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La genèse de l’abstraction géométrique de Mondrian à la Fondation Beyeler

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Pour le 150e anniversaire de sa naissance, la Fondation Beyeler rend hommage à Mondrian et retrace l’Évolution du maître de la ligne droite et du quadrillage parfait.

Par Suzi Vieira

Assise dans un coin de cuisine sombre, sabots aux pieds et coiffe de paysanne sur la tête, une femme s’applique à l’ouvrage, un fuseau à la main. À première vue, une scène classique de la peinture hollandaise du quotidien. Si ce n’est… la signature apposée dans un coin : “P. Mondriaan”. Ouvrant l’époustouflante exposition que consacre la Fondation Beyeler au maître de l’abstrait, Femme au fuseau (vers 1893-1896) – la plus ancienne des 89 toiles réunies – ne laisse pas de surprendre. Dans cette œuvre de jeunesse, les teintes ternes (austère bleu turquin, beige sali et morne brun) appliquées en pleine pâte, n’ont pas encore cédé le pas aux lumineux aplats de couleurs primaires. Et pourtant, quelque chose déjà se révèle à travers la grille géométrique du mur carrelé à l’arrière-plan. La structure et l’angle droit jouent un rôle dominant dans la composition de l’image. Si on la réduisait à des verticales et horizontales, apparaîtrait sans doute un schéma proche de la radicale Composition en noir et blanc avec lignes doubles de 1934, qui lui fait face dans l’astucieux accrochage témoignant de l’Évolution de l’artiste.

Figure de proue du mouvement De Stijl, Pieter Cornelis Mondriaan (1872-1944) – qui retira un “a” à son patronyme à partir de 1912 – a marqué en profondeur l’histoire, la peinture, le design, l’architecture… Ses célèbres agencements de lignes noires et de rectangles rouges, jaunes ou bleus sont en bonne place dans la présentation orchestrée par l’institution bâloise. Pourtant, le tour de force n’est pas là, mais plutôt dans le focus inédit sur les œuvres des débuts, si rarement montrées. Qui connaît ce Nuage rouge (1907), saisissant l’instant fugace où le soleil couchant embrase les cumulus ? Et que dire des expérimentations cubistes de sa première période parisienne (1911-1914), quand on croirait certaines des Compositions de ces tâtonnantes années tout droit sorties du cerveau d’un Georges Braque ou d’un Paul Klee ? Fils d’un pasteur calviniste exalté, Mondrian était un mystique, ambitionnant d’unir l’esprit et la matière dans des images dont « l’équilibre du mouvement dynamique de la forme et de la couleur » permettrait d’accéder à « la réalité pure* ». Ce n’est qu’à partir des folles twenties qu’il s’affranchit définitivement de la figuration pour approcher l’essence de la beauté par le biais des spirituels carrés épurés. L’homme peignait sans règle, le regard concentré à l’extrême, modifiant sans cesse la position de ses droites, comme l’a découvert le “Piet Mondrian Conservation Project” engagé en 2019 pour restaurer les sept œuvres de la collection du musée. Pour Lozenge Composition with Eight Lines and Red (1938), il lui aura fallu trois ans pour arriver à l’équilibre parfait, bougeant les lignes à plusieurs reprises, construisant millimètre après millimètre la sublime abstraction d’équerre.

À la Fondation Beyeler (Riehen / Bâle) jusqu’au 9 octobre fondationbeyeler.ch

> Visite guidée en français, 04/09 (15h)

* In Toward the True Vision of Reality, texte rédigé en 1942 à l’occasion de son exposition à la Valentine Gallery de New York

Légendes

1. Le nuage rouge, 1907, Musée d’Art de La Haye, Pays-Bas © 2022 Mondrian/Holtzman Trust, photo : Musée d’Art de La Haye 2. N° VI / Composition n° II, 1920, Tate, acquisition 1967 © 2021 Mondrian/Holtzman Trust, photo : Tate

Les Aventures de Lydia Jacob

À Strasbourg, Raymond-Émile Waydelich poursuit sa Lydia Jacob Story dans une exposition protéiforme, à l’image de cet inoxydable artiste alsacien.

