N°233
NOVEMBRE 2020
POLY.FR
MAGAZINE
© Filipe Ferreira
BRÈVES
NO BORDER FOR KIDS La 8e édition de Loostik se profile de Sarrebruck à Forbach (10-15/11). À découvrir dans ce festival jeune public, transfrontalier et unique, Konversation (10-15/11, TiV, Sarrebruck) de Rémy Barché. Une fiction audiovisuelle mêlant théâtre, cinéma, album graphique et dessin animé autour du parcours d’un enfant né de parents franco-allemands. Pas facile tous les jours de sauter d’une langue à l’autre… Venu de Belgique, Softies Fabuleus (10 & 11/11, Le Carreau, Forbach) voit trois personnages partir à l’assaut d’une montagne de vêtements. Amour du risque, joie débordante et idées folles font de ce cirque acrobatique un diamant d’humour et de vulnérabilité. Ne manquez pas La Marche des Éléphants (13 & 14/11, Pôle Culturel Les Anciennes Forges, Stiring-Wendel), théâtre d’objets de la Cie Formiga Atómica. Avec leurs jouets miniatures et un savant jeu d’ombres, ils nous content la marche d’éléphants venus rendre hommage à l’un de leurs amis, un vieil homme tout juste disparu. loostik.eu 2 x 2 places pour La Marche des Éléphants de la Cie Formiga Atómica, 14/11 (17h), en français, à partir de 6 ans /mag.poly
Metz Métropole propose une nouvelle manière de découvrir son territoire à travers la Carte des Monuments de guerre de 1870-1871 en langue française et allemande, disponible gratuitement dans les mairies de la Métropole, à l’Office de Tourisme et au Musée de la Cour d’Or. On y découvre des lieux essentiels de l’Histoire de France et d’Allemagne, mais aussi un Chemin de mémoire de 4,5 kilomètres traversant la Mance et le vallon de Génivaux. metzmetropole.fr
© Clément Lefebvre
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EXPLORER
© Capy HEREDIA Photographies
DUO Le clarinettiste Lilian Lefebvre et le pianiste Vincent Martinet nous enchantent dans le cadre de la saison de l’AJAM (les Amis des Jeunes Artistes Musiciens). Un programme où Poulenc croise Brahms, Debussy et Weber pour une méga tournée alsacienne passant par Altkirch, Mulhouse, Haguenau, Saverne, Colmar, Strasbourg et SainteMarie-aux-Mines (27/10-05/12). ajam.fr Poly 233
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© Goethe-Institut | Design : Groupe Dejour
LES VOIX DE L’EUROPE Dans le cadre de la présidence allemande de l’UE, Racontemoi l’Europe a été lancé par plusieurs antennes du GoetheInstitut, dont Strasbourg. Le point de départ de cet événement est une série d’amples « entretiens menés avec de “grands Européens” nés avant 1945, réalisés dans le cadre de European Archive of Voices. Artistes, politiques, scientifiques, acteurs ou encore philosophes expliquent leur parcours de vie, détaillent leurs visions du passé et du futur du continent, expriment leurs espoirs et leurs peurs », résume Esther Mikuszies, directrice du Goethe-Institut de Nancy et de Strasbourg. Dans ce panel se trouve Jean-Claude Carrière dont l’entretien sera la base du débat visible sur Zoom (24/11, 18h30). Animée par Annette Gerlach, journaliste star d’Arte, la discussion portera sur les frontières de l’Europe. Elle réunira l’écrivain islando-allemand Kristof Magnusson, la marraine du projet l’autrice Nora Bossong ainsi que la députée européenne Anna Deparnay-Grunenberg (Die Grünen). goethe.de/strasbourg
THE BIG BLUE Pour célébrer ses 25 ans, l’association fondée par le couple Claude et Jacqueline Klein afin de soutenir l’artiste Suzanne Obrecht lui consacre une exposition à Strasbourg (18-30/11, La Laiterie). À travers une quarantaine de toiles, elle retrace le parcours d’une vie. Les peintures dialoguent avec deux films projetés sur place, Ophelia Painting par Antoine Campo (2018) et Comment les femmes sont devenues des montagnes d’Anne Gigleux (2020). suzanne.obrecht.free.fr
Jeu de construction réalisé par le collectif Terrains Vagues © Violaine Leroy
ARCHICHOUETTES Dans son livre Atlas of Forms, Éric Tabuchi a rassemblé toutes sortes de formes architecturales. Ces photos de bâtiments abracadabrantesques – maison boule à facettes ou immeuble Rubik’s cube – ont inspiré le collectif strasbourgeois Les Rhubarbus. À partir de sept d’entre elles, les illustrateurs, plasticiens et designers hurluberlus ont extrapolé tous azimuts, jouant sur ronds et carrés. Présenté aux Halles du Scilt de Schiltigheim, Archibeau (jusqu’au 13/12) invente une ville-cage illuminée et autres constructions de rêves en papier. hallesduscilt.fr Poly 233
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Reflexion © Petr Vacek et Adam Cigler
LIGHT MY FIRE Le festival Constellations revient dans la cité lorraine pour une manifestation hivernale inédite (20/11-03/01/2021), année exceptionnelle oblige. Avec son parcours nocturne Pierres numériques, cette 4e édition embarque à nouveau les visiteurs pour un Metz-Cosmos, aller et retour. De la colline Sainte-Croix jusqu’au quartier des Îles, des artistes numériques venus du monde entier racontent, en réalité augmentée, la métamorphose virtuelle de l’architecture messine. constellations-metz.fr
© Erwan Floc’h
WELCOME IN VIENNA
Dans le cadre des Voix étouffées, l’orchestre Les Métamorphoses dirigé par Amaury du Closel célèbre Vienne fin de siècle dans un concert strasbourgeois (25/11, Église protestante Saint-Pierrele-Vieux). Au programme, des œuvres classiques (par le baryton Jiwon Song) avec les Lieder eines fahrenden Gesellen de Mahler. Se déploient aussi de rares chansons de Zemlinsky et le presque inconnu Nonet de Rudolf Karel, compositeur tchèque disparu à Theresienstadt. voixetouffees.org
ONLINE Vitrine de la création étudiante, Zone créative est une exposition numérique initiée par le Crous de Strasbourg (ouverture 02/11). BD, film court, nouvelle, photographie, musique, danse et théâtre : la balade virtuelle permet de découvrir une inventivité bouillonnante, valorisant les œuvres des lauréats des sept concours de création étudiante. Parmi eux, assurément des grands de demain ! zonecreative.fr
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Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)
Écomusée d’Alsace © A. Guillon
Thomas Flagel
Sarah Maria Krein
Théâtre des balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes dans Poly.
Cette française de cœur qui vient d’outre-Rhin a plus d’un tour dans son sac : traduction, rédaction, corrections… Ajoutons “coaching des troupes en cas de coup de mou” pour compléter la liste des compétences de SMK.
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Julien Schick julien.schick@bkn.fr RÉDACTEUR EN CHEF Hervé Lévy herve.levy@poly.fr RÉDACTEURS Thomas Flagel thomas.flagel@poly.fr Suzi Vieira suzi.vieira@bkn.fr ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO Benoît Linder, Christian Pion, Pierre Reichert, Florent Servia, Irina Schrag, Daniel Vogel & Raphaël Zimmermann STUDIO GRAPHIQUE
Julien Schick
Suzi Vieira
Il papote archi avec son copain Rudy, cherche des cèpes dans les forêts alsaciennes, se perd dans les sables de Namibie… Mais comment fait-il pour, en plus, diriger la publication de Poly ?
Après Courrier international ou Books, elle pose ses valises à Poly. Intraitable avec les concepts, elle jongle avec les mots comme son homonyme le faisait avec les ballons à la Coupe du monde 1998.
Anaïs Guillon anais.guillon@bkn.fr Marie-Océane Michot m-o.michot@bkn.fr DIGITAL François Agras webmaster@bkn.fr MAQUETTE Blãs Alonso-Garcia en partenariat avec l'équipe de Poly ADMINISTRATION & ABONNEMENTS Mélissa Hufschmitt melissa.hufschmitt@bkn.fr +33 (0)3 90 22 93 30 DIFFUSION Vincent Bourgin vincent.bourgin@bkn.fr +33 (0)3 90 22 93 32
Anaïs Guillon
Éric Meyer
Entre clics frénétiques et plaisanteries de baraque à frites, elle illumine le studio graphique de son rire atomique et maquette à la vitesse d’un Renault Captur lancée entre Strasbourg et Bietlenheim. Véridique !
Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain.
CONTACTS PUB Julien Schick julien.schick@bkn.fr
Pierre Ledermann pierre@poly.fr
Sarah Krein sarah.krein@bkn.fr
Patrice Brogard patrice@poly.fr
Ne ratez aucun Poly, abonnez-vous ! BKN Éditeur & BKN Studio 16 rue Édouard Teutsch 67000 Strasbourg www.bkn.fr
Nom………………………………………………………………………………………………………
Magazine mensuel édité par BKN Dépôt légal : octobre 2020 Impression : CE S.à.R.L. au capital de 100 000 € SIRET : 402 074 678 000 44 ISSN 1956-9130
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© Poly 2020 Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. Tous droits de reproduction réservés. Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs.
SOMMAIRE
16 Au festival Entrevues l’humanité s’observe par le prisme du web
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17 Le festival Augenblick met à l’honneur Hanna Schygulla 24 Big Sisters au Maillon, focus sur les féminismes actuels 26 Interview de Jacques Vincey autour de la création des Serpents
34 Entretien avec Sébastien Derry qui met en scène mauvaise au TNS
36 Rodolphe Burger, l’indémodable 17
40 Bachar Mar-Khalifé et son ode au Liban 42 La 35e édition de Jazzdor met à l’honneur les talents français
52 Karlsruhe for Kids : une destination culturelle pour toute la famille
54 Plongée dans l’industrie textile avec Le Monument, le
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labeur et l’hippocampe
55 La Fondation Fernet-Branca explore l’œuvre d’Ana González Sola
56 Hommage à l’œil exceptionnel de Huysmans au MAMCS 58 Rencontre avec Jacques Villeglé dans le cadre de Luxembourg Art Week
64 Voyage culinaire dans le Ventre de l’Alsace avec l’historien Georges Bischoff
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66 Un dernier pour la route : les Pinots Noirs d’Alsace
COUVERTURE Célèbre pour ses clichés d’artistes – César, Olivier Debré, Antonio Saura, etc. – François Poivret a développé une collaboration étroite avec Jacques Villeglé (voir page 58) depuis de longues années. Adepte du noir et blanc argentique, le photographe l’a suivi dans ses arrachages, le shootant aussi dans son atelier ou pour des portraits plus posés. Dans cette image intitulée Quai d’Ivry, 27 novembre 1989, nous plongeons dans une pulsation urbaine très eighties où le Minitel rose était le lieu de tous les fantasmes tandis que les prix étaient encore calculés en francs !
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ÉDITO
le monde de la peur L’ Par Hervé Lévy Illustration d’Éric Meyer pour Poly
angoisse s’est insinuée partout, glissant, silencieuse comme un animal maléfique et invisible, au plus profond de nos esprits, se déployant, hydre à têtes multiples. Gagnant du terrain, malgré nous. Insidieusement. Elle prend le visage du terrorisme, faisant résonner de sinistre manière une phrase d’Albert Camus dans La Peste : « Il vient toujours une heure dans l’histoire où celui qui ose dire que deux et deux font quatre est puni de mort. L’instituteur le sait bien. » Elle a aussi les traits du virus. À l’image des quatre cavaliers de l’apocalypse, ses sbires déferlent sur nous : crise économique faisant plonger une partie de la population dans la pauvreté, défiance croissante vis-à-vis de l’Autre désormais vu comme un potentiel contaminateur, réduction sans cesse plus drastique des libertés publiques et explosion des avatars numériques (commerce en ligne, réunions Zoom, etc.), substituts maigrichons de la vie vécue. Face à cela, le secteur de la culture s’organise. Fait front. Ne baisse pas la garde. Car il renferme une composante essentielle du
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vaccin contre la sinistrose qui nous étreint de ses bras glacés. Il s’agit de contribuer en luttant, par des gestes concrets et quotidiens, à fissurer la chape de plomb qui s’est installée dans nos esprits, pour in fine, la faire voler en éclats. Ce numéro est un témoignage de cette volonté, comme l’action des institutions qui, vaille que vaille, maintiennent, adaptent ou modifient leur programmation, piquetant le ciel noir d’anxiété de mille et une taches colorées et éclatantes. Et c’est indispensable, puisqu’assister – masqué et dans le respect de gestes barrières – à une représentation de Samson et Dalila à l’Opéra national du Rhin (jusqu’au 08/11) n’est pas dangereux ; expérience vécue il y a quelques jours à Strasbourg, en toute sérénité. Pas plus que de parcourir les allées de la Luxembourg Art Week (voir page 58), d’expérimenter les Constellations de Metz ou encore d’assister à un concert de l’Orchestre Dijon Bourgogne. Les pages qui suivent sont un vibrant hommage à tous ceux qui permettent que la culture vive et rayonne. Leur action est d’autant plus précieuse, aujourd’hui !
CHRONIQUES
MÉMOIRE VIVE
CYCLO-VOYAGE
SURVIVRE
C’est une guerre oubliée et peu documentée par rapport à celles qui suivirent. Sans doute parce que la France a subi une défaite cuisante… Plongeant dans le passé de sa famille, Étienne Rohmer entraîne le lecteur dans la “grande histoire”, en 1870 / 1871, Sur les pas du soldat Jules Reutinger. Après avoir retrouvé les carnets de son aïeul (rédigés quarante ans après les faits), le Colmarien ne s’est pas contenté de les retranscrire, donnant une vision au jour le jour des événements à hauteur d’Homme. Celle d’un Alsacien né dans une région alors française, incorporé dans le Premier Régiment d’infanterie de marine qui va brinquebaler de Cherbourg à Bretoncelles, d’instants d’ennui en escarmouches contre les Prussiens. L’auteur est allé plus loin, suivant les traces du soldat, retrouvant les paysages, les voies ferrées, les fermes du Perche où il passa quelques heures… Paisibles, les photos actuelles des lieux, confrontées au texte, nous en disent beaucoup. Au final c’est un remarquable travail de mémoire. (H.L.)
Sorti en février, Sasha et les vélos mérite de ne pas passer sous les radars à cause du confinement. Cet album jeunesse associe un texte du prolifique Joël Henry aux illustrations foisonnantes de détails d’Ariane Pinel, laquelle avait signé quelques superbes étiquettes pour la Brasserie La Mercière (Cosswiller). Le duo nous entraîne dans les aventures de Sasha et de son extraordinaire vélo baptisé Azar. Leurs balades sont si chouettes que sa bicyclette lui offre un grand voyage à la rencontre d’amis à deux roues en tous genres. Grand-bi, triporteur, pédalo pour rejoindre une île et profiter d’un vélo-sauna : les possibilités sont infinies. Un tandem pour le plaisir d’être deux ou un vélo à voile pour profiter des embruns du large. La simplicité du trait et la grande diversité des paysages mènent avec douceur et curiosité contemplative dans des villes débordant de personnages, des bords du Gange à un marché africain. La vélorution est plus que jamais en marche ! (T.F.)
Tout débute par une boîte oubliée contenant une centaine de cartes postales enfantines datant de la Seconde Guerre mondiale. Les motifs sont amusants : chats jouant au billard, Mickey souhaitant « Joyeuses Pâques » à Minnie ou encore poupon faisant le poirier. Dans les textes se dévoile la destinée d’une famille juive alsacienne. À partir de ces échanges épistolaires entre son père et ses parents (à lui), l’avocate Anne Wachsmann remonte le fil de l’histoire. Ces excellents Français – clin d’œil à la chanson de Maurice Chevalier de 1939 – est un témoignage joliment écrit, épopée bouleversante. Il nous entraîne de Strasbourg à Agen, via Marseille ou Grenoble. « Je voulais comprendre comment cette famille bourgeoise avait réussi à déployer des stratégies de survie, comment ils échappèrent aux persécutions et à l’extermination des juifs », explique l’autrice, convoquant documents d’époque, mais aussi textes d’historiens et d’écrivains comme Patrick Modiano, Georges Pérec ou Pierre Assouline. (H.L.)
Édité par D’Alsace en Perche (23 €) e.rohmer68@gmail.com
Paru aux Éditions Cambourakis (14 €), dès 4 ans cambourakis.com
Paru à la Nuée bleue (25 €) nueebleue.com
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CHRONIQUES
MINIATURE
PAS SI BÊTE
CRISE
Avec son format riquiqui (6,5 x 8,5 cm) lui conférant un charme fou, Matriochka conte une histoire de poupées russes. En 32 pages, Fanette Mellier, diplômée de l’École des Arts décoratifs de Strasbourg en 2000, nous invite à une expérience de la miniature dans laquelle les plus attentifs découvrirons que les motifs habillant chaque personnage résultent des détails de l’impression. Ici point de mots, ni de bulles. Une simple invitation à la contemplation renouvelée de détails infimes qui se font écho. La dorure à chaud ne touche qu’une figurine sur deux, jusqu’à la dernière, quasi imperceptible, haute de quelques millimètres seulement. Ce petit bijou gorgé de couleurs, signé aux Éditions du Livre, tient dans la paume de la main. Il sonne comme une exploration poétique des techniques industrielles d’impression, défiant le tape-à-l’œil et le grand format avec talent. (I.S.)
Dans leur collection 4048 dédiée à la jeunesse, les Éditions 2024 signent un étonnant album dénué de mots pour les 3-6 ans. Le Guide de survie dans la jungle de la chinoise Hao Shuo fascine par son mélange de simplicité graphique, de couleurs douces et d’un trait soumis à une tentation fantasmagorique permanente. Diplômée cette année de la Haute École des Arts du Rhin, son récit graphique suit la découverte par une créature étrange (sorte de blob géant aux airs de fantôme) d’un manuel de survie tombé de la poche d’un promeneur. La voilà qui se met à s’inventer des objets (une lampe frontale avec des lianes et une luciole) et à poétiser ces bois qui l’entourent. Avec une violence toute enfantine, dénuée de prise de conscience, elle triture un serpent pour en faire un pansement ou presse un poulpe pour que son encre noire polarise les verres de ses lunettes bricolées dans une découpe de glace. L’imagination au pouvoir ! (T.F.)
