Poly 246 - Mai 2022

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N°246

MAI

2022 POLY.FR

MAGAZINE Antibalas Tiago Rodrigues Folon Rudy Ricciotti

Tiers-Lieux

DOSSIER



© Astrid Ackermann

© Offshore Studio

BRÈVES

Loup, y es-tu ?

Nouveau !

© Vladimir Lutz

Après trois saisons où se sont succédées différentes baguettes au pupitre de l’Orchestre Dijon Bourgogne, Joseph Bastian a été nommé chef principal de la phalange à compter de la saison 2022-23. Jeune quadragénaire, le musicien franco-suisse est l’un des plus intéressants de sa génération, alliant précision, ductilité et inspiration. Très prochainement, il dirigera une attendue production d’Il Mundo della Luna de Joseph Haydn à l’opéra de Zurich (05-15/05). orchestredijonbourgogne.fr

Lampe Ciel © Adrien Lucca

Soucieux de politiser la démarche du design, le Offshore Studio formé par Isabel Seiffert et Christoph Miller questionne la vaste notion des flux. La galerie nancéienne My monkey propose The Myth of Memory (13/05-01/07), exposition qui se penche sur la réapparition du loup en Suisse. En conférant une distanciation artistique et poétique aux matériaux scientifiques, le duo crée une narration interrogeant notre obsession pour le contrôle de la nature et l’implication de la technologie dans ce rapport de force. mymonkey.fr

Vertige de la mort

À Illkirch-Graffenstaden (terrain du Lixenbuhl, 13-29/05), les deux voltigeurs, trois circassiens et six chevaux de l’époustouflante Compagnie ÉquiNote rejouent Hamlet… en partant de la fin. Entre théâtre de l’étrange et cirque équestre, Avant la nuit d’après met en scène les fantômes d’Horacio, Ophélie, Claudius et Gertrude, errant sous un chapiteau d’entre les mondes, sorte de purgatoire aux airs de fête foraine abandonnée. Là, chacun devra régler ses comptes avec lui-même pour espérer obtenir des chevaux altiers qu’ils les fassent – un jour peut-être – passer de l’autre côté. cie-equinote.fr – illiade.com

L’Œil moteur

Explorer le rayonnement lumineux, son spectre et le phénomène perceptif : tel est le propos de l’exposition Irisations (jusqu’au 16/07) de l’Espace multimédia Gantner, à Bourogne. Une dizaine de plasticiens contemporains questionnent l’héritage des artistes cinétiques des sixties. Les Rainbow Pieces de Natalia de Mello, sculptures réfractant les rayons du soleil, y rencontrent les tableaux cinétiques de Pe Lang, explorant les variations de couleurs grâce à la rotation d’une centaine de modules de feuilles semitransparentes. espacemultimediagantner.cg90.net POLY 246

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Let’s Smile

à revendre, à l’instar de The Primitals (26/05), groupe vocal de tragi-comédie a capella. La tribu surréaliste qu’ils inventent est pleine de folie chamanique et de reprises savoureuses (Queen…). Parmi les nombreux spectacles hors-les-murs gratuits, un Oisoh de cinq mètres de haut (au centre-ville, 21/05) et le rendez-vous Poilons-nous dans les bois, au gros chêne de la forêt de Haguenau avec petites histoires, atelier land-art et jeu de piste géant (26/05). humour-des-notes.com

© Torsten Giesen

Haguenau vit au rythme du festival L’Humour des Notes du 21 au 29 mai. La 30e édition investit non seulement le théâtre mais aussi l’espace public (avec un village des enfants aux multiples ateliers) et diverses communes de l’agglomération, avec sa déclinaison fantaisiste en diable de la musique sous toutes les formes. Ne manquez pas Le Groove de la Montagne (25/05) des Alpin Drums. Entre battement de la hache, sifflement de la faux, des cloches et des cuillers, les percussionnistes jouent de tous les objets du quotidien des villages de montagne. Doucement dingue, ce quatuor a de l’énergie

Alpin Drums © Gregor Wiebe

BRÈVES

Moonwalk

Pour sa 14 édition, le festival Demandez-nous la lune de la Halle verrière de Meisenthal (28 & 29/05, entrée libre) mêle une fois de plus arts de rue, musique, marionnettes et cirque. On s’y déleste de la pesanteur des mois passés, pour y danser, chanter et rire tous en rond ou en carré. Entre la clownesque Blanche-Neige Et les 7 nains de la compagnie Théâtre Magnetic (28/05 & 29/05) et l’équilibre burlesque du Cirque Inextremiste (Extrêmités, 28/05 & 29/05), chacun y trouvera le bonheur, les grands aussi bien que les petits. halle-verriere.fr e

Let’s Dance

La Fête de la Danse 2022 organisée par VIADANSE à Belfort (13-15/05) donne notamment carte blanche à l’artiste tunisien Selim Ben Safia. Il propose Hors-Lits, parcours de performances artistiques chez l’habitant sous forme de balade chorégraphique dans la ville. Le point de rendezvous est encore secret et ne sera communiqué que par mail, la veille de chaque événement (13/05, 18h et 14/05, 11h & 14h). viadanse.com

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© Teona Goreci

© Fabrice Mercier

BRÈVES

Colères

Street shots

Pour sa 5e édition, DémoStraTif (31/05-04/06, jardin du campus universitaire et autres lieux de Strasbourg), festival de la création émergente initié par le SUAC, sera placé sous le signe des Inévitables révoltes. Au programme, quelque 37 propositions pour des spectacles résolument vivants, hybrides et sans œillères, entre cabaret drag queen, chorale anti-MEDEF, hip-hop travesti et même un concert de la nouvelle déesse déjantée de la pop française, Kalika, avec ses textes au scalpel. demostratif.fr

OKLM

Après deux années d’art triste, La Vapeur de Dijon s’offre un Extra Festival (13-15/05) à la défricheuse et excitante programmation ! Entre ateliers dédiés aux éco-mobilités, parcours de balades à pied, roller disco (13/05, Gymnase Masingue), pique-nique partagé (15/05, Jardin de l’Arquebuse) et vélos sound system (15/05, Jardin de l’Arquebuse), les festivaliers pourront aussi poursuivre la soirée et s’enjailler sur les sons electro pop d’Oklou (14/05, La Vapeur) ou les riffs des guitares ravageuses de SLIFT x Étienne Jaumet (15/05). lavapeur.com

© Claude Fischer

Vapéro © A-S Cambeur — Le Studio des Songes

Le photographe Fabrice Mercier a arpenté les rues de Strasbourg y shootant des scènes d’anthologie. Présentée à la Cour des Boecklin de Bischheim, l’exposition Comédie urbaine (14/05-04/09) regroupe des clichés qui portent un regard plein de tendresse, amusé et souvent amusant, sur la ville. L’artiste crée un théâtre aux accents tantôt comiques, tantôt poétiques, et parfois dramatiques comme une vision de la ville à partager. courdesboecklin.ville-bischheim.fr

Moto chic

Costumes, moustaches et chaussures de style montés sur d’étincelants chevaux d’acier. Le rendez-vous tout en élégance des motards, The Distinguished Gentleman’s Ride est de retour en Alsace (22/05, départ 8h de Souffelweyersheim) ! Classiques ou vintage, les rutilantes montures – avec leurs chevaliers endimanchés – paraderont avec allure sur les routes jusqu’au centre-ville de l’Eurométropole, avant de rejoindre le Passions Héritage Motorcycles Festival (Château d’Angleterre, à Bischheim). gentlemansride.com POLY 246

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Koons' Bear © Hervé Lévy

OURS Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)

Thomas Flagel Théâtre des balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes dans Poly.

Sarah Maria Krein Cette française de cœur qui vient d’outre-Rhin a plus d’un tour dans son sac : traduction, rédaction, corrections… Ajoutons “coaching des troupes en cas de coup de mou” pour compléter la liste des compétences de SMK.

www.poly.fr — www.poly.fr/de mag.poly

magazine.poly

DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Julien Schick julien.schick@bkn.fr

RÉDACTEUR EN CHEF Hervé Lévy herve.levy@poly.fr

RÉDACTEURS Thomas Flagel thomas.flagel@poly.fr

Suzi Vieira suzi.vieira@bkn.fr

ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO

Julien Schick Il papote archi avec son copain Rudy, cherche des cèpes dans les forêts alsaciennes, se perd dans les sables de Namibie… Mais comment fait-il pour, en plus, diriger la publication de Poly ?

Anissa Bekkar, Lucie Chevron, Emma Hodapp, Benoît Linder, Grégory Massat, Pierre Reichert, Irina Schrag, Daniel Vogel & Raphaël Zimmermann

Suzi Vieira Après Courrier international ou Books, elle pose ses valises à Poly. Intraitable avec les concepts, elle jongle avec les mots comme son homonyme le faisait avec les ballons à la Coupe du monde 1998.

STUDIO GRAPHIQUE Anaïs Guillon anais.guillon@bkn.fr

DIGITAL Jordan Herth webmaster@bkn.fr

MAQUETTE Blãs Alonso-Garcia logotype Anaïs Guillon maquette avec l'équipe de Poly

ADMINISTRATION & ABONNEMENTS Mélissa Hufschmitt melissa.hufschmitt@bkn.fr +33 (0)3 90 22 93 30

DIFFUSION

Anaïs Guillon Entre clics frénétiques et plaisanteries de baraque à frites, elle illumine le studio graphique de son rire atomique et maquette à la vitesse d’une Fiat 500 lancée entre Strasbourg et Bietlenheim. Véridique !

Vincent Bourgin vincent.bourgin@bkn.fr +33 (0)3 90 22 93 32

Éric Meyer Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain.

CONTACTS PUB Julien Schick julien.schick@bkn.fr Sarah Krein sarah.krein@bkn.fr Laetitia Waegel laetitia.waegel@bkn.fr Pierre Ledermann pierre@poly.fr Patrice Brogard patrice@poly.fr Benjamin Lautar benjamin@poly.fr

Ne ratez aucun Poly, abonnez-vous ! Envoyez ce coupon avec votre règlement à Magazine Poly - Service abonnement 16 rue Teutsch 67 000 Strasbourg BKN Éditeur & BKN Studio 16 rue Édouard Teutsch — 67000 Strasbourg www.bkn.fr

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Magazine mensuel édité par BKN Dépôt légal : Avril 2022 — Impression : CE S.à.R.L. au capital de 100 000 € SIRET : 402 074 678 000 44 — ISSN 1956-9130 © Poly 2022 Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. Tous droits de reproduction réservés. Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs.



SOMMAIRE

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DOSSIER À la découverte des Tiers-Lieux

SCÈNES 20 Une quarantaine d’événements sont au menu de Passages Transfestival

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28 Entretien avec Tiago Rodrigues autour de sa nouvelle pièce Dans la mesure de l’impossible 34 Les chorégraphes dans tous leurs états pour Extradanse

MUSIQUES 39 La 38e édition du festival Musique Action crée de multiples ponts entre les disciplines 40 Entre l’ironie poétique de Robert Charlebois et le génie androgyne de Prince, rencontre avec Hubert Lenoir 45 Portrait de Marta Gardolińska, nouvelle directrice musicale de l’Opéra national de Lorraine 64

EXPOSITIONS 52 Zoom sur le Rêveur engagé Jean-Michel Folon 54 Alfred Seiland photographie l’Iran entre hier et aujourd’hui 59 Voyage au Japon avec Samouraïs, guerriers et esthètes

GASTRONOMIE 64 Étoile verte, Jérôme Jaegle officie au restaurant Alchémille

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COUVERTURE En 2004, le collectif afrobeat Antibalas (voir page 43) sortait son album mythique, Who is this America ? Fidèle à l’esprit contestataire de Fela Kuti, le big band new yorkais brocardait la politique guerrière américaine. Pour l’affiche de la grande tournée mondiale organisée à l’occasion de son 20e anniversaire, le groupe reprend l’homme à la cagoule qui faisait la cover de son disque emblématique, toujours flanqué d’un M16 brisé, d’où sortent désormais de printaniers bouquets de fleurs colorées. Comme un appel à la paix, en ces temps plus que jamais troublés. 10

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ÉDITO

La culture prend le bouillon Par Hervé Lévy — Illustration d’Éric Meyer pour Poly

À

l’heure où ces lignes sont écrites, à la veille du grand débat du deuxième tour, l’élection suprême n’a pas livré son verdict. Ce qu’il est déjà possible de dire en revanche, c’est que la culture est demeurée, une fois encore, hors des radars des candidats. Bien évidemment, il y avait des choses plus importantes. La pandémie. La guerre. Le pouvoir d’achat. On en passe. Le problème, c’est qu’il y a toujours des choses plus importantes. Élément fondateur du “faire nation”, ce qui apparaît « comme la connaissance de ce qui a fait de l’homme autre chose qu’un accident de l’univers » – pour reprendre la jolie définition d’André Malraux – n’est apparu qu’en diaphane filigrane dans la campagne. Dans les programmes, rien… ou presque. Si Emmanuel Macron est réélu, les mesures annoncées sont au nombre de trois. Accrochez vos ceintures : de nouvelles 12

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commandes publiques pour soutenir les jeunes artistes, un investissement dans le but de construire des métavers européens et une extension du Pass Culture aux plus jeunes. Ça secoue, non ? Il est vrai que les ministres s’étant succédés ces cinq dernières années avaient donné le ton : la “pro” Françoise Nyssen incarnation du nouveau monde macronien, le falot Franck Riester passé de la Culture au… Commerce extérieur et, last but not least, Roselyne Bachelot herself. Voilà triumvirat erratique qu’on peut trouver sympathique, mais dont l’action ne restera pas dans l’Histoire. Pas plus de vision que de réformes significatives… On attend avec impatience le prochain ! Infatigables optimistes, nous serions tellement heureux que la culture soit prise en compte “pour de vrai” – n’oublions pas qu’il s’agit aussi d’un secteur économique générateur de richesse – sans que les initiatives se résument à des versements de subventions en mode saupoudrage, mais s’articulent autour d’une colonne vertébrale prenant en compte les grands enjeux auxquels nous sommes confrontés. Bref qu’existe une réelle politique culturelle et pas des actions isolées. On peut rêver, non ?



© Tanguy Beurdeley

CHRONIQUES

Album de famille

François Corneloup est « un musicien qui prend des photos », comme il aime à se définir. Lorsque Philippe Ochem, directeur de la Scène de musiques actuelles strasbourgeoise Jazzdor, découvre les clichés en noir et blanc que le saxophoniste met en ligne pendant le premier confinement, il lui propose d’en faire un livre. Ponctué par les mots du producteur Jean Rochard, Seuils est un délicat album de famille composé d’instants suspendus où le jazzman saisit ses camarades de jeu hors de la scène. Ici, Sébastien Texier est lost in translation dans un taxi filant dans la nuit pékinoise. Là, Frédéric Gastard semble méditatif, faisant la pause au cours d’un enregistrement. Ailleurs, Michel Portal lance un regard hésitant entre le courroux et l’étonnement tandis que Frédéric Pierrot fait la sieste au milieu d’un champ d’instruments. En quelque 150 images se dessinent les contours des coulisses de la « planète jazz », inaccessibles au commun des mortels, entre instants de respiration, de répétition et de réflexion. (H.L.) Édité par Jazzdor Series (39,90 €) jazzdor.com 14

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La tentation du tipi

Après ses livres-objets autour des saisons et du Cirque qui épousaient les formes d’un chapiteau et d’un Arbre, Amandine Laprun signe un nouvel album découpé en forme de tipi. Cabane se déplie et se feuillette comme une histoire muette regorgeant de détails et de couleurs. Un refuge construit par des enfants en pleine forêt, où se déguiser et inventer le monde, se nouer d’amitié avec des animaux sauvages et passer du temps à rêver au son du chant des oiseaux. La vie alentour se distingue à peine, tenue à distance par un traitement différent, un simple trait de contour, comme un paysage qui s’oublie et s’estompe avant de, peu à peu, rappeler nos petits d’Homme à leur vie auprès des leurs. Comme les précédents ouvrages de l’ancienne élève des Arts décoratifs strasbourgeois, il se laisse ouvert, les rubans noués entre première et dernière page, dos à dos, tel un objet merveilleux tenant sur son séant en accordéon. Une invitation à l’escapade en pleine nature pour jouer aux Indiens ou à Walden. (T.F.) Édité par Actes Sud junior (14,90 €) actes-sud-junior.fr amandinelaprun.com

Rock’n’rave

C’est un savoureux mélange de synthétiseurs aux sonorités electro-house et de très punk guitare / basse qui constitue le fil rouge d’All About Concept, premier album des prometteurs Messins de 2PanHeads (à découvrir au Fimu de Belfort, 03 & 05/06). Les onze titres gonflés à l’énergie et à la fureur de vivre qui le composent sont loin de passer inaperçus dans le paysage de la scène musicale alternative. Entre post-punk enivrant et disco rock entraînant, le duo formé par Canton et Rod (tous deux biberonnés au dark club de Paranoid London) sonde les travers de l’époque, nos frustrations virtuelles et nos désirs impérieux de faire la fête, avec autant de cynisme que de démesure créative. Après deux EPs au caractère bien trempé sortis en 2018 et 2020, ce disque vient confirmer le talent de ces débrouillards aux punchlines radicalement grinçantes. « Typical music for typical people, radical sound for radical crowd », répètent-ils comme un mantra incantatoire sur Cloud Control, définitivement l’un des meilleurs tracks de l’opus. (E.H.) Édité par Coco Machine cocomachine.fr


Mon légionnaire… Rudy Ricciotti est célèbre pour ses bâtiments emblématiques comme le MUCEM et ses… coups de gueules. Le Manifeste légionnaire est le premier ouvrage à ne pas parler d’architecture de cet auteur caustique et éclairé. Par Julien Schick – Photo de Mario Sinistaj

S

ous-titré 88 Pas minute au service de la Démocratie, ce livre est un appel à la mobilisation et un plaidoyer pour l’intégration dans l’effort autour d’idées républicaines et de valeurs morales fortes. Rudy Ricciotti y prend l’exemple de ces troupes d’élite, encensant l’ambition collective tout en fustigeant la bien-pensance, comme les conceptualismes mal maîtrisés de certains qui n’ont de socle culturel que quelques postures. Il y vomit aussi la petitesse de la bureaucratie et des politiques d’appareil qui brossent de grands plans sans vision, qui ne prennent pas – ou plus – en compte l’altérité et la fraternité nécessaires pour faire pays. Pour cela, il fait l’éloge d’hommes venus parfois des antipodes pour sabrer français ! L’auteur voit en la Légion étrangère le substrat d’une reconstruction nécessaire de notre pays, parce qu’elle incarne des valeurs fortes et intangibles, « elle n’est pas l’armée, elle est un ordre » dans lequel il faut rentrer avec abnégation

et repentir sans rien attendre d’autre que le bonheur de son corps. Si l’on osait une métaphore, la France y serait décrite comme un grand corps malade d’une névrose : elle aurait oublié pour beaucoup ses membres, sa sexualité, ses tripes, son cœur… On parle ici de tout ce qui compose la société, de ce qui fait sens en matière de nation, de valeurs essentielles à notre urbanité, comme la Fraternité au combat ou l’Égalité dans la souffrance. Celle qui veut qu’un gamin russe, qu’un pêcheur vietnamien, qu’un ingénieur marseillais ne forment qu’un : s’ils pratiquent avec abnégation au service d’une cause commune, l’enrichissement est alors collectif et le corps entier est nourri ! Rudy Ricciotti nous indique l’importance de ce faire ensemble, maillon essentiel de nos destinées, de la garantie d’une Liberté choisie. La Légion étrangère en est non seulement l’une des garantes, mais c’est aussi l’une des dernières matrices à récit d’un monde qui ne conjugue plus qu’au présent, plaçant

les plaisirs individuels au sommet de ses valeurs. La disparition de l’acte sacrificiel naguère encensé met en danger notre petit monde comme le rappelle aussi Boris Cyrulnik : « Nous sommes devenus comme les anciens Romains qui valorisaient le plaisir, le confort, la vie douce. Ils ne savaient plus se battre et se sont fait écraser par les barbares. Nous sommes donc vulnérables. » À lire d’urgence !

Édité par Nbe Editions nbe-editions.net rudyricciotti.com POLY 246

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© Bliiida

Tiers-Lieux, nouvel eldorado ou coup d’épée dans l’eau ? Dans le sillage de la place toujours plus grande conférée au numérique, a émergé depuis une dizaine d’années le concept de Tiers-Lieu. D’abord regardée avec circonspection par le milieu culturel, la notion a peiné à s’imposer avant d’être récupérée par les politiques, qui s’en emparent depuis deux ans avec une logique de marché, menaçant de la vider de son intérêt originel. État des lieux en quatre exemples dans le Grand Est. Par Thomas Flagel

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DOSSIER

un lieu intermédiaire spécifique Auteur de la première thèse universitaire française consacrée aux Tiers-Lieux en 2017, le sociologue Antoine Burret les définit comme une « typologie de pratiques qui prend corps n’importe où (gare, foire, espace de co-working, école, etc.). C’est l’usage qui en fait un Tiers-Lieu. » Pour lui, il incombe de se concentrer sur ce qui permet de « faire tiers-lieu » plus que sur la localisation ou les espaces qui accueillent une pluralité d’activités. « Ce n’est pas simplement un endroit convivial où l’on discute, échange des services, mais où des personnes privées se rencontrent, conçoivent et administrent un objet commun : recette de cuisine, logiciel informatique, loi, œuvre… » Il nécessite un fort ancrage territorial au rayonnement local (une trentaine de kilomètres alentour) répondant à des besoins, favorisant la coopération d’une pluralité d’acteurs. Il s’appuie aussi sur une communauté engagée, une gouvernance partagée, dédiée à l’émergence de projets collectifs. nouvelle manne Le monde de la culture s’agite souvent au gré des modes qui traversent la société. Celle des Tiers-Lieux n’est peut-être pas la dernière en date, mais son poids dans les financements publics fléchés commence à en révéler l’importance aux yeux de l’État. En août 2021, l’Agence nationale de la cohésion des territoires proposait d’investir, en profitant du plan de France Relance, quelque 130 millions d’euros directement dans les 2 500 Tiers-Lieux recensés en France. Pas de trace ici du Ministère de la Culture, le document étant signé par celui de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales. Les promesses de financement y sont clairement tournées vers le développement économique (préservation des savoir-faire artisanaux, formation professionnelle, mobilier d’inclusion numérique…). De quoi susciter les convoitises, mais aussi l’incompréhension du côté de ceux qui cheminent depuis longtemps dans la construction d’espaces où faire naître croisements, échanges, rencontres et équipements mettant les gens en état de faire, que ce soit dans la fabrication ou la pratique (artistique, artisanale, sociale…).

sur la liste des Tiers-Lieux par la Région Grand Est. Philippe se souvient au départ, « de l’intérêt tout à fait nouveau des collectivités territoriales pour ce que nous faisions, nous qui ne rentrions dans aucune de leurs cases habituelles à l’inverse de la Halle verrière orientée musique et du CIAV pour l’artisanat. Mais force est de constater qu’on ne se reconnaît pas dans la définition institutionnelle qui en a émergé, mélangeant tout, notamment le fantasme de la start-up nation. Notre association, proche de l’éducation populaire, entend créer des communs et inventer la manière de les gérer sur son territoire d’influence. Ce n’est pas un co-working ou un fab-lab ouvert après 20h, l’un des critères qui leur importait ! » Autre expérience rurale, celle de SIMONE, « camp d’entraînement artistique » installé dans l’ancienne usine de bottes Le Chameau, à Châteauvillain. Anne-Laure Lemaire vit à vingt minutes de ce bourg d’un peu plus de 1 500 habitants en Haute-Marne. Lorsqu’elle visite les locaux en 2015, cherchant à stocker ses décors, elle est saisie par « l’intuition des possibles qu’appelaient ces espaces laissés à un tarif dérisoire. » La metteuse en scène s’y installe avec sa compagnie et des gens participant à des ateliers amateurs. Leur « rêve partagé de ce qu’il pouvait devenir nécessitait d’habiter et de rendre vivant, accueillant et hospitalier ce lieu symboliquement et économiquement important pour les gens du coin, jusqu’à Julien Floria © Bartosch Salmanski - 128db.fr

utopie des origines Philippe Kieffer nous a mis sur la voie des travaux de Burret. À Meisenthal, il coordonne ARToPIE, association à vocation culturelle créée en 2001, qui a investi l’ancienne orfèvrerie Manulor afin de développer un centre de création artistique dans une région qui connut l’âge d’or du cristal et du verre. Le sculpteur Stephan Balkenhol et sa compagne Anabelle Senger acquièrent les bâtiments pour créer un « lieu où faciliter et faire émerger le processus individuel et/ou collectif de création artistique en favorisant les rencontres. » Dès le départ, s’associent une troupe de théâtre amateur en dialecte platt et la fédération d’éducation populaire Culture et Liberté Moselle. Pour Philippe, l’objectif est de « rendre les gens acteurs et auteurs, pas spectateurs. Je suis convaincu que les possibilités d’agir sur le monde et la transformation sociale n’adviennent que parce que les gens font eux-mêmes. Le tout est de faire communauté, participer à l’émancipation de chacun, partager des visions du monde faisant qu’un village de 700 âmes ne tourne pas en rond sur lui-même. » ARToPIE est recensée POLY 246

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DOSSIER

Nous sommes un grand corps avec des tissus conjonctifs qui marchent ensemble et se nourrissent de la communauté de gens qu’elle touche et génère. Anne-Laure Lemaire SIMONE © Sandrine Mulas

sa fermeture en 2008. » Rapidement, une association de Castelvillanois, pour la plupart ayant participé à un travail sur les migrants et l’accueil avec une compagnie brésilienne invitée, se charge de l’aspect convivialité. Un vide-dressing amène un peu d’argent et le pari de l’économie circulaire débute. Naissent un café associatif, un dépôt-vente / épicerie, un marché de producteurs et donc des repas servis le même jour à midi. Une idée commune à ARToPIE. « Notre chance a été que la Communauté de Communes investisse 450 000 euros au bout de deux ans pour isoler les bâtiments et nous permettre d’y travailler à l’année. Des communes très marquées à l’extrême droite votant de telles sommes pour une compagnie de théâtre, c’était fou », se souvient Anne-Laure. En 2019, les deux associations laissent place à une seule, SIMONE, et la notion de Tiers-Lieu s’impose. « Nous cochions toutes les cases, le désir organique dès le départ de ne pas succomber à la programmation : de s’offrir le luxe d’accueillir en résidence comme nous pensions qu’il est juste de le faire », raconte-t-elle, enthousiaste. Au compte-goutte s’agrègent yoga, ateliers tricot et permanence numérique. Un an plus tard, ils font partie des 30 premiers lauréats du label Fabrique de Territoire à côté de mastodontes comme La Belle de Mai à Marseille. « Nous sommes très au clair sur le travail de fond que nous avons à faire : rencontrer les gens les plus proches des bourgs alentours et qui pensent que SIMONE n’est pas pour eux. Notamment les femmes isolées, dont la sociabilité se résume aux sphères domestiques ou à la sortie des écoles. À nous de devenir un lieu ressource pour elles », analyse-t-elle. « Tout ici est lié, nous sommes un grand corps avec des tissus conjonctifs qui marchent ensemble et se nourrissent de la communauté de gens qu’elle touche et génère. » La cantine fonctionne à plein toute la semaine tandis que s’inventent de nouvelles formes : la fête populaire Les Beaux jours propose des jeux pour toute la famille (payants) et des propositions artistiques impromptues (gratuites). « Les gens se laissent toucher. On sème des graines par la surprise. » de la niche à la bulle À l’opposé, l’hybridité des usages et des domaines d’activité possibles génèrent une grande diversité de positionnements des Tiers-Lieux. Depuis six ans, Bliiida à Metz faisait figure 18

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de modèle à orientation entrepreneuriale. Le basculement de la municipalité en 2020, passée du PS à LR, a entraîné l’abandon d’un projet d’investissement de 12 millions d’euros pour la réhabilitation des anciens hangars des bus messins où il est installé. Gauthier Raguenaud, chargé de projet et de développement de l’association TCRM – Bliiida, a dû convaincre de l’intérêt de ce lieu aux pratiques multiples accueillant 80 structures sur 30 000 m2. « L’idée est de faire se rencontrer des porteurs de projets du champ des arts visuels (artisans d’art, artistes), de l’audiovisuel (jeux vidéo, etc.), des associations de l’économie sociale et solidaire ou encore des start-ups de l’industrie créative et numérique avec l’incubateur The Pool. Que les uns apportent aux autres dans une synergie des compétences et projets. » Côté ressources, Bliiida a mis en place un système de loyers pour les résidents, quand ARToPIE négocie des contreparties (participation aux frais de fonctionnement) qui peuvent ne pas être que financières (animer des ateliers, faire de la médiation, présenter une création, etc.). À y regarder de plus près, on constate un glissement. Les Tiers-Lieux s’orientent de plus en plus vers les “troisièmes lieux” théorisés par Ray Oldenburg : un ensemble de lieux intermédiaires américains s’intercalant, dans les années 1980, entre espace de travail et de vie de famille. La dynamique du co-working et des start-ups aux plages horaires tirant sur le nocturne et aux loyers attractifs s’accompagne d’un oubli (volontaire ?) des idéaux de départ. Gauthier Raguenaud se défend de ce positionnement : « Nous ne sommes pas une pépinière d’entreprises classique avec des clients cherchant des bureaux en-dessous du prix du marché. Les profils alléchés par un lieu cool et pas cher avec un environnement créatif sont repérés tout de suite et orientés ailleurs. » Pourtant, la part business des résidents est significative, comme la fuite du milieu alternatif initial. Pas sûr qu’ils trouvent un appui du côté du nouvel adjoint à la culture de Metz, Patrick Thil. L’élu se demande « pourquoi des artistes, là depuis le départ, le sont encore des années après ? C’est qu’ils n’ont pas trouvé leur clientèle et su s’insérer dans le marché. » Sa vision est celle d’un « incubateur pour l’émergence et surtout les jeunes diplômés de l’École supérieure d’Art de Lorraine » dont il entend déplacer, à Bliiida, les ateliers de menuiserie et de ferronnerie. La subvention actuelle de 250 000 euros, elle, ne bougera


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pas. Quand on pointe ce surcroit d’activité auquel s’ajoute la mise sur pied d’un lieu de répétition promis aux compagnies de théâtre et de danse de la ville, il assure qu’il est « déjà bien de maintenir le budget de la culture en période de crise ». L’édile, qui ne jure que par « le label Lorn’Tech [devenu French Tech East, NDLR] et le mélange de start-ups du médical, du bancaire, des nouvelles technologies avec l’artisanat » estime d’ailleurs qu’il « faudra que la municipalité ait son mot à dire sur le recrutement des artistes. » Un Tiers-Lieu nait d’une communauté se réunissant pour collaborer, agir sur son tissu social, culturel ou économique. Il s’invente par le bas, via une mise en commun des moyens, des objectifs et des fins, qui ne prennent sens que parce qu’ils répondent à des besoins, des envies ou des intérêts partagés par les personnes s’y impliquant. En ce sens, toute initiative descendante frise le non-sens. À Villerupt, ville ouvrière posée à la frontière luxembourgeoise, qui vivait de l’acier, L’Arche – « Tiers-Lieu arts, musiques & nouvelles technologies » – a ouvert en mars. Le projet est au cœur d’une “nouvelle ville”… à venir. 1 900 logements vont sortir de terre d’ici 2025. Le soutien politique est total : 13 millions d’euros d’investissement, mais seulement 600 000 euros en fonctionnement annuel, là où il faudrait deux fois plus pour faire dignement vivre le tout, qui abrite une salle de spectacles, un cinéma, des studios, un médialab à la pointe (son et image) et un bar-restaurant dans un immense hall. Son directeur Julien

Floria, ancien co-fondateur de Bliiida, a la lourde tâche de combler un vide culturel dans ce territoire avec une équipe de 16 personnes. « Je parie sur la technologie, aujourd’hui centrale dans les œuvres et pratiques. J’ai envie d’une énorme boîte à outils pour permettre à des artistes de concevoir des choses, en cassant le recours à une seule discipline. Mais dans cette ancienne cité minière sinistrée, il faudra décloisonner, être le lieu de liaison et de rencontre entre ancienne et nouvelle ville, proposer des ateliers de savoirs pour transmettre et créer des vocations. » Comment faire sans partir d’eux ? Et surtout comment ne pas mélanger dans un fourre-tout, en enfilant le costume à la mode du Tiers-Lieu, son intérêt avec les missions existantes de structures de production et de diffusion culturelle ? Pour Anne-Laure Lemaire « l’institutionnalisation en cours équivaut à la mort de l’idée de départ des Tiers-Lieux. L’état de grâce va durer une poignée d’années, bien financées, avant de devenir tout et surtout n’importe quoi. Cela demande beaucoup de vigilance de ne pas tuer le désir et le vivant-vibrant de ces aventures. Quand on voit ce mélange de pragmatisme politique et de néolibéralisme incantatoire poussant chacun à créer ce qu’il n’a pas, le paradoxe devient intenable. Le Tiers-Lieu ne peut être la réponse à tous les problèmes. » Cette récupération actuelle, Philippe Kieffer la regarde avec la lucidité du déjàvu : « C’est la force des tenants d’un modèle marchand que de s’emparer des initiatives émergentes et de placer la question économique au cœur du projet, avant l’humain. » L'Arche à Villerupt © Bartosch Salmanski - 128db.fr

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Amanda Piña, Frontera / Border © Dajana Lothert

Trans-Europ-Express Non content de proposer rencontres, ateliers concerts et spectacles d’artistes venus de toute l’Europe à Metz, Passages Transfestival se déploie cette année à Nancy et Esch-sur-Alzette. Par Thomas Flagel

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ne quarantaine d’événements avec des créateurs de tous horizons, tel est le programme d’un festival ayant plus de vingt-cinq ans. Parmi les têtes d’affiche à ne manquer sous aucun prétexte, l’une des figures majeures de la nouvelle scène théâtrale espagnole : El Conde de Torrefiel. Pensé pour une seule personne à la fois, leur nouvelle expérience scénique Se Respira en el jardín como en un bosque (05-15/05, Chapelle des Templiers) vous place tour à tour dans le rôle du spectateur et de l’interprète. Comme toujours, Tanya Beyeler et Pablo Gisbert cherchent à rendre visible le monde comme si la réalité n’était qu’un artefact de notre imagination. La

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déambulation poétique et les actions qu’ils proposent, muni d’un casque sur les oreilles duquel proviennent des indications, visent à se détacher de l’environnement immédiat, à voir les choses avec distance, dans une contemplation silencieuse. La performance Voodoo Sandwich (07 & 08/05, Salle du Gouverneur) conçue par Augustin Rebetez (plasticien pluridisciplinaire) et Niklas Blomberg (contorsionniste frapadingue) rebat avec vivacité les cartes du genre dans un cabaret pour transformiste solo. Tour à tour squelette-musicien, femmevampire ou DJ-bonimenteur, Niklas s’attache comme des prothèses tout un tas d’objets trouvés dans un amas recouvrant le plateau. Préparez-vous

à tanguer, ici les identités se bricolent dans l’instant, au milieu de bruitages sauvages et de monstres surgissant du moindre recoin disponible d’imaginaires sévèrement dopés à la libre association. move on up Les amoureux de chorégraphies contemporaines ne seront pas en reste avec Boris Charmatz, appelé à prendre la direction du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch, qui présente 20 danseurs pour le XXe siècle et plus encore (07 & 08/05, Centre Pompidou-Metz) du Forum aux Galeries, en passant par les terrasses, les jardins et les coulisses du Musée. Un best of au milieu des œuvres de l’une des plus belles collections de


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Augustin Rebetez et Niklas Blomberg, Voodoo Sandwich © A. Rebetez

France. Virage à 180° avec la fascinante free party imaginée par Gisèle Vienne : Crowd (11/05, Arsenal) ralentit à l’extrême le tempo des gestes d’une foule de jeunes lors d’une fête underground. La bande-son signée KTL remplit l’espace de basses surpuissantes. Dans une scénographie mêlant terre et détritus en plastique, l’artiste francoautrichienne distord le temps, brouille les repères en manipulant toute une palette d’effets cinématographiques pour orienter nos regards. Elle explore les pulsions intimes, l’érotisme lascivement charnel et cette zone indécise où le réel se tord sous les puissants assauts du désir. Les jeunes fêtards se statufient, multipliant des mouvements cadencés comme dans un rembobinage sans fin des mêmes séquences. Les gestes saccadés et les ruptures de rythme reproduisant l’effet d’un stroboscope renforcent l’impression d’un spectacle sous opiacés, en slow-motion. Rosalba Torres Guerrero et Koen Augustijnen éprouvent la force du rituel du Miroloï dans Lamenta (05/05, Arsenal). Sur un plateau nu, seulement sculpté par la lumière, neuf danseurs provenant de différentes régions de Grèce déconstruisent et recomposent les danses populaires traditionnelles des montagnes de l’Épire, frontalière de

l’Albanie. Jouant du ralentissement et de l’accélération pour atteindre la catharsis, les interprètes multiplient battements de pieds et de mains, rondes exaltées entourant solos et duos, portés ou encore passages toniques au sol... Dans des costumes où le noir laisse petit à petit le blanc envahir les membres, la peine et son dépassement collectif découlent des corps. Cette recherche d’épuisement par le débordement, jusqu’à la transe, étant portée par des musiciens hellènes et l’improvisateur de génie Magic Malik. Quant à la petite dernière, c’est du Mexique qu’elle tire Frontera / Border (15/05, Terrasse de l’Orangerie). Amanda Piña collecte les danses traditionnelles en voie de disparition. Celleci vient du quartier d’El Ejido Veinte de Matamoros, à la frontière américaine. Instrument de propagande espagnole de l’après Conquistadores, cette chorégraphie agrégée à des mouvements issus du hip-hop résiste aujourd’hui aux récits coloniaux en promouvant mysticisme et rituels indigènes. La résistance par l’exubérance et la provocation visuelle touche en plein cœur ! À Metz du 5 au 15 mai, à Nancy du 17 au 19 mai et à Esch-sur-Alzette du 20 au 22 mai passages-transfestival.fr

Capitale de la Culture La mini incursion du festival au Luxembourg est aussi courte qu’intense avec la parole d’afrodescendantes de Mailles (20/05, Escher Theater) récoltée par Dorothée Munyaneza pour une pièce chorégraphique touchante et engagée. Sur la place du Brill d’Esch-sur-Alzette, les 1Watt reprennent en main l’espace public avec Free Watt – D’ailleurs (21-22/05). L’avenir poétique qu’ils y projettent nourrit les rêveries collectives tout en interrogeant les segmentations citoyennes. Et pour finir en apothéose, dans un grand fracas empruntant à dada comme à Tex Avery, Miet Warlop recatapulte ses personnages bricolés sur les traces d’une pièce ancienne (Springville) dans une farce pétaradante et savoureusement rebelle (After all Springville, 21 & 22/05, Escher Theater).

