Poly 161 - Octobre 2013

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N°161 OCTObre 2013 www.poly.fr

Magazine La Nef Cap sur la création contemporaine Ville[s] en-jeu[x] L’Afrique du Sud en tête C’est dans la Vallée Rodolphe Burger fait rocker le Val d’Argent Expositions Biennale du verre & 30 ans du Frac Alsace

miss kittin

nuits fauves



BRÈVES

Elsassisch

Ìsch

bombisch

L’Alsace a sa shortcom, 100% régionale, drôle et décalée ! Une famille recomposée quitte Paris pour cette belle région. Un cauchemar pour Jean qui s’en était éloigné (comme de sa mère ultra envahissante). Louise abandonne la grisaille de la capitale pour une place de kiné en libéral mais Léo, le fiston, rechigne à abandonner ses potes et son rock band… À grands renforts de quiproquos et clichés sur la langue et la culture alsaciennes, Hopla Trio vous fera rire aux éclats. À suivre sur le site de l’OLCA, les réseaux sociaux ou Alsace20 (les mercredis à 19h30). www.olcalsace.org www.facebook.com/hoplatrio

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PARTIE

Jusqu’au 17 novembre, le commissaire associé à La Kunsthalle de Mulhouse Abdellah Karroum (voir Poly n°155 ou sur www.poly.fr) propose le second volet de Sous nos yeux. Une expo collective qui poursuit l’exploration du contexte d’émergence de l’œuvre et des conditions de son exposition. Dans une “mise en page” originale, associant l’idée d’un livre ouvert à celle d’un labyrinthe architectural, le spectateur a le choix de lire ou naviguer au gré de multiples entrées.

Younès Rahmoun, Zahra-Zoujaj, 2010 © Frédéric Goetz

www.kunsthallemulhouse.com

FESTOYAGE

Pour les dix ans de la Dinoponera, la compagnie menée par Mathias Moritz (voir Poly n°149) organise le Howl Factory Fest du 5 au 12 octobre au Molodoï (Strasbourg). Neuf spectacles de théâtre (dont la dernière création de Mathias, AKTS), des concerts balayant les genres et du cinéma : un Nosferatu de Murnau revisité musicalement par les Chimera’s Cane ou un Jack Burton dans les Griffes du Mandarin de Carpenter version Psypod. www.dinoponera.com

DOUZE

FOIS DEUX Vous n’avez plus que jusqu’au 8 octobre pour découvrir 12 manufactures et 12 designers, exposition du Musée des Beaux-Arts de Nancy qui célèbre l’excellence lorraine en matière d’artisanat dans les domaines du verre, du textile et du bois. Les collaborations fécondes entre manufactures et designers se dévoilent… www.mban.nancy.fr Poly 161 Octobre 13

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MOBILITÉ DURABLE

BRÈVES

Conjuguer vie urbaine et citoyenneté, déplacements motorisés et attitude éco-responsable ? C’est possible avec CITIZ, réseau d’autopartage présent un peu partout en France et dans le Grand-Est à Besançon, Metz, Nancy ou Strasbourg (anciennement Auto’trement). Comment ça marche ? Facile, CITIZ permet l’accès (grâce à un badