À rire perdu
Plus de trente ans que L’Humour des notes (13-21/05), festival mêlant théâtre, musique et humour, fait frétiller les zygomatiques. Déambuler beaucoup, flâner le nez au vent, s’émerveiller souvent, s’esclaffer toujours : autant de possibilités offertes par la ville de Haguenau aux badauds, durant neuf jours d’une belle et grande fête populaire. Parmi la centaine de représentations gratuites, le spectaculaire League & Legend, où les farfelus circassiens belges
de la compagnie 15ft6 partent à la chasse aux records, armés de perches et de rubans adhésifs (Forum, 18 & 19/05), Le Cirque aux étoiles tout en ombres chinoises de la Cie Comme une étincelle (Village des enfants, 16-18/05) ou bien encore, pour ne citer que ces trois-là, Drum Brothers, virevoltante performance de jonglerie musicale signée des Frères Colle (Théâtre, 19/05). humour-des-notes.com
Slow down
Sobre mais joyeux, tel est le dijonnais Extra Festival (1214/05). Organisée par La Vapeur, cette 2 e édition réitère les déjà cultes Roller Disco (Gymnase Masingue, 12/05) et Vélo’ve parade de sept kilomètres (départ Parc de la Colombière, 13/05). De la conférence-sandwich sur la nécessité de ralentir (Bibliothèque La Nef, 12/05) à l’énergie scénique contagieuse de la rappeuse Uzi Freyja (La Vapeur, 13/05), en passant par le déjeuner sur l’herbe au son de l’electro jazz des Tukan (en photo, Square des Bénédictins, 14/05), on en redemande ! lavapeur.com
Circo-poétique
Pour la première fois, le Cirque Bouffon pose son chapiteau à Kehl. La troupe contemporaine franco-allemande, qui s’inscrit dans la lignée du Cirque du Soleil, dévoile sa toute nouvelle création : PARAISO (14/06-09/07). Une invitation à ralentir le temps dans une bulle paradisiaque avec musique live , danse et langue imaginaire chantée. Inspiré par les peintures de Bosch, le metteur en scène Frédéric Zipperlin y propulse des figures illustres et des êtres fabuleux dans une magie onirique reposant sur une technicité sans pareille. cirque-bouffon.com
POLY 257 Mai 23 3 BRÈVES
Croque Morts Chanteurs –Cie Firmin et Hector © Stéphane Durbic © Rixa Schwarz
Épopée
Artiste associé à l’Université de Strasbourg, Geoffrey Rouge-Carrassat s’empare d’un grand récit épique pour proposer trois représentations de Gilgamesh Variations (25-27/05, La Pokop, répétition publique le 17/05). Chaque soir, les interprètes se plient aux règles du jeu : ils ont 7 minutes avant leur entrée en scène pour choisir parmi une quarantaine de robes, d’objets, de masques, de maquillage ou de coiffes ce qui leur servira à improviser, à l’instar de la musique et de la lumière, dans le canevas de la pièce. lapokop.fr
Wagner Power
Patricia Kopatchinskaja & Fazıl Say (02/06), l’immense pianiste Alexandre Kantorow (04/06) ou encore Teodor Currentzis, à la tête du SWR Symphonieorchester pour un Ring sans paroles (27 & 28/05) permettant d’apprécier la rigueur musicale extrême d’un chef au look de dandy huysmansien, qui creuse la partition en profondeur, en explorant de manière expressive les moindres détails, histoire d’aiguiser les sens et l’intellect du spectateur. L’édition 2023 du Festival de Pentecôte du Festspielhaus de Baden-Baden (27/0504/06), centrée sur Wagner, s’annonce tout bonnement somptueuse ! Notre coup de cœur ? Assurément le récital de Sonya Yoncheva (03/06), une des plus grandes sopranos de notre époque, qui plonge au cœur du vérisme, avec sa voix capable de s’imposer tout en finesse… festspielhaus.de
Jubilé
La Völklinger Hütte, usine sidérurgique classée au patrimoine culturel mondial de l’Humanité, fête cette année ses 150 ans. L’occasion d’ouvrir, à Völklingen, de nouveaux parcours de visite dans l’atelier des wagons suspendus (où le Suisse Rémy Markowitsch propose une œuvre artistique totale), la cokerie, le réservoir des hautes eaux ou encore l’épuration des gaz secs – véritable cathédrale industrielle ! Le point culminant sera la création d’une performance d’Heiner Goebbels sur la bourreuse de charbon du “Paradis”, l’ancien lieu de Fonte Brute, qui était un enfer ! voelklinger-huette.org
POLY 257 Mai 23 5 BRÈVES
Wasserhochbehaelter © Ralf Beil
© Louise Guillaume
© Anton Zavjyalov
Crime et châtiment
Dédié aux arts et aux techniques du XIXe siècle, le Museum LA8 de Baden-Baden célèbre sa réouverture avec une exposition intitulée Criminal Women (06/05-29/02/24), un sujet assez peu exploré jusque-là. Voilà plongée souvent glaçante dans une autre époque, sur les traces de meurtrières, mais aussi de résistantes ou de femmes ayant recours à l’avortement… museum.la8.de
À fleur de peau
Plus de 150 tatoueurs internationaux ont été conviés avec pour mot d’ordre Vita in arte aeterna : le Tattoo & Art Show (20 & 21/05, EDEKA-Arena d’Offenbourg) promet. Mais ils ne seront pas seuls à rencontrer un public varié, puisque de multiples extravagances seront de mise au cours de cet événement très attendu, de body painting en spray art… tattoo-and-art.de
Street Art
Voici venu le temps de la 15e édition d’un festival incontournable des arts de la rue, entièrement gratuit : Demandeznous la lune ! (27 & 28/05, Halle verrière de Meisenthal) rassemble des spectacles comme Inertie de la compagnie Underclouds, associant circassiens et sculpteur pour construire, développer et habiter une sculpture mobile géante, ou Molière de la Compagnie Amaranta, éblouissant moment de théâtre forain. Notre coup de cœur ? Phasme de la Compagnie Libertivore. Le spectateur y est saisi par de furtives
apparitions : le duo se déploie et se contracte, faisant naître des figures abstraites et évocatrices, tels des phasmes sans queue ni tête. L’acrobatie, convoquée par touches, décuple les possibilités et renverse les forces par des jeux d’équilibre et de symétrie, à la recherche d’un centre de gravité commun. L’autonomie, lentement apprivoisée, réaffirme peu à peu la singularité humaine. Les personnages se découvrent et se dévoilent, sensuels et inquiétants, brutaux et fragiles. halle-verriere.fr
BRÈVES POLY 257 Mai 23 7
Inertie © Vassil Tasevski
© Andreas Kaiser
D'après Giovanni Francesco Barbieri (Il Guercino), Judith avec sa servante, vers 1651, Kulturstiftung Sachsen-Anhalt, Kunstmuseum Moritzburg Halle (Saale), Photo : Punctum/B. Kober
THOMAS FLAGEL
Théâtre des balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes dans Poly
SARAH MARIA KREIN
Cette Française de cœur qui vient d’outreRhin a plus d’un tour dans son sac : traduction, rédaction, corrections… Ajoutons “coaching des troupes en cas de coup de mou” pour compléter la liste des compétences de SMK.
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Il papote archi avec son copain Rudy, cherche des cèpes dans les forêts alsaciennes, se perd dans les sables de Namibie… Mais comment fait-il pour, en plus, diriger la publication de Poly ?
ANAÏS GUILLON
Entre clics frénétiques et plaisanteries de baraque à frites, elle illumine le studio graphique de son rire atomique et maquette à la vitesse d’une Fiat 500 lancée entre Strasbourg et Bietlenheim. Véridique !
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ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO
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DIFFUSION
SUZI VIEIRA
Après Courrier international ou Books, elle pose ses valises à Poly. Intraitable avec les concepts, elle jongle avec les mots comme son homonyme le faisait avec les ballons à la Coupe du monde 1998.
ÉRIC MEYER
Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain.
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© Poly 2023 Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. Tous droits de reproduction réservés. Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs.
8 POLY 257 Mai 23 OURS Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)
In da Club © Hervé Lévy
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11 numéros / an - 55 €
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SCÈNE
18 L’Esthétique de la résistance de Peter Weiss par Sylvain Creuzevault et les élèves du TNS
20 Le festival franco-allemand Perspectives joue à saute-frontières
25 Baro d’evel, ovni théâtralo-circassien
28 Les pépites de Théâtre en Mai à Dijon
32 Marion Collé se propose de Traverser les murs opaques
MUSIQUE
34 Rencontre avec Wax Tailor autour de Fishing for Accidents
44 Sarah Nemtsov crée Ophelia au Saarländisches Staatstheater
48 Arsmondo met Strasbourg à l’heure des mondes slaves
EXPOSITION
50 Les photographies de Sophie Zénon questionnent la mémoire des champs de bataille lorrains
52 À Strasbourg, la BNU se penche sur La BD du réel, de Guy Delisle à Mathieu Sapin
56 Le Centre Pompidou-Metz rend hommage à Suzanne Valadon
GASTRONOMIE
64 La cuisine à 4 mains d’Ondine
66 Un dernier pour la route : sur les chemins du tout jeune Domaine du Petit Bouchon
Couverture
Toile de 1909 signée Suzanne Valadon (voir page 56), Deux figures, conservée au Centre Pompidou, est imposante avec son mètre de haut. Elle reflète l’art du nu d’une artiste qui magnifie la femme en donnant une vision tout aussi lascive qu’émancipée. N’appartenant à aucun courant, la création de celle qui débuta comme modèle (de Renoir, Toulouse-Lautrec, etc.) est d’une puissante originalité.
10 POLY 257 Mai 23 SOMMAIRE
20 25 52 48 34 64 56
Éloge de la stupidité naturelle
Par Hervé Lévy — Illustration d’Éric Meyer pour Poly
avenir que nous promet l’intelligence artificielle est radieux. Des livres écrits grâce au robot conversationnel ChatGPT, dont la couverture est illustrée par le générateur d’images Midjourney, sont déjà en vente sur des sites au nom de fleuve brésilien, dont tout être raisonnable devrait se garder. Il faut espérer que les droits d’auteur seront reversés à OpenAI – entreprise californienne à l’origine du bidule – avant, il va sans dire, que la bestiole acquière une personnalité juridique autonome et puisse ouvrir un compte et recevoir l’argent. Pour en faire quoi ? Quelle importance…
Et les applications futures de l’IA semblent sans limites dans les domaines les plus variés de la vie quotidienne – générer des amendements au kilomètre pour La France insoumise à
L’l’Assemblée nationale, etc. – et dans celui de la culture en particulier. Les premiers à être remplacés par des robots ? Écrivains, dramaturges, peintres, compositeurs – les musiciens suivront, ce n’est qu’une question de temps et de progrès technique – et autres journalistes dont les articles pourront être générés à l’infini, remplaçant peut-être avantageusement les copier / coller de communiqués de presse trop souvent en cour. Mais pourquoi est-ce que je viens de perdre mon temps à écrire un édito portant sur ChatGPT alors que je pourrais demander à ChatGPT de le faire ? Vaste question… Tout comme celle-ci : refuser le progrès fait-il de vous un horrible réactionnaire ? Vous avez deux heures. Ben non, la réponse ira plus vite : nous ne voulons pas de ça, peu importe l’adjectif dont on nous affuble. Ce que nous désirons, c’est de la vie, de la sueur, de l’imperfection humaine… L’art et la culture ne sont faits que de cela. Et on peut douter qu’une quelconque AI puisse un jour les atteindre. Qui a dit que si ? Espérons en tout cas qu’Albert Einstein avait raison en affirmant : « L’intelligence artificielle ne fait pas le poids face à la stupidité naturelle. »
12 POLY 257 Mai 23 ÉDITO
Au fil du temps
Les enquêtes de Jules Meyer sont devenues des classiques de la littérature policière alsacienne. Avec ce nouvel opus, Jacques Fortier transporte son lecteur en 1931 dans une intrigue bien huilée. Dans Le Maître des horloges, l’ancien journaliste des Dernières nouvelles d’Alsace – où son héros est par ailleurs correcteur – s’intéresse à un monument historique fascinant : l’horloge astronomique de la Cathédrale Notre-Dame de Strasbourg. Qui pourrait bien en vouloir à ce mécanisme d’une grande subtilité, transformé par Jean-Baptiste Schwilgué entre 1838 et 1843 ? Ce dernier y introduisit notamment un comput ecclésiastique, le premier au monde, qui se retrouve au cœur de l’intrigue. Il s’agit d’un dispositif complexe permettant de déterminer automatiquement la date de Pâques. Assisté d’un horloger de la maison Ungerer – qui assure l’entretien de ses rouages – le détective planque pour prendre les vandales (mais en sont-ce réellement ?) sur le fait. La suite est palpitante… (H.L.)
Paru au Verger (12 €) verger-editeur.fr
> Rencontre avec l’auteur à la librairie Bisey de Mulhouse (06/05) et au Forum du livre de Saint-Louis (13 & 14/05).
Obsession canine
Tout le monde a un teckel sauf moi est la bonne surprise du mois d’avril. Cet album illustré de Charlotte Pollet brille par sa fraîcheur, sa géométrie de lignes et de formes. L’ancienne pensionnaire des Arts déco strasbourgeois, aujourd’hui installée à Bruxelles, conte l’obsession de la jeune Assa pour… les teckels ! Aussi saugrenu que cela puisse paraître, elle désespère de ne pas en avoir, au point d’en voir absolument partout. Jouant du camouflage, des entrelacs de couleurs chatoyantes et de silhouettes à la ligne claire, les bassets courts sur pattes deviennent roseaux, poissons, limaces, enseignes lumineuses, éclairs au chocolat, zeppelins ou bananes ! De quoi tomber en pâmoison devant ce qui n’est plus le simple “chien-saucisse” vivant au ras des pâquerettes dont on se gausse habituellement. L’autrice partage son plaisir de dessiner sur grand format, en laissant toute la place au cheminement de l’œil dans les multiples détails des pages. (I.S.)
Édité chez Biscoto (18 €) biscotojournal.com
Avec le temps, va…
Entre rap et chanson, Nebbiu sort ÀQVA , premier album en forme de dédicace “À qui veut apprécier”, où le Strasbourgeois livre ses paysages intérieurs sur fond du voyage initiatique l’ayant mené de la Norvège au Canada, en passant par l’Île de Beauté, afin de surmonter une rupture. Chacun des douze titres exhibe chamboulements et failles, mais fait aussi l’inventaire de ce que la vie donne de plus précieux : la nature, les rencontres, la paix, l’ouverture… Ainsi peut-on entendre l’ami montréalais Djiby prêter main forte en anglais dans Ohé hein et la touchante Mémé (oui oui, on parle bien de sa mamie !) livrer quelques leçons de vie avec Tout s’apprendra. Sur La Gifle, le garçon se livre même à certaines considérations rapologiques aux airs d’antiques méditations métaphysiques : « Certains sont imbattables, dans la prod, dans le mix, dans la mode, dans le biz, dans la technique, mais au fond ça raconte quoi ? Je m’ répète : Nicke la forme, vive le fond ! Non j’ déconne, on sait tous que le fond est vide sans la forme. » Kant ne disait pas autre chose… (S.V.)
Autoproduit (10 €) nebbiu1.bandcamp.com
14 POLY 257 Mai 23 CHRONIQUES
© Kevin Besse
La voix du tendre
Treize ans que le Rémois Barcella tricote et détricote la langue de Molière dans des chansons à la délicate fantaisie, attirant les auditeurs dans des territoires imaginaires où la poésie est reine. Inspiré de son roman paru en 2021 aux éditions du Cherche Midi, Mariposa (“papillon”, en espagnol) est son cinquième album. Le plus mélancolique et intime, sans doute, qui navigue entre espoir et tristesse, naissance d’un nouveau venu dans la famille (Bienvenue) et déchirant adieu au père qui vient de disparaitre (De l’autre côté), mais se tenant toujours, sur chacune des pistes, à la même exigence de tendresse dans le regard porté sur le monde et ceux qui l’habitent. Cuivres et cordes se répondent sur cet opus en forme de cartographie d’une époque parfois morose, où la quête de la joie et de la légèreté relèvent autant de la gageure que de l’absolue nécessité. Et si la scène est le terrain de jeu de cet homme-mots, on pourra le voir transformer chenilles en papillons aux Tanzmatten de Sélestat (17/05), dans le cadre du festival En mai chante ! (S.V.)
Édité par Charabia (13,60 €) barcella.fr
Lettres hébraïques
Connaissez-vous Anna Waisman (19281995) ? La réponse est sans doute négative. Native de Strasbourg, où elle fut danseuse étoile, cette complète autodidacte fut une sculptrice de génie. Débutant à la fin des années 1950 avec les pierres du Viaduc d’Auteuil en démolition et des outils rudimentaires – tournevis et tenailles –, elle a aussi été peintre et dessinatrice, réalisant de touchantes pièces en papier déchiré. « J’ai découvert le judaïsme en sculptant les lettres hébraïques dans la pierre », écrit-elle. Une assertion dont on trouve de multiples développements dans cette correspondance avec André Neher – qui marqua profondément les études juives en France – s’étendant entre 1962 et 1988. Avec Cette chose indispensable qui reste invisible et que je sais, se déploie un passionnant dialogue entre une artiste et un philosophe, permettant aussi de (re)découvrir l’œuvre de celle qui réalisa le mémorial des martyrs juifs victimes de la barbarie nazie de Sarcelles, en 1981. (H.L.)
Paru chez L’éclat (29 €) lyber-eclat.net
> Les œuvres d’Anna Waisman sont exposées à la Région Grand Est (Strasbourg) du 31 mai au 18 juin.
Petit Sauvage
Après deux opus dans lesquels nous suivions son petit sauvage vert dans la jungle puis dans la ville , la chinoise Hao Shuo signe un nouveau Guide de survie dans la mer. Le héros bouquine tranquillement sur un nénuphar quand débute son fantastique périple tout en hybridations. Son exploration des fonds marins le verra braver le danger avec son inventivité habituelle pour sauver une jolie sirène. Il devient homme-grenouille dans la gorge d’un batracien avant de se faire triton grâce à un poisson tombé sous son charme. Passée par les Beaux-Arts de Pékin et la Haute École des Arts du Rhin à Strasbourg, l’illustratrice poursuit son exploration doucereuse de la figure du monstre dans un amour de récit sans paroles. La délicatesse des couleurs et l’apparente simplicité du trait se mettent au service d’une réappropriation des objets et des matières, traitées comme des fétiches mythiques et ambigus laissant ouvertes, selon l’âge du lecteur, de nombreuses interprétations symboliques. (T.F.)