Par Hervé Lévy – Lydia Jacob Circus, aquagravure originale, ed. L’Estampe, 2007

Ce qui est extraordinaire avec Raymond-Émile Waydelich (né en 1938), c’est qu’on reconnaît ses œuvres au premier coup d’œil, même si l’artiste, qui représenta la France à la Biennale de Venise 1978, fait feu de tous bois. La raison ? Sans doute que toute sa création est placée sous le signe de Lydia Jacob depuis de longues années. Lydia qui ? Flashback : Strasbourg 1973. « À l’époque, j’explorais l’abstraction géométrique. Mais pas quelque chose d’austère, des toiles lyriques qui pouvaient faire penser à des villes vues de haut. Je me souviens très bien de ce jour. Il y avait un marché aux puces sur les quais et je passais en voiture. Je me suis arrêté. On pouvait encore se garer comme des princes [Rires]. En fouillant dans un carton, est apparu un cahier d’écolier de format A4 rassemblant quelques dessins au trait, des choses très simples, comme la découpe d’un col réalisée avec une grande finesse », se remémore l’artiste. Il est l’œuvre d’une certaine Lydia Jacob, apprentie couturière à l’école de Pliezhausen, à côté de Stuttgart. Et le malicieux plasticien de “s’associer” avec celle qui devient son alter ego artistique, “co-créatrice” de son corpus, muse, complice et bien plus encore. Il lui imagine promptement un arbre généalogique, dont les ramures explorent le temps et l’espace, où se trouvent photographe, pêcheur professionnel, ébéniste du cardinal de Rohan au XVIIIe siècle, militaires, archéologue… Une dernière profession que notre homme aurait rêvé d’embrasser. À défaut, il a fondé l’archéologie du futur, discipline scientifico-artistique schliemannesque en diable, incitant à réfléchir à ce que laissera notre monde aux générations à venir.

Céramiques crétoises, terrines de porcelaine blanche vernissées, aquagravures en stock, Memory Paintings jouant avec les maîtres de l’histoire, décors pour l’opéra imaginaire Heidi, sculptures animales, maquettes de bateaux réalisées avec des pièces de récup’, aspirateurs et autres machines à laver en marbre de Carrare, boites reliquaires… Cet inventaire à la Prévert pourrait se poursuivre ad libitum. Est-ce à dire que l’œuvre de l’artiste alsacien a la semblance d’un cabinet de curiosités ? Voilà définition séduisante, mais qui trouve rapidement ses limites, puisque son corpus tire sa profonde unité de cette Lydia Jacob Story réalisant le grand écart entre questionnements universels et ancrage dans la terre rhénane… dont le bestiaire fait d’un cortège de créatures griffues et dentues, menaçantes parfois, souriantes bien souvent, est devenu familier aux amateurs d’art des deux côtés du Rhin.

À L’Estampe (Strasbourg) du 17 septembre au 8 octobre estampe.fr

> En partenariat avec Parcus, une œuvre in situ de Raymond-Émile Waydelich sera visible à Strasbourg, sur le parking Saint-Nicolas (à partir du 16/09) – parcus.com

Raymond E. WAYDELICH

Catalogue publié aux éditions L'Estampe (25 €) estampe.fr

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Un Wackes à Hollywood

Dans le cadre de l’année dédiée au plus célèbre enfant de la ville, le Musée historique de Mulhouse retrace la trajectoire hors-norme de William Wyler, le réalisateur aux 40 Oscars.

Par Suzi Vieira

Tout le monde connait Ben-Hur (1959), la superproduction hollywoodienne, avec ses onze Oscars, ses milliers de figurants et ses millions de spectateurs. On sait moins que son réalisateur, William Wyler, était… mulhousien ! Dans la cité où il est né, en 1902, celui qui deviendra l’amant fougueux de Bette Davis et lancera la carrière d’Audrey Hepburn en lui offrant le rôle-titre de Vacances romaines (1953), a fait les 400 coups, nous apprend une exposition détaillant par le menu – et à grand renforts d’anecdotes – les cent vies de ce génial hyperactif. Dans une vidéo rassemblant des reportages consacrés à l’enfant du pays, les copains de jeunesse (Paul Jacob, Edmond Cahen, Xavier Eckenspieller et Henri Ichterz) se marrent encore en racontant comment le “Wackes” (“garnement”, en alsacien) s’amusait à exciter les ours bruns en agitant sa casquette au-dessus de la fosse du zoo. Aux bancs de l’école, il préférait les fauteuils du Théâtre de la Sinne ou du cinéma Apollo, situés non loin de la rue du Sauvage, où ses parents, des Juifs venus de Suisse et d’Allemagne, tenaient une petite mercerie. Autant dire que rien ne le prédestinait à devenir ce cinéaste de légende, admiré par Tarantino ou Spielberg.