Stop Work est de ces BD qui font du bien. Le bisontin Jacky Schwartzmann, auteur de romans à l’humour noir ravageur, s’associe au dessinateur Morgan Navarro pour cette plongée dans l’enfer de l’entreprise moderne. Fabrice Couturier, cadre au service achats de Rondelles S.A. rêve de prendre le poste de chef de service. Mais son style à l’ancienne de lèche-bottes aux déjeuners arrosés passe mal dans une boîte soumise à la toute puissance du service Environnement Hygiène Sécurité. Bien sûr, le poste sera confié à une externe au langage truffé d’anglicismes qui fera dégoupiller notre héros. Schwartzmann puise dans ses années passées dans une multinationale pour dépeindre un portrait criant de vérité et une colère légitime face à la fourberie d’employeurs cherchant, avant tout, à se protéger. La rébellion de son double, pactisant avec la CGT contre le système, se révèle aussi jouissif que les tags de sa fille sur les murs du lycée : « La vie est trop courte pour se raser la chatte. » (T.F.)
Paru aux Éditions du Livre editionsdulivre.com
Paru aux Éditions 2024 (14,50 €) editions2024.com
Paru chez Dargaud (18 €) dargaud.fr
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humains, trop humains À Belfort, le festival du jeune cinéma indépendant Entrevues explore les nouvelles écritures inspirées de la kyrielle d’images produites chaque jour sur le Net. Voyage en humanité, par le prisme du Web. Par Suzi Vieira Photo tirée du film Present.Perfect (2019) de Shengze Zhu
Au cinéma Pathé (Belfort), du 15 au 22 novembre festival-entrevues.com
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n ce moment même, des milliers de caméras tournent à travers la planète, des millions d’images se déversent sur la Toile. Un flot continu et vertigineux de visages rient, pleurent, témoignent, s’indignent, se confient, se mettent en scène, face caméra. Sur YouTube, des centaines de desperate housewives américaines se filment en train de faire le ménage chez elles. Tandis que des masses de net-citoyens chinois en manque de lien social diffusent leur quotidien en direct sur des plateformes de streaming, devant la machine à coudre de l’usine, tête casquée sur le chantier de construction, ou depuis la solitude étroite de leur unique chambre à vivre. Ces mines de matériaux audiovisuels sont devenues le nouveau territoire de nombreux jeunes cinéastes de talent, présentés dans la section Panorama du festival, consacrée depuis l’an dernier aux nouvelles formes d’écritures cinématographiques. Parmi eux, Shengze Zhu, dont le saisissant documentaire Present.Perfect (2019) réemploie ces images amateurs pour tisser une subtile mosaïque postmoderne de la société chinoise, en pleine ébullition, mais charriant aussi son lot de laissés-pour-compte. Autre aire géographique, autre faille dans la réalité : Eau argentée (2014), d’Ossama Mohammed, fait quant à lui le récit intime de la rencontre par écrans interposés du réalisateur exilé en
France avec une jeune Kurde de Homs, dont les vidéos postées sur les réseaux sociaux lui permettent de suivre la révolution syrienne. « Ces dernières années on a vu arriver de plus en plus de films constitués entièrement de séquences Internet », raconte Elsa Charbit, directrice artistique d’Entrevues. « Cela fait écho à un genre très important dans l’histoire du cinéma expérimental : le found footage, qui s’appuie sur le réemploi d’images préexistantes et place le travail de montage au centre de la création. » Puisant dans cette accumulation sans fin d’images Internet, le found footage floute encore un peu plus la ligne de crête entre le vrai et le fake. Dans le fascinant Clean With Me (2019), Gabrielle Stemmer met précisément en scène le décalage entre ce que nos semblables montrent d’eux-mêmes et ce qu’ils cachent derrière les apparences de ces plans montés en vitesse accélérée. « Tout se passe comme sur un écran d’ordinateur », explique la jeune réalisatrice. « On visionne ces vidéos YouTube de femmes en train de vider leur lave-vaisselle, récurer leurs W.C. Puis on rentre au fur et à mesure dans l’envers du décor. On zoome dans l’image. On traque les petits indices de cette autre vie. Celle du hors-champs, où la solitude pèse et où prennent corps les gestes austères, répétitifs de ces femmes au foyer américaines. »
CINÉMA
hanna et ses films Muse de Fassbinder, la mythique Hanna Schygulla est l’invitée d’honneur d’Augenblick. Zoom sur la programmation de la 16e édition du festival de cinéma de langue allemande en Alsace. Par Hervé Lévy
Dans les cinémas indépendants d’Alsace fédérés par le RECIT (Réseau Est Cinéma Image et Transmission), du 3 au 20 novembre festival-augenblick.fr Au Star Saint-Exupéry (Strasbourg), master-class avec Hanna Schygulla (04/11, 19h30) et spectacle avec sa complice Etta Scollo (05/11, 19h45) cinema-star.com
Légende Extrait du film L’Amour est plus froid que la mort (1969) de Rainer Werner Fassbinder
C
ette année à nouveau, Augenblick ressemble à un bouquet cinématographique allemand, suisse et autrichien avec sa compétition (six films dont le très attendu Curveball de Johannes Naber sur la Guerre en Irak), une section documentaire fournie incluant notamment World Taxi, où Philipp Majer suit cinq chauffeurs charismatiques et leur clientèle dans autant de villes du monde, ainsi que de belles découvertes. Dans ce registre, citons Bruno Manser, la voix de la forêt tropicale, long métrage helvète (inédit en France qui connut un vif succès dans son pays) narrant la mystérieuse destinée d’un activiste écologiste en Malaisie, dans la forêt du Sarawak, mais aussi Lands of murders de Christian Alvart, polar d’après la chute du Mur dans une RDA sur laquelle planent encore d’inquiétants fantômes. Mais le cœur de l’événement consiste en une rétrospective consacrée à l’actrice allemande Hanna Schygulla, « poupée de chair de Fassbinder » (qui la fit tourner onze fois), comme elle s’était un jour décrite, et égérie de l’Antiteater, troupe qu’il avait fondée à la fin des années 1960. Au fil des films se dévoile une icône à la présence prégnante, une femme fatale, éternelle admiratrice de Louise Brooks. Le festival nous permet en effet de
(re)découvrir son talent à travers sept étapes, promenade fassbinderienne au premier chef, puisqu’on y verra L’Amour est plus froid que la mort, son premier long métrage, matrice où les fondamentaux de sa grammaire artistique se mettent en place, encore mâtinée des influences de Straub ou Godard. Grattant l’âme là où ça fait le plus mal, faisant fi de la notion de “convenable”, le réalisateur boulimique livre une description hallucinée de la société de l’après-guerre : « Il a été le Balzac du cinéma allemand » résume Yann Lardeau dans l’essai qu’il lui consacra. Et dans cette comédie humaine, Hanna Schygulla est une figure centrale. Ses personnages questionnent l’histoire de son pays que ce soit dans Effi Briest, adaptation du célèbre roman de Theodor Fontane ou Lili Marleen, film éblouissant permettant d’apprécier sa voix poignante, de celles qui vous font monter les larmes au bord de l’âme, avec ses douceurs et son indolence sensuelle. Sans oublier Le Mariage de Maria Braun, allégorie de la fin de la Guerre, entre volonté de s’en sortir à tout prix et inéluctables souffrances qui en découlent. Le portrait est complété par Le Faussaire où Volker Schlöndorff pose son regard sensible sur le Liban en guerre, De l’autre côté, opus devenu culte de Fatih Akın et L’Amie de Margarethe von Trotta. Poly 233
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la goule du complot Avec le festival Neue Stücke !, La Manufacture de Nancy se met à l’heure allemande. L’occasion de découvrir G.O.U.L.E., spectacle hors-norme du collectif berlinois Prinzip Gonzo. Par Suzi Vieira Photo du collectif Prinzip Gonzo par Michael Hübner
Au Théâtre de la Manufacture (Nancy), du 23 au 25 novembre theatre-manufacture.fr
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a goule, de l’arabe al-ghoûl, est une créature monstrueuse, engeance du diable, qui apparaît dans Les Mille et une nuits et se nourrit de cadavres. Inspirés par cette figure, popularisée en Occident via Edgar Allan Poe et H.P. Lovecraft, les membres de la troupe Prinzip Gonzo ont imaginé un récit de science-fiction théâtrale, dans lequel un groupe d’illuminés complotistes en blouse blanche se sont donnés pour mission de sauver l’humanité… d’un dangereux viruszombi ! Ce spectacle-performance immersif, devait à l’origine être créé sur la place Stanislas de Nancy en avril dernier, dans le cadre du festival RING. Avant qu’un certain coronavirus ne vienne tout annuler… « La réalité a dépassé la fiction », explique le comédien David Czesienski. « Nous avons donc décidé de repenser entièrement la pièce, de l’actualiser au contexte surréaliste qui est le nôtre depuis quelques mois, et qui a vu exploser ces théories du complot dont nous voulions déjà parler au départ. » En Allemagne comme ailleurs, les mesures sanitaires imposées à travers le pays ont constitué un terreau fertile pour les thèses conspirationnistes de tous ordres : celles des anti-vaccins, des militants d’extrême-droite, des pro-Trump, des proPoutine, des anti-Bill Gates, des antisémites,
des néo-nazis, des partisans de la liberté individuelle et économique, etc. « Depuis que nos sociétés se sont converties aux Smartphones, chacun est inondé par un flot continu d’informations. Cette hyperconnexion généralisée offre une tribune inédite aux apôtres du complot », analyse l’acteur berlinois. « Ce que nous voulions interroger, mes camarades et moi, c’est la réceptivité de monsieur et madame Tout-le-Monde à ces idéologies délirantes. Par quels mécanismes y adhère-t-on ? » Une réflexion à laquelle le collectif Prinzip Gonzo cherche à associer totalement le public. Dans le respect des règles sanitaires en vigueur, un grand jeu d’énigme participatif sera ainsi proposé aux personnes assises dans les gradins du théâtre. « Nous cherchons à développer des performances interactives, parce qu’au fond, c’est l’essence même du théâtre que de mettre les gens et les acteurs en présence les uns des autres, contrairement à ce qui se passe quand on visionne un spectacle sur écran. Chaque individu qui assiste à une pièce devient co-auteur de l’œuvre. Il a un vrai rôle à jouer, puisque c’est à travers son regard, son interprétation, que le théâtre trouve sa résonance dans le monde. » Le regardeur fait le tableau… Marcel Duchamp ne disait pas autre chose.
ivre d’amour et de vin Avec cette Étude pour le Cantique des Cantiques, la chorégraphe Aurélie Gandit chemine en solo dans les mots d’Alain Bashung et Chloé Mons, en passeuse d’extases. Par Thomas Flagel Photo de Violette Graveline
Scènes d’Automne en Alsace, à l’Espace Grün (Cernay), à La Comédie de Colmar, à l’Espace 110 (Illzach), à l’Espace Tival (Kingersheim), à la Filature (Mulhouse) et à La Coupole (Saint-Louis), du 12 au 26 novembre Étude pour le Cantique des Cantiques d’Aurélie Gandit, à La Filature (Mulhouse), du 24 au 26 novembre lafilature.org Loto, création de Rémy Barché d’après un texte de Baptiste Amann, à la Comédie de Colmar, du 12 au 14 novembre mais aussi dans les villages du Grand Pays de Colmar, du 3 au 19 novembre comedie-colmar.com Les Possédés d’Illfurth, création de Lionel Lingelser, à La Filature (Mulhouse), du 19 au 21 novembre lafilature.org munstrum.com
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armi les trois créations voyant le jour dans le cadre de la 8e édition de Scènes d’Automne en Alsace, un poème fleuve, pétri d’érotisme et de métaphores mythiques, retient l’attention. Ce Cantique des Cantiques, modernisé par Olivier Cadiot pour le couple Bashung-Mons sur une musique enivrante de Rodolphe Burger, Aurélie Gandit ne cesse de l’écouter depuis plus de 15 ans. « Ce morceau continue de m’émerveiller dans sa richesse foisonnante de sens, son ambiance flottante appelant une corporalité charnelle, creusant une mémoire qui m’échappe, qui me semble venir du plus loin que l’on puisse l’imaginer… » Les élans de désir du roi Salomon et de filles de Jérusalem se mêlent à un trouble fascinant permettant toutes les interprétations, des plus dévotes aux plus mystiques, de l’exaltation des plaisirs du sexe et du vin à la communion des âmes. Pour moitié dans la bouche d’une femme, les vers sonnent bien différemment, ce qui n’est pas pour déplaire à une danseuse dont « l’approche du féminisme est bousculée depuis une dizaine d’années. De nombreuses choses ont modifié mon rapport au masculin et au féminin, la pratique
intense du yoga en Inde, comme des expériences de danse soufie ou hindoue. » Elle ne compte plus ce qu’elle nomme prosaïquement des “pafs”, « percussions physico-mentales provoquant une déflagration tranquille, faisant apparaître quelque chose proche d’une révélation intérieure ». En solo, elle convoque ces états d’extase dans une scénographie minimaliste constituée d’un rideau de fils vibrant dans la lumière, où se perdre dans le sens et le temps. Une ouverture pure aux sensations et au surgissement. Des objets symboliques – dames-jeannes de verre, arbres-totems et grenades d’argile comme un écho au « Je te ferais boire du vin d’épices, du jus de ma grenade » du Cantique déclamé par Chloé Mons – se mêlent au suc de pratiques spirituelles diverses lui ayant permis de se tourner « vers elle, vers l’autre et ce qui nous relie, dans une sérénité nouvelle ». Sa recherche d’équilibre, le cœur ouvert, se glisse dans la mélopée musicale en une quête de gestes « se faisant et défaisant en même temps qu’ils se réalisent, comme s’ils jaillissaient pour la première et la dernière fois ».
FESTIVAL
aventureuses Le festival rémois Born to be a live, cinquième du nom, se tient bel et bien en 2020. Deux semaines de traversées épiques dans des créations chorégraphico-performo-circo-théâtralo-musicales… qui font du bien ! Par Thomas Flagel Photo du spectacle Corps des songes par Emmanuel Wino
Au Manège (Reims), du 3 au 14 novembre manege-reims.eu
Lire Le Festin nu dans Poly n°206 ou sur poly.fr Spectacle accueilli dans le cadre des Vagamondes, festival de La Filature (Mulhouse), 20/01/2021, puis à L’Espace des Arts de Châlons-surSaône, 04 & 05/03/2021 1
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asmine Morand ne fait rien comme les autres. Ceux qui avaient découvert son fascinant travail dans Reims Scènes d’Europe en 2018 avec Mire1 ne manqueront pas de retrouver la Suissesse. Fidèle à ses dispositifs contemplatifs et chorégraphiques, elle entraîne treize danseurs dans Lumen (05/11, dès 12 ans). À mi-chemin entre installation et chorégraphie, cette pièce est une traversée jouant sur un nouveau dispositif optique. Regard troublé ou trouble du regard, de la pénombre émergeront des surprises hypnotiques. Autre univers singulier, celui de Nosfell et de son Corps des songes (12/11 et en tournée2). L’auteur-compositeur-interprète lance son corps tatoué dans l’arène pour un seul en scène en forme de conte cruel à la musique poético-pop et à l’univers esthétique fascinant. L’apport de Dominique A, qui cosigne avec lui les textes, et le regard de François Chaignaud sur la chorégraphie n’y sont assurément pas pour rien ! L’artiste se fait chimère, endossant peaux de bêtes et masque immense. La cartographie verte sur laquelle il évolue ne cesse de se reconfigurer, soumise aux quatre octaves accompagnant la mue perpétuelle d’un rêveur né. Libération Contrepied total avec Sandrine Juglair, ancienne du Cirque Plume. La lauréate 2015 de
CircusNext a créé Diktat (07/11) voilà une poignée d’années. Contrairement aux attentes, ce n’est pas vraiment du cirque. Au point que le spectacle aura commencé bien avant que vous ne le voyiez. Et ne comptez pas sur cette spécialiste du mât chinois, diplômée en 2008 du Centre national des Arts du Cirque de Châlons-en-Champagne, pour dévoiler ce qu’elle vous réserve. Celle qui campe une galerie de personnages en enfilant et jetant une flopée d’accessoires dans une course folle, joue des ressorts du slapstick et des running-gags sans s’en satisfaire. Avec finesse, Diktat passe au crible les visions machistes autant que les carcans que s’imposent les femmes. Le tout avec une touchante fêlure qui la voit s’accrocher comme elle peut à la scène, de peur que le public ne la regarde plus. Le drame de tout comédien ! Autre proposition féminine radicale, The World Was On Fire (05/11). Cette pièce de Nina Vallon, chorégraphe brésilosuisse, débute telle une toile de maître pour cinq femmes aux corps figés. Mais sur fond de DJ set épique mixant en direct la partition poétique de cette expérience, les voilà qui frisent la sorcellerie moderne en tirant joyeusement vers le fantastique. Une quête de libération où se mêlent les voix, les corps et les intentions dans un temps s’étirant comme une sombre rêverie.
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Dans l’intérieur bourgeois d’une ancienne famille de patron d’usine se noue un drame. Celui de la fin d’une époque, du temps venu d’une transmission des lieux, d’une liquidation du passé. Les Héritiers de Nasser Djemaï sont au chevet de la famille. Du moins la fille, Julie, architecte dont le mari infirmier subit, bon an mal an, cette belle famille lui permettant de mettre ses enfants au vert, mais qui lui pompe tant d’énergie. Il faut dire que la mère perd doucement la tête et refuse de partir d’ici. Jimmy, le cadet, s’il n’était si brillant et énergique à vous en mettre plein les mirettes, sa mythomanie et ses dettes en feraient un incroyable double de Serge le Mytho. La vieille tante, elle, veille en apparence sur ces deux générations tout en réclamant son dû en poussant à vendre le bien au plus vite. Les échos tchekhoviens distillés par l’auteur-metteur en scène – un lac sans Mouette et des cerisiers dans le jardin, la ruine qui menace et le temps pressant des décisions difficiles à prendre – ne sont qu’un prélude à un basculement sans retour vers un conte fantastique. Les fantômes des lieux vont revenir hanter les vivants, mais aussi permettre à Jimmy, éternel enfant bousculant les renoncements bien rangés des uns et des autres, de laisser éclater son ivresse de vie. (D.V.) À La Comédie de Colmar, jeudi 5 et vendredi 6 novembre comedie-colmar.com
© Pascale Cholette
aux racines du déni
© Laurent Philippe
À Nebia (Bienne), dimanche 8 et lundi 9 novembre Au Grrranit (Belfort), jeudi 12 et vendredi 13 novembre À La Commanderie (Dole), mardi 17 novembre À VIADANSE, (Belfort), mardi 9 mars 2021 À l’Espace des Arts (Chalon-sur-Saône), vendredi 12 mars 2021 À l’Epide (Belfort), lundi 15 mars 2021 Au Dancing – Art Danse (Dijon), vendredi 9 avril 2021 viadanse.com
contretemps Création 2020 d’Héla Fattoumi et Eric Lamoureux, Akzak nous convie dans « l’impatience d’une jeunesse reliée » avec une douzaine de danseurs, pour la plupart issus du continent africain. Comme souvent dans les chorégraphies du duo belfortain, le travail de tramage en points serrés des mouvements s’agence avec celui d’une musique live. Aux compositions variées du percussionniste Xavier Desandre Navarre répondent les claps corporels des interprètes venus du Burkina Faso, du Maroc, de Tunisie ou d’Égypte. De cette pluralité de pulsions énergétiques naissent des mouvements choraux suspendus dessinant une calligraphie sur la terre répandue au sol. Les équilibres collectifs de cette danse 22
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de groupe en ligne sur une rythmique endiablée éclatent en myriades de propositions individuelles se nourrissant les unes les autres pour composer un tableau d’ensemble invitant à une acuité d’écoute et d’attention aux détails. Le contretemps du titre (sa signification en turc) se réverbère dans un travail du bas du corps multipliant les petits pas, pieds frottant le sol pour mieux sautiller sur place et tournoyer de concert. Les corps se font aussi virevoltant dans un ballet nocturne avec écrans lumineux blancs et blasts de lumière alors même que le groupe monte en transe collective, la dynamique de l’un contaminant celle de l’autre. (I.S.)
les guérillères Au cœur de Sisters!, temps fort consacré aux féminismes actuels par Le Maillon, Théo Mercier et Steven Michel proposent une performance lumineuse : Big Sisters où l’empowerment rituel d’un sabbat contemporain à l’aune de Monique Wittig.
Par Thomas Flagel Photos d’Erwan Fichou
Au Maillon (Strasbourg), jeudi 26 et vendredi 27 novembre maillon.eu
Le duo a reçu le Lion d’Argent à la Biennale de Venise 2019 Roman publié en 1969 aux Éditions de Minuit, dans l’indifférence générale, avant de devenir l’un des ouvrages phare des mouvements féministes 3 Symbole de serpent ou de dragon représenté en cercle, se mordant la queue 1
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près leur proposition remarquée1 autour de la standardisation du corps masculin et des émotions dans Affordable Solution for Better Living, solo dansé autour du montage d’un meuble Ikea, le duo composé d’un plasticien et d’un danseur crée une pièce autour des Guérillères de Monique Wittig2. Une rêverie en forme de célébration des élans révolutionnaires du roman dont des extraits ouvrent et ferment ce qui a tous les traits d’un rituel : objets allégoriques, chorégraphies de gestes créant cohésion, incantations textuelles en forme de cris de ralliement, fascination magique de l’image au pouvoir subjuguant, visée concrète s’appuyant sur une cosmogonie renouvelée mais non moins
symbolique. Dans un cône lumineux rappelant les sculptures de lumière d’Anthony McCall où la poussière de l’air et la fumée donnent corps à l’impalpable, une femme repose, nue, dans une étoffe rouge sang. Derrière elle, s’égrènent les mots de la pionnière du MLF et des questions de genre. « Elles disent qu’elles ont appris à compter sur leurs propres forces. Elles disent qu’elles savent ce qu’ensemble elles signifient. Elles disent que celles qui revendiquent un langage nouveau apprennent d’abord la violence. Elles disent que celles qui veulent transformer le monde s’emparent avant tout des fusils. Elles disent qu’elles partent de zéro. Elles disent que c’est un monde nouveau qui commence. » Entre
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accouchement allusif et rite mortuaire, nous voilà de plain-pied dans un rituel mystique tourné vers un renouveau. Un cycle en trois cercles lumineux, tel l’ouroboros3 se mordant la queue, arpenté par autant de femmes portant de grands coquillages aux ouvertures rappelant des vulves. Leur tournoiement telles des derviches efface tout, leur danse votive appelle une sororité qui se niche aussi dans le désir, le charnel et l’organique. Le souffle court, leurs caresses deviennent orgasmes et rires de joie, pur plaisir. La reconnexion avec soi-même pour puiser la force d’affronter l’extérieur. Fuck the system À rebours des images imposées par des siècles de domination masculine, Théo Mercier et Steven Michel collent aux revendications de la communauté féminine du roman de Wittig : « Elles disent qu’elles peuvent tout aussi bien être mises en relation avec le ciel les astres dans leur mouvement d’ensemble et dans leur disposition les galaxies les planètes les étoiles les soleils ce qui brûle celles qui combattent avec violence celles qui ne se rendent pas. » Ainsi déploient-ils une formation commando sous la direction d’une aînée, visage marqué et short court, rangers montantes et rage chevillée au corps. Son kata dansé pour guérillères armées de couteaux prêtes à en découdre, prend les atours d’une libération. Celle d’une ivresse de sang à la Kill Bill, bien décidées à ne plus jamais être les proies qu’elles étaient, yeux bandés et apeurées dans un halo de lumière au milieu des bruits inquiétants de forêt. Sous les incantations de leur guide les invitant à se libérer comme à abattre le système, leur marche autoritaire au pas cadencé, sur fond de basses cisaillantes, modifie à elle seule un espace scénique nu. Dans leur ronde, l’utilisation d’une lumière organique, oscillant entre froideur crue et chaleur de l’aube naissante, fait évoluer les perceptions spatiales et renforce l’étrangeté de l’instant. Ces sœurs d’armes et de lutte, communauté d’esprits libérés sont des astres gravitant autour des mêmes orbites, s’attirant et s’entraînant. Elles bougent les lignes d’un obscurantisme tenace, énoncent la colère, la haine, la révolte, prêtes à détruire tous les édifices des hommes. Fidèle au motif du cercle, le rituel finit dans la violence inaugurale annoncée, achevant de remplir sa fonction cathartique, sa mise en œuvre des symboles visant à nous relier les un·e·s aux autres. « Pour demain fou, que meure hier », invitait déjà Aragon, au siècle dernier.
Dorothée Munyaneza, Mailles © Richard Schroeder
Sisters! Sororité et mobilisations féministes d’aujourd’hui Du 17 au 28 novembre, Le Maillon organise ce temps fort marqué par des pièces questionnant le parcours et le ressenti intime de femmes afro-descendantes (Mailles, 19 & 20/11, présenté avec Pôle Sud) comme l’immobilisme de la parité en Europe (Learning Feminism From Rwanda, 17-19/11). S’ajoute à cette programmation spectaculaire une carte blanche à Rébecca Chaillon (21/11, performances à 11h, 14h et 19h), autrice, comédienne et performeuse d’origine martiniquaise s’emparant aussi frontalement de la question postcoloniale dans les rapports sociaux que dans la construction du désir chez les femmes. Une série de conférences, débats et rencontres ponctuent ces 10 jours avec notamment La Question féministe chez les jeunes aujourd’hui (27/11, à 19h) ou encore Le Sexisme, une violence du quotidien (26/11, à 14h) avec Céline Petrovic, sociologue du genre. maillon.eu Poly 233
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aux portes du mâle Le venin des Serpents de Marie NDiaye1 ne quitte plus Jacques Vincey qui porte à la scène cette pièce où « se télescopent impressions organiques et atmosphère fantastique ». Interview. Par Thomas Flagel Photo de Christophe Reynaud De Lage
Au CDN de Besançon, du 17 au 19 novembre cdn-besancon.fr Lever de rideau avec Jacques Vincey et Nicolas Bousquet du Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon, mardi 17 novembre à 18h30 Rencontre avec l’équipe artistique à l’issue de la représentation mercredi 18 novembre Au Théâtre national de Strasbourg, du 24 novembre au 4 décembre tns.fr Audiodescription en direct, lundi 30 novembre Retrouvez l’intégralité de cet entretien sur poly.fr
Elle est autrice associée au TNS depuis 2014 Projecteurs à réflecteur parabolique aluminé 1
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Est-ce la fin de cette pièce, rebattant totalement les cartes, entre cauchemar et destins tragiques, qui vous a saisi ? Bien sûr, les dernières scènes sont incroyables, mais avant cela, le début m’avait déjà happé. C’est rare d’être conquis de la sorte, pas par l’histoire à la situation très triviale : une bellemère venant demander de l’argent à son fils se retrouvant devant France, sa femme qui l’empêche de rentrer. Le tout compliqué par l’arrivée de l’ancienne épouse, Nancy, devant une maison où se terre l’homme. Ce sont les sensations, dès les premières pages, l’ambiance de chaleur, de maïs, d’euphorie pré14 juillet… Ce concret qui entre en résonance avec du symbolique. Le cheminement vers la dernière scène nous oblige à nous raconter une histoire. L’autrice instille un venin qui nous fait gamberger et renvoie à notre imaginaire. L’organique se double de dimensions symboliques et psychanalytiques riches et singulières qui forment une coexistence de réalités superposées. Comme une perception ouverte du monde et de ce qui nous dépasse, les Hommes étant « mis aux portes du ciel » comme disait Genet. À quels indices visuels nous raccrochez-vous ? Avez-vous choisi un lieu en métropole, une île française, un coin de Louisiane ? La question de l’image est première, la scéno-
graphie s’anticipant beaucoup. Les sensations sont omniprésentes : canicule, touffeur, soif, excitation d’avant le feu d’artifice. Il convenait de ne pas écraser les imaginaires, ni de tomber dans l’abstrait coupant le public du sensible. Nous avons travaillé avec les outils primaires du théâtre : le son et la lumière. Des PARs2 éclairent latéralement les comédiennes depuis le plateau. Ils les chauffent même, et claquent lorsqu’ils montent en intensité, amenant une sensorialité très juste. Cela découpe et tranche dans les visages. Quant au mur de la maison, il est composé d’enceintes gigantesques. Tout ce qui est derrière, voix de l’homme et bruits, vibre en infrabasses et demeure invisible. Comment composez-vous, avec Hélène Alexandridis, le personnage terrible de la mère, aux abois par manque d’argent au départ mais se révélant finalement celle qui veille sur la maison dans un pacte terrible avec le fils ? Hélène est une comédienne qui avance pas à pas, se laissant emporter avec beaucoup d’intelligence et d’intuition. Notre cheminement vers la fin, qui demeure mystérieuse, nous impose de choisir pour nous raconter quelque chose. Après cette ellipse temporelle, que protège-t-elle ? Elle est comme une dent dévitalisée, là en apparence mais le nerf, ce qui fait mal et rend vivant, n’est plus.
THÉÂTRE
bandes à part La compagnie Animal Architecte crée Bandes au Maillon : une pièce autour de la contre-culture qui revisite la Commune de Paris, la critique situationniste ou encore les Sex Pistols comme autant de fantômes nous guidant au présent. Par Thomas Flagel Visuel de Myriam Schussler et photo de répétition d’Emma Depoid
Au Maillon (Strasbourg), du 10 au 13 novembre maillon.eu À La Comédie de Reims, du 18 au 20 novembre lacomediedereims.fr bureau-formart.org
Lire L’Image manquante dans Poly n°227 ou sur poly.fr Livre de Greil Marcus, véritable encyclopédie de la subversion et de la révolte, paru en français en 1998, aux Éditions Allia 1
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e Durée d’exposition 1, le premier spectacle d’Emma Depoid et Camille Dagen présenté en janvier à Strasbourg, les deux anciennes pensionnaires de l’École du TNS conservent l’état de plateau final pour point de départ de ce nouveau projet. Tout justes sorties d’une résidence à La Comédie de Reims, le monstre actuel que représente Bandes n’augure pas encore de ce qu’il sera d’ici trois semaines, conscientes du travail restant à mener sur la seconde partie de la pièce. « Ressusciter est le mot clé de la première », confie Camille Dagen. « Nous travaillons dans l’idée de ramener du passé au présent des moments décisifs, à faire revivre de l’histoire, inspirées notamment par Lipstick Traces2. » Une seule idée en tête, faire « rejaillir ces moments qui changent tout et ne sont pourtant pas inscrits dans l’histoire officielle. Ces instants absolus que ces bandes ont créés, auxquels se relier et trouver de l’importance ici et maintenant. » Fidèles à leur continuité narrative diffractée, se mêle à une journée d’errance dans le printemps de La Commune, un même concert violent raconté du point de vue de trois comédiens dans trois temporalités différentes : le dernier des Sex Pistols en 1978, avant que Johnny Rotten, figure du punk, ne lui tourne le dos. Dans leur boite à outils, elles conservent des Situationnistes « l’idée que le temps n’est pas linéaire. Ainsi dérivons-nous sur scène dans le Paris de 1871 en nous laissant modifier par le paysage et le territoire. Chaque événement
convoqué est comme une porte menant à un moment qui, s’il se condense assez, crée une situation. » Du plateau nu, Emma Depoid forme une sorte de ville reposant sur un dispositif scénographique suspendu. « Lampes à vapeur de sodium ou de mercure révèleront les murs, attirant notre attention sur les trajectoires possibles entre les interstices créés par différents modules : une plateforme lumineuse, de la fumée troublant la vision et des cadres en métal. Une sorte de maquette créant une diversité de rapports d’échelle, de sensations de corps et de limites qui rendent le travail de visualisation des comédiens plus important que jamais pour convoquer ce qui les entoure, en se laissant peupler par l’énergie de tous les artistes et penseurs invoqués, appartenant souvent à la marge. » Ce deuxième temps, « totalement démesuré, parcellaire et troué », explore la conflictualité et l’échec à base d’interviews. Le motif de la dispute contemporaine s’ajoute à une réflexion sur « l’histoire comme un dispositif de pouvoir. Les dadas comme les punks se sont méfiés de toute récupération », assure Camille. « Nous cherchons le surgissement de petites magies brinquebalantes mais puissantes – remplies d’amis vivants ou morts – qui nous relient à de l’intime. » Un espace entre la colère immense et le rêve naïf, des feux allumés réchauffant de tous les échecs.
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ronde de vie MA Scène nationale poursuit son chemin aux côtés de Cristiana Morganti* en accueillant la première française de sa dernière pièce, Another round for five. 85 minutes de pure ivresse de vie. Par Thomas Flagel Photo de Claudia Kempf
Au Théâtre de Montbéliard, mardi 17 novembre mascenenationale.eu
* Voir notre article sur Moving with Pina dans Poly n°215 ou sur poly.fr
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ancienne danseuse de Pina Bausch continue de tracer son superbe sillon dans la danse contemporaine actuelle. Cette fois, l’Italienne n’est pas au plateau. Elle y précipite cinq jeunes interprètes dans une chorégraphie très théâtrale jetant, dans une simplicité confondante, la vie sur scène. Tout part d’un cercle de lumière et de cinq chaises. Comme dans un ring de boxe, un gong rythme les séquences, l’émotion brute et sensible le disputant à la virtuosité des corps. Se multiplient de fines narrations éphémères, naissant aussi rapidement qu’elles disparaitront sous la dérive d’autres intensités vagabondes, plus intimes. S’orchestrent engueulades en venant (presque) aux mains, discussions avortées, confidences trop intimes sur les premières amours ou la relation aux parents, dans lesquelles chacun fait “comme si”, avec un entrain de façade, avant d’être dans l’instant rattrapé par l’émotion de la réalité. Avec ce talent rare de s’ancrer totalement dans le moment présent, ils sont habités par leurs personnages et capables d’en livrer par le corps les remous intérieurs. Nous pourrions passer la journée entière à les regarder être. Les sentiments se font et se défont, l’une éclate toujours en sanglots dans un coin, poussant certains à quitter le groupe qui reste coi, entre des postures d’empathie, de compassion et de mépris. Un moyen parmi d’autres de capter l’attention,
comme de la prolonger dans l’absence visible. Ces ressorts d’intériorité reposent sur des situations banales : un pied écrasé et voilà que se confondre en excuses vire à l’empoignade inextricable en raison d’une politesse exagérée. Cristiana Morganti nous offre le luxe de redonner à vivre certains motifs, transformés par des voix accélérées ou des paroles soudainement hurlées. Le tout magnifié par un esthétisme des plus raffinés, la lumière serpentine se faisant isolante et découpante, sculptant l’ombre sur les corps pris de haut, drapés dans des matières satinées qui brillent dans la semi-obscurité. Ces plongées dans la psyché foisonnante des danseurs provoquent une ivresse jouissive de jeu et d’incarnations débordantes, souvent drôle (un pastiche de Flashdance et de vraies-fausses remises de prix) et sexy, remplies de sentiments contradictoires. Et l’on se délecte de certains effets qui demeurent en tête bien après la fin du spectacle, tels ces travelings sans mouvement de caméra, créés par les seuls déplacements des danseurs ou ces plans-séquences multipliant les intentions et les seconds plans. « La performance révèle notre fascination pour une obscure harmonie ancestrale, un antidote, une protestation contre la vague montante d’intolérance, l’incapacité à communiquer, la profonde peur à l’origine de notre interaction humaine. » Tout est dit.
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urbex gonzo Dans sa nouvelle création, Le Gonze de Lopiphile, David Séchaud crashe une énorme boîte sur scène dont il confie l’exploration à trois personnages issus de la danse, du cirque et de la musique.
Par Thomas Flagel Photo de la Cie Placement libre et gravure de Lorentz Stoër, Geometria et Perspectiva, 1567
Au TJP grande scène (Strasbourg), du 4 au 6 novembre (dès 10 ans) tjp-strasbourg.com Rencontre avec les artistes dans le cadre d’une Radio Pratique(s) à l’issue de la représentation du jeudi 5 novembre, en public et en direct sur tjp-strasbourg.com (20h15) ou en réécoute sur corps-objetimage.com À Percé Circus, sous chapiteau (Thierville-Sur-Meuse), jeudi 7 janvier 2021 transversales-verdun.com
Lire Le Casse du siècle dans Poly n°194 ou sur poly.fr Roman italien foisonnant du XVe siècle
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a caisse de transport échouée au centre du plateau a les atours d’une boîte de Pandore. Ainsi a débuté la création de cette pièce. Maître du protocole, David Séchaud a laissé six heures à chaque membre de son équipe de recherche pour se l’approprier : « Le musicien Lucas Hercberg en a fait une caisse de résonnance en tirant des câbles à la manière d’une contrebasse. Damien Briançon, danseur, a tourné autour, convoquant les fantômes de l’objet en retenant tout ce qu’il pouvait d’avant l’accident. Finalement c’est Gwenn Buczkowski, acrobate et trapéziste, qui a ouvert la caisse, s’y est faufilée et en a tout sorti ou presque : fausses colonnes de marbre, pierres taillées… » Dans la continuité de son précédent projet (Archivolte1) – projet de casse d’un musée se terminant sur un effondrement – le metteur en scène invite à une périlleuse traversée de structures architecturées. Au milieu d’une poutre triangulée plus ou moins effondrée et de voutes reconstituées, c’est bien l’idée de l’accident qui guette nos explorateurs. « La ruine me fascine pour le mystère qu’elle convoque et ses questions insolvables : qu’elles soient symboliques (franchir, porter…), patrimoniales
(quand arrêter de reconstruire un édifice et pourquoi ?) ou platoniciennes (ses symboles classiques et magiques). La vision subjective des comédiens prend le pas sur ma recherche initiale, nourrie de lectures comme Le Songe de Poliphile2 ou De Architectura de Vitruve, et de ma fascination pour des gravures de Lorentz Stoër. Leur ironie et leurs jeux ne les empêchent pas de se faire submerger, ni de devoir faire face à l’accident. » Nos archéologues de fortune, empêtrés dans la volonté de remonter le fil d’une histoire dont ils peinent à déchiffrer les signes, dérivent au gré des découvertes, notamment celle d’une tresse, « petit monstre extrait du cerveau de la boîte avec lequel ils se retrouvent bien obligés de dealer ». Un instrument naîtra de leurs essais et de leurs parcours entrecroisés, la musique finissant de les réunir. Au milieu de leurs hypothèses sur l’espace et le bâti qui nous sont parvenus, le motif de la ruine qui hante les pièces de la Cie Placement libre, exprime en creux une autre manière de contempler ces espèces d’espaces nous entourant et nous dépassant. Comme une voie divergente au catastrophisme brutal ambiant.