Édité chez 2024, collection 4048 (16 €) editions2024.com
POLY 257 Mai 23 15 CHRONIQUES
La Traversée
Fauchée par le Covid à son arrivée à la direction de NEST, la première création d’Alexandra Tobelaim retrouve le public. Abysses, récit intime de Davide Enia, plonge dans la complexité et les paradoxes de notre humanité.
Par Thomas Flagel – Photo de Matthieu Edet
Depuis sa ville natale de Palerme, Davide Enia n’a, depuis quelques années, d’yeux que pour une petite île tristement célèbre, située en pleine mer, entre Malte et Monastir. Une part de son âme reste coincée à Lampedusa. En 2018 déjà, La Loi de la mer (Albin Michel) rendait hommage aux habitants de ce caillou pelé. Tanné de soleil. Balayé par des vents aux noms fabuleux : sirocco, maestrale, libeccio, grecale. Rien n’y protège des éléments, les vagues claquent de toutes parts. Depuis la fin des Printemps arabes, la démocratie n’a guère étendu son empreinte sur les rives méditerranéennes, si ce n’est – peut-être – en Tunisie. Mais la chute de Kadhafi a ouvert en grand les portes du désert libyen aux filières de passeurs avides de proies faciles, démultipliant les flots d’exilés tentant leur chance vers l’Europe sur des embarcations de fortune. Dans un réalisme sans fard, dénué d’obscénité morbide malgré les corps indénombrables, l’écrivain italien tisse, avec Abysses, le récit de quelques-uns de ses séjours sur l’île, croulant depuis plus d’une décennie sous les débarquements et sauvetages d’enfants perclus de froid, de femmes
mutilées ayant vécu l’horreur et les sévices insoutenables, d’hommes battus par ceux-là même qu’ils payent pour traverser. Il raconte les rencontres avec ceux qui les aident, des « êtres humains qui portent en eux un cimetière entier » : une armoire à glace de plongeursauveteur évoquant la mort comme sa compagne en mer, les pêcheurs et leurs bateaux immobilisés un mois durant à chaque dépouille prise dans les filets, une amie gérant l’accueil et l’acheminement des rescapés vers un Hot-Spot ou encore Vincenzo, l’ancien gardien du cimetière de Lampedusa. Lui qui s’acharnait à donner sépulture et cérémonie aux corps, continue à hanter les lieux de sa présence, malgré son départ à la retraite en 2007. Mais Davide Enia dépasse avec talent le simple témoignage en liant son histoire familiale à ce drame collectif. Il conte son père mutique telle une montagne de silence qui l’accompagne, les coups de fils à son oncle en pleine chimio, les discussions à demi-mots, etc. Alexandra Tobelaim aime cet endroit où « tout s’entremêle, Davide cassant le silence des pères comme celui entourant ces traversées. » Dans l’intime comme dans
le commun, il invite à ne pas laisser les mots nous manquer. « Identifier mon naufrage intime. M’agripper à lui. L’approfondir. Le nommer. Comprendre en quelque sorte que j’allais lui survivre. Écrire les mots, les dire, pour leur survivre », écrit-il. La metteuse en scène y voit un cadeau, celui d’un « courage partagé qui nous est offert. Il rend au théâtre toute sa nécessité et sa fonction archaïque : l’endroit où les choses se disent à l’abri du monde, mais surtout pour lui. » Au milieu de servantes* – vigies, fantômes ou phares dans la nuit auxquels s’adosser –, Claire Vailler accompagne, au chant et à la guitare, le comédien Solal Bouloudnine, sa musique sonnant « comme des décharges d’émotions permettant de l’évacuer et d’aller au bout de cette histoire ».
Au Théâtre en bois (Thionville) du 2 au 5 mai et en la Basilique Saint-Pierre-aux-Nonnains (Metz) samedi 6 mai dans le cadre de Passages Transfestival (page 30) nest-theatre.fr passages-transfestival.fr
16 POLY 257 Mai 23
* Lampe posée sur un pied sur scène, qui reste allumée quand le théâtre est plongé dans le noir, entre deux représentations ou répétitions.
Libération de puissance
Sylvain Creuzevault adapte L’Esthétique de la résistance de Peter Weiss avec les élèves du Groupe 47 de l’École du TNS. Pour leur entrée dans la vie professionnelle, il signe une traversée hors norme.
Près de mille pages et dix années de travail pour Peter Weiss (1916-1982), qui signait, avec L’Esthétique de la résistance, l’un des grands romans du XX e siècle. Une épopée en forme de montagne à gravir pour les élèves de dernière année de l’École supérieure d’Art dramatique du Théâtre national de Strasbourg, entourés de comédiens fidèles de la compagnie Le Singe. Si nous rencontrons Sylvain Creuzevault mi-avril, à l’orée « d’un mois de mise en scène », son travail avec eux a débuté en décembre 2021 par une lecture collective du livre, en entier. Depuis, six sessions intenses les ont régulièrement réunis. « Nous avons visité diverses formes d’écriture scénique et d’art de l’acteur, car Peter Weiss, depuis son exil suédois après avoir fui le régime nazi en 1935, nous mène à nous questionner sur ce que son écriture pourrait devenir en théâtre de tréteaux, sous forme brechtienne, d’agitprop, documentaire, post-dramatique… » De quoi résonner avec le parcours du groupe 47, recruté en 2020, qui vécut le Covid et l’arrêt des théâtres de longs mois avant d’occuper le
TNS pour protester contre la réforme de l’assurance chômage en proposant, chaque jour, des petites formes de prise de parole sur le parvis, s’inventant dans l’urgence et dans une liberté totale de forme. Ce temps long était nécessaire pour apprivoiser sa manière bien à lui de construire des passages au plateau à partir de l’acteur « Certains n’avaient jamais eu à faire sortir une écriture d’eux. Pas en tant qu’interprètes mais en tant que créateurs, agenceurs, auteurs de leurs passages. Ils sont plus habitués à répondre à des scènes, réagir à un regard. » Tous ont eu des parties à travailler entre comédiens (la “conspiration”), dont ils proposaient ensuite une traversée. « La plus belle école qu’on ait pu avoir », affirme sans détour Vincent Pacaud, « mais aussi la plus difficile car nous sommes, tout le temps, totalement partie prenante de la création. »
l’homme vs l’appareil
De Berlin à la guerre d’Espagne, en passant par Paris et la Suède, le récit suit un narrateur, ouvrier allemand de 20 ans et
18 POLY 257 Mai 23
Par Thomas Flagel – Photos de répétition de Jean-Louis Fernandez
ses jeunes amis luttant contre le fascisme entre 1937 et 1945. La manière dont ils forgent une conscience politique commune et un regard critique, en s’emparant de chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art qui représentent diverses catastrophes (Guernica, le temple de Trajan, Le Radeau de la méduse…), en fait un roman d’apprentissage singulier. Si chacun a plusieurs rôles, l’élève comédien prend notamment en charge celui d’Herbert Wehner, au cœur de « l’Orchestre rouge », nom donné à son groupe clandestin de résistance s’opposant au nazisme en se tournant vers le communisme soviétique. « Pour combattre la machine d’anéantissement d’Hitler, il faut une autre machine. Et la seule qui la propose, c’est l’URSS. Au fur et à mesure, on se rend compte que, ce qui nous permet de combattre, ressemble à ce qu’on combat. Mais ça ne change pas le problème : ce qui répond à un mal n’est pas un bien, mais un autre mal », analyse Creuzevault. Les contradictions humaines y sont projetées. L’élévation au-dessus de sa condition sociale en s’appropriant des capacités de lecture, retournant les œuvres qui viennent du monde bourgeois pour trouver des interprétations qui font que l’art participe de l’émancipation du sujet et de sa formation politique, jusqu’à être pris dans les affres des luttes intestines, de la guerre et de l’exil. Weiss, dont le narrateur est une forme d’alter égo prolétarisé qu’il place dans des situations qu’il n’a pas vécues, ne cache rien de ce qui écrase et broye les individus dans la puissance de ces appareils de partis uniques, leur démesure et leurs dérives. Vincent Pacaud est d’ailleurs marqué par « cette citation de Wehner : "On ne peut rien attendre des ouvriers en uniformes aux ordres. Ils auraient jeté leurs fusils plutôt que de les retourner contre leurs maîtres." Si c’est vrai face au stalinisme du roman, la liste ne s’y arrête pas et l’on peut la continuer avec l’Indochine, l’Algérie, Mai 68… » Rien ne se tranche aisément, ni la question de l’engagement, ni celle de la relation entre politique et art – l’esthétique du titre devant s’entendre comme théorie de l’art. Faut-il continuer
à se battre au front ou à écrire ? D’autant que « le fascisme, malgré ce qu’on essaie de nous faire croire, est quelque chose qui revient structurellement, pas idéologiquement », rappelle le metteur en scène. Le réel est d’ailleurs venu percuter la fiction de plein fouet lorsque l’agression russe en Ukraine a surgit, au milieu du projet.
une épopée rare et totale
Avec Loïse Beauseigneur, Valentine Lê signe la scénographie de la pièce : « Un “espace vide” jouant sur l’aspect d’ancienne caserne du Hall Grüber, rappelant ainsi l’aspect d’un hangar vidé, d’une usine où se barricader. Nous avons recréé des poteaux soutenant la charpente, des fenêtres et des portes. » Quelques accessoires (luminaires, tables) collent à l’époque des événements, ainsi qu’un clin d’œil à la roulotte de Mère courage et ses enfants de Brecht, qui est lui-même un personnage du roman, et à ses panneaux didactiques dérivés sous forme de châssis entoilés. « Nos propositions doivent servir le jeu car Sylvain aime les choses non finies, un peu cassées. Par exemple, une table bancale autour de laquelle se tient une discussion politique va devenir matière à jeu », illustre-t-elle. Pour un livre hors norme, il faut s’attendre à une pièce du même acabit. Le metteur en scène entend en tout cas en « faire une fête Passer un an et demi avec ce roman traversant les conflictualités historiques, le combat social, tout en interrogeant les formes artistiques est tellement riche et intense pour toute l’équipe, que ça demande de construire quelque chose qui fasse que le public nous suive. Voilà mon pari ! Si ça ne durera pas 11h, ça ne tiendra pas en trois non plus, mais entre les deux », lâche-t-il dans un sourire.
POLY 257 Mai 23 19 THÉÂTRE
Au Hall Grüber (Strasbourg) du 23 au 27 mai, conseillé à partir de 16 ans tns.fr
Miroir diffracté
La 45 e édition de Perspectives , festival franco-allemand des arts de la scène, regorge de marionnettes, de mouettes et de cétacés, de robots et d’un jongleur fou ou encore de deux roues en perpétuel mouvement.
Les années passent et ne se ressemblent pas au festival Perspectives, qui étend de plus en plus sa toile sur le territoire transfrontalier reliant Sarre et Moselle. Le rendez-vous des amoureux des arts de la scène prend des couleurs marionnettiques avec deux grands spectacles. Pour la première fois en Allemagne, Yngvild Aspeli investit le Saarländisches Staatstheater (30/05, Sarrebruck) avec son adaptation du Moby Dick de Melville. L’inventivité de la metteuse en scène norvégienne se concentre sur la folie du capitaine Achab et la quête morbide de son équipage. En virtuose, elle varie les effets, multiplie les trouvailles d’écriture scénique et de conception d’une cinquantaine de marionnettes afin de bousculer nos repères, renverser les perspectives en plongeant d’une vue aérienne de la traque jusqu’à l’intérieur des entrailles du cétacé, d’un bateau gîtant sous le grain aux visions hantées d’anges de la mort qui rôdent dans les hallucinations d’un Achab totalement obnubilé par ses vieux démons. Le loup de mer – qui a de nombreuses formes et tailles, imposant un peu plus encore sa domination totale –vocifère et délire en saillies obsessionnelles (livrées en anglais
pour conserver le tranchant de la langue originale, surtitrés en français et en allemand) dans un désir jusqu’auboutiste. Le gigantisme de certains pantins renforce les tourments des matelots et l’impression que les manipulateurs forment une armée d’ombres prêtes à tout engloutir. En live, un trio rock signe la bande son agressive de ce voyage sans retour.
fantômes et mélancolie
Autre adaptation d’un classique, Tchaïka (02 & 03/06, Casino des Faïenceries, Sarreguemines) revisite La Mouette de Tchekhov, dans une mise en abîme de toute beauté : une très vieille actrice, perdant la mémoire, erre dans les coulisses d’un théâtre sans savoir qu’elle doit interpréter Arkadina, l’un des plus beaux rôles écrit par le dramaturge russe. Tout porte à croire qu’il sera son dernier. L’actrice et metteuse en scène chilienne Tita Iacobelli manipule à vue le personnage principal, passant son bras dans sa manche pour mieux jouer du trouble entre son visage (jeune) et celui, marqué par le temps, de la marionnette. Au plus près de sa perception biaisée de la réalité, tout se mélange : bribes du passé, énervement face
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Par Thomas Flagel – Photos de La Bande à Tyrex par Pierre Barbier & Tchaïka par Michael Galvez
à ce corps et ses moyens qui lui glissent, petit à petit, entre les mains… Au point de ne plus distinguer clairement ses dialogues avec Kostia de ceux avec son vrai fils, les abandons successifs de Trigorine et ceux des amours de sa vie. Elle se raccroche à la trame de la pièce, seul point d’appui pour tenter de prendre pied. L’Arkadina qu’elle est devenue, illustre comédienne délaissée, revit quelque part grâce à Nina, la jeune première. Dans ce premier spectacle né de la rencontre au Chili entre Tita Iacobelli et la marionnettiste belgo-russe Natacha Belova, le théâtre de Tchaïka – mouette en russe – lui permet de s’inventer une nouvelle vie, entre nostalgie du passé et incertitude de l’avenir. Le présent de sa mélancolie offre des instants de grâce face au miroir, dans un dédoublement marionnette / comédienne des plus poignants, où les époques se superposent comme des souvenirs vivaces.
homme vs robot
Il y a plus d’un siècle, Karel Čapek inventait le mot robot dans sa pièce R.U.R. (Rossum’s Universal Robots) La compagnie belge Post uit Hessdalen questionne la symbiose entre un duo de jongleur / batteur et des robots cachés dans cinq volumes pyramidaux de bois. Man Strikes Back (31/05-02/06, Chapiteau sur la Tbilisser Platz, Sarrebruck) débute comme un spectacle de cirque contemporain habituel, dans lequel Stijn Grupping fait étalage de ses talents balles en main, les faisant rebondir de module en module. Son compère Frederik Meulyzer, derrière ses caisses claires, le défie par la rythmique dans un ballet de sons et de lignes à la précision diabolique, grâce aux trajectoires toujours plus complexes des balles. Cet incroyable défi au champ des possibles n’est pourtant rien comparé à ce qui se prépare. Les triangles vont se mettre à se mouvoir, recombinant la géométrie de l’espace et chal-
lengeant un peu plus les deux interprètes. Notre circassien parviendra-t-il à maintenir ses balles en l’air, à jouer du rebond pour conserver le bon tempo ?
vélociraptors
Ballet cycliste et musical déjanté, La Bande à Tyrex (02 & 03/06, Jardin du Bâtiment Pingusson, Sarrebruck) est le premier spectacle de 9 spécialistes qui en connaissent un rayon sur le deux-roues à pignon fixe et l’art du déséquilibre orchestré. La joyeuse bande à part s’empare aussi bien des potentialités démultipliées de l’acrobatie (à un, deux, trois et plus) que de l’humour de situation (et de la chute) ou de la fanfare qui déménage sacrément avec cuivres et cordes !
Dans une quinzaine de lieux en Moselle (Metz, Forbach, Sarreguemines…) et en Sarre (Sarrebruck, Sarrelouis, Völklingen) du 25 mai au 3 juin festival-perspectives.de
À GAGNER 3 X 2 PLACES pour Moby Dick de Yngvild Aspeli (en français et en anglais surtitré en allemand et en français), au Saarländisches Staatstheater (Sarrebruck) mardi 30 mai à 20h mag.poly magazine.poly
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© Christophe Raynaud de Lage
Les Chiens de paille
Christiane Jatahy catapulte Dogville de Lars von Trier au théâtre. Entre chien et loup explore les rouages des relations de pouvoir entre les êtres aussi bien que le terreau propice à la résurgence fasciste sur les braises du capitalisme.
Par Irina Schrag – Photos de Magali Dougados
Déjà venue à Strasbourg avec son projet autour de L’Odyssée ( Le Présent qui déborde, en 2019), Christiane Jatahy replace la thématique de l’exil et ses deux amours, que sont cinéma et théâtre, au cœur d’Entre chien et loup. Le cinéma y surgit du théâtre, brouillant un peu plus les relations ambigües entre passé et présent, registres collant traditionnellement au 7e art et au spectacle vivant. Elle reprend la trame de Dogville, réalisé en 2003 par Lars von Trier, dans lequel le Danois se détournait de l’illusion cinématographique en traçant au sol les lieux de son intrigue avec des lignes blanches et en réduisant le décor à quelques meubles, filmant caméra au poing dans une dimension très brechtienne. Rien de bien étonnant pour le radical auteur du manifeste du Dogme95, co-écrit avec Thomas Vinterberg, l’auteur du génial Festen. Une femme en fuite, qui se révèle être la riche fille d’un gangster, se voit recueillie dans une petite ville par une communauté. Mais rien n’est jamais totalement donné, tout est dû. Rapidement, on profite d’elle et l’asservit dans une parabole sociale et morale sur la nature humaine. La metteuse en scène brésilienne part du postulat que les comédiens de sa pièce – et le spectateur – connaissent le film et qu’ils essaieraient d’en changer le cours. Dans Entre chien et loup, une femme fuit l’extrême-droite gangrénant son pays depuis l’arrivée de Bolsonaro pour un ailleurs plus en accord avec ses valeurs. Elle rencontre un groupe de personnes ren-
voyant à la situation concrète du spectacle, puisque ce sont des acteurs travaillant à un nouveau projet, dans un théâtre. En mises en abyme successives, ils sont présentés comme des personnages qui viennent de la mémoire de Dogville, tentant par leur art de réinventer le cinéma afin de modifier le cours des choses. Tous parlent ici et maintenant dans un habile télescopage entre fiction et réalité, projection et jeu, la caméra captant au plus près les émotions et les regards, relayés sur grand écran. Ce pas de côté est aussi un moyen de se détourner du caractère archétypal des personnages originaux : le jeune intellectuel sentencieux et activiste, le vieil original aveugle, la mère de famille bien-pensante, la servante noire et sa fille infirme, la dévote… « Ce qui m’importe », explique Christiane Jatahy, « c’est de montrer comment, dans pareille situation – l’accueil d’une étrangère exploitée jusqu’à la violence, le viol, la déshumanisation, avec les excès propres au capitalisme –, chacun est tenté de profiter de l’autre. Avec cette intime conviction que si je donne quelque chose de moi, l’autre a une dette, et doit payer... sinon la dette augmente. Par cette relation d’esprit capitaliste, nous changeons l’autre en objet. »
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Au Maillon (Strasbourg) jeudi 4 et vendredi 5 mai, en français et portugais surtitré en français maillon.eu
Make It Bun Dem
Entre pièces du répertoire et compagnies invitées, le dernier programme du Ballet de Lorraine se décline en trois temps incandescents. Focus sur le dernier, entre hip-hop français et underground brooklynite.