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Quel cirque ! La 44e édition du festival franco-allemand Perspectives prend des couleurs circassiennes avec une programmation riche et variée, faisant la part belle aux artistes internationaux. Par Thomas Flagel – Photos de Promise par Andreas Etter et Möbius par Christophe Raynaud De Lage

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ans ce grand rendez-vous scénique du printemps à cheval sur le Grand Est et la Sarre, se trouvent réunis au moins quatre représentants du nouveau cirque et de ses évolutions les plus singulières. Déjà venus en 2016 avec l’éblouissant Il n’est pas encore minuit…, la vingtaine d’artistes de la Compagnie XY signent leur grand retour avec Möbius. Fidèle à son attrait pour les portés acrobatiques, la troupe française s’est tournée vers le chorégraphe Rachid Ouramdane pour apporter un supplément de poésie et de précision dans sa présence scénique. Leur composition commune s’inspire ainsi de quelques vers de Rilke : « Qu’est-ce le dedans ? / Sinon un ciel plus intense traversé d’oiseaux / Et profond de tous les vents du retour. » Tout en ruptures et changements de rythme, Möbius se nourrit de fulgurances, ressemblant à s’y méprendre à une nuée de volatiles voltigeant dans les airs en arabesques apparemment improvisées. L’inventivité des portés et des jetés tutoie des sommets, à l’instar de leurs pyramides à cinq étages s’écroulant dans une douceur retenue qui confine à la grâce. Contrepied total avec le flamand Alexander Vantournhout. L’ancien gymnaste, formé ensuite à l’école d’Anne-Teresa De Keersmaker à Bruxelles, s’appuie sur la souplesse de son corps, tel un contorsionniste, dont il fait matière à jouer. Dans Through the grapevine, il s’inspire du pas de deux classique, codification de soli successifs d’un homme et d’une femme se terminant par une coda où chacun rivalise de virtuosité. Avec un autre danseur, il forme une série de duos aux entrelacements défiant l’anatomie. Si leurs inspirations sportives (yoga, combat…) sautent aux yeux, le plaisir du jeu éclate lorsqu’ils multiplient

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les formes chimériques à plusieurs bras et jambes. À cette sobriété apparente répond le flot de couleurs et d’actions du Groupe Acrobatique de Tanger. Pour la première fois, une pièce de cirque contemporain investit la grande scène du Saarländisches Staatstheater de Sarrebruck. FIQ ! (Réveilletoi !) réunit quinze jeunes acrobates prometteurs repérés dans tout le Maroc. L’artiste anglo-marocain Hassan Hajjaj signe les costumes (pantalons bouffants à pois sur chaussettes de couleur flashy, bandes de motifs vuitonnesques ou rayures toutes en longueur) et DJ Dino la bande-son d’un show enlevé, gage de bonne humeur contagieuse. Le parcours ne serait pas complet sans le spectacle pour fil instable, musique viscérale, technicien engagé et funambule secouée, signé des Filles du renard pâle. Résiste est leur lutte absurde, métaphore d’un hymne à la liberté. Last but not least, ne manquez pas Promise de la chorégraphe israélienne Sharon Eyal avec le ballet du Staatstheater de Mayence. Un rêve éveillé pour corps à l’unisson formant un seul battement de cœur, entre extase extatique et solitude dans le groupe. Aussi beau, touchant et précieux qu’une pièce de Pina Bausch. Dans divers lieux de Sarrebruck, Sarreguemines, Saarlouis et Metz du 2 au 11 juin festival-perspectives.de Tentez de gagner 3 x 2 places pour FIQ ! (Réveille-toi !) Cirque contemporain • Tout public 06/06 (20h), Saarländisches Staatstheater (Sarrebruck) en jouant sur notre page /mag.poly



FESTIVAL

Frontières renouvelées Pour sa première édition du festival Théâtre en Mai en tant que directrice du Théâtre Dijon Bourgogne (TDB), Maëlle Poésy donne voix aux écritures pluridisciplinaires et à l’émergence. Par Thomas Flagel – Photo de Dracula Lucy’s Dream par Christophe Raynaud de Lage

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37 ans, Maëlle Poésy rappelle avec bonheur qu’à sa sortie de l’École du TNS en 2010, c’est à Dijon qu’elle crée sa compagnie Crossroad avec d’anciens camarades de promotion. Bien avant que Benoît Lambert n’en fasse l’une des artistes associées du TDB – et qu’elle ne lui succède –, Théâtre en Mai a constitué un tremplin pour plusieurs de ses pièces. Un lieu où se faire connaître par les professionnels. Depuis, il y eut l’opéra Orphée et Eurydice de Gluck et deux sélections dans le in d’Avignon, Ceux qui errent ne se trompent pas avec son complice dramaturge de toujours Kévin Keiss et Sous d’autres cieux en ouverture de l’édition 2019. Aujourd’hui à la tête du CDN bourguignon, elle n’entend pas lâcher ce rendez-vous phare, ne succombant pas aux tentations de table rase de certains nouveaux arrivants. La metteuse en scène souhaite

non seulement poursuivre le travail de soutien à l’émergence, mais aussi ouvrir la programmation de l’événement à des écritures pluridisciplinaires qui devraient rayonner dans l’espace public, et donc, dans toute la ville. Ce 32 e festival accueillera ainsi trois phénomènes du théâtre : Tiago Rodrigues 1 reprenant sa première pièce, Chœur des amants (23 & 24/05, Théâtre Mansart), Miet Warlop revisitant une ancienne création 10 ans plus tard (After All Springville2, 27-29/05, Parvis Saint-Jean) et Yngvild Aspeli, nouvelle artiste associée. La Norvégienne présente son dernier projet autour du chef-d’œuvre de Bram Stoker (Dracula Lucy’s Dream, 19 & 20/05, Parvis Saint-Jean). L’intrigue est resserrée autour d’une des premières victimes du vampire, et son combat contre son démon intérieur. Une

exploration de la folie, des pulsions de domination et de mort à partir de grandes marionnettes plongeant dans les ténèbres de nos âmes. Venue d’Espagne, Lucía Miranda s’attaque dans Casa (19-21/05, Salle Jacques Fornier, en espagnol surtitré en français) aux problématiques du droit au logement dans un théâtre documentaire flirtant avec les sciences sociales. Autre pièce en prise directe avec le monde, L’Âge de nos pères (19-21/05, Théâtre Mansart) explore divers aspects de la violence du patriarcat (sexualité, paternité, masculinisme…) sous la plume engagée de l’autrice associée Julie Ménard. Dans les coulisses du montage (et donc des choix) d’un documentaire, l’équipe du collectif l a c a v a l e se questionne sur la possibilité de retrouver une égalité dans un monde qui en est dépourvu. Mais surtout de saisir de quelle peur la violence des hommes provient. Enfin, ne manquez pas la création de Maëlle Poésy, Gloire sur la terre (06/05 MJC Montchapet, 07/05 Cercle laïque et 22-26/05, Cour de Bar, Palais des Ducs). Comme sur un ring de boxe, Marie Stuart y affronte ses usurpateurs dans un texte poétique signé Linda McLean. Une joute verbale opposant le fanatisme religieux et la lutte contre l’obscurantisme, portée par six jeunes comédiens tout juste sortis du dispositif d’accompagnement du TDB. Au Théâtre Dijon Bourgogne et dans l’espace urbain du 19 au 29 mai tdb-cdn.com

Lire notre interview avec le prochain directeur du festival d’Avignon pages 28-29 La pièce est également à l’affiche de La Manufacture (Nancy) 17-19/05 et du Passages Transfestival 21 & 22/05 (voir pages 20-21)

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Frères d’âmes Dédiée autant qu’hantée par Ren Hang – figure de proue de la jeune photographie chinoise qui s’est ôté la vie à 29 ans –, Outside est une œuvre manifeste du Russe Kirill Serebrennikov, lui-même confronté à la lutte pour la liberté. Par Thomas Flagel – Photo d’Ira Polyarnaya

«

S

i la vie est un abîme sans fond, lorsque je sauterai, la chute sans fin sera aussi une manière de voler. » Voici l’une des phrases qui peuplent telle une longue plainte le blog tenu par Ren Hang. Témoignage de sa lutte contre la dépression, la censure et une société chinoise tolérant mal l’homosexualité, le photographe, célèbre pour ses clichés de corps enlacés, aux nus délicats et aux regards effrontés de ses sujets face à l’objectif, aura été un météore flamboyant. En 2017, quelques jours seulement avant les débuts d’une collaboration artistique avec le cinéaste et metteur en scène Kirill Serebrennikov, il se défenestrait, rejoignant pour toujours le panthéon des artistes maudits. Deux ans plus tard, l’enfant terrible du théâtre russe, assigné à résidence à Moscou après une condamnation aux desseins politiques, créait, à distance, Outside pour le festival d’Avignon. Une pièce à l’énergie folle, dans laquelle retentissent les poèmes de Hang, où les corps se palpent et se transfigurent, où la performance dicte son tempo ravageur sur fond de musique live. Cette ode aussi crue qu’insolente à la liberté – d’être, de vivre, d’aimer, de dire, de représenter et de penser – imagine leur dialogue manqué. Dans les trous de cette impossible rencontre, Outside se glisse en éclats sombres révélés par des bains de

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jouvence d’une irrévérence totale, se jouant des couches de tissu pour mieux sublimer le grain de la peau. Dans une mise en scène toute en fulgurances, célébrant la créativité dans ce qu’elle a de plus essentiel – c’est-à-dire sa dissidence –, Kirill Serebrennikov mêle leurs deux solitudes, la mélancolie tendre du photographe et sa défense frontale des droits LGBTQIA+ dans une Russie poutinienne des plus réac‘. Les œuvres de l’un, décrochées par la censure avant même l’ouverture de certaines expositions, se retrouvent réinterprétées avec vigueur et humour en tableaux vivants dans la pièce de l’autre. La nudité y voisine pudiquement avec des fleurs coupées net, la provocation sadomasochiste avec la revendication politique. Ivresse de l’art et fureur de vivre. À L’Espace (Besançon) du 4 au 6 mai, en russe surtitré en français et en anglais (coréalisé par Les 2 scènes et le CDN Besançon Franche-Comté, dès 18 ans) les2scenes.fr – cdn-besancon.fr À La Filature (Mulhouse) mardi 17 et mercredi 18 mai, en russe, anglais et chinois surtitré en français (dès 18 ans) lafilature.org



Face à l’amer La toute nouvelle pièce du prochain directeur du festival d’Avignon, Tiago Rodrigues, s’intéresse aux humanitaires et questionne l’engagement. Interview Dans la mesure de l’impossible. Par Thomas Flagel – Photos de Magali Dougados

L’idée de cette pièce doit-elle quelque chose à votre mère médecin et votre père journaliste ? Pour être honnête, pas vraiment. Je suis presque toujours attiré par les personnages, les sujets déployés et ce qu’ils racontent de l’Homme. C’est en jouant à Genève Antoine et Cléopâtre que j’ai croisé des humanitaires et commencé à m’intéresser à eux. Pas pour leur vision ou rôle géostratégique dans l’Histoire, mais pour la part intime de ces personnes extraordinaires, qui osent sortir de leurs cadres, bousculer leurs vies pour se mettre au service d’inconnus. Je 28

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suis fasciné par leur esprit de mission et leur curiosité, leur solidarité totale visant à aider quiconque, agresseur ou victime. Ils sont loin de toute simplification face à la souffrance et embrassent la complexité du monde, qu’ils observent de très près. Dans la mesure de l’impossible s’est écrit dans l’écartèlement entre l’intime du chez soi et les théâtres d’intervention, souvent en zone de combat ? Nous nous sommes focalisés sur les expériences personnelles de ces pro-

fessionnels de Médecins Sans Frontières et du Comité international de la CroixRouge, examinant ce geste de partir au plus près du danger, là d’où les gens, au contraire, s’échappent. Eux, ils y courent ! Cette proximité avec la souffrance et le péril leur donne un regard particulier. Comment envisager le retour à la vie normale après chaque mission ? Cela bouscule tout : leur rapport à la société, à leurs amis et familles. Le premier titre de la pièce était Distance. Il a changé afin de montrer que si nous œuvrons dans la mesure de ce qui nous est possible, eux sont des héros dans l’impossible.


THÉÂTRE

Vous avez mené de nombreux entretiens pour nourrir votre récit. Quelle liberté prenez-vous avec le contenu et leur manière de raconter les choses ? Nous partons à la fois des expériences d’une trentaine d’humanitaires interrogés, mais aussi de notre filtre théâtral sur leur manière de nous confier ce qu’ils ne disent souvent à personne. Ce théâtre n’est pas documentaire, mais documenté. Nous étions tout aussi intéressés par leurs choix de mots que par leurs histoires. Toute l’équipe a mené des entretiens collectifs au long cours. Comme un Mille et une nuits de l’humanitaire dans lequel le geste de raconter est placé au centre, porté par des centaines d’heures de récits qui constituent une mappemonde poétique imaginaire. L’un des premiers interviewés nous a demandé de partager la complexité de ce qu’il nous livrait avec émotion, de faire découvrir au public la raison d’être de la souffrance vécue, sans simplification ni moralisme. La scénographie est constituée de grands voiles formant une immense tente ouverte, dans laquelle se tient un percussionniste… Quatre comédiens interprètent divers humanitaires donnant une interview pour une pièce. Ils racontent ce qu’ils font, livrent leur vision d’eux-mêmes. Les assemblages d’histoires gagnent

de l’espace et finissent par déborder. Cette grande toile se fait tour à tour nuage, tente, récif montagneux, en se dépliant pour former autant de rêveries. Tout du long, le virtuose Gabriel Ferrandini confère avec sa batterie une atmosphère profonde, écho du bruit du monde, de la nature qui gronde. Parfois, c’est la pulsation intérieure qui remonte du dedans. Il permet de toucher l’indicible, les choses qui ne peuvent se dire par les mots ni se jouer. La musique prend en charge ces troubles allant audelà du possible, ajoutant une dimension supplémentaire au trauma collectif lié aux événements. Vous avez été particulièrement attentif à témoigner de ce qui aide à tenir en première ligne ? Il existe plusieurs formes de fidélité. Transformer une source permet souvent de mieux la faire vivre. J’ai ainsi oscillé entre le travail d’écriture personnelle pour donner forme aux faits réels rapportés et l’utilisation de verbatims bruts. Ce mélange est notre manière de rester fidèles tout en prenant des libertés artistiques et fictionnelles nourries d’une nécessaire pudeur et de complexité. La pièce n’est pas didactique. Certains craquent, quittent leur job, quand d’autres, malgré l’horreur, gardent une réserve d’espoir pour continuer. Nous avons l’image romantique d’humanitaires partant de temps en temps en

mission, puis faisant autre chose. En réalité, l’immense majorité fait ça toute sa carrière. Ce n’est pas une parenthèse engagée mais bien un métier hyper professionnalisé et organisé. Comment l’arrivée du public et l’actualité internationale ont-elles transformé la pièce ? D’abord, il y a le regard des interviewés sur notre travail : nous avons une responsabilité face à eux. La première du spectacle était électrique, ils étaient surpris par sa forme, très théâtrale, mais se sont reconnus dans le portrait collectif de leur métier. Nous n’avons conservé ni nom, ni pays, décrivant des situations dans le possible et d’autres dans l’impossible, qui désigne les endroits où ils vont en mission à tout moment. Ces zones bougent, le conflit et la catastrophe pouvant faire basculer dans l’impossible. Les humanitaires venus assister à la pièce se sont emparés de ce vocable dans leurs échanges et c’était beau de les voir adopter notre traitement poétique. Ensuite, je considère que le théâtre ne commence qu’avec le public. Avant, nous ne faisons que préparer un voyage. Je tiens donc à ce que nous continuions à travailler car rien n’est achevé. Le rapport au public et à la pensée exige de remettre les scènes sur l’établi. Les idées bougent, il ne faut jamais s’arrêter. Enfin, le monde a considérablement changé depuis début février. Le continent est en guerre, avec l’envahissement médiatique que cela entraîne, surtout en regard d’autres conflits comme au Yémen. La guerre remplit nos jours et transforme les regards. La complicité avec le public est devenue immédiate, le bouleversement émotionnel qui se produisait après un certain temps arrive bien plus vite. Des flashs d’images se bousculent dans nos têtes, engageant les spectateurs d’emblée. Le temps et les événements, avec leurs lentilles grossissantes, changent notre rapport aux œuvres. Au Maillon (Strasbourg) du 4 au 6 mai (en français, portugais et anglais surtitré en français et anglais) maillon.eu

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High on a mountain top Pascal Rambert et Rachid Ouramdane s’inspirent d’une communauté artistique helvète des années 1900 pour imaginer Mont Vérité, une réflexion sur l’utopie d’aujourd’hui. Par Anissa Bekkar – Photos de Jean-Louis Fernandez

de cet historique pour mieux laisser parler ses interprètes. Fidèle à son approche de l’écriture théâtrale, le prolifique metteur en scène a créé un spectacle sur mesure pour ces jeunes comédiens alors à un moment charnière de leur vie, au début de l’âge adulte. Il a puisé jusque dans leurs rêves pour créer ses personnages, des acteurs en quête d’une société idéale. « À vingt ans, on jouit d’une certaine insouciance, les attentes de la société ne pèsent pas encore sur nous. C’est un moment riche de réflexions sur notre rapport au monde », explique-t-il. De nombreux monologues laissent la parole à cette génération rêveuse mais ambitieuse. « C’est ça, ce que je veux faire de ma vie : dire des textes lorsque la nuit tombe [...]. Donc je retourne dans cet endroit de vérité, cet endroit plus profond que la nuit qu’est l’enfance », assure Claire, interprétée par Claire Toubin. Une bulle existentielle, comme un écho à celle dans laquelle ont vécu ceux du Monte Verità.

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ur les hauteurs d’Ascona, en Suisse, au bord du lac Majeur. Un groupe d’acteurs se retrouvent pour créer, danser et vivre en communion avec la nature. Loin du tumulte citadin, ils profitent de cette parenthèse pour questionner la notion d’utopie à notre époque. C’est pour les comédiens du Groupe 44 de l’École du TNS, diplômés en juin 2019, que Pascal Rambert a imaginé Mont Vérité. La pièce s’inspire librement du Monte Verità, communauté installée au début du XXe siècle dans ce même village tessinois. Dans le sillage du mouvement germanique de la Lebensreform (la « réforme de la vie »), la colonie, écologiste avant l’heure, rejette la société de consommation. Elle devient un haut lieu de rencontre pour artistes et intellectuels. L’auteur s’est affranchi

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D’illustres figures de la danse moderne comme Isadora Duncan ou Rudolf Laban se sont croisées à Ascona. Un héritage esthétique dont les motifs infusent la chorégraphie de Rachid Ouramdane, sans jamais s’imposer comme des références absolues. Le chorégraphe s’est également adapté aux comédiens du TNS, non professionnels de sa discipline. « J’ai simplement travaillé à partir de qui ils sont », résume-t-il. « Tout corps a une expressivité. » Aussi présente que le récit littéraire, la danse ponctue les différentes séquences, soulignant les passages entre des mondes concrets et abstraits. Concret, abstrait, réel, fictif, au sommet du Mont Vérité, tout semble se confondre. La guerre de 1914-1918 a sonné le glas de l’utopie tessinoise. Un siècle plus tard, la bulle strasbourgeoise éclatait sous la pression de la pandémie. Programmée à l’origine au printemps 2020, la pièce n’a jamais pu voir le jour. Après deux ans d’attente, ils arpenteront à nouveau la colline… Avant de tourner définitivement la page. Au Théâtre national de Strasbourg (TNS) du 17 au 25 mai tns.fr


CIRQUE

Blowin’ in the Wind Quel monde souhaitons-nous laisser à nos enfants ? Telle est la question universelle posée par Clément Dazin dans Inops, sa dernière création de danse acrobatique, d’où émerge le constat d’une impuissance mondiale choisie. Par Lucie Chevron – Photos de Dan Ramaen

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nops – qui signifie impuissance en latin –, c’est l’humanité dans toutes ses contradictions. L’humanité capable du pire comme du meilleur, à la fois fragile et robuste, soumise et résistante, inventive et destructrice. L’humanité face à sa surpuissance, celle qui la transporte au-delà des frontières terrestres, et à son impuissance, incapable d’édifier un monde meilleur. À travers les arts du cirque, Clément Dazin conduit ce constat d’urgence au théâtre. Et réveille les paradoxes de l’être humain par le circassien. Celui-là même, qui, en se jouant des lois du possible, rappelle que rien n’est impossible. Sur scène, quatre mille gobelets de plastique blanc empilés forment un gigantesque mur, symbole de l’obstacle à la réalisation de nos volontés individuelles et collectives. Des éco-cups réutilisables par centaines s’accumulent, transcendées d’une lumière chimérique, tantôt jaunâtre, tantôt blanche, de quoi nourrir les antagonismes écologiques. Un paradoxe renforcé par une atmosphère sonore convoquant des sons marins ou liés à la nature, couplés aux bruits des récipients industriels chahutés sur le sol. De part et d’autre de ce “rideau de plastique”, six corps se jettent en l’air, retombent sans se briser, se contorsionnent, s’amusent avec la pesanteur. En résistance constante contre les forces de la nature,

ces enveloppes de chair et de sang sont aussi enclines aux fêlures, menacées par la chute, l’échec. Ensemble, sauront-ils franchir cette frontière séparant désir et réalité, métaphore de la non-résistance ? Si à l’accoutumée, les créations de Clément Dazin ne laissent pas une grande place au texte, à l’inverse, Inops s’en empare. Partant de l’intimité des artistes en scène, les mots façonnent un discours engagé qui parle au plus grand nombre. Au travers des corps qui se tordent, s’incarne le verbe qui dénonce et condamne. Mais l’absurde et l’humour le garde de tomber dans la facilité du pathos. Une façon de prendre du recul sans tomber dans la moralisation. Se compose une chorégraphie à la fois sincère et touchante évoquant un monde qui, en raison de son incapacité à se souder, s’engage dans la voie de l’autodestruction. Alors, que faisons-nous pour résister au chaos ? Quel monde souhaitons-nous laisser à nos enfants ? À La MAC (Bischwiller) mardi 10 mai mac-bischwiller.fr Au Maillon (Strasbourg) du 12 au 14 mai maillon.eu POLY 246

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THÉÂTRE

All Apologies Avec son titre très nirvanesque I Wish I Was, Maëlle Dequiedt et son collectif d’artistes transdisciplinaires La Phenomena signent une traversée noctambule dans la vie d’un groupe, entre rêves consumants et désirs brûlants. Par Thomas Flagel – Photo de Jean-Louis Fernandez

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ls se sont pour la plupart rencontrés sur les bancs de l’École supérieure d’Art dramatique du Théâtre national de Strasbourg et cheminent ensemble, depuis 2016, au gré des projets et des aventures. Signe des temps, La Phenomena n’est pas conçue comme une compagnie traditionnelle. Plutôt un collectif agrégeant ses membres par affinités sensibles. Après un Trust choral et très plastique d’après Falk Richter, un flamboyant hommage au feu créatif (Pupilla de Frédéric Vossier) et un opéra de Mozart à Lille, Maëlle Dequiedt revient à ses premières amours musicales. Violoncelliste de formation, la jeune metteuse en scène poursuit un travail de recherche né d’actions territoriales et de laboratoires d’écoute, mené notamment avec des habitants lors d’une résidence artistique au sein du village de Fours, dans la Nièvre : Jukebox s’intéressait aux icônes pop et à la place de la musique dans le quotidien des gens. Cette collecte de souvenirs mena l’équipe à une réflexion sur la fabrique des rêves et la construction des identités débouchant aujourd’hui sur I Wish I Was. Un éclat morcelé de vie d’un groupe de musiciens amateurs traversant le Nord pour aller donner un concert à Ostende. L’aire d’autoroute sur laquelle ils semblent se chercher est propice à toutes les interrogations. Dans un flot de flashbacks en répétitionoù chacun égrène notes et mélodies, nous dérivons dans ce qui soude cette communauté éphémère. Amour de la musique ? Rêve de gloire ? Invention de sa propre vie ? Utopie 32

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en marche ou en marge ? Les quelques heures qui défilent voient « s’échouer les rêves et brûler les désirs. » À base d’écriture de plateau et d’improvisations, Maëlle Dequiedt propulse sur scène « les paroles lointaines de ceux qui n’ont pas les bons instruments mais qui ont décidé de jouer quand même, en attendant qu’il se passe quelque chose. » Un mélange de textes incandescents de Björk et de journal intime de Kurt Cobain, de gestes d’Etta James à Montreux jouxtent une réplique de Pierrot le Fou, une réflexion sur l’art-jeu de Fluxus et quelques icônes pop-rock allant d’Elvis à Dylan, de Beyoncé au torturé Syd Barrett. La scénographie distille des signes, ouvre des possibles sans chercher à raconter quoi que ce soit. Le public y verra un studio d’enregistrement autant que les parois mobiles d’une cafétéria déprimante, avec mauvais café et sandwichs sous plastique. Un de ces endroits interlopes dans lesquels s’expriment ces rêves qu’on nous fabrique, qui ne sont pas les nôtres et qui, pourtant, nous habitent et nous agitent. Parfois puissamment. Y éclate notre désir – à moins que ce ne soit qu’un incontrôlable besoin ? – d’identification et d’ailleurs plus enchantant. À La Comédie de Colmar les jeudi 4 et vendredi 6 mai comedie-colmar.com > Rencontre avec les artistes à l’issue de la représentation du jeudi 4 mai


DANSE

Variations sur le même thème À l’invitation de Petter Jacobsson et Thomas Caley au CCN-Ballet de Lorraine, les chorégraphes Dominique Brun, Latifa Laâbissi et Volmir Cordeiro revisitent le répertoire des Ballets suédois. Par Irina Schrag – Portraits de Latifa Laâbissi par Caroline Alain et de Volmir Cordeiro par Didi Olivré

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i les Ballets russes de Serge de Diaghilev et de leur danseuse iconique Ida Rubinstein – qui fut aussi la mécène de Ravel, lui commandant le Boléro – sont restés dans les mémoires, force est de constater qu’ils ont éclipsé bien d’autres aventures artistiques. Avec le programme Pas assez suédois !, Petter Jacobsson et Thomas Caley, chorégraphes mais aussi directeur général et coordinateur de recherche du Ballet de Lorraine, entendent bien remédier à l’oubli collectif en proposant à trois de leurs pairs de s’emparer, chacun, d’une pièce du répertoire des Ballets suédois qui, entre 1920 et 1924, signèrent une vingtaine de créations. Après la Première Guerre mondiale, Paris est la capitale bouillonnante de l’Art et nombreux sont les ensembles qui viennent s’y installer. Comme leurs homologues russes, la troupe dirigée par Jean Börlin fusionne arts plastiques, peinture, cirque et poésie, expérimentant les tableaux vivants et l’expressionnisme. Décors et musiques sont signés Picabia, Foujita, Léger, Satie, Poulenc, Ger-

maine Tailleferre ou encore Honegger. L’avant-garde artistique bat son plein – en témoigne Relâche en 1924, ballet dadaïste – et désarçonne le public par son dynamitage des codes de la danse. un siècle plus tard Dans Fugitives archives, Latifa Laâbissi organise un entrechoquement d’images d’archives des Ballets suédois. Un rideau de papier, déroulé comme un leporello accueille les ombres et figures dessinées du Marchand d’oiseaux dont l’érotisme des pas et les parodies burlesques font fureur. Petter Jacobbson et Thomas Caley inventent Mesdames et Messieurs en s’inspirant de l’insolente revue Cinésketch. Un pastiche éphémère (joué une unique fois !) de vaudeville, signé Francis Picabia. Jouant des travestissements à vue, ils rendent hommage à l’esprit volage d’alors, plein de provocations. Quant au Brésilien Volmir Cordeiro (voir pages 34-35), il remet littéralement en cause L’Homme et son désir de Paul Claudel dans Érosion : « Un récit d’une motte de terre

prenant sa revanche, en éruption, faisant trembler le plancher et débander l’éros viril dominant. » Une manière de donner voix aux populations autochtones de la forêt brésilienne, invisibilisées dans la pièce initiale de l’écrivain français, comme de bouleverser son fantasme d’une Amazonie vierge à l’heure où elle brûle de toute part sous les assauts de la mondialisation et de la politique de Jair Bolsonaro. Enfin, Dominique Brun transfigure la genèse de Nuit de SaintJean, dans laquelle Börlin détournait et amalgamait des danses folkloriques en 1920. Elle conçoit Danses crues en dépouillant jusqu’à l’os un ensemble de danses suédoises et macédoniennes comme le teškoto, pour retrouver leurs rondes circulaires, tressaillements, sauts et gestes de la main. Une réhabilitation des liens entre les danses dites populaires et savantes. À l’Opéra national de Lorraine (Nancy) du 18 au 22 mai ballet-de-lorraine.eu

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RUBRIQUE

Ezio Schiavulli, Heres : Nel nome del figlio, Compagnie Ez3

Des furies à soi Peu épargné par les annulations pour cause de Covid ces derniers mois, Pôle Sud tourne la page avec son festival Extradanse, mêlant pointures internationales et artistes talentueux de la région. Par Thomas Flagel

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omme un pied de nez aux deux années qui viennent de s’écouler et à la fermeture forcée des lieux culturels, Ezio Schiavulli fait aujourd’hui éclore Heres : Nel nome del figlio (Au nom du fils, 05 & 06/05, Pôle Sud), pièce imaginée durant les confinements. « Lorsque les villes étaient totalement figées et congelées, j’avais la chance de répéter dans les espaces de travail des diverses structures du réseau Grand Luxe1 », se souvient le chorégraphe vivant un pied en France, l’autre en Italie. Il avait 40 ans en 2020, l’heure d’un bilan. « L’âge où céder quelque chose pour être en

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mesure de recevoir. D’accepter ce qu’on nous lègue et ce qu’on ne nous lègue pas pour transmettre à son tour. » À mots couverts, c’est la figure du père qu’il interroge. Éclairé par la lecture du Complexe de Télémaque du psychiatre Massimo Recalcati. Ezio a toujours été “le fils de”, grandissant à côté de Nino, batteur renommé. Rien d’étonnant donc à le retrouver entre deux batteries dans cette création qui réunit Dario De Filippo et Elvire Jouve. « Elle donne le son le plus rock, tapant encore et toujours, quand Dario est plus doux, apportant de la rondeur aux sonorités », assure, ravi, le danseur. D’autant que

rien n’a été évident. Pour accompagner Dario, il flashe d’abord sur le jeu de la S.H.A.M.A.N.E.S.2 Anne Paceo, dont le planning de tournée et les multiples collaborations sont alors suspendus. Elle accepte, enthousiaste, de composer avant que la reprise des concerts n’entrave sa présence sur toutes les dates. Elle lui glisse alors le nom d’Elvire Jouve, adoubée par toute l’équipe. une paire du père Au départ, il avait bien demandé à son père de jouer dans la pièce, ce dernier se contentant pour toute réponse de lui donner l’une de ses paires de baguettes.


FESTIVAL

La musique aura toujours été comme un obstacle entre eux depuis le refus de lui enseigner la batterie, à l’adolescence. « Notre histoire est celle d’une recherche de lien empêchée. Heres : Nel nome del figlio représente mon moyen de boucler la boucle de tout cela », confie-t-il. Comme face à son paternel, Ezio se retrouve en minorité à danser et gérer l’espace face au challenge imposé par deux musiciens au bagage rythmique puissant. Si les instruments sont sublimés, rehaussés sur des pieds à roulettes pour mieux les faire tournoyer, son corps en subit le poids, se mouvant comme il peut en-dessous. Il finira par se relever et les regarder en face, conscient de ses fragilités et difficultés, prêt à laisser tomber cette rage qui l’habite. Entre absence et conflit, chaque batteur le repousse et le ramène dans un jeu d’attraction / répulsion dessinant un chemin dépassant la violence initiale pour toucher à la poésie des gestes. Son corps s’anime de bouffées d’air salvatrices, et se défait de la gangue accumulée depuis tant d’années. Il faut bien déposer les armes pour continuer de vivre. échos du monde Contrainte au report au mois de janvier, Sarah Cerneaux pourra enfin présenter Either Way 3 (12 & 13/05, Pôle Sud). Dans ce qui est son premier solo, elle tente de peler les couches de temps et de travail déposées par les chorégraphes ayant façonné son corps depuis tant d’années pour trouver sa propre voie. Extradanse prendra des couleurs brésiliennes avec les venues de Lia Rodrigues et Volmir Cordeiro. La Fúria (03 & 04/05, Théâtre de Hautepierre) de la sexagénaire dévale les pentes de la favela de Maré où est installée de longue date son école de danse. Revisitant le mythe des furies (divinités des Enfers) qu’elle mêle à une critique en règle de la violence apportée par le président d’extrême droite Jair Bolsonaro, elle montre des corporalités suppliciées. Une rage convulsive accompagne les membres inertes, fauchés en plein vol. L’hyper expressivité sur scène tient du message politique. Passé par la compagnie de son aînée avant de rejoindre la France, Volmir Cordeiro représente, lui, la nouvelle génération. Dans Trottoir (10/05, Pôle Sud), il essaie d’effacer l’identité des corps en

Volmir Cordeiro, Trottoir © Fernanda Tafner

Lia Rodrigues, Fúria © Sammi Landweer

recourant à des collants-peaux gorgés de couleurs, couvrant jusqu’au visage. Electro et batucada en fusion donnent des airs de block-party à ce spectacle exposant des typologies de personnages dont il s’agit de déconstruire les normes et de travestir les codes, afin de renouveler un “nous” collectif.

Huit structures (Grand Studio à Bruxelles, CCN – Ballet de Lorraine à Nancy, Ballet de l’ONR à Mulhouse, Pôle Sud à Strasbourg, Trois C-L à Luxembourg, Theater Freiburg à Fribourgen-Brisgau, L’Abri à Genève et Onassis Stegi à Athènes) forment un comptoir d’échanges artistiques au service de l’accompagnement de chorégraphes émergents – grand-luxe.org 2 Titre de son dernier album, voir Poly n°245 3 Lire Poly n°142 ou sur poly.fr 1

À Pôle Sud et au Théâtre de Hautepierre (Strasbourg) mais aussi au Point d’eau (Ostwald) jusqu’au 19 mai pole-sud.fr POLY 246

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DANSE

Les alchimistes À mi-chemin entre concert dansé et chorégraphie musicale, la rencontre éclectique entre le breaker Fred Faula et l’accordéoniste Vincent Peirani donne naissance à un nouvel Insight. Par Irina Schrag – Photo de Loïc Gayot

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u premier regard, leurs deux univers n’avaient que peu de chance de se croiser. D’un côté, Vincent Peirani, qui fait partie de ces virtuoses aussi à l’aise en sideman de Sanseverino, Bénabar, Stromae, Roberto Alagna ou Gaël Faye qu’avec les jazzmen en vogue (Sylvain Luc, Louis Sclavis, Henri Texier et Daniel Humair). Un CV interminable, ponctué de deux Victoires du jazz. L’accordéoniste, ne cessant d’insuffler un vent de renouveau à un instrument longtemps ringardisé sous nos latitudes, forme un duo avec le clarinettiste Michel Portal tout en trouvant le temps de cheminer dans les divers groupes de la chanteuse sud-coréenne Youn Sun Nah et de signer, pour Mathieu Amalric, la B.O. de Barbara. De l’autre, Fred Faula, ancien karatéka de haut niveau tombé dans la danse hip-hop. Avec son crew bordelais La Smala, il devient champion de France de Breakdance. Son ouverture d’esprit le fait se tourner naturellement vers l’hybridité de la danse contemporaine, devenant interprète pour les chorégraphes Hamid Ben Mahi et Auguste Ouédraogo. Si le Hasard fait bien les choses, cette divinité joueuse et maligne les a réunis comme un pari. Un coup de dé, jeté l’air de rien, qui jamais n’abolira notre curiosité. Il faut les imaginer se découvrir, s’apprivoiser, trouver des territoires communs, s’amuser de 36

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leurs divergences, décoder les silences et aménager des espaces dans lesquels laisser l’autre venir se lover. Le langage qu’ils inventent se nourrit d’échos mouvementés et de nappes aux sonorités vagabondes. Sur le côté d’un halo de lumière circulaire se découpant dans l’obscurité, Vincent veille sur Fred, distillant ses notes qui teintent l’atmosphère d’une rare intensité. Au centre, le danseur, torse luisant, soliloque en silence, se laissant amadouer par les flux mélodiques lui parvenant. Son corps, habité d’une pulsion intérieure, se fait le vecteur sensible d’une alchimie naissante, ne demandant que l’écoute mutuelle pour se transformer en matière précieuse. Sa silhouette, vidéo-projetée en grand sur une toile de fond de scène, happe le regard et se modifie en temps réel. Jeu d’échelle et trouble des dimensions. Chair pulsante contre ligne frémissante, se dessinent de nouveaux espaces. L’intime s’y noue dans l’entre-deux, l’aller-retour. Dans la part d’abandon de soi pour s’ouvrir à l’autre. À La Comète (Châlons-en-Champagne) mardi 24 mai la-comete.fr



MUSIQUE

Seine-Saint-Denis Style D’Aquanaute à Nautilus, deux EPs sortis coup sur coup, le rappeur Dinos peaufine sa plume et poursuit sa route hors des sentiers battus du mainstream. Par Suzi Vieira – Photo de Fifou

vrai, concis et surtout bien écrit. Avec ses textes hyper-référencés et inventifs, qui tantôt bouleversent, tantôt, font l’effet d’une claque, Dinos s’inscrit dans une veine à la fois érudite et authentique du rap. Long de quatre minutes, son titre 93 mesures est déjà considéré par certains comme un classique du genre. Au son épuré du piano de Sofiane Pamart, il y égrène les confessions sur la vie des quartiers, les violences policières, le rapport à la religion, l’amour, l’argent ou les outrages du temps. L’une de ses punchlines devient slogan des manifestations de novembre 2020 dénonçant le passage à tabac de Michel Zecler par des gardiens de la paix : « Un peu innocent, un peu coupable / Chaque contrôle de police me rapproche de mon feat avec 2Pac. » Mais il n’y a pas que les écrits de Dinos qui ont du sens. L’artiste, véritable encyclopédie du rap, ne choisit aucune de ses collaborations au hasard, encore moins au gré du nombre d’écoutes sur les plateformes de streaming. Battle de haut vol avec Nekfeu (Moins un), incursion futuriste dans l’univers singulier de Laylow (Ciel pleure), ou bien encore duo en forme d’hommage au mythique et indépassable Le Crime paie avec Ali des Lunatic (Équilibre)… Pour les nostalgiques de l’âge d’or du hip-hop, le natif de Douala fait partie de ceux qui – devenus trop rares aujourd’hui ! – font la passerelle entre les générations. Il « rappe pour les p’tits qui connaissent pas les Fugees », ni les Lino, Kool Shen et autres Nessbeal. Tout en gardant la fraîcheur de l’époque actuelle, comme sur Moins d’égo avec Josman, jeune loup virtuose des rimes et du flow. Entre consistance textuelle et accroches poétiques, romantisme mélancolique et distance critique vis-à-vis des codes masculinistes des cités, Dinos s’installe comme une valeur sûre du rap français. Sans pour autant prendre la grosse tête, ni se départir d’un certain humour : « Putain d’clichés, j’nourris ces putains d’clichés / J’suis dans le Q5, mon téléphone sonne encore, putain, qui c’est ? » (Hamsterdam).

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l est né au Cameroun mais a grandi à la Cité des 4 000 dans le 93. Biberonné aux albums de Booba et Jay-Z, Jules Jomby (alias Dinos) charbonne depuis une dizaine d’années sur des raps un peu à l’ancienne, ambiance Seine-Saint-Denis des années 1990. Loin des propositions dominantes d’un genre musical devenu mainstream et auquel on reproche d’être aujourd’hui trop calibré pour les hits – entre pop urbaine, gangsta et rythmes zumba –, son disque de 2020 Stamina et ses récents EPs Aquanaute et Nautilus détonnent. Le fil rouge du travail mené par ce grand gaillard facétieux : faire simple, 38

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À La Laiterie (Strasbourg) jeudi 26 mai artefact.org

Édité par Universal Music universalmusic.fr


Le chant des possibles Fidèle à son ADN plein d’audace, la 38e édition du festival Musique Action démultiplie les dialogues entre les arts pour réinventer nos manières d’entendre et de voir. Par Suzi Vieira – Photo de l‘Atelier Marge Design

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arement le Centre culturel André Malraux aura proposé, pour son désormais traditionnel et attendu festival de création sonore, une telle diversité de formes et d’approches. Après des années empêchées, le désir des artistes d’« imaginer de nouvelles géométries du commun » semble plus impétueux que jamais ! « On sent une volonté généralisée chez les acteurs de la musique dite savante d’aller voir ailleurs, d’échafauder des expériences passant par d’autres canaux », confie Olivier Perry, directeur du CCAM. « Le temps du cloisonnement entre les chapelles esthétiques est révolu. Nous sommes à une époque où les cultures savantes et mainstream se mêlent sans arrêt, sans que cela ne pose problème au public. » Ainsi les spectateurs-auditeurs pourront-ils par exemple assister au truculent désossage, par les complices Fanny de Chaillé et Sarah Murcia, d’un album iconique de l’histoire du rock, Transformer de Lou Reed (24/05, CCAM). Avec pour seules armes la voix théâtrale de l’une et la virtuose contrebasse de l’autre, elles se réapproprient ce classique populaire – dont chacun a en tête quelques airs – avec une liberté jouissive et un total irrespect. Just a Perfect Day, comme vous ne l’avez jamais entendu ! Autre temps fort de la programmation, le sonneur de cornemuse écossaise Erwan Keravec (23/05, CCAM) qui, à coups de collaborations avec des compositeurs contemporains de haut vol (de Philip Glass à Ōtomo Yoshihide, dont il interprétera la pièce Walk on by), constitue années après années

un répertoire de musique ultra actuelle pour les instruments traditionnels de son breton quatuor (biniou kozh, bombarde et trélombarde). Dans un registre tout différent, eRikm et l’ensemble Dedalus ont imaginé, à base d’enregistrements de batraciens, chauvessouris et autres cétacés de l’Antarctique, une sorte de Fata Morgana acoustique, mirage auditif permettant de rendre accessible à l’oreille humaine l’ensemble des spectres sonores (25/05, CCAM). Et puis, il y a tous ces créateurs qui, de plus en plus, ont envie de dépasser le format du concert, imaginant d’autres expériences acousmatiques possibles. C’est notamment le cas d’Hervé Birolini avec Hidden Artikulation (24/05, CCAM), sorte d’ovni multimédia basé sur l’une des toutes premières compositions électroniques de l’histoire, imaginée par György Ligeti en 1958 et transcrite douze ans plus tard par le musicologue Rainer Wehinger sous la forme d’une étrange partition graphique. Sans parler des investigations du sculpteur des ondes David Merlo, qui présentera Phase (tous les jours à partir de 18h, CCAM), à la fois installation et performance artistique faisant d’une basse électrique le réceptacle de nos vibrations déambulatoires. Au Centre culturel André Malraux et à la salle Michel Dinet (Vandœuvre-lès-Nancy), mais aussi à la MJC Lillebonne (Nancy) du 23 au 28 mai centremalraux.com POLY 246

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MUSIQUE

Pas quelqu’un d’ordinaire Entre l’ironie poétique de Robert Charlebois et le génie androgyne de Prince, le chanteur québécois Hubert Lenoir fait, sur PICTURA DE IPSE : Musique directe, son autoportrait, loin de toute convention. Par Suzi Vieira – Photo de Noémie Leclerc

Dans 9:42 PM Nouvel enregistrement, pièce d’ouverture, on entend des bribes de conversation où il est question du cinéma direct. S’agissait-il avec cet album de transposer ce mode opératoire à la sphère musicale ? C’était mon intention, en tout cas. Ce courant cinématographique né au Québec à la fin des années 1950, autour des réalisateurs Pierre Perrault et Michel Brault, est une forme de cinéma documentaire avant l’heure, qui questionne la représentation du réel en passant par l’immédiateté. Cette idée de chercher à capter la vérité à même l’observation du quotidien m’intéressait beaucoup. J’avais moi-même sur mon smartphone des centaines d’enregistrements sonores d’un peu tout et rien, amassés depuis des années sans que je sache trop pourquoi : un musicien de rue, un bruit de chantier, des conversations avec des proches ou des amis… Un jour, en farfouillant dans toute cette matière, j’ai eu comme un déclic : faire un disque avec des morceaux de cet ordre-là, qui capteraient une certaine forme de vérité à même le vécu. De la “musique directe“ ! Comment vous est venue cette étrange habitude d’enregistrer des moments de vie sur téléphone ? Aucune idée. Certainement pas dans le but d’en faire un jour une œuvre artistique ! Je ne les avais même jamais réécoutés avant de concevoir PICTURA DE IPSE. Ma vie a si drastiquement changé ces dernières années que c’était sans doute une manière d’en garder des traces, un peu comme les cailloux 40

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blancs semés par le petit Poucet pour retrouver le chemin de la maison. Au fond, je faisais des marques pour documenter les évolutions de ma vie et ne pas me perdre en route. Le cinéma direct ambitionnait de faire émerger la vérité intime des personnes filmées. Cet opus livret-il la vôtre ? Je l’espère ! Le plus beau dans ces films, c’est qu’ils n’ont rien du documentaire journalistique, au sens où ils portent aussi leur part de beaux mensonges. Parfois, nos masques en disent plus sur nous que la vérité. Le plus important était de braquer une lumière très crue sur moi-même. Je voulais saisir le portrait brut de mes sentiments, y compris en faisant face aux non-dits. Les albums “personnels“ sont légion dans l’histoire de la pop, mais tous adoptent la même posture écorchée et dramatique. Et si de bonnes choses ont pu être faites dans cette veine-là, c’est souvent overdone : on montre un seul côté de la médaille, une seule version de l’histoire. Pictura de ipse signifie autoportrait en latin... La traduction littérale est plus belle encore : “peinture de soi-même“. Avant la démocratisation des miroirs, le portrait était le seul moyen pour les gens de se regarder en face. « J’ai rien en commun / J’préfère flairer mon parfum / Que d’attendre l’approbation de quelqu’un / Mais t’as l’air de quelqu’un / qui peut apprécier le fait / Que j’suis pas quelqu’un d’or-

dinaire », chantez-vous sur un disque dévoilant nombre de vos fissures, du harcèlement à l’homophobie dont vous avez pu être victime. Je n’aime pas qu’on parle de mes morceaux comme de manifestes. Je ne compose pas en me disant : « je vais faire un texte sur le bullying, les violences contre les LGBTQIA+, etc. » Ma démarche n’est pas celle-là. J’écris mes sentiments comme ils vont et viennent. Souvent contradictoires, ils peuvent traverser un couplet entier comme une ligne à peine. Ce flux ne suit pas de logique. En cela, il reflète l’imbroglio de nos êtres et de nos vies. Au final, nos états d’âme sont bien plus complexes que les étiquettes qu’on voudrait y épingler. D’après moi, les chansons les plus vraies, celles où l’on se livre dans tous ses paradoxes, sont au fond les plus engagées. Sur ce long album de 20 tracks, où se mêlent expérimentations et mélodies plus accrocheuses, votre voix est souvent trafiquée. Pourquoi ? J’aime l’accélérer légèrement et la modifier à l’aide d’un plug-in pour qu’elle sonne moins masculine. Cela ramène une certaine fluidité de genre à l’avant, qui la rend plus difficile à identifier. Peut-être cela vient-il aussi de mon idole, Prince, qui le faisait parfois, ou du rappeur Tyler The Creator dont c’est une signature depuis le début de sa carrière. Mais il y a sans doute une raison plus profonde encore : quand tu chantes tes propres trucs, il s’opère une étrange dissociation. C’est à la fois toi et pas tout à fait toi qui te mets en scène. Comme un persona…


QUATRES-QUARTS, VILLE-MARIE a, BOI ou encore SEL + SUCRE sont des hommages évidents à Prince, mais il y a aussi plusieurs références à Robert Charlebois… L’album est composé en trois parties : Québec, Paris, Montréal, puis retour à Québec. Or, en écoutant des chansons ultra connues de Robert (Tout écartillé, Les Ailes d’un ange et Je reviendrai à Montréal), j’ai soudain réalisé que

certaines lignes faisaient directement écho à ma narration. C’était comme un signe du destin : il fallait que j’intègre ces extraits, à la manière d’interludes. Et puis, c’est une belle façon de rendre hommage à la chanson québécoise à travers l’un de ses héros.

Édité par Simone Records simonerecords.net

À L’Autre Canal (Nancy) jeudi 5 mai lautrecanalnancy.fr

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MUSIQUE

Peut-être que nous serions heureux De sa plume sincère et sensible, le songwriter français Baptiste W. Hamon ouvre grand son âme sur son dernier opus, Jusqu’à la lumière. Par Suzi Vieira – Photo de Romain Winkler

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vec sa country-folk toute en sobriété – façon americana ultra-léchée sur laquelle seraient venues se poser, dans la langue de Molière, des paroles à la Jacques Bertin, Reggiani ou Brel –, Baptiste W. Hamon trace une route singulière, diaphane et chaloupée… Jusqu’à la lumière. Un titre gros d’espoir pour un troisième album qui nous bringuebale du Texas à la Haute-Savoie, de la brumaille à la joie, des épreuves du quotidien et autres sombreurs de la vie (Ils fument) à l’ivresse enjouée d’une soirée entre amis (Boire un coup). Le tout, sans effet de manche ni excessive grandiloquence. Passé par des études d’ingénieur l’ayant amené à vivre deux ans en Norvège, grand fan de tous les outsiders chansonniers de l’Ouest (de Johnny Cash à Kris Kristofferson), Hamon s’illustre par sa dramaturgie toute en retenue. Une poésie de rien et de peu, mais néanmoins d’une vibrante justesse, qu’il déploie dans la prosodie de textes nourris aux mots de la grande littérature : il relit en ce moment l’inégalable Rivage des 42

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Syrtes. « L’écriture est au centre de ma démarche artistique. Pour moi, l’essentiel est le travail sur le texte. Ensuite vient la recherche de la mélodie qui pourra au mieux le servir », confie celui qui a passé l’adolescence à composer des vers, avant de découvrir Townes Van Zandt, musicien texan génial et maudit. Un déclic. Il passe au format chanson. Sorti de l’ombre en 2014 avec la splendide Les Bords de l’Yonne, présente sur le volume trois des compilations du défricheur label La Souterraine, il enchaîne avec des EPs de toute beauté : Quitter l’enfance (2014), Nouvel été (2015), De mille feux (2019) et un sur la Première Guerre mondiale, Ballade d’Alan Seeger (2018), composé à la suite de la découverte d’un manuscrit de son grand-père. D’un côté à l’autre de l’Atlantique, il déroule le fil de ce télescopage fou entre traditions hexagonale et américaine, laissant planer les figures tutélaires au-dessus de ses premiers albums, L’Insouciance (2016) ou Soleil, soleil bleu (2019). Et le tout dernier n’en

est pas exempt, qui s’achève sur une reprise de Revoilà le Soleil, comme un clin d’œil à Bertin, magnifique et touchant ! « J’enterre mes pensées / Dans des pots tout l’hiver / Fleurira qui voudra / Au printemps, au printemps / Mais je vis, mais je vais / Il fait froid, il fait clair. » Le disque bénéficie en outre des arrangements dépouillés du magicien de la production John Parish (derrière quelques albums culte de Dominique A ou PJ Harvey) et de la participation radieuse de la songwriteuse norvégienne Ane Brun sur Laughter Beyond the Flames. Un joyau ciselé en duo, plein d’amours déçues et de pudique bienveillance. Au Cheval Blanc (Schiltigheim) vendredi 6 mai ville-schitigheim.fr

Édité par Modulor Records modulor-records.com


MUSIQUE

New York Felas Fidèle au son comme à l’esprit de Fela Kuti, le commando musical Antibalas continue de faire groover son afrobeat made in Brooklyn. Par Suzi Vieira – Photo de Jacob Blickenstaff

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a musique est une arme », disait Fela Kuti. Pour le big band new-yorkais Antibalas (mot espagnol signifiant ”à l’épreuve des balles”, elle est acte de résistance. Fondé à Brooklyn en 1998, un an après la mort du grand prêtre de la musique africaine, ce collectif à géométrie variable a vu passer pas moins de quarante instrumentistes, s’est produit dans plus de trente-cinq pays, du Japon au Portugal, a joué avec The Roots, Public Enemy, Paul Simon, Amadou et Mariam… La liste est longue comme le bras. Fer de lance de l’afrobeat occidental, le son d’Antibalas enchevêtre les rythmes, alliant le groove latin funk aux jams enfiévrées des nuits nigérianes avec leurs mitraillettes de cuivres et de percussions. L’effet est orchestral, plein d’une énergie endiablée et d’une crépitante liberté. Au centre de cet ensemble se trouve le charismatique Duke Amayo. Grand et imposant avec sa coiffe colorée, ce maître de kung-fu a grandi à Lagos, où il était un habitué des soirées du Shrine – le club légendaire de Fela –, avant de s’installer à Williamsburg au milieu des années 1990. Avec le saxophoniste baryton Martin Perna, il forme le noyau dur de ce groupe virtuose connu pour ses sets à la puissance viscérale, où la pulse afro-funk renoue avec la transe sous le flow d’un chanteur griot imprécateur, dénonçant la main mise des multinationales sur l’Amérique ou la gentrification galopante des faubourgs de la Grande Pomme.

ceux du mythique Africa 70 en son temps, un concert de trois heures, c’est la normale. Quand ils doivent faire moins, ils sont frustrés ! Une générosité qu’on retrouve sur leurs albums, dont Fu chronicles sorti en 2019. Quarante-huit minutes pour seulement six titres… En ouverture, Amenawon se déploie lentement au son des harangues en langue yoruba chantées par Amayo, avant de se lancer dans une explosion mélodique en hommage à sa défunte mère autant qu’à la déesse de l’eau, Yemoja. Le morceau prépare l’auditeur à ce qui va suivre, et notamment à la pièce maîtresse de l’opus, Fight Am Finish, dans laquelle la voix du conteur sorcier ponctue les sections de cuivres en convoquant les dieux guerriers Ogun et Seshat pour qu’ils le galvanisent dans la lutte spirituelle et ancestrale de l’Homme pour la vie.