THÉÂTRE
survivre Pour sa première création depuis son arrivée à la direction de NEST, Alexandra Tobelaim porte à la scène Abysses, récit intime de Davide Enia autour de notre humanité complexe et paradoxale. Par Thomas Flagel Photo de Francesco Enia
Au Théâtre en bois (Thionville), du 3 au 7 novembre (dès 15 ans) nest-theatre.fr Échange après-spectacle avec les artistes, jeudi 5 novembre Apéro du samedi d’avant spectacle (dès 19h), samedi 7 novembre Aux Plateaux sauvages (Paris), du 23 au 28 novembre lesplateauxsauvages.fr
Roman publié en français par Albin Michel, en 2018 Lampe, généralement placée au milieu du plateau ou en avant de la scène, utilisée au moment des répétitions ou quand le spectacle est fini. Cette veilleuse reste allumée quand le théâtre est vide : elle rassure dans le noir et symbolise l’âme du théâtre qui ne meurt jamais. 1
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epuis sa ville natale de Palerme, Davide Enia n’a, depuis quelques années, d’yeux que pour une petite île située en pleine mer, entre Malte et Monastir. Une part de son âme reste coincée à Lampedusa. La Loi de la mer 1 rendait hommage aux habitants de ce caillou pelé. Tanné de soleil. Balayé par des vents aux noms fabuleux. Sirocco, maestrale, libeccio, grecale. Rien ne protège des éléments, les vagues claquant de toutes parts. Depuis la fin des Printemps arabes, la démocratie n’a guère étendu son empreinte sur les rives méditerranéennes, si ce n’est en Tunisie. Mais la chute de Kadhafi a ouvert en grand les portes du désert libyen aux filières de passeurs avides de proies faciles, démultipliant les flots d’exilés tentant leur chance vers l’Europe sur des embarcations de fortune. Dans un réalisme sans fard, dénué d’obscénité morbide malgré les corps indénombrables, l’écrivain italien tisse avec Abysses le récit de quelques-uns de ses séjours sur l’île, croulant depuis plus d’une décennie sous les débarquements et sauvetages d’enfants perclus de froid, de femmes mutilées ayant vécu l’horreur et les sévices insoutenables, d’hommes battus par ceux-là même qu’ils payent pour traverser. Il raconte les rencontres avec ceux qui les aident, des « êtres humains qui portent en eux un cimetière entier ». Une armoire à glace de plongeur-sauveteur évoquant la mort comme sa compagne en mer, les pêcheurs aux bateaux immobilisés un mois durant à chaque dépouille prise dans leurs filets, une amie gé-
rant l’accueil et l’acheminement des rescapés vers un Hot-Spot ou encore Vincenzo, l’ancien gardien du cimetière de Lampedusa. Lui qui s’acharnait à donner sépulture et cérémonie aux corps, continue à hanter les lieux de sa présence, malgré son départ à la retraite en 2007. Mais Davide Enia dépasse avec talent le simple témoignage en liant son histoire familiale à ce drame collectif. Il conte son père mutique telle une montagne de silence qui l’accompagne, les coups de fils à son oncle en pleine chimio, les discussions à demi-mots… Alexandra Tobelaim aime cet endroit où « tout s’entremêle, Davide cassant le silence des pères comme celui entourant ces traversées. » Dans l’intime comme dans le commun, il invite à ne pas laisser les mots nous manquer. « Identifier mon naufrage intime. M’agripper à lui. L’approfondir. Le nommer. Comprendre en quelque sorte que j’allais lui survivre. Écrire les mots, les dire, pour leur survivre » écrit-il. La metteuse en scène y voit un cadeau, celui d’un « courage partagé qui nous est offert. Il rend au théâtre toute sa nécessité et sa fonction archaïque : l’endroit où les choses se disent à l’abri du monde, mais surtout pour lui. » Au milieu de servantes2 – vigies, fantômes ou phares dans la nuit auxquels s’adosser –, Claire Vailler accompagne à la guitare le comédien Solal Bouloudnine, sa musique sonnant « comme des décharges d’émotions permettant de l’évacuer et d’aller au bout de cette histoire ».
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DANSE
geste signature Depuis 1984, Georges Appaix crée les spectacles de La Liseuse, après avoir dansé pour son aînée Odile Duboc. Il clôt ce parcours entre mots et gestes avec XYZ ou comment parvenir à ses fins. Par Thomas Flagel Photos d’Agnès Mellon
À Pôle Sud (Strasbourg), mardi 24 et mercredi 25 novembre pole-sud.fr Rencontre avec Georges Appaix, mercredi 25 novembre à 12h30, à l’Université de Strasbourg, bâtiment l’Escarpe (amphi 29)
U
n A tombant des cintres. Ainsi débute le délicieux abécédaire amoureux de l’art chorégraphique imaginé par Georges Appaix. Guidé par ses soins et une bande d’interprètes – parmi lesquels vous remarquerez Carlotta Sagna –, nous cheminons de l’Affabulation au Dialogue, de la Réminiscence à l’Obstination, mais toujours à l’Unisson. Une manière toute personnelle de déambuler dans son répertoire, dont des fragments d’images sont projetés sur des rideaux de fils, comme de pénétrer dans la fabrique et la grammaire de celui qui n’eut de cesse de privilégier la langue comme impulsion rythmique. Les lettres s’empilent sur des armatures d’acier de chantier quand elles ne brillent pas dans l’espace. L’Espace avec un E sonnant comme “eux”. À moins que ce ne soit le E d’Écriture, cette signature inimitable. Mais au fait, l’improvisation en est-elle ? La défense de Fictions non linéaires se déploie avec surprises et sans train-train, entre fausses-pistes et digressions dans une danse aérienne, légère, pleine d’élans. Les idées fusent dans une connivence entretenue avec le public. La générosité de l’ensemble donne de quoi s’accrocher aux mouvements, répétés via divers points de vue pour mieux en apprécier la polysémie de perspectives. Dans un jeu de l’esprit incroyablement fluide, tout s’enchaîne avec malice. Bach, Musique, Mouvement… la lettre M sonnant comme Aime, qui débute lui-même par un A. Sous
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la déferlante, se dévoilent l’alpha et l’oméga des premiers pas de la danse pour sortir de soi et du quant-à-soi. Ici on s’amuse, avec sa bouche, son corps et tout ce qui nous inspire. Facétieux, Bach devient « bien, beau, barfait ! » Une de ses fugues se mêle à Creedence Clearwater Revival, lignes suaves et fluides de traversées de la scène enchaînant sur une danse de postures se figeant dans une énergie rock. Toute une époque est convoquée, Initials BB, Béla Bartók, Bertolt Brecht, Brigitte Bardot. Le spectateur guette les clins d’œil, se délecte de l’écoute entre duos où se déploient en échos les intentions des uns en l’autre. La plongée dans la composition et ses contrepoints se fait au Rythme de l’Humeur, sur fond de claps des mains et piétinements au sol, avec cette manière “appaixienne” de mener les ensembles collectifs en gardant une manière à soi de bouger et d’habiter mouvements et espace. Les entrelacs successifs de la pensée et des idées s’entrechoquent et circulent ainsi de manière visible. Saut dans le Temps, modification de l’Espace avec piano syncopé d’Herbie Hancock, inspirations de nuits enfumées de Coltrane ou Gainsbourg cueillies par le Bésame Mucho de Consuelo Velázquez. La danse devient une respiration divine, rythmée par une suspension du mouvement. Comme une hésitation, subrepticement, des fois qu’une force céleste nous pousse vers un ailleurs, avant qu’elle ne s’écoule de nouveau comme le souffle chaud venant de l’intérieur.
Meisenthal : techniques, verre et création Exposition
01/07/2020 ➜ 28/02/2021
Parcours Chagall Musée du Pays de Sarrebourg et Chapelle des Cordeliers
Tél. + 33 (0)3 87 08 08 68 reservations-parcourschagall@orange.fr www.sarrebourg.fr/parcours-chagall
THÉÂTRE
amours chiennes L’aînée d’une famille noire vient réclamer des comptes à ses parents et sa fratrie. Ainsi va mauvaise1, quête de reconnaissance de maltraitance dans une langue crue signée debbie tucker green2. Entretien avec le metteur en scène Sébastien Derrey autour de la création.
Par Thomas Flagel
À la MC93 (Bobigny), du 11 au 21 novembre mc93.com Au Théâtre national de Strasbourg, du 26 novembre au 5 décembre tns.fr Au T2G (Gennevilliers), du 10 au 14 décembre theatredegennevilliers.fr
Le titre français (mauvaise) est presque aussi intéressant que l’original (born bad3) dans le trouble de son sens… En anglais, il fait référence au personnage de La Mère disant que La Fille est née mauvaise. Mais en effet, la traduction est excellente, ce qui n’est pas évident avec cette autrice travaillant comme une compositrice, mêlant dans sa langue une palette de sons et de rythmiques précises, quasi musicales. Une langue pétrie d’histoire et d’influences. Si j’osais le jeu de mots, la langue est très râpeuse, orale et urbaine, avec beaucoup de violence. Les personnages s’y coupent la parole, chacun ayant du mal à finir ses phrases, à affronter ce qu’ils ont envie de dire, ou plutôt, de faire avouer à l’autre… Le parler est jeune, influencé par le rap et le slam, donnant un flux de mots et de silences. Cela crée un effet saisissant de réalisme, le tout étant écrit comme une partition rigoureuse avec ce qui doit se chevaucher et quand. Il y a une manière de faire du bruit, de se manifester sans savoir tout de suite de quoi ça parle. Nous sommes pris dans le vertige de la parole et nous devons reconstruire le sens car il nous faut attaquer le silence de la famille que La Fille vient faire exploser.
À paraître en novembre aux Éditions Théâtrales, traduction avec le soutien de La Maison Antoine Vitez editionstheatrales.fr 2 debbie tucker green rejette les conventions orthographiques courantes, en particulier l’utilisation des majuscules pour son nom comme pour les titres de ses pièces 3 Paru chez Nick Hern Books (2003) 4 Le Berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste, Éditions La Discussion (2013) 1
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La Fille demande des comptes à chacun, tente de faire avouer l’inceste, a besoin qu’ils reconnaissent leur déni et leur responsabilité, les uns devant les autres puisque tout le monde est condamné à rester en scène ! Tous cheminent dans le souvenir et ses aléas, ses déformations venant instiller le doute… Chacun a non seulement sa vérité, mais de bonnes raisons de croire ce qu’il dit car ils
n’ont pas vécu les mêmes choses. Il y a des différences d’âge importantes entre les quatre frères et sœurs. Comme dans la réalité, la personne qui a le courage de révéler une telle maltraitance n’a souvent que ses propres dires pour l’appuyer. Elle trouve du déni en face. Les enfants apprennent malheureusement à taire, comme les adultes, ce type de tabous. On s’arrange avec, on ne veut pas voir. La force de La Fille est d’attaquer le silence et la vérité sans relâche, mais il est difficile pour la communauté de l’écouter et d’imaginer que ce qu’elle dénonce a été possible. Le Père, pourtant au centre du drame, ne dit quasiment rien. Finalement, chacun sauve sa peau et La Fille se voit trahie, lâchée, renvoyée à un rôle de menteuse. Elle découvre aussi qu’elle n’a pas été la seule à être abusée, se retrouvant à son tour mise en défaut… La famille tient par le silence en même temps qu’il l’écrabouille. Ils tentent de dire sans réussir à nommer. C’est dans les silences que nous sentons ce qu’ils partagent. Le rôle du Frère est ainsi terrible, déchirant, car toute son identité est réduite à cela, l’amour trop grand du père, la protection de sa mère qui ne doit pas savoir ce qu’il a subi. La Sœur 1 a assisté à tout, elle est dépositaire de la mémoire qui vacille, en conserve des « bouts qui comptent ». La Sœur 2 n’a pas vraiment connu ça. Elle refuse de croire que c’est possible. C’est la plus violente et virulente, blessée par la possibilité du mensonge. La Mère et Le Père sont, tout du long, en ligne de mire. S’il est l’auteur des faits reprochés, son rôle à elle est tout aussi terrible… Elle est mise en question car elle a choisi La Fille pour son époux, ce qui est affreux. debbie
tucker green détruit l’idée de la figure maternelle protectrice, comme elle tape souvent dans ses textes sur le manque de solidarité féminine. Le déni du personnage est ici épouvantable. Comme le décrit très bien l’anthropologue Dorothée Dussy4, l’inceste est constitutif de nos sociétés. On ne sait ni le voir, ni en parler, malgré des estimations très fortes : près d’un enfant sur 10 en classe de CM2 en serait victime. Faire exploser la vérité demande un effort surhumain et la faire reconnaître par la loi est encore plus difficile. Vous parlez d’une « poétique de l’affleurement » à propos des nombreux silences émaillant la pièce. L’autrice juxtapose les noms des personnages sans répliques, mais avec une attention particulière à l’autre. Comment travaillez cet espace de jeu pur ? Cela concerne tout ce qui n’est pas dit, tous les trous pour que les spectateurs puissent s’y engouffrer. Une énorme partition de silences et de regards. Le silence est ici écrit comme un son : « un temps », des longs silences et des silences actifs avec les noms des personnages dénués de répliques qui sont un splendide cadeau au secret de l’acteur Il implique de trouver une autre manière de parler avec son corps. Le plus fort est ce qui est tu et affleure. La violence du silence de cette famille réside dans son secret. Le père ne
disant pas quatre phrases, en étant là tout du long, à parler avec son mutisme. Les enfants entre eux ont une manière de signifier avec presque rien. Personne ne sort de scène, il leur faut donc contrôler leur parole, inventer une manière de s’exprimer en disant le minimum pour avouer des choses terribles. Que nous réserve votre scénographie, champ laissé libre par l’autrice qui n’impose qu’un certain nombre de chaises ? Les chaises fondent l’architecture de la famille, assignant une place à tous. Une reste vide, celle de La Fille qui refuse de s’asseoir. Ce parti-pris radical raconte tout par de fines variations : une chaise disparaît à un moment, c’est la clé. Pour le reste nous avons cherché un espace qui nous mette en proximité avec le public : une sorte de boîte fermée, un intérieur très large, presque panoramique. On peut balayer la scène du regard et voir chacun dans sa solitude et inviter le spectateur à choisir son regard. Le lointain est sombre et ouvert. Quant aux costumes, ils évoquent le démembrement de la famille dans un travail sur une manière d’exposer ou de cacher des blessures avec des superpositions de matières qui rendent cela physiquement.
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RENCONTRE
le voyage intérieur À l’issue du confinement, Rodolphe Burger a sorti un nouvel album tout à fait inattendu : avec Environs, il explore un peu plus encore ce qui le rapproche de ses origines.
Par Emmanuel Abela Photos de Benoît Linder pour Poly
Avant-première de la tournée Environs en l’Église de SaintPierre-sur-l’Hâte (SainteMarie-aux-Mines), vendredi 13 et samedi 14 novembre dernierebandemusic.com Solo Session à La Laiterie (Strasbourg), samedi 5 décembre, la date de sa tournée Environs étant décalée au vendredi 5 mars 2021 artefact.org Concert-lecture autour de textes de Lenz et de Goethe au Musée des Arts décoratifs (Strasbourg), dimanche 6 décembre musees.strasbourg.eu
Paru à La Dernière Bande dernierebandemusic.com
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hez Rodolphe Burger, il est question d’un cheminement permanent. Avec cette singularité : sa destination est souvent sa provenance même. Ce point de départ, insoupçonné, en amont de son itinérance vers lequel il se dirige immanquablement. N’en concluons pas que le compositeur alsacien tournerait en rond – ou pire qu’il ferait marche arrière –, non, nullement. Il avance vers ce qui constitue la source même de sa création enfouie, quelque part, au cœur de ses nombreuses filiations. Vers ce qui le constitue fondamentalement.
Imprévu C’est le cas, une nouvelle fois, avec son dernier album, Environs. Un disque qu’il juge « imprévu », publié au printemps après le confinement. S’il estime lui-même qu’il s’agit de l’opus « le plus libre qu’il ait jamais enregistré », c’est parce qu’il n’avait aucune intention préalable. Tout au plus, souhaitait-il prolonger le plaisir d’une tournée réussie avec la contrebassiste Sarah Murcia et le percussionniste Christophe Calpini. Il se souvient : « À la fin, je leur ai proposé de passer un temps à la Ferme, au studio (à Sainte-Marie-aux-Mines, NDLR). » Pour ceux qui ont eu la chance de s’y rendre, l’endroit est très engageant, et particulièrement inspirant. Jacques Higelin, séduit, y a enregistré de très beaux disques. Rodolphe relate : « Nous nous y rendons sans nous fixer de règles, et y travaillons. C’est ce qui est formidable, dans ce lieu de vie, avec la cuisine d’un côté, la console de l’autre, on constate à la fin qu’on a produit tout cela sans s’en rendre compte. » Avec une inquiétude cependant, vu l’éclatement du matériel enregistré, de « s’être égaré en chemin ». Il est vrai qu’il y effectue le grand écart entre Schubert et Can, et ne se prive pas d’hommages appuyés à Sam Cook ou au rocksteady des Jamaïcans, sur un terrain, le reggae, tout à fait inattendu. Force est de constater que la cohérence naît ici d’un récit commun.