C’est la mère de Willi qui lui a ouvert les portes d’une destinée extraordinaire. « Comprenant vite qu’il ne reprendra pas le commerce familial », raconte l’ancien journaliste et cinéphile Pierre-Louis Cereja, commissaire de l’exposition, « elle écrit une lettre à son cousin d’Amérique… Carl Laemmle, fondateur d’Universal Pictures ! » Celui-ci avance le billet pour la traversée, que le jeune homme remboursera sur ses premiers salaires de commis au courrier. Le culot et l’envie feront le reste. Et il en faudra pour demander à Laemmle, deux ans plus tard, de l’envoyer en Californie sur les studios d’Universal City, puis de lui confier, à tout juste 23 ans, la direction de son premier court-métrage, un western muet. « Une sacrée bonne école », dira par la suite celui que Bogart, Gregory Peck ou Laurence Olivier surnommaient “Willi les 40 prises”, tant il était exigeant et difficile avec ses acteurs. Homme de conviction et démocrate engagé (il rejoint l’US Air Force dès 1942), l’Alsacien est un réalisateur à part à Hollywood, maître du huis clos et du réalisme psychologique, qui fait des films pour défendre l’entrée en guerre contre Hitler (Mrs. Miniver, 1942), raconter l’impossible retour à la vie normale des GI (Les Plus belles années de notre vie, 1946), aborder à l’écran les thèmes alors peu explorés de l’avortement (Histoire de détective, 1951) ou de l’homosexualité féminine (La Rumeur, 1961). Un bon film ? « Certains disent que c’est juste une bonne histoire. Mais je crois que c’est plus que ça. Il faut avoir la passion de raconter l’histoire, et savoir la raconter avec style. C’est tout ça : une histoire, une passion et un métier ! »

Au Musée historique de Mulhouse jusqu’au 7 novembre historique.musees-mulhouse.fr

> Atelier pour découvrir les techniques d’animation de l’image, suivi de la projection de Mes vies de rêve, court-métrage où jouent les collégiens des différents quartiers de la ville, 17/09 (14h, sur inscription)

> Visite guidée en compagnie du commissaire de l’exposition, PierreLouis Cereja, 18/09 (15h, sur inscription)

> Au programme de “2022, Année William Wyler”, on trouve aussi un parcours Sur les pas du réalisateur dans la ville, un concert de l’Orchestre symphonique de Mulhouse, un ciné-débat, etc. mulhouse.fr/wyler 2022

Légendes

1. William Wyler à Mulhouse en 1979, coll. L’Alsace, Francis Hillmeyer 2. William Wyler, Gregory Peck, Jean Simmons, Carroll Becker, Charlton Heston sur le tournage des Grands espaces, 1958, coll. famille Wyler

L’Art bat la campagne

À Ornans, se déploie Ceux de la Terre, explorant La Figure du paysan de Courbet à Van Gogh à travers un ample corpus réunissant des œuvres de Gauguin, Millet, Sérusier…

