Poly 251 - Novembre 2022

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festivals

Izïa • Disiz Emmanuelle Cuau Les
d’automneN°251 NOVEMBRE 2022 POLY.FR MAGAZINE APPEL POUR LA CULTURE

Par-delà les clichés

Second solo imaginé et interprété par Sylvain Riéjou, Je rentre dans le droit chemin (qui comme tu le sais n’existe pas et qui par ailleurs n’est pas droit) s’intéresse aux représenta tions de la nudité, lui qui a été à bonne école avec Tatiana Julien et Nathalie Pernette (08 & 09/11, Pôle Sud, Strasbourg).

« L’histoire est celle d’un type décidé à se mettre tout nu pour se mettre à nu », confie-t-il avec humour. Sa conférence vi déo-chorégraphique s’attaque à cette tendance (à moins que ce ne soit un cliché ?) de la danse contemporaine – se mettre

à poil sur un plateau –, pour explorer la question. Grâce à des ressorts comiques, il déjoue ce non-événement d’un corps dans le plus simple appareil, qu’il invite à ne pas confondre avec l’obscénité d’une chair que l’on ne saurait voir ! Mieux, il livre la matière de sa recherche dans les représentations en peinture et dans l’histoire du mouvement. Se dévoilent de nouveaux critères de rapports à l’apparence, au beau, au contrôle et au regard. pole-sud.fr

Première Vague

C’est le pionnier le plus méconnu de l’histoire des médias. Dès 1896, le Vaudois François-Henri Lavanchy-Clarke filme des images de son pays, qu’il projette dans son pavillon de l’Exposition nationale de Genève – sans doute l’une des premières salles obscures du monde ! Avec Le Cinéma avant l’heure : Lavanchy-Clarke, pionnier suisse (jusqu’au 29/01/23), le Musée Tinguely, à Bâle, rend hommage à cet audacieux self-made man tombé dans l’oubli, mettant à l’honneur une cinquantaine de ses films, ainsi que son œuvre photographique. tinguely.ch

Cross-over

Le Ballet de Lorraine renoue avec les Salons d’antan en confrontant les artistes au public dans des configurations intimistes. Les danseurs seront accompagnés du streetartist RUNS (avec le soutien de Le MUR Nancy), connu pour son amour des gravures dix-neuvièmistes pleines de détails, et de la DJ Leen, qui entend user de son playtronica pour affoler L’Autre Canal dans cette soirée expérimentale LAB SALON (10/11). ballet-de-lorraine.eu – lautrecanalnancy.fr

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Photos © Caroline Ablain
© Cinémathèque suisse
Le pavillon de Lavanchy-Clarke à l’Exposition de Genève, 1896

Lord of Strasbourg

Les 85 musiciens et 150 choristes du Yellow Socks Orches tra & Choir, spécialisé dans la musique de films, sont sur la scène du Zénith de Strasbourg pour interpréter la bandeson du Seigneur des Anneaux : Les Deux Tours (04/11), chef-d’œuvre de Peter Jackson. Plus de trois heures de spectacle durant lesquelles le public pourra revivre la quête de Frodon et Sam, guidés par Gollum, mais aussi la bataille du Gouffre de Helm… sur grand écran et en VOST, pour encore plus d’immersion ! zenith-strasbourg.fr

Ghosterography

Au cœur du festival Loostik (07-13/11, Sarrebruck et For bach), la compagnie chorégraphique La BaZooKa présente Pillowgraphies (08/11, Le Carreau, Forbach). Un mélange de fantômes et d’illusions à la lumière noire pour une folle farandole dans laquelle chacun joue à se faire peur en toute liberté. Accessible dès 6 ans, cette pièce dénuée de mots regorge de trouvailles, de jeux optiques et poétiques en forme d’apparitions insolites. loostik.eu

Protest song

DiscoveryLe Forum Voix Étouffées poursuit sa saison autour des compositeurs victimes des totalitarismes du XXe siècle avec le pianiste Thomas Tacquet et la mezzo Anne-Lise Pol chlopek (27/11, Saint-Pierre-le-Vieux, Strasbourg) explo rant des œuvres de Paul Arma et Joseph Kosma. Voilà de quoi tisser des liens entre deux créateurs oscillant entre influences populaires et avant-gardes, traduisant leur sou hait commun, non pas seulement de distraire, mais aussi d’exprimer l’angoisse des hommes devant les menaces du monde moderne, passablement inhumain. Suite de cette passionnante odyssée en janvier 2023 ! voixetouffees.org

Enfant du conflit armé en Colombie, Doris Salcedo, grande dame des arts en Amérique latine, a fait de son œuvre un moyen d’insurrection contre toute forme de violence, en particulier l’oubli. Palimpseste, géante installation présen tée à la Fondation Beyeler – qui lui consacrera une vaste rétrospective en 2023 –, est conçue comme un monument à la mémoire de tous les migrants tués en Méditerranée (jusqu’au 17/09/23). Hassoun, Marwa, Kerem, Burhan… ils sont 300, du nourrisson de 3 semaines à l’homme de 46 ans, à qui elle a pu rendre leur nom, après des années d’in vestigation. fondationbeyeler.ch

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© Nora Houguenade
© 2003 New Line Productions
© Theo Christelis Thomas Tacquet © Margot L'Hermite

Comics

Pour la 37e édition du festival international de la bande des sinée Bédéciné (19 & 20/11, Espace 110), Illzach accueille une pléiade d’auteurs sous la présidence de Jean-Baptiste Andréae, notamment auteur des iconiques séries Man gecoeur et Terre Mécanique . Sont également au menu, expositions – une est dédiée à Lefranc, héros de Jacques Martin – et spectacles en stock comme Et puis (dès 4 ans), grand livre d’images poétiques inspiré du travail graphique des Strasbourgeois d’Icinori. espace110.org

Magie des voix

Dans le cadre prestigieux du Château de Sarrebruck, deux groupes se partagent l’affiche d’A-Cappella im Schloss (26/11), dont le nom résume l’esprit ! Les Allemands d’an ders, balancent des mélodies entraînantes pour des ballades évoquant, souvent avec une belle dose d’autodérision, amitié, amour ou douleur d’un cœur brisé. Pour sa part, le trio britannique We3 explore un large répertoire, allant du jazz au rock en passant par les tubes de Justin Timberlake. regionalverband-saarbruecken.de

Ten Years After

Pour célébrer ses dix ans d’existence, le salon européen des professions créatives résonance[s] (11-14/11) investit le nouveau Parc des expositions de Strasbourg. Organisée par la Fédération des métiers d’art d’Alsace, cette édition compte la Maison Mugler comme invitée d’honneur, rendant ainsi hommage au célèbre couturier originaire de la ville. Les œuvres emblématiques du verrier Antoine Leperlier sont également exposées. salon-resonances.com

Corrigendum

Suite à l’article publié dans notre numéro d’oc tobre (voir également sur poly.fr), le groupe togolais Arka’n Asrafokor dément toute in terprétation politique pouvant être faite des paroles de leurs chansons, notamment du mor ceau Les Peuples de l’Ombre. « Aucun membre

ne s’est jamais exprimé sur la situation du pays et aucun titre ne vise son gouvernement. Arka’n [acronyme d’une phrase renvoyant à la face cachée de l’univers] est un groupe porté par une vision spirituelle et universelle du monde, tournée vers l’humain. »

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Antoine Leperlier, Espace d'un instant XXX © Vladimir Lutz © Colin George Fraser
MUSIQUE MUSIK À les clubs de metal ne sont pas légion. Pourtant, depuis quelques années, cette musique fait des émules, du Maroc au Botswana, du Burkina Faso l’Ouganda. Battant en brèche les stéréotypes d’un genre perçu comme exclu sivement occidental, les Togolais d’Arka’n Asrafokor portent haut et fort les couleurs d’un style alliant guitares hurlantes et tamtams parlants. Après tout, le hard rock ne vient-il pas du rock, qui descend lui-même du blues, avec ses mélopées entonnées par les esclaves noirs ? Chantés en éwé, en anglais ou en français, leurs textes imprégnés de mystique vaudou appellent la communion avec la Terre mère autant qu’ils dénoncent avec rage les injustices dans un pays gouverné par la main de fer des Gnassingbé – père et fils – depuis un demisiècle. « Derrière chaque regard, toute une histoire / Derrière chaque silence, des cris de violence / Des mots qui ne se disent pas », entend-on sur Les Peuples de l’ombre les Brésiliens de Sepultura (période ), les cinq d’Arka’n (“la face cachée de l’Univers” en langue éwé) n’hésitent pas à laisser la part belle aux parties rythmiques où les percussions tribales et les chants spirituels reprennent le pouvoir, donnant lieu à de purs instants de grâce. I Lomé, wie in den übrigen Hauptstädten des Kontinents sind Metal-Clubs selten. Und trotzdem schlägt diese Musik seit einigen Jahren Wellen, von Marokko bis Botswana, von Burkina Faso bis Uganda. Indem sie die Stereotype einer Gattung attackieren, die als ausschließlich westlich wahrge nommen wird, halten die Togolesen von Arka’n Asrafokor einen Stil hoch, der schreiende Gitarren und sprechendes Getrommel vereint. Denn stammt schließlich der Hard Rock nicht vom Rock ab, der selbst ein Erbe des Blues ist, mit sei nem von den schwarzen Sklaven angestimmten Singsang? In Ewe, Englisch oder Französisch gesungen, laden ihre Texte, die von der Mystik des Voodoo durchdrungen sind, zu einer Kommunion mit Mutter Erde ein und denunzieren gleichzeitig wütend die Ungerechtigkeiten in einem Land, das seit einem halben Jahrhundert von der harten Hand der Gnassingbé, Va ter und Sohn, regiert wird. Derrière chaque regard, toute une histoire / Derrière chaque silence, des cris de violence / Des mots qui ne se disent pas (Hinter jedem Blick, eine ganze Geschichte / Hinter jeder Stille, Schreie von Gewalt Worte die man nicht ausspricht), hört man auf (Schattenvolk). Wie die Brasilianer von Sepultura (Periode zögern die Fünf von Arka’n („die versteckte Seite des Universums“ in Ewe) nicht die rhythmischen Teile in den Vordergrund zu stellen, in denen die Stammes-Trommeln und spirituelle Gesänge die Macht übernehmen, was zu puren l’Espace Django (Strasbourg) mardi 11 octobre, La Souris Verte (Épinal) jeudi 13 octobre et au Gueulard Plus (Nilvange) vendredi 22 octobre Im Espace Django (Straßburg) am Dienstag den 11. Oktober, La (Nilvange) am Freitag den 22. Oktober espacedjango.eu lasourisverte-epinal.fr legueulardplus.fr Autoproduit Metal is african Mêlant riffs déchainés et rythmes gazo ou blekete, les Togolais d’Arka’n Asrafokor font revivre le trash metal, dans une version pétrie de leurs héritages. Indem sie Gitarrenriffs mit Gazo-oder Blekete-Rhythmen mischen, lassen die Togolesen von Arka’n Asrafokor den Trash-Metal wieder auferstehen, in einer Version, die von ihrem Erbe geprägt ist.

Théâtre des balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes dans Poly

JULIEN SCHICK

Il papote archi avec son copain Rudy, cherche des cèpes dans les forêts alsa ciennes, se perd dans les sables de Namibie… Mais comment fait-il pour, en plus, diriger la publication de Poly ?

SUZI VIEIRA

Après Courrier international ou Books, elle pose ses valises à Poly. Intraitable avec les concepts, elle jongle avec les mots comme son homonyme le faisait avec les ballons à la Coupe du monde 1998.

SARAH MARIA KREIN

Cette Française de cœur qui vient d’outreRhin a plus d’un tour dans son sac : traduction, rédaction, corrections… Ajoutons “coaching des troupes en cas de coup de mou” pour compléter la liste des compétences de SMK.

www.poly.fr

DIRECTEUR DE LA PUBLICATION

Julien Schick julien.schick@bkn.fr

RÉDACTEUR

Hervé Lévy herve.levy@poly.fr

LA RÉDACTION

Thomas Flagel thomas.flagel@poly.fr

ONT PARTICIPÉ

ANAÏS GUILLON

Entre clics frénétiques et plaisanteries de baraque à frites, elle illumine le studio gra phique de son rire atomique et maquette à la vitesse d’une Fiat 500 lancée entre Strasbourg et Bietlenheim. Véridique !

ÉRIC MEYER

Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain.

Suzi Vieira suzi.vieira@bkn.fr

NUMÉRO

Geoffroy Krempp, Stéphane Louis, Julia Percheron, Pierre Reichert, Mathieu Sapin, Irina Schrag, Florent Servia & Raphaël Zimmermann

STUDIO GRAPHIQUE

Anaïs Guillon anais.guillon@bkn.fr Emma Riedinger DIGITAL

Mohamed Outougane webmaster@bkn.fr MAQUETTE

Blãs Alonso-Garcia logotype Anaïs Guillon maquette avec l’équipe de Poly ADMINISTRATION

Mélissa Hufschmitt melissa.hufschmitt@bkn.fr +33 (0)3 90 22 93 30

DIFFUSION

Vincent Bourgin vincent.bourgin@bkn.fr +33 (0)3 90 22 93 32

CONTACTS

Julien Schick julien.schick@bkn.fr Sarah Krein sarah.krein@bkn.fr

Laetitia Waegel laetitia.waegel@bkn.fr Patrice Brogard patrice@poly.fr Morgane Macé morgane@poly.fr Patrice Brogard patrice@poly.fr Benjamin Lautar benjamin@poly.fr

BKN Éditeur & BKN Studio 16 rue Édouard Teutsch 67000 Strasbourg www.bkn.fr

Magazine mensuel édité

© Poly 2022 Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. Tous droits de reproduction réservés. Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs.

8 POLY 251 Novembre 22 OURS Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)
— www.poly.fr/de mag.poly magazine.poly
EN CHEF
À CE
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par BKN Dépôt légal : Octobre 2022 — Impression : CE S.à.R.L. au capital de 100 000 € SIRET : 402 074 678 000 44 — ISSN 1956-9130
L’ours de Pompon, MBA Dijon © G. Krempp THOMAS FLAGEL
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Paysage

COUVERTURE

16 ans à peine, l’ex plosive

(voir page

donne tout, corps sen suel et âme sauvage, dans les shorts courts qu’on lui connait. La fille d’Higelin, en tournée dans toute

France pour son 5e album, La Vitesse, a fait de

“sexyness

théâtrale

arme à haute inten

l’incarnation de sa rage de musique viscérale.

à jamais

magnifié

folles eighties

le regard du photographe Pierre-

Carlotti / Believe

10 POLY 251 Novembre 22 SOMMAIRE
Depuis ses premières scènes à
Izïa
42)
la
sa
une
sité,
Un esprit
rock, tendance
ici
par
Ange Carlotti. © Pierre-Ange
52 20 17 22 49 16-29 DOSSIER SPÉCIAL SCÈNES 17 Interview d’Emmanuelle Cuau, réalisatrice invitée d’honneur du belfortain Entrevues 20 Le Manège appelle à l’amour avec le festival rémois Born to be a live 30 Entretien avec Antoine Defoort autour du
consacré à l’Amicale par Le Maillon 35 Tournée Par les villages de la ”jeune troupe” colmarienne pour Rêver Molière MUSIQUES 22 Le fringant Oete intrigue au Charabia festival de Reims 44 Rencontre avec Janine Cathrein pour plonger dans le nouvel album de Black Sea Dahu 46 Portrait de David Reiland, directeur musical de l’Orchestre national de Metz Grand Est 49 Le trop rare opéra de Verdi Stiffelio renaît à Dijon EXPOSITIONS 52 Le musée luxembourgeois Dräi Eechelen fête ses dix ans 57 Papiers déchirés et mille-feuilles d’artistes à St-Art GASTRONOMIE 64 Élégance et glamour au Rizzi de Baden-Baden 66 Un dernier pour la route : le Domaine Engel au pied du Haut-Kœnigsbourg 35

Chant d’automne

Malgré la douceur gluante qui enveloppe le mois d’octobre, phénomène qui devrait convaincre le dernier carré des lecteurs climatosceptiques, un au tomne glacial grille nos âmes, à la semblance de celui chanté par Baudelaire : «  Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres / Adieu, vive clarté de nos étés trop courts / J’entends déjà tomber avec des chocs funèbres / Le bois retentissant sur le pavé des cours. » Plus loin dans le poème, il est question d’un échafaud qu’on bâtit… Mortifère. Tout comme la situa tion dans laquelle se débat la culture : considéré comme une variable d’ajustement par bien des décideurs politiques, ce secteur économique à part entière, générateur d’emploi, d’attractivité et de valeur ajoutée, est sacrifié sur l’autel de la crise, comme si sa place était négligeable.

Ne cherchons pas ici d’actes politiques majeurs à la symbo lique forte, de ceux en vigueur dans les régimes totalitaires. Rien de tout cela dans notre douce France. Non, simplement des décisions isolées, souvent de faible ampleur – mais les pe tits ruisseaux font de puissants fleuves –, des micro-agressions

usantes pour les organismes : coups de rabot subreptices dans des budgets déjà à l’os, saupoudrages erratiques ayant la fâcheuse tendance de mixer animation et culture, ferme ture d’un musée un jour de plus qu’auparavant, suppression (ou absence de renouvellement) d’un poste par-ci, d’un autre par-là, équipements majeurs laissés en déshérence, etc., etc. Sans compter l’absence d’un bouclier protecteur permettant de compenser la flambée du coût de l’énergie pour nombre de maisons ! La culture, qui avait été soutenue pendant la pandémie, est en train de craquer, comme avant elle l’hôpi tal public et l’éducation nationale. Les conséquences à long terme seront tragiques pour un écosystème où institutions, intermittents, magazines spécialisés, fournisseurs (liste large ment non exhaustive) devraient jouer une partition harmo nieuse. Ce n’est pas le cas.

Nous lançons un appel

culture soit consi dérée non plus seulement comme un besoin essentiel, mais aussi comme un élément économique majeur de notre société !

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pour que la
APPEL POUR LA CULTURE Les premiers signataires : Créa - Momix (Kingersheim) • Django (Strasbourg) • Le Manège, scène nationale (Reims) • MA scène nationale (Pays de Montbéliard) • Festival Musica (Strasbourg) • Festival Nancy Jazz Pulsations (Nancy) • Opéra de Reims (Reims) • Produc-Son (Hœrdt) • Théâtre de la Manufacture, CDN (Nancy) Retrouvez l'appel et tous les signataires sur notre site www.poly.fr

Gourou

Si Toonzie n’est pas sans ressembler à Xavier Bouyssou, c’est avec un humour bravache et un cynisme assumé que ce jeune auteur conte l’histoire de son gourou de héros : un type s’inventant un destin avec pour seul bagage son bagout en étendard, une cape rituelle immaculée et des lunettes de soleil. Cette première BD publiée par les stras bourgeoises Éditions 2024 a tout du geste hardi où l’audace le dispute à la géniale impétuosité. Ainsi, le récit com mence-t-il après l’âge d’or de la secte, au moment où Toonzie, épuisé par son imposture, dévoile la supercherie à son numéro 2 : « Les Toons n’existent pas. » Pourtant, tout avait bien commencé, ce Raël bedonnant avait conçu son entre prise de manipulation des foules avec brio : il est le seul être humain spirituel lement assez éveillé pour distinguer les Toons qui lévitent comme des doubles de nos âmes au-dessus de nous. Mais dans cette Coolifornia du futur, la tech nologie fomente des rêves artificiels, les humains sont en quête d’utopie désespérée, pourvu qu’elle permette d’échapper à la morne réalité. (T.F.)

Paru aux Éditions 2024 (26 €)

Viva Italia !