Confiné Le disque est presque achevé quand survient le confinement, mais Rodolphe décide de prolonger l’expérience en solo. Il continue d’écrire, de produire et d’enregistrer « dans une liberté encore plus grande ». Le titre de l’album, Environs, impératif du verbe « envirer » – autrement dit “tourner jusqu’à l’ivresse” – est une invitation au voyage, mais un voyage sur place. « C’est ce que permet le studio d’enregistrement » explique-t-il, « lieu clos par excellence mais qui s’ouvre en permanence grâce à la pratique de la musique. À la Ferme c’est encore plus le cas : j’y constate un processus, un phénomène même, sensoriel, qui se met à jouer. L’espace s’en trouve modifié ! » Et de préciser : « La musique est un moteur qui met en mouvement, une matrice imaginaire. C’est très troublant. » Nous lui rappelons que durant le confinement, l’autre aspect tout aussi troublant c’était cette étrange temporalité, étendue à l’infini, tout en étant accélérée : un arrêt sur vie, qui nous renvoyait à l’image du temps passé, d’avant le progrès. En s’en excusant presque, il avoue « avoir trivialement profité de ce temps inespéré. » Il poursuit : « Je ne peux jamais compter sur deux mois d’affilée comme ça. J’en rêvais : un printemps entier, et quel printemps ! Je l’ai vécu comme tous ceux qui ont eu la chance de le vivre au contact de la nature. C’était surtout idyllique parce que je pouvais travailler. Pas une seconde, je ne me suis ennuyé, je vivais presque une situation d’utopie, de toutes ces choses qui ne vous sont jamais accordées : de travailler sans pression, dans un temps qui n’est plus soumis ni au diktat de la production ni au diktat social. » De manière plus générale, « c’est un temps privilégié. Le paradoxe, bien sûr, c’est que cette expérience s’inscrit dans un contexte malheureusement bien moins réjouissant. Il en restera cependant quelque chose, et on espère bien qu’elle ne va pas s’achever, comme ça a été le cas à l’issue
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du confinement, avec cet impératif d’une production à nouveau précipitée et ses tentatives d’effacement. Il faut très précieusement faire fructifier les éléments positifs de cette expérience-là. Le plus fou, c’est que tout s’est arrêté, que la fuite en avant générale s’est interrompue. Il aura fallu un virus pour tout arrêter, mais ça a eu lieu, alors que rien d’autre n’y est jamais parvenu. » Alsacien Comme bon nombre d’entre nous, l’envie de sortir – voire de s’échapper – était là, d’où l’affirmation pour lui de repartir « voir le monde ». Nous y voyons quelque chose de très alsacien, cette envie irrépressible d’explorer et de penser le monde. Rodolphe n’est pas sûr d’accéder immédiatement au propos, et rappelle que dans ce mouvement, on trouve aussi « la fuite ». Pour lui, « l’Alsacien absolu c’est Tomi Ungerer, et comme Tomi, l’Alsacien s’en va, parfois pour revenir à certaines conditions, ce qui n’est jamais simple. » On lui signale que lui aussi a eu la tentation de partir et qu’il est revenu. « Oui, et comme Tomi, je me suis mis à réassumer mon origine, même si j’ai encore du mal à la nommer “alsacienne”, je la rattache plus à une identité rhénane, même si je ne sais pas si c’est mieux en définitive. » Il nous rappelle qu’il vient d’un endroit très singulier, à part, à la frontière entre le Haut-Rhin, le Bas-Rhin et les Vosges. « L’âge et le temps me permettent de mesurer quelque chose de l’appartenance ou de l’héritage. Je peux désormais mettre un nom sur ce qui faisait qu’à l’époque de Kat Onoma, nous nous situions à part, dans l’espace médiatique français, le marché et même le milieu du rock. En porte-à-faux, en bordure. Il aurait presque mieux valu qu’on soit suisses ou belges. » Aujourd’hui, on le sent en capacité d’admettre cette singularité-là : il se réconcilie avec la pratique du chant en allemand, 38
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un chant qui s’adapte étrangement, abordé avec douceur, loin de la rugosité qu’on attribue à la langue. « Ce que je cherche à faire entendre de l’allemand, c’est la suavité. J’ai rompu avec cette position adolescente de rejet. Pour le petit Alsacien que j’étais, l’Allemand c’était l’ennemi, c’est celui qui a voulu faire fusiller mon père, qui l’avait enrôlé de force. C’est bien après que j’ai reconsidéré les choses, avec la philosophie qui m’a permis une autre relation à la langue. Puis j’ai dû admettre que ma grand-mère était allemande, elle parlait mieux l’allemand que le français. Elle était cet autre visage de l’Allemagne : douce, maternelle. Je dois reconnaître que j’ai aujourd’hui une vraie passion pour les éléments de la culture allemande : la musique, la littérature – n’en parlons pas –, et bien sûr la philo. » C’est sans doute pour cela qu’il évolue aussi naturellement aux côtés de la figure de Lenz, telle que nous la relate Büchner dans le cadre d’une résidence initiée par Thierry Danet de La Laiterie. « Plein de chemins nous mènent à Lenz et à Waldersbach », s’amuse-t-il, lui l’enfant de la vallée voisine. « À Waldersbach, je m’y étais rendu, enfant. Il n’était pas question de Lenz, mais j’avais la maison en tête, ainsi que la petite église. Quand je redécouvre la nouvelle de Büchner, en termes d’imaginaires, c’est très parlant pour moi. » Avec ce texte, se pose en définitive la question vertigineuse de l’inachèvement. « Oui, l’histoire de Büchner est remarquable : ce jeune homme de 23 ans termine sa thèse à Strasbourg et tombe sur les textes du Pasteur Oberlin ; il écrit cette nouvelle, mais la laisse dans un état d’inachèvement si extraordinaire qu’il ne faudrait surtout pas l’achever – comme la Cathédrale de Strasbourg. Ça se termine par « Und so lebte er hin » (Ainsi vécut-il dès lors). Ne trouve-t-on pas plus bel achèvement ? »
MUSIQUE
eurythmics Les inspirations métissées de la compositrice Eve Risser l’ont poussée à former un nouvel ensemble. Avec son Red Desert Orchestra, l’Alsacienne pousse le jazz vers de nouvelles contrées. Par Irina Schrag
À L’Arsenal (Metz), mercredi 18 novembre dans le cadre du Fil rouge Cuivres de la Cité musicale citemusicale-metz.fr À La Philharmonie de Paris, dimanche 31 janvier 2021 dans le cadre de la soirée Jazz New Sound philharmoniedeparis.fr
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ertains connaissaient la soliste au piano préparé, agrémenté de petits vibrateurs et moteurs activables pour mieux en modifier les sonorités. D’autres ont vu Eve Risser former le White Desert Orchestra en 2015, incursion en territoires sonores du continent africain pour de fécondes rencontres. Sur la scène des musiques improvisées, la compositrice a poussé son exploration vers l’Afrique de l’Ouest avec un line-up renouvelé, incorporant balafons, djembés et tambour bara. Elle a surtout rencontré le Kaladjula Band de Naïny Diabaté, griotte à la tête d’un groupe de sept femmes instrumentistes et chanteuses de Bamako. Le premier du genre, entièrement féminin. Le choc stellaire a donné naissance à deux programmes distincts : Kogoba Basigui avec la diva malienne et Eurythmia, avec le renfort de percussionnistes burkinabés vivants
en France. Ce dernier fera les beaux jours de l’Arsenal messin qui vibrera sous les assauts conjugués du groupe. Ici l’on prend son temps pour entrer dans les sons, convoquant d’abord leurs fantômes. Le plateau bruisse de frottements et d’inspirations. Les nappes sonores s’installent dans l’accumulation sensible, tels des paysages fragiles à l’aquarelle. Les cuivres se font chatoyants, entourant le demi-cercle ouvert sur le clavier d’Eve qui ne ménage pas son audace. Le rythme des djembés en contrepoints et le son tout en rondeur des balafons se fondent dans un ensemble inattendu, reposant sur une écoute attentive. Les paysages déployés miroitent et scintillent de mille feux, se mêlant au piano préparé en dissonances assumées pour mieux se retrouver sur fond de jazz vivace et pimenté de sonorités sœurs, depuis trop longtemps désertées.
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beyrouth mon amour Bachar Mar-Khalifé signe un nouvel opus électro-acoustique puissant, On/Off, enregistré au Liban avant l’explosion qui a ravagé le port de la capitale.
Par Suzi Vieira Photo d’Habib Saleh
À La Cartonnerie (Reims), mardi 1er décembre cartonnerie.fr
Édité par Balcoon/IDOL bacharmarkhalife.com
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nsolite et percutant, noir et lumineux, extatique, On/Off, le nouvel album de l’artiste franco-libanais, prend aux tripes. Traversé d’orages et de silences, la voix du chanteur y jaillit parfois comme un cri déchiré d’amour à son pays natal. Mêlant la musique classique à l’électronique, les tourbillons rythmiques à l’épure du piano, le compositeur et multi-instrumentiste exprime les tourments d’un peuple meurtri, harassé par l’incurie de sa classe politique, le marasme économique et la crise sociale. Depuis la déflagration qui a dévasté Beyrouth en août dernier, l’homme est de tous les concerts de soutien, et dix pour cent des sommes récoltées sur les ventes de son disque seront reversés à l’ONG Beit El Baraka. Ce cinquième opus, il l’a écrit et enregistré là-bas, en décembre 2019, avant la catastrophe, mais au rythme des contestations populaires qui embrasaient déjà la capitale. « J’ai répondu à un appel physique très fort, qui me poussait à y retourner, coûte que coûte », raconte-t-il. Au milieu du chaos, il se lance dans un travail de mémoire intime et profond, se retire dans la demeure familiale, une maison en pierre isolée dans les montagnes de Jaj, dont les célèbres cèdres dominent les sommets. « L’album est fortement coloré par cette nature brute et rocailleuse », explique-t-il. « L’électricité coupe
toutes les quatre heures – on/off. On est sans cesse accroché au générateur. La nuit est glaciale, bercée par les huées de hyènes. Les jours de tempête, la lumière toujours changeante du soleil disparaît parfois totalement. La maison est alors enveloppée de nuages noirs. On a le sentiment d’appartenir au ciel. » Les beats galvanisants d’Insomnia, dont les chœurs hypnotiques répondent à l’emballement des claviers, évoquent le cauchemar éveillé des Libanais, les longues nuits d’angoisse qui empêchent le repos des corps. Tandis que Zakrini, morceau à couper le souffle d’émotion, puise dans le souvenir de la grand-mère du musicien et de ses bons petits plats, pour réaffirmer la puissance de la poésie contre le désespoir. Dans Le Prophète, on peut également entendre la voix du père, Marcel Khalifé, célèbre oudiste, déclamant le texte de Khalil Gibran : « Vos enfants ne sont pas vos enfants. Ils viennent par vous mais non de vous, et bien qu’ils soient avec vous, ce n’est pas à vous qu’ils appartiennent. » Le disque se clôture sur un poignant piano-voix, reprise bouleversante de Ya Hawa Beirut, que la grande Fairouz interprétait en pleine guerre, clamant son espoir de voir un jour la cité renaître de ses cendres. « C’est ma ville natale », confie Bachar. « Je prononce seulement son nom, et tout mon corps résonne. »
chansons douces Mêlant le spleen du chant arabe à des mélodies folk pleines de rondeurs, Jawhar défend en tournée son dernier opus, hypnotique et désenchanté, Winrah Marah.
Par Suzi Vieira Photo d’Alexis Gicard
À la Poudrière (Belfort, en coréalisation avec VIADANSE), mardi 10 novembre poudrière.com À L’Autre Canal (Nancy), jeudi 19 novembre lautrecanalnancy.fr
Paru chez 62TV Records/PIAS jawharmusic.com
J
awhar compose et chante dans sa langue maternelle une pop-folk intimiste, aérienne et mélancolique. On dit souvent de lui qu’il est le Nick Drake tunisien. Raccourci marketing qui pourrait prêter à sourire, s’il ne collait pas si parfaitement au murmure enivrant de sa voix. Sorti fin 2019, Winrah Marah, troisième album du songwriter, qui vit aujourd’hui en Belgique, s’écoute les yeux fermés. Il nous transporte dans les paysages de montagne et de lumière du pays de son enfance, où l’homme a composé les dix titres lors d’un séjour de quelques semaines. « J’ai écrit l’ensemble sur une période très courte », explique-t-il. « Je voulais faire quelque chose de ramassé, avec une forte unité dans les textes, et dans la musique aussi. » Ses chansons douces sont autant de fables sur les sociétés maghrébines contemporaines et le blues post-printemps arabe. Chacune est centrée sur un personnage principal, comme sur le morceau ayant donné son nom à l’album, Winrah Marah (Où est passé Marah ?), qui parle d’une « femme n’ayant jamais eu d’enfant et qui, arrivée à un certain âge, devient folle de toute la pression sociale subie. Pour résister et survivre, elle
s’invente un fils qu’elle cherche partout. » L’ensemble forme comme un recueil de nouvelles, entre réalisme et allégorie politique. L’une raconte l’histoire d’un fou du village, une autre met en scène un homme qui vit sa religion de manière très personnelle et essaie de défendre sa liberté d’interprétation. Et puis il y a le texte de Menich Hzin, dont le protagoniste déambule dans les rues, attiré par une lumière incroyable avant que, tout à coup, les égouts se mettent à déborder et les massacres se perpétuent sous ses yeux. Lui, répète : « Je ne suis pas triste. Je continue de résister. » Comme le font aujourd’hui encore certains artistes tunisiens, malgré les illusions perdues après la révolution du jasmin. « Au fur et à mesure de l’écriture », confie Jawhar, « je me suis rendu compte du fil rouge qui unit ces différents contes. Leurs personnages ont un point commun : ils sont tous un peu à la marge, avec une individualité très forte, et luttent pour maintenir leur singularité contre le groupe, la communauté, la société, qui voudrait les faire rentrer dans le rang. » Derrière les mélodies hypnotiques, le fond des paroles donne écho à d’autres émotions, blessées et révoltées. Poly 233
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jazz tricolore Maintenue envers et contre l’épidémie de Coronavirus, la 35e édition de Jazzdor fait la part belle aux musiciens français. Plongée dans une programmation protéiforme d’une belle densité. Par Florent Servia Photo du trio Kepler par Linda Olah
À la Cité de la Musique et de la Danse, au Fossé des Treize, etc. (Strasbourg), mais aussi à La Filature (Mulhouse), à la Reithalle (Offenbourg)…, du 6 au 20 novembre jazzdor.com
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ne fois n’est pas coutume, Jazzdor fait honneur au dispositif français d’accompagnement Jazz Migration, dont Philippe Ochem, programmateur du festival, est le président. Trois des quatre derniers lauréats pourront ainsi donner un aperçu de la richesse créative qui persiste plus que jamais en France, autour des musiques improvisées. Les premiers se nomment NoSax NoClar (13/11, Péniche mécanique), duo formé par Julien Stella et Bastien Weeger qui se sont connus au sein du quartet Groove Catchers. Après le départ de Julien, ils ont eu envie de se retrouver dans le cadre pour le moins inhabituel d’un duo saxophone / clarinette basse. « Nous avons des influences très différentes », explique Julien Stella, « donc nous voulions voir ce que cela donnerait. » Les goûts polyglottes du clarinettiste les mènent de la musique berbère à l’Irlande. Et leur jeu, tout en variations, a le mérite d’être émouvant. Plus froides, les notes rares des seconds, le Trio Kepler (10/11, Fossé des Treize), touchent au sublime. Emmenée de concert par Julien Pontvianne, Adrien et Maxime Sanchez, cette formation veut «un seul son à emmener jusqu’au bout ». Elle se définit comme « une musique de chambre dans l’esprit », lente et minimaliste. Son intensité pousse au recueillement, à une manière de faire le vide intérieur à mesure que le son se propage dans l’espace. Plus folk, mais également lauréats de Jazz Migration, le Trio You (12/11, Fossé des Treize)
d’Héloïse Divilly s’est entiché de musiques réunionnaises et irlandaises avec élégance. La batteuse a grandi sur la première île, alors que ses origines remontent à la deuxième. Justement titré Isles, le projet est porté par la voix de la chanteuse suédoise et résidente française Isabel Sörling, oscillant entre le créole et l’anglais. Héloïse Divilly explique avoir pensé à elle « parce qu’elle l’a fait voyager, aussi bien par le son de sa voix que par sa capacité à improviser. » Pour compléter le trio, la batteuse souhaitait un guitariste « pour que ce soit épuré et que l’on ait beaucoup de possibilités ». Elle a opté pour Guillaume Magne qui sait « jouer sans étiquette », complétant son monde à elle à partir d’univers très éloignés. Citons également les projets du groupe Papanosh (lauréat Jazz Migration 2013) avec André Minvielle (07/11, Cité de la Musique et de la Danse), sans oublier le saxophoniste Sylvain Rifflet avec Jon Irabagon (13/11, Fossé des treize) présentant chacun un concept. Le premier chante Prévert dans une ode syncopée et délirante, le second calque ses notes sur des discours de figures résistantes (Jean Moulin, Greta Thunberg ou Paul Robeson). Les sept titres de Rebellion(s) vivent de leur intranquillité, sous les lamentations ou les cris de rage inspirés des deux soufflants. Sylvain Rifflet confirme, une fois de plus, qu’il est une voix à part dans le paysage du jazz hexagonal.
CINÉ-CONCERT
l’appât du grain Le jazz d’ARK4 donne une nouvelle vie au film de 1920 signé Karlheinz Martin, De L’aube à minuit. Une réalisation culte de l’expressionniste allemand. Par Florent Servia
Au Centre culturel régional Opderschmelz (Dudelange), mercredi 25 novembre opderschmelz.lu
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e L’aube à minuit est un film d’actualité », explique Pierre Boepsflug « montrant le pouvoir néfaste de l’argent ». Le pianiste consacre au longmétrage allemand un nouveau ciné-concert, « une mise en son de la mise en scène de Karlheinz Martin », comme il aime le définir. Le pitch ? La vie d’un employé de banque bascule quand une riche Italienne se présente à son guichet. Soudain conscient de son existence médiocre, le pauvre homme vole l’argent de sa caisse, plaque femmes et enfants pour mener la grande vie. Mais cela finit mal. ARK4 « donne au film un autre sens, propose un projet qui n’existe pas, complètement furtif ». Proposé aux musiciens par le Goethe-Institut de Nancy, il y a quelques années, le film a fait l’objet d’une résidence de création coproduite par Jazzdor. Leur réaction ? Ils ont été « fascinés par les images, souvent allégoriques, et les décors expressionnistes, parfois proches d’une vision surréaliste du monde ». Ils y voient « une fable moraliste derrière leur étrangeté, ainsi qu’une dimension rythmique et une capacité à générer sentiments et émotions », base que leur musique vient magnifier. « Nous amenons de la poésie. Nous ne voulions pas être dans la redondance »,
résume Pierre Boepsflug. C’est pourquoi leurs notes établissent une ambiance plus qu’ils ne collent à l’image. « Il est possible d’insister sur l’état psychologique d’un personnage, en soulignant, par exemple, son errance », explique celui qui se frotte à l’art délicat du ciné-concert depuis une trentaine d’années, insistant sur les termes d’interprétation et d’intention pour définir sa démarche. Les deux évoluent à chaque représentation. Car s’il est très écrit, le projet du quartet de jazz n’oublie pas de laisser une place considérable à l’improvisation. Rôdé, ARK4 a par ailleurs consacré sa mise en musique de films muets aux Aventures du prince Achmed de Lotte Reiniger ou à La Grève d’Eisenstein. Et le groupe ne s’efface pas derrière les œuvres des réalisateurs. « On aime bien les groupes expérimentaux des années 1970 », situe Pierre Boepsflug. Soft Machine, King Krimson, Keith Tippett ou Génésis ont influencé leur son, auquel « l’orgue donne une couleur particulière ». Issu du jazz, le quartet lui-même présente sa section rythmique orgue / batterie comme un free groove hypnotique et ses soufflants (trombone / alto sax) telles des fusées incandescentes.