Fidèle à l’esprit des origines, l’afrobeat des Antibalas est aussi festif, mystique et politique que l’était celui du Black President. Pour les musiciens de la formation new-yorkaise, comme pour

Édité par Daptone Records daptonerecords.com

À La Cartonnerie (Reims) mercredi 11 mai, aux Trinitaires (Metz) mardi 17 mai et au Parc de la Combe à la Serpent (Dijon) samedi 11 juin dans le cadre du Vyv Festival antibalas.com

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MUSIQUE

L’art du trio Jazz rauque et cristallin, uptempo et sentimental : Stephan Oliva, Sébastien Boisseau et Tom Rainey viennent à Jazzdor étirer en live leur album Orbit, sorti en 2019. Par Florent Servia – Photo de FloRiane F.

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aut-il connaître des musiciens avant d’aller les écouter ? Que dit le nom d’un artiste ? Une signature, un jeu, un savoir-faire, un univers… Traditionnel dans le jazz moderne, le format trio piano / basse / batterie sert également de repère, aussi vastes soient ses devenirs. Stephan Oliva, Sébastien Boisseau et Tom Rainey s’inscrivent ainsi dans une histoire balisée et ouverte en même temps, quelque part entre Ornette Coleman, à qui le trio rend hommage, le third stream – un jazz d’inspiration chambriste – et des figures du genre (Bill Evans, Carla Bley, Ran Blake). Ils cultivent, avec jouissance, la mélancolie et la noirceur, deux atmosphères chères au pianiste Stephan Oliva. A-ton besoin de le savoir pour se rendre au Fossé des Treize ? C’est là qu’intervient la particularité d’un genre où le passionné comme le curieux peuvent se laisser porter par la création et l’improvisation. Sorti en 2019, leur dernier album, Orbit (pour Oliva, Rainey, Boisseau internatio44

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nal trio), ne comporte aucun standard. Les compositions sont principalement signées Oliva, et une d’entre elles de Sébastien Boisseau, le contrebassiste. Elles dévoilent une musique riche, en perpétuel mouvement, maintenue en tension par un trio véloce et économe. Elles savent tenir en haleine, par la facilité qu’ont leurs mélodies à raconter une histoire, passant de boucles de riffs efficaces (piano et contrebasse) en soli virevoltants (piano). Stephan Oliva doit-il son sens de la narration à sa passion pour le cinéma ? Maître dans l’art de la respiration, le pianiste a consacré des albums aux bandes originales de Bernard Herrmann, de la Nouvelle Vague et des films noirs (on retrouve ici le portrait de l’actrice Gene Tierney sorti sur After noir, paru en 2011). Grave, cristallin, agité, émouvant… Le trio captive, non sans bifurcations. Car ce qui aurait pu n’être que beauté sombre n’est pas sans peps pour

autant ! La batterie puissante, nerveuse et acérée du californien Tom Rainey n’y est pas pour rien. Les trois musiciens sont chacun leaders à leurs heures. La force de leur association se niche dans les interstices, dans une dynamique de dialogues mouvants, sans cesse en recherche. Orbit défriche, à l’image de son label Yolk Music, dont Sébastien Boisseau, un habitué de Jazzdor, est l’un des cofondateurs. On doit à la maison de disques nantaise vingt ans de promotion de l’avant-garde contemporaine du jazz français. Rien que ça. Au Fossé des Treize (Strasbourg) mardi 24 mai jazzdor.com

Édité par Yolk Records yolkrecords.com


MUSIQUE

Chatoiements polonais Directrice musicale de l’Opéra national de Lorraine depuis le début de la saison, Marta Gardolińska se dévoile à travers deux programmes symphoniques. Portrait. Par Hervé Lévy – Photo de Grégory Massat pour Poly

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ous sommes début décembre, le lendemain de la première de Carmen à l’Opéra national du Rhin dirigée avec élégance et précision par Marta Gardolińska. Détendue, la cheffe polonaise trentenaire narre son enfance à Varsovie : « Dès que j’entendais de la musique, j’essayais de danser… avant de marcher », s’amuse-t-elle. Si le parcours – débutant par le piano à six ans, puis la flûte – est classique, la rencontre avec une cheffe de chœur a été déterminante, lui donnant « [s]a première leçon de direction à seize ans. Tout a été immédiatement naturel, plus qu’avec les instruments. » Puis un camarade lui assène qu’un cursus de chef est trop dif-

ficile pour une femme : « J’en avais déjà très envie, mais cette remarque a été un véritable déclic. Découvrir la Symphonie fantastique de Berlioz et ses mondes colorés m’a confortée. » Ses modèles ? « Nikolaus Harnoncourt dans le répertoire baroque et classique, des chefs comme Hans Knappertsbusch et Bruno Walter pour les œuvres germaniques. » Suivront des années d’études à Vienne et une courte période en tant que membre du Dudamel Fellowship Program à Los Angeles. Elle a choisi de postuler à Nancy « parce que l’Orchestre offre une double expérience symphonique et lyrique », avec pour credo de « permettre à un groupe important d’artistes de faire de la musique ensemble afin de percevoir une symphonie comme une œuvre de musique de chambre. Mon rôle est de faciliter l’écoute, la communication, de donner une importance égale à chacun. » Deux concerts sont l’occasion d’apprécier son art consommé de la programmation avec une exploration des Splendeurs polonaises (12 & 13/05) : « Chopin, dont sera donné le Premier concerto pour piano, est en quelque sorte, l’arbre qui cache la forêt », affirme Marta Gardolińska. Elle nous convie à découvrir ses compatriotes Antoni Szałowski « dont le néoclassicisme évoque celui de Prokofiev » et Witold Lutosławski avec son Concerto pour orchestre, page des années 1950 se plaçant dans le sillage de Bartók. Il se nourrit des musiques populaires de Mazovie – région du centre de la Pologne – pour créer un folklore imaginaire aux puissantes séductions, comme Stravinski dans Le Sacre du printemps. Changement d’atmosphère dans une seconde soirée intitulée La Force du destin (02 & 03/06) où l’ouverture de l’opéra éponyme de Verdi croise le Concerto pour violon de Sibelius. Écrit sous l’effet d’une force supérieure selon l’aveu du compositeur, il mêle mélancolie romantique nordique et étincelles lumineuses, réminiscences éclatantes d’un voyage en Italie. La soirée s’achève avec la Symphonie n°4 de Tchaïkovski, nimbée d’un douloureux fatum, son auteur évoquant « cette force fatale qui empêche l’aboutissement de l’élan vers le bonheur, qui veille jalousement à ce que le bien-être et la paix ne soient jamais parfaits ni sans nuages. » À la Salle Poirel (Nancy) jeudi 12 et vendredi 13 mai, puis jeudi 2 et vendredi 3 juin opera-national-lorraine.fr

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OPÉRA

Une tragédie provençale À l’Opéra-Théâtre de Metz, Paul-Émile Fourny monte la trop rare Mireille de Gounod, explorant avec finesse la destinée dramatique du personnage imaginé par Frédéric Mistral. Par Hervé Lévy – Maquettes des costumes de Giovanna Fiorentini

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Metz, la fin de saison prend des accents provençaux. Aux côtés d’un spectacle en deux soirées sur les Lettres de mon moulin, signé Philippe Caubère (11-14/05) se déploie en effet Mireille de Gounod. Après l’avoir monté à Nice et à Toulon – avec la divine soprano albanaise Ermonela Jaho dans le rôle-titre, qui se produisait pour la première fois en France –, Paul-Émile Fourny en propose une nouvelle mise en scène avec à l’esprit les mots du compositeur, cités par André Second dans sa biographie : « Il faut que cette âme lumineuse meure devant la mer inondée de soleil. C’est une messe en blanc et non en noir qu’il lui faut. » Autour de ce mot d’ordre, on découvre l’histoire dramatique d’une fille de riche propriétaire : amoureuse du pauvre vannier Vincent, elle repousse son promis, l’aisé bouvier Ourrias. Voilà le point de départ de la tragédie amenant Mireille à la mort aux Saintes-Maries-de-la-Mer après une marche éreintante dans le désert de la Crau. Au plateau, le directeur de l’Opéra-Théâtre de Metz s’est inspiré de The Red Dress, projet de l’artiste britannique Kirstie MacLeod : entre 2009 et 2022, une robe rouge à traversé le monde, s’enrichissant de nouvelles broderies à chaque étape pour créer un vêtement unique confectionné par 343 personnes originaires de 46 pays. Il est au centre de cette 46

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production : ainsi la scène d’ouverture où des magnanarelles cueillent des feuilles de mûrier destinées aux vers à soie, le matin de la Saint-Jean, se déroule-t-elle dans un atelier. Dans cet espace, le métier à tisser sert à la réalisation symbolique de cette robe représentant « la vie de Mireille, son fardeau en quelque sorte. Dans une société patriarcale, elle incarne une anti-Carmen, peinant à affirmer ses choix amoureux. Son rapport avec son père rappelle celui de Gilda et de Rigoletto », résume le metteur en scène. Cet opéra de l’oppression patriarcale ressemble à une variation sur le mariage forcé – « une thématique qui n’a pas perdu de son actualité sur la planète, malheureusement » – plaçant « en pleine lumière, comme souvent chez Gounod, un personnage féminin dont la figure maternelle est absente à l’image de Roméo et Juliette ou Faust. » Servie par une distribution prometteuse – on attend beaucoup de la soprano Gabrielle Philiponet dans le rôletitre – cette production hautement symbolique se déroulant à l’époque voulue par le compositeur, invite à se plonger dans le romantisme à la française, d’une infinie délicatesse, nimbé du folklore provençal de la partition. À l’Opéra-Théâtre (Metz) du 3 au 7 juin opera.eurometropolemetz.eu


MUSIQUE

Un archet solaire Violoncelliste lumineuse, Sol Gabetta excelle aussi bien dans le grand répertoire que dans les miniatures chambristes. Une salve de concerts permet de découvrir plusieurs facettes de son talent. Par Hervé Lévy – Photo de Julia Wesely

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ourrie à l’incandescence de l’école russe, Sol Gabetta – qui eut pour maîtres deux anciens élèves de Rostropovitch : Ivan Monighetti et David Geringas – possède un coup d’archet d’une merveilleuse ductilité. Soliste instrumentale de l’année aux Victoires de la musique classique 2022, elle fait (re)découvrir le Concerto d’Elgar à Baden-Baden (01/06) avec le London Symphony Orchestra et Sir Simon Rattle. Nécessitant un improbable mélange de pudeur et de virtuosité, cette pièce décrit selon les mots de son auteur ”l’attitude d’un homme face à la vie.” Quelques jours plus tard, voilà la musicienne à Strasbourg avec l’OPS et Hannu Lintu (12 & 13/05) pour un autre concerto majeur du XXe siècle, celui de Lutosławski dans lequel la soprano Galina Vichnevskaïa – l’épouse de Rostropovitch, pour qui la partition fut écrite – vit « l’histoire d’un Don Quichotte du XXe siècle ». Il est vrai que cette œuvre a la semblance

d’une lutte à grands coups de staccatos, le violoncelle repoussant l’assaut de plusieurs groupes d’instruments… Confronté à la violence expressive des cuivres dont il affronte le déchaînement tonitruant, son héroïsme semble céder, mais il reprend le dessus dans une page « dont la fin triomphante se place pour ainsi dire au-delà de l’événement qui vient de se produire », expliqua son auteur. Pour Sol Gabetta, la musique de chambre est « vitale. Elle permet de découvrir le violoncelle “à nu” et de montrer qu’il n’est pas seulement un instrument profond et littéraire, mais qu’on peut tout exprimer avec lui », résume-telle. Témoigne de cette passion le festival joliment baptisé Solsberg (23/0603/07), qu’elle a fondé en 2006 à Olsberg, à une quinzaine de kilomètres de Bâle, où se croisent Patricia Kopatchinskaja – avec qui elle a gravé Sol & Pat (Alpha classics, 2021), véritable hymne

à l’amitié –, Adrien La Marca ou encore Bertrand Chamayou. On retrouve ce dernier dans l’intimité d’une soirée dijonnaise (18/05). Voilà deux artistes de la même génération qui explorent plusieurs facettes d’un certain romantisme, entre France et Allemagne : autour de Félix Mendelssohn (avec la douceur lumineuse de sa Sonate pour violoncelle et piano n°1) gravitent en effet des pages de Johannes Brahms et César Franck. Autre histoire d’affinités électives, celle qui rassemble l’artiste et la violoniste Isabelle Faust. Accompagnées de Kristian Bezuidenhout au clavier, elles donnent le Triple Concerto de Beethoven à Bâle (27/05), rappelant l’héroïsme de sa Symphonie n°3. Au Festspielhaus (Baden-Baden) dimanche 1er mai, au PMC (Strasbourg) jeudi 12 et vendredi 13 mai, à l’Auditorium (Dijon), mercredi 18 mai et au Stadtcasino (Bâle) vendredi 27 mai solgabetta.com POLY 246

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FESTIVAL

Orientations conseillées Réunissant de grands noms de la scène musicale dans un exigeant programme, l’édition 2022 du Festival de Musique de la Sarre a pour ambition de dresser des ponts entre les peuples. Par Hervé Lévy – Photo de Fazıl Say par Marco Borggreve

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ondé en 1989, le Festival de Musique de la Sarre est une manifestation polycentrique de haute volée. Avec Orientations pour fil conducteur, son cru 2022 affiche la volonté de « jeter un regard sur la musique de toutes les cultures. Il y a deux ans, lorsque nous avons décidé de cette thématique, nous n’avions pas prévu à quel point la société aurait besoin de la voix de la culture et du pouvoir fédérateur de la musique. Il nous apparaît plus que jamais nécessaire de construire des ponts musicaux, de tendre un arc musical entre Orient et Occident », résume Eva Karolina Behr. Et Bernhard Leonardy, qui partage avec elle la direction artistique du festival, d’illustrer le credo d’un événement irrigué par l’idée de dépassement des frontières, qu’elles soient géographiques – puisque la manifestation s’affirme transnationale, clairement européenne et franco-allemande en particulier – ou sociales, s’ouvrant au plus grand nombre, en évoquant un voyage emmenant les festivaliers à Paris (06-09/06) : « Chaque jour, il y a un concert dans une église, généralement associé à une visite guidée de l’orgue. Le point culminant du voyage est le programme donné par les étudiants en chant de la Hochschule für Musik Saar. Lors d’un concert au Mémorial des Martyrs de la Déportation, un signe de l’entente entre les peuples sera donné par des jeunes gens de toutes les régions du monde jouant en ensemble, c’est-à-dire ensemble, dans différentes langues. » Pour le reste, le programme est (très) exaltant, avec notamment un concert du pianiste turc Fazıl Say et de la Camerata Salzburg dans un cadre industriel grandiose (22/05, Halle 48

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industrielle Meiser, Schmelz) où ses propres compositions – dont le génial et indispensable hommage à Atatürk, La Maison déplacée – croisent celles de Mozart. Parmi d’autres moments forts, mentionnons le récital de la soprano israélienne Chen Reiss (10/06, Abbaye Saint-Maurice de Tholey) ou le concert du Quatuor Jérusalem (12/06, Notkirche, Sarrebruck) dans un programme où deux classiques de Beethoven rencontrent les Fünf Stücke für Streichquartett d’Erwin Schulhoff, écrits au mitan des années 1920 – avant qu’il soit jugé ”dégénéré” par les nazis –, page pleine d’insolence qui doit autant à Darius Milhaud qu’à la… valse viennoise ! Enfin, on partagera les coups de cœur des directeurs artistiques : le concert de l’Estonian Philharmonic Chamber Choir dirigé par Tõnu Kaljuste (18/06, Église du Château de Blieskastel) pour Bernhard Leonardy et le récital du ténor Christoph Prégardien accompagné par le pianiste Stefan Litwin, (16/06, Château de Sarrebruck) pour Eva Karolina Behr. « Non une succession de numéros individuels, mais un programme dans lequel tous les Lieder sont tissés en une seule composition. Autour du compositeur Hanns Eisler est né un parcours au sein des différentes formes d’expression du genre. Ses chansons politiques sont en effet entrecoupées par des compositions du XIXe siècle. » Dans différents lieux de Sarre (et des région limitrophes) du 22 mai au 19 juin musikfestspiele-saar.de



sélection musique

La Femme © Jean-François Julian

Patricia Kopatchinskaja © Marco Borggreve

Le Barbier de Séville L’opéra de Rossini est mis en scène par Nikolaus Habjan : les marionnettes sont sous les feux de la rampe, puisqu’elles en deviennent des protagonistes à part entière. 08/05-23/06, Theater Basel theater-basel.ch

La Femme Cinq ans après Mystère, le vrai faux groupe pop le plus hype de l’Hexagone revient avec Paradigmes, mélange paradoxal d’entrain et de total accablement. 25/05, La Laiterie (Strasbourg) artefact.org

La Sonnambula Portée par huit opéras français, cette nouvelle production met à l’honneur les lauréats du Concours international de chant de Clermont-Ferrand dans une mise en scène signée Francesca Lattuada. 13 & 15/05, Opéra (Reims) operadereims.com

Delgres Deuxième album du militant trio de blues chanté en créole, 4 AM rend hommage aux ouvriers déracinés, entre exil et esclavage moderne. 28/05, Noumatrouff (Mulhouse) noumatrouff.fr

OBOY Nouvelle coqueluche du hip-hop français, l’auteur de Tudo bem poursuit son ascension, entre mumble rap et bangers grisants. 15/05, La Laiterie (Strasbourg) artefact.org Filarmonica della Scala Sous la prestigieuse baguette de Riccardo Chailly se découvre un programme où voisinent la Symphonie n°1 “Titan” de Mahler et le Concerto pour violon de Mendelssohn par Ray Chen. 16/05, Philharmonie (Luxembourg) philharmonie.lu Patricia Kopatchinskaja Dans un programme 100% russe, la violoniste interprète le Concerto n°1 de Chostakovitch avec l’OPS. 19 & 20/05, PMC (Strasbourg) philharmonique.strasbourg.eu Sadio Cissokho & Kader Fahem Réunis en duo pour un projet unique en son genre, le griot et le virtuose de la guitare flamenca créent leur propre langage, entre racines arabes et influences jazz. 25/05, Le Gueulard (Nilvange) legueulardplus.fr 50

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Festival Présence L’événement est consacré à des œuvres qui furent des jalons de la modernité depuis Beethoven avec un focus sur EsaPekka Salonen dont le SWR Symphonieorchester et Dima Slobodeniouk donnent Gemini (04/06). 28/05-06/06, Festspielhaus (Baden-Baden) festspielhaus.de Quatuor Diotima Cette formation cultive une double identité, entre France et Allemagne, classique et contemporain. Ce programme en est une parfaite illustration puisqu’y dialoguent Beethoven et Debussy, Dusapin et Mundry. 31/05, Arsenal (Metz) citemusicale-metz.fr Kanoe Le nouveau phénomène du rap français, découvert sur les réseaux sociaux à seulement 14 ans, enchaîne les EPs et les succès. 31/05, BAM (Metz) citemusicale-metz.fr