Par Thomas Flagel – Photo de Laurent Philippe (Cela nous concerne tous)
Elle est de ces créations fiévreuses qui retournent une salle. Cela nous concerne tous (This concerns all of us) a été imaginée pour l’ensemble des danseurs du Ballet nancéen par le fougueux et irrévérencieux Miguel Gutierrez. Le chorégraphe de Brooklyn signe un moment de grâce exquise, qui nait du bouillonnement intérieur d’une communauté plurielle. Sur un fond rose bonbon des plus flashy, les interprètes arrachent petit à petit les multiples secondes peaux composant leurs costumes asymétriques, travaillés dans la superposition avec coupes courtes et découpes aléatoires de manche ou de jambe. Mus par des forces semblant échapper à leur volonté, les voilà pris par des désirs de chair et des pulsions de liberté. Dans une multitude foisonnante, dénuée de toute confusion, se révèlent les liens qui libèrent, les corps s’affranchissant d’une gangue morne. Chacun s’agrippe, tournoie, propulse l’autre. L’ivresse de mouvement se nourrit d’élans incontrôlés, jusqu’à former un sabbat mémorable, où les êtres vacillent en une danse du surgissement dans laquelle la vie point. Les corps y mettent à l’épreuve le monde dans une course défiant les conventions, qui va se répandre dans la salle en un final incandescent, digne du lâcher-prise total du festival Burning Man. « Pourquoi se battre pour la cohérence quand l’illisibilité est devenue le seul recours politique ? », prophétisait le chorégraphe au cœur de la création. « L’instant présent est fait d’une douleur infinie. Mais merde, je ne pleure pas. Quoi qu’il en soit, nous dormirons cette nuit dans nos lits, seuls ou entrelacés, pendant que la lune brillera… »
Seconde proposition de cette folle soirée, Earthbound, composé par un duo d’artistes œuvrant au sein du collectif FAIR-E (CCN de Rennes et de Bretagne). Du jazz résolument free à l’electro live qui les passionne, Johanna Faye et Saïdo Lehlouh célèbrent, à la manière d’une jam endiablée, la profusion chorégraphique de la scène hip-hop hexagonale. Tout se joue, se déjoue et se rejoue à chaque représentation, dans une attention particulière au feu intérieur de l’instant, propre à déplacer les regards et les attentes, à surprendre à tout moment. La virtuosité se niche dans la capacité de renouvellement et de digression autour des lignes de force d’une partition ravageuse. Une sorte d’ode rebelle à des artistes prêts à libérer la bête.
Soirée 3 avec Earthbound de Johanna Faye et Saïdo Lehlouh & Cela nous concerne tous (This concerns all of us) de Miguel Gutierrez, à l’Opéra national de Lorraine (Nancy) vendredi 2 juin ballet-de-lorraine.eu opera-national-lorraine.fr
> Soirée 1 avec Air-Condition de Petter Jacobsson et Thomas Caley & Un Bolero de Dominique Brun et François Chaignaud, à l’Opéra national de Lorraine (Nancy) jeudi 25 et vendredi 26 mai
> Soirée 2 avec For Four Walls de Petter Jacobsson et Thomas Caley, Songs from Before de Lucinda Childs & Sounddance de Merce Cunningham, à l’Opéra national de Lorraine (Nancy) mercredi 31 mai
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Le vertige du corbeau pie
Pièce iconique de la compagnie Baro d’evel, Là réunit un couple d’humains et leur corbeau pie. Cet ovni théâtralo-circassien trace la poétique de sa traversée des sentiments en noir et blanc.
En langue manouche, “baro devel” peut prendre les atours d’un juron. Une sorte de Nom de Dieu polysémique dans son usage qui, selon la symbolique gitane, peut aussi servir à nommer tout ce qui dépasse l’Homme : les nuages, la pluie, le ciel… mais aussi Dieu. Le duo franco-catalan à la tête de la compagnie depuis 2006, composé de Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias, trace un sillon où les échos du monde se tournent vers des tentatives – souvent désespérées – de s’unir et de se comprendre en mêlant cirque, chant et musique. Les puissantes rêveries auxquelles ces deux artistes circassiens nous convient, l’un porteur, l’autre voltigeuse, se peuplent d’animaux, de renversements intimes, d’amour à réinventer, de bosses à panser. Là se déploie sur un plateau nu, devant une immense page blanche en forme d’écran à trouer, et sur lequel tracer ce qui déborde. Tout y semble réduit à l’essentiel. Le corps
d’un homme, celui d’une femme, le noir de la peinture et le blanc du papier, une seule et même solitude poignante, l’attraction qui déplace, modifie, transforme. Attire aussi et change à jamais, encore et encore. Tisse les liens amoureux et intime, le trouble de l’altérité dans un ballet étrangement envoutant de mots et de signes, de chants et de gestes, de corps habités et abîmés. Et au milieu vole Gus, corbeau pie bicolore, compagnon fantastique d’acrobaties, de vacillements. Cet animal non-humain magnétise l’attention, entièrement tournée vers l’instant présent. La dramaturge Barbara Métais-Chastanier raconte cette sensation mystérieuse de croire « reconnaître quelque chose de notre monde, de nos amours, de nos combats et de nos défaites, mais le miroir s’est brisé, l’image est – comme chez les surréalistes – « explosantefixe », elle nous tend d’autres traits que ceux que nous croyions avoir. » Au bord
de la chute, proche de l’envol, l’improbable trio avance en séquences à ressentir sans les comprendre forcément. En apparence, le concret de ce qui se joue importe peu. Mais la forêt de signes déployée infuse, décante. Les scènes souvent énigmatiques qui se succèdent touchent l’âme pour mieux l’emporter vers des confins inexplorés, mais pourtant familiers. « C’est le monde d’avant la catastrophe et celui qui lui succède, c’est la fin d’une histoire d’amour et sa réinvention timide, c’est une tribu d’hommes-animaux qui débarque et une guerre clanique sur le départ… » L’engagement physique en corps-à-corps avec la matière, la puissance d’images et la délicatesse de leur réception. Le cri et la parole, les gestes qui pleuvent pour tenter de surmonter ce qui advient.
À La Filature (Mulhouse) du 3 au 6 mai, dès 7 ans lafilature.org
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Par Thomas Flagel – Photo de Francois Passerini
Face à la peur
Création grand format du Burkinabé Serge Aimé Coulibaly, Wakatt chemine au cœur des peurs de notre époque avec dix danseurs, trois musiciens et pas mal de frénésie.
Et si “notre temps” – signification de Wakatt en mooré, langue des Mossis – était celui d’un chaos organique, d’une énergie survoltée, proche du collapse ? Sur un parterre de cendres épais, les danseurs de la pièce de Serge Aimé Coulibaly extériorisent les tourments qui les habitent. Le demi astre rougeoyant, devant lequel ils tentent de se maintenir debout, semble catalyser les flux d’attirance et de répulsion régissant leurs relations, si ce n’est leurs états d’âme en proie au tourment. Perclus dans leur individualité, les dix danseurs sont pourtant toujours entourés, chahutés, défiés et regardés par la communauté disparate réunie au plateau, pulsant de vie sous les assauts répétés de trois des musiciens du Magic Malik Orchestra, dont l’improvisateur français himself à la flûte. Des cuivres jazzy du saxophone en passant par les percussions endiablées et les lignes de basses profondément trippantes, la musique accompagne les mœurs sans cesse renouvelées, mais toujours troublées, qui se déversent en torrents de mouvements frénétiques. Au milieu des silhouettes se découpant devant le soleil couchant, se joue un étrange rituel de naissance depuis l’obscurité – ou le néant d’après le drame. Comme possédé, un homme tourbillonne de longues minutes au milieu de ses pairs immobiles. Il se débat autant dans leur impassibilité que dans une ronde guerrière où d’aucuns le poussent et le rejettent quand ils n’essaient, vainement, de contenir son débordement – de quoi ? Sentiments, colère, tristesse, déchargement émotionnel, folie, dépression, trouble profond de l’anxiété… Autant de pistes qui naissent dans l’esprit du spectateur sans être jamais explicitées
sur scène. La contagion de ce bouillonnement incontrôlé – en apparence seulement, tant il requiert de technicité pour les interprètes –, et de l’appel au sol qui s’ensuit, passe d’un corps extravagant et détonnant à l’autre, jusqu’à cheminer dans une solitude pleine d’incompréhension. L’autre est bel et bien cet étrange étranger qui dérange. Peur et pouvoir se mêlent dans la figure d’une matriarche autoproclamée, s’emparant d’une pépite d’or de trois mètres de haut comme d’un trône dévolu à sa cupidité dominatrice. Tout le monde vient s’y recueillir, claudiquant en vagues successives. Ce va-et-vient prend les atours d’une danse votive servile, où l’on revêt des cagoules façon Pussy Riot, quand ce n’est pas un masque traditionnel cérémoniel et son costume de fibres végétales. La pièce bascule lentement vers plus d’unisson, voire de douceur et d’enlacements, au milieu d’une danse d’élévation tournée vers les cieux. La reine déchue est remplacée par une femme à l’immense robe sombre, paraissant sortir tout droit d’une photographie de la série The Prophecy de Fabrice Monteiro, qui s’intéresse aux dégâts écologiques provoqués par les entreprises extractives des richesses africaines.
Au Maillon (Strasbourg) jeudi 25 et vendredi 26 mai en coréalisation avec Pôle Sud maillon.eu – pole-sud.fr
> Bord de scène avec Serge Aimé Coulibaly, jeudi 25 mai à l’issue de la représentation
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Par Thomas Flagel – Photo de Sophie Garcia
Le bruit du monde
Seconde édition made by Maëlle Poésy, Théâtre en Mai accueille notamment un rituel techno-chamanique, un règne de clowns sur la zone et un Hamlet péruvien avec handicap. Ready or not?
Des lianes de néons ou de serpents assoupis jonchent le sol dans l’obscurité. Des haut-parleurs luminescents vibrionnent de couleurs pop. En maîtresse de cérémonie, Gabriela Carneiro da Cunha, quasiment nue, porte des haut-parleurs sur la tête et le sexe. La chamane orchestre ce rituel de paroles et d’images polyphoniques en trois temps qui donne corps et âme au rio Xingu, fleuve amazonien malmené par la construction d’un des plus grands barrages du monde, le Belo Monte, dans l’état du Pará. Le détournement des eaux vers les turbines de la centrale hydroélectrique a asséché le fleuve, perturbant la vie locale et déplaçant plus de 25 000 indigènes. Altamira 2042 (25-27/05, Consortium Museum) mêle images documentaires projetées, activisme participatif, esprits de l’eau et du vent. Dans ce qui prend la forme d’un cérémonial de naissance, deux mondes s’affrontent, loin de
tout : « Si la rivière pouvait parler, d’abord elle crierait. Parce qu’elle ne parle pas, elle endure tout en silence. La rivière a été assassinée, l’eau et les poissons aussi, et tous les Brésiliens qui vivaient là », témoigne Raimunda Gomes da Silva pour les communautés d’Araweté et de Juruna. La performeuse cyborg dicte le tempo, donne corps à un mythe techno-sensible, où les voix non-humaines s’expriment (nature et machines). Cette part documentaire laisse place à trois personnages, faits de câbles lumineux et d’enceintes scintillantes : Ms Herondina, qui a vu sa maison engloutie par le barrage, Mr Dam Breaker, serpent audio-visuel dont la tête projette les vidéos sur les murs et, enfin, Aliendigenous, composé d’un hochet de chaman et de tambours. Le public est mis à contribution pour porter et participer, ici ou là, au milieu d’une régie totalement à vue, débordant de lianes électriques. Les artefacts de cette
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Par Thomas Flagel – Photos d’Altamira 2042 par Nereu Jr & Clownstrum par Darek Szuster
cérémonie high-tech donnent à la fois vie aux esprits xingu et symbolisent la disparition programmée des modes de vie traditionnels. Une manière de plonger les spectateurs dans les sensations de la jungle, plutôt que de l’illustrer vainement.
to be, or not to be
Dans son Pérou natal, Chela de Ferrari développe depuis plusieurs années un théâtre inclusif, revisitant des pièces classiques ou s’emparant de textes contemporains questionnant la diversité dans toutes ses dimensions. Un beau jour dans son théâtre, Jaime Cruz, ouvreur atteint du syndrome de Down (plus connu sous le nom de trisomie 21), lui fait part de ses envies de jouer sur les planches. La metteuse en scène, habituée des pièces de Shakespeare, saisit l’occasion pour s’attaquer avec une grande liberté à Hamlet (21-23/05, Atheneum, en espagnol surtitré en français) *. Elle voit dans les paroles du prince du Danemark – simulant la folie, soumis à des visions et à des questionnements existentiels – une résonnance nouvelle depuis la différence apportée par des comédiens avec handicap. « Être ou ne pas être »… considérés, pris en compte, regardés comme des égaux et des êtres humains à part entière. Norme et folie sont au cœur des interrogations que nous renvoie le dramaturge depuis quatre siècles. La directrice du Teatro La Plaza se plait à brouiller les frontières entre fiction et réalité, dévoile ce qui est habituellement caché (coulisses) et met, avec grande douceur, les considérations de ses interprètes au centre du plateau.
beware the clown Retour aux sources enfin avec une fable post-apocalyptique du Munstrum Théâtre, créée en 2018. Pour Clownstrum (1921/05), rendez-vous est donné à l’agence DiviaMobilités (Maison du tram) à partir de laquelle une navette vous prendra en charge pour vous mener sur le lieu underground de représentation. Installés à Mulhouse, Louis Arene et Lionel Lingelser nous convient dans la zone, après le chaos. Trois clowns aux faux airs de personnages sortis du May B de Maguy Marin refont société sur les braises du monde d’avant la catastrophe. Le régime qu’ils nous proposent émerge de luttes intestines allant de désirs anarchiques à une monarchie à l’ancienne, en passant par le hasard d’une présidence pas du tout démocratique. L’acidité des relations sociales se pare de l’humour burlesque du cinéma muet dans un rire défiant la morosité et le désespoir. Du Beckett à vif, acerbe et sans fard avec notre époque.
Au Théâtre Dijon Bourgogne, au Consortium, au Théâtre Mansart, à l’Atheneum, à La Minoterie et dans divers jardins et espaces urbains de Dijon du 18 au 28 mai tdb-cdn.com
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* Également en tournée à Passages Transfestival (Metz) 17-18/05, voir page 30
Falsi fratelli
La nouvelle édition de Passages Transfestival se tourne vers les artistes transalpins. Interview du directeur de ce Transitalia messin, Benoît Bradel.
Comment va le festival après trois années compliquées, qui ne sont peut-être pas finies d’ailleurs ?
On ne sait jamais quand ça finit. Passages Transfestival va bien, même si cela a été difficile de faire trois éditions en 11 mois afin d’honorer les reports. Ce rythme a été fédérateur et formateur pour la nouvelle équipe. Il nous a aussi permis de retrouver un public en mettant la gomme ! Il est friand et avide de propositions fortes, comme lors de notre mini-festival de novembre, plein à craquer, qui regroupait des artistes venus d’Afghanistan, de Russie et d’Ukraine. Revenir à un festival annuel après des années de biennal n’est pas évident, surtout à une époque où les collectivités territoriales connaissent de vraies difficultés. C’est complexe, mais ils voient le travail que nous menons et cherchent avec nous des solutions pour mieux nous soutenir.
L’Italie est au centre de cette édition, qui s’empare de nombreuses thématiques actuelles : les représentations sociales, celles du corps, la normativité…
Le théâtre oscille toujours entre art, politique, poétique et société. Il est important que les grands artistes internationaux nous éclairent sur les questionnements du monde, sans pour autant se départir d’humour et d’un sens festif, à l’instar de Silvia Gribaudi revisitant son spectacle Grâces dans une nouvelle création pour le Ballet de l’Opéra-Théâtre (Variazoni di Grazia, 05/05, Opéra-Théâtre), ou en chorégraphiant Claudia Marsicano (R.OSA, 06-07/05, QG Transfestival), dont le corps surdimensionné est utilisé dans un vrai-faux cours d’aérobic incroyable, bougeant les représentations habituelles. Elle s’attache même au corps des femmes de plus de
60 ans dans le film Overtour (06/05). J’aime aussi particulièrement le solo Cruda (06-11/05, QG Transfestival), dans lequel Constanza Sommi, ancienne gymnaste argentine de haut niveau à qui on répétait qu’elle était trop grosse ! Sans oublier l’incroyable Hamlet de la compagnie péruvienne Teatro La Plaza (17-18/05, QG Transfestival, également à Théâtre en Mai (Dijon) 21-23/05, voir pages 28-29) avec des comédiens trisomiques qui nous parlent de nous, depuis leur différence, en ouvrant de grands champs de réflexion et de sensation.
Certains, à l’image de Panzetti et Ticconi, s’emparent des questions d’identité et de symboles comme le drapeau, à une époque où le nationalisme monte fortement… Quand nous planchions sur la programmation, Giorgia Meloni n’était pas encore au pouvoir, mais la montée des extrêmes menaçait déjà un peu partout. Ginevra Panzetti et Enrico Ticconi (AeReA, 13/05 et Ara ! Ara !, 14/05 au Centre Pompidou-Metz) détournent l’emblème des drapeaux, jouent de la couleur et du noir et blanc comme de leurs symboliques de pouvoir ou de linceuls. Dans Sonny (13/05, QG Transfestival), la Slovène Nataša Živkovic réalise une performance sur les vierges sous serments, qui peuvent vivre en homme, sans changer de sexe, mais pour devenir des chefs de famille. Elle interroge comment nos corps peuvent se transformer, mais aussi l’immobilisme des traditions.