L’immense Hervé Baruléa – plus connu sous le nom de Baru – poursuit la saga Bella Ciao. Sous la plume alerte du Nancéien, qui fut Grand prix de la ville d’Angoulême 2010, se déploie l’histoire de l’immigration italienne en France, avec pour titre celui d’un chant de ré volte, devenu un hymne à la résistance dans le monde entier. Avec cette BD, l’auteur prouve, à 75 ans, qu’il n’a rien perdu de son mordant ! Sobrement intitulé Tre, ce troisième opus mêle les souvenirs familiaux et la grande Histoire puisqu’on y croise un certain Lazzaro Ponticelli – devenu Lazare après sa na turalisation en 1939 – qui fut le dernier poilu de 14-18 à s’éteindre en 2008. Si le propos est signifiant – questionnant en creux l’accueil de tous les étrangers dans la société française – les planches sont magnifiques. Un jeune garçon évo lue dans le monstre de fer d’une acié rie : jouant habilement avec échelles et proportions, Baru restitue, par exemple, avec une infinie élégance, cet univers désormais presque disparu…  (H.L.)

Paru chez Futuropolis (20 €) futuropolis.fr

> Baru est en dédicace à la librairie Le Tigre (Strasbourg) jeudi 24 novembre librairie-letigre.fr

Tomi’s spirit

Le Dijonnais Mathieu Sapin s’inscrit dans les pas de l’un de ses illustres aînés en adaptant en BD un roman pour enfants de… Tomi Ungerer ! Une sorte de retour aux sources pour celui qui a étudié aux Arts décoratifs de Strasbourg. Pas de baiser pour maman reprend la trame de l’ouvrage paru dans les années 1970 (L’École des loisirs), auquel il donne ses contours crayonnés qu’on aime tant. Le petit Jo (chaton griffant et bougon) a tout des héros ungereriens : de la curio sité à revendre, une espièglerie joyeuse et frondeuse, un rejet des règles qui se transforme en une redoutable et irrévé rencieuse roublardise. S’il déteste se la ver (les dents et tout le reste), c’est pour mieux relire les histoires de Ratman qu’il cache derrière la baignoire. Le pire ? Sa maman, la digne Madame Chatte mite, qui ne cesse de vouloir le câliner et l’embrasser en toutes circonstances. Sur fond de décors urbains fictifs, appa raissent quelques détails iconiques de la capitale alsacienne, dans un conte qui a bercé l’enfance de Mathieu Sapin. (I.S.)

Édité par Rue de Sèvres (15 €) editions-ruedesevres.fr > Mathieu Sapin sera présent au 33e Festival du livre de Colmar, le 26/11 à 11h pour évoquer Carnets de campagne (Dargaud / Seuil)

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editions2024.com CHRONIQUES

Retour à Nancy

Sa ville, capitale de Lorraine, lui manque et l’inspire. Dès l’introduction de ce se cond album, Kikesa le dit et le clame, en toute sincérité : après le succès de Puzzle, c’est chez lui qu’il lui a fallu re tourner, «  là où tout a commencé ». Ex humer des cartons les souvenirs, retrou ver «  les premiers textes, nuls, écrits sur des feuilles Diddl volées à [s]es sœurs », et puis remettre les lunettes de son en fance, «  celles qui [lui] permettaient de voir Rubi », sa «  meilleure amie depuis toujours », grâce à qui il a commencé à écrire. Avec elle, l’anti-bad boy assumé a composé cet opus éponyme, où l’artiste virtuelle aux cheveux verts pose même sa voix robotique vocodée sur quelques featurings (Poudre Dodo, L’anniversaire de Julie , Rubi ). Conçu à la façon d’un journal intime, le disque prend des al lures d’exercice de style, alternant entre sonorités pop un brin faciles ( Tout ira bien, avec Soprano) et placements de voix millimétrés sur textes rap de haute volée (Rap Machine V2 Exe). (S.V.)

Édité par Universal Music France / Capitol Music (14,99 €) – kikesa.store

> En concert à La Cartonnerie (Reims) 09/11, à la BAM (Metz) 19/11 et à La Laiterie (Strasbourg) 16/12

Prier pour le monde

Richement illustré, ce livre permet de tout savoir (ou presque) sur Les Illustres chanoines de la Cathédrale de Strasbourg distingués par Louis XVI en 1775, qui leur conféra une décora tion devenue le signe distinctif de leur fonction. Dans un ouvrage passion nant, Dominique Henneresse – spécia liste des ordres, décorations et autres médailles, il est notamment l’auteur de plusieurs ouvrages de phaléristique re ligieuse – plonge dans un univers fait de rites et de magnificence qui perdure heureusement aujourd’hui. Chargés à l’origine de la prière lors des services divins, les chanoines conseillaient l’évêque, géraient le diocèse en cas de vacance du siège et en administraient les biens. Accumulant richesses et hon neurs, ils disparaissent à la Révolution pour renaître avec Napoléon. Poursui vant leur œuvre, les chanoines – dont le plus récent statut a été approuvé en 2020 – assurent notamment tous les matins l’office et la messe à la Cathé drale. (H.L.)

Paru à la Nuée Bleue (35 €) nueebleue.com

> L’auteur sera présent au Festival du livre de Colmar (26 & 27/11) – festivaldulivre.colmar.fr

Folk songs

Puisque toute la musique qu’ils aiment vient de là, le duo strasbourgeois com posé par Sophie Steff (chanteuse et guitariste du groupe de stoner rock Yo jimbo) et David Bour (ex-bassiste et voix des métalleux d’Iron Bastards) retourne au blues des origines pour un deuxième album produit sous l’étiquette Two Ma gnets. La trame en est inspirée par un tube mythique de Robert Johnson, dont la légende raconte qu’il passa, en 1936, un pacte avec le Malin pour devenir un virtuose de la six cordes. Avec la vie romanesque en diable du bluesman en tête, les deux songwriters made in Alsace ont composé dix ballades folk, entre chroniques urbaines désabusées et bucolique poésie avide de grands espaces. Guitares sèches, timbres pro fonds, agrémentés de quelques notes bien senties d’harmonica… Two Ma gnets of a Kind sillonne les voies fer rées et carrefours poussiéreux du vieux Mississipi pour cont(r)er, en anglais, notre morne quotidien contemporain, échapper à la déprime ambiante (Gloo my situation) et rejoindre la face brillante de la lune (The Bright side of the moon), tout là-haut, au sommet de la verte col line de Freedom Hill. (S.V.)

Édité par Blue Cat Prod (12 €) bluecatprod.com

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© Bartosch Salmanski © Alexandre Carel

For ever Volker

Pour sa 18e édition, Augenblick, festival du cinéma de langue allemande en Alsace, rend notamment hommage à l’immense Volker Schlöndorff. Coup de projecteur sur une dense programmation.

Chaque année, Augenblick res semble à un bouquet filmique polychrome allemand, suisse et autrichien avec sa compétition regrou pant six longs-métrages inédits (ou projetés en avant-première). Parmi eux, citons Rimini d’Ulrich Seidl où l’auteur de la trilogie Paradis arpente la riviera italienne hors saison, entre désespé rance, ironie et réflexion sur la vieillesse et l’amour, autour de la figure d’une pop star qui a connu le succès avant d’expé rimenter le déclin. À côté de cela, se déploient une compétition dédiée aux courts-métrages – avec l’intrigant Zoon de Jonatan Schwenk, mettant en scène des axolotls d’un blanc presque surna turel –, un focus documentaire, un autre sur la Suisse et une mini rétrospective consacrée à Douglas Sirk, avant son exil à Hollywood. Se découvrent ainsi quatre films rares, tournés en Allemagne entre 1933 et 1937 par celui qui se nommait encore Detlef Sierck, dont La Neuvième Symphonie où tous les thèmes qu’il a

explorés ensuite sont déjà présents : abandon et exil, adultère et chantage, amour et fatalité…

Le grand moment du festival demeure un hommage en sept stations au monument qu’est Volker Schlöndorff, dont le film le plus connu, Le Tam bour , adaptation du roman éponyme de Günter Grass – lauréat d’un Oscar et de la Palme d’or – est évidemment de la partie. Cette histoire d’un enfant refusant de grandir pendant la montée du nazisme est comme un concentré du cinéma de celui qui fut l’assistant de Jean-Pierre Melville et de Louis Malle. Au fil de ses films, il ne cessa en effet de questionner l’Histoire de l’Alle magne, en se servant le plus souvent d’un substrat littéraire. En témoignent Les Désarrois de l’élève Törless, d’après Robert Musil, ou Baal , dans lequel il transpose la pièce de Brecht à la fin des années 1960, mais aussi L’Honneur perdu de Katharina Blum, qu’il coréalise

avec son épouse d’alors, Margarethe von Trotta, d’après le roman d’Heinrich Böll. Voilà réflexion sur la société des années 1970 où sont dénoncés le sys tème policier et le pouvoir exorbitant de la presse à scandale. Le public décou vrira aussi le récent Der Waldmacher , documentaire où Volker Schlöndorff décrit l’œuvre de l’agronome austra lien Tony Rinaudo, débarquant au Niger au début des années 1980 pour lutter contre la déforestation : ce pionnier a restauré plus de 5 millions d’hectares de végétation sur le continent grâce à une technique révolutionnaire…

Dans les cinémas indépendants d’Alsace fédérés par le Recit (Réseau Est Cinéma Image et Transmission) du 8 au 25 novembre festival-augenblick.fr

> Le public aura l’occasion de rencontrer Volker Schlöndorff à Strasbourg (master-class au Star Saint-Éxupéry, 11/11, 18h), Erstein (L’Erian, 12/11, 16h) et Mulhouse (Bel Air, 12/11, 20h)

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Le Tambour

Emmanuelle ou les Ambiguïtés

Emmanuelle Cuau est l’invitée d’honneur de la 37 e édition d’Entrevues, festival international du cinéma indépendant. Rencontre avec une cinéaste à l’œuvre rare, captant au plus juste les déchirures de la vie.

la faute du réalisateur ! Parce qu’ in fine , les financements dépendent surtout des chaînes de télévision. Ce sont elles qui décident… et c’est assez aseptisé. À moins de faire des longs-métrages vraiment fauchés, on n’a pas grande liberté.

Vous disiez aussi que «  le cinéma est une affaire de mo rale ». Qu’entendiez-vous par là ?

Il faut être vigilant sur la justesse de ce qu’on raconte. Il s’agit de ne pas trahir le réel, de porter une attention soutenue aux personnages et de s’efforcer de rester le plus droit possible : ne pas céder à la facilité, à une belle image, etc.

Circuit Carole explorait les rapports entre une mère et sa fille, quand Pris de court (2017) plonge une femme – magnifiquement interprétée par Virginie Efira – et ses fils dans un terrifiant engrenage…

Les liens unissant une mère à son enfant me fascinent. Circuit Carole est l’histoire d’une mère qui n’a que l’amour de sa fille pour la faire vivre. Tout le reste la fait mourir : le temps qui passe, la fatigue, le chagrin… Le sentiment maternel est, pour moi, tellement impossible à dire ! Un absolu, qui peut aussi être culpabilisant pour l’enfant.

Annie Ernaux, lauréate du Nobel de littérature, a loué la justesse avec laquelle vous retranscrivez la complexité des rapports familiaux. Quelle est la place de l’ambiguïté dans votre cinéma ?

En 1995, Circuit Carole remportait le premier prix à Belfort. Vous voilà de retour au festival, en invitée d’honneur cette fois…

J’ai été la première surprise de cette proposition, moi qui ai si peu tourné. Trois longs-métrages en trente ans ! Je suis très lente. Il me faut du temps pour écrire. Et quand on voit la durée de vie des films en salles de nos jours – deux semaines d’exploitation pour des années de travail –, c’est désolant.

Dès vos débuts, vous déclariez dans les pages de Libération vouloir « prendre le temps. Je sais que je resterai toujours d’un certain côté. » De quel « côté » parliez-vous ?

Je ne veux pas tourner pour tourner. Aujourd’hui, les films fran çais se ressemblent : la même histoire, déclinée en diverses variantes, les mêmes interprètes – ce qui n’est pas seulement

J’aime énormément Herman Melville, grand écrivain de l’ambivalence – d’ailleurs auteur d’un splendide Pierre ou les Ambiguïtés –, et me remémore souvent un chapitre de Moby Dick au sujet de la blancheur de la baleine. Il y avance l’idée que le blanc est la couleur la plus équivoque qui soit, à la fois celle de la robe de la mariée et celle du linceul dans lequel on enveloppe les morts. Rien n’est jamais d’un seul tenant en ce monde. On passe sa vie à jongler avec les situations, les circonstances… Retranscrire cela dans mes histoires, c’est tout ce qui m’intéresse. J’aime le ténu, toutes ces choses apparem ment insignifiantes, mais qui en disent le plus.

Au cinéma Pathé (Belfort) du 20 au 27 novembre festival-entrevues.com

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In Your Face

Le

Chaque automne, les fécondes relations artistiques tissées entre Forbach et Sarrebruck donnent lieu à un florilège de mises en scène ou en lecture de textes d’auteurs actuels. Trois prix sont décernés pour le meilleur auteur, traducteur et le coup de cœur du public. Originalité cette année, le Montréalais Sébastien David, lauréat de Pri meurs 2017 avec Les Hauts-parleurs, propose la pièce radio phonique Une Fille en or en direct sur SR 2 KulturRadio (17/11, Saarländisches Staatstheater, en allemand surtitré en français). Il y revisite à sa manière les Quatre fantastiques, mélangés avec des mythes anciens (Midas), de la psychanalyse ou un futur techno-machino-transhumaniste : une analyste finan cière découvre que tout ce qu’elle touche se transforme en or… jusqu’à sa propre secrétaire, tandis qu’une autrice ferraille jusqu’à l’overdose avec une multiplicité de doubles d’ellemême. Une zombie, célébrée comme créatrice de tendances par les influenceurs de tout poil, montre la capacité infinie de récupération du Net dont le dernier personnage, une mère devenue un pixel à force d’y acheter des vêtements de manière compulsive, a toutes les peines du monde à retrouver le chemin de la réalité et à s’extirper de la Matrice. Autre Qué bécoise invitée, Annick Lefebvre (voir page 36) avec Les Bar belés (18/11, Saarländisches Staatstheater, en allemand surtitré en français). Dans ce monologue, elle imagine ce qui passe par la tête de son personnage – non genré – découvrant qu’il ne lui reste qu’une heure à vivre, inexorablement étreint par

dramatiques contemporaines

un fil de fer barbelé. Tout autant cycliste que parent, amant·e, enfant, activiste et désenchanté·e, iel balaye, dans un flow tenu tambour battant, l’amour, la sexualité et les injonctions sociales, éclatant ce qui sépare l’intimité et le politique. Dans le genre coup de poing, le Parloir écrit et mis en scène par Delphine Hecquet, associée à La Comédie de Reims, vous laissera chamboulé (16/11, Carreau, en français surtitré en allemand). Le temps d’une visite en temps réel, une jeune femme brise le silence avec sa mère, condamnée neuf ans plus tôt pour le meurtre de son mari violent. Parole est donnée aux victimes collatérales de la prison, errant à leur manière dans les couloirs du système pénitentiaire. Enfin, Alexandra Badea plonge dans l’un des pires épisodes de l’histoire de France dans Points de non-retour (Thiaroye) . Les enfants y héritent des traumatismes de leurs parents en Roumanie et au Sénégal. L’autrice réunit témoins et victimes du colonialisme et du massacre perpétré par l’armée française, en 1944, de plusieurs centaines de tirailleurs réclamant leur solde après de valeureux combats lors de la Seconde Guerre mondiale (19/11, Saarländisches Staatstheater, en allemand surtitré en français).

Au Carreau (Forbach), à la Stadtgalerie, à l’Alte Feuerwache du Saarländisches Staatstheater et à la Villa Europa (Sarrebruck) du 16 au 19 novembre festivalprimeurs.eu

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festival Primeurs poursuit sa défense des écritures
francophones lors d’une 16e édition aux teintes québécoises.

The Good Old Days

Pour leur 10e édition, les Scènes d’automne en Alsace programment cinq compagnies aux profils variés. Coup de projecteur sur deux créations signées Ezio Schiavulli et Mathias Moritz.

Si depuis sa création en 2013, Scènes d’automne en Alsace n’a eu de cesse de promouvoir les équipes ar tistiques de la région (en s’éloignant trop souvent de la jeune création censée être promue), ce temps fort les y a aussi largement cantonnées à une case festivalière dans les programmations des scènes labellisées. Le renouveau du format initié l’an passé, qui consiste en le choix collectif d’une des compagnies pour un soutien “appuyé”, a déjà fait long feu puisqu’elles sont deux cette année, faute d’accord entre les cinq lieux partenaires : Indomptable de (et avec) Paul Schirck et David Séchaud et Hôtel Proust de Mathias Moritz. Ce dernier s’entoure d’une nouvelle bande d’acteurs pour cette création qui naîtra à Illzach. Dans cette « comédie pessimiste  », le metteur en scène revisite l’année 1995 en « tentant de faire rire avec des figures d’alors, dont le tragique se reflète dans notre époque actuelle ». De la crise du théâtre d’Heiner Müller, aux personnages inspirés de Michel Serrault, Bernard Tapie, Mallaury Nataf ou encore Corinne Lepage et l’épisode “des Jupettes”, la violence d’une époque et la dis tance (plus ou moins insignifiante) parcourue depuis sont au cœur d’une recherche de révolte adolescente, rattrapée par les catastrophes d’aujourd’hui et une mélancolie vive. Les stars déchues (Filip Nikolic…) voisinent avec Deleuze, Gainsbourg et Despentes sans que l’on joue, ici, le drame en cours : « Le laisser aux spectateurs est bien plus fort ! Il faut bien sauver quelques miettes de beauté, pour croire encore que demain ne sera pas un retour au passé. » Autre création à ne manquer

sous aucun prétexte, Jeux de société du chorégraphe Ezio Schiavulli. L’Italien installé à Strasbourg y nourrit une réflexion autour des ruptures et des déséquilibres maillant les relations humaines, inspiré par le concept des états du Moi du psy chiatre Éric Berne, l’univers poétique de Kafka sur le rivage de Murakami et les métamorphoses sociétales tirées de La Ferme des animaux d’Orwell. Six danseurs expérimentent à partir de jeux réels, choisis aléatoirement mais toujours très physiques, les processus d’affiliation faisant qu’au sein d’un groupe qui s’auto-évalue, se composent et se recréent une chaîne d’iden tités sociales et de relations de pouvoir. Mis en compétition – seul le vainqueur peut interpréter le solo écrit pour lui –, leurs battements, souffles et glissements sont captés par des micros avant d’être réinjectés en live dans des nappes sonores, tour à tour harmoniques et dissonantes, sur lesquelles tous doivent danser… et tenter de gagner la prochaine épreuve. Entre évocation du rêve et utopie chorégraphique, naît un groupe guidé par l’implacable balancier oscillant entre besoin d’appartenance et volonté d’émancipation.

À La Comédie de Colmar, L’Espace 110 (Illzach), L’Espace Tival (Kingersheim), La Filature (Mulhouse) et au Théâtre La Coupole (Saint-Louis) du 7 au 12 novembre

> Hôtel Proust de Mathias Moritz à L’espace 110 (Illzach) mardi 8 novembre et à La Comédie de Colmar jeudi 10 et samedi 12 novembre, puis en 2023 au Maillon (Strasbourg) 12 & 13/01 groupe-tongue.com

> Jeux de Société d’Ezio Schiavulli à La Filature (Mulhouse) mardi 8 et mercredi 9 novembre dans le cadre de Scènes d’Automne, puis en 2023 à La Nef (Saint-Dié-des-Vosges) 20/01, à L’Espace Rohan (Saverne) 26/01, à Pôle Sud (Strasbourg) 07 & 08/02, à La Salle Europe (Colmar) 10/02, à L’Arsenal (Metz) 17/05 ezioschiavulli.com

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Par Thomas Flagel – Photos de Jesus S. Baptista ( Jeux de société) et Groupe Tongue (Hôtel Proust)

All we need is love

Le Manège livre un hymne à l’amour avec son festival Born to be a live. Entre danse, performance, cirque et cabaret, le mois de novembre regorge de promesses rémoises.

Par Thomas Flagel – Photos de Stanislav Dobak (IDA don’t cry me love)

Chaque génération doit cheminer avec son lot de dé sastres et c’est souvent dans ces moments de trouble que la vitalité créatrice trouve de nouveaux éclats. Lara Barsacq défie l’époque à sa manière, en célébrant l’icône des Ballets russes Ida Rubinstein, celle qui enflammait le tout Paris au tournant du XIX e siècle. Un trio poético-musical entre mêle faits historiques et éléments biographiques intimes pour faire d’IDA don’t cry me love (19/11, également à Pôle Sud (Strasbourg) 20 & 21/01) une ronde sauvage, un hommage fougueux nourri à la sève féministe et à l’invention de soi par l’Art. Il faut dire que la chorégraphe Lara Barsacq n’est autre que l’arrière-petite-nièce de Léon Bakst, peintre et costumier de la fameuse troupe qui révolutionna la danse au début du XXe siècle. Les trois interprètes inventent des rituels collectifs peuplés de fulgurances contemporaines, de chants et de fantômes, qui interrogent le legs de celle qui fut la muse de Serge de Diaghilev (critique d’art et fondateur de la fameuse troupe) mais aussi la commanditaire du Boléro à Ravel, dont elle était l’amie et la mécène. Le tout forme un manifeste au féminin où les gestes ont les atours sacrés de la sororité. Derrière les superpositions de voiles et de matières brillantes, le jeu des transparences révèle les corps et l’âme éprise de liberté qui servent de guide au projet. Autre genre avec Crush, toute nouvelle création d’André Mandarino (15/11, puis en tournée*). Quatre acrobates, pendus à un cadre aérien, jouent de renversantes scènes d’amour dans lesquelles s’ébranlent les cœurs et les corps, faisant valser les codes genrés au profit d’un désir redessinant avec sensibilité les frontières

mouvantes de l’amitié et de l’attachement… quitte à risquer la chute ! Porteurs et voltigeurs multiplient les crushs dans les situations les plus insolites. Enfin, ne manquez pas la pre mière de TATIANA (15/11), hommage de Julien Andujar à sa sœur disparue soudainement, à Perpignan, en 1995. Jouant habilement des codes du cabaret, son conte documentaire l’entraîne dans l’interprétation de tous les rôles (flic, voyante, journaliste, père, meilleure amie ou frère), dans un flirt à peine voilé avec l’ivresse de la vie et de la mort. S’il nous place aisément au bord des larmes, c’est pour mieux nous rattraper avec une pirouette fantasque en nous livrant sa manière bien à lui de l’attendre, depuis ses 11 ans. Dans cet hommage, il y a la magie et la candeur de l’enfance, les failles bouleversantes que le temps n’atténue pas.

Au Manège (Reims) du 8 au 19 novembre manege-reims.eu

> Inauguration commune avec le festival Les BisQueers Roses (0813/11), mardi 8 novembre (18h) avec Dans mon dessin, performance multimédia de Jenny Charreton dénonçant la transphobie bisqueersroses.fr

* La pièce sera jouée au Nouveau Relax (Chaumont) 24 & 25/11, à Art’Rhéna (Vogelgrun) 03 & 04/02, à l’ABC (Bar-le-Duc) 10/02, à La Nef (Saint-Diédes-Vosges) 28/02 et au Trait d’union (Neufchâteau) 08 & 09/06 lesescargotsailes.com

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Succès fou

Avec Armes et paillettes, premier album tout en mélodies pop éthérées, Oete, 23 ans, s’impose en futur roi de la chanson française. Rencontre avec un des artistes les plus attendus du Charabia festival.
Par Suzi Vieira – Photo de Yann Ohran

Pourquoi cet étrange nom de scène ?

Prendre un pseudonyme était une façon de me créer un alter-ego, une sorte de Thibaut (mon prénom à la vie) tout-puis sant, qui m’aide à me sentir mieux au quotidien. Oete [prononcer “eute”] est un dérivé du mot “poète”, amputé du P, mais aussi un jeu sur les pronoms et la place qu’on se voit assignée dans la société. En général, il y a vous, moi… et puis “eux” : les autres, les hors classe. Dans mon parcours, j’ai souvent été ren voyé à cette troisième catégorie.

Vous avez grandi en Picardie et êtes venu à la musique sur le tard…

J’ai passé mon enfance dans la cam pagne profonde, où il n’existe de culture que celle des champs. Mais c’est de cet ennui qu’est né mon insatiable appétit pour la création artistique – d’abord le théâtre, la danse, puis une formation circassienne. À 17 ans, j’ai acheté une guitare avec mon premier salaire d’ani mateur et j’ai appris à composer à force de tutos Youtube. Voilà comment on ap prend la musique au XXIe siècle ! [Rires]

Les choses ont été très vite depuis. Dès le premier single (La Tête pleine) il y a un an et demi, les projecteurs se sont braqués sur vous. Comment décrire votre univers ?

C’est de la musique pour danser sérieu sement. Des textes assez noirs, sur des mélodies en forme de joyeux exutoires où les corps en transe peuvent exorciser les angoisses. J’appelle cela de la “varié té alternative”, au sens où elle comporte

beaucoup d’aspérités. J’ai baigné toute mon enfance dans la variété : j’en suis empreint et je m’y ancre totalement. Loin du kitsch auquel on la résume trop souvent, je veux redorer son blason, rap peler qu’elle renvoie aussi à des monu ments tels Christophe, Bernard Lavilliers, Catherine Ringer, Daniel Darc, etc.

Vous n’êtes pas le seul : Fishbach, Juliette Armanet… Qu’est-ce qui vous plait tant dans les synthés et les sonorités des années 1980 ?

Ma vie entière est dirigée vers cette décennie. Même mes meubles datent de cette période-là ! C’est une façon de m’évader de la société consumériste et aseptisée qu’est devenue la nôtre, d’échapper aussi à la réalité oppressante des pandémies, des guerres, des crises, etc. Les eighties, c’est la lumière : m’y plonger me fait du bien, tout simplement.

Parlons d’Armes et Paillettes : un titre en forme d’oxymore… Est-ce pour rappeler que nous sommes tous faits de contradictions ?

On est plein de névroses surtout ! Les armes, ce sont toutes ces choses qu’on s’est pris dans la tête, les carences avec lesquelles il a fallu avancer. Quant aux paillettes, c’est la candeur qui s’obstine, le fait de continuer à croire dans ses rêves malgré tout.

La musique est-elle une façon de vous libérer de vos fêlures ?

C’est ma façon de les célébrer au contraire. Elle me permet de l’empor

Sens dessus-dessous

ter sur les traumas en les rendant plus beaux, en en faisant une fête. Faire dan ser les gens sur HPV, un morceau sur le papillomavirus, c’est une sacrée victoire sur cette MST ! De même pour Corps & ego et tous les complexes avec lesquels on s’abime en se jugeant à l’aune d’on ne sait quels idéaux sociaux.

Dans votre projet, il y a aussi une esthétique mode et queer…

On est de plus en plus nombreux à s’emparer du visuel pour créer un univers complet, à l’image d’un David Bowie. Le côté expérimental de cette recherche stylistique m’intéresse beau coup. Quant au côté queer, il semble rait en effet que je le sois… puisque le maquillage et les talons restent encore inhabituels pour un homme en 2022. Mais ce n’est pas un cheval de bataille, j’essaye plutôt d’être du côté de la bana lisation. J’ai les yeux bleus, je fais 1,72 m, je chausse du 41 et je suis homosexuel : tout cela est pour moi sur le même plan.

Au Manège (Reims) dans le cadre du Charabia festival jeudi 2 décembre et à l’Espace Django (Strasbourg) vendredi 31 mars 2023 manege-reims.eu – espacedjango.eu

En cinq ans, le Charabia festival fondé par le troubadour rémois Barcella s’est imposé dans le paysage. Portée par Ulysse maison d’artistes, structure de production organisatrice de l’événement, l’édition 2022 a de quoi faire pâlir d’envie les plus installés festivals du pays. Pour l’ouverture, Alain Souchon himself, flanqué de ses deux rejetons Ours et Pierre, a cousu main une intimiste prestation (23/11, La Cartonnerie). Une soirée en forme de passage de relais, où l’on découvre aussi le Belge Pierre de Maere, nouveau héraut de la chanson à texte avec son insolence flamboyante, textes lucides et phrasé mutant. Côté poids lourds encore, Jane Birkin, diva au cœur nu, chante l’amour et ses métamorphoses (25/11, La Cartonnerie), tandis que Suzane (27/11, La Cartonnerie, en photo), Barbara Pravi (01/12, Le Manège) ou encore Aloïse Sauvage (02/12, Le Manège) se voient chacune alliée pour une soirée aux jeunes voix prêtes à tout dynamiter, de Chien noir à Coline Rio, en passant par Kalika l’enragée. Le line-up est si impressionnant qu’on ne saurait tout citer ! À La Cartonnerie, Le Manège et la maison commune du Chemin Vert (Reims) du 23 novembre au 3 décembre charabiafestival.com

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Édité par Roy Music roymusic.com

Great Jazz Music

La 37e édition du festival Jazzdor invite notamment à parcourir les racines africaines du genre. Zoom sur quatre concerts emblématiques.

Quatre oreilles, côte à côte, tournées l’une vers l’autre, s’écoutent. Les yeux ouverts, les visages tendus vers un seul sens. À les voir, on aimerait être dans la confi dence. Qu’entendent-ils ? Que se disent-ils ? Pour savoir ce que cache l’affiche de Jazzdor, il faut s’y rendre. Sur scène, les interactions, si précieuses entre improvisateurs, sont palpables. Visibles, elles peuvent servir de guide pour qui découvre le jazz, riche en détails et bifurcations. Des 25 dates de cette édition, nous dessinons un par cours en quatre rendez-vous avec la great black music, qui débute par le funk subsaharien de Dave Holland (04/11, Cité de la musique et de la danse) – 50 ans de carrière et des enregistrements avec Miles Davis dans les doigts. Le contrebassiste britannique pourrait tout aussi bien jouer les yeux fermés avec Chris Potter (saxophone), Lionel Loueke (guitare électrique) et Eric Har land (batterie), avec lesquels il a gravé Aziza, hommage aux fées bienfaisantes. Ensemble, les quatre monstres sacrés voyagent à cadence rapide entre le funk

et l’Afrique. Les séquences improvisées, virtuoses, lyriques et à haute intensi té, de ce “super groupe” à la section rythmique exceptionnelle, ont de quoi secouer. On aime aussi le groove spi rituel du batteur et percussionniste Kahil El’Zabar (11/11, Fossé-des-Treize), qui a fait de l’afrocentrisme américain son idiome. Leader volubile, plaçant le cœur de sa musique dans son instru ment, il montre la voie dans sa forma tion (Corey Wilkes à la trompette, Justin Dillard au clavier et Alex Haring au sax). Le rythme sublime le propos, déclenche des réactions physiques confinant à la transe !

Citons aussi les extases percussives de Danyel Waro (15/11, Le Point d’eau) : militant de toujours, figure du maloya – patrimoine musical issu des anciens esclaves réunionnais, qu’il a contribué à réhabiliter – et visage de l’île, il est une bête de scène, qui n’a besoin que de sa voix et de ses percussions pour retourner les tripes de ses auditeurs. La formation avec laquelle il est sur scène ne comporte d’ailleurs rien d’autre que cinq percussionnistes chantant en

créole. Nonobstant, la lutte n’est pas finie : en atteste le projet Black Lives from generation to generation (18/11, La Briqueterie). En écho au mouve ment Black Lives Matter, il associe une quinzaine d’artistes américains, africains et caribéens, qui perpétuent une tradition révolutionnaire portée par Nina Simone, Curtis Mayfield ou James Brown… «  La musique est l’arme du futur », disait Fela Kuti : en réunissant des leaders tels Cheick Tidiane Seck, Jacques Schwarz-Bart, Marcus Gilmore, Marcus Strickland ou Reggie Washing ton dans une série de chansons, ce pro jet ressemble à un all-star band de jazz moderne, éclectique, débridé, allant du hip-hop aux musiques africaines, dont l’objectif est de montrer qu’une cause commune irrigue la créativité de la communauté afro-diasporique contemporaine.

Dans différents lieux de Strasbourg et alentours du 4 au 18 novembre jazzdor.com

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Par Florent Servia – Photo de Govert Driessen (Aziza quartet)

Bach to basics

Avec Jean-Sébastien Bach pour figure tutélaire, la sixième édition de Piano au Musée Würth pro pose un programme en forme de savant dosage entre virtuoses en herbe et talents confirmés.

Par Hervé Lévy – Portrait de Samuel Aznar par Tony Trichanh

il y a un compositeur universel, c’est bien JeanSébastien Bach, l’alpha et l’oméga pour de nombreux interprètes  », résume Olivier Érouart. Et le direc teur artistique de Piano au Musée Würth, qui a placé le cru 2022 de l’événement sous son (très) haut patronage, de citer ensuite, mutin, la célèbre phrase de Cioran : «  Sans Bach, la théologie serait dépourvue d’objet, la Création fictive, le néant péremptoire. S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu. » Voilà aphorisme exploré par Élisabeth Brisson dans une conférence mise en son par Pierre Rouinvy (12/11, 16h), espoir du clavier qui étudia avec Amy Lin. On retrouve cette dernière pour un récital (13/11, 14h) où des transcriptions d’extraits de cantates tutoient Schumann, Beethoven et Liszt, dont la diabolique Mephisto Waltz, hésitant entre envoûtantes séductions et trépidations effrénées. Voilà fascinante réponse aux envolées séraphiques du Cantor de Leipzig. Tout aussi teinté de romantisme est le concert d’Adam Laloum (11/11, 20h), qui détourne le thème du festival en jouant Schubert et Schumann avec Scènes d’enfants et Carnaval. On apprécie particulièrement cette pièce, où est esquissée une géniale galerie de portraits en évolution constante, dans laquelle sont placés des personnages de la Commedia dell’arte (Arlequin, Pierrot ou Colombine), mais également le compositeur luimême – sous les traits d’Eusebius et Florestan –, son aimée Clara ou encore Chopin et Paganini. Autre virtuose de la

partie, Laurent Cabasso (11/11, 17h) propose un programme 100% Bach où étincellent trois Toccatas, « musiques particu lièrement vivantes et contrastées, tout sauf austères, laissant une grande place à l’improvisation et à la fantaisie, passant de la plus grande virtuosité jubilatoire à des épisodes lyriques ou méditatifs dans des récitatifs souvent bouleversants », résumet-il.

Impossible de citer ici l’intégralité d’un programme multi forme, mais impossible également de ne pas mentionner le futur (très) grand qu’est Can Çakmur (12/11, 20h) – qui fera notamment découvrir Passacaille, Intermezzo et Fugue de Dimitri Mitropoulos, immense chef et compositeur passion nant – et Samuel Aznar (13/11, 11h) dont le récital s’ouvre et se ferme par une transcription de Bach par Saint-Saëns. Est aussi au menu Au gré des Ondes, six délicates miniatures signées Henri Dutilleux. Pour clôturer le festival, on quitte le clavier pour la guitare de Thibault Cauvin (13/11, 18h) qui propose une géniale excursion : nuits électroniques berlinoises, médita tions tokyoïtes, chevauchées dans la steppe mongole, extases anatoliennes et voyage intérieur dans les partitions de Bach.

Au Musée Würth (Erstein), du 11 au 13 novembre musee-wurth.fr

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Music Station

La Grande Gare : l’intitulé est logique pour un événement organisé dans une salle, une des plus belles du continent, installée sur le site de l’ancienne… gare de Baden-Baden, dont les espaces wilhelminiens accueillent encore le specta teur. Explorant la modernité du XIXe siècle, le festival permet de découvrir le vérisme de Pietro Mascagni, novateur en la matière, qui anticipe le montage cinématographique avec Cavalleria Rusticana (11 & 13/11, en version de concert), dirigé par l’immense Thomas Hengelbrock, à la tête de son Baltha sar-Neumann-Orchester. La phalange allemande joue aussi sous la baguette d’Antonello Manacorda pour une attendue Symphonie fantastique de Berlioz (12/11), compositeur dont les liens avec la cité thermale sont bien connus. Voilà autobiogra phie sentimentale en forme de tremblement de terre, inspirée au musicien par son amour pour Harriet Smithson et quelques références littéraires, Les Confessions d’un Anglais mangeur d’opium de Thomas de Quincey et Les Odes et Ballades de Victor Hugo. Le résultat est une pièce qui révolutionna la musique, où sont transcendées toutes ses influences. Les différents mouvements correspondent aux stades succes sifs du transport amoureux : rencontre de la femme idéale – identifiée à une mélodie à la semblance d’une idée fixe –, puis développement de la passion dans une merveilleuse scène pastorale. Le troisième mouvement résonne comme un hommage à Beethoven : il marque la rupture entre la réalité

souriante du début et le fracas de la plongée dans la douleur et le cauchemar qui suivront. Avec cette entrée tonitruante dans un monde de ténèbres, la partition rejoint les circonvo lutions tumultueuses d’un tableau de Bosch pour se terminer dans une apothéose échevelée.

On retrouvera aussi avec plaisir Teodor Currentzis – et son ensemble MusicAeterna – pour deux programmes permet tant d’apprécier la rigueur musicale extrême d’un chef au look de dandy huysmansien post-moderne, qui creuse la partition en profondeur, en explorant de manière expressive les moindres détails, histoire d’aiguiser les sens et l’intellect du spectateur. Dans un premier programme événement, il donne la Messa di Requiem de Verdi (17 & 20/11), œuvre pharaonique hésitant entre échappées sacrées et extases lyriques, dont les aspects opératiques ressemblent à une glorification de la vie, entre angoisse du néant et espoir qu’il puisse exister quelque chose après. Encore plus excitante est la Carte blanche laissée au chef (19/11), un voyage en terre inconnue dont chacun ne peut que se réjouir !

Au Festspielhaus (Baden-Baden), du 11 au 20 novembre festspielhaus.de

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Baptisé La Grande Gare, le festival d’automne du Festspielhaus emporte les spectateurs dans le XIXe siècle musical à toute vapeur, avec des chefs comme Thomas Hengelbrock et Teodor Currentzis.
Par Hervé Lévy – Photos de Florence Grandidier et Anton Zavjyalov
Thomas Hengelbrock Teodor Currentzist

Rêver d’autres mondes

Forum international pour la musique contemporaine au Luxembourg, rainy days invite à un incroyable voyage avec une 21e édition prenant pour axe directeur out of this world

Avec 21 concerts, performances et installations (comme Sleep Laboratory, voyage onirique au cœur de réalités virtuelles de l’iconique Alexander Schubert, 26/11, La Philhar monie), dont 16 créations, rainy days convie à prendre la tangente, histoire de découvrir des sphères lointaines, utopiques et imaginaires. «  Plus que tout art, la musique est capable de nous transporter dans d’autres univers ou d’en créer de nouveaux. La musique contem poraine a toujours eu comme objectif de créer ou de révéler de nouveaux mondes sonores, que ce soit avec des techniques de jeu inhabituelles, de la technologie de pointe ou simplement une imagination débridée », résume l’équipe du festival. Le concert d’ouverture est un beau té moignage de ce credo : avec Subnormal Europe (17/11, Théâtre des Capucins), éblouissant opéra pour une chanteuse, la contralto Noa Frenkel, et un ingénieur du son (Sebastian Schottke, jouant son propre rôle dans une session d’enregis trement), Óscar Escudero et Belenish Moreno-Gil questionnent l’histoire des médias audio et visuels depuis 1860,

lorsqu’Édouard-Léon Scott de Martin ville réalise le premier enregistrement d’une voix humaine grâce au phonau tographe. Entre performance, théâtre musical et jeu vidéo en 3D, le spec tacle plonge dans un monde sursaturé de données. Où se trouve la vérité ? Existe-t-elle ? Un document n’est-il pas toujours le document d’un document ? Esthétiquement fascinante, l’œuvre est aussi souvent… effrayante.

Au fil des soirées, se déploient Zeugen (19/11, La Philharmonie), proposition géniale de Georges Aperghis sur des textes de Robert Walser avec des marionnettes de Paul Klee, Ionisation (22/11, La Philharmonie), concert per cussif acousmatique, le ciné-concert de Semlja d’Alexander Dowschenko (20/11, La Philharmonie) ou encore un lumi neux hommage à Helmut Lachenmann (20/11, La Philharmonie) où brillent trois stars : le clarinettiste Mark Simpson, le violoncelliste Jean-Guihen Queyras et le pianiste Pierre-Laurent Aimard. Sous la direction de Brad Lubman, l’Orchestre philharmonique du Luxem

bourg (25/11, La Philharmonie) crée une œuvre de Mark Andre entrant en réso nance avec Čvor, déflagration sonore de Milica Djordjević ou Sori, hommage de Younghi Pagh-Paan à la force créa trice des femmes dans la culture popu laire coréenne. Enfin, impossible de ne pas citer Le Noir de l’Étoile de Gérard Grisey (27/11, La Philharmonie), écrit pour et interprété par Les Percussions de Strasbourg. On demeure sidérés face à cette pièce pour six percussion nistes, bande magnétique et transmis sion in situ de signaux astronomiques, qui transporte le public dans les sono rités cosmiques des pulsars – étoiles à neutrons en rotation dont les ondes magnétiques peuvent être transformées en ondes sonores – métamorphosés en espaces intérieurs.

À La Philharmonie et dans d’autres lieux de la ville (Luxembourg) du 15 au 27 novembre rainydays.lu – philharmonie.lu

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Par Hervé Lévy – Photo de Sleep Laboratory

Vois sur ton chemin

Tout au long du mois de novembre, le parcours artistique à travers la ville s’associe exceptionnellement à la foire européenne d’art contemporain et de design St-Art (25-27/11, voir p.57), pour promouvoir la photographie. Après cinq ans d’existence, le mot d’ordre reste le même : rendre accessible au plus grand nombre le volet contemporain de cette discipline. Pour ce faire, « le public rentre dans des lieux atypiques  », annonce le photographe et président de l’évé nement, Ryo Tomo. « Cafés, restaurants, galeries d’art… Nous avons choisi des adresses ouvertes la journée et jusqu’à tard le soir, afin de permettre une expérience encore plus abordable. » L’Hôtel de l’Europe, le restaurant Aedaen Place, l’agence Voyageurs du monde comptent parmi les structures partici pantes et sont rejointes par de petits nouveaux, tels l’Ordre des Avocats, la Trézorerie, la Cuvette de Bouillons mais aussi le Comptoir d’Eugène. « Nous accueillons également un grand renfort d’artistes allemands et espagnols, tout comme des talents venus de Géorgie, d’Inde, de Chine et du Canada », ajoute l’organisateur. «  Il n’y a pas que des photographes confirmés qui sont exposés. Nous mettons en avant des per sonnes en progression, comme le jeune Maksym Toussaint. » Ce Franco-Polonais de 26 ans place l’être humain au centre

de ses créations. Après des photos de rue et des paysages, sa série Best times vs Worst times présente une esthétique plus plastique, manichéenne, où l’opposition de deux mains, l’une nue et l’autre gantée, livre une symétrie plutôt surprenante. Ses œuvres sont à retrouver au Café des Sports et, nouveauté cette année, dans la galerie virtuelle de la manifestation. « Aux photographes exposés s’ajoutent quelques artistes inédits qui n’avaient pas le temps de faire le déplacement », explique Ryo Tomo. Les clichés de Shiju S. Basheer sont ainsi exclusive ment disponibles sur cette plateforme numérique. Originaire d’Inde, l’artiste traverse l’Afrique, l’Europe et les pays d’Asie avec son appareil (Indonésie, Vietnam, Népal). Il en restitue une vision sociale, résolument humaniste. «  Un autre temps fort est la présentation de livres photo par les artistes, qui commentent leurs ouvrages. » Un moment rare.

Dans divers lieux de Strasbourg du 1er au 30 novembre strasbourgartphotography.art

> Vernissage inaugural aux Citadines Kléber vendredi 4 novembre

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Pour sa 5e édition, Strasbourg art photography investit une vingtaine de lieux, mettant en lumière le travail de plus de cinquante artistes internationaux.
Par Julia Percheron – Photos de Maksym Toussaint, Best times vs Worst times

« Les gens trop sérieux sont louches »

Coopérative de production et de création bruxello-lilloise, L’Amicale se voit offrir un “paysage” de 10 jours par Le Maillon. Rencontre avec l’un de ses fondateurs, metteurs en scène et comédiens actifs, Antoine Defoort.

Cinq spectacles, une installation, une conférence, un atelier, une soirée musicale… en dix jours, dans le même théâtre à Strasbourg ! Que génère dans l’équipe de L’Amicale cette incroyable proposition ?

On se réjouit, c’est dingue ! Surtout, cela fait véritablement sens avec la manière que nous avons dans la coopérative de créer des liens, de s’entraider dans les projets respectifs des sept artistes associés et de tisser des relations affectives avec ceux qui les portent, en production notamment. Jusqu’ici nous n’avions présenté, au mieux, que deux spectacles en parallèle dans un même lieu. Là, se dessinera un tableau, un paysage – le nom choisi par Le Maillon est magnifique – et nous allons bien rigoler, ce qui est essentiel.

Comment avez-vous composé avec Barbara Engelhardt, directrice du Maillon, ce mélange de pièces nouvelles et d’autres “collectors” ?

Dans le dialogue, en passant en revue ce qu’on avait en maga sin [Rires]. Nous avons le chic – par goût et éthique de travail –de toujours faire évoluer nos projets. Le Tiret du six et Ami·e·s il faut faire une pause ont ainsi déjà connu des formes très variées depuis leur création. Ami·e·s se déroulait en trois conférences tenues par Julien Fournet alors que c’est, aujourd’hui, une pro position participative de colo de vacances du spectacle vivant, interprétée par Jean Le Peltier ! Les deux nouvelles itérations de cette pièce se sont sédimentées dans une nouvelle forme, bien plus chouette. Nous avons planché avec Barbara sur une idée de thématique, ce qui nous a posé la question de la ligne esthé tique de L’Amicale, sujet que nous avons bien longtemps choisi de laisser de côté. Plutôt qu’une ligne, ce serait une sorte de nuage de tags qui nous réunit, composé d’intérêts formels et de sujets sérieux portés avec humour. Les formats et les rapports induits au public sont importants : ils vont de la performance se déroulant à travers la manipulation par chacun d’un ordinateur (Le Tiret du six), à la création de deux cohortes de spectateurs / auditeurs radio (On traversera le pont une fois rendu·e·s à la rivière), créant une expérience complémentaire où chacune imagine l’expérience de l’autre. Il y a aussi une performance de philosophie stoïcienne dans une piscine de balles noires (Les Thermes). La liturgie spectaculaire qui se dessine bouscule les codes habituels de représentation, à laquelle on ajoute autant de “ou pas” que désiré : le public vient… ou pas, il participe… ou pas, il regarde… ou pas.

Parmi les méthodes que vous affectionnez dans la genèse de vos pièces, il y a celle de l’itération*…

C’est un des innombrables outils dont nous nous saisissons. Nous empruntons ce cadre méthodologique au monde du développement web. L’itération y est devenue un archétype hégémonique. Pour la création de logiciels comme pour celle de spectacles, chaque premier essai demande une évaluation des besoins et une reprise en fonction des résultats pour avancer et évoluer vers la résolution choisie. Ce cadre est précieux dans l’organisation du travail artistique : nous fonc tionnons par prototypes successifs, testant des hypothèses en passant outre l’inhibition inhérente à la peur de mal faire, qui nous fait rester trop longtemps au travail de conception théo rique à la table. Souvent, de chouettes idées ne voient jamais le plateau par peur de l’échec. Tester permet de dégager de la clarté, tout en sortant de ce piège et de cette malédiction qui nous laissent coincés dans l’abstraction.

Au cœur de votre boîte à outils et de vos pièces, il y a aussi un amour de l’humour et de la ludicité pour s’attaquer à des sujets scientifiques et philosophiques. Autant de points de départs soumis aux petits accidents néces saires au trouble du hasard que vous affectionnez tant ? Nous préférons ce terme de ludicité à la novlangue de la start-up nation qui parle de “gamification” ! En dépit de notre amour des formes fun, nous nous emparons souvent de sujets de connaissance rigoureux. Tout est affaire d’équilibre : si on penche vers trop de fun, ça devient creux, si le curseur monte trop vers la connaissance, cela ressort indigeste. Nous marchons sur une ligne de crête en essayant d’être le plus fun et le plus “interesting” possible ! De toute façon, je suis persuadé qu’on ne peut être sérieux que lorsqu’on déconne un minimum. Ceux qui sont trop sérieux sont louches, comme s’ils se forçaient !

Les représentations d’ On traversera le pont une fois rendu·e·s à la rivière verront les derniers tours de roue du tracteur Patoux. Comment se décide la fin d’exploi tation d’une pièce ? Incroyable que vous sachiez cela, on dirait que vous avez accès aux fichiers secrets du drive de L’Amicale ! Patoux n’a jamais été très fringant avec ses problèmes de batterie. Nous l’avions acheté pas cher et il est en fin de vie, ce qui

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correspond à celui du cycle de diffusion de la pièce. Cette invitation strasbourgeoise était l’occasion de faire d’ultimes dates, sachant que, pour être honnête, la première de cette pièce, à la fois à vivre en réel et à la radio, n’était pas vrai ment une réussite. Il a fallu quelques itérations de ce travail pour trouver une forme plus chouette et aboutie. Mais les programmateurs reviennent rarement voir un spectacle, ce qui ne nous a pas aidés. On devrait faire comme pour les logiciels et utiliser des numérotations de versions d’un spec tacle car au final, comme les concepteurs de softwares, nous résolvons les bugs dans notre proposition. Au doigt mouillé, nous sommes peut-être à la version 3.4 d’On traversera le pont une fois rendu·e·s à la rivière.

Au Maillon (Strasbourg) du 8 au 19 novembre maillon.eu

> L’installation Les Thermes, 9-19/11 (sauf 13 & 14/11)

> Le Tiret du six de Samuel Hackwill, 9-12/11

> Un Faible degré d’originalité d’Antoine Defoort, 10/11

> Ami·e·s il faut faire une pause de Julien Fournet, 10-12/11, bord de plateau le 11/11 avec l’équipe

> De la sexualité des orchidées de Sofia Teillet, 16 & 19/11 au Maillon puis 17 & 18/11 hors-les-murs

> On traversera le pont une fois rendu·e·s à la rivière, 17-19/11, bord de plateau avec l’équipe le 18/11

* Antoine Defoort anime Sauvez vos projets (et peut-être le monde) avec la méthode itérative lors d’un atelier / conférence (12/11 au Maillon).

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Gravé dans la Cyr

Le diptyque Lontano et Instante explore les possibles cinétiques, physiques et hypnotiques de la roue Cyr en deux soli conçus par Marica Marinoni et Juan Ignacio Tula.

Engager son corps à l’extrême, aller jusqu’au bout de la transe dans un voyage de vie. Ainsi va Instante , premier né des deux pièces de cette soirée, réunies sous les hospices de la roue Cyr. Créé par le Québécois Daniel Cyr dans les années 1990, cet anneau de métal succède à la roue allemande, née dans les années 1920, composée de deux cercles reliés parallèlement par des barres. Plus véloce, ce nouvel agrès puise sa mise en mouvement dans la force même de l’acrobate, emporté dans des circonvolutions proches de celles d’un derviche. Compagnon de route de Mathurin Bolze à sa sortie du Centre national des Arts du Cirque de Châlons-en-Champagne (Cnac), l’Ar gentin Juan Ignacio Tula compose son premier solo en 2018. Son corps ne fait qu’un avec l’élément qui l’emporte dans une fusion menant à la transe. Il égrène des instants de vie en forme d’images fantastiques grâce à l’utilisa tion subtile de la persistance rétinienne dans une création lumière reproduisant l’effet magique de l’art cinétique. En état second, l’artiste nous laisse médu sés, au bord de visions surréalistes ma gnétiques invitant au lâcher-prise, mais aussi suspendu au-dessus d’un gouffre de vertiges personnels. L’épuisement charnel offre au cheminement de l’âme un supplément de conscience. En pendant gémellaire de ce spectacle, il compose Lontano avec son interprète, Marica Marinoni, rencontrée au Cnac.

La roue Cyr n’est plus cet étrange intercesseur vers un monde intérieur, mais se fait exutoire. Le corps-à-corps de la circassienne armée de gants de boxe avec la roue prend les atours d’un duel avec soi-même. Une ode à la résistance face à un adversaire, qui rend coup pour coup, à dompter comme ses démons. Par la répétition de boucles endiablées, elle attaque

ses limites physiques pour sortir du contrôle, cherchant dans l’abandon la nature première de gestes enfouis sous des couches d’habitudes. De lutte en chutes répétées émerge une forme de résilience. Une révolution intime en miroir des cercles giratoires – en apparence – implacables. Une réap propriation le souffle court, mais la tête haute. Dans un écho confucéen, peu

importe la chute, l’important étant de se relever, à chaque fois.

Aux Bains douches (Montbéliard) mardi 22 novembre (dès 10 ans) et au Théâtre de Bourgen-Bresse vendredi 25 et samedi 26 novembre dans le cadre de Courts Cirques, oui ! mascenenationale.eu – theatre-bourg.fr

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La Bonne Âme d’Icuiricui

La compagnie messine La Mandarine blanche monte Des Larmes d’eau douce, du Mexicain Jaime Chabaud. Rencontre entre poétique et politique avec Alain Batis.

Par Thomas Flagel – Photo de Patrick Kuhn

Dans un petit village du Mexique touché par des années de sécheresse, une petite fille a le don de pleurer des larmes d’eau douce. Tel est le point de départ de ce conte cruel… Sofia a un don précieux, proche de la malédiction. C’est d’abord un secret qu’elle partage avec le seul Felipe, son ami, qui ne pourra tenir sa langue très longtemps. Le père de cette petite fille possède une menuiserie en pleine faillite. Le Maire lui intime de faire fonctionner une pompe acquise par le vil lage pour extraire de l’eau des profondeurs. L’échec précipite l’injonction à Sofia de pleurer pour sauver tout le monde. Outre le paternel, l’Église et l’État vont aussi l’exploiter à leurs fins, au point d’en faire un commerce du matin au soir. Jaime Chabaud dénonce la violence et le travail forcé touchant les enfants en Amérique latine. Ce théâtre poétique et politique a une semence merveilleusement cruelle.

Cette histoire fait penser à La Bonne Âme du Se-Tchouan, dans laquelle Brecht critique la religion et le capitalisme à partir des tourments du destin d’une jeune fille…

Oui, j’aime beaucoup cette pièce qui a de nombreux points communs avec celle de Chabaud. Un temps, il y a le même sacrifice des personnages principaux, mais Brecht sauvera son héroïne, alors qu’ici, elle va au bout, jusqu’à se transformer en une poignée de feuilles sèches. Une autre de nos inspirations a été le roman Comédia Infantil d’Henning Mankell, qui décrit le sort des enfants des rues exploités en Afrique.

La pièce est construite en aller-retour entre narration – récit de la grand-mère de Sofia, seul personnage de

chair et d’os – et dialogues avec diverses marionnettes. Quels codes de jeu avez-vous choisis ?

La grand-mère est à la fois au présent, nous contant l’his toire, et au milieu de ce village dans le passé. Un kiosque marionnettique, dans lequel les pantins sont suspendus, trône au centre de la scénographie. Comme dans un carrousel, elles descendent grâce à des contrepoids afin de raconter leur part. Nous jouons aussi du théâtre d’ombres, projetant notamment celles des bigotes, ce qui permet de glisser avec beaucoup de poésie d’un code de représentation à l’autre.

La scénographie regorge d’élément végétaux, comme un clin d’œil à cette nature elle aussi maltraitée… Même la musique, jouée en direct, reprend des motifs aqua tiques. L’image de Sofia, fanée jusqu’à se réduire à une poi gnée de feuilles me hante. L’espace central se compose d’un cercle en lin tapissé de feuilles, des branchages sont suspen dus et les costumes sont aussi en matières tissées et peintes. Cela fonctionne comme une mémoire végétale transcendant la crise de la nature caractérisant notre époque.

Au Trait d’Union (Neufchâteau) mardi 15 novembre dans le cadre du Festival de marionnettes Ainsi Font (04/11-03/12) et au Théâtre de La Manufacture (Nancy) du 24 au 26 novembre ccov.fr – theatre-manufacture.fr

En tournée en 2023 au Festival Momix (Kingersheim) 29 & 30 janvier, à l’Espace BMK (Metz) 25 & 26/05 lamandarineblanche.fr

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Rail Trip

Détricoter une histoire d’amour en une heure de voyage en train entre Paris et Saint-Quentin. Revisiter, à chaque passage elliptique dans un tunnel dilatant le temps, ce qui se joue de domination sociale et masculine entre deux amants s’unissant, à l’orée des années 1970. Montrer com ment les mots et les postures d’un professeur de philosophie, qui s’enorgueillit d’enseigner dans un petit lycée de province, imposent un mépris insoutenable à sa compagne, fille de prolétaires, vendeuse au Bazar de l’Hôtel de Ville de Paris. L’intimité de leurs rapports révèle les fractures politiques, les contradictions et les mécanismes insidieux d’un intellectuel prompt aux grands discours sur l’abolition des rapports de classe, sans voir qu’il les reproduit avec une violence froide et aveugle dans sa propre cellule familiale. Un homme de son temps, vivant cette histoire d’amour – débutée avec le culot de la supériorité dans le wagon qui sert de huis-clos à cette pièce ferroviaire – comme une « révolution incroyable ». Les kilomètres filent comme les années entre 1969 et 1976, égre nant la passion naissante entre celui qui lit Perec et celle qui contemple les gouttes d’eau lézardant les vitres sans masquer le paysage.

Féru de cinéma, avec lequel il tisse depuis plusieurs pièces des liens féconds, Marc Lainé signe une scénographie dans laquelle le couple prend place dans son compartiment, à côté d’un écran sous lequel une maquette de petit train électrique

se faufile inlassablement entre usine, pylônes électriques et arbres épars. «  Une trajectoire banale, belle et forcément triste, entre deux destinations autant qu’entre deux personnes que leurs milieux sociaux opposent », dépeint un metteur en scène qui place des caméras mobiles filmant en direct, et alternativement, les visages au plus près et le parcours du train miniature. Accompagné par la musique originale com posée et interprétée en direct par le violoncelliste Vincent Ségal (ancien sideman de Cesária Évora, M, Oxmo Puccino ou Elvis Costello), ils y chantent comme chez Jacques Demy. S’y déchirent aussi. Il faut dire que Liliane reprend des études à Vincennes, en quête d’émancipation comme d’indépen dance. Avec une acuité sans pincettes pour le sentiment de supériorité masculine, Paul passe du pygmalion au des pote obnubilé par sa propre réussite, dictant le chemin à emprunter par sa compagne, dont il ne supporte pas les accointances avec les féministes du MLF post soixante-huit. Entre luttes d’influence, désirs et dégâts de coups bas aussi bien-pensants qu’indécents, les paysages intérieurs de ces boomers témoignent, à leur manière, de ces Années qu’Annie Ernaux a si bien retracées.