EXPOSITION

Folon en folie Au Musée Tomi Ungerer, se déploie l’art d’Un Rêveur engagé : quelque 150 œuvres de Jean-Michel Folon explorent une écriture visuelle où poésie et politique font bon ménage. Par Hervé Lévy

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l possédait un trait d’une grande élégance rappelant celui de Saul Steinberg – réussissant, en quelques lignes dessinées, à exprimer la force d’une idée – et était un maître de la couleur. » Voilà le génie de Jean-Michel Folon (19342005) résumé d’éclatante manière par Thérèse Willer ! Et la commissaire de l’exposition d’annoncer la découverte d’un « versant de sa création qu’on ne connaît pas, ou moins bien. » Il est vrai que la plupart des pièces exposées le sont pour la première fois, puisqu’elles ont été découvertes récemment, après la disparition de la seconde épouse de l’artiste, dans un coin de son atelier monégasque. poétique Devenu une icône de la culture populaire, Folon affirmait : « J’ai seulement essayé de fixer mes propres rêves, avec l’espoir que les autres y accrochent les leurs. » En témoigne le célèbre générique imaginé pour Antenne 2 au mitan des années 1970, sur une musique planante de Michel Colombier inspirée d’une composition baroque d’Alessandro Marcello. Des hommes volètent, se servant de leurs bras comme d’ailes, au cœur de l’azur piqueté d’étoiles d’un fond coloré seventies, dans un ballet méditatif et diablement mélancolique. Pour s’en souvenir, quelques celluloïds originaux sont posés dans une vitrine ouvrant un parcours thématique rappelant que l’artiste réalisa près de 600 affiches au cours de sa carrière, dont celles de Lily aime-moi de Maurice Dugowson – où il fut également acteur – et de La Rose pourpre du Caire de son ami Woody Allen. Dans une opposition chromatique intense entre le blanc éclatant de l’écran et la salle obscure traitée avec un lavis – dont la teinte évoque le titre – se concentre le propos du film avec une belle intensité : un personnage sort de son univers cinématographique pour entraîner une jeune femme dans des aventures rocambolesques. À côté, sont accrochés des dessins inédits des années 1960 : un être dont le visage est remplacé par un point d’interrogation (signe typographique souvent utilisé par l’artiste notamment dans une étonnante sculpture) ressemble à un cousin du personnage fétiche de Folon, ”homme au chapeau”, réduit à sa plus simple expression. Deux points pour les yeux, un trait faisant office de bouche, un galure masquant les cheveux et un grand manteau passe-partout. Un monsieur Tout-le-monde en forme d’archétype universel, lointain parent de Charlot ou des hommes au chapeau melon de Magritte. Au-delà de la ressemblance esthétique existent des correspondances intellectuelles : des cyclistes sans expression pédalant sur des roues dentées convoquent les engrenages (autre motif récurrent présent dans nombre de compositions) des Temps modernes broyant l’Humanité dans un travail répé52

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titif. Sur ces dessins plane l’esprit révolutionnaire des sixties et éclate leur aspiration à un monde meilleur. politique Au fil des thématiques – le cosmos, la ville vue comme un labyrinthe étouffant sursaturé de signes dénués de sens, l’incommunicabilité, etc. – se déploient, grâce à une fine sélection d’œuvres, les contours de l’univers de Folon dont on découvre une facette inédite. Une section intitulée Métamorphoses montre en effet que ce maître de l’aquarelle n’hésita pas à explorer de nombreuses techniques, les hybridant avec délicatesse, jouant de grattages, assemblages et autres collages. Notre homme se montre ainsi le digne héritier des surréalistes. Pensons à un génial révolver découpé dans un

Collection Fondation Folon, La Hulpe © Fondation Folon / ADAGP Paris, 2022


Folon dans son atelier à Burçy, vers 1970. Collection Fondation Folon, La Hulpe © Ture Westberg

antique catalogue d’armes : sa détente va être actionnée par un homme minuscule tenant tout entier dans le pontet. Le dispositif menace une femme debout face au chien qui va s’abattre sur elle dès le coup parti, le visage convulsé de peur, les bras levés. Voilà qui annonce une salle consacrée aux engagements de l’artiste : affiche contre la peine de mort – un juge dont la bouche grande ouverte est une guillotine – ou illustration pour Amnesty International explicitant l’Article 28 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. Pacifiste convaincu, ouvert très tôt à la préservation de l’environnement, Folon met sa plume au service de causes essentielles dont l’actualité est brûlante, si bien que certains dessins font encore froid dans le dos comme un visage dont yeux, nez et dents sont des missiles nucléaires. À la fin du parcours, le visiteur demeure saisi par une aquarelle : une immense croix gammée dotée d’une main, de deux pieds humains ainsi que d’une tête de loup, est posée, inquiétante, sur un globe terrestre se détachant, mortifère, dans les teintes mordorées d’un soleil couchant… prête à mordre et à poursuivre sa rotation sinistre. Au Musée Tomi Ungerer – Centre international de l’illustration (Strasbourg) jusqu’au 3 juillet musees.strasbourg.eu > En parallèle se déploie Tomi Ungerer. L’enfant terrible à la Fondation Folon de La Hulpe, en Belgique (jusqu’au 26/06) fondationfolon.be

Article 28 de la Déclaration Universelle des droits de l’Homme, 1988 Collection Fondation Folon, La Hulpe © Fondation Folon / ADAGP Paris, 2022

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Mosquée Nasir-ol-Molk, Shiraz, Iran, 2019

Un regard persan Avec Iran between Times, le photographe autrichien Alfred Seiland livre une passionnante vision du pays et des enjeux, conviant à dépasser les idées reçues. Par Hervé Lévy

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n 2014, Alfred Seiland explorait l’Antiquité au MNHA avec Imperium Romanum, série d’images où la collision était permanente entre hier et aujourd’hui. C’est une démarche artistique identique qui sous-tend sa circumnavigation dans un Iran entre deux ères. Une soixantaine de clichés pris depuis 2017 forment un fascinant périple soulignant les enjeux auxquels le pays est confronté : un homme contemple des “pédalos cygnes“ multicolores d’un splendide kitsch, posés sur la terre craquelée de ce qui fut une rivière. Asséché par un nombre excessifs de réservoirs, des forages illégaux et une irrigation anarchique, le Zayandeh Roud (“Fleuve fertile“) traversant Ispahan n’est plus qu’un souvenir. Barrant la photographie, les trente-trois arches du sublime Si-o-se-pol – pont érigé au début du XVIIe siècle – semblent étrangères à ce désastre contemporain. Cette mélancolique composition fait écho à un terrain de foot tout de sable et de caillasse dans le Désert de Lout, près de Shahadad. Incongru au premier abord, le but fièrement planté dans le sol évoque la passion folle des Iraniens pour le ballon rond, qui servit aussi de moyen de lutte pour l’égalité : après d’âpres combats, les femmes ont eu le droit d’aller voir l’équipe nationale au stade pour la première fois en… 2019. Une jeune fille de dos semble tournoyer avec grande délicatesse dans le kaléidoscope polychrome 54

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de la “mosquée rose“ de Shiraz. Un soldat assis à un arrêt de bus lance un regard un peu perdu à l’objectif. Derrière lui se devinent les murs remplis de slogans anti-impérialistes de l’ancienne ambassade des États-Unis, à Téhéran. Deux touristes au voile jeté négligemment sur les épaules laissant apparaître une grande partie de leur chevelure, passantes de Persépolis insoucieuses de l’Histoire, sont concentrées sur leur selfie. Toutes les images d’Alfred Seiland questionnent le passé du pays à l’aune de son présent. Et réciproquement. Rassemblées, elles forment une formidable mosaïque où le silence millénaire de la gigantesque ziggourat de Chogha Zanbil répond à celui du Mémorial d’Arvand Kenar rappelant les atrocités de la guerre avec l’Irak. Plus loin, la tombe rupestre de Darius Ier à Naqsh-e Rostam – avec ses reliefs montrant le souverain recevant un anneau du dieu Ahura Mazda – entre en résonance avec le carré des martyrs du cimetière de Behesht-e Zahra. Grâce à cet aller-retour permanent entre les siècles, le photographe réussit à saisir l’âme du pays en toute subtilité. Au MNHA (Luxembourg) jusqu’au 11 septembre mnha.lu


Le monde en bleu et blanc Connu pour ses expositions en forme de pieds-de-nez au monde de l’art, Thomas Mailaender met au jour la fabrique de l’image avec Ultra-violets. Par Suzi Vieira – Photo d’Alex Flores

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ela fait dix ans que Thomas Mailaender collectionne les photos de monsieur et madame Tout-le-monde. De vide-greniers en ventes aux enchères, sur les marchés aux puces et sur Internet, l’artiste chasse les images vernaculaires en tout genre, polaroïds tirés des albums de famille ou publicités à l’affiche des vieux magazines. Avec un penchant certain pour le kitsch. Au total – pour l’instant ! –, quelque 11 000 documents, réunis sous le titre The Fun Archeology, consultables en ligne. Mais qu’on ne se méprenne pas, entre dérision et démarche d’archivage, cet érudit photographe a tout d’un anthropologue de nos contemporaines sociétés. Chez lui, l’humour décalé ne doit jamais occulter le jeu constant avec les codes et l’histoire de l’art, la mise en question du statut de l’œuvre, l’interrogation sur les catégories d’images (nobles ou triviales) et leur espace de diffusion. Sur les murs de l’une des salles de La Chambre, tapissée de papier cyanotypé délavé, se révèlent différents clichés issus de sa collection. Intitulée Cyanotype Room, l’installation oscille entre étrange familiarité et cabinet de curiosités : la Terre vue depuis l’espace, des cartes à jouer (clin d’œil aux Tricheurs de Caravage ?), une tête d’oiseau, une réclame pour un appareil photo argentique nous faisant face, avec son objectif capturant le regard. Et puis, plus discrète par sa taille, une reproduction du génial Ceci n’est pas une pipe de Magritte. Au bas de chaque mur, il a laissé les gouttières bricolées pendant l’installation pour

récupérer l’eau de rinçage bleue de Prusse des parois. Dans les coins, différents bacs, et au milieu de la pièce, un grand réservoir. Ultra-violets est une exposition mettant en évidence les processus de fabrication des tirages, qui rappelle l’œuvre à son statut d’objet et le plasticien à celui d’artisan. Non seulement il découvre au grand public l’ancienne technique du cyanotype (inventée par Sir John Herschel en 1842 et largement utilisée à des fins scientifiques, des herbiers de la botaniste Anna Atkins aux minutieux plans d’architectes), mais dévoile aussi celle qui permit l’âge d’or de la presse et des livres imprimés. Dans la pièce d’à côté, Offset Conventionnel dévoile un mini-labo avec ses fines plaques d’aluminium, son bain de révélateur et son solarium. À l’extérieur de la chambre noire, épinglées à un fil pour séchage, se pavanent les plaques positives d’anciennes pubs glanées dans les Paris Match des années 1960 et 70 : la parfaite ménagère de moins de cinquante ans expliquant à sa blondinette petite fille comment utiliser la nouvelle machine à laver, une main d’homme tenant entre ses doigts la résidence secondaire qu’il peut s’offrir à crédit, une jeune fille sage en body blanc un brin sexy… À La Chambre (Strasbourg) jusqu’au 28 mai la-chambre.org – thomasmailaender.com thefunarcheology.com

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Les invisibles Hors du “réalisme national-socialiste“ officiel, beaucoup ont continué à créer en Allemagne, de 1933 à 1945. À Francfort, L’Art pour personne zoome sur des artistes ayant choisi l’émigration intérieure. Par Hervé Lévy

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ertains ont fui. D’autres furent déportés, puis exterminés. Plusieurs sont néanmoins restés en Allemagne, n’adhérant pas pour autant à la Reichskammer der bildenden Künste (Chambre des arts plastiques du Reich), ce qui les excluait de facto d’expositions publiques et autres appels d’offre. Avatar de la résistance passive, cette émigration intérieure en forme de retrait fut l’apanage de beaucoup… qui continuèrent à produire, en marge, des œuvres invisibles, d’une grande hétérogénéité, que nous découvrons dans un parcours fait de quatorze salles monographiques. Il débute avec les toiles de Jeanne Mammen dont la violence colorée d’un Guerrier mourant (vers 1943) évoque le Picasso de Guernica. Plus loin se déploient des noms célèbres, tels Willi Baumeister – avec ses jeux graphiques satiriques sur des cartes postales d’œuvres d’affidés au Troisième Reich comme Arno Breker – ou Otto Dix. Installé sur les bords du Lac de Constance, ce dernier, jugé dégénéré, quitte les rives de l’expressionnisme pour aborder des compositions paysagères iréniques (Lever de soleil à Randegg, 1935) ou des allégories chrétiennes sur lesquelles plane l’ombre de Matthias Grünewald (La Tentation de Saint-Antoine, 1937).

mais pas uniquement. Plus claire est la situation de Hans et Lea Grundig, œuvrant dans la clandestinité – le premier peint l’hallucinant Combat des ours et des loups, en 1938 –, ou de Werner Heldt. Exilé à Majorque en 1933, il publie Quelques observations sur la masse, essai entrant en résonance avec des dessins comme l’étouffant Meeting (1933-35), saturé d’êtres déshumanisés défilant derrière de sombres drapeaux. À cette représentation des démonstrations de force des chemises brunes répondent les paysages urbains déserts, d’une tristesse quasiment métaphysique, réalisés à son retour en Allemagne. Extrêmement sensibles sont les œuvres d’Hannah Höch : honnie par les autorités – son nom est mentionné dans Nettoyage du temple de l’Art, sinistre pamphlet de Wolfgang Willrich –, elle vit retirée dans sa maison de Berlin-Heiligensee. On demeure médusé devant la souffrance qui sourd de Danse macabre (1940-42), tandis que le diptyque formé par Le Départ sauvage (1933) – en réaction à la nomination d’Adolf Hitler au poste de chancelier – et 1945 (La Fin) ressemble à un fascinant raccourci de ces treize funestes années.

D’autres trajectoires sont plus opaques, comme celle de Franz Radziwill : adhérent au parti nazi et professeur à Düsseldorf, il est dénoncé par… ses étudiants critiquant ses déviances passées. Sont accrochées des huiles illustrant cette ambivalence : Le Casque d’acier dans le no man’s land (1933) peut ainsi être vu comme une critique du militarisme renaissant,

À la Schirn Kunsthalle (Francfort-sur-le-Main) jusqu’au 6 juin schirn.de

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1. Hans Grundig, Kampf der Bären und Wölfe, 1938, Staatliche Museen zu Berlin, Nationalgalerie, © bpk / Nationalgalerie, SMB, Foto: Klaus Göken / VG Bild-Kunst, Bonn 2022 2. Edmund Kesting, Trümmerstätte an der Dresdner Frauenkirche, 1945 © Galerie Berinson, Berlin / VG Bild-Kunst, Bonn 2022



EXPOSITION

L’art de bâtir À Saint-Louis, la Fondation Fernet-Branca explore les relations foisonnantes entre Artistes – Architectes. Par Suzi Vieira

Florian Graf, Ticket Pagoda, 2020 © Charlotte Aeb

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a question de savoir si les architectes sont des artistes est un serpent de mer depuis la fin de la Première Guerre mondiale et les grandes heures du Bauhaus. Il aura fallu attendre 2015, pour que le jury du prestigieux Turner Prize tranche définitivement la question en décernant son prix d’art contemporain au cabinet anglais Assemble pour le projet de réhabilitation d’un quartier de Liverpool. Galeries d’art et musées ont accompagné le mouvement, ouvrant leurs espaces aux dessins, collages et autres maquettes d’architectes ayant aussi développé une substantielle œuvre de plasticiens (qu’on pense au duo belge Kersten Geers et David Van Severen ou aux sculptures de Mauricio Pezo et Sofia von Ellrichshausen). Avec Artistes – Architectes, la Fondation Fernet-Branca s’attache à présenter les relations entre les deux univers et l’implication des artistes dans des projets de construction. Le parcours s’ouvre ainsi sur les réalisations d’un bâtisseur connu autant pour la puissance expressive de ses projets (le

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Florian Graf, Ghost Light Light House, 2012 © Katja Bode

MuCEM de Marseille, le Mémorial de Rivesaltes ou le Pavillon Noir d’Aix-enProvence) que pour sa gouaille et ses saillies contre les dérives ”minimalistes” qui transforment selon lui nos villes en des mondes sans récit. Remettant sans cesse en cause l’autorité symbolique de l’architecture, le poète bétonneur Rudy Ricciotti favorise dans son travail les collaborations avec les artistes (voir page 15). À Saint-Étienne, il reprend sur les façades de la Maison de l’Emploi (2011) le motif du haricot cher au peintre Claude Viallat. Pour le Centre culturel Aimé Césaire de Gennevilliers (2013), il imagine avec Hervé Di Rosa un prisme irrégulier de béton blanc évidé, dont les ouvertures sont un hommage direct aux toiles lacérées de Lucio Fontana – quel tour de force ! Mais Ricciotti n’est pas le seul à croire encore que l’architecture est un moyen de transformer le réel. Célèbre en Suisse pour ses Pagodes à billets transposant en plein stade de Lausanne le monde merveilleux d’Alice et Gulliver réunis, le plasticien bâlois Florian Graf se joue, dans chacune de

ses œuvres, de nos perceptions de l’espace comme de ses impacts sur nos corps et nos vies. Plus loin, ce sont les photographies des anciens abattoirs de Casablanca ou de l’usine Opel de Rüsselsheim, investis à la peinture par Georges Rousse pour créer d’étranges anamorphoses à l’esprit fauve, qui saisissent le visiteur. Et puis, il y a aussi l’insolite série de plans des Maisons qui meurent de Christophe Berdaguer et Marie Préjus, la double peau tissée par Maryam Ashford Brown sur les façades du siège social de Weleda, ou encore le diaporama des réalisations du génial Jean-Michel Wilmotte, celui-là même qui transforma l’ancienne distillerie Fernet-Branca en lieu d’art contemporain. On ne saurait mieux boucler la boucle ! À la Fondation Fernet-Branca (Saint-Louis) jusqu’au 22 mai fondationfernet-branca.org


EXPOSITION

La voix du sabre Avec pour épine dorsale la collection réunie par Patrick Liebermann, Samouraïs, guerriers et esthètes permet un saisissant regard sur le Japon grâce à un objet emblématique de cette caste : le tsuba. Par Hervé Lévy

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ue sait-on vraiment des samouraïs ? En Occident, nous en avons des représentations monolithiques et simplifiées. Cette exposition permet d’appréhender la diversité et l’évolution d’une caste dominante au Japon du XIIe siècle à 1876. À cette date, au début de l’Ère Meiji, un décret impérial leur interdit de porter un sabre… Des centaines de milliers de samouraïs – 7% de la population ! – se reconvertissent, vendant leurs tsubas devenus inutiles, bien souvent à des Occidentaux férus de japonisme, qui les découvrent en même temps que les estampes. Mais le mouvement avait commencé plus tôt : guerriers au départ, ils se métamorphosèrent au fil du temps en fonctionnaires, gardant leur sabre devenu simple objet d’apparat. Deux splendides armures – l’une du XVIIIe siècle est 100% d’origine – ouvrent un parcours dont le fil directeur est le tsuba : accessoire dont la décoration se fait sans cesse plus délicate à partir de la fin du XVe siècle, cette plaque le plus souvent circulaire (mais aussi carrée, hexagonale…) est la garde du katana. Composé dune grande variété d’alliages – comme le shakudō mêlant cuivre et or, d’une merveilleuse teinte couleur bleu nuit –, il sert à protéger la main, l’empêchant de glisser sur le tranchant de la lame. Il faut prendre le temps d’arpenter cette passionnante exposition où quelque 70 pièces – estampes, brûle-parfums masques de théâtre, armes (dont un remarquable tantō, poignard de l’époque Edo) – entrent en résonance avec la finesse de 125 tsubas, souvent de véritables œuvres d’art autant que des prouesses de la métallurgie nippone, classés thématiquement (Dieux et légendes, Animaux fantastiques, etc.). Se déploient de fascinantes pièces d’orfèvrerie : véritables mondes en miniature chargés de sens et d’une extrême finesse, où les vides jouent avec les pleins, elles nous en disent beaucoup sur l’histoire du Japon. L’une présente une hallucinante carte de l’archipel détaillant les provinces existantes autour de 1600, leurs noms étant explicités en placage d’or. Elle est placée en regard d’estampes magnifiant les paysages du pays, comme la composition iconique d’Hokusai intitulée Sous la grande vague au large de Kanagawa. Une autre est à l’image de Jurōjin, une des sept Divinités du Bonheur incarnant la longévité, au milieu des nuages et des vagues. Une troisième

montre un petit singe recroquevillé sur une branche au-dessus d’un lac dans lequel se reflète la lune… que le macaque tente désespérément de saisir. Évocation de l’hiver, il s’agit aussi d’une allusion à une fable dénonçant la vanité humaine dont un des avatars occidentaux serait La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf. À la Bibliothèque nationale et universitaire (Strasbourg) jusqu’au 13 juillet bnu.fr > Visites commentées les lundis et jeudis à 17h30, samedis à 11h

1. Tsuba marugata, Fin Edo. Coll. part. 2. Utagawa Kuniyoshi (1797-1861), Onodera Junai Hidetomo tiré des Histoires de la Vraie loyauté des fidèles samouraïs (n°9, vers 1847-1848), Coll. part.