Par Hervé Lévy

Jusqu’à la Révolution de 1848, le paysan n’est bien souvent qu’un personnage secondaire, faisant tapisserie, relégué au second plan des peintures de paysage. Des artistes comme Gustave Courbet et Jean-François Millet – tous deux issus du monde rural – vont le mettre au centre de leurs compositions. Du second nommé sont accrochés Un Vanneur (vers 1848) et Bergère avec son troupeau (vers 1863) où le travail agreste est héroïsé, qu’il soit montré dans toute la difficulté de son labeur ou pétri d’une puissante mélancolie. Cette nouvelle image de la ruralité donnée par les “peintres paysans” va de pair avec l’émergence d’une classe comme acteur social. « Jamais tant de paysans n’avaient envahi le Salon. Jamais on n’y avait tant arraché de pommes de terre. Jamais tant de troupeaux de moutons n’avaient trotté sur les cimaises », écrivit Robert de la Sizeranne, en 1899. Une section de l’exposition arpente ainsi la variété de ces représentations, de la réinterprétation radicale des œuvres de Millet signée Van Gogh – La Méridienne, dit aussi La Sieste (1889-90), avec ses extraordinaires contrastes chromatiques d’une ébouriffante modernité – à la vision plus stéréotypée d’un Jean-Charles Cazin avec La Journée faite (1888), baignée d’une septentrionale sérénité. À partir des années 1870, c’est le naturalisme qui s’impose en peinture – comme dans les Lettres – avec des figures tel Jules Bastien-Lepage et ses instantanés de la vie rurale dénués de toute mièvrerie pastorale, à l’image des Foins (1877) où une jeune femme est assise, hagarde et fatiguée, à côté d’un homme qui dort, éreinté par un travail qu’on imagine abrutissant. « De tous les paysans que l’on a envoyés au Salon cette année, Le Semeur est de beaucoup celui que nous préférons. Il y a du grandiose et du style dans cette figure au geste violent, à la tournure fièrement délabrée, et qui semble peinte avec la terre qu’il ensemence », écrivit Théophile Gautier à propos du célèbre tableau de Millet, qui devint un véritable archétype à la forte portée morale et religieuse, dont toute une section explore la postérité. Un bronze de Constantin Meunier voisine ainsi avec une toile de Bastien-Lepage ou un dessin de Félicien Rops, illustrant l’ambivalence du motif. Pour certains, il incarne les valeurs traditionnelles, pour d’autres, l’avènement d’une société meilleure, puisqu’il devient l’incarnation de la République avec la semeuse gravée par LouisOscar Roty apparaissant sur pièces et timbres. Le parcours s’achève par la vision des campagnes comme un refuge face à la folie des villes tentaculaires où l’industrie est reine : des artistes comme Paul Sérusier, avec sa paisible Moisson (1903), ou Paul Gauguin – est montré un pastel de 1894 avec Deux Têtes de Bretonnes – sont en quête d’un nouvel Eden. Ce retour à une terre idéalisée s’avère éminemment contemporain.

Au Musée Courbet (Ornans) jusqu’au 16 octobre musee-courbet.fr

Légende

Jules Bastien-Lepage, Les Foins, 1877, Paris, musée d’Orsay – RF 2748 © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

Docteur La Peluche

Avec l’imprononçable Cccccharrrleeewwwworllddddd aaaa gggessaammtttkkkuunsttwwerkkk ????????, Charlemagne Palestine pose ses valises au Frac Alsace, trente ans après sa première exposition dans la région.

Par Julia Percheron – Photos de Pierre Rich

Installé dans un fauteuil près de l’entrée, deux casquettes colorées vissées sur les oreilles et un verre de whisky on the rocks à la main, Charlemagne Palestine, de son vrai nom Chaim Moshe Palestine, scrute avec curiosité les visiteurs déambulant entre ses œuvres. « Ma femme m’a rendu sobre ! », ne manque pas d’ajouter le septuagénaire avec cet enthousiasme qui semble ne jamais le quitter. À l’occasion de cette nouvelle présentation de son travail dans la région, les 500 m2 du Frac Alsace sont inondés d’un millier de peluches : « La plupart proviennent de ma collection personnelle, d’autres d’Emmaüs », précise l’ancien professeur du California Institute of the Arts. « C’est du recyclage, je voulais faire écho à cette nouvelle vague écologique et remplir l’espace de façon écoresponsable. » Figure phare de son univers, le Teddy Bear est décliné sous toutes ses formes, d’un petit personnage pas plus large que la paume d’une main à une gigantesque boule de poils qui ravira, à n’en pas douter, « les enfants de tous les âges. » Le kid de Brooklyn vit aujourd’hui à Bruxelles et rend hommage à cette idole de son enfance, qui fête ses 120 ans cette année.