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Dans divers lieux de Metz du 3 au 21 mai passages-transfestival.fr
Par Thomas Flagel – Photo de R.OSA par Laila Pozzo
Je t’aime, moi non plus
Qui aurait cru que le Covid puisse prêter à sourire ? En adaptant le dernier texte du Britannique Dennis Kelly, Arnaud Anckaert revient sur une actualité qui, si elle semble oubliée pour certains, rappelle encore beaucoup de choses pour d’autres. Dans Together, le spectateur se retrouve immergé dans le quotidien d’un couple peinant à se supporter, alors que défilent les confinements. Bien que l’œuvre originale, portée à l’écran en 2021, se passe principalement dans une cuisine, le metteur en scène installe l’action dans un espace de jeu minimaliste. Une table et un public en bi-frontal créent un contexte de forte proximité avec les personnages. Comme dans le film de Stephen Daldry, où les acteurs se donnent la réplique en fixant la caméra, les comédiens Vanessa Fonte, Maxime Guyon et Marceau Zilio Bouvarel ne quittent pas la salle des yeux. Les adultes se lancent des piques acerbes, gardent la face devant leur enfant, tentent de régler leurs problèmes personnels « sans pouvoir quitter les lieux et toujours sous le regard du garçon, présent dans un coin, écoutant tout. » Ce huis clos intimiste, dopé au sarcasme, sert finalement de fil rouge pour guider une réflexion critique sur le monde, à cet instant donné. (J.P.)
Sous les meilleurs hospices
Plusieurs canapés, de hauts murs blancs, des portes battantes et des marquages au sol délimitent les espaces d’une salle commune presque comme les autres. À l’intérieur, treize pensionnaires d’un hôpital psychiatrique se croisent, discutent, s’ignorent, se confient sur leur pathologie. Dans Kliniken, Julie Duclos monte le texte du Suédois Lars Norén. Une jeune anorexique bouleversée, un schizophrène muet, un réfugié syrien à qui il ne reste plus rien… Tous lèvent peu à peu le mystère sur leur vie, nous invitant à les suivre le temps d’une journée, à moins que ce ne soit plus compliqué. « Le travail des lumières donne l’impression que tout se passe sur vingt-quatre heures, mais les patients perdent la notion du temps. On ne peut être sûr de rien », explique la metteuse en scène. S’il peut être dur de garder le fil, des vidéos projetées en direct sur le décor permettent de conserver un lien avec l’ensemble des comédiens : quand certains parlent et accaparent l’attention, les plus silencieux ont droit à un portrait sur grand écran. En explorant leur solitude, Julie Duclos espère déconstruire le jugement qu’ils suscitent dans la société. (J.P.)
À la Comédie de Reims jeudi 11 et vendredi 12 mai lacomediedereims.fr
> Autour de la pièce : projection du film 12 jours, réalisé par Raymond Depardon (10/05, cinéma Opéraims)
> After musical en compagnie des artistes (11/05)
POLY 257 Mai 23 31 THÉÂTRE
Au Taps-Laiterie (Strasbourg) du 23 au 25 mai taps.strasbourg.eu
©
Frédéric Iovino
© Simon Gosselin
Nuit debout
Avec quatre circassiennes, Marion Collé se propose de Traverser les murs opaques dans un mélange poéticophysique d’empouvoirement puissant.
Par Thomas Flagel
D«ans les cendres / dans l’éclatement / broie le déni / débrise le vent / dans le cratère / dans l’immédiat / aime encore / aime plus fort / traverse les murs opaques / perce le tympan du temps / l’amour est une lave / en révolte / contre la mort et le néant. » Ces quelques vers de Marion Collé, publiés parmi un ensemble aux Éditions Bruno Doucey, affleurent dans sa nouvelle pièce. Cordes, trapèze et fils sont installés dans une configuration sur-mesure pour cinq acrobates œuvrant dans l’aérien. Jouant de l’obscurité de la salle, la fumée qui s’y répand est sculptée en formes bigarrées et changeantes par la lumière, traçant un réseau de lignes sur lesquelles les corps féminins se meuvent entre suspension et fragilité de l’équilibre. La metteuse en scène poursuit le sillon initié avec Autour du domaine, entrelacs de poèmes d’Eugène Guillevic sur lesquels elle explorait – déjà avec Chloé Moura – un dessus et un dessous intérieurs, sillonnant la notion de frontière. Sa nouvelle création collective marche dans ces traces anciennes. Traverser les murs opaques est une recherche de surgissement révolutionnaire, d’élans de sensibilité se rejoignant dans une solidarité de fragments. « Je serai toujours attentive à la beauté qui surgit de l’épars. À la projection de soi, vers les autres. À l’aube qui s’achève. À la lumière de l’aube suivante. Il faut se préparer sans cesse à traverser les murs opaques, les traverser, puis recommencer. Recommen-
cer à se préparer. Se préparer à recommencer. Retraverser », lâche, tel un manifeste, l’ancienne pensionnaire du Centre national des Arts du Cirque de Châlons-en-Champagne. Le corps vibre au milieu de poudre de couleur façon fête de Holi, quand il ne se suspend pas sous les bras, la tête en bas ou ne défie l’attraction terrestre en équilibre sur un filin tendu dans le clair-obscur. Face au sentiment d’impuissance, l’un des maux de notre époque, la fildefériste et ses comparses livrent leurs rêves de soulèvement, leurs visions de résistance passant autant par le corps que par le sensible. La promesse de lendemains à réinventer, de jours meilleurs en sommeil, en chacun de nous, est lancée. « Je t’en fais le serment / je sauverai nos joies de vivre / des terreurs du présent / fragile comme une bougie / tenace comme une guerrière / je resterai debout dans la nuit / et je ferai son affaire / à la mélancolie.
À La Comète (Châlons-en-Champagne) mercredi 10 mai (dès 10 ans) puis au Maillon en coréalisation avec le TJP (Strasbourg) mardi 16 et mercredi 17 mai la-comete.fr maillon.eu – tjp-strasbourg.com
> Rencontre avec les artistes mercredi 17 mai après la représentation du soir
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– Photo de Vasil Tasevski
The Goldberg Variations, BWV 988
Anne Teresa De Keersmaeker poursuit son compagnonnage avec Bach. Son solo – dansé par ses soins à 60 ans passés –reste fidèle à ses principes : fonder ses chorégraphies sur l’étude des partitions musicales. En compagnie du pianiste Pavel Kolesnikov, elle célèbre « une lucidité ensoleillée » dans une qualité de mouvement tout simplement sublime. 04 & 05/05, Grand Théâtre (Luxembourg) theatres.lu
No way Veronica
Parodie drôlatique du film d’horreur de John Carpenter The Thing, cette comédie sur la guerre des sexes de Llamas permet à Jean Boillot de faire étalage de tout son talent. Neuf mecs se retrouvent sur une base météorologique paumée de l’Océan Antarctique. Leur étude du climat va se heurter à une invasion d’un nouveau genre : pas l’extraterrestre sous forme de chien du cinéaste, mais une vamp prête à tout pour les séduire (Veronica). Le metteur en scène signe un concert rock théâtral au micro dans lequel les effets reposent sur le son et la voix, la lumière dans la fumée et l’audace de jouer à se faire peur sans crainte du ridicule !
06/05, Espace 110 (Illzach) espace110.org
Après le silence (Depois do silêncio)
Christiane Jatahy poursuit son travail visant à relier le présent au passé, en partant de son Brésil natal. Elle adapte ici un roman d’Itamar Vieira Junior, centré sur deux jeunes femmes d’une communauté en lutte pour sa terre, sa liberté et son identité dans le cœur rural de l’État de Bahia. Entre cinéma et théâtre, la metteuse en scène empoigne questions locales et mouvement mondial autour des milliers de déracinés en quête de terre, afin d’en faire surgir une utopie pleine d’espoir.
11 & 12/05, CDN de Besançon (dès 13 ans, en portugais surtitré en français) cdn-besancon.fr
Climato quoi ?
La directrice de la Manufacture Julia Vidit signe une “création partagée” (pièce créée chaque année mêlant artistes pros et amateurs) avec l’auteur Guillaume Cayet autour de l’écologie. Leur manière d’interroger poétiquement les conséquences des activités humaines sur la planète dans une fresque pleine d’humour, de parties chorales et… de sens !
13 & 14/05, Théâtre de la Manufacture (Nancy) theatre-manufacture.fr
Je suis Tigre
Dans cette histoire d’amitié, dansée et dessinée à hauteur d’enfant, le Groupe Noces signe une pièce pleine d’émotions. Inséparables dans leur cour d’école, Marie se demande pourquoi son ami Hichem est si triste. Ce dernier lui raconte son pays en guerre et les drames de l’exil en passant par l’acrobatie et la danse. Le dialogue entre les deux artistes se déploie devant une immense fresque, dessinée en direct, pour une fable consciente, empoignant la question des migrations et du regard sur l’autre.
15-17/05, L’Espace (Besançon) les2scenes.fr
Le Papa de Lila
Autour d’un livre illustré “magique”, Nicolas Marchand explore la peur de l’inconnu, du changement, de l’autre, mais surtout les manière de la surmonter grâce au courage et au pouvoir de la rencontre. Ce conte, en français et en allemand, à découvrir dès 5 ans, tourne autour d’un personnage ni plus malin ni plus beau que les autres. En fait, il est comme tout le monde. Mais c’est surtout l’histoire d’une petite fille au cœur lumineux qui va réussir à faire tomber les murs dressés par les grandes personnes pour se protéger des autres.
10 & 13/05, Comédie de Colmar comedie-colmar.com
27/05, Médiathèque Vallée de Munster mediatheque-vallee-munster.fr
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sélection scènes
Anne Teresa De Keersmaeker et Pavel Kolesnikov © Anne Van Aerschot Je suis Tigre, Groupe Noces © Marc Ginot
Le hasard et la nécessité
Tombé dans le hip-hop petit, Wax Tailor, frenchy producteur que les vieux briscards du rap US s’arrachent, revient avec Fishing for Accidents, confirmant son tropisme pour le rythme et la poésie.
Par Suzi Vieira – Photo de Ronan Siri
Vous vous faites rare dans les médias… On sait peu de choses de Wax Tailor. Qui êtes-vous ?
Quelqu’un de discret. Un producteur, compositeur et DJ, qui fait de la musique depuis fort longtemps maintenant, puisque j’ai créé mon label il y a 25 ans et sorti mon premier album il y en a près de 20 déjà.
Vous êtes originaire de Vernon, dans l’Eure. Comment un gars normand se retrouve-t-il dans le milieu du hiphop américain ?
Les hasards et les nécessités de la vie !
Tricky, Ghostface Killah du Wu Tang Clan… tous ceux avec lesquels j’ai collaboré sont dans la même tranche d’âge que moi. On partage des références et une certaine vision. J’appartiens à cette génération qui a découvert la culture hip-hop tout gamin, au milieu des années 1980. La décennie suivante, j’ai franchi le Rubicon pour en devenir un acteur : j’ai travaillé dans une radio indépendante de Mantes-la-Jolie, initié une petite activité de MC, une autre de production, etc. C’était très protéiforme, jusqu’à ce que je structure tout cela en créant mon label et en montant des tournées. Ce côté artisanal du producteur indépendant est un fil rouge de mon parcours : ne pas frayer avec les grosses structures, les multinationales du disque pour lesquelles je n’ai pas grande sympathie, c’est dans mon ADN !
Pourquoi cette défiance vis-à-vis de l’industrie musicale ?
Parce que c’est une industrie, précisément. Je n’ai pas de problème avec le fait de vendre de la musique comme on vend des petits pois, mais qu’on ne vienne pas ensuite masquer ces motivations purement financières par des pseudo intentions artistiques ! Je sais bien qu’il y a aussi plein de gens sincères et passionnés dans les maisons de disques – j’en ai rencontré un certain nombre –, mais la logique commerciale de masse les rattrape toujours. Et c’est de pire en pire : aujourd’hui, les majors ne signent même plus d’artistes qui
n’auraient pas déjà fait leurs preuves sur Internet. Sans parler du fait que, dans ce secteur, c’est oligarchie et népotisme à tous les étages ! La reproduction sociale y est délirante. Bourdieu est dans la place, croyez-moi ! Il n’y a guère que le rap qui soit encore un peu à part de cette logique, mais pour combien de temps ?
Et ce nom d’artiste, d’où vient-il ? Il signifie ”tailleur de cire” en anglais, la cire faisant référence aux vinyles et le terme ”tailleur” à l’idée qu’un morceau s’élabore comme un costume sur-mesure. Ma matière première à moi, ce sont des samples , pas des claviers ou des guitares : je voulais mettre en avant ce fait de fabriquer des instruments en extirpant des sonorités des vinyles.
Sur la piste d’ouverture, vous déclarez « I’m a craftman »…
Je me considère comme un artisan bien plus qu’un artiste. J’ai construit ma carrière comme cela et, après vingt-cinq ans de métier, en jetant un œil dans le rétroviseur, je me rends compte que c’est ma seule fierté ! Je n’ai aucune prétention sur le reste – j’ai bien conscience de n’être ni Bowie ni McCartney –, mais je suis heureux d’avoir accompagné de ma musique la vie de certaines personnes, et cela, sans jamais faire de compromissions.
Parlez-moi de Freaky Circus, en featuring avec Mr Lif et Napoleon Da Legend. De quoi est-il question dans ce titre ?
Fishing for Accidents est votre septième album. Comment est-il né ?
D’une phrase prononcée par Orson Welles dans un film documentaire, où il explique que son art consiste, entre autres, à savoir “capturer les accidents”. Cette idée d’apprendre à faire quelque chose des imprévus et des aspérités qui surgissent sur votre route me parle beaucoup. C’est aussi une bonne définition du travail qui est le mien en tant que producteur. Mon quotidien consiste à chercher des sonorités dans des disques et le simple fait de poser une cellule sur un vinyle, c’est déjà provoquer un accident. Je ne sais jamais ce que cela va donner. C’est une quête à travers le champ des aléas.
De nous et du monde dans lequel on vit. Franchement, depuis quelques temps, quand j’allume la télévision, j’ai vraiment l’impression de vivre dans un cirque ! On est face à des mass-médias qui nous prennent pour des imbéciles. Leurs programmes sont des armes de distraction massive, où il n’y a plus une seule once de débat ni aucun fond. Il suffit de voir le poids qu’on est capable de donner à quelqu’un comme Cyril Hanouna… Cela a tout d’une mauvaise blague, et c’est assez terrifiant. On est entrés dans le règne de l’idiocratie. Voilà ce que décrit ce morceau, le cirque contemporain, avec ses réseaux sociaux pour chapiteau et l’appel du grand vide qu’il m’inspire. Une vraie complainte de vieux con, en somme ! [Rires]
À La Cartonnerie (Reims) mercredi 10 mai, à L’autre Canal (Nancy) jeudi 11 mai, au Transbordeur (Villeurbanne) jeudi 25 mai et aux Docks (Lausanne) vendredi 26 mai cartonnerie.fr – lautrecanalnancy.fr transbordeur.fr – docks.ch
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Édité par Lab’oratoire waxtailor.com
Aujourd’hui, les majors ne signent même plus d’artistes qui n’auraient pas déjà fait leurs preuves sur Internet.
Quatre potes dans le vent
Les Messins de Grand Blanc reviennent avec Halo , album en forme de quête de la couleur et d’ode à l’amitié. Entretien avec Camille, la voix éthérée du groupe electro pop.
Par Suzi Vieira – Photo de Romain Ruiz
Quatre ans qu’on attendait cet album … Que s’est-il passé pendant tout ce temps ?
La vie. D’abord, il y a eu le confinement, qui est tombé quand on venait juste de s’installer dans une maison de la campagne picarde pour composer. On devait y passer quelques jours, on y est restés plusieurs mois. Une sorte de retraite collective ! Puis, il y eut la décision de monter notre propre label et de sortir cet opus en indépendants. Cela prend du temps, mais on est plutôt fiers du résultat !
Pourquoi avoir donné le nom de Parages à votre label ?
C’est ainsi que nous désignions le territoire qui était le nôtre pendant cette coloc’ à quatre : la maison, le jardin, la forêt toute proche. Notre maison de disques renvoie à ce lieu où l’on s’est recentrés sur ce que c’est de former un groupe, sur notre amitié, et où l’on pouvait sortir tous les sons qu’on voulait, quand et comme on l’entendait.
L’extérieur est très présent sur cet opus…
Oui, les “parages” s’y sont invités. On avait un studio avec des micros ouverts dans le grenier, et un velux donnant sur le jardin. On entendait sonner les cloches au loin dans chacune des maquettes… alors nous avons intégré tout ce réel et ces moments de vie dans la facture du disque. Sur L’Immensité, on entend la pluie battre les carreaux, Oiseau a été enregistré au magnétophone dans la forêt, etc.
Avec Halo , Grand Blanc, qui nous a habitué à de la musique plutôt sombre, entamerait-il un virage vers la lumière ?
Le titre est un clin d’œil à l’histoire qu’on se racontait pour construire l’album. On lit énormément de science-fiction depuis trois ans et on s’était inventés un récit de quête, très inspiré du livre de Derek Jarman, Chroma. On s’imaginait un monde dont la couleur avait disparu et qu’il nous fallait retrouver. L’idée
de départ était que, d’une chanson à l’autre, on traverse différentes nuances, pour parvenir, à la fin, à une sorte d’horizon irisé. Vous savez, comme quand vous tournez très vite un disque chromatique et que vous ne voyez plus que du blanc... Un grand blanc [rires], mais riche de tout le spectre lumineux !
Votre univers est-il toujours aussi narratif ?
On a besoin de s’inventer un chemin à suivre pour créer, tout en acceptant que chaque auditeur en change ensuite le sens et l’interprétation. Nos textes ont un caractère très polysémique : c’est la condition, pour nous, de leur poésie.
C’est aussi un album beaucoup moins rock, plus dépouillé…
Plus apaisé, oui, avec plus de silences. Il était important qu’il porte la marque physique du temps qui passe et des conditions qui l’ont vu naître. Il y a en outre une forme de retour à nos premières amours : la folk qu’on écoutait adolescents et les instruments acoustiques, notamment la harpe et la guitare.
Et vous allez le présenter chez vous, en concert à Metz !
Oui, retour aux Trinitaires, là où tout a commencé il y a dix ans !
Aux Trinitaires (Metz) vendredi 12 mai citemusicale-metz.fr
Édité par Parages
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Sweet Harmony
Génial quintet suisse de worldbeat métissée, les cosmopolites Sirens of Lesbos annoncent un deuxième album, Peace, comme un contrepied cosmique à la morosité actuelle.