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ensemble, c’est tout Avec pour cri de ralliement come together, le festival de musique contemporaine de la Philharmonie de Luxembourg rainy days explore toutes les rencontres sonores possibles.
Par Hervé Lévy Photos de Frédéric Iovino (Telegrams from the Nose) et de Sasha Engelmann (Caravane)
À La Philharmonie, au Grand Théâtre et dans d’autres lieux de la ville (Luxembourg), du 12 au 22 novembre rainydays.lu philharmonie.lu
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our sa vingtième édition, l’événement luxembourgeois prend pour thématique un slogan – choisi bien avant le déclenchement de la pandémie – sonnant aujourd’hui à la fois comme une provocation et une nécessité. Come together est en effet un beau résumé du caractère vital que revêtent les rencontres dans « des sociétés occidentales fortement polarisées, où la différence est perçue par beaucoup de plus en plus comme une menace », où un « nombre croissant de personnes se réfugient dans leurs petites bulles », résume l’équipe de la manifestation. En témoignent une vingtaine de rendez-vous donnant envie de partager différentes sonorités et de décloisonner les musiques à l’image de la création de Telegrams from the Nose (12/11, Grand Théâtre), collaboration entre le plasticien William Kentridge et le compositeur François Sarhan. Entre film d’animation, théâtre d’ombres, musique live évoquant un Chostakovitch en plein cauchemar et pantomimes expressionnistes, voilà un objet singulier questionnant la notion d’homme nouveau dans les années 1920 à travers l’exploration des liens entre communisme soviétique, frénésie scientiste et modernité artistique. Parmi la diversité des propositions, impossible de ne pas mentionner l’electro africaine
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expérimentale de Cedrik Fermont (13/11, Carré), une exploration sonore de Fluxus par l’ensemble Ictus (14/11, La Philharmonie) ou encore un concert de l’Orchestre philharmonique du Luxembourg (14/11, La Philharmonie). Dans ce dernier se mêlent des classiques contemporains (…quasi una fantasia… de Kurtág, où sont utilisées des combinaisons instrumentales singulières) et des pièces plus surprenantes, telle Role-playing 1: strings attached où la compositrice serbe Milica Djordjević propose une plongée dans la vie intérieure du clavier. Entre instants insolites comme l’extravagante performance pianistique de Gwen Rouger pour un seul spectateur donnée dans une caravane (14 & 15/11, place de l’Europe) et concert plus traditionnels – un après-midi restitue l’amitié entre l’ensemble L’Instant Donné et Georges Aperghis (15/11, La Philharmonie) – de nombreuses modalités de la rencontre artistique sont ainsi déclinées. Parmi elles, il conviendra de ne pas manquer la partition imaginée par Philippe Schoeller pour Das alte Gesetz d’Ewald André Dupont (20/11, La Philharmonie). Voilà génial cinéconcert permettant de découvrir un classique du muet de la République de Weimar narrant la trajectoire d’un fils de rabbin quittant son shtetl pour devenir une star du Burgtheater de Vienne.
© C2images pour Opéra national de Lorraine
MUSIQUE
ludwig la joie ! L’Opéra national de Lorraine organise un dense et protéiforme Marathon Beethoven pour célébrer dignement le 250e anniversaire du compositeur. S’y déploie notamment un concert de l’Orchestre de l’ONL dirigé par Bas Wiegers (06 & 08/10, Salle Poirel) programmant sa Symphonie n°7, « celle dont l’esprit est le plus ambigu, le plus troublant aussi », écrivit le musicologue André Boucourechliev. Cette « apothéose de la danse » – comme la qualifia Wagner – sera accompagnée par l’ouverture des Créatures de Prométhée et le Concerto pour piano n°1 par Aurel Dawidiuk, étoile montante du clavier d’à peine vingt ans. Voilà page au rayonne-
ment solaire, bouillonnante de jeunesse : même si les influences de Haydn ou de Mozart pointent encore, tout Beethoven y est déjà. Parmi les autres temps forts, citons le Concert des jeunes gens #1 inspiré des Young People’s Concerts de Bernstein (12-14/11, Opéra) avec Clément Lebrun, une des voix de France Musique, et Happy Beethoven #3 (26 & 27/11, Salle Poirel, entrée libre) où l’Orchestre et Felix Mildenberger font se rencontrer ses quatrième et huitième symphonies. Sans oublier une riche prog’ hors les murs (H.L.) À l’Opéra national de Lorraine, à la Salle Poirel et dans de nombreux endroits de la ville (Nancy), du 6 au 27 novembre opera-national-lorraine.fr
tiens-toi bien à mon cœur
© Simon Fowler
Ex-star de l’opéra rangée des voitures, soprano qui fit chavirer les cœurs de tous les lyricolâtres et interprète à (presque) nulle autre pareille de rôles comme la Reine de la Nuit de La Flûte enchantée de Mozart ou Olympia dans les Contes d’Hoffmann d’Offenbach, Natalie Dessay chante Nougaro pour un concert annoncé comme un événement. Et il y a bien des points communs entre le fils d’un chanteur d’opéra et une cantatrice dont la carrière débuta dans la “ville rose” qu’il célébra avec tant de poésie. Elle avait du reste interprété en duo avec lui Autour de minuit (adapté de Thelonious Monk) sur son album posthume La Note bleue (2004). Voix intime et tendre, l’ancienne diva toujours divine nous emporte dans des tubes comme Toulouse ou La Pluie fait des claquettes, caressant en toute délicatesse les mots de Nougaro, éclairant dans une intense douceur ses morceaux mis en musique par Yvan Cassar qui l’accompagne en tournée sur l’écran noir de leurs nuits blanches. (P.R.) À la Scène de l’Hôtel de Ville (Sarreguemines), mardi 10 novembre sarreguemines.fr
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violoncelle romantique L’OPS accueille le violoncelliste Victor Julien-Laferrière pour le Concerto de Schumann. Portrait du “soliste instrumental de l’année” aux Victoires de la Musique classique 2018. Par Hervé Lévy Photo de Jean-Baptiste Millot
Au Palais de la Musique et des Congrès (Strasbourg), jeudi 26 et vendredi 27 novembre philharmonique.strasbourg.eu victorjulienlaferriere.com
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uand on lui affirme qu’il est le digne représentant d’une “école française du violoncelle”, Victor Julien-Laferrière, tout juste trente ans, corrige, préférant parler de « tradition. Si je devais être d’une école, ce serait de celle d’André Navarra, un des plus grands pédagogues de sa génération », précise celui qui eut comme professeurs Roland Pidoux ou Heinrich Schiff, deux de ses élèves. Depuis 2017 et sa victoire à l’ultra sélectif Concours Reine Élisabeth de Belgique, sa carrière a décollé : « J’ai alors pris conscience que j’en avais terminé avec la période des concours. Quand on a obtenu un tel prix ça n’a pas trop de sens de se représenter à d’autres, à part de vraiment aimer ça (rires). » Chambriste passionné – même s’il a arrêté le Trio Les Esprits fondé avec Adam Laloum et Mi-sa Yang – et soliste impressionnant, il donne cette définition limpide de l’interprétation : « Il faut trouver sa place dans chaque œuvre. Elle est différente selon les compositeurs, selon la formation, selon la partition. Dans certaines, il est presque nécessaire de faire oublier le compositeur, c’est-à-dire d’incarner tellement l’œuvre que le public a l’impression que ça sort de l’interprète au moment où il le joue et oublie qu’il s’agit d’une page écrite. Il y a d’autres pièces où c’est juste trouver une manière de donner
vie à la partition, sans forcément rajouter beaucoup de soi. Entre ces deux extrêmes, toutes les nuances possibles et imaginables existent. » Illustration dans ce concert à la tonalité romantique en diable de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg dirigé par Hossein Pishkar, où deux œuvres de Mendelssohn encadrent le Concerto de Schumann, voisinage heureux tant les liens amicaux, artistiques et philosophiques des deux hommes étaient intenses. Cette œuvre procura à Clara « une heure de vrai bonheur musical » en le jouant. Et l’épouse du compositeur de préciser : « Le caractère romantique, l’élan, la fraîcheur et l’humour, et aussi l’intéressant entrelacs du violoncelle et de l’orchestre sont en effet tout à fait ravissants. » Pour Victor JulienLaferrière qui se produit pour la première fois avec l’OPS, il est important « d’apporter un répertoire dans lequel se trouve le plus de substance possible. Je n’aurais pas aimé venir avec une œuvre légère, où ne sont perceptibles qu’une ou deux facettes de mon jeu, de ma personnalité », résume-t-il. Cette page « particulière, aussi torturée que fantasque, s’oppose et se complète parfaitement avec la Symphonie n°4 “Italienne” de Mendelssohn, solaire et brillante », conclut le virtuose. Poly 233
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beethoven project Pianiste majeur de la scène internationale, François-Frédéric Guy fait escale à Bischwiller pour un récital dont le pivot est Beethoven, son compositeur fétiche.
Par Hervé Lévy Photo de Caroline Doutre
En l’Église protestante de Bischwiller, samedi 14 novembre mac-bischwiller.fr ffguy-pianist.com
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ui a entendu François-Frédéric Guy, jeune quinquagénaire au sommet de son art, en garde une empreinte durable dans sa mémoire. On se souvient ainsi d’un récital au Festspielhaus de Baden-Baden de 2011. Ce matin-là, il avait ébloui le public avec des interprétations d’anthologie de quelques “tubes” de la sonate pour piano beethovénienne : Pastorale, Clair de lune, Pathétique… Le virtuose est devenu un spécialiste du compositeur allemand, dont la musique l’irrigue depuis son plus jeune âge : « J’ai réellement découvert Beethoven à travers les enregistrements que nous avions à la maison, des Concertos par Wilhelm Kempff, des Sonates par Alfred Brendel ou encore le Concerto de l’Empereur avec Rudolf Firkušný… Pas vraiment une version de référence, mais je l’ai écoutée en boucle toute mon enfance », se souvient-il. La révélation se produit au concours pour l’entrée en cycle de perfectionnement au Conservatoire national supérieur de Musique et de Danse de Paris, fin 1988, où le programme imposé comprend la Fugue de la Sonate pour piano nº29 “Hammerklavier”. Depuis, FFG l’a jouée un nombre incalculable de fois en récital et enregistrée à plusieurs reprises : le compositeur « parle à mon oreille sur le ton de la confidence », explique-t-il. Pour lui, « l’action de cette pièce est pire que celle d’une drogue. Pas de désintoxication possible. » Et de rajouter : « Elle est la “neuvième” des pianistes ! Boucoure-
chliev avait une très belle image pour évoquer la transition entre le mouvement lent et la fugue de la Hammerklavier. Il la qualifiait de “soupe primitive”, où tous les archétypes du piano et de la musique étaient présents à l’état premier avant qu’ils ne s’ordonnent progressivement et fassent naître un cosmos complexe. » Mais tout Beethoven, « l’alpha et l’oméga » de son répertoire, passionne le virtuose, que ce soit les Concertos et les fameuses 32 Sonates, qui comptent « 101 mouvements et 620 pages de la même musique qui ne fait qu’évoluer et s’amplifier au fil du temps pour ressembler à une fascinante autobiographie » ou encore l’œuvre pour violoncelle et piano. Illustration dans un récital où les pièces du “maître de Bonn” s’entrelacent avec des partitions de Chopin. Et si on lui annonçait que, pour le restant de ses jours, il ne pourrait plus jouer que des œuvres de Beethoven ? FrançoisFrédéric Guy « signerait immédiatement »… avant de rajouter : « Plus sérieusement, j’ai aussi une fascination pour Brahms, son “successeur”, et pour Liszt. Sans parler de la musique d’aujourd’hui. Une des raisons pour lesquelles j’aime tant Beethoven est qu’il a écrit l’histoire en cassant tous les codes, et c’est ce regard vers l’avenir qui m’intéresse chez des créateurs contemporains comme Dufourt ou Mantovani. »
petits arrangements avec les notes Avec pour thématique “Ni la même, ni une autre”, la cinquième édition de Piano au Musée Würth fait se rencontrer figures du clavier et jeunes pousses. Par Hervé Lévy Portrait de Can Çakmur par HIPIC
Au Musée Würth (Erstein), du 11 au 15 novembre musee-wurth.fr À voir également la rétrospective dédiée à Christo et JeanneClaude (voir Poly n°232 et sur poly.fr) jusqu’au 20 octobre 2021
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ans la période complexe que nous traversons, « un désir de culture, de musique et de théâtre est perceptible. On l’a vu il y a quelques jours avec La Dernière bande de Beckett mise en scène Jacques Osinski avec Denis Lavant. Le spectacle était complet cinq semaines avant sa date (il s’est déroulé le 11 octobre, NDLR) », explique Marie-France Bertrand. Pour la directrice de l’institution, Piano au Musée Würth est désormais « bien installé et identifié sur la scène musicale. Il correspond de plus à notre volonté de créer une programmation multifocale dans l’Auditorium. » La recette du succès ? « Mêler des têtes d’affiche et des jeunes talents – en particulier locaux – autour d’une thématique. » Et pour 2020, le directeur artistique du festival Olivier Érouart a choisi comme fil d’Ariane “Ni la même, ni une autre”. « C’est un clin d’œil au XIXe siècle où la musique ne s’écoutait qu’en live. Alors, la transcription pour piano ou petit ensemble des symphonies et autres œuvres nécessitant un effectif important, était un moyen de rendre accessibles ces partitions au plus grand nombre possible d’auditeurs. En cette période de crise, c’est, en somme, très adapté », s’amuse-t-il. Et de donner pour exemple « Beethoven, un compositeur qui traverse le festival comme un second fil rouge, 250 e
anniversaire oblige. Son arrangement pour trio de la Symphonie n°2 sera interprété par le Trio Zadig (15/11) pour qui j’ai eu le coup de cœur au Festival de Colmar, il y a trois ans. » Sur le plateau, Les Métaboles qui fêtent leur dixième anniversaire (voir-ci contre) rencontreront une soliste qu’on aime beaucoup, Amy Lin (13/11). Elle rendra hommage à son maître, disparu cet été, Leon Fleisher que ses élèves surnommaient “l’Obi-Wan Kenobi du piano” avec un programme qui lui correspond bien, fait de pages de Mozart, Beethoven et Schubert. Rajoutez à cela l’excellent Clément Lefebvre (14/11), un concert pour les familles avec Charles Offenstein, ancien professeur de l’École de musique d’Erstein (15/11) et Virgile Roche (15/11), deuxième du Concours Piano Campus de Pontoise (avec lequel le festival entretient un partenariat) et vous obtenez un programme diablement excitant. Un qualificatif qui s’applique aussi au concert de clôture qui consiste en une véritable découverte, puisque Can Çakmur (15/11), pianiste turc ondoyant et délicat, se produit là – dans un programme d’essence schubertienne – pour la deuxième fois en France après un concert à la Fondation Louis Vuitton deux jours plus tôt. Décidément la nouvelle génération est à Erstein.
MUSIQUE
coup de chœur Autour de Brahms ou de la nature, Les Métaboles creusent un exigeant sillon choral. Rencontre avec Léo Warynski, directeur de l’ensemble vocal installé à Colmar.
Par Hervé Lévy Photo d’Elsa Laurent
Au Musée Würth (Erstein), mercredi 11 novembre (dans le cadre du festival Piano au Musée Würth, voir ci-contre) musee-wurth.fr À l’Arsenal (Metz), dimanche 15 novembre citemusicale-metz.fr À la Salle des Catherinettes (Colmar), vendredi 4 décembre colmar.fr lesmetaboles.fr
Paru chez NoMadMusic nomadmusic.fr
Les Métaboles fêtent leur dixième anniversaire : comment voyez-vous le chemin parcouru ? À l’époque, je rêvais d’un chœur professionnel pouvant s’emparer de tous les répertoires, possédant une affection particulière pour les pièces a cappella et les musiques contemporaines. J’avais des voix dans ma tête, aujourd’hui elles sont sur la scène. Comment décrire la sonorité de l’ensemble ? Ma conception du chœur est orchestrale : j’aime rechercher toute la palette sonore que les voix peuvent proposer. Mon rôle ressemble à celui du peintre avec ses tubes et ses pinceaux : le mélange peut être incroyable ! Une certaine transparence caractérise Les Métaboles, mais aussi une couleur très homogène et une grande ductilité, c’est-à-dire une capacité à se transformer au gré des répertoires. C’est pour cela que j’ai choisi ce nom reprenant celui d’une œuvre de Dutilleux explorant la notion de métamorphose. Dans deux concerts à Erstein et à Metz, vous explorez le spectre brahmsien : comment décrire ce programme ? Il m’a été soufflé par Olivier Érouart, directeur artistique de Piano au Musée Würth : j’adore les Liebeslieder Walzer, mais étais circonspect à l’idée de m’en emparer, car elle a été si souvent chantée, me demandant ce que nous
pourrions apporter. L’idée de collaborer avec des pianistes jouant sur instruments d’époque est apparue essentielle, permettant d’aborder Brahms différemment. En réunissant autour de cette partition des pièces variées, je voulais montrer que le compositeur proposait des musiques chorales d’essence très différente avec des canons inspirés de la musique de Schütz et de Bach aussi bien que des valses ou des échappées tsiganes ou slaves… À côté des “automnaux” Deux quatuors, opus 112, vous donnez les Trois Quatuors, opus 31 bouillonnants de jeunesse… Ils transportent le public dans une histoire d’amour et constituent de véritables saynètes de théâtre. Si Brahms n’a jamais écrit d’opéra, on peut voir ici ce que cela aurait pu donner. Dans un troisième concert à Colmar, vous explorez votre dernier disque intitulé Jardin féérique : quelle en est son essence ? Autour de l’œuvre de Ravel, se déploient des partitions sur le thème de la nature de SaintSaëns et Britten, mais aussi Miniwanka ou le cycle de l’eau (1971) de Murray Schafer, compositeur canadien qui s’est préoccupé d’écologie quarante ans avant tout le monde. C’est une musique formant de véritables tableaux, des paysages sonores.
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EXPOSITION
karlsruhe for kids Riches de multiples aventures culturelles, Kultur in Karlsruhe fédère deux expositions dédiées au jeune public. Entre aventures littéraires et route du café, visites croisées.
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Par Raphaël Zimmermann
Der Räuber Hotzenplotz, au Badisches Landesmuseum (Karlsruhe), jusqu’au 25 avril 2021 landesmuseum.de Cosmos café, au Staatliches Museum für Naturkunde Karlsruhe, jusqu’au 6 juin 2021 smnk.de kulturinkarlsruhe.de
Légendes 1. Vue de l’exposition Hotzenplotz © Landesmuseum Württemberg, Stuttgart, Photo: H. Zwietasch 2. Esportazione, machine à expresso, 1950, Gaggia, Italie. Prêt du MUMACMuseo della Macchina per Caffé di Gruppo Cimbali, Italie. Photo © Deutsches Museum
Voir notre dossier sur la cité allemande dans Poly n°230 ou sur poly.fr Programme complet sur kulturinkarlsruhe.de/fr/Culture-pour-lesenfants
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ité au patrimoine exceptionnel, Karlsruhe est un lieu où la culture bat plus fort qu’ailleurs 1. En témoigne avec éclat une initiative originale et pionnière. Nommée Kultur in Karlsruhe, elle rassemble plus de 30 institutions majeures de la cité du Bade-Wurtemberg. S’y retrouvent pêlemêle le ZKM, la Städtische Galerie ou encore le Jakobus-Theater. Il s’agit à la fois d’une marque fédératrice et d’une action permettant de positionner la ville comme une destination culturelle majeure sur la scène européenne. Et dans cette floraison qui se poursuit malgré la pandémie, tout un pan de l’activité est dédiée au jeune public2 avec des projets éducatifs adaptés, des visites spéciales, mais également une brassée d’événements faisant la joie des petits et des grands. Parmi eux, citons l’exposition participative et immersive du Badisches Landesmuseum dédiée à Der Räuber Hotzenplotz, classique de la littérature enfantine outre-Rhin signé Otfried Preussler, présentant les aventures de Kasperl et Seppel partis à la poursuit d’un brigand barbu – donnant son nom à la saga – qui a volé le moulin à café de leur grand-mère… Voilà le point de départ de folles aventures que les visiteurs pourront vivre dans l’expo’. À quelques enca-
blures, le Staatliches Museum für Naturkunde emporte ses visiteurs dans le Cosmos café pour aller à la rencontre de la boisson préférée des Allemands – hé non, ce n’est pas la bière ! – dont ils consomment annuellement, chacun, 162 litres en moyenne. L’on découvre le long chemin conduisant de la cueillette des grains à la tasse dans une promenade en cinq étapes thématiques. La première consiste en une étonnante immersion dans une véritable forêt de caféiers avec ses odeurs tropicales et ses bruissements caractéristiques… L’illusion est étonnante permettant de mieux connaître les origines africaines de la plante (en existent plus de cent variétés différentes, dont les plus célèbres se nomment Coffea arabica et Coffea canephora abrégées en Arabica et Robusta), poussant désormais aussi en Asie et en Amérique du Sud. Suivent des escales dans les domaines de la chimie et de la technique où est notamment expliquée la torréfaction (à découvrir en direct !) et exposée la plus petite machine à café du monde ou encore le premier filtre réalisé par Melitta Bentz, en 1908. Après avoir zoomé sur les aspects économiques – du colonialisme au commerce équitable – le parcours s’achève avec une partie dédiée à la culture du café.
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voyage au ventre de la terre Avec Le Passé des Passages, le Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon remonte le temps, partant à la découverte d’un quartier commerçant plurimillénaire.
Par Suzi Vieira
Au Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon, jusqu’au 4 janvier 2021 mbaa.besancon.fr
Légendes 1. Canif à manche en ivoire. Ce petit couteau de poche à lame pliante présente un manche décoré d’un gladiateur armé et casqué prêt au combat. Antiquité. © Jean-Louis Bellurget, Inrap 2. Vue d’une partie des vestiges antiques en cours de fouille. © Dominique Delfino
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est une pièce de 100 francs de 1956, tombée un jour d’une poche, qui ouvre au visiteur le chemin de l’histoire deux fois millénaire d’un quartier bisontin aujourd’hui baptisé “Pasteur”. Située en plein cœur du centre historique de Besançon, la ZAC-Pasteur fut le théâtre d’une imposante campagne de fouilles entre 2010 et 2011, à l’occasion de la construction d’un centre commercial. « Les scientifiques ont littéralement creusé dans l’épaisseur du temps. Ils ont exploré le ventre du quartier jusqu’à six mètres cinquante de profondeur », explique Julien Cosnuau, responsable des collections d’archéologie du musée. Conçue comme une promenade en chronologie inversée à travers les âges, l’exposition retrace l’histoire de ce quartier commerçant en remontant depuis les couches supérieures – qui correspondent aux périodes les plus récentes, jusqu’aux strates les plus anciennes. Dans la première salle, dédiée à l’époque contemporaine, le visiteur découvre les vestiges d’objets aux couleurs de son enfance, ou de celle de ses parents. Un flacon de pastilles Vichy de la toute fin du XIXe siècle, une bouteille de Pastis qui aurait aussi bien pu appartenir à leur grand-père, ou encore un pot en terre cuite rappelant qu’autrefois, au 14 de la Grande Rue, était établie une certaine moutarderie Jacques Demougeot... Aux XIXe et XVIIIe siècles, Pas-
teur abritait surtout des hôtels particuliers cossus, dont celui de Mignot de la Balme, où logea l’intendant du roi sous l’Ancien Régime. C’était aussi le quartier des boutiques de tailleurs et chapeliers, au milieu desquelles déambulaient les ouvriers horlogers, venus du Haut-Doubs avec étaux, brucelles, cabrons et brunissoirs sous le bras. Dans ce voyage vers le centre de la Terre, on cave le temps, on creuse les entrailles de Pasteur, à chaque salle un peu plus. Avec, entre chaque section temporelle, un aller-retour express dans le présent : témoignages vidéo de passants ou de commerçants actuels, clichés des fouilles en forme de triptyques géants qui semblent projeter les visiteurs sur le chantier. « C’est pratiquement pensé comme une installation d’art contemporain », commente Julien Cosnuau. Dans les deux dernières salles, le clair-obscur de l’îlot médiéval, aux relents d’échoppes de draps et de vins, dévoile un quartier de haut standing, dont témoigne, par exemple, un splendide étui à besicles en laiton. Le parcours s’achève à l’époque romaine, vers l’an 40 de notre ère, lorsque fut créé ce quartier ex-nihilo, dès l’origine dédié au négoce, avec commerces de bouche, meunerie, boulangerie, et même, un fumoir à viande. Qui sait, peut-être l’ancêtre des tuyés francs-comtois ? Poly 233
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ceux qui restent À Mulhouse, le textile n’est pas que passé. Avec Le Monument, le labeur et l’hippocampe, la Kunsthalle démontre que l’histoire industrielle récente est d’abord faite de vies humaines. Par Suzi Vieira
À la Kunsthalle (Mulhouse), jusqu’au 15 novembre kunsthallemulhouse.com
Légende Tanja Boukal, Rewind : Industry, 2019. Courtesy de l’artiste
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ermeture, licenciement, redressement judiciaire, restructuration. Ces mots reviennent beaucoup dans les témoignages brodés des 23 femmes qu’a rencontrées l’artiste alsacienne Véronique Arnold. Toutes travaillent – ou ont travaillé – dans le textile du “Manchester français”. La plasticienne ukrainienne Zhanna Kadyrova, elle, se rend depuis des années sur les sites d’usines abandonnées, à Kiev, et déshabille les murs de leurs carrelages pour les façonner en de petits hauts, jupes, robes, qu’elle photographie ensuite in situ. À chaque fois, en regard de l’œuvre, une archive filmée ressuscite l’activité autrefois grouillante des fabriques à présent désaffectées. Les anciens ateliers aux murs décatis et sols jonchés de débris, vidés des centaines de machines à tisser qui les peuplaient et des ouvrières qui s’y affairaient, se retrouvent également dans les créations de Tanja Boukal. L’artiste autrichienne s’est plongée dans le passé de l’entreprise DMC, fleuron du textile mulhousien, dont elle s’est appliquée à reproduire certaines photos d’archives. Même endroit dans l’usine, même angle de prise de vue. Le vide et le délabrement en plus. Elle y réinsère ensuite la silhouette brodée de l’ouvrière qui travaillait précisément là, en plein geste, le fil à la main. Du Haut-Rhin à Kiev, en passant par
la Croatie ou la Roumanie, la même histoire industrielle est contée dans cette exposition collective. Celle d’un passé récent, fait de bâtisses aussi bien que de travailleurs, et porté par une certaine idée du progrès, loin d’avoir toujours tenu ses promesses. « L’histoire du textile, c’est celle de tous les Mulhousiens. Elle est tissée de gloire et de douleur, profondément ancrée dans chaque famille », explique Sandrine Wymann, commissaire de l’exposition. « Or, ce qui s’est passé dans la ville a également eu lieu ailleurs en Europe, et a été vécu par les gens de la même manière ». Le déclassement social des ouvriers d’ex-Yougoslavie, le film d’animation du croate Igor Grubic, intitulé How Steel was Tempered, le donne à voir de façon très touchante. « De nos jours, le travailleur n’est plus indispensable à la société, il est plutôt à sa merci », expliquet-il. « L’ouvrier est devenu une marchandise bon marché. » Comme lui, tous les artistes de l’exposition ont écouté, retranscrit ou filmé les témoignages encore largement mobilisables de ceux qui ont fait les grandes heures de l’industrie européenne. Ils les ont prolongés, enrichis, pour redonner vie aux paroles, aux gestes et aux lieux. Parce que l’histoire ne se résume pas à des dates ni à des monuments : elle est d’abord faite d’humanités et d’intimités.
EXPOSITION
en attendant lorca Ombres et lumières, couleurs et transparences : avec A las cinco de la tarde, la Fondation Fernet-Branca explore l’œuvre d’Ana González Sola.
vol dans l’arène, et que le regard du spectateur fige un instant de lumière. Parisienne d’origine espagnole, Ana González Sola peint le ruissellement solitaire de nos vies intimes, noyées dans le grouillement ininterrompu et la lumière saturée des mégalopoles accélérées. D’une œuvre à l’autre de ses séries sur le Japon et la Corée, les parapluies perlent les trottoirs de Shibuya, dans l’attente de pouvoir traverser. Les voitures glissent sur le miroir de la chaussée. Les vendeurs de poisson des marchés de Séoul ajustent leurs étals, déambulant parmi les allées détrempées. « Dans le désir, il y a toujours de l’eau », affirmait le peintre italien Leonardo Cremonini – l’un des maîtres de la jeune femme aux Beaux-Arts de Paris. Celle qui compose les corps, au fond desquels se love obscurément toute libido. Celle aussi, des tubes de peinture colorés que la plasticienne applique et fait vibrer sur des panneaux de bois.
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Par Suzi Vieira
À la fondation Fernet-Branca (Saint-Louis), jusqu’au 10 janvier 2021 fondationfernet-branca.org
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ette exposition, qui offre une vue d’ensemble sur son travail, l’artiste a choisi de l’intituler d’après un vers célèbre de Federico García Lorca, A las cinco de la tarde. Cinq heures de l’après-midi. L’heure précise à laquelle débutent en Espagne les corridas. Quand tout est encore dans l’attente du drame à venir, que le temps suspend son
Comme chez Goya, la lumière émane des choses dépeintes elles-mêmes, par un travail subtil sur le blanc et l’épaisseur de la matière. Les éclairages factices des enseignes irradient les façades et embrasent les éventaires. Dans la série des tentes, la lumière des ampoules, diffractée par les bâches en plastique, réchauffe les endroits les plus isolés, comme pour les arracher à la nuit et au froid. On voudrait y pénétrer, découvrir ceux qui s’activent à l’intérieur du chapiteau, autant que ceux qui s’y réfugient. En vain. Toute l’œuvre de l’artiste renvoie irrémédiablement chacun à sa place de spectateur d’une scène que les bâches dérobent à nos yeux, d’une foule dont les parapluies effacent les visages, de la vie qui passe, comme sur un rail. « Je n’aime pas donner un visage à un tableau » explique-telle. « Je veux garder une certaine abstraction, pour permettre à chacun de se mettre face à soi ». Poly 233
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fin de siècle Exposition exceptionnelle où se croisent Caillebotte, Degas et Moreau, L’Œil de Huysmans est une immersion dans l’univers d’une personnalité emblématique de la fracture entre le XIXe et le XXe siècle.
Par Hervé Lévy
Au Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, jusqu’au 17 janvier 2021 musees.strasbourg.eu Visites thématiques : Les Naturalia de Huysmans (15/11), Les Parfums de Huysmans (06/12) et Le Jardin d’hiver de Huysmans (13/12) Autour de l’expo à l’Auditorium : Lire La Cathédrale aujourd’hui (01/12), Huysmans et les primitifs (08/12), Huysmans et le satanisme (15/12), Le dernier Huysmans : art, cosmogonie et religion (12/01/21) et Beauté(s) du monde minéral (13/01/21)
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irecteur des Musées de Strasbourg, Paul Lang résume la personnalité de Joris-Karl Huysmans (1848-1907) d’un trait incisif, affirmant : « Il fut le sismographe des contradictions de son temps. » Au fil des salles se dessinent en effet les contours d’un homme fasciné par le progrès et féru des choses occultes, un auteur décadent qui fut aussi naturaliste, dans la droite lignée de Zola, et mystique tendance catholique, mais aussi un critique d’art successivement sensible – sans se renier – à l’impressionnisme et au symbolisme, tout autant qu’amoureux des primitifs nordiques. Ces strates se superposent dans une présentation d’une grande densité ne réitérant pas celle du Musée d’Orsay (qui s’est achevée en mars), avec qui les Musées de Strasbourg sont partenaires, obtenant des
prêts prestigieux. Commissionnée par Estelle Pietrzyk, l’exposition – qui a bénéficié de l’expertise de Robert Kopp1 – propose en effet une tourbillonnante plongée dans la tête de l’écrivain en forme de voyage dans son œuvre, où les toiles des plus grands entrent en résonance avec des pièces issues de collections strasbourgeoises. Au monde Le visiteur est accueilli par une fontaine où cascade une eau noire signée Su-Mei Tse (Many Spoken Words), évoquant le repas de deuil organisé par Jean des Esseintes dans le chef-d’œuvre qu’est À Rebours. Pièce mystérieuse et envoûtante, cette œuvre contemporaine – une des quelques rythmant l’exposition – est un parfait prologue. Seront en
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effet évoqués ensuite aussi bien le premier ouvrage de Huysmans, recueil de poèmes en prose intitulé Le Drageoir aux épices – avec un étonnant cabinet de curiosités fait de sonnettes de table, bonbonnières et autres fanfreluches – que son amour pour Paris dont il fut l’infatigable chroniqueur. Un très beau mur d’affiches de l’époque vantant les vertus de l’absinthe bienfaisante Terminus ou annonçant des “luttes de femmes” tous les soirs aux Folies Bergère, forme une incursion dans la fin du XIXe siècle. Se déploie aussi un goût pour l’étrange avec l’Araignée souriante et sarcastique d’Odilon Redon ou un très beau globe lunaire. Plus loin, est exploré l’éloge de l’artifice cher à l’auteur d’En rade avec notamment un orgue à parfums réalisé par la vénérable maison Lubin restituant l’atmosphère olfactive d’un dandy délicat où se croisent fragrances d’héliotrope, d’opoponax et de frangipane. Le parcours s’achève autour des préoccupations spirituelles de JKH apparaissant dans En Route, où il passe en quelque sorte du culte de l’art à l’art du culte. Dans une lumineuse section, se rencontrent la Vierge adorant l’hostie d’Ingres dont Théophile Gautier aima la « suavité divine », une kyrielle d’ex-voto et des évocations du Retable d’Issenheim de Grünewald qu’il vit « comme le typhon d’un art déchaîné qui passe et vous emporte. » Au Salon Mais la partie la plus éblouissante du parcours consiste en un “Salon imaginaire”, manifestation2 que Huysmans chroniqua de sa plume alerte et acerbe, affirmant pour son édition de 1879 : « Sur les 3 040 tableaux portés au livret, il n’y en a pas cent qui valent qu’on les examine. » Sur les cimaises s’alignent les chefs-d’œuvre présentés comme alors, jouant à touche-touche, accrochés à la va-comme-jete-pousse, les styles et les motifs se percutant dans un joyeux capharnaüm où l’œil se perd avec délices. On découvre les haines et les enthousiasmes du critique. Parmi les premières figurent les académismes qu’il éreinte. Son texte sur Mort de l’Empereur Commode du très pompier Pelez est un morceau d’anthologie à l’image de celui évoquant La Naissance de Vénus de Bouguereau : « Ce n’est même plus de la porcelaine, c’est du léché flasque ; c’est je ne sais quoi, quelque chose comme de la chair molle de poulpe », assène-t-il, évoquant aussi une « baudruche mal gonflée. » Il lui oppose la somptueuse Rolla de Gervex
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accrochée en regard : dans « cette fille éboulée, après des intimités haletantes », il voit un peintre saisissant la “vraie vie” à l’image du très oublié Raffaëlli qui nous séduit surtout dans ses ciels mélancoliques ou des Raboteurs de parquet de Caillebotte, incursion du prolétariat urbain et du monde du travail dans la “grand peinture”. Au cœur de cet ensemble éclatent des œuvres de Degas, cet « artiste de la commotion » montrant « de la vraie chair poudrée de veloutine, de la chair maquillée de théâtre et d’alcôve, telle qu’elle est avec son grenu éraillé, vue de près, et son maladif éclat, vue de loin. » En attestent Portraits à la Bourse avec le visage blême du banquier Ernest May tout droit sorti d’une toile du Greco – et Dans un café (aussi appelé L’Absinthe), portrait d’un couple mutique et accablé assis sur une banquette de La Nouvelle Athènes. L’Assommoir de Zola n’est pas loin et la vie dégouline avec douleur, désespérée dans son déséquilibre.