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sélection expositions

Lynette Yiadom-Boakye, Tie The Temptress To The Trojan, 2016

Four Legs in a Garden On craque pour les sept toiles d’Elizabeth Glaessner ici réunies, permettant de découvrir, pour la première fois dans une institution française, une œuvre dominée par des images mentales tout aussi étranges que fascinantes. Jusqu’au 22/05, Le Consortium (Dijon) leconsortium.fr Un Art de la fougue Au travers de strictes compositions, Jean-Marc Scanreigh fait coexister une multitude d’éléments et de sentiments presque en déséquilibre. Souvent déroutantes, ses compositions transportent le spectateur dans un autre monde. Jusqu’au 11/06, Galerie Sandra Blum (Strasbourg) galeriesandrablum.fr Réapparitions Michael Rakowitz interroge le rôle du musée pour mettre en place des dynamiques de réparation et de responsabilisation face aux traditions d’extraction et de colonisation qui ont marqué l’histoire de cette institution. Jusqu’au 12/06, Frac Lorraine (Metz) fraclorraine.org Fly In League With The Night Il s’agit de la plus grande rétrospective à ce jour de l’œuvre de la Britannique Lynette Yiadom-Boakye : les personnages de ses peintures figuratives évoluent dans des décors délibérément énigmatiques, intemporels et souvent abstraits. Jusqu’au 05/09, Mudam (Luxembourg) mudam.com Posada, génie de la gravure Voici l’histoire d’un artiste dont le nom est encore trop méconnu en France. Pourtant, qui ne connaît ses figures de squelettes dansant, riant, jouissant de l’existence à la manière des vivants ? Les calaveras sont désormais les motifs récurrents d’une culture populaire internationale. Jusqu’au 18/09, Musée de l’Image (Épinal) museedelimage.fr 60

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© Jean-Marc Scanreigh

Brice Marden, Shell Drawing 2, 1985-1987

Moved by Schlemmer Cette exposition explore, cent ans après sa création, l’influence qu’a eue le Ballet triadique, chorégraphie expérimentale d’Oskar Schlemmer, dans l’histoire de l’art et de la mode avec notamment des œuvres d’Ulla von Brandenburg, Kalin Lindena et Haegue Yang, qui confrontent les réflexions de l’artiste à leurs propres questionnements. Jusqu’au 09/10, Staatsgalerie Stuttgart staatsgalerie.de Dinosaures Le parcours d’exposition, ludique et original, créé par deux géologues lorrains, les frères Blouet, emmène le public dans un grand voyage dans le temps, avec par exemple des fossiles de la plus ancienne forêt du monde, trouvés au Spitzberg et vieux de 400 millions d’années. Jusqu’au 06/11, Jardin botanique Jean-Marie Pelt (Nancy) jardinbotaniquedenancy.eu Inner Space Une exposition rendant hommage à Brice Marden (né en 1938), l’un des peintres majeurs de notre époque. Dans les années 1960, il devient une référence avec ses monochromes et ses dessins chargés d’émotion. 14/05-28/08, Kunstmuseum (Bâle) kunstmuseumbasel.ch Infortune Cookies Un nouveau type de partage entre centres d’art : sont en effet invités les artistes commissaires Tom Castinel et Marie L’Hours pour décliner le concept d’exposition en plateaux qu’ils développent actuellement à La Tôlerie de Clermont-Ferrand. 21/05-21/08, Le 19 (Montbéliard) le19crac.com



RUBRIQUE

© Thorsten Wisser / SSG

La vie de château Situé à une vingtaine de kilomètres de Karlsruhe, le Château de Bruchsal fête ses trois-cents ans. Visite au cœur d’un joyau baroque qui rayonne sur le bassin rhénan. Par Pierre Reichert

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armi les merveilles regroupées au sein des Staatliche Schlösser und Gärten – une soixantaine de sites d’exception rassemblant les plus beaux châteaux, jardins et autres couvents du Bade-Wurtemberg – il en est une qui nous tient particulièrement à cœur : le Château de Bruchsal dont la visite est féérique. Elle s’impose d’autant plus cette année que l’édifice célèbre son 300e anniversaire. Érigé sur ordre du prince-évêque Damian Hugo von Schönborn, sa première pierre fut en effet posée le 27 mai 1722. S’il a été en grande partie détruit le 1er mars 1945 par un raid aérien, sa restauration, fidèle à l’original construit sur des plans de Maximilian von Welsch, est époustouflante. On reste admiratifs de l’élégance de ses différents corps de bâtiment générant un puissant sentiment d’équilibre. C’est Balthasar Neumann – à l’œuvre de 1728 à 1731 – qui imagine un escalier parmi les plus grandioses du XVIIIe siècle, dont les deux volées s’élancent avec une grâce inouïe pour former un ovale délicat, offrant des perspectives impressionnantes sur la décoration intérieure réalisée dans un style rococo sous le règne de Franz Christoph von Hutten zum Stolzenberg. Efflorescences de stuc signées Michael Feuchtmayer, chéneaux décorés de dragons dorés en guise de gargouilles, salons d’une préciosité inégalée, mobilier d’un raffinement exacerbé, collection de tapisseries 62

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parmi les plus importantes d’Europe, fresques peintes par Giovanni Francesco Marchini : le lieu est un concentré de l’histoire de cette partie de l’Allemagne. Sa dernière résidente princière, entre 1806 et 1832, fut Amélie de Hesse-Darmstadt, épouse du prince héréditaire de Bade. On la surnommait ”la belle-mère de l’Europe”, puisque ses filles épousèrent des souverains d’importance (Maximilien Ier de Bavière, le tsar Alexandre Ier de Russie, Gustave IV Adolphe de Suède…). Rajoutons que le château abrite le Musée des automates et boîtes à musique, riche de l’une des plus grandes collections au monde avec quelque cinq-cents pièces montrant l’évolution d’instruments de musique mécaniques entre le XVIIe et le XXe siècle : un orchestrion, qui remplaça une quarantaine d’instrumentistes à la cour de Savoie (considéré comme le plus grand automate à musique du monde), un coffre doté d’un mécanisme de jeu de flûte ayant appertenu à l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche… Semaine festive du 23 au 29 mai (marché à partir du 26, avec expériences gastronomiques, artisanat, animations pour enfants, etc.) schloesser-und-gaerten.de – schloss-bruchsal.de > Des audioguides sont disponibles en français


PATRIMOINE

Pour célébrer dignement l’anniversaire, cet été, un festival en plein air (28/07-07/08) fera résonner les jardins du Château. Au menu de cette manifestation extrêmement éclectique, une Tosca de Puccini (28/07) dirigée par Thomas Guggeis, un des plus grands chefs de sa génération : à moins de trente ans, il a été désigné pour prendre les rênes de l’Opéra de Francfort (à compter de la saison 2023-24). Dans les rôles majeurs, on retrouve le ténor Martin Muehle (Cavaradossi), le baryton-basse Tomasz Koniecny (Scarpia) et, last but not least, la soprano Maria Agresta dans le rôle-titre. Du grand spectacle en perspective, devant près de 3 000 spectateurs, qui apprécieront aussi le groove jazzistique de Gregory Porter (03/08) accompagné du SWR Big Band ou la trompette hyper inspirée de Till Brönner (30/07), avec des classiques et des pièces issues d’On Vacation, son nouvel opus. Notre coup de cœur ? Incontestablement le violoniste Daniel Hope et l’ensemble L’Arte del mondo (01/08) pour le cultissime Vivaldi recomposed de Max Richter. Le compositeur germano-britannique s’est emparé avec une maestria incroyable des Quatre Saisons pour imaginer une partition oscillant entre respect absolu de l’original et réinterprétation contemporaine ! schlossfestival.de

Salon des marbres © Hermann Christoph / SSG

© Dirk Altenkirch / SSG

Château sonore

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GASTRONOMIE

L’état de nature Frontale et proche de la nature alsacienne, la cuisine de Jérôme Jaegle, récompensée par une Étoile au Guide Michelin, se déploie au restaurant Alchémille. Visite à Kaysersberg. Par Hervé Lévy – Photos de Julie Limont

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n quelques années, Jérôme Jaegle a su imposer sa patte dans le paysage gastronomique avec une cuisine au plus près des éléments. Ouvert en 2015 dans sa cité natale, l’Alchémille – qui tient son nom d’une « plante des alchimistes, associée à la fertilité au Moyen-Âge, la dernière à tenir la rosée le matin » – est un restaurant dont le rapport au terroir alsacien est viscéral. « Je suis petit-fils d’un boucher charcutier, éleveur de moutons. Mon autre grandpère était bucheron », explique le chef passé par des maisons prestigieuses (que ce soit chez Jean-Yves Schillinger ou Christian Têtedoie). Chacun de ses menus porte le nom d’un vallon de la région où flottent des souvenirs d’enfance : Toggenbach, Rehbach et Geissabrenala. « Mes valeurs sont celles de la terre », balance un homme dont la cuisine est brute, sans être brutale. Bien au contraire, elle se déploie dans des efflorescences de finesse, accompagnée de

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vins songeusement choisis. « En Alsace, si tu n’est pas au minimum bio, c’est que tu n’as pas compris un truc », expliquet-il à propos d’une sélection de flacons dont les porte-étendards se nomment Beck-Hartweg ou Schoenheitz. Le ton est donné dès l’apéritif, avec un saucisson de sanglier réalisé et maturé par ses soins révélant une plénitude de saveurs animales extatiques, non exemptes d’un séduisant brutalisme. Dans une salle élégante et boisée aux teintes chaleureuses, le dîneur se sent hors du temps… Loin de tout, mais près de la poésie des produits exprimant toutes leurs possibilités. Pensons à un céleri conservé deux ans et demi pour atteindre sa plénitude ou à une multitude de plantes – deux par plat, c’est la règle – transcendant nos sens. Dans le domaine de l’écologie Jérôme Jaegle ne se paie pas de mots… Illustration par l’exemple avec une com-

position dont l’évidence le dispute à la finesse : les escargots et l’épeautre y dansent une valse à trois temps hésitant entre frénésie primitiviste et douceur contemporaine – à moins que cela ne soit l’inverse –, rythmée par ail des ours, persil et garum aux accents antiques. Autre belle réussite, l’alliance du silure – si souvent décrié, mais à la chair exquise – et du chou chinois, twistée par romarin et oseille rampant. Voilà de quoi conférer une sacrée colonne vertébrale aromatique à l’ensemble. Ce plat entre en résonance avec un autre poisson, véritable acmé du repas. On demeure en effet ébloui devant la folle élégance toute en simplicité d’une nageoire pectorale de carpe du Rhin au beurre avec ail des ours et persil. Le Restaurant Alchémille est situé 53 route de Lapoutroie (Kaysersberg). Fermé les dimanches et lundis ainsi que les midis du mardi au jeudi. Menus de 80 à 140 € alchemille.alsace


Charles Coulombeau © Patricia Niven

Radis cool

Nouvelle Star

La simplicité de l’alliance ressemble à une évidence : une coupe de Champagne avec quelques radis. Cela était déjà recommandé par Jacques Puisais, chimiste et œnologue, également fondateur de l’Institut du goût. Pour ce duo, on conseille le Delamotte Brut : 60% de chardonnay (issu exclusivement des grands crus de la Côte des Blancs), 35% de pinot noir de la Montagne de Reims et 5% de pinot meunier. En s’épanouissant en bouche, les bulles font écho au goût piquant de Raphanus sativus. On craque ! champagne-delamotte.com

Si le millésime 2022 du Guide Michelin n’a pas bouleversé le paysage gastronomique régional, saluons néanmoins la première Étoile attribuée à La Maison dans le Parc (Nancy) où officie l’ultra-talentueux Charles Coulombeau, dont nous adorons le credo (voir Poly n°239). À quelques encablures de la place Stanislas, se déploie une gastronomie exigeante, toute de précision, ouverte aux expérimentations. Recommandons l’omble chevalier confit dans la cire d’abeille devant les convives et gageons que le jeune chef ne va pas s’arrêter là ! lamaisondansleparc.com

© Jean-Pierre Van der Elst

L‘abus d‘alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération

GASTRONOMIE

Le Comté bon

Que tous les amoureux des meules aux courbes généreuses se réjouissent. Le Comté est en fête dans tout le Jura (0508/05) avec une intense diversité de manifestations permettant de découvrir les saveurs subtiles et joyeuses d’un fromage protégé par une AOP. Se déploient plus de 150 événements sur quelque 70 sites : visites de fruitières ou de caves d’affinage, dégustations, randonnées gourmandes, ateliers pédagogiques, spectacles, débats… Le Comté dans tous ses états ! rendez-vous-comte.com

Au cœur de la Cité

Le 6 mai, la Cité internationale de la Gastronomie et du Vin ouvre ses portes dans l’ancien Hôtel-Dieu de Dijon. Quelques jours plus tard paraîtra un mook retraçant cette épopée, permettant de découvrir ce nouveau lieu : avec La Cité passe à table ! se croisent entretiens (notamment avec Jean-Robert Pitte qui a défendu auprès de l’Unesco l’inscription du repas gastronomique des Français sur la liste du patrimoine immatériel de l’humanité), réflexions urbanistiques ou gastronomiques… Ne reste qu’à aller visiter l’endroit. autrement.com – citedelagastronomie-dijon.fr POLY 246

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UN DERNIER POUR LA ROUTE

Strasbourg chai chic Vin d’assemblage de Strasbourg, l’élégant Nìderwind est élaboré par Igor Monge dans un garage du quartier de Neudorf. Rencontre avec un œnologue passionné.

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endez-vous est donné dans une arrière-cour pour découvrir le très confidentiel Nìderwind – qui tire son nom d’un vent glacé soufflant du septentrion –, vin de garage… au sens propre. Qui n’a pas vocation à y rester. Igor Monge ne songe en effet pas à surfer sur cette tendance. Pour lui, « ce n’est qu’une étape ». Et de préciser : « Je vinifie chez mes fournisseurs, tout à côté de Strasbourg. Les vins sont simplement assemblés, élevés et mis en bouteille ici. » Ingénieur œnologue de formation, il est entré dans ce monde à vingt ans, vinifiant en Bourgogne, en Suisse ou encore en Nouvelle-Zélande. En 2006, il est recruté par la maison Arthur Metz – un des acteurs majeurs du secteur en Alsace, installé à Marlenheim – au poste de responsable des achats (de raisins et de vrac) : « Cela m’a permis de rencontrer de nombreux vignerons, puisque nous travaillions avec quelque 600 fournisseurs. » Occupant un poste similaire à Bordeaux dans une société de négoce, il s’initie à l’art délicat de l’assemblage. Il est emballé ! De retour en 2013, il œuvre dans une exploitation familiale du Bas-Rhin en mode “couteau suisse” pendant six saisons : « Je vinifiais, faisais de la taille, de l’administratif et du commercial », résume-t-il. À quarante ans, Igor Monge prend la décision de voler de ses propres ailes, créant deux assemblages bios dont les premiers millésimes sont estampillés 2020. On craque pour le Nìderwind Blanc

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(mêlant 40% de pinot gris, autant de riesling et le restant de gewurztraminer macéré), dense et tendu d’une jolie complexité aromatique, dont ont été produites 3 000 bouteilles. Nous aurions bien voulu tester le Nìderwind Orange (macération de gewurztraminer rehaussée de 10% de riesling), mais les 1 500 quilles se sont arrachées. Sold out. Devenu maître de chai de la mythique Cave historique des Hospices de Strasbourg en novembre 2021, notre homme a néanmoins de belles ambitions pour Nìderwind, puisque de nouvelles cuvées viendront enrichir sa gamme très rapidement, l’une avec le sylvaner comme pivot, la seconde, confidentielle, magnifiant le gewurztraminer… Elle se nomme La Chambre, faisant référence à la chanson de Kat Onoma dont « elle épouse le caractère doux et velouté. » Et les paroles de Pierre Alferi de nous revenir à la mémoire : « Dans ma chambre vous croqueriez une pomme petite vous tremperiez / Dans le thé des langues de chat / En silence / Et après le débat comme dit Casanova / Fronçant les sourcils vous diriez / C’est bizarre. » Impatients, nous sommes. Les vins Nìderwind sont disponibles chez différents cavistes de Strasbourg comme Au Millésime (7 rue du Temple Neuf) et de Colmar. niderwind.com

L‘abus d‘alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération

Par Hervé Lévy – Photo de Benoît Linder pour Poly




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