Sirens of Lesbos… Derrière ce nom évocateur de la mythologie grecque – à moins qu’il ne renvoie aux odyssées migratoires à travers la Méditerranée – se cache un groupe suisse, basé à Berne, dont les membres puisent leurs origines aux quatre coins de l’Europe et dans la corne de l’Afrique. Un pluriculturalisme fièrement assumé, qu’incarnent notamment les sœurs Jasmina et Nabyla Serag – dont les parents ont traversé la mer pour fuir le Soudan et l’Érythrée –, les deux voix ensorcelantes au centre de cette formation naviguant entre groove métissé, synthpop hédoniste et chillwave futuriste. Révélé à la sono mondiale en 2014, par la grâce d’un hit house composé pour le fun et la blague (Long Days, Hot Nights) mais qui embrasa les plages d’Ibiza et les mena jusque chez Sony, le quintet avait renoncé au star system des majors qui lui tendaient les bras pour se laisser guider par sa seule passion. Férues de bonnes références, telles celles qui parsèment How Many Miles (des Fugees aux génériques de sitcoms familiales), les sirènes helvètes avaient finalement sorti un très attendu et enivrant premier album courant 2020, SOL Les instrumentations luxuriantes et les mélodies densément superposées des douze pistes dévoilaient un univers onirique à la fois intrigant et puissamment éclectique, passant de la soul très sixties de Pala aux splendides notes mouillées du brumeux Like Some Dream , en featuring avec le rappeur d’Atlanta, J.I.D.
Depuis, plus rien, ou presque… jusqu’à l’annonce, en février dernier, d’un deuxième opus, Peace, prévu pour septembre 2023. Treize morceaux pour un disque kaléidoscopique,
décrit par le groupe lui-même comme un pied de nez à la situation politique mondiale actuelle, entre virages autoritaires, démagogues au pouvoir, Brexit et autres montées des extrêmes. Aux côtés de (I don’t know, I don’t know, I don’t know), complainte amoureuse sur fond de hip-hop psyché, on trouve aussi bien le titre Easy, avec ses bouffées de good vibes enchanteresses, que Sweet Harmony, géniale réinvention contemporaine, toute en synthés ramollis, du tube so kitsch de The Beloved, tout droit sorti des années 1990. Une chanson entièrement remaniée par Sirens of Lesbos peu après l’accession de Donald Trump à la Maison Blanche, dont ils ont politisé les couplets pour ne garder, de l’original, que le refrain en forme d’appel à l’unité : « Let’s come together / Right now / Oh yeah / In sweet harmony » (« Rassemblons-nous / Maintenant / Oh yeah / En douce harmonie »). Peace is the answer!
À La Kaserne (Bâle) vendredi 28 avril et au festival About Pop 2023 (Stuttgart) samedi 22 juillet kaserne-basel.ch – aboutpop.de
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Édité par Sirens of Lesbos sirensoflesbos.com
Par Suzi Vieira – Photo de Dominik Hodel
The Future is yours
La capitale alsacienne accueille la première Strasbourg Music Week , convention-festival transfrontalière sur l’avenir de l’industrie musicale.
Par Suzi Vieira – Photos de Beatrice Melissa & Himeme
L’événement est une première dans l’eurorégion, destiné à accroître la coopération, le dynamisme et la visibilité des professionnels de la filière des musiques actuelles dans l’espace transfrontalier. Déployer le secteur, mettre en avant ses artistes et inventer de nouveaux écosystèmes, à cheval entre Grand Est, Suisse, Allemagne, Luxembourg et même Belgique : telle est l’ambition de la toute nouvelle Strasbourg Music Week ! Il faut dire que le milieu, déjà fragilisé par les nouveaux usages numériques, a encaissé coup sur coup deux plongeons à cause de la crise du Covid. Après une année 2020 quasi blanche, son chiffre d’affaires, côté français, s’est effondré, en 2021, de 73 % par rapport à 2019, selon une étude du Centre National de la Musique (CNM), avant de remonter, en 2022, vaille que vaille, à environ 90 % de ce qu’il était. Des pertes qui impactent particulièrement les petites à moyennes jauges (autrement dit les salles avec des capacités respectivement inférieures à 1 000 et 5 000 places)… où se concentre pourtant la majorité de l’offre !
Les questions tournant autour de la reconquête des publics ne manquent donc pas pour cette convention, dont l’objectif prioritaire est de conscientiser l’importance de la musique live et de faire revenir les gens aux concerts. À commencer par ceux de cette Music Week elle-même, qui se double d’une série de showcases 100 % locaux et se prolonge sur les pelouses du Jardin des Deux Rives grâce à sa collab’ avec le défricheur festival strasbourgeois Pelpass (18-21/05). Pro-
fessionnels et spectateurs en quête de talents émergents pourront ainsi découvrir l’electro planante de l’expérimental duo strasbourgeois Beatrice Melissa, avec son travail poético-acharné de pop déconstruction (La Grenze, 16/05), la pépite de la scène bruxelloise Saudade Experiment, avec sa soul mâtinée de rumba congolaise et de hip-hop marabouté (Espace Django, 17/05), ou encore la sensation folk tout droit venue du Grand Duché : C’est Karma, petite lunettes rondes sur silhouette dégingandée, voix au grain rauque très particulier et univers envoûtant, façon Björk dopée au post-punk des Idles (La Péniche Mécanique, 17/05). Les conférences et autres workshops, eux, parleront Femmes et minorités de genre dans les musiques actuelles (Auditorium du MAMCS, 16/05), Décarbonation des tournées et éco-responsabilité des salles et festivals (La Maison Bleue, 17/05) ainsi que Connaissance des marchés transfrontaliers (Auditorium du MAMCS, 16/05). Enfin, et c’est à ne pas rater, une Soundwalk intimiste et enchantée a été imaginée, qui fait déambuler les participants dans la ville, avec trois haltes insolites pour autant de mini-concerts privés des artistes du cru, Wysteria, Dur Chaton et JeanneMarie (départ devant le MAMCS, 19/05, sur inscription).
À Strasbourg (dans toute la ville) du 16 au 19 mai strasbourgmusicweek.eu
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© Sarah Ann
Yes Sir, I Can Boogie
La première édition d’On the Mississippi s’apprête à faire souffler des notes de boogie-woogie, ragtime et blues dans tout Strasbourg… et au-delà.
Par Julia Percheron
Rendre hommage aux danses et musiques afro-américaines est le maître-mot de ce tout nouvel événement. Trois jours durant, une quinzaine d’artistes internationaux s’emparent de plusieurs scènes alsaciennes, à l’initiative de Tiffany Macquart et Sébastien Troendlé. Le couple aux commandes de ce rendez-vous mûrit son idée depuis dix ans, dénichant les talents au fur et à mesure du temps. « Nous avons par exemple découvert
Corey Dennison dans un bar blues, à Chicago », confient-ils. Avec son groupe et sa guitare qui, naturellement, ne le quitte jamais, le chanteur américain à la voix soul et éraillée n’est pas tout à fait inconnu dans l’Hexagone. Primé par l’Académie du Jazz de Paris en 2016, il se produit à présent au Point d’Eau d’Ostwald (13/05) aux côtés de figures incontournables du milieu : d’une part, le Français Louis Mazetier, spécialiste de l’effréné piano stride ; de l’autre, le
compositeur allemand Axel Zwingenberger, surnommé le champion du monde de boogie. Mixant les musiques et les répertoires, ce dernier s’est produit sur quatre continents et fête cette année ses cinquante ans de carrière. Le virtuose catalan Lluís Coloma fait également jouer ses mains sur des mélodies mêlant rock, pop et musiques traditionnelles espagnoles (12/05).
Autre temps fort du festival, les masterclass de danse (13/05, salle du Bon Pasteur). Comme pour laisser les corps répondre à l’appel des partitions, On the Mississippi propose en effet des initiations au boogie, rock swing et solo jazz.
« La musique fait les danses, donc les danseurs doivent être à l’écoute de leur environnement », affirme Jean-Charles Zambo, dit JoYsS, pour qui la discipline renferme une grande part d’improvisation. Issu du monde du hip-hop, il évolue à présent sur des refrains jazzy et compte parmi les artistes swing français les plus reconnus à l’international. À peine lancés, les fondateurs pensent déjà à la suite : « Ce festival a vocation à devenir itinérant, mouvant, à prendre place dans des lieux différents, ailleurs en France, chaque année. Nous aimerions voir les concerts se dérouler dans des caves et des châteaux », précisent les amoureux de ce patrimoine musical. Les lieux atypiques parsèment déjà par petites touches le programme de cette édition, notamment avec le concertbrunch de la musicienne hongroise Cili Marshall, au Château de Pourtalès, en clôture des festivités (14/05).
Dans différents lieux de Strasbourg du 12 au 14 mai otmfestival.com
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– Photo de Carl Sonny Leyland par Stradi Corleone
Blues Valley
Pour sa trente-cinquième édition, le Munster Jazz Festival voit grand et promène ses visiteurs des hauteurs de Breitenbach à Chicago, en passant par Belfast.
Par Suzi Vieira – Photo des Riri & The Racks
C’est l’histoire d’un rendez-vous au vert tout en swing et en notes bleues, sur les bords de la Fecht, initié il y a trente-cinq ans par Monsieur Michel Hausser, vibraphoniste “bebopeur” de renommée mondiale, dont l’amour du jazz n’a d’égal que l’attachement viscéral à sa tendre vallée natale. Depuis, l’ Alsacian lover à la fine moustache – qui fit les belles heures de l’historique Chat qui pêche en accompagnant les légendes américaines de passage à Paris – a passé le relais de la direction artistique du Munster Jazz Festival à Jean-Pierre Vignola, autre éminence hexagonale du milieu. Pour cette édition anniversaire, ce dernier a concocté un programme riche en pépites, scotchantes découvertes et stars incontestées. Succès d’affluence l’an passé, l’inaugurale balade gourmande et musicale à travers monts et sentiers de randonnée autour de Breitenbach est reconduite (14/05, réservation obligatoire). Coorganisée
avec l’association des E-claireurs, la boucle de cinq kilomètres (allongée à neuf pour les plus motivés), rythmée de haltes champêtres et dégustatives, se termine par un concert endiablé des Escrocs du Swing, duo de talentueux gadjos reprenant avec bonheur les standards du jazz manouche. Mais c’est à partir du jeudi de l’Ascension que se déploient les grandes soirées de concert.
À commencer par la première, baptisée The Soul of Women (18/05), qui mettra les voix féminines en majesté, et notamment celle, profonde et rauque, de Kaz Hawkins. Ses intonations puissantes à la Etta James, qui brûlent l’âme en passant du blues à la soul comme à la folk, la diva les a modulées en faisant ses classes, enfant, dans les pubs malfamés de Belfast, où la trainait son père. De reprises bluffantes en poignantes compositions personnelles, l’Irlandaise maîtrise toute la gamme des émotions, de celles qui vous font dresser les poils
ou bien pleurer dans votre bière, c’est selon ! Et si un détour salutaire est prévu par la France – autre patrie du blues –le 19 mai (avec, entre autres, les Riri & The Racks, lauréats du dernier tremplin Blues sur Seine), l’apothéose est d’ores et déjà annoncée pour l’ultime soirée, intitulée Groove from Kansas City to Chicago (20/05), qui verra se produire un petit prodige frenchy aux côtés d’une big star US. Du haut de ses 20 ans, le Parisien autodidacte Nirek Mokar, devenu ces dernières années un véritable taulier du piano Boogie Woogie en France, tiendra en effet la note au célèbre saxophoniste de Detroit, Sax Gordon, avec son souffle sauvage et son rythm’n’blues hurlant de vie.
À Breitenbach et à la Salle des Fêtes de Munster du 14 au 20 mai jazzmunster.fr
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La nymphe des glaces
Transportant Rusalka dans un univers 1900, où la mer gelée fait face à un casino abandonné, Paul-Émile Fourny renforce le caractère romantique de l’opéra de Dvořák.
Par Hervé Lévy – Maquette des décors d’Emmanuelle Favre
La musique d’Antonín Dvořák est envoûtante. Intensément romantique. Tragique, l’histoire est celle d’une sirène éperdument éprise d’un jeune prince, souhaitant devenir humaine pour le séduire. Opérée par la magicienne Ježibaba, sa métamorphose a un terrible prix, puisqu’elle devient muette. Une tragédie que rien ne pourra arrêter est ainsi lancée, puisque la contrepartie à ce pacte diabolique est que Rusalka sera damnée si son amour la trahit. Si tout se passe bien au début, les choses se gâtent avec l’arrivée d’une princesse étrangère. Conte lyrique inspiré de La Petite sirène d’Andersen – mais plongeant également ses racines chez Friedrich de La Motte-Fouqué ou dans des légendes germaniques, comme La Cloche engloutie –, Rusalka se rattache à tout un pan de l’imaginaire européen. Ici présentée dans son intégralité (avec le ballet), l’œuvre séduit Paul-Émile Fourny, qui y voit « autant l’histoire d’une créature fantastique déchirée par un amour impossible pour un humain, que la confrontation entre deux mondes, le monde marin et le monde terrestre », illustrant l’opposition irréconciliable entre l’univers (dit) civilisé et l’indomptable et vierge nature.
« Si on s’en tient aux didascalies, il est nécessaire de représenter une forêt, un étang… Pour ma part, j’ai souhaité sortir de cet
univers vu mille fois. J’ai découvert un jour un bâtiment étonnant, qui m’a immédiatement évoqué La Petite sirène. Sur les bords de la Mer noire en Roumanie, le Casino de Constanţa a été abandonné pendant des années, même s’il est en cours de rénovation. Tout semble figé dans le temps, en 1900, la période où cette pièce a été écrite. Cette époque charnière avec ses multiples inventions merveilleuses, qui comporte déjà en germe toute la barbarie du siècle, est absolument fascinante. L’édifice à demi ruiné est le palais décrépit du Prince, qui fait face à l’univers aquatique où vit Rusalka », explique le directeur de l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz. L’action se déroule en hiver, par un froid polaire qui a fait geler la mer, renforçant le côté romantique, tendance gothique, de la partition. Cette poésie nimbée de mystère entre en résonance avec celle irriguant une œuvre dont tous les personnages sont ici caractérisés avec force : ainsi, par exemple, Ježibaba « n’est elle pas une sorcière caricaturale. Elle ressemble, à mon avis, à celle de Mireille de Gounod, une femme qui a vécu des choses terribles, différentes du lot commun. »
À l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz du 2 au 8 juin opera.eurometropolemetz.eu
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Impossibles amours
L’Opéra national de Lorraine crée l’événement avec la première française de Manru de Paderewski, considéré comme le “Carmen polonais”.
Pianiste virtuose, un des plus importants de son temps, compositeur et… homme d’État – il fut le premier chef de gouvernement de la Pologne après la Guerre de 14-18 –, Ignacy Jan Paderewski (1860-1941) est l’auteur d’un unique opéra encore mal connu. Créé en 1901 à Dresde (en allemand, qui sera aussi la langue de cette production), Manru connut un succès fulgurant, avant de tomber dans l’oubli. L’œuvre « dépeint les relations conflictuelles entre un village des Tatras et des Tziganes victimes de l’intolérance et de la haine. Emportés par la musique, nous sommes pris entre ces deux mondes qui s’affrontent, témoins de l’amour entre Manru et Ulana, qui cherche à s’épanouir et connaît une fin tragique », résume Matthieu Dussouillez, directeur général de l’Opéra national de Lorraine. À la baguette, on retrouve évidemment la directrice musicale de la maison nancéienne, Marta Gardolińska, qui aime faire découvrir au public français, depuis sa nomination en 2021, les chatoiements des compositeurs de son pays : Antoni Szałowski, Witold Lutosławski ou encore Mieczysław Karłowicz. Voilà partition enchanteresse, où les réminiscences du folklore slave croisent un romantisme tsigane comme l’époque aimait le représenter. À la mise en scène se découvre une étoile montante en la personne de Katharina Kastening,
qui a choisi de ne pas localiser géographiquement le conflit opposant les deux communautés, l’une sédentaire, l’autre – à laquelle appartient Manru, un homme épris de liberté – allant de ville en ville. Son objectif ? Questionner les stéréotypes et leur naissance. « Qu’est-ce qui nous amène à reproduire des comportements racistes ? Comment naît cette pensée ? », sont des interrogations qui l’obsèdent. Tentant d’éclairer ces oppositions à partir d’une histoire d’amour impossible, Roméo et Juliette à la polonaise tout autant que Carmen, elle met en place une scénographique épousant ce propos, avec « des matériaux dont le contraste exprime la tension latente entre ces deux sociétés : le plexiglas comme symbole du dur et la terre comme symbole du doux, l’industrie versus la nature. C’est l’homme qui est la cause directe de la scission entre ces deux mondes. Le mur qui les sépare est transparent, parce que cette division est, au fond, arbitraire et obsolète. Ces sociétés se regardent sans se voir. Elles pourraient n’être qu’une, mais s’y refusent. »
À l’Opéra national de Lorraine (Nancy) du 9 au 16 mai opera-national-lorraine.fr
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Par Hervé Lévy – Photo de Federico Pedrotti
Femme libérée
Le Saarländisches Staatstheater poursuit sa contemporaine odyssée opératique shakespearienne avec la création mondiale d’Ophelia de Sarah Nemtsov. Entretien avec la compositrice allemande.
Par Hervé Lévy – Photo de Rut Sigurdardóttir
Quelles ont été vos influences majeures ?
J’ai grandi avec la musique baroque : notre propriétaire – Ilse Reil, qui était flûtiste à bec – a été mon premier professeur. Elle avait un trio baroque. Par ailleurs, ma mère écoutait également beaucoup Bach, mais aussi d’autres répertoires. Adolescente, je me suis beaucoup intéressée au jazz, en plus de la musique dite “sérieuse”, ce qui m’a permis de composer plus librement. Les pièces de Bernd Alois Zimmermann ont été très importantes pour moi : pour le Bac, j’ai essayé d’analyser son grand opéra Die Soldaten ; ce n’était alors qu’une approche minimale. Pour le diplôme de composition, j’ai écrit un travail sur son ballet Présence Bien sûr, mes professeurs de composition, Johannes Schöllhorn et Walter Zimmermann, m’ont aussi influencée, sans oublier Chaya Czernowin, que je vénère. Le travail de mon mari, Jascha Nemtsov, a également eu un grand impact sur moi : pianiste et musicologue, il explore les musiques oubliées, perdues ou effacées du XX e siècle, souvent écrites par des compositeurs juifs. C’est à lui que je dois de nombreuses impulsions et une autre compréhension du temps. Par principe, j’écoute beaucoup de musiques très différentes et essaie de rester ouverte à tout !