Au centre de la pièce principale trône un piano Bösendorfer, l’un des instruments fétiches de l’excentrique musicien-plasticien, recouvert de schmattes*, du roi de la jungle en personne et d’une montagne de minuscules animaux parmi lesquels le chien Pongo, le Diable de Tasmanie ou encore Tigrou. Une mélodie inventée pour l’événement s’échappe du clavier. Bien évidemment, la mesure est battue par un ours en patchwork… et non par le lecteur MP3 posé sur le sol ! À quelques pas, se dresse un kayak bleu, décoré par des enfants lors d’ateliers créatifs. Au milieu des passagers, se distinguent l’infatigable Bob l’Éponge, un tyrannosaure peu commode et une vachette à rayures, visiblement très inspirée par ce voyage sur les flots. Deux grands murs de peluches, issus d’une exposition à Los Angeles en 2017, s’étendent de l’autre côté et titillent le plafond. Mickey, Minnie, Hello Kitty et même un gorille espiègle font face aux spectateurs, sagement maintenus par des épingles à nourrice. « Je vois en eux des êtres avec des énergies, des regards qui témoignent du temps qui passe », déclare l’avant-gardiste. Un rayon de soleil traverse alors les baies vitrées du complexe et se répercute sur les boules à facettes, suspendues aux poutres en métal. En un instant, la scène se modifie et des éclaboussures lumineuses parsèment le plancher, les parois nimbées de relief, donnant une autre lecture aux peintures sur verre réalisées par le musée et des bénévoles. De l’art en mouvement… littéralement.

Au Frac Alsace (Sélestat) jusqu’au 13 novembre frac-alsace.org

> Performance ‘‘surprise’’ de Charlemagne Palestine le 17/09 (16h)

L’insoutenable banalité de l’être

Avec I’ll see you when I see you, la Fondation Fernet-Branca explore l’univers envoûtant de James White et ses fantasmatiques scènes de la vie ordinaire.

Par Suzi Vieira

Deux verres sont posés sur l’étincelante étagère en formica blanc surplombant ce qu’on imagine être le lavabo d’une banale chambre d’hôtel. L’un, vide, sens dessus dessous ; l’autre, à moitié empli d’une eau aussi cristalline que son contenant. Elle vient tout juste d’être versée. De fines bulles remontent à la surface et l’on distingue encore les éclaboussures infimes projetées sur les bords par le jet. Leur reflet dans le miroir de cette salle de bains toute en épure et netteté est parfait. Dans le coin supérieur droit de l’image, la prise électrique qui se trouve au mur a été coupée. On reconnaît sur les gobelets l’éclat du flash de l’appareil. The Large Glass 5 (2019, tiré d’une série en forme de clin d’œil à l’énigmatique Grand Verre de Marcel Duchamp) a tout d’une nature morte ultra contemporaine, conçue comme un plan de coupe de film à suspens ou un cliché documentant une scène de crime. James White n’est pas un artiste des grandes gestes. Ses hyperréalistes peintures à l’huile en noir et blanc misent sur la densité picturale d’objets peu spectaculaires, reproduits en gros plan avec une ébouriffante virtuosité. Il faut s’approcher très près pour déjouer l’illusion photographique, repérer les touches du pinceau sous le vernis, découvrir le léger décalage entre les différentes parties d’un tableau qui se révèle être l’association de deux images et non simplement une. L’artiste londonien n’aime rien tant que brouiller les limites entre la réalité et la fiction, interroger le fantasme d’objectivité dans la représentation du monde qui nous entoure.

Bonde ruisselante d’un évier de cuisine (Plug Hole, 2019), jeu de clés posé sur le coin d’une console en marbre (Keys/ Glass, 2020), robinet qui coule (Tap, 2018), souillures d’insectes sur un vieil abat-jour (Aspect/Ratio 6, 2015), sacs de provisions froissés (Double Bag, 2020)… C’est comme une collection d’instants suspendus, une grande salle de stockage des discrètes et silencieuses pièces à conviction de nos petites vies ordinaires. Des indices négligeables, qui échappent souvent à notre attention et que White met en lumière de manière d’autant plus résolue, avec la froide méticulosité d’un greffier. Peintes sur des panneaux d’aluminium, de bois ou d’acrylique, ses toiles sont toutes présentées dans de grandes boites en plexiglas, histoire d’accentuer l’aspect impartial de ces témoins d’une réalité banale, dont il revient au spectateur de finaliser à sa guise les contours du ou des sens qu’il lui accorde. Car sous le vérisme affiché, il se dégage de ces images une aura incontestablement étrange et définitivement cinématographique. Chacune semble s’inscrire dans un mystérieux arc narratif, murmurant à l’oreille du regardeur subjugué : ”Mais que s’est-il donc passé ici ?”

À la Fondation Fernet-Branca (Saint-Louis) jusqu’au 2 octobre fondationfernet-branca.org

Légende

The Large Glass 6, 2019 © James White, courtesy Galerie Thomas Zander, Cologne

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