Au Théâtre Dijon Bourgogne du 8 au 10 novembre et au Théâtre de La Renaissance (Oullins) du 15 au 17 mars 2023 tdb-cdn.com – theatrelarenaissance.com

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Avec Nos Paysages mineurs, Marc Lainé dissèque avec mélancolie l’implacable train-train du patriarcat et du mépris de classe, ne laissant aucune chance à un couple des seventies. Par Thomas Flagel – Photo de Simon Gosselin

La jeunesse est un art

Et s’il était temps de Rêver Molière  ? À l’occasion des 400 ans du dramaturge, la jeune troupe des CDN de Colmar et de Reims décortique avec originalité son monde fantasque.

Que prenait-il au petit-déjeuner ? Est-il vraiment mort sur scène ? Nous ne répondrons qu’à une partie de ces questions. Le reste : cherchez par vousmêmes ! » Léa Sery, Gaspard Raymond et Julien Lewkowicz apostrophent d’emblée le public, posant les bases de leur jeu, jonglant entre humour et modernité. Les trois comédiens font partie de la ”jeune troupe”, un dispositif mis en place en mars 2022 par les Centres dramatiques nationaux de Reims et de Colmar. Visant à faciliter l’insertion professionnelle d’artistes sortant des bancs des écoles supérieures (théâtre, cirque, marionnettes…), elle est également au cœur de la nouvelle édition du projet d’itinérance et de démocratisation de la Comédie de Colmar, Par les villages. « On a vraiment travaillé tous les quatre sur ce spectacle », précise le metteur en scène Youssouf Abi-Ayad, ancien pensionnaire du TNS. «  Nous avons fait un brainstorming, étudié des œuvres retraçant sa vie et, très vite, se laisser aller à rêver Molière s’est avéré plus inspirant. »

Séparée en trois parties, la représentation brosse tout d’abord un portrait vif et imagé du petit Jean-Baptiste Poquelin. Entre cotillons et panneaux roulants recouverts de tissu et d’arbres généalogiques faits maison, le ton est donné. La vie amou reuse du futur grand maître des planches a même le droit à l’incontournable Time of my life et à son inimitable porté… inimitable, justement. La tentative est saluée par une ovation de rires et d’applaudissements. Dès lors, les trois membres du groupe remportent la sympathie de tous : Julien Lewkowicz

s’essaie au ‘‘air clavecin’’, Léa Sery revisite l’indémodable Un, deux, trois soleil ! déguisée en Roi Soleil – cela va sans dire – et Gaspard Raymond distribue à la volée des dizaines de petits cœurs en papier. Le deuxième chapitre offre donc un défilé de personnages hauts en couleurs, dans lequel l’écho à la vie contemporaine n’est jamais loin. Quoi de mieux pour interpréter le malade imaginaire que de superposer à outrance des masques FFP2 ? Il est aussi dit que Molière avait pour habitude de forcer les applaudissements. Ni une, ni deux, entre les changements de costumes et de perruques, les comédiens passent et repassent, un sourire au coin des lèvres. Le dernier acte clôt cette aventure avec davantage d’apaisement. Les lumières s’éteignent, le plateau s’endort, les souffles reprennent un rythme plus tranquille. Face à un miroir fictif, la jeune troupe se maquille une dernière fois dans un silence presque parfait. Seules leurs voix pré-enregistrées résonnent : « J’aimerais traverser le plateau en volant. J’aimerais détruire le décor et danser sur du Beyoncé. J’aimerais porter des talons taille 42, parce que je n’arrive pas à en trouver…  » Certaines doléances n’ont pas dépassé le stade de la fiction, mais la plupart ont réussi à prendre vie.

À Vogelsheim (08/11), Riquewihr (10/11), Zimmerbach (15/11), Sundhoffen (16/11) et Herrlisheim-près-Colmar (18/11), puis dans d’autres villages du Haut-Rhin du 10 au 27 mai 2023 comedie-colmar.com

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Avaler des Lego

Une histoire typique de banlieue chic montréalaise de la rivesud, avec un père qui se réfugie dans le travail, aime plus son chien, Sultan II, que sa femme, Julie. Elle, car bure aux anti-dépresseurs pour mieux fuir sa vie, quand leurs jumeaux de 15 ans ne peuvent s’empêcher de parler en simultané tout en voulant, parado xalement, défusionner et en découdre avec le monde qui les attend. Le tout est porté par une plume vive, pleine de références pop et de rébellion face au libéralisme galopant cadenassant nos existences. Publié en 2013, cette chro nique gorgée d’humour noir, abordant de grandes questions sur ce qui nous gouverne, ne masque pas les profondes interrogations autour de ce à quoi cha cun aspire. La famille dysfonctionnelle brossée par Annick Lefebvre souffre d’une incommunicabilité folle. Pas que ses personnages ne se soucient des

autres, mais ils demeurent incapables de se le dire, comme de l’entendre. L’amour y est d’une extrême mala dresse, caché derrière des volées de punchlines dévastatrices, qui donnent des saillies mémorables. Ainsi Julie rêve-t-elle «  du jour où [s]es enfants percuteraient un poteau en roulant en sens inverse, sans permis de conduire, sur une autoroute à l’heure de pointe. » Quant aux jumeaux, amenés de force au Défilé de la Fierté Hétérosexuelle, ils ne pensent qu’à «  avaler des Lego. S’avaler. Ingérer le territoire de notre in dépendance pis s’ouvrir socialement la trappe. En solo. Développer ses idées, pis apprendre à les défendre soi-même. Qu’elles ne fassent pas l’unanimité. Qu’elles ne soient pas consensuelles. Mais qu’on les écoute quand même. Avaler des Lego. Coûte que coûte pis au sens propre. (…) À pleine bouche pis avec la langue malade qui nous sert d’arme

de pointe. Avaler des Lego. D’urgence. Parce que c’est la seule façon de colorer les perspectives d’avenir auxquelles j’ose encore croire.  » Comme souvent, le meilleur ami de l’Homme prendra pour les autres, à coups de canifs rageurs, ré vélateurs d’une histoire familiale empê chant toute construction divergente de cette image extérieurement lisse. Elle ne repose pourtant que sur des ruines profondes, dont seule l’exhumation en traînera une mutuelle compréhension. En 2017, le duo electro-acoustique En core signait la musique de la mise en voix du texte au festival strasbourgeois Les Actuelles. Mais les reports forcés et les agendas de tournées inconciliables obligèrent Catherine Tartarin à rempla cer le duo par Francesco Rees (batterie) et Kalevi Uibo (guitare électrique), ce dernier composant la moitié des nappes sonores de la pièce, l’autre reprenant celles d’origine, le côté abrasif de la gui tare électrique en plus. La metteuse en scène, issue du théâtre musical, travaille particulièrement le son « pour conserver une distance sensible sans que les musi ciens n’aient à se retenir ». Des images tournées dans le Morvan permettent la projection d’un film aux mouvements très lents, dans l’idée d’une toile peinte, dont l’esthétique tranche avec un sofa jaune devant une piscine de cinq mètres sur cinq dans laquelle on patauge, au milieu de ses névroses.

Au Taps Laiterie (Strasbourg) du 29 au 2 décembre (dès 15 ans) taps.strasbourg.eu

> Après coup avec l’autrice Annick Lefebvre jeudi 1er décembre à l’issue de la représentation

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Succès du festival Les Actuelles en 2017, Ce Samedi il pleuvait, pièce cynique et acerbe de la Québécoise Annick Lefebvre, voit enfin le jour au Taps, mis en scène par Catherine Tartarin.

Le Monde de demain

Jean Boillot donne corps à La Terre entre les mondes, conte théâtral de Métie Navajo où Mayas et Mennonites tentent de survivre au Mexique face aux irruptions des narcotrafiquants et des artéfacts de la modernité.

Aux confins du Mexique, il est des espaces encore sauvages où les indigènes cultivent des lopins de terre collectifs avec d’ancestrales semences. On y siffle entre les mots par habitude, sans même s’en rendre compte, pour appeler le vent, comme on vénère Chak en langue maya, dieu de la pluie au corps de jaguar. En lisière des forêts bruissantes et impénétrables, des générations de colons Mennonites prospèrent. Ces ultra-orthodoxes parlant le platt (patois allemand vernaculaire) ont ici fui les persé cutions dont ils étaient victimes en Europe à la Renaissance pour s’isoler, tout en devenant de grands propriétaires terriens pratiquant l’agriculture intensive à coup de glyphosate et de maïs transgénique. Ces deux cultures fragiles, proches de s’éteindre, sont convoquées par Métie Navajo sous les traits de Cécilia, travaillant dans la propriété d’Amalia qui, dans le dos de sa mère et de sa sœur jalouse, ne cesse de l’interro ger dans un mauvais espagnol. « Le conte qui se tisse est une histoire d’amour entre une jeune femme vivant avec le fantôme de sa grand-mère et un père résigné sur l’inexorable avancée néfaste du progrès – l’État n’hésite pas à spolier les terres pour construire sa ligne de train – et une autre fille, avec laquelle les relations sont interdites », assure Jean Boillot, totalement tombé sous le charme de « cette langue du poème épique, de l’émotion, qui est une merveille de théâtre ». Quitte à délais ser pour l’occasion sa famille d’acteurs pour de nouveaux locuteurs aux accents d’ailleurs (Mexicaine, Vénézuelienne, Allemande, Luxembourgeoise…). Au centre de cette Terre

entre les mondes, de ce Mexique où le syncrétisme est roi, la sororité entre les personnages féminins (Abuela, la grandmère ne trouvant pas le repos de l’âme, sa petite fille et son amie) ouvre «  des points d’horizons pour un futur réconci lié  ». Le metteur en scène s’empare des visions animistes englobant mondes des morts et des vivants. « Le théâtre a le pouvoir de faire surgir l’invisible dans des actes poétiques, et de convoquer nos fantômes. » Sur scène, un cadre clair, épuré et géométrique, est surélevé. L’absence de fond permet un travail de profondeur de champs, de qualités de noirs mais aussi d’apparitions / disparitions. «  Ce geste simple rappelle un tympan dans lequel le son sera spatialisé et multi-diffusé par Christophe Hauser, un des maîtres en ce domaine. » Et Jean Boillot de s’appuyer sur la « pauvreté des signes visuels et sonores, qui vont de pair avec leur multiplicité de significations (oiseaux, forêt, machines-outils) », afin de donner vie à cette utopie féministe, dans laquelle règnent la transmission et une certaine forme de résistance.

Au Nord Est Théâtre (Thionville) du 16 au 18 novembre nest-theatre.fr

> Échange après-spectacle avec les artistes, jeudi 17 novembre À l’Espace Simone Signoret (Vitry-le-François) jeudi 1er décembre bords2scenes.fr

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La Dernière vague

Les quatre élèves metteurs en scène des groupes 46 et 47 de l’École supé rieure d’Art dramatique du Théâtre national de Strasbourg montent La Taïga court de Sonia Chiambretto. Plongée dans leurs visions parallèles.

Depuis quelques années l’exercice de style s’est imposé à tous les étudiants de 3e et dernière année de l’École du TNS : plancher sur une même pièce imposée, avec des moyens équivalents pour jeter un geste artistique fort à la face du public. Familière de la maison pour laquelle elle avait composé avec Yoann Thommerel, un poétique et dramati co-futuriste Questionnaire TNS 2068, Sonia Chiambretto a accepté de compléter le texte que lui avait commandé le cho régraphe Rachid Ouramdane pour Sfumato, il y a une dizaine d’années. Une pièce hybride, faite de collages épars alternant récit de catastrophes en cours, prose poétique et vrai-faux recueil de témoignages en Chine, à la recherche « d’éco-ré fugiés, de déplacés et de réfugiés climatiques » introuvables. La réalité du dérèglement généralisé du globe a rattrapé La Taïga court, son interrogation sur «  comment créer des abris dans les ruines ? » mais aussi la manière de sublimer le chagrin qui nous étreint. Dans Image(s) de Terre, Mathilde Waeber défie la sidération paralysante du constat post-apocalyptique. Elle a conçu avec le scénographe Constant Chiassai-Polin un espace de contemplation. Deux actrices et deux acteurs participent à la création d’une architecture naturelle, évoluant selon un principe de destruction. Leur présence performative, évoquant les absents, traverse les personnages comme des motifs qui débouchent sur une choralité. Du haut de leur promontoire, ils manipulent des dizaines de briques et de la glaise sous une sculpture de métal formant un ciel mouvant tandis qu’un rideau de pluie déverse des torrents d’eau. Ivan Màrquez compose pour sa part un Anti-atlas, collection d’his toires, de lieux, de paysages et de données. Formé à l’urba nisme, il explore l’espace d’une carte au plateau, composant d’après le texte de l’autrice une partition visuelle à grand ren

fort de liège concassé. Devant une structure d’échafaudage, trépieds, caméras et écrans permettent un travail autour des limites de l’incarnation physique, de la frustration comme du fourmillement de détails. Plus intimiste se veut la première cérémonie imaginée par Antoine Hespel qui installe le public dans des canapés face à une MC. «  Je joue sur la position d’occidental contemplant les événements dans son confort intérieur que nous allons bouleverser », affirme-t-il. Face à lui, une paroi de métal de 4 mètres sur 9, transpercée à la manière d’un voile de tulle. Comme une épée de Damoclès nous menaçant, ce mur sert autant d’écran que de frontière propre à la disparition ou à l’envahissement. Enfin, Timothée Israël s’est demandé ce qu’il avait « besoin de voir pour entrer en tension avec son époque  » dans Bleu Béton. Au-dessus d’un îlot central à la lumière zénithale, plane, suspendu et menaçant, un monolithe évoque la collapsologie et la solitude face aux peurs qui nous assaillent, dans la recherche d’un « décrochage par l’émotion et la sensation chez le spectateur. »

Au Théâtre national de Strasbourg du 4 au 9 novembre tns.fr

> Anti-atlas d’Ivan Màrquez, salle Jelinek au TNS, vendredi, mardi et mercredi (19h), samedi (12h & 19h), dimanche (12h & 17h)

> Image(s) de Terre de Mathilde Waeber, salle Gignoux au TNS, vendredi, samedi, mardi et mercredi (21h), dimanche (15h)

> première cérémonie d’Antoine Hespel, studio Jean-Pierre Vincent à l’Espace Grüber, vendredi, mardi et mercredi (12h30 & 19h), samedi (12h et 16h30) et dimanche (12h & 17h)

> Bleu Béton de Timothée Israël, hall Grüber, vendredi, mardi et mercredi (21h), samedi (14h30) et dimanche (15h)

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sélection scènes

Les Frères Karamazov

1 300 pages de conflits familiaux et de considérations philoso phico-politico-mystiques, dont Sylvain Creuzevault s’empare avec brio. Enquête, règlement de comptes familial et grande réflexion métaphysique aux digressions aussi sérieuses que burlesques, avec neuf interprètes et deux musiciens, le chefd’œuvre des frères ennemis signé Dostoïevski prend sa toutepuissance.

Comédie de Reims 16-18/11 lacomediedereims.fr

Narr : pour entrer dans la nuit Fruit d’un travail participatif avec des amateurs, Vidal Bini invente un sabbat collectif hérité de “l’épidémie de danseurs fous” de 1518, à Strasbourg. Superbe ! CCAM (Vandœuvre-lès-Nancy) 16 & 17/11, Théâtre Christiane Stroë (Bouxwiller) 22/11, Le Carreau (Forbach) 25/11, La Filature (Mulhouse) 02 & 03/03/2023 khz-vidalbini.com

Ado-lescent

Le chorégraphe Sylvain Groud et la plasticienne Françoise Pétrovitch saisissent l’état d’adolescence. Les danseurs du Ballet du Nord – CCN Roubaix, tout de blanc vêtus, ont le corps en ébullition, jouets des forces de la nature qui les tordent et les torturent. C’est avec le rouge sang de la rébel lion et de la sexualité qu’ils percutent l’âge adulte pour une belle métamorphose.

Théâtre Edwige Feuillère (Vesoul) 22/11 theatre-edwige-feuillere.fr

Focus Afghanistan

Dans ce temps fort du Théâtre Nouvelle Génération, l’Afghan Girls Theater Group – compagnie exclusivement féminine, représentative des espoirs d’une génération qui aime son pays et veut porter sa mutation – présente sa lecture-spectacle Le Rêve perdu . Celui de jeunes femmes réfugiées en France. Quant à la performeuse Kubra Kha demi, elle construit un tableau vivant (Assembly Of Remem bering – Forgetting ) peuplé de gilets par balles, bottes, casques, pneus, sacs de ciment, traduisant le choc de la

transformation politique éclair de l'Afghanistan. Ateliers Presqu’île (Lyon) 23-25/11 tng-lyon.fr

Premier amour

Vingt ans après sa création, Jean-Quentin Châtelain reprend son rôle dans cette nouvelle de Beckett. Misanthrope squat tant les cimetières, il est seul sur une chaise décatie qui grince lorsqu’elle pivote, avec son vieux chapeau de toujours, dans le respect des exigences de l’auteur, quelque part entre l’absurde lumineux de Camus et la tendre tristesse de Romain Gary. Bains douches (Montbéliard) 24/11 mascenenationale.eu

Monjour

Avec son humour cinglant, Silvia Gribaudi imagine une nou velle forme de dessin animé contemporain. Pour la choré graphe et performeuse, il s’agit de personnages bien en chair et en os, poussés par l’ironie et la fantaisie de l’Italienne. Pôle Sud (Strasbourg) 25-27/11 pole-sud.fr

Bachelard Quartet

Marguerite Bordat et Pierre Meunier poursuivent leur réenchantement du monde dans un oratorio inspiré par une promenade dans l’œuvre de Gaston Bachelard, entre poèmes et airs de Bartók, Meredith Monk, Messiaen ou Mendelssohn, réinterprétés et improvisés par la pianiste Jeanne Bleuse et la violoncelliste Noémi Boutin.

Espace Grüber (Strasbourg, en partenariat avec le TJP) 26/11-02/12

tjp-strasbourg.com – tns.fr

Plutôt vomir que faillir Premier spectacle pour un public adolescent signé par la performeuse Rébecca Chaillon, qui plonge dans son passé pour livrer des tempêtes douces ou violentes, qui déterminent appétits, désirs et dégoûts, posent les questions qui fâchent. Au CDN Besançon Franche-Comté 30/11-03/12 puis en 2023 au Maillon (Strasbourg) 18-21/01

cdn-besancon.fr - maillon.eu

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Les Frères Karamazov © Simon Gosselin Bachelard Quartet © J-P Estournet

La vie devant soi

Après presque un quart de siècle de carrière, Disiz revient à la lumière avec L’Amour, enfin libre d’être tous ceux qu’il veut à la fois.