Légendes 1. Gustave Caillebotte, Raboteurs de parquet, 1875. Paris, musée d’Orsay. Photo ©RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski 2. Gustave Moreau, Galatée. Paris, musée d’Orsay. Photo ©RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / RenéGabriel Ojéda
Professeur de littérature française à l’Université de Bâle, il est un spécialiste de l’œuvre de Huysmans 2 Le Salon de peinture et de sculpture, appelé de manière générique “Le Salon” a été fondé sous Louis XIV et fut organisé jusqu’en 1880 (devenant ensuite le Salon des artistes français). Il dressait un panorama annuel de l’art officiel. 1
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en haut de l’affiche À la Luxembourg Art Week, la strasbourgeoise Galerie Delphine Courtay présente une sélection d’œuvres de Jacques Villeglé. Dans son atelier parisien, nous avons évoqué avec lui ses affiches lacérées, sa découverte de l’art et bien des choses encore.
Par Hervé Lévy Photo du 7 avril 2016 par François Poivret
Voir Poly n°232 ou sur poly.fr Instrument destiné à déformer lettres et images au moyen de verres cannelés interposés entre l’objet et l’appareil photographique 3 Aux côtés, entre autres, d’Yves Klein, Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle, Raymond Hains, Arman et Martial Raysse 1
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u cœur du Marais, se niche l’atelier de Jacques Villeglé (né en 1926) : il nous accueille, gapette vissée sur la tête, regard pétillant et sourire aux lèvres. S’emparant du dernier numéro de Poly, il s’arrête sur la couverture, fasciné par la pulsation urbaine habitant le dessin de Brecht Evens1 : « C’est ce que j’aurais pu faire, si je n’avais pas décollé des affiches », s’amuse-t-il. La conversation file en toute liberté, rebondit allègrement, allant de Vasarely qu’il admire à Picasso, en passant par Fontana, « un fantaisiste. Je l’avais exposé au Salon Comparaisons. Je transportais une de ses œuvres et tout se détachait, mais c’était essentiel de le montrer quand même », résume-t-il, une grande tendresse dans la voix. Assassiner la peinture Il y un côté Marcel Pagnol chez Jacques Villeglé : lorsqu’il narre son enfance et sa jeunesse, son visiteur est happé, transporté au cœur de la fin des années 1930, où il use ses fonds de culotte sur les bancs du Collège des Jésuites de Vannes « qui ambitionnaient l’évangélisation de l’Empire du milieu. Il y avait plein de caractères chinois et d’idéogrammes sur les murs : je n’y comprenais rien, mais ils m’attiraient. En sixième, je faisais croire à un camarade que je savais le chinois, dessinant des signes imaginaires. Je ne sais pas s’il y a vraiment cru. » Le vrai choc a été la découverte, par hasard, « le 6 juin 1943, très précisément un an avant le Débarquement », de l’Anthologie de la peinture en France de
1906 à nos jours publiée par Maurice Raynal en 1927. « De l’art moderne, je ne connaissais rien, sachant juste que Picasso était celui qui mettait un œil à la place du nombril. Je tombe sur une reproduction en noir et blanc, extrêmement tramée, d’une toile de Miró, avec cette phrase que l’auteur lui attribuait : « Je veux assassiner la peinture. » Je n’en comprenais pas exactement le sens. C’était un choc, mais elle m’attirait. Je me suis dit que c’est ce que je voulais faire. C’est inexplicable », résume-t-il. L’épopée est prête à débuter. Rapidement, il se met à « collecter des objets de hasard ». Ce sont d’abord des fragments du Mur de l’Atlantique, fils d’acier rouillés s’entremêlant de manière fort graphique, qu’il assemble avec d’autres pour une première œuvre (Fils d’acier-Chaussée des
Corsaires, 1947), puissante matrice où sont déjà présents nombre d’éléments de sa grammaire stylistique future, ainsi que son modus operandi. Ensuite, il y eut le compagnonnage avec Raymond Hains rencontré pendant leur passage éclair aux Beaux-arts de Rennes. À l’évocation de son ami disparu en 2005, les souvenirs affluent, artistiques – le poème visuel, Hepérile éclaté réalisé grâce à l’hypnagogoscope2 avec ses “ultra-lettres”, nées de la dislocation des mots – mais aussi intimes : « Hains était un scorpion, il se démolissait luimême. » La Comédie urbaine En févier 1949, le duo se met à décoller des affiches : « C’était une manière de se placer dans le flux de l’art, de continuer, par d’autres voies, le travail des cubistes. Je pense à Braque en particulier avec ses compositions intégrant des caractères typographiques comme Le Portugais. Je n’ai rien inventé mais me suis glissé dans une évolution. » La saga dé-
bute en flânant boulevard du Montparnasse avec Raymond Hains où ils décollent, un à un, des morceaux d’affiches, réalisant à quatre mains Ach Alma Manetro, en recollant les fragments. Jacques Villeglé continuera dans cette voie qui le rendra célèbre dans le monde entier. Flâneur magnifique décidé à recycler le réel de manière poétique à l’image de Brassaï avec qui il entretient une réelle parenté artistique, il s’empare d’une matière lacérée par un ou plusieurs passants qu’il ne connaît pas, une entité multiforme qu’il a nommée le « lacérateur anonyme ». Lui se voit avant tout comme « un metteur en scène. Les affiches – qu’elles comportent des images ou des éléments typographiques – sont la matière brute. Je les choisis, puis détermine un cadrage » explique celui qui souhaite l’effacement de l’artiste derrière l’expression spontanée de la rue. En cela, il fait œuvre d’archiviste voire d’archéologue, sauvegardant des fragments de l’histoire collective venant questionner leur époque. « En prenant l’affiche, je prends l’Histoire », aime-t-il rappeler. Poly 233
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Love (noir - bleu violet - jaune), 2018, sérigraphie, Atelier Tchikebe, Marseille © Jacques Villeglé - courtesy galerie delphine courtay
En témoigne Les Bulles du Temple, 5 février 69, magnifique interrogation sur la confusion des esprits régnant dans la France d’après 1968. L’évolution des motifs fait apparaître les contours d’une hypermnésie sociétale française allant des teintes sourdes des années 1950 au voyeurisme tapageur des publicités pour le 3615 ULLA, mythe du Minitel rose des eighties, en passant par les créatures glamour des années 1960. Ni créateur de ready-made au sens duchampien, ni précurseur du Pop – une étiquette qui lui fut collée en 1961 avec Carrefour Sèvres-Montparnasse –, Jacques Villeglé se voit avant tout comme un peintre, citant malicieusement la phrase de Maurice Denis qui invitait à « se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » Lorsqu’on lui affirme que son travail est d’essence politique, il balaie l’adjectif d’un geste de la main, rappelant simplement le dialogue qu’il eut avec « les communistes, en arrachant les affiches du PCF des années 1960. Rien de plus ». Il n’empêche qu’arracher les vecteurs de communication des puissances dominantes (politiques, économiques, publicitaires…) pour les métamorphoser en poésie pure ressemble bien à un acte politique. Membre des éphémères Nouveaux réalistes 3 (1960-1963), il a toujours tracé une voie singulière d’une grande élégance dans le siècle. Si pour lui l’art est ce qu’était la propriété à Proudhon – le vol – il ne cesse d’inventer et d’expérimenter, déclinant aussi depuis 1969 les multiples avatars (peints, sculptés, écrits sur ardoise, etc.) de son alphabet socio-politique. Il vint au monde en découvrant un graffiti avec les trois flèches de l’ancien parti socialiste et différentes croix (de Lorraine, gammée, celtique) dans le métro le 28 février 1969 – toujours cette précision des dates – alors 60
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que de Gaulle reçoit Nixon. À partir de là, il va imaginer un ensemble de signes, jetant les bases d’une nouvelle écriture extrêmement picturale révélant « la violence qui occupe notre mémoire ». C’est un langage crépitant, issu de la rue. Avec lui et ses arrachages, beaucoup ont vu le plasticien comme l’un des pères du street art. Il a du reste œuvré avec Jérôme Mesnager, Psyckoze, ou encore Artof Popof. Toujours modeste, il affirme que leur seul rapport est « la rue. Comme eux, elle est mon domaine. C’est un peu prolétarien : je connais des conservateurs qui ne nous estimaient pas pour cette raison, préférant à l’époque travailler avec Buren, car c’est un intello. Des conservateurs qui portent bien leur nom. » Lui assurément, ne l’est pas.
art attitude Quelque 70 galeries venues de huit pays sont attendues pour la sixième édition de la Luxembourg Art Week qui s’est rapidement imposée comme un rendez-vous phare de l’Art contemporain du Grand-Duché et bien au-delà. La Main Section rassemble des galeries établies représentant des artistes de renommée internationale, Take Off propose un regard sur les plasticiens émergeants, tandis que Focus (nouveauté 2020) met à l’honneur Bruxelles. À côté des Strasbourgeois (Aedaen, Delphine Courtay, Bertand Gillig et Radial), des Messins (Modulab et PJ) et des Belfortains (Robert Dantec), on croisera la crème des adresses luxembourgeoises pour un feu d’artifice plus que jamais nécessaire. À la Halle Victor Hugo (Luxembourg), du 20 au 22 novembre luxembourgartweek.lu
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une bouffée d’art frais Dans le contexte particulier de 2020, la 25e édition de ST-ART, première foire d’art contemporain en région, « tombe à point nommé », explique Patricia Houg, sa directrice artistique.
nouer avec elle. Et nous avons cette responsabilité-là, celle de faire en sorte qu’ils puissent, dans le respect des mesures sanitaires qui s’imposent, se rencontrer et partager autour de la création. C’est d’autant plus primordial que la nature humaine est faite d’échanges.
Par Suzi Vieira
Au Parc des Expositions (Strasbourg), du 27 au 29 novembre st-art.com
Légende Clay Apenouvon, Material insanity, photo de Saad Alami
Par la force des choses, ST-ART devient le premier grand rendez-vous depuis des mois pour les professionnels de l’art. L’événement est-il attendu ? Si 2020 est une année particulière pour la foire, cette 25e édition se veut plus que jamais une plateforme pour la diffusion des artistes plasticiens auprès du public et des collectionneurs. Les grandes foires d’art contemporain comme la nôtre permettent aux galeristes et aux collectionneurs d’être mis en présence. À ces derniers, nous offrons une large sélection de ce qui se fait, grâce aux quelques 90 galeries venues de cinq pays. Mais toujours avec ce fort ancrage dans l’Est qui fait la marque de fabrique de ST-ART. Dans les allées, on croise les Strasbourgeois Aedaen, East & The Sloughis, L’Estampe, Philippe Decorde... Et du point de vue du public ? Je crois qu’il y a un vrai besoin chez les gens de se retrouver autour de la culture, de re-
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Pourquoi avoir choisi de prendre l’écologie pour thème de la grande exposition présentée cette année, intitulée Futurae ? Je crois important de sortir de la seule préoccupation sanitaire pour élargir à des sujets concernant la planète. Le propos est également de montrer à la jeune génération, très active sur le front écologiste, que certains artistes sont habités par le même engagement, parfois depuis des décennies. Avec ses terrariums, la californienne Vaughn Bell recrée par exemple un microcosme qu’on a plus le temps de regarder, invitant les spectateurs à placer leur tête dans les structures. Les portraits réalisés par le duo britannique Ackroyd & Harvey en faisant pousser de l’herbe par photosynthèse, symboles de la marque indélébile laissée par les humains sur la nature, portent une charge politique puissante. Quant à l’Allemande d’origine coréenne Ha Cha Youn, cela fait vingt-cinq ans qu’elle récolte des sacs plastiques sur les marchés et les réutilise comme des couleurs dans ses tableaux. L’art est-il plus nécessaire que jamais ? Absolument ! Parce que les artistes ont cette capacité à s’emparer de certains thèmes et à en faire des œuvres qui parlent aux gens. Prenez l’installation de Clay Apenouvon, avec ce plastique étirable qui ressemble à une marée noire dégoulinant du plafond : ça vous prend aux tripes. Non seulement l’art est une porte d’entrée sur l’époque, mais il a en outre le pouvoir de nous toucher profondément, d’éveiller en nous émotions et réflexions.
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un siècle d’or Historien, Georges Bischoff nous invite Dans le ventre de l’Alsace avec un essai érudit, passionnant et drôle explorant l’âge d’or de la gastronomie régionale, entre 1470 et 1620. Par Hervé Lévy
Georges Bischoff sera présent à la 31e édition du Festival du livre de Colmar (28 & 29/11, Parc des Expositions) avec pour thème “Futurez-vous” et pour invité d’honneur Gilles Legardinier festivaldulivre.colmar.fr
Paru à La Nuée bleue (25 €) nueebleue.com
Légendes 1. Cuisinier au travail dans un recueil de recettes paru en 1530 chez l’imprimeur strasbourgeois Christian Egenolph, collection particulière 2. Les vertus diurétiques ou laxatives des fruits illustrées dans une version du Kreutterbuch de Jérôme Bock, collection particulière
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Pourquoi avoir choisi cette période ? L’imaginaire gastronomique de l’Alsace se réclame d’un âge d’or dont les grands monuments sont la Maison Kammerzell, le Buerehiesel ou la Maison des Têtes. Ces lieux chargés d’histoire sont les contemporains de Rabelais et de son adaptateur alsacien Johannes Fischart. Ils font écho à des centaines de banquets gravés par les artistes de la Renaissance, et à l’irruption des livres de cuisine imprimés. Comment se caractérise cet “âge d’or de la gastronomie alsacienne” ? La période qui s’étend de la fin du XVe siècle à la veille de la Guerre de Trente ans invoque l’opulence et la curiosité. Elle voit l’apparition d’un nouvel art de vivre valorisant les goûts et les saveurs en déculpabilisant la gourmandise : c’est la naissance de la convivialité bourgeoise. À cela, des moyens nouveaux, outillage, mobilier, vaisselle, des produits inédits, et une mise en scène des repas. Ces nouveautés ne se limitent pas aux sphères les plus riches, mais ruissellent à travers la société Les récoltes ne sont-elles pas trop aléatoires pour que la cuisine se développe de manière harmonieuse ? Contrairement aux idées reçues, les habitants des villes et des campagnes mangent à leur faim. Il y a, certes, des années difficiles, mais pas pour tout le monde et elles sont plutôt rares. L’alimentation ne se réduit pas aux approvisionnements les plus proches. En Alsace, on mange du bœuf de Hongrie, des poissons
de la Mer du nord, du riz d’Italie. Les fromages de Hollande, de Suisse et le parmesan cohabitent avec le munster et les productions locales, et l’exotisme est plus familier qu’on ne le pense : on trouve des agrumes, des fruits secs (figues, raisins), des dattes et des olives. Légumes et fruits sont très présents : Westhoffen est déjà renommé pour ses cerises. Quels nouveaux produits arrivent dans une région carrefour ? La variété des produits disponibles tient évidemment à la situation géographique. La région est d’autant plus ouverte aux nouveautés qu’elle est une pépinière de savants et de techniciens : les botanistes font pousser des piments, des topinambours et des pommes de terre à la fin du XVIe siècle. Le premier repas de patates a lieu à Châtenois en janvier 1625. Des plats emblématiques de la région naissent-il à l’époque ? La généalogie de la cuisine de terroir est difficile à suivre, mais on sait que le mot knack apparaît à cette époque, et que la choucroute fait partie des plats incontournables pendant la saison froide. Les potées du type beckeoffa sont omniprésentes. Le kougelhopf apparaît avec les moules en terre cuite vernissée en forme de volcan, qui répartissent bien la chaleur et sont faciles à démouler, à la fin de la Renaissance. Quel serait votre plat préféré à l’époque ? Probablement des pâtés ou des volailles à la broche, avec des accompagnements de fruits.
UN DERNIER POUR LA ROUTE
l’alsace voit rouge
Par Christian Pion
Domaine Muré (Rouffach) mure.com Domaine Albert Mann (Wettolsheim) albertmann.com Domaine Justin Boxler (Niedermorschwihr) vinsboxler.fr Vincent Stoeffler (Barr) vins-stoeffler.com Jean-Pierre Rietsch (Mittelbergheim) alsace-rietsch.eu
Bourguignon, héritier spirituel d’une famille qui consacre sa vie au vin depuis trois générations, il partage avec nous ses découvertes, son enthousiasme et ses coups de gueule.
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l’initiative de l’entreprenant propriétaire de l’Hôtel des 5 terres de Barr, Jean Daniel Seltz, 25 vignerons venus du village et de toute la région se sont réunis dans les salons d’un établissement récemment rénové. L’objectif ? Présenter chacun trois pinots noirs de leur production aux sommeliers et cavistes invités. Voilà l’occasion unique et passionnante d’apprécier une partie représentative des vins issus à 100% de ce cépage délicat qui vient battre en brèche avec élégance l’équation réductrice : vin d’Alsace = vin blanc. Le premier constat après avoir testé ces 75 bouteilles est une homogénéité remarquable de la qualité proposée qui prouve s’il en était besoin, les progrès extraordinaires opérés par les vignerons dans l’approche de ce cépage si sensible. Se déploient certes ses styles fort différents qui expriment des conceptions radicalement opposées du rouge d’Alsace permettant à chacun de choisir selon son goût. Autres éléments communs : les terroirs argilo-calcaires – modèle bourguignon oblige – dominent largement le sujet tandis que la plupart des vignes sont conduites en bio et biodynamie. Parmi nos coups de cœur mentionnons, le Domaine Muré (Rouffach), un des précurseurs depuis une vingtaine
d’années qui a choisi de modérer l’élevage de ses vins sur ses parcelles de Vorbourg et du Clos Saint-Landelin. Il propose des rouges au toucher de bouche d’une justesse millimétrée et de grand potentiel. Rendements limités, vendanges manuelles, élevage en fût bourguignon, macération soutenue : les flacons denses du Domaine Albert Mann (Wettolsheim), aux robes profondes, parfois encore dominés par une prise de bois qui devrait se fondre par une garde prolongée en cave, impressionnent par leur persistance et leur profondeur racée. Pour sa part le Domaine Justin Boxler (Niedermorschwihr), sur ses sols légers de granit, propose un Sommerberg d’une folle élégance, svelte et longiligne. Un vin d’une grande pureté, original par sa véritable identité locale. On demeure aussi conquis par les producteurs de Barr et de ses environs, proposant le plus souvent des vins justes, des pinots infusés, une bouche toute en finesse de petits fruits rouges, sapides et délicieux. Pensons ainsi à ceux de Vincent Stoeffler (Barr) et de Jean-Pierre Rietsch (Mittelbergheim), modèles du genre, en partie sans soufre ajouté, aux prix abordables et d’une grande justesse de ton.
L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération
Terres de vins blancs, les départements du Bas- et du Haut-Rhin produisent aussi de somptueux pinots noirs. Visite au cœur d’un univers tout rouge avec notre sélection.