Comment décrire votre musique à quelqu’un qui ne l’aurait jamais entendue ? On a le sentiment d’une grande intensité comme dans …beredtes Schweigen.
Je recherche certainement l’intensité, mais aussi la sensualité, une certaine haptique 1 des sons. Il est également important qu’il y ait souvent plusieurs couches. Le peintre Anselm Kiefer a un jour dit de son travail qu’il pensait verticalement. Dans la musique (soidisant) contemporaine, la verticalité est éphémère, mais j’essaie en quelque sorte de la mettre en éventail dans l’horizontalité. Il en résulte une densité d’événements, une simultanéité exigeante, mais j’espère que d’autres espaces s’ouvriront dans la musique.
Quelle est la place de l’électronique dans votre travail ?
Elle joue un rôle important depuis une
dizaine d’années. La manière dont je l’utilise concrètement a toutefois évolué au fil du temps. Au début, j’étais particulièrement intéressée par les dispositifs d’effets analogiques, plus tard par l’électronique “classique” en direct. Je me suis parfois penchée sur la simple amplification en tant qu’altération. Dans plusieurs œuvres, j’utilise des transducteurs, dans d’autres, des claviers permettant d’enregistrer des samples et, depuis peu, je suis fascinée par les synthétiseurs. Je peux dire que dans toutes ces différentes directions, c’est l’hybride qui m’intéresse le plus. Et c’est tout à fait lié à notre monde, à notre vie. Une rencontre et un mélange de sons acoustiques et électroniques, machine et homme ou expérience virtuelle et réelle.
Vous évoquez souvent la notion de « chaos constructif » dans votre travail : de quoi s’agit-il ?
Du paradoxe de notre existence2. Nos échecs, nos projets, nos espoirs, la simultanéité de l’intérieur et de l’extérieur, de différentes personnes, l’imprévu comme terreur et comme chance. La modestie de suivre son propre chemin dans ce labyrinthe. C’est ainsi que j’essaie de travailler dans la musique, de représenter cela par le son, les moments qui sonnent comme un chaos demandant souvent une planification précise !
Dans vos compositions, la littérature a une place centrale en tant que source d’inspiration ( Not knowing d’après Emily Dickinson, L’Absence d’après Edmond Jabès, Träne d’après Paul Celan, etc.) : pourquoi vous êtes-vous intéressée à Shakespeare pour cet opéra ?
Je cherche souvent l’inspiration dans d’autres arts. C’est justement par le biais d’un autre média que quelque chose se “déclenche” : j’essaie de transformer une matière artistique en sons et, dans le meilleur des cas, suis moi-même transformée. Pourquoi Shakespeare ? C’est Shakespeare qui a été choisi par le Saarländisches Staatstheater3 et, franchement, même s’il est important, je n’y aurais pas forcément pensé moi-même. De mon côté, j’aurais préféré un sujet plus
contemporain. Mais cette tension était un défi fructueux : le dramaturge traite des questions élémentaires de notre vie commune et Ophelia se situe dans un temps intermédiaire ou intemporel. Voici à nouveau le vertical dans l’horizontal. Plonger ici profondément dans le fond de notre existence était mon souhait, ressentir le caractère aigu du présent ainsi que le lien avec tous les temps passés. C’est bien sûr une utopie : je ne sais pas si j’y suis parvenue, mais j’ai essayé.
Pour vous, qui est Ophélie ?
Ce personnage m’agaçait depuis longtemps. Elle est comme une métaphore de nombreux rôles féminins et pas seulement dans la littérature : manipulée, mise sous tutelle, humiliée, pas prise au sérieux… Et quand elle se met, à la fin, à composer des poèmes et à chanter, elle est déclarée folle. Je voulais qu’elle sorte de ce schéma.
Vous avez choisi de démultiplier le personnage : que pouvez-vous nous dire de ce processus en termes musicaux et symboliques ?
Au fur et à mesure, elle devient ellemême. Il ne s’agit pas ici – et c’est important pour moi de le dire – d’une vengeance ou de quelque chose qui s’y apparente, mais d’une prise de pouvoir sur soi-même. Ophélie est quadruplée, il y a dans l’opéra une Ophélie principale et les autres sont en quelque sorte ses versions possibles, ses ombres… À la fin, elle se sépare aussi de ces autres moi pour trouver sa propre voix, également sur le plan musical. Elle se libère.
Au Saarländisches Staatstheater (Sarrebruck) les 13, 19 et 27 mai, 4, 11, 24 et 28 juin staatstheater.saarland – sarah-nemtsov.de
1 Discipline explorant et exploitant le sens du toucher et les phénomènes kinesthésiques, c’est-à-dire la perception du corps dans l’environnement.
2 Sarah Nemtsov utilise le terme Dasein issu de la philosophie de Martin Heidegger, qui conçoit l’existence humaine comme présence au monde.
3 Après Der Sturm de Frank Martin et Macbeth Underworld de Pascal Dusapin.
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OPÉRA
Voix retrouvées
Dans le cadre de la Journée de l’Europe, le Forum Voix Étouffées est convié à présenter son projet 2023 : Musique, Guerre et Paix en Europe, 1922-2022.
Par Hervé Lévy – Photo d’Erwan Floc’h
Chaque année, pour célébrer la Déclaration Schuman du 9 mai 1950 – qui peut être considérée comme le texte fondateur de la construction européenne –, les portes du Parlement européen s’ouvrent largement. À Strasbourg, c’est l’occasion d’arpenter les couloirs du bâtiment Louise Weiss, histoire de mieux appréhender le fonctionnement d’une institution au final fort méconnue et de découvrir ce que l’Europe fait concrètement pour ses citoyens. Ateliers permettant une immersion dans le processus législatif, rencontres et autres débats, mais aussi animations festives rythment une journée riche d’enseignements. Cette année, il sera en outre possible de découvrir Musique, guerre et paix en Europe de 1922 à 2022, vaste projet de l’Union européenne dans le cadre duquel le forum Voix Étouffées (créé en 2003) organise concerts, expositions et colloques dans 17 pays : « La guerre en Ukraine est un rappel tragique du peu de leçons que nous tirons de l’Histoire et de la nécessité de toujours exercer le travail de mémoire qui, nous l’espérons, nous préservera de répéter les erreurs du passé », explique son fondateur Amaury du Closel (en photo).
Et le chef d’orchestre de préciser : « Dans les années 1980, j’ai découvert par hasard une partition de Franz Schreker, alors complètement inconnu en France : après d’immenses succès dans la décennie 1920, sa trajectoire musicale avait été bri-
sée par les Nazis. Sa musique fut jugée “dégénérée”. Je me suis intéressé à cette génération de compositeurs, souvent passionnants, dont les voix avaient été contraintes au silence. Un long travail d’exhumation a alors débuté : il est passé par l’écriture d’un livre, la création d’un festival et d’un ensemble dédié à ce répertoire. » Depuis lors, il contribue à faire revivre les musiques opprimées par le fascisme et d’autres formes de domination totalitaire. Le coup d’envoi de son nouveau projet sera donné à Strasbourg avec une soirée où Tansman croise Eisler et Schönberg (07/05). La présentation du projet dans le cadre de cette journée de l’Europe (13/05) est assortie d’un concert permettant de découvrir l’univers du cabaret à Vienne et Berlin dans les années 1920, grâce à la voix ductile du baryton Jiwon Song, accompagné par Les Métamorphoses. Ombres et lumières se rencontrent dans un programme où les Comedian Harmonists – avec l’emblématique et bondissant Mein Kleiner Grüner Kaktus – tutoient Erwin Schulhoff et sa Hot-Sonate, qui porte bien son nom, ou des extraits du célébrissime Dreigroschenoper de Kurt Weill.
Au Parlement européen (Strasbourg) samedi 13 mai visiting.europarl.europa.eu – voixetouffees.org
> À Strasbourg, l’Europe est en fête du 3 au 31 mai strasbourg.eu/fete-europe
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Le Conte est bon
Porté par l’Opéra national du Rhin, le pluridisciplinaire Arsmondo se penche cette année sur les mondes slaves, avec pour point d’orgue une mise en scène du Conte du Tsar Saltane signée Dmitri Tcherniakov.
Par Hervé Lévy – Photo de Karl Forster
En écho à une actualité brûlante, l’édition 2023 du festival Arsmondo propose une plongée dans les mondes slaves, comme une réponse à la Russie qui « utilise la culture comme une arme. Mais faire l’impasse sur ce pays et bannir les œuvres russes serait évidemment une erreur », affirme le directeur de l’Opéra national du Rhin, Alain Perroux, qui souligne les « équilibres complexes à l’œuvre dans la programmation ». Mêlant expositions – dont la remarquable À l’image et à la dissemblance de l’Espace Apollonia (voir page 54) – et cinéma, avec un cycle dédié aux films ukrainiens contemporains (04 & 11/05, Star), l’événement affirme avec force son caractère pluriel. Y sont aussi proposées conférences (notamment sur la politisation du rock en Biélorussie, 04/05, BNU), performances chorégraphiques, à l’image de Swan Lake Solo (05 & 06/05, L’Aubette), ou encore une journée dédiée aux enfants (14/05, Grenier d’abondance). Parmi les nombreux concerts, on notera un dialogue chambriste entre la musique tchèque de Dvořák et des pièces du compositeur bulgare contemporain Tsenko Minkin, assorti de thèmes folkloriques slaves par des musiciens de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg (12/05, Opéra).
Mais le gros morceau du festival est sans conteste la mise en scène iconique réalisée par Dmitri Tcherniakov du Conte du Tsar Saltane de Rimski-Korsakov. L’immense metteur en scène
russe – qui a notamment décapé Le Vaisseau fantôme à Bayreuth et propose un incroyable Guerre et paix de Prokofiev à Munich – revisite l’œuvre féérique adaptée de Pouchkine, dont on connaît généralement uniquement Le Vol du bourdon, interlude orchestral devenu un tube. Complexe, l’histoire est celle d’un souverain qui répudie son épouse, persuadé par ses méchantes sœurs qu’elle a enfanté un monstre. Condamnée à être jetée à la mer dans un tonneau, elle s’en sort, débarque sur une île magique, où elle élève seule le tsarévitch. Vous suivez ? Bon, la suite est aussi dense, mais on va faire simple : jeune homme, il est devenu un souverain respecté et un héros qui sauve une “princesse cygne”. Il va alors partir en quête de ses origines… Chez Tcherniakov, la mère est célibataire, le garçon autiste. Il joue avec des figurines qu’on croirait sorties d’une illustration d’Ivan Bilibine, utilisées pour lui faire comprendre sa situation. Entre féérie et désenchantement, le metteur en scène – qui aime questionner nos sociétés à l’aune des thérapies psychiques – fait une fois encore mouche…
À l’Opéra, au Star, à la BNU, etc. (Strasbourg) jusqu’au 14 mai operanationaldurhin.eu
> Le Conte du Tsar Saltane est à voir à l’Opéra de Strasbourg (05-13/05) puis à La Filature de Mulhouse (en version de concert, 28/05)
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sélection musique
Max Romeo
La légende du reggae descend de ses collines jamaïcaines et s’offre une dernière virée scénique en France avec l’album The Romeo Legacy, réinterprétation de ses plus grands titres.
10/05 La Vapeur (Dijon), 11/05 La Rodia (Besançon), 25/05 La Souris Verte (Épinal) & 27/05 La Laiterie (Strasbourg) lavapeur.com – larodia.com lasourisverte-epinal.fr – artefact.org
Royal Concertgebouw Orchestra
Sir John Eliot Gardiner, artiste en résidence cette saison, interprète les quatre symphonies de Johannes Brahms en deux soirées qui s’annoncent absolument mémorables !
10 & 11/05, Philharmonie (Luxembourg) philharmonie.lu
Naissam Jalal
La vertigineuse flûtiste franco-syrienne revient avec un puissant neuvième album. Pour Healing Rituals, elle s’inspire des forces de la nature et imagine des musiques qui soignent les maux de l’âme.
13/05, Le Cheval Blanc (Schiltigheim) ville-schiltigheim.fr
Pierre de Maere
Avec sa diction à la Brel et son look flamboyant – coupe au bol et costume croisé d’un autre temps –, le chanteur belge enchante les esprits avec son disque Regarde-moi.
16/05, Les Tanzmatten (Sélestat), dans le cadre du festival En mai, chante ! Ce kil te plaît tanzmatten.fr
Altın Gün
Entre chants traditionnels d’Anatolie et arrangements électroniques, les doux-dingues du sextet néerlandais célèbrent l’hybridation faite musique.
23/05, La Laiterie (Strasbourg) artefact.org
Orchestre philharmonique de Strasbourg
Avec la violoniste Isabelle Faust et le violoncelliste Jean-Guihen Queyras, cette version du Double concerto de Brahms emmenée par la baguette incandescente d’Aziz Shokhakimov promet !
24 & 25/05, PMC (Strasbourg) philharmonique.strasbourg.eu
Tsew The Kid
À 26 ans, le jeune Malgache poursuit son crossover entre rap et pop, mêlant sonorités hip-hop, arpèges de piano et riffs de guitares (appris en autodidacte).
25/05, L’autre canal (Nancy) lautrecanalnancy.fr
La Flûte enchantée
Dans cette nouvelle production, la mise en scène enlevée d’Éric Perez met en avant l’aspect féérique de l’opéra de Mozart et la jeunesse des personnages en les projetant dans un univers ludique aux couleurs acidulées.
26-30/05, Opéra (Reims) operadereims.com
Vergeigt
Dans leur première collaboration, le metteur en scène Herbert Fritsch, la violoniste star Patricia Kopatchinskaja et l’artiste visuel Jannis Varelas créent un monde néo-dada qui transcende les frontières du genre.
26/05-16/06, Theater Basel (Bâle) theater-basel.ch
Il Dono della vita eterna
À la découverte de la musique très expressive d’Antonio Draghi, artiste italien de la cour des Habsbourg au XVII e siècle, par la Cappella Mediterranea et Leonardo García Alarcón. 30/05, Auditorium (Dijon) opera-dijon.fr
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Naissam Jalal Pierre de Maere © Marcin Kempski
Belles plantes
Dans L’Herbe aux yeux bleus présentée à La Chambre, Sophie Zénon questionne avec grande élégance la mémoire des champs de bataille lorrains, dans une réflexion sur les plantes obsidionales.
Par Hervé Lévy
L’œuvre de Sophie Zénon est traversée par la question de la mémoire et de la guerre. Après Verdun, ses ruines glorieuses (2013) ou Pour vivre ici (2017) autour du Hartmannswillerkopf, elle a décidé de s’intéresser aux « plantes obsidionales, ces espèces propagées par les armées, pour reprendre le titre de l’ouvrage fondateur du botaniste François Vernier » (Vent d’Est, 2014), résume-t-elle. L’artiste a ainsi parcouru la Lorraine depuis 2020 (grâce à une résidence de création au long cours portée par La Chambre), région qui a connu nombre de conflits au cours des XIXe et XXe siècles, générant de multiples mouvements de troupes. De nouvelles espèces non autochtones sont ainsi apparues – 21 ont été répertoriées –, que les graines aient été transportées (dans le fourrage des bêtes ou les vêtements des soldats) ou qu’elles aient été cultivées par les militaires pour se nourrir ou se soigner. Certaines sont de simples curiosités botaniques présentes dans des zones géographiques limitées – se réduisant parfois à quelques mètres carrés –, d’autres sont devenues invasives, à l’image de la Roquette d’Orient apportée par les Cosaques pendant les guerres napoléoniennes.
Il ne s’agit « pas uniquement de belles plantes, puisqu’elles témoignent de la mémoire d’un paysage et plus particulièrement des migrations qui s’y sont déroulées », souligne Sophie Zénon. Ainsi, si l’on trouve une grande densité de châtaigniers au Col de la Chapelotte, c’est parce que le 373e Régiment
d’infanterie, majoritairement composé de poilus corses, y stationna en 1915. Quant à L’Herbe aux yeux bleus qui donne son titre à l’exposition, il s’agit de la Bermudienne des montagnes, introduite en Lorraine par les troopers américains après 1917. Dans une approche multifocale voisinent de délicats photogrammes – empreints de l’intense élégance d’un Alysson blanc, par exemple –, des clichés en macro (plastique irradiante de l’Épervière de Bauhin, véritable soleil végétal), des collages, où les plantes entrent en résonance avec L’Album de la Guerre édité par L’Illustration, ou de délicates pièces textiles épousant le contour des troncs d’arbres blessés par la mitraille. Donnant une forme à cette histoire tragique, l’artiste fait voisiner en toute finesse la beauté et l’horreur grâce à ces traces fragiles, qui sont autant de victoires de la vie sur la mort, montrant in fine que la nature toute-puissante se joue de la folie des hommes.
À La Chambre (Strasbourg) jusqu’au 28 mai la-chambre.org – sophiezenon.com
Légendes
50 POLY 257 Mai 23 EXPOSITION
> Visite guidée tous les dimanches (17h). Visite en alsacien par Bénédicte Matz, comédienne au théâtre de La Choucrouterie (13/05).
1. Topographie végétale, 2022, Tissage de l’estampage de l’écorce d’un hêtre « mitraillé » des forêts de Bezange-La-Grande pendant la Première Guerre mondiale, tissage : Charlotte Kaufmann
1 2
2. Grande Gentiane jaune (Gentiana Lutea L.), Photogramme
Des bulles documentaires
Guy Delisle, Joe Sacco, Mathieu Sapin… À la BNU, une riche exposition se penche sur La BD du réel, explorant les récentes évolutions du neuvième art, devenu une nouvelle forme de journalisme.
Par Hervé Lévy — Photos © BNU
Un parcours d’une belle densité retranscrit comment les auteurs de BD se sont emparés de la réalité, se métamorphosant notamment en journalistes, histoire d’ouvrir un nouvel espace narratif, qu’il soit autobiographique, documentaire ou fictionnel. La visite démarre avec les récits fondateurs, qui composent une véritable matrice : Gen d’Hiroshima de Keiji Nakazawa, Maus d’Art Spiegelman ou encore Le Photographe, géniale série où textes, photographies et dessins se conjuguent pour retracer le parcours d’une équipe de MSF aux confins de l’Afghanistan. La suite de l’exposition est thématique : dans une section intitulée Témoignages, parcours individuels au service de l’Histoire se déploient ainsi les superbes et émouvantes planches composées par Coco dans Dessiner encore, voyage intérieur pétri de délicatesse narrant le long chemin de sa reconstruction après les attentats ayant décimé la rédaction de Charlie Hebdo. Impossible de citer tous les (nombreux) auteurs accrochés aux cimaises de la BNU, de Florence Cestac à Catherine Meurisse, en passant par Laurent Galandon et Damien Vidal, qui restituent la lutte de 329 jours des ouvriers de l’usine Lip de Besançon en 1973, en utilisant la destinée de Solange, employée dans la manufacture horlogère. Dans ce même chapitre – Investigations, fouiller l’histoire – se découvrent les planches du projet hors normes de Joseph Béhé : avec Et l’homme créa les dieux, il compose un essai / roman graphique & philosophique volumineux, adaptant le texte de l’anthropologue Pascal Boyer
(professeur à l’Université Washington de Saint-Louis), qui explore les ressorts du sacré et le lien unissant l’Homme à la religion. Portraits (le très beau Ainsi soit Benoîte Groult de Catel), fictions au service du réel, comme Quai d’Orsay de Christophe Blain, ou reportages sur le terrain, à l’image du sublime Voyage aux îles de la désolation d’Emmanuel Lepage – dont les originaux ici accrochés possèdent une intense puissance d’évocation –, illustrent les mutations à l’œuvre chez certains bédéistes. Parmi eux, on garde une immense tendresse pour Mathieu Sapin – issu, comme beaucoup d’autres ici exposés, de l’atelier d’illustration des Arts déco de Strasbourg –, créateur de multiples BD / reportages d’anthologie : de Campagne présidentielle à Gérard, cinq années dans les pattes de Depardieu, en passant par Comédie française, il mêle avec grande finesse enquête journalistique et charmante fantaisie.
À la Bibliothèque nationale et universitaire (Strasbourg) jusqu’au 25 juin bnu.fr
> Visites commentées les jeudis à 17h et les samedis à 11h
> Tables rondes sur le thème Fictions réalistes, l’histoire au service de l’Histoire avec Anne Teuf, Nicolas Wild et Tehem (10/05, 18h) et BD engagée : quelle place pour le 9e art dans le débat politique avec Catel Muller, Coco et Etienne Davodeau (26/05, 18h)
> Conférence de Jean-Paul Meyer, Shoah et bande dessinée : le passage du témoin (16/05, 18h30)
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En toute transparence
À Wingen-sur-Moder, la photographe Karine Faby révèle les métiers du verre dans Lalique en grand, un hommage à l’artisanat en version XXL.
Par Julia Percheron – Photos de Karine Faby
Trois ans après l’exposition Gestes et savoir-faire faisant découvrir les professions d’art présentes à la manufacture, le Musée Lalique met une nouvelle fois en lumière l’activité de ses artisans. Aujourd’hui, les clichés sont toutefois immenses, mesurant plus d’un mètre de large sur près de deux de haut. Un projet audacieux pour Karine Faby, fascinée par le travail de la lumière et les quelque 250 acteurs de l’atelier. Vingt photographies explorent les différentes sections de la cristallerie, slalomant entre les dix-sept étapes de fabrication – variables selon les œuvres – et les deux services liés à la maintenance et la production. « L’équipe de maintenance est montrée pour la première fois », confie Anne-Céline Desaleux en arrivant près de l’image : quatre employés s’affairent, vérifiant le tableau électrique et l’état de la tuyauterie. « On l’oublie parfois, mais ils interviennent aussi dans le processus global et permettent le bon fonctionnement des machines », poursuit la directrice adjointe. Elle précise d’ailleurs qu’ils ne peuvent travailler de cette façon lors d’une journée normale : chaque photo bénéficie d’une mise en scène particulière, « posée, non volée, de façon à retranscrire les gestes que ces personnes feraient dans la vie réelle », complète la photographe. Au commencement de chaque création en cristal se trouve le laboratoire de chimie, présenté
par le jeune Jules, étudiant en alternance. Des nuanciers en verre, des outils de mesure et une étuve à l’extrémité de sa table retranscrivent sa fonction, indispensable pour définir la couleur des pièces. Vient plus tard l’étape du moulage. « Les moules en fonte offrent un temps de cuisson plus rapide que le travail à la cire perdue », souligne Anne-Céline Desaleux. « Cette deuxième technique permet de créer des motifs plus complexes et demande un travail minutieux de la part de nos ouvriers, Josiane, Gilles et Ludovic. » Après quelques retouches pour éliminer le surplus de cristal, l’atelier décor s’attèle ensuite à sublimer les détails. « À l’aide d’un tampon, Anaïs finit par exemple de petites hirondelles avec des extraits d’or. Pour illustrer cette étape, la photographe a préféré une vue plongeante sur l’atelier afin de faire ressortir la diversité des tâches. » Enfin, le musée ne peut clore son voyage sans revenir sur la phase d’assemblage d’un lustre, passage obligé pour adapter les prises du produit aux pays dans lesquels il est acheminé. Dirigée par Manu, le salarié est décédé fin 2022. L’établissement lui rend ici un dernier hommage.
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Au Musée Lalique (Wingen-sur-Moder) jusqu’au 29 mai musee-lalique.com
La mise de pot La cire perdue - Josiane
Aspects de l’âme slave
Avec À l’image et à la dissemblance, photographes et vidéastes, russes, polonais, bulgares, etc. arpentent les mondes slaves, entre passé qui ne passe pas et enjeux présents.
Enchâssée au cœur du festival Arsmondo de l’Opéra national du Rhin (voir page 48), cette exposition ressemble à une circumnavigation autour des mondes slaves – la thématique de l’événement –, sorte d’enquête en quête d’une identité aux contours multiples. On déplore qu’une palanquée d’artistes ukrainiens se soit retirée à la dernière minute ! Représentants de l’école de photographie de Kharkiv, qui émergea dans les années 1970, en
opposition aux canons du réalisme socialiste, ils ne voulaient pas exposer aux côtés de plasticiennes russes… pourtant opposantes à Vladimir Poutine. Bienvenue en absurdie !
En parcourant les salles, apparaissent des invariants stylistiques, comme la souffrance des corps : ainsi la série Lady (2018) a été inspirée à Agata Zbylut par une visite dans un institut d’esthétique proposant des traitements variés : botox, hydratation
à l’acide hyaluronique, comblement des rides ou encore lifting par fils tenseurs résorbables… Comme un cobaye, elle s’est lancée : ses clichés montrent les stigmates laissés par de telles interventions. Voilà critique féministe des rituels contemporains de la beauté entre honte et désir, pour obtenir un corps parfait et tendre vers la jeunesse éternelle ! Il s’agit également d’une autre manière de montrer que la Pologne a irrémédiablement basculé dans le camp de la modernité capitaliste, laissant derrière elle son passé socialiste, et de critiquer les dérives de cet arrimage de cinglante manière. Ailleurs, les êtres sont corsetés (Tasha Katsuba, dont le titre d’une des séries est un programme en soi : Le Corps comme objet insaisissable, 2021), cachés – les masques énigmatiques de Tanya Tur – ou complètement fragmenté, comme chez Marianna Glynska. Ces atteintes esthétiques à l’intégrité physique illustrent la douleur qui irrigue cette zone géographique, douleur souvent présentée d’ironique manière et plongeant ses racines dans un passé qui ne passe pas. L’ombre de l’ogre soviétique plane ainsi sur les images de Katia Kameneva et du collectif La Quatrième Hauteur, compositions clinquantes et parodiques questionnant les “valeurs” de l’URSS en général et la place tenue par la femme en particulier. Au final c’est pourtant Close Acquaintance (2002-2004), une série du photographe polonais Paweł Żak, qui résume le mieux l’affaire : une personne, lui-même, se regarde dans un miroir, où il se reflète tout différemment, mettant en exergue l’impossibilité de cerner l’insaisissable.
À l’Espace Apollonia (Strasbourg) jusqu’au 4 juin apollonia-art-exchanges.com operanationaldurhin.eu
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Par Hervé Lévy – Photo de Katia Kameneva, collectif Quatrième Hauteur
sélection galeries
Galerie PJ
Pour Structure en mouvement (jusqu’au 27/05), les sculptures de matière contenue de Marie-France Uzac dialoguent, d’une cimaise à l’autre de la galerie messine JP, avec les toiles tout en débordements de LeeEu.
galerie-pj.com
Galerie Raugraff
Artiste et verrier autodidacte, le Lorrain Siltof met la lumière en mouvement. Ses sculptures en verre optique sont à découvrir à la Galerie Raugraff de Nancy (jusqu’au 10/06).
galerieraugraff.com
Sur un air de Mozart
Artiste majeure de la scène internationale, Fabienne Verdier expose ses Arias à la strasbourgeoise Galerie Delphine Courtay (jusqu’au 03/06). Après avoir exploré l’interaction spontanée entre la ligne sonore et la ligne visuelle en 2014 à la Juilliard School de New York, elle livre des vortex surprenants, qui entrent en résonance avec des airs extraits d’opéras de Mozart, « dont les rythmes provoquent un jaillissement de formes à travers une sorte de rêve liquide persistant, de vertige aérien. » Voilà série d’estampes inspirée des grands formats exposés à Londres en 2020 et réalisée durant la crise sanitaire, arpentant « un temps circulaire et oscillant ».
delphinecourtay.com
La traversée
À Luxembourg, Nosbaum Reding expose O salto d’Isabelle Ferreira (jusqu’au 27/05), où l’artiste s’aventure dans son héritage personnel pour raconter, avec une forte charge émotionnelle, le périple accompli par des milliers de migrants portugais dans les années 1960, traversant l’Espagne et les Pyrénées à pied pour fuir la dictature de Salazar.
nosbaumreding.com
Voix de l’exil
Ishita Chakraborti a quitté l’Inde pour la Suisse en 2018. Depuis, elle n’a eu de cesse de s’intéresser aux phénomènes migratoires et aux histoires qu’ils dessinent. Avec In Other Words (jusqu’au 28/05), ses installations – inspirées des groupes d’échange entre réfugiés qu’elle a organisés – et ses toiles lacérées de fils barbelés s’exposent à la bâloise Vitrine Gallery.
vitrinegallery.com
Galerie m
Un titre à la Virginia Woolf, A Room of One’s Own (jusqu’au 15/06), pour une exposition aux airs de manifeste féministe. Dans la Galerie m d’Offenburg, les sculptures d’Elisabeth Vary côtoient les natures mortes de la vie domestique de la photographe canadienne Laura Letinski. galerie-m.com
Wilde Avec Natural Herstory (jusqu’au 26/06), la galerie bâloise Wilde met à l’honneur les portraits troublants de la Bisontine Vidya Gastaldon, entre androgynie et représentations non normées du corps féminin.
wildegallery.ch
Galerie Henze & Ketterer
À Riehen, la prestigieuse GHK révèle Expressive ! (jusqu’au 15/08), qui explore les diverses représentations de la musique et de la danse à travers les œuvres de Ernst Ludwig Kirchner, Emil Nolde, Erich Heckel… en.henze-ketterer.ch
Galerie de l’Ancienne Poste Les fruits de la terre tout en rondeur de la céramiste finlandaise Erna Aaltonen s’invitent à la bourguignonne Galerie de l’Ancienne Poste (Toucy, 13/05-29/06). galerie-ancienne-poste.com
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© Photo Moritz Schermbach
Aria 15, 2021 © Fabienne Verdier et Galerie Lelong & Co
© Alexandre Ismail
Ishita Chakraborti, Resistance, 2022
Une femme puissante
Avec Suzanne Valadon, un monde à soi , le Centre Pompidou-Metz rend hommage à une artiste éminemment moderne, dont les grands nus exercent une intense fascination.
Par Hervé Lévy
A«ujourd’hui, présenter Suzanne Valadon, avec ses nus absolument crus et peints sans concession, c’est un statement : c’est dire la nécessité pour les femmes d’investir le domaine de la sexualité en peinture, longtemps cantonné au sacro-saint antagonisme artiste mâle / modèle femme », résume la commissaire de cette époustouflante exposition, Chiara Parisi. Dans le parcours multifocal imaginé par la directrice du Centre Pompidou-Metz se déploient les visages d’une femme qui débarqua à Montmartre toute petite. Après avoir été blanchisseuse, marchande des quatre saisons, trapéziste dans un cirque – liste non exhaustive –, elle devient modèle à l’âge de quinze ans. De multiples toiles ici accrochées en témoignent : Maria, c’est ainsi qu’elle se fait appeler, y pose pour de nombreux peintres. Grande bourgeoise val-
sant en gants blancs d’une élégance toute proustienne (Danse à la ville, 1883) ou sauvage beauté rayonnante de sensualité (Femme nue dans un paysage, 1883) chez Renoir, elle se pare de tristesse bohème, se métamorphosant en désenchantée Vénus de Montmartre pour Toulouse-Lautrec, avec qui elle entretint une liaison passionnée (La Grosse Maria, 1884). Chez Puvis de Chavannes, elle est tantôt homme, tantôt femme (Le Bois sacré cher aux arts et aux muses, 1884), tandis qu’elle incarne une créature aquatique d’une irradiante et mortifère beauté pour le pompier Wertheimer (Le Baiser de la sirène, 1882). Elle commence alors à peindre en secret, réalisant sa première toile en 1883, l’année où elle donne naissance à Maurice Utrillo. On retrouve ce fils, futur géant de la peinture, dans une composition éblouissante, Portraits de famille (1912),
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aux côtés de l’artiste – dont le regard transperce le visiteur, tandis que celui des trois autres se perd dans un ailleurs – aux côtés de sa mère, vieille femme souvent portraiturée, et de son second mari, André Utter. Les références à la peinture de la Renaissance sont perceptibles : un drapé orangé forme le fond de la toile, symbolisant la fugacité de l’existence, tandis que la ressemblance entre Suzanne Valadon et l’Antea du Parmesan est des plus troublantes, avec cette main posée sur le torse rappelant la pureté du mariage.
Au fil des espaces scénographiés avec soin, se découvrent natures mortes et paysages, mais aussi portraits de toutes jeunes filles (Nu au miroir, 1909) entrant en résonance avec des toiles de Balthus, comme Alice (1933), représentation pleine d’ambigüité d’une adolescente saisie dans l’instant fugace où elle quitte l’enfance pour l’âge adulte. Il en va ainsi de nombreux dessins et autres gravures acquis par Degas, grand collectionneur s’il en fut, qui partageait avec Suzanne Valadon la même idée de la ligne, dure et souple, et du modèle, intime et sans complaisance. « Il faut avoir le courage de regarder le modèle en face si l’on veut atteindre l’âme. Ne m’amenez jamais une femme qui cherche l’aimable ou le joli – je la décevrai tout de suite », affirmait-elle du reste. Éperdument libre, elle trace sa propre voie, synthèse d’un classicisme hérité de Puvis de Chavannes, d’un naturalisme assumé et des influences revendiquées de Paul Gauguin. Son art explose dans les grands nus : Été (dit aussi Adam et Éve, 1909), première fois qu’une femme représente un corps d’homme dénudé – dont le sexe se voit recouvert de feuilles de vignes pour être
exposé au Salon d’automne –, ou Le Lancement du filet (1914), trois séquences enchaînées d’un même geste évoquant les photographies de Muybridge. Sont aussi accrochés L’Avenir dévoilé (ou La Tireuse de cartes, 1912), où pointe l’intérêt pour les motifs décoratifs, comme chez Matisse, et une palanquée de toiles au sourd érotisme. Parmi elles, on adore Nu allongé (1928) ou Catherine nue allongée sur une peau de panthère (1923), deux visages du même alanguissement agréablement licencieux. Reste que la femme chez Suzanne Valadon est d’une puissante modernité : La Chambre bleue (1923) est une vision clairement féministe – odalisque tendance garçonne fumant sa clope à la cool –, de même que son Autoportrait aux seins nus (1931) réalisé à soixante-six ans, où, peintre et modèle, elle semble nous défier avec une brûlante intensité dans le regard.
Au Centre Pompidou-Metz jusqu’au 11 septembre centrepompidou-metz.fr
> En écho aux poses expressives des corps et à l’étude de leur anatomie, centrales dans l’œuvre de Suzanne Valadon, François Chaignaud donne, dans le jardin du Centre Pompidou-Metz, un récital autour de la figure d’Isadora Duncan (17/06)
Légendes
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1. La Chambre bleue, 1923, Achat de l’État, 1924, Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, en dépôt au musée des Beaux-Arts de Limoges © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Jacqueline Hyde
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2. Catherine nue allongée sur une peau de panthère, 1923 Izmir, Arkas Sanat Merkezi, 877, © Lucien Arkas Collection - Photo : © Hadiye Cangokce
sélection expositions
MNR
Les Musées de la Ville de Strasbourg conservent 27 œuvres MNR (Musées nationaux récupération) dans leurs murs, récupérées en Allemagne après 1945 par les forces alliées et rapportées en France, qui cherchent encore leur légitimes propriétaires… Zoom sur une étrange collection.
Jusqu’au 15/05, Galerie Heitz (Strasbourg) musees.strasbourg.eu
Art brut
Dans ce Dialogue singulier avec la Collection Wü rth , des œuvres de Max Ernst, Asger Jorn ou Georg Baselitz entrent en résonance avec plus de 130 autres d’art brut.
Jusqu’au 21/05, Musée Würth (Erstein) musee-wurth.fr
Sélection française : Partie II
Une présentation significative d’une scène artistique naissante dans l’Hexagone à partir des années 1970, avec des œuvres de Boltanski, Annette Messager, Victor Vasarely…
Jusqu’au 11/06, Le Consortium (Dijon) leconsortium.fr
Rêve et réalité
Les œuvres oniriques d’Odilon Redon emportent le visiteur de noirs abyssaux en couleurs éclatantes, épousant les contours d’une phrase de Charles Baudelaire : « L’étrangeté est le condiment nécessaire de toute beauté. »
Jusqu’au 30/07, Kunst Museum (Winterthur) kmw.ch
Forme et expérience
À la découverte de Shirley Jaffe : passée par l’expressionnisme abstrait, elle est célèbre pour ses aplats de couleur monochromes et géométriques, dansants et tourbillonnants comme des pièces de Lego ou des morceaux de papier multicolores. Jusqu’au 30/07, Kunstmuseum (Bâle) kunstmuseumbasel.ch
Cachettes
Les humains sont là, tous aux abris ! Le lapin disparaît dans son terrier, un plongeon du castor dans la rivière le ramène à sa hutte… Mais comment sont fabriquées toutes ces cachettes aux formes et aux matériaux variés, qui inspirent tant nos propres constructions ? Une expo jeune public (6-9 ans).
Jusqu’au 19/11, Muséum-Aquarium (Nancy) museumaquariumdenancy.eu
Tills
Raphaël Lecoquierre développe une pratique intimement liée à l’image photographique, qu’il manipule à l’aide d’expérimentations et de procédés singuliers. À la fois minimal, poétique et radical, son travail questionne notre rapport au visible et au déferlement aliénant des images qui nous entourent.
06/05-10/09, Casino Luxembourg casino-luxembourg.lu
Phantom Islands
Feuilles de palmier, couchers de soleil, forêts… À l’intersection de l’installation et de la peinture, les paysages tropicaux de Philipp Fürhofer rayonnent dans des caissons lumineux. Mais le romantisme de la nature est trompeur : sous les couches éclatées de peinture se révèle la question du capitalisme destructeur.
12/05-05/11, Städel Museum (Francfort-sur-le-Main) staedelmuseum.de
Géologie des déluges
Depuis une vingtaine d’années, Abdelkader Benchamma revisite et fouille les origines de l’univers dans ses composantes morphologiques et symboliques. Il formalise ses recherches et cet intérêt pour les strates du monde en inscrivant signes et reliefs sur des surfaces variées.
13/05-24/09, Fondation François Schneider (Wattwiller) fondationfrancoisschneider.org
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Shirley Jaffe, Playground, 1995, Collection Fondation Cartier pour l’art contemporain © ProLitteris, Zürich
Anonyme, École de Fontainebleau XVIe siècle, Vénus couchée (d’après Titien), MNR 496, Musée des Beaux-Arts de Strasbourg. Photo : M. Bertola
Cinquante nuances de grès
Quatre châteaux jalonnent une marche autour de l’Étang de Hanau, histoire d’observer les mille et une variations de rose du grès, dans le Parc naturel régional des Vosges du Nord.
Par Hervé Lévy – Photos de Stéphane Louis pour Poly
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PROMENADE
La Chapelle Notre-Dame-des-Bois, un nom sonnant avec douceur au cœur des randonneurs, est le point de départ de la promenade. Émouvant édifice – avec sa statue de la Vierge aux yeux bleus, cheveux noirs – témoignant d’une piété toute de simplicité en voie de disparition, elle est enveloppée des bruissements de la forêt se perdant dans les feulements secs d’un vent printanier. L’esprit vagabonde, se laisse emporter par une musique où les chants d’oiseaux, trilles bondissant dans l’air transparent, se mêlent à des sonorités lointaines, déformées par la brise, qui ont la semblance d’une pièce de Messiaen. Mais foin de rêverie, il faut marcher, longer les rives de l’étang de l’Erbsenthal, apprécier les entrelacs mortifères de béton et d’acier de la casemate de l’Altzinsel – vestiges de la Ligne Maginot zébrant le secteur – et évoluer sur des sentes détrempées, bordées par des empilements de billes de bois. À elles accrochés, de petits panonceaux expliquent qu’il est dangereux d’y grimper. Nous attendons avec grande impatience que la société du care mette aussi des avertissements à proximité des flaques (« Eau non potable »), sur le tronc des arbres (« Grimper expose à des chutes ») ou encore sur les pierres (« Me croquer peut générer des risques dentaires »). Liste en expansion permanente.
Faucon
Au sommet d’une imposante butte se détache la silhouette massive mais menue du château de Rothenbourg. Serpentant, le sentier s’élève avec rudesse. Souffle court. Joues rouges. Au sommet, la vue à 360 degrés est un réel ravissement, tout autant que la ruine tout à fait charmante faisant corps avec la roche, dézinguée par les troupes strasbourgeoises en 1369, qui en chassèrent des chevaliers brigands commandés par un certain Jost de Flonheim, avec lequel elles avaient eu maille à partir. David contre Goliath, ça ne marche pas à tous les coups. Mis en appétit par ce mignonnet castelet, nous repar-
tons vers le plat de résistance de la randonnée, sa majesté le Falkenstein. Posée sur une étroite barre rocheuse de 117 mètres de long, cette forteresse dont la silhouette évoque une tête de faucon – qui lui donna son nom – fut édifiée en profonde harmonie avec la roche, d’où son appellation de semi-troglodytique. Si le parcours est quelque peu gâché par une multitude de pancartes explicatives didactico-gnangnan, l’endroit n’en demeure pas moins magique : suspendu au dessus de la canopée, il déploie ses merveilles, de bretèche Renaissance en auge pour molosse taillée dans le grès. Ici d’un rose tendre, ailleurs d’un lilas profond ou d’un saumon soutenu, la roche s’épanouit en centaines d’alvéoles, polygones irréguliers séparés par de minces parois, creusées par les vents et les eaux. L’œil se perd dans ces cavités minuscules évoquant les sols mystérieux d’une planète lointaine. La contemplation est troublée par une troupe braillarde, composée de garçons et de filles – certes sympathiques, mais aussi discrets que les Joyeux Turlurons de Tintin et les Picaros –émasculant la langue de Goethe de manière insupportable. Courage fuyons et déportons le pique-nique ici originellement prévu au voisin Helfenstein.
Éléphant
Longtemps nommé Wachtfelse (le rocher de la garde), l’endroit n’était pas considéré comme un édifice castral : il a fallu attendre les années 1920 et une publication signée Adolphe Malye dans le Bulletin de la Société d’histoire et d’archéologie de Haguenau pour lui rendre sa qualité originelle et montrer qu’il était en conflit avec son voisin immédiat (dont les troupes le détruisirent vers 1435). Son nom ? Une référence à l’éléphant rappelant la silhouette massive du rocher sur lequel il trône. Le pachyderme face au faucon, ça a d’la gueule. Une fois vainqueur, le volatile se servit de son adversaire défait comme d’une carrière de pierres à ciel ouvert.
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On demeure ébahi par ce monolithe brutaliste dont le profil évoque pourtant curieusement la délicatesse des visages dessinés par Jean Cocteau. Le lieu est exquis pour saucissonner d’importance. Les knacks d’or barbotent dans une soupe où les lentilles rencontrent le poireau sauvage. Voilà cependant notre somnolence postprandiale interrompue par des coups sourds : est-ce le tonnelier fantôme du Falkenstein, cognant comme un bœuf sur son fût, histoire d’indiquer combien de barriques de vin seront produites dans l’année ? Non, il n’est pas minuit. L’explication est plus simple lorsqu’on aperçoit, au loin, un couillon tapant sur un djembé, se prenant visiblement pour Adélaïde Ferrière. Quand la musique n’est pas bonne, et bien on se lève et on se casse. Direction l’étang de Liesbach, puis celui de Hanau, où une pause s’impose à l’Hôtel Beau Rivage : bière exquise, accueil itou et charme suranné des années 1980, on recommande sans réserve. Un passage par
Waldeck et son château à l’incroyable donjon plus tard et nous sommes déjà presque de retour à notre point de départ. Mais avant cela, il s’agit de longer une immense falaise de grès s’étendant sur quelque 450 mètres et haute d’une trentaine, un des plus beaux endroits des Vosges, assurément. Curieusement nommé Erbsenfelsen (rocher aux petits pois ; sans doute, une référence aux galets enchâssés dans la roche sédimentaire), l’endroit est d’une écrasante beauté. Fièrement plantée dans le sol, cette lame de grès percée d’une arche spectaculaire évoque plus les déserts de l’Arizona que les étendues giboyeuses mosellanes. Et de penser à un poème de Zéno Bianu, retrouvé au retour : « Je tire les comètes / par la queue / je veux écouter l’univers / écrire / je veux entendre l’univers / sauter d’une falaise / dans le cœur du jazz. » C’est donc légers et titillant la note bleue que nous repartons vers d’autres aventures.
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PROMENADE
Autour de l’Étang de Hanau
Durée 5h30
Distance 15 km
Dénivelé 360 m
Se préparer avec eux
Voilà un site parfait pour se préparer, histoire que chacun puisse trouver la randonnée – à pied, à vélo, à VTT – qui lui convient le mieux dans le Parc naturel régional des Vosges du Nord. Ce précieux topoguide est l’indispensable compagnon du randonneur. De multiples filtres (relatifs à la difficulté, à différentes thématiques, à la localisation géographique…) autorisent une flexibilité maximale. Si, avec ça, vous ne trouvez pas une promenade faite pour vous, c’est à n’y plus rien comprendre ! Une fois choisi l’itinéraire, ne reste qu’à l’imprimer et / ou à télécharger le tracé, puis le transférer sur un GPS, et en voiture Simone ! randovosgesdunord.fr
Rothenbach
Se perdre avec nous
Vous avez aimé cette randonnée ? Vous allez adorer l’ouvrage Balades pour se perdre qui en contient vingt-cinq. On y retrouve les « deux polissons misanthropes » – comme les qualifia un confrère à la plume gracile –, le photographe Stéphane Louis et l’auteur de ces lignes. Nous vous invitons à redécouvrir les Vosges avec ces promenades explorant avec poésie l’histoire et l’âme d’un massif dont nous sommes amoureux. Mots choisis et images carrées, cette littéraire invitation au voyage entraîne le lecteur sur ses sentiers bien connus (comme le Mont Sainte-Odile) mais lui fait aussi découvrir des lieux secrets tels le Hilsenfirst. Voilà exaltante et indispensable lecture en ce printemps commençant. Paru à La Nuée bleue / Magazine Poly (25 €) nueebleue.com
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Bitche 12 km
Strasbourg 65 km
Étang de Waldeck
Étang de Hanau
Étang de Lieschbach
Falkenstein & Helfenstein
Rothenbourg
Waldeck
Grand Steinberg
Erbsenfelsen
Étang d’Erbsenthal
Petit Steinberg
D
Erbsenthal
Notre-Dame-des-Bois
PROMENADE
Bonnes ondes
Table de poche ouverte à Strasbourg en décembre 2022, Ondine fait sensation. À la découverte d’une cuisine où le naturel tutoie la finesse, réalisée à quatre mains par Noémie D’hooge et Marin Rémy.
Par Hervé Lévy – Photos de Clémence Sahuc
Au cœur de la Petite France, l’endroit est connu des amateurs de bonne chère, puisqu’il abrita Le Comptoir à manger et, plus récemment, Utopie (qui s’est téléporté à Gueberschwihr ; ouverture annoncée en mai). Il y a peu, Noémie D’hooge et Marin Rémy s’y sont installés. Leur parcours n’est guère classique : l’une a débuté une thèse en Arts plastiques, arrêtée alors qu’elle créait Le Botaniste, en 2017, tandis que l’autre tâtait aussi des études supérieures, oubliées en raison d’une passion dévorante le poussant à faire un stage au restaurant Frantzén (trois Étoiles au Guide Michelin, à Stockholm). Dans cet espace minuscule, agencé avec élégance, où tiennent douze convives à la cool, le duo fait des merveilles. Dans sa potentielle polysémie, le nom du restaurant va comme un gant à l’endroit, puisque s’y mêlent nymphe rhénane aux multiples atours (Ondine,) et invitation amicale à passer à table (On dîne !). Leur cuisine ? Axée sur les micro-saisons, elle est « sensible et audacieuse, car nous aimons pousser les produits le plus loin possible » (elle) mais aussi « ancrée dans le terroir, vivante et expérimentale » (lui). Logique, donc, qu’elle réponde sans hésitation « Manon Fleury » lorsqu’on lui demande qui est son modèle, tandis que son complice balance entre « Jeremy Chan et Bruno Verjus ». Dans une vaisselle de porcelaine chinée – et, bientôt, des
céramiques réalisées par Clara Valdes pour son diplôme de la Hear – se déploient des compositions sortant des sentiers battus, utilisant nombre de techniques, fermentation et déshydratation en tête, permettant également de jouer avec les temporalités. Allant au plus profond du goût, un très abouti filet de truite de la Pisciculture de Sparsbach s’amuse d’une coulée d’œufs du même poisson et d’un légume oublié aux saveurs inoubliables, le topinambour : l’affaire semble simple, mais il faut se méfier des impressions premières, car les équilibres à l’œuvre se révèlent complexes. Le suprême de poulet d’Alsace qui suit est tout aussi bien balancé : il trouve ses parfaits acolytes en sauge et laitue, dans une composition élancée tendance minimaliste, qui révèle cependant un bouquet de saveurs d’une forte magnitude. Au fil des plats du menu unique en six temps, les assiettes sont bien souvent accompagnées de flacons estampillés “nature” – à l’image des quilles culte de Patrick Meyer, à Nothalten –, parfaits commensaux de cette cuisine qui l’est tout autant.
Ondine est situé 10 petite rue des Dentelles (Strasbourg). Ouvert du mercredi au dimanche soir et le samedi midi. Menu unique à 69 € ondine-strasbourg.fr
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L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération
Happy Birthday 1
Suspendu au sommet de la gastronomie, Le Jardin de France im Stahlbad est une ode à la joie où œuvrent Sophie et Stéphan Bernhard. L’institution de Baden-Baden fête son 25e anniversaire avec un menu spécial regroupant les plats emblématiques qui ont rythmé son histoire (02-27/05). L’occasion de (re)découvrir la « cuisine du cœur » d’un chef qu’on apprécie tout particulièrement. Répondant à l’ambiance chic et choc des bonbonnières à l’altier classicisme des salles intérieures, une immense et élégante verrière accueille les convives, savourant des plats récompensés par une Étoile au Guide Michelin, où les inspirations françaises se métissent de quelques échos germaniques. Chaque repas débute par un consommé servi dans un bol, rituel faisant entrer dans une autre dimension, dans laquelle se croisent notamment un succulent carpaccio de bœuf – piqueté de copaux de parmesan et de fragments de cèpes – et un filet de bar. Nageant dans une sauce au homard de bon aloi, ce délice ichtyologique est accompagné d’un écrasé de pommes de terre comme les confectionnait nos grandsmères.
lejardindefrance.de
Happy Birthday 2
Fondée en 1929, Les Orfèvres du vin est une cave regroupant 70 sociétaires (produisant quelque 9 000 hectolitres sur une surface de 140 hectares) à Charnay-les-Macon. Parmi leurs réalisations emblématiques, le Crémant de Bourgogne rosé brut – unissant pinot noir, chardonnay et une touche de gamay – déploie des notes de framboise et de groseille. Sublimée par des arômes de grenadine, cette bouteille est une ode au terroir tout à fait idéale pour fêter son anniversaire ! orfevresduvin.com
Happy Birthday 3
Dans le cadre des 70 ans de la route des vins d’Alsace, l’Office de Tourisme Mossig et Vignoble organise le Bacchus Tour’s (14/05, Marlenheim, gratuit et accessible sans inscription). Voilà événement sportif et festif permettant de découvrir des paysages de carte postale, où sont produites d’exquises quilles (à déguster en toute modération, il va sans dire) à vélo, à pied ou en VTT ! mossig-vignoble-tourisme.fr routedesvins.alsace
POLY 257 Mai 23 65 GASTRONOMIE
Sur les chemins du nature
Très rapidement, le tout jeune Domaine du Petit Bouchon de Vincent Larcelet a su trouver sa place dans le paysage alsacien. Rencontre avec un vigneron passionné, qui ne transige pas avec le / la nature.
Par Hervé Lévy – Photos de Stéphane Louis pour Poly
Installé depuis 2020 en Alsace, Vincent Larcelet semble y avoir trouvé une forme de sérénité, à 34 ans, laissant derrière lui une turbulente jeunesse franc-comtoise, tendance identitaire. Chacun ayant droit à la rédemption, il découvrit la sienne sur les Chemins de Compostelle assidûment arpentés, ce dont témoigne Ultreïa, un riesling 100 % pressé à la main, iodé et fleuri. Amoureux du pif depuis son adolescence – « J’ai goûté une bière et j’ai vomi, donc je suis passé au vin », se marre-t-il – il décide d’en faire son métier. Si le parcours n’est pas linéaire, il passe par des maisons jurassiennes prestigieuses, Patrice Béguet à Mesnay (à deux pas d’Arbois), le Domaine Villet et deux ans auprès de Jean-François Ganevat, le tsar du vin nature de retour aux affaires1
Fondé en 2020, le Domaine du Petit Bouchon, ainsi nommé en hommage à sa première fille, n’est pas immense – 3 hectares et demi, dont 30 ares en propriété, le reste en location – et s’est constitué en « plantant 11 ares de gamay sur une ancienne parcelle ou en grappillant des terrains abandonnés ». Rapidement, il a néanmoins su se tailler une jolie réputation en étant présent sur des tables qui comptent (Thierry Schwartz, Les Funambules, de:ja…) et en exportant dans le monde entier : 95 % de ses 13 000 bouteilles pour 2022 partiront hors de France… Autant dire qu’il va falloir jouer des coudes pour apprécier ses jus 100 % nature. Sur le sujet,
il est aussi intarissable qu’intransigeant : « Le vin, c’est du jus de raisin fermenté, basta. Vous ne trouverez pas de bidons de souffre, pas de levure, rien. Je ne réalise pas de correction : si ça monte en vol’2, tu fais des assemblages ou tu l’oublies en barrique, comme Philippe Jambon dans le Beaujolais. Chez lui, certaines sont là depuis neuf ans : le vin était pété de vol’ à l’époque, maintenant, tout simplement magnifique. » Et ses quilles parlent pour lui, à l’image d’Encore, auxerrois macéré pendant trois semaines en grappes entières, puis pressé et mis en dame-jeanne pour un résultat salin et savoureux, ou Baboss, dont la déclinaison 2021 est faite de pinot gris infusé dans du jus d’auxerrois avec des marcs de riesling. Fourmillant de projets, Vincent Larcelet ne compte pas s’arrêter en si bon chemin, puisqu’il s’apprête à enterrer une barrique et une amphore venue de Géorgie. Affaire à suivre.
Domaine du Petit Bouchon
13 route de Benfeld (Eichhoffen)
DomaineduPetitBouchon
> Soirée guinguette (05/05) avec Marina Ta’thaï ainsi que Sarah de La Vigne Vagabonde : musique, bons vins et super plats
1 Il avait vendu son domaine à Alexander Pumpyansky en août 2021, qui lui a revendu, ciblé par les sanctions de l’Union européenne.
2 Volatile ou acidité volatile : lorsque la teneur en acide acétique est trop forte, le vin peut être perçu comme vinaigré.
66 POLY 257 Mai 23 UN DERNIER POUR LA ROUTE L’abus d’alcool
est dangereux pour la santé, à consommer avec modération