Sérigne M’Baye n’est décidément pas un rappeur comme les autres. Auteur du mémorable J’pête les plombs – pre mier single, sorti sur Poisson rouge en 2000, et énorme carton inspiré du film Chute libre de Joel Schumacher –, Disiz, ex-La Peste, a depuis produit une douzaine d’albums, s’es sayant avec plus ou moins de bonheur à la house (Disiz The End), au rock ou même au punk (Dans le ventre du crocodile), tous genres bien éloignés des codes du milieu. En ce moment à l’affiche de La Cour des miracles, de Carine May et Hakim Zouhani, il s’est illustré au cinéma dès 2005 avec Dans tes rêves de Denis Thybaud, a joué Shakespeare au théâtre dans Les Amours vulnérables de Desdémone et Othello – aux côtés

de Denis Lavant –, a obtenu un Diplôme d’accès aux études universitaires pour faire du droit en 2010, et a commis deux romans, dont le second, René, sorti chez Denoël en 2012, décrit une France en proie aux déchirements après l’arrivée de l’extrême-droite au pouvoir.

Né d’un père sénégalais et d’une mère bibliothécaire l’ayant élevé seule, l’ancien gamin de la cité des Épinettes à Évry, qui décrit son sinueux parcours artistique comme une seule et même quête de son identité métisse, revient aujourd’hui dans les bacs avec L’Amour. Un treizième disque aux sonorités de pop léchée, pour raconter cette fois son histoire de plus de vingt ans avec la mère de sa fille, détricoter les affres de la rupture – dans ce qu’elle a de plus dévastateur –, croquer les errances du cœur qui s’ensuivent à l’ère de Tinder… jusqu’à la renaissance affective. Le morceau d’ouverture, en forme de lettre concentrée de sincérité adressée à l’ex-femme aimée au milieu de magnifiques arpèges au piano, est à l’image de son titre, Sublime. L’éclectisme des quinze tracks déroute souvent, déçoit parfois, comme sur Emoji Soleil Jaune, qui emprunte plus qu’il ne joue avec les clichés de la FM des années 1980. Mais il émerveille également, surtout quand le chanteur s’allie à la voix incomparable d’Yseult sur une composition à l’intense sensualité (Catcheur) ou qu’il affronte le Belge Damso dans un duo d’anthologie – qui fait un tabac sur les plateformes de streaming comme sur TikTok, bien que totalement hors format –, pensé comme la Rencontre des partitions de deux jazzmen virtuoses aux univers diamétralement opposés. À la verve noire et rutilante du premier, avouant sans ambages être « un haineux », Disiz le quarantenaire fait une réponse solaire, qui pourrait aussi bien servir d’exergue à tout l’ouvrage : «  Et moi j’suis, heureux / Avant j’étais, peureux / Est-ce que j’suis en feu ? / En tout cas j’suis heureux. » C’est tout le bien qu’on lui souhaite !

Au Transbordeur (Villeurbanne) mercredi 9 novembre, à La Rodia (Besançon) mercredi 23 novembre, à La Cartonnerie (Reims) jeudi 24 novembre, à la BAM (Metz) vendredi 25 novembre et au Noumatrouff (Mulhouse) samedi 3 décembre

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Édité par Sublime / Universal music universalmusic.fr

La fureur de vivre

Entre rythmes soutenus, confessions intimes et mélodies pop enragées, Izïa prend de La Vitesse pour mieux célébrer le retour à la vie et à la scène.

Izïa Higelin rayonne de festivals en concerts depuis ses 14 ans, avec le même fougueux élan vital qui la caractérise et cette présence scénique désarmante ayant impressionné jusqu’à Iggy Pop himself, dont elle a assuré une première par tie à 16 ans à peine. Une pandémie et quelques confinements après le très réussi Citadelle, aux arrangements soignés, la rockeuse à la séduisante gouaille fait un retour ultra vitaminé avec La Vitesse, sorti avant l’été et conçu en réaction au temps figé des années Covid. Un cinquième album déroutant, tout de pop cousu, fait « dans le plaisir, le bonheur et la joie », loin… très loin du cri rock primal de Back in Town (2009) et des débuts. Entre beats nerveux taillés pour le dancefloor, refrains aux roulements de batterie répétitifs un brin convenus (Mon Cœur), synthés retentissants (Étoile noire) et rythmes latinos (Pura Vida), la jeune maman trentenaire a résolument changé de cap et accélère, pied au plancher pour « retrouver le désir de vivre et faire exploser les cieux » (Qui nous sommes). Sans complexe, elle se rue à 100 à l’heure dans toutes les direc tions, explore les mille et une facettes de sa rage de musique, brûlant de toute son animale énergie.

Izïa affirme son extravagance, assume ses goûts, livre ses forces et ses faiblesses dans des textes d’une frontalité qu’on ne lui connaissait pas jusque-là. «  J’ai vu la mort / J’ai com battu mes peines au soleil / J’ai cru à l’amour sans faille et sans pareil / J’ai voulu tout comprendre, mais j’ai pas su faire », entend-on sur Tristesse . Car une fois passée la frénétique première moitié de l’opus – qui compte pas moins de treize

titres –, l’artiste pose de précieuses ballades. En témoignent le mélancolique hymne à la vie de Remède, les claviers tout en délicatesse de Nos Rêves ou encore la très belle complainte Royale, en forme de tendre adresse au père, lui qui « apaisai[t] [s]a colère » et qu’elle croyait « immortel ». Quant au morceau qui donne son titre au disque, La Vitesse, avec ses violons grinçants sur fond de rutilante et jubilatoire chevauchée tech no, il est à l’image de son autrice et interprète : puissamment libre et plein de sève. « Moi, je vais tailler la route et filer droit vers le danger / Puisqu’on n’a qu’une seule vie / Comme ce monde est sans merci / Je vais pas rester là assise à crever à tes côtés / Alors, je prends de la vitesse, prends de la vitesse. » Dorénavant, c’est promis, plus rien n’arrêtera jamais la fille du Dragon de métal.

À L’Autre Canal (Nancy) samedi 26 novembre, à La Laiterie (Strasbourg) dimanche 27 novembre, à La Cartonnerie (Reims) jeudi 8 décembre, à La Vapeur (Dijon) vendredi 9 décembre et à La Rodia (Besançon) samedi 10 décembre

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Family Affair

Derrière la folk sauvage et les textes à la beauté renversante de Black

Dahu, il y a Janine Cathrein, clé de voûte du sextet suisse. Rencontre avec

plaies intimes, qui jamais ne triche.

Quand la plupart passent leur vie à se détacher de leurs parents, vous avez choisi, à 30 ans, d’intituler ce nouvel album I Am My Mother. Pourquoi ?

« J’espère ne jamais devenir comme ma mère ! » Cette phrase, je l’ai souvent entendue et prononcée moi-même. Pour beau coup, être comparé à l’un de ses géniteurs sonne comme une insulte, probablement du fait du rapport complexe que chacun entretient à la figure parentale. Ayant une relation très conflictuelle avec ma mère, j’avais besoin à ce stade de renverser cette idée. Il est évident que «  je suis ma mère » : elle m’a engendrée, je suis née de sa chair, de son histoire… Je ne peux rien face à cette vérité. En revanche, le point de vue avec lequel je l’envisage dépend bien de moi. Tout ce disque ne parle que de cela, des racines, de la famille, de la dialectique entre le Moi et les autres.

Comment votre mère a-t-elle réagi à cet opus ? Nous n’avons jamais eu de vraie conversation à ce sujet. Elle est sur la défensive. C’est compliqué pour elle de me voir évo quer notre relation dans mes lyrics ou en parler dans la presse.

Dans la chanson éponyme, vous avez aussi un couplet sur votre père et un pour chacun de vos frère et sœur, tous deux membres du groupe. Ce disque est-il une affaire de famille ?

Oui, je le crois, mais la famille ne se réduit pas aux seuls liens du sang. J’y inclus les personnes que j’ai choisies pour faire partie de ma vie : amis et amours.

Parmi les sept pistes, il y a notamment le sublime One and One Equals Four, avec son texte désarmant…

C’est une chanson sur le polyamour. Pour moi, aimer de façon exclusive n’a pas de sens. J’étais en couple avec un homme et suis tombée amoureuse de deux autres personnes. Chaque relation était singulière et unique : je voulais explorer ces his toires coexistantes. Dans mon univers, c’est ainsi, un et un font quatre, pas deux. Mais ce n’est pas le cas pour tout le monde… et, de façon assez tragique, j’ai fini par tous les perdre.

Il y a une intensité viscérale dans vos chansons. Que représente la musique pour vous ?

C’est comme mettre mon âme à nu. Mes textes sont très proches d’un journal intime. Ils sont un miroir tendu, dans lequel je cherche à me voir depuis l’extérieur. Et c’est loin d’être toujours beau à regarder ! Les écrire, c’est m’écrire moi-même, à l’image de Frida Kahlo dans ses autoportraits. Si vous saviez tout ce que j’y mets de moi ! Mes joies, mes peines, mes tourments dépressifs, mes désespoirs… L’écriture

a toujours été ma porte de salut. À dix ans déjà, j’avais consti tué un recueil de poèmes… que j’essayais de vendre 5 francs suisses à ma famille ! [Rires]

Pouvez-vous me parler de Glue , autre morceau très émouvant ?

C’est une chanson sur ma grand-mère, Sybille, qui a souffert de démence sénile pendant près de quinze ans. Elle ne nous reconnaissait plus et passait ses journées assise dans un fau teuil roulant. J’allais parfois lui jouer du violon : Tchaïkovski et autres classiques qu’elle aimait. Je garde à jamais en mémoire un moment très fort où, levant les yeux au beau milieu d’une partition, j’ai vu les larmes couler sur son visage ridé. Quand je m’y attendais le moins, la musique avait tendu ce pont émotionnel entre elle et moi, par-delà l’oubli. Glue est une chanson sur elle, sur ce que c’est de voir sa vie s’évanouir dans les limbes, mais aussi sur la perte de mémoire coupable de nos sociétés faisant sans cesse fi du passé et répétant les mêmes erreurs à chaque génération.

À l’écoute de cet album, l’auditeur est embarqué dans un voyage. Cet effet orchestral et cinématographique est-il recherché ?

C’est une chose très importante pour moi, qui me vient sans doute de ma formation au conservatoire. Il n’y pas d’orchestre réel sur le disque ; tous les instruments présents sont joués par le groupe. Mais le 4 novembre, nous nous produirons à Potsdam avec le Deutsches Filmorchester Babelsberg. Le rêve devient réalité ! La musique est tellement plus profonde quand elle est interprétée par une formation symphonique : c’est comme ouvrir une porte et entrer dans une pièce dix fois plus grande. Le classique a été mon premier grand coup de foudre. Depuis, j’essaye de le combiner avec l’indie folk, la chanson à texte, la pop, le rock psyché... Je suis aussi une polyamoureuse musicale !

À La Rodia (Besançon) samedi 19 novembre, à La Poudrière (Belfort) dimanche 20 novembre, au Kulturzentrum (Esslingen) jeudi 1er décembre et au Club Artik (Fribourg-en-Brisgau) mardi 13 décembre blackseadahu.com

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Édité par Mouthwatering Records mouthwateringrecords.com
Sea
une artiste habitée, chanteuse des
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Supplément d’âme

Directeur musical de l’Orchestre national de Metz Grand Est depuis 2018, David Reiland est un chef inspirant pour ses musiciens, comme pour le public. Portrait.

Pour David Reiland, la musique vient de loin, elle vient de l’enfance : « À treize ans, j’ai fondé mon propre orchestre composé de seize musiciens », explique le jeune quadra génaire, notamment formé à l’exigeante école de l’Orches tra of the Age of Enlightenment où il fut, trois ans durant, l’assistant de deux monstres sacrés, Sir Simon Rattle et Sir Roger Norrington. La troisième figure tutélaire du chef belge se nomme Nikolaus Harnoncourt : «  Alors que j’étais étu diant au Mozarteum de Salzbourg, il m’a dit qu’il serait temps d’oser », se souvient-il. À la tête de l’Orchestre de Chambre du

Luxembourg entre 2012 et 2017, il débarque ensuite à Metz, avec une vision très claire de son art : «  Diriger, c’est d’abord insuffler, donner la bonne énergie au bon moment, animer, c’est-à-dire donner de l’âme. Mon job consiste à aplanir les difficultés pour les musiciens pour les placer dans les meilleures conditions possibles à tous points de vue – technique, musical, psychologique… – afin qu’ils puissent s’étonner eux-mêmes », confie-t-il.

Heureux d’être à la tête de la phalange messine, où il a été prolongé jusqu’en 2024, David Reiland la décrit comme «  un orchestre français – avec une force sans dureté, une transparence, c’est-à-dire un raffinement dans le timbre et une élégance du phrasé – capable de comprendre, grâce à son his toire et sa proximité géographique, un certain épaississement de pâte nécessaire au répertoire d’outre-Rhin. » Depuis 2018, il explore avec ses 72 musiciens les trois piliers formant son ADN musical – la fin de l’ère classique, l’école française et le répertoire de notre époque – sans négliger le romantisme germanique. On le découvre dans une saison 2022-23 où scintille notamment le Double concerto pour violon et vio loncelle de Brahms interprété par Diana Tishchenko et Edgar Moreau (13/01, puis 15/01 à la Congresshalle de Sarrebruck). Autre moment fort, Création !, mobilisant toute la Cité musi cale, histoire de célébrer le 50e anniversaire des Rencontres internationales de musique contemporaine. Le chef y dirige un programme exigeant (26/11) où Edgard Varèse rencontre le minimalisme de Philip Glass dans le génial Concerto pour quatuor de saxophones, et Claude Lefebvre, fondateur de l’événement, pour L’Insoumise. Sans oublier l’immense Betsy Jolas avec A Little Summer Suite, «  à l’écriture épurée. Voilà sept mouvements aux couleurs sombres, à l’image de ciels d’été bas et chargés. » L’œuvre a été enregistrée il y a peu pour un CD à paraître au printemps, intitulé Femmes de légende, qui regroupe aussi des pages de Lili Boulanger et Augusta Holmès, une star en son temps considérée comme la Wagner française.

À l’Arsenal (Metz) samedi 26 novembre citemusicale-metz.fr

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Huis clos

En créant un diptyque rassemblant l’opéra Enigma de Patrick Burgan et, quelques jours plus tard, la pièce Variations énigmatiques d’Éric-Emmanuel Schmitt, Paul-Émile Fourny questionne l’amour en toute finesse.

Au départ, il y a Variations énigmatiques (01-03/12), la pièce de théâtre d’Éric-Emmanuel Schmitt, créée au Théâtre Marigny en 1996 (avec Alain Delon et Francis Huster) et fondée sur les Variations Enigma d’Elgar, portraits de proches du compositeur britannique reliés entre eux par de subtiles passerelles. Nous voilà sur une île de Norvège, où un Prix Nobel de littérature misanthrope s’est installé. Vivant en ermite, il accepte pourtant de recevoir un journaliste, qui l’interroge sur son dernier livre, un roman épistolaire, dévoilant une correspondance avec une certaine Eva Larmor. Dans un huis clos sinueux, coups de théâtre et révélations se succèdent. Quels sont les liens des deux hommes avec cette femme mystérieuse ? Quelle est la véritable nature de l’amour ? Pour Paul-Émile Fourny, «  cette pièce mettant en scène deux personnages à la sensibilité très différente est un concentré de matière théâtrale d’une belle intensité. » Il la fait entrer en résonance avec Enigma (18-22/11), opéra de Patrick Burgan donné en création mondiale à Metz : « Le flux, à la fois physique et psychologique opéré par la multiplicité des rebon dissements, trouve un parallèle immédiat dans la dynamique du discours musical », résume le compositeur, qui a choisi de faire dialoguer deux ténors, «  car ces deux hommes sont beaucoup plus proches qu’il n’y paraît ». Il y ajoute une vision métaphorique de la femme, personnage central de l’œuvre sans qu’elle apparaisse jamais, « incarnée dans un chœur fémi

nin invisible et sans texte, qui va se démultiplier jusqu’à douze parties et hantera la nappe sonore jusqu’à la fin de l’ouvrage. »

Paul-Émile Fourny a choisi d’installer ces deux productions – pièce de théâtre et opéra – dans un espace scénique à l’essence identique, montrant leur évidente parenté. Pour ce thriller psychologique, le directeur de l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz a créé, avec son complice Patrick Méeüs, un plateau posé sur pilotis, évocation de l’île où se déroule l’action, sur laquelle sont installées deux structures métalliques recouvertes de leds, imbriquées l’une dans l’autre : un carré et un losange. Voilà espace mental permettant une concentration des sentiments et une expression exacerbée des tensions irriguant une œuvre qui se déroule le temps d’une nuit, étant bien entendu que la direction des acteurs et des chanteurs est au cœur du propos.

À l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz du 18 au 22 novembre (Enigma), puis du 1er au 3 décembre (Variations énigmatiques) opera.eurometropolemetz.eu

> Madame Pylinska et le secret de Chopin d’Éric-Emmanuel Schmitt, monologue autobiographique interprété par son auteur, sera donné les 02 & 03/02/23

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L’ Amish prodigieux

Longtemps oublié, Stiffelio renaît à la scène. Voilà l’occasion de découvrir, à Dijon, une très grande partition de Verdi en forme de conflit intérieur entre le Bien et le Mal, qui fit scandale à son époque.

Il est difficile de comprendre que Stiffelio soit si peu joué aujourd’hui, tant la partition – contemporaine de Rigo letto – est séduisante, ses enjeux esthétiques et moraux annonçant La Traviata. Le héros imaginé par Verdi ? Un pas teur évangélique rigoriste et charismatique, épris d’absolu – fondateur de la secte imaginaire des Ashavériens – fait pen ser, par certains traits, à Brand d’Ibsen. « C’est un homme qui vit un conflit intérieur très fort, un homme marié que sa femme a trompé, mais aussi un homme de Dieu. Il pourrait réagir à cette épreuve de façon caricaturale, or, au contraire, tout est soupesé. Il a en lui une forme de violence. Sa première façon de réagir est d’ailleurs souvent violente, mais lorsqu’il prend le temps de réfléchir et qu’il laisse passer cette pulsion, il devient quelqu’un de très posé, de très humain, respectueux vis-à-vis de sa femme  », résume le metteur en scène Bruno Ravella. Rappelant la parabole de la femme adultère, cette histoire en forme d’éloge du pardon fit scandale à l’époque, subissant les foudres des censeurs de 1850. Du coup Guglielmo Wel lingrode vit le jour, seconde version d’une œuvre désormais dépourvue d’homme d’église cocu, promptement remplacé par un ministre d’une quelconque principauté allemande… Fu rieux, le compositeur préféra détruire la partition, en réutilisant certains de ses éléments significatifs dans Aroldo

Coproduit avec l’Opéra national du Rhin, la mise en scène proposée à Dijon place au centre du propos un édifice où l’ascétisme le dispute à l’élégance, église de bois à l’archi tecture austère – de celles qui sont posées dans les grandes plaines des États-Unis d’Amérique – évoquant une com munauté protestante ressemblant à celle des Amish, «  une population très paternaliste guidée par la foi et proche de la nature », résume Bruno Ravella. Il a du reste semé de multiples références bibliques au fil de l’action, que ce soit à la Cène ou au Déluge, petits cailloux blancs guidant le spectateur de l’Ancien au Nouveau Testament. Et de résumer l’affaire, en toute simplicité : «  J’aime les relations entre les personnages dans les opéras de Verdi. La musique dit leur psychologie, elle décrit magnifiquement, avant même la mise en mots, les affres, la douleur, la folie, la joie, la perplexité, la colère, l’abattement. C’est une musique fantastique

À l’Auditorium (Dijon) du 20 au 24 novembre opera-dijon.fr

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. »

Sélection Musique

Salome

L’opéra de Richard Strauss est mis en scène par Herbert Fritsch, qui porte au plateau les obsessions des personnages comme une grotesque constellation familiale, entre danse macabre et rêve fiévreux.

