ai tout appris ici, c’est mon ADN », résume-t-il. À la carte, il a choisi de laisser des plats mythiques comme la plus belle choucroute de la planète pour Le Monde et une bouchée à la reine d’anthologie initiée par Paul Wagner, chef jusqu’en 1957, qui n’a cessé d’embellir au fil des ans, s’adaptant chaque fois à son époque ; de plus réussie, nous n’en avons jamais mangée. Se colletant respectueusement avec la tradition pour y faire souffler un vent de fraîcheur, le maestro développe les contours d’une « cuisine de terroir innovante ». Dès les amuse-bouches, cette volonté est manifeste avec une explosive sucette de presskopf s’amusant avec une guimauve à la betterave. L’objectif du chef ? « Rester fidèle aux valeurs de la maison. J’ai une grande responsabilité face à cette longue histoire », résume-t-il, celle d’un établissement qui fête ses 90 ans. Et pour célébrer cet anniversaire, à côté d’un livre signé Claude Keiflin, se déploie un exceptionnel menu temporaire reflétant une épopée qui est aussi une saga familiale. Dans ce défilé de haute tenue composé par les plats emblématiques des chefs successifs se trouve le hit des nineties

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qu’est la raviole de foie gras fumé signé Michel Husser (aux manettes de 1982 à 2017) accompagnée d’un consommé de volaille aux herbes du jardin et d’une brunoise de légumes : quand la tradition twiste avec la légèreté potagère, le résultat est bluffant. Une autre de ses créations séduit avec la pomme de terre farcie au Munster, version locale et glamour de la tartiflette, ici déclinée en toute délicatesse. De son père Robert dit Roby (au piano de 1957 à 1997), la charlotte au kirsch mêle charmes désuets d’un dessert so british – créé en hommage à la grand-mère de la Reine Victoria – et ébouriffante modernité d’une aérienne génoise. Pour sa part, Joël Philipps a imaginé un sandre du Rhin grillé sur la peau accompagné de buewespätzles et d’un bouillon de baeckeoffe ainsi qu’une pièce de jeune cerf rôtie, sauce grand veneur, deux illustrations du credo et de la maîtrise d’un cuisinier dont les compositions (r)affinées et graphiques nous font craquer. Le Cerf se trouve 30 rue du Général de Gaulle à Marlenheim. Fermé mardi et mercredi. Menu anniversaire des 90 ans à 90 € (disponible du 4 au 29 novembre) lecerf.com Paru au Signe (10 €) editionsdusigne.fr


© KME, 2018

LOISIRS

Noël, ma belle Karlsruhe À Karlsruhe, Noël bat plus fort qu’ailleurs en Allemagne. Visite dans la cité du Bade-Wurtemberg, où les festivités débutent fin novembre pour le plus grand bonheur des petits et des grands. Par Éric de Subeut

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e l’autre côté du Rhin, Kultur in Karlsruhe consiste en une initiative originale et réussie, rassemblant plus de trente institutions, du Badisches Landesmuseum à la Staatliche Kunsthalle, en passant par le Jakobus-Theater in der Fabrik ou la Städtische Galerie. Cette action unique est une marque fédératrice permettant de positionner la ville comme une destination culturelle majeure et de montrer l’originalité d’un espace géographique qui s’est vu décerner le label Unesco City of Media Arts du Creative Cities Network. Innovante et contemporaine, la ville possède aussi un merveilleux patrimoine et des traditions profondément ancrées. Parmi elles, Noël est une des plus marquantes, métamorphosant le lieu : temps de la générosité, du partage et de l’ouverture sur l’autre, l’Avent déploie ses charmes magiques. Il fait bon déambuler dans les allées du Christkindlesmarkt (Friedrichsplatz, mais aussi Lammstraße et Kaiserstraße, 25/11-23/12) enveloppé de douces mélopées de saison : « Stille Nacht, Heilige Nacht! / Alles schläft; einsam wacht / Nur das traute heilige Paar / Holder Knabe im lockigen Haar, /Schlafe in himmlischer Ruh! » (Douce nuit, sainte nuit / Tout dort ; seul veille / Le saint couple uni / Le joli garçon aux cheveux bouclés / Dort dans un silence céleste). Le regard se porte sur une féérie de lumières, tandis que l’oreille est happée par les tintinnabulements délicats des clochettes. L’odorat, lui, se laisse enchanter par des fragrances et autres effluves où se mêlent vin chaud et

pain d’épices, dont se repaissent des papilles avides d’extases sucrées. Sur la Marktplatz, une grande roue illuminée invite les visiteurs à prendre de la hauteur pour admirer la vue dans toute sa splendeur : se découvre alors une ville idéale, à la mode du XVIIIe siècle, s’épanouissant de manière géométrique autour du Château. De ce dernier ne subsiste que la tour octogonale, marquant le centre du “système rayonnant” qui structure l’agglomération comme un éventail ou un soleil avec ses 32 rayons. N’oublions pas non plus les joies de la glisse sur une immense patinoire en plein air, la Stadtwerke Eiszeit (25/11-06/01/2022) qui permet de patiner tout son saoul, la tête dans les étoiles, ou de découvrir les joies du curling pour se réchauffer ensuite d’un bon verre de vin chaud ou d’une délicieuse soupe. Cette année, le troisième dimanche de l’Avent doit en outre être marqué d’une pierre blanche, puisque dans la nuit du 11 au 12 décembre, les trams disparaîtront de la Kaiserstraße pour circuler dans le tunnel passant sous le centre-ville après plus de douze ans de travaux. Voilà un événement historique à célébrer comme il se doit ! Dans toute la ville de Karlsruhe, du 25 novembre au 6 janvier 2022 weihnachtsstadt-karlsruhe.de kulturinkarlsruhe.de

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UN DERNIER POUR LA ROUTE

Ode au nature Pour sa troisième édition, le salon mulhousien BRUT(es) est fidèle à son credo, invitant une soixantaine de vignerons œuvrant avec une éthique naturelle.

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n 2019, l’événement avait drainé quelque 1 600 personnes sur deux jours : gageons qu’après une année blanche, le public sera encore plus nombreux à venir découvrir des “vins vivants” issus d’une agriculture durable. Parmi plus de 70 producteurs ardéchois, languedociens, italiens, etc., présents – dont une poignée de cidriculteurs – de multiples viennent de l’Est, que ce soit du Jura (comme l’excellent Raphël Monnier et son Ratapoil), de Lorraine ou… d’Allemagne. Pensons au Weingut Rita & Rudolf Trossen, posé sur les bords de la Moselle, et ses crus exquis. Les horizons géographiques sont certes larges, n’en demeure pas moins que c’est l’Alsace qui se taille la part du lion avec la présence de “grands anciens”, pionniers des vins naturels à l’image de Bruno Schueller (Husseren-les-Châteaux) ou Patrick Meyer (Nothalten). Ce dernier n’aime guère « lorsqu’on fait entrer les gens dans les cases. Les étiquettes m’ennuient profondément. Vins naturels ? Libres ? Ce ne sont que des mots. J’ai suivi mon petit bonhomme de chemin, c’est tout », explique-t-il. Et son épopée débute en 1981, lorsqu’il reprend, à moins de vingt ans, le domaine familial qui porte encore le prénom de son père. En constatant que la chimie essorait les sols et qu’il était possible de mettre beaucoup moins de soufre au tonneau – un retour « vers ce qu’on a fait pendant des milliers d’années » – il s’est forgé une vision du vin. « Je suis comme Saint-Thomas… C’est l’expérience qui fait avancer, mais on 66

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n‘a jamais fini d’apprendre de la terre », affirme celui qui est passé en bio à la fin des années 1980, puis en biodynamie en 1998. « Mes vins sont des individus. Ils ont une personnalité. Est-ce qu’elle est forte ou pas ? Ce n’est pas à moi de le dire », résume-t-il. Une phrase qu’aurait aussi pu prononcer un autre vigneron qu’on aime beaucoup, Jean-Pierre Rietsch (Mittelbergheim), dont les vins possèdent une forte identité, où le terroir s’exprime puissamment et qui font fi de toute standardisation avec pour fil rouge un réel tropisme minéral. Illustration avec deux Rieslings, le Brandluft et son terroir de grès procurant des flacons tendus à l’explosive minéralité et le Stein, auquel le calcaire confère un profil plus rond, où les acidités se font moins aigues, tout en demeurant présentes, dans un délicat arrière-plan. Sans oublier ses crémants, des modèles du genre, avec leurs bulles fines et cascadantes se déployant de manière acidulée dans une atmosphère de sous-bois. À côté de ces figures tutélaires, se découvrent également de nombreuses jeunes pousses comme le Domaine du petit bouchon (Saint-Pierre) fondé ex nihilo par Vincent Larcelet il y a deux ans, en redonnant vie à des vignes abandonnées. Voilà des quilles à suivre, assurément ! À Motoco (Mulhouse), samedi 6 et dimanche 7 novembre salonbrutes.com

L‘abus d‘alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération

Par Hervé Lévy – Photos de Marc Guénard




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