Jusqu’au 26/03/23, Theater Basel (Bâle) theater-basel.ch

Laura Cahen

Voix fine, légèrement fêlée, esprit frondeur… Avec ses textes directs et sa délicate intensité, la Nancéienne Laura Cahen s’inscrit dans la lignée d’une Anne Sylvestre. 12/11, La Souris Verte (Épinal) & 25/11, Le Cheval Blanc (Schiltigheim)

lasourisverte-epinal.fr – ville-schiltigheim.fr

Kit Sebastian

Look sixties pour une rétro-pop pointue. Le duo franco-turc basé à Londres est de retour avec son univers psyché palpi tant, bourré d’influences, allant du Brésil à l’Anatolie, par-delà les océans.

16/11, Les Trinitaires (Metz) citemusicale-metz.fr

L’Amour des trois oranges

Une farce jubilatoire et loufoque mêlant humour, dérision et lyrisme, signée Prokofiev. Marie Jacquot dirige cet opéra plein d’entrain et de vivacité, tandis que la mise en scène est confiée à Anna Bernreitner.

16-22/11, Opéra national de Lorraine (Nancy) opera-national-lorraine.fr

A Tania Journey

Pour un premier album les réunissant en duo, Thierry Peala et Verioca Lherm ont eu envie de partager leur passion com mune pour l’icône du jazz brésilien : la pianiste, chanteuse et compositrice Tania Maria. Cette rencontre donne un spec tacle grandiose !

18/11, Opéra (Reims) operadereims.com

Fatoumata Diawara

Femme de tous les combats, l’actrice et chanteuse malienne continue son métissage magique entre musiques tradition nelles wassoulou et influences jazz. 18/11, La Coupole (Saint-Louis) lacoupole.fr

Romane Santarelli

Seule avec ses machines, Romane Santarelli décline son elec tro sensuelle et hypnotique. 19/11, La Poudrière (Belfort) poudriere.com

Emily Loizeau

La Franco-Britannique fait partie des rares artistes féminines de l’Hexagone à faire du rock, du vrai, quelque part entre Bob Dylan et PJ Harvey. 22/11, Le Diapason (Vendenheim) vendenheim.fr

Fishbach

De retour sur scène avec un deuxième opus flamboyant, Fishbach chante Avec les yeux des airs de synthpop dopée aux guitares électriques, entre kitsch et totale décontraction. 24/11, La Vapeur (Dijon) & 25/11, La Laiterie (Strasbourg) lavapeur.com – artefact.org

Lady in the Dark Après Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny mis en scène par Ivo van Hove (16 & 18/11), voilà opéra – le premier succès de son auteur à Broadway – qui complète un diptyque dédié à Kurt Weill. 24 & 26/11, Grand Théâtre (Luxembourg) theatres.lu

Orchestre philharmonique de Strasbourg Dirigé par l’immense Vassili Sinaïski, l’OPS donne la Sympho nie n°9 de Mahler, partition testamentaire où se conjugue sérénité et folie.

25/11, PMC (Strasbourg) philharmonique.strasbourg.eu

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Salome © Thomas Aurin Fatoumata Diawara © Aïda Muluneh

J’ai dix ans

Le musée Dräi Eechelen fête sa première décennie avec Collect10ns , vaste présentation de ses trésors retraçant, en filigrane, l’histoire mouvementée du Grand Duché.

Installé depuis 2012 dans l’enceinte du fort Thüngen – construit par les Autri chiens en pleine guerre austro-prus sienne et dont les trois emblématiques tourelles arrondies ont été pour lui spé cialement restaurées – le Dräi Eechelen (“les trois glands”, en luxembourgeois) fait revivre le riche passé d’un territoire d’autant plus convoité par les grandes puissances européennes qu’il est sis en plein cœur du Vieux Continent. Du XV e siècle à l’indépendance en 1839, le Luxembourg passe successivement sous souveraineté bourguignonne, espagnole, française, autrichienne, à nouveau française, puis hollandaise…

En témoignent les nombreux por traits ducaux, royaux ou impériaux qui jalonnent le parcours, de Charles le Téméraire à Guillaume II, en passant par Louis XIV et un buste en marbre du Prussien Friedrich Wilhelm IV. Celui du premier, prognathe duc de Bourgogne paré de la Toison d’Or et représenté en Saint guerrier, ne cesse d’ailleurs de fasciner le visiteur. Charles IV – dit le

Téméraire ou le Hardi – est surtout cé lèbre pour avoir toute sa vie combattu le roi de France Louis XI afin de réu nir ses territoires épars de Bourgogne, Franche-Comté, Luxembourg et PaysBas. Quitte à s’allier à la maison des Habsbourg, auxquels renvoient certains éléments de l’armure qu’il arbore sur ce tableau posthume, réalisé vers 1550… sous Charles Quint, son arrière-petitfils ! La composition figure en outre, à l’arrière-plan, l’épisode biblique de Gédéon, désireux de s’assurer qu’il a bien été élu par Dieu pour sauver Israël. Le message est à peine subliminal…

Autre splendeur tirée des Collect10ns, une gravure sur acier d’Albrecht Dürer, Paysage avec canon (1518), datant de l’époque où l’artiste était au service du vieillissant empereur Maximilien Ier. L’eau-forte, acquise en 2020 par le musée luxembourgeois, est l’une des dernières qu’il a réalisées sur fer. Elle côtoie, dans les galeries souterraines servant d’écrin aux espaces d’exposi

tion, ici un ostensoir gothique du cou vent de Marienthal, là une tabatière de l’époque napoléonienne ou encore un spectaculaire vase de la Fabrique impériale et royale de faïence des frères Boch, soulignant l’industrie florissante du Duché au XVIIIe siècle. Naviguant de l’Histoire avec un grand H à celle, moins officielle, des objets du quotidien des fantassins s’étant succédés dans la for teresse, se découvrent encore quelques curiosités, tel ce plat à barbe produit à Septfontaines, sur lequel un certain Augustin Nilles, membre du 7e régiment d’infanterie de ligne de la Grande Ar mée, s’est fait représenter dans un décor personnalisé, ou encore ce manuel du soldat, apportant cinquante réponses aux questions que pouvaient se poser les novices au combat.

Au Musée Dräi Eechelen (Luxembourg) jusqu’au 12 mars 2023 m3e.lu

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Charles le Téméraire d’après Giovanni di Niccolò de‘ Luteri, dit Dosso Dossi

Compléments d’objets

Jeu d’allers-retours permanents entre passé et présent, Au Bonheur explore l’esprit du lieu abritant aujourd’hui le CEAAC, qui fut jadis un magasin.

Par Hervé Lévy – Photos d’Émilie Vialet

Au Bonheur. Un titre qui claque comme celui d’un ro man de Zola, clin d’œil au passé du bâtiment abritant le Centre européen d’actions artistiques contempo raines : longtemps, le Magasin Neunreiter fut en effet un espace de vente (et de stockage) de faïences, porcelaines, verreries, luminaires, balais et autres articles de ménage. Mais cet intitulé fait aussi référence au « fondateur du mouvement Arts and Crafts, William Morris, qui affirmait, dans l’Angleterre victorienne, que le bonheur pouvait être obtenu grâce au travail artistique », résume Alice Motard. Et la directrice de l’institu tion de poursuivre : «  Des glissements incessants s’opèrent entre les différents régimes de valeur des objets : d’échange, d’usage, culturelle… » Joël Riff, qui a commissionné l’exposition avec elle, complète : «  Les pièces ici rassemblées sont aussi un témoignage de la manière dont l’idéologie s’inscrit dans la forme et questionnent la place de celles et ceux qui les fabriquent, les choisissent et les disposent. »

Les références aux typologies d’objets alors en vente ou aux modes de présentation – amoncellements, empilements… –qui étaient la norme dans cette échoppe de la Belle Époque sont multiples, que ce soit dans le Moly shop1 rassemblant des créations de céramistes et potiers alsaciens (disponibles à l’achat) ou dans des clichés de Françoise Saur. Si la photo graphe alsacienne fait œuvre de mémoire familiale dans ses Accumulations, son modus operandi – stricte composition en studio, frontalité revendiquée – peut aussi faire penser à des images publicitaires. Entre art, design et artisanat, le visiteur demeure fasciné, au milieu de la vingtaine d’exposants – un

terme revendiqué par les deux commissaires, tant leurs profils sont hétéroclites – par Nicholas Vargelis : passionné par la technique désormais révolue des ampoules à incandescence, il a notamment hacké le réseau électrique du CEAAC. Si Estelle Deschamp a imaginé une éblouissante installation faite de matériaux de chantier entrant subtilement en résonance avec l’espace art nouveau qui l’entoure, d’autres ont déve loppé une vision plus politique, à l’image d’Alexandra Midal, qui réfléchit sur la communauté des Shakers2, de Julie Béna (avec ses luminaires humanisés qui sont tout sauf innocents) ou de Marianne Marić et ses Lamp-girls redonnant le pouvoir à la femme, qui n’est plus vue comme un… objet.

Au CEAAC (Strasbourg) jusqu’au 8 janvier 2023 ceaac.org

> Performances F for Fake or 20th Century Light de Nicholas Vargelis (25/11, 18h30) et Lamp-girls de Marianne Marić (17/12, 18h30)

> Café Jojo, installation éphémère mettant en scène une sélection de vaisselle de la collection de la créatrice culinaire Johanna Kaufmann et un florilège de ses gâteaux (03 & 04/12, 16h30)

1 Il est issu de Moly-Sabata, résidence d’artistes cultivant un intérêt particulier pour la terre cuite fondée en 1927 à Sablons. Sur place existe une boutique de céramique utilitaire dont ce shop éphémère est un avatar strasbourgeois.

2 Branche du protestantisme aux mœurs extrêmement austères (célibat obligatoire, propriété privée interdite, chasteté…), ayant développé un style de mobilier ultra dépouillé

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Réveiller les œuvres

Avec Trois p’tits tours et puis s’en vont, Le 19 invite à déambuler parmi des installations jonglant entre plateaux de jeu, souvenirs et histoire de l’art.

Ainsi font, font, font, les petites marionnettes… Le nom de l’exposition sonne comme un rappel enfantin.

Les sculptures et autres pantins déguisés de six ar tistes ayant coutume de placer le public au cœur de leurs œuvres habillent désormais les locaux du Centre régional d’art contemporain de Montbéliard. De la grande salle d’un blanc immaculé en passant par l’étage, les costumes excen triques de Sarah Tritz mêlent enfance et apprentissage avec brio, tandis que les sacs en cuir de Chloé Serre attendent patiemment leur métamorphose, puisqu’une fois ouverts, ils se transforment en bureau ou masques de fête. L’ensemble est émaillé de performances tantôt audiovisuelles (les clips mythologiques d’Aurore-Caroline Marty), tantôt tenues se crètes… pour l’instant.

La création Gut feelings de Louise Siffert fait ainsi la part belle à un monde difficilement explicable, rapprochant les thèmes de la fermentation bactérienne et des communautés en marge de la société… N’ont-elles vraiment rien à voir l’une avec l’autre ? Cette construction extravagante est servie avec un film façon comédie musicale, dans lequel des acteurs pro fessionnels jouent des bactéries géantes rose bonbon. Une couleur dominante qui recouvre la moquette et les coussins en vinyle de la petite pièce où se déroule cette parenthèse esthétique. Peut-être suffit-il de s’allonger au milieu de ce décor pour comprendre la métaphore se cachant derrière

cette réalisation. En haut des escaliers, les statuettes de David Posth-Kohler sont, pour leur part, dépourvues de tête. Moins abstraites et pourtant tout aussi imagées, c’est une manière pour l’artiste de faire primer le sens du geste sur celui de l’identité. Depuis les manches de vêtements de récupération s’échappent des pieds et des mains en céramique, dessinant une action affirmée, figée dans le temps. Parmi les person nages de Menteur Mentor, l’allusion aux Joueurs de cartes de Paul Cézanne ne passe pas inaperçue. De retour au rez-dechaussée, un espace légèrement à l’écart présente La Grande Chamotte , de Cécile Meynier. L’architecture des stations balnéaires et le souvenir de ses vacances à La Grande-Motte lui ont inspiré une installation de crépis, filets de pêche et restes de drapés. En septembre, lors du vernissage, l’artiste a construit ce tableau-mémoire sous les yeux des spectateurs. Reste aujourd’hui le bruit des vagues en arrière-plan, comme pour renforcer ce voyage contemplatif.

Au 19 (Montbéliard) jusqu’au 15 janvier 2023 le19crac.com

> Ateliers jeune public autour de l’œuvre Duplicata de Chloé Serre (23/11) et sur Memory Matrix de Sarah Tritz (14/12)

> Soirée de performances des œuvres de Chloé Serre et Sarah Tritz (13/01/23, 18h)

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À la croisée des sons

Avec Sound without Music, le Casino Luxembourg explore la création sonore contemporaine et se met au diapason des nouvelles esthétiques phoniques.

Àl’intersection des beaux-arts et de la musique, les arts sonores ont longtemps été regardés avec une certaine circonspection par les institutions muséales comme par le grand public. Ils ne datent pourtant pas d’hier, eux qui furent mis sur le devant de la scène dès les années 1950 par les avant-gardes minimalistes, de l’inclassable John Cage aux doux dingues américains du mouvement Fluxus (George Maciunas, Nam June Paik, Yoko Ono, etc.), en passant par les expérimentations radiophoniques de Pierre Schaeffer. Depuis, des générations successives de manipulateurs soniques et autres créateurs acousmates ont creusé le sillon, entre expé rience auditive, found footage, théâtralité, spoken word, per

formance et distorsion. Sound without Music donne à écouter les esthétiques émergentes, invitant les jeunes artistes du moment (Allemands, Néerlandais, Italiens…) à faire résonner l’espace du Casino – Forum d’art contemporain luxembour geois. Par le biais de cette « exposition en forme de festival, où les installations “physiques” se mêlent aux œuvres éphémères en live, dans une pluridisciplinarité caractéristique de l’ère du temps », souligne la commissaire de la manifestation Anastasia Chaguidouline, sont posées « les questions de savoir ce qu’est la musique, le son, son rôle social – voire commercial – de nos jours, d’interroger nos principes et rituels d’écoute, etc. »

Les pratiques actuelles se tiennent pour la plupart dans cet interstice, ce point ténu de basculement entre son pur et composition mélodique. Ainsi en est-il des puissants et poé tiques sets d’improvisation narrative de Lorenz Lindner (alias Molto, un plasticien originaire de Leipzig), conçus comme de véritables sculptures phoniques, modelées à partir d’ob jets de récupération, de légères nappes de synthés et de bruits glanés sur les banques de sons. Avec Matter of deep dreaming (en photo), Andrea Mancini mène quant à lui une expérimentation audio-visuelle, travaillant sur les frictions entre textures et impressions antagonistes à base d’images issues de l’intelligence artificielle et d’ambient sound généré par des machines. Allongés par terre, les visiteurs regardent vers le ciel numérique créé par l’artiste, enveloppés de notes atmosphériques. D’un espace l’autre, c’est comme si chacun des plasticiens invités cherchait à attraper l’obscur matériau intangible. Parmi eux, à ne rater sous aucun prétexte, il y a encore Thomas Ankersmit (le 26/11 à la Philharmonie et le 27/11 au Casino), qui donnera notamment son inénarrable Perceptual Geography, brillante et viscérale pièce électroacoustique composée en hommage à Maryanne Amacher, pionnière de ce que l’on nomme aujourd’hui… l’art sonore.

Au Casino (Luxembourg) jusqu’au 27 novembre casino-luxembourg.lu

> En postlude à l’exposition, deux documentaires musicaux seront projetés à la Cinémathèque de Luxembourg : Tony Conrad, Completely in the Present, de Tyler Hubby, et The Delian Mode, de Kara Blake (01/12, 20h30)

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Redemption song

Pour sa huitième édition, la Luxembourg Art Week met notamment à l’honneur six artistes à la renommée croissante, dont le Strasbourgeois Mathieu Boisadan.

Depuis sa création en 2015, la foire d’art contemporain du Luxembourg est devenue un rendez-vous incon tournable des amateurs d’art et collectionneurs privés de la Grande Région* – dont certains figurent parmi les plus prisés du marché. Avec quelque quatre-vingt galeries locales et internationales, dont les so chic Ceysson & Bénétière ou Nathalie Obadia, l’édition 2022 se déploie sur 5 000 m 2 à travers trois espaces distincts. Noyau dur de la manifestation, la Main Section réunit 49 exposants, sur les stands desquels s’exhibent les grinçantes toiles tourbillonnantes de couleur de l’Allemand Jan Voss (Galerie Lelong & Co), les figurations libres de Robert Combas (Saltiel-KMG) ou encore les puis sants noirs géométriques du Danois Carsten Beck (Victor Lope Arte Contemporaneo). Tous artistes déjà bien établis. La partie Take Off jette quant à elle un regard sur les forces vives de la production contemporaine, des photogrammes en forme de méditations plastiques de Baptiste Rabichon (Reuter Bausch Art Gallery) aux paysages évanescents de Lou Ros (Romero Paprocki). Mais la nouveauté de cette Luxembourg Art Week – “LAW”, pour les intimes –, c’est la section dédiée aux SOLO shows, attachée à braquer les projecteurs sur six plasticiens contemporains grâce à des expositions person nelles spécialement conçues. Parmi eux, Nuno Lorena, Jan De Vliegher, Yafeng Duan, Moritz Ney, Thomas Devaux et… Mathieu Boisadan !

Enseignant à la Hear, le Strasbourgeois d’adoption et peintre autodidacte présente, sur un air new wave à la Depeche Mode, Your own personal Jesus, hérétique exposition portée

par la messine Galerie Vis-à-Vis. Ses personnages dispropor tionnés, tantôt géants tantôt fourmis, peuplent des paysages indéterminés, paradis déchus sur lesquels planent les traces d’un passé qui ne passe pas, jonchés de hérissons tchèques en forme de croix (Tscheschenigel Promenade, en photo), de sta tues guerrières ou de réacteurs nucléaires (Innocence fragile). Il y a dans la peinture de Boisadan une espèce de profusion, d’expressivité extrême. Elle résonne des violences du XXe siècle, de l’histoire tourmentée de l’Europe de l’Est… et des crises actuelles. Son travail en matière sur les épaisseurs ravive les chairs (Painting), comme si, à l’ère des images aseptisées d’Instagram, il fallait réhabiliter l’incarnation. Regarde autour de toi, et souviens-toi que tu n’es qu’un homme, rappelle le titre d’une de ses icônes russes revisitées, tiré de l’Apologétique de Tertullien. Dense et mystérieuse, son œuvre concentrée de références dessine un monde à la fois onirique et réel, entre apocalypse et impossible rédemption (Dossier Fragments), qui emprunte à l’expressionisme d’un Beckmann autant qu’à l’art primitif, la Renaissance italienne, le symbolisme russe ou la culture populaire.

Au Champ du Glacis (Luxembourg) du 11 au 13 novembre luxembourgartweek.lu

Le deuxième volet de l’exposition est visible à la Galerie Vis-à-Vis (Metz) jusqu’au 15/11 galerie-visavis.com

* Sarre, Rhénanie-Palatinat, Wallonie, Grand Est et Luxembourg

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Let’s St-Art the show

La 26 e édition de la foire d’art contemporain St-Art fait peau neuve en investissant le nouvel écrin du Parc des Expositions de Strasbourg.

Après son inauguration au tout début du mois de septembre, le PEX accueille aujourd’hui la Foire d’Art Contemporain annuelle de Strasbourg, événement artistique riche de galeries françaises et internationales, installées en Belgique, Corée, Italie, Luxembourg ou encore Pologne. L’Es tampe compte parmi les adresses lo cales à retrouver. Les dernières éditions d’aquagravure de l’Islandais Erró, maître de la figuration narrative, sont d’ailleurs présentées, tout comme les réalisations du street artist Speedy Graphito et des peintres alsaciens Christophe Hohler et Christophe Wehrung. Le thème de cette année questionne la place de la photographie dans l’art. En témoigne la collaboration exceptionnelle avec Strasbourg Art Photography (voir p. 29). Ryo Tomo, son directeur, clôturera le rendez-vous avec une exposition au cœur de la manifestation. St-Art est une habituée du Parc des Expositions,

mais pas dans sa forme rénovée. Cette année, c’est dès l’entrée que la nouvelle architecture du bâtiment offre un point de vue spectaculaire pour admirer les exposants… depuis l’intérieur comme l’extérieur. À travers les immenses vitres précédant la nef, la sculpture en papier de la plasticienne Angela Glajcar attire d’emblée le regard.

Haute de presque deux mètres et longue de six, cette œuvre monumen tale se trouve suspendue au-dessus du sol. Sa conceptrice manie son matériau de prédilection en le découpant, le tor dant, l’arrachant pour créer une sorte de vortex dans lequel chacun rêve de pouvoir s’infiltrer. Ce résultat est obtenu en superposant une centaine de feuilles déchirées les unes sur les autres. L’ou vrage révèle un relief époustouflant et éclatant de blancheur. Exposée par la jeune Stream Art Gallery de Bruxelles, l’artiste allemande a fait ses armes aux

Beaux-Arts de Nuremberg dans les années 1990. Ses mille-feuilles mini malistes apparaissent aussi sous des for mats plus petits (d’environ un mètre sur un, voire moins), mais tout autant variés et s’apparentant à des tableaux qui, dès qu’ils sont traversés par une source lumineuse, proposent une nouvelle lec ture. Dans la même galerie, le sculpteur de lumière normand Alain Le Boucher dévoile des compositions étincelantes, abstraites, faites de petites diodes et autres luminaires, tandis que le Japonais Yoshiyuki Miura attise la curiosité avec ses installations cinétiques colorées, ses fils de nylon et ses câbles d’acier.

Au Parc des Expositions (Strasbourg) du 25 au 27 novembre st-art.com

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sélection expositions

Les Peintres du Cœur-Sacré Séraphine Louis, le Douanier Rousseau, Camille Bombois… Ils sont des working class artists autodidactes – domestique, jardinier, etc. – dont les toiles ont un impact direct sur le regardeur, générant une puissante émotion.

Jusqu’au 20/11, Museum Frieder Burda (Baden-Baden) museum-frieder-burda.de

Serious Moonlight

Cette sélection d’installations immersives de Betye Saar – invoquant l’identité noire et féministe – fait apparaître la manière dont l’artiste s’empare de la force évocatrice d’objets trouvés.

Jusqu’au 22/01/23, Frac Lorraine (Metz) fraclorraine.org

Oh la la Vingt-cinq ans après la mort de Roland Topor, son œuvre, bâtie sur des bases surréalistes combinées à une solide pro pension à l’humour noir, s’offre dans son extravagante fantai sie et son anticonformisme.

Jusqu’au 22/01/23, Le Consortium (Dijon) leconsortium.fr

Regards sur les collections

Ce focus sur des œuvres conservées en réserve autour des Artistes alsaciens 1910-1960 met à l’honneur quatre peintres dont le musée possède un fonds significatif : Alfred Giess, Léon Lehmann, Charles Walch et Robert Breitwieser.

Jusqu’au 29/01/23, Musée des Beaux-Arts (Mulhouse) beaux-arts.musees-mulhouse.fr

Tacita Dean

Une exposition monographique autour de deux projets ré cents : la trilogie d’œuvres créées pour le ballet The Dante Project et le film One Hundred and Fifty Years of Painting, qui restitue une conversation entre les peintres Luchita Hurtado et Julie Mehretu.

Jusqu’au 05/02/23, Mudam (Luxembourg) mudam.com

La modernité déchirée Retour sur un épisode de l’été 1939 : le directeur du musée de l’époque, Georg Schmidt (1896-1966), parvient à acquérir 21 chefs-d’œuvre. Dans le cadre de la politique culturelle natio nale-socialiste, ceux-ci avaient été qualifiés de “dégénérés”… Jusqu’au 19/02/23, Kunstmuseum (Bâle) kunstmuseumbasel.ch

Anatomie comparée des espèces imaginaires

Des dragons de la mythologie à notre Voisin Totoro , du monstre d’Alien à la vouivre, l’exposition permet de découvrir les sciences de l’évolution à travers l’analyse rigoureuse mais amusante d’espèces fantastiques. Jusqu’au 12/03/23, Musée du Château des Ducs de Wurtemberg (Montbéliard) montbeliard.fr

Art brut

Dans ce Dialogue singulier avec la Collection Würth, scéno graphié avec grande élégance, des œuvres de Max Ernst, Asger Jorn ou Georg Baselitz entrent en résonance avec plus de 130 autres d’art brut. Jusqu’au 21/05/23, Musée Würth (Erstein) musee-wurth.fr

SurréAlice

Un événement questionnant la réception d’ Alice au pays des merveilles, regroupant Lewis Carroll et les surréalistes (200 œuvres, livres et documents) au Mamcs et Illustr’Alice, montrant la diversité de propositions suscitées par l’œuvre au Musée Tomi Ungerer. 19/11/22-26/02/23, Mamcs & Musée Tomi Ungerer (Strasbourg) musees.strasbourg.eu

Poussin et l’amour

Bien loin de l’image austère du peintre-philosophe, cette exposition montre un artiste sensuel, voire érotique, mais aussi un poète méditant sur la puissance du sentiment. 26/11/22-05/03/23, Musée des Beaux-Arts (Lyon) mba-lyon.fr

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Tacita Dean, One Hundred and Fifty Years of Painting, 2021. Courtesy the artist Frith Street Gallery, London and Marian Goodman Gallery, New York/Paris SurréAlice — Roland Topor, Alice à la neige, 1970, Mamcs. Photo : M. Bertola, Musées de la Ville de Strasbourg © ADAGP Paris 2022

Si loin, si Labaroche

Pierres à bossage et roches à cupules : du Petit au Grand-Hohnack, éclatent cinquante nuances de grès, d’histoires médiévales en mystères celtes. Incursion en pays welche, autour de Labaroche.

Par Hervé Lévy – Photos de Stéphane Louis pour Poly

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Commune extrêmement vaste, s’éparpillant en dizaines de hameaux, écarts et autres lieux-dits –, Les Mulles, Bâa, La Trinque, etc. – Labaroche est à Colmar ce que Le Touquet est à Paris : un lieu de villégiature. Piqueté de centaines de résidences secondaires, l’endroit offre un large panorama architectural allant de la dignité d’un chalet de bois aux influences alpines à un avatar abâtardi de villa moderniste, qui donnerait une éruption cutanée à Rudy Ric ciotti. Garés devant le terrain de tennis, nous nous lançons dans une randonnée en terre welche, enclave alsacienne dont le dialecte est roman et non alémanique. Voilà patois peu parlé, magnifié par Rodolphe Burger et son complice Olivier Cadiot sur un disque éponyme, sous-titré On n’est pas indiens c’est dommage

petit Mollassonne, la marche serpente entre les maisons de va cances, passant sous des lignes à très haute tension dont les grésillements ne semblent guère troubler les paisibles rumi nants broutant avec application au pied d’immenses et gra phiques pylônes. L’arrivée au sommet du Petit-Hohnack (927 mètres d’altitude ; son nom provient de l’allemand “Hohen Acker”, littéralement “Champ du haut”) où trône le château éponyme, est poussive. Caché avec peu de précautions, un QR Code, accroché à un tronc avec des fils de fer, est le vestige d’un jeu de piste contemporain intitulé Les Portes du Temps . Le dépit généré par cette vision absurde laisse place à la vive joie d’apercevoir les ruines et de constater qu’elles sont accessibles, contrairement à ce que proclame un arrêté municipal affiché un peu partout, menaçant des pires foudres le randonneur audacieux qui oserait braver l’interdit. Ce que nous ne sommes pas obligés de faire. C’est donc dans la plus stricte légalité – ce que contesterait un juriste tatillon – que nous pénétrons dans un espace gorgé de lumières automnales offrant une vue imprenable. Pour le titre de la plus haute forteresse d’Alsace, le château se tire la bourre avec le Freundstein… Reste qu’on aime son enceinte polygonale, ses bossages, son donjon carré, ses bastions, sa citerne… Classiquement démantelé par les troupes de Louis XIV en 1655 – qui eurent une sacrée expérience en la matière – cet édifice du XIIe siècle a de beaux restes, comme on le dit de certains humains, avec ses fragments de murs crénelés se perdant dans l’azur dans un vain élan. Tout est paisible, incitant à la contemplation hugolienne : « Ce n’étaient autour de moi, à perte de vue, que montagnes, prairies, eaux

POLY 251 Novembre 22 61 PROMENADE

vives, vagues verdures, molles brumes, lueurs humides, qui chatoyaient comme des yeux entr’ouverts, vifs reflets d’or noyés dans le bleu des lointains, magiques forêts pareilles à des touffes de plumes vertes, horizons moirés d’ombres et de clartés. C’était un de ces lieux où l’on croit voir faire la roue à ce paon magnifique qu’on appelle la nature. » grand Rêveurs, nous descendons à la Croix de Wihr où un monu ment dont la silhouette évoque la Cathédrale de Strasbourg – ornée d’un képi garance – marque l’avancée ultime de l’armée française en Alsace, au cours du premier conflit mondial. Il rappelle un épisode du 19 août 1914, pendant une guerre encore en mouvement, où le 152 e Régiment d’infanterie, les “Diables rouges”, se battit au corps à corps et à la baïonnette pendant cinq heures contre l’ennemi et « le tailla en pièces ». Voilà phrase d’une autre époque gravée dans la pierre… La montée au Grand-Hohnack (982 mètres d’altitude) peut débuter. Sur ses sentiers pourtant fréquen tés, des dizaines de cèpes et autres bolets viennent garnir nos sacs, champignons comestibles poussant au milieu de forêts mycologiques mortifères où éclate la beauté toxique des amanites tue-mouches au chapeau recouvert d’une cuticule rouge parsemée de points blancs. Elles sont tel lement nombreuses qu’on se croirait dans le village déser

té des Schtroumpfs ! Après une grimpette dégrippant les gambettes, le chaos rocheux du sommet tient toutes ses promesses, celle du pique-nique mérité tout d’abord : les subtiles nuances de rose du presskopf entrent en résonance avec la polychromie saumonée du grès dans une joyeuse correspondance visuelle. Si les cupules, nombreuses dans ces amoncellements de blocs ordonnancés au hasard, sans symétrie aucune, sont vraisemblablement d’origine naturelle, il nous plait d’imaginer ces cuvettes liées à des rituels païens où des vierges diaphanes sont sacrifiées par des barbares dans un rictus sardonique. Et de légendes, cette crête en est gorgée à l’image de celle du Riesengrab, postulant que ce labyrinthe de pierres est le tombeau du géant créateur des Vosges ! « Voyez : sa main saisit un roc branlant / Le lève et le lance jusqu’à Fréland ! / Il parle, ô ciel ! Le sol s’agite et tremble / Et frissonne, comme ferait un tremble / Quand l’ouragan déchaînant ses fureurs / Par la forêt promène ses horreurs ! / Il rit, il rit, son rire épouvantable / Se répercute, en écho lamentable / Jusqu’à Strasbourg et tout le long du Rhin », écrivit Robert Wolf dans ses Récits historiques et légendaires d’Alsace, en 1922. Et la vue porte si loin sur la plaine d’Alsace et la Forêt-Noire lointaine, qu’on n’en serait pas même sur pris. Nous resterions bien plus longtemps sur cette arête tellurique, mais il nous faut redescendre dans un monde éminemment prosaïque où les géants se font rares.

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L’abus l’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération

Se perdre avec nous

Vous avez aimé cette randonnée ? Vous allez adorer l’ouvrage Balades pour se perdre qui en contient vingt-cinq. On y retrouve les «  deux polissons misanthropes » – comme les qualifia un confrère à la plume gracile –, le photographe Stéphane Louis et l’auteur de ces lignes. Nous vous invitons à redécouvrir les Vosges avec ces promenades, explorant avec poésie l’histoire et l’âme d’un massif dont nous sommes amoureux. Mots choisis et images carrées, cette littéraire invitation au voyage entraîne le lecteur sur ses sentiers bien connus (comme le Mont Sainte-Odile), mais lui fait aussi découvrir des lieux secrets tels le Hilsen first. Voilà exaltante et indispensable lecture pour un automne ensoleillé !

Paru à La Nuée bleue / Magazine Poly (25 €) nueebleue.com

Autour de Labaroche

Durée 6 h Distance 15 km

Dénivellé 570 m

Une balade, deux bouteilles

Pour cette randonnée, nous avons choisi deux vins de terroir de l’ex cellent Florian Beck-Hartweg, établi à Dambach-la-ville. Le premier, pour le Petit-Hohnack est aussi une affaire de chevaliers, puisque les vignes s’épanouissent au pied de l’Ortenbourg. Savant assemblage de riesling, gewurztraminer, pinots auxerrois, gris et noir, cette bouteille exprime avec force et tension le terroir granitique d’où elle est issue avec sa minéralité ciselée. Pour le Grand-Hohnack, le Bungertal est idoine : issu d’un sol gréso-volcanique aux puissantes forces telluriques, ce flacon où se rencontrent gewurztraminer et riesling est extraordinairement lumineux et joliment expressif. Il s’est marié avec une tomme au cumin dans une union d’une pétulante vivacité ! beckhartweg.fr

POLY 251 Novembre 22 63 PROMENADE
Petit-Hohnack Grand-Hohnack
Croix de Wihr Labaroche Strasbourg 85 km Colmar 16km D

La vie de palais

Entre France et Italie, le Rizzi est the place to be à Baden-Baden. Visite dans un restaurant glam’ chic, qui reflète bien l’esprit de la cité thermale aujourd’hui.

ÀBaden-Baden, la galaxie hédoniste de Peter Schreck – trois restaurants et un club, le Bernstein – se dé cline avec délicatesse, d’adresse ultra stylée (The Grill, cocon situé dans le Casino) en relecture de la tradition avec la Wirtshaus zur Geroldsauer Mühle où s’alignent comme à la parade d’habiles variations autour des classiques de la Forêt-Noire, Maultaschen et autres Kaiserschmarrn. Mais l’établissement le plus emblématique de l’univers d’un homme qui fonda le mythique Leo’s en 1986 – revendu après plus de 30 ans d’exploitation – est sans conteste le Rizzi, restaurant iconique installé dans le Palais Gagarin où une princesse russe menait grand train au mitan du XIXe siècle, recevant l’écrivain Ivan Tourgueniev ou Pauline Viardot, une des plus importantes cantatrices de son époque. Aujourd’hui, une electro léchée a remplacé la musique classique, mais une atmosphère glamour est toujours de mise, que l’on soit installé dans une salle où l’élégance le dispute au confort ou sur une terrasse avec vue extatique, the best in town, sur la Lichtentaler Allee. L’accueil est parfait, il va sans dire !

Au niveau gastronomique est proposée une belle rencontre entre la cuisine méditerranéenne française et italienne, pique tée d’influences asiatiques. Un menu de midi (disponible jusqu’au 20/11) entre en résonance avec l’exposition du voisin Museum Frieder Burda, Les Peintres du Cœur-Sacré, avec no

tamment une piquante soupe de petits pois. À la carte se dé ploie un large choix fait de compositions soignées, à l’image d’une purée de pommes de terre aux truffes noires d’une extrême grâce, accompagnant des noix de Saint-Jacques adroitement poêlées. Tout aussi raffinés sont la bouillabaisse maison – morceau d’anthologie – et le plateau de fruits de mer, qui mérite son qualificatif de “royal”, où s’ébattent huitres, crevettes, langoustines et autres palourdes dans une jubila toire orgie iodée… En revenant sur la terre ferme, le gourmet croise de multiples délices carnées, comme une escalope de veau viennoise, accompagnée d’une salade tiède de pommes de terre comme seule l’Allemagne sait en donner, ou un filet de bœuf Black Angus. En matière de boissons, on hésite entre merveilles locales – le riesling Tausend Sterne d’Alexander Laible conforme à son appellation se traduisant par “mille étoiles” – et stars internationales comme l’inoxydable Dom Pérignon !

Le Rizzi est situé Augustaplatz 1, dans le Palais Gagarin. Ouvert tous les jours. rizzi-baden-baden.de – baden-baden.restaurant

> Du Rosé au Rouge, soirée spéciale en collaboration avec le Domaine Emil Bauer de Landau in der Pfalz (03/11)

64 POLY 251 Novembre 22
GASTRONOMIE

La part des anges

Ils sont frères à la vie comme à la vigne : installés au pied du HautKœnigsbourg, Pierre et Jacques Engel explorent le terroir alsacien en général, et le Grand cru Praelatenberg en particulier.

Fondé en 1958, le domaine est jeune. Les deux frères présidant à ses destinées depuis quelques années le sont plus encore, puisqu’ils ne sont pas même trente naires. Depuis 2018, Pierre Engel s’occupe principalement de la vinification, tandis que Jacques, qui l’a rejoint l’an passé, œuvre dans les vignes. Si le premier affirmer être «  un brin impulsif », le second est « plus calme et cartésien » : reste que ces deux passionnés de rugby jouent en équipe, composant notamment une Cuvée des joueurs en hommage au sport aimé et pratiqué… Sur une surface de quelque 20 hectares – dont près de huit sur le Grand cru du Praelatenberg, la col line des prélats, rappelant les racines monastiques du vin –, ils travaillent en biodynamie, avec pour credo « le respect du vivant. Nous sommes des vigies puisqu’on voit les changements d’année en année et leur impact sur la biodiversité et la terre. Cet été, par exemple, comme les animaux n’avaient presque plus à boire, ils sont venus manger nos raisins  », résume Jacques. Et de compléter : « Nous refusons la mécanisation à outrance. Nous souhaitons œuvrer au rythme de l’Homme et de la Nature et non à celui de la machine.  » Une philosophie qui se retrouve en cave « où nous sommes très peu interven tionnistes. Il suffit d’accompagner le jus dans son évolution  », résume Pierre.

Cuvée emblématique du domaine, le riesling du grand cru Praelatenberg, caractéristique d’un sous-sol de gneiss – roche métamorphique contenant quartz, mica et feldspaths visibles à l’œil nu –, est sec, sans se départir d’un côté généreux et gourmand. Juste au-dessus du Praelatenberg, en lisière de forêt, se trouve le Bocksberg (la colline du bouc), un lieu-dit où les deux frères ont planté des pinots qui se déclinent en trois cuvées : Crémant zéro (vinification naturelle, sans ajout de levure, soufre ou autres intrants, prise de mousse avec jus de raisin sans ajout de sucres exogènes et 48 mois sur lattes), un rouge magnifiant le pinot noir et un blanc célébrant le pinot gris avec une belle intensité et une finesse rare… Joyeux lurons, les deux frangins ont aussi imaginé une “cuvée des copains” festive en diable avec Raide d’Alsace, pinot noir fou gueux et fruité, qui n’a de l’easy drinking que les apparences, tant ses nuances de griotte et d’orange sanguine sont subtiles.

Domaine Engel 1 rue des vignes (Orschwiller) vins-engel.com

l’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération

66 POLY 251 Novembre 22 UN DERNIER POUR LA ROUTE L’abus
Par Hervé Lévy – Photo de Stéphane Louis pour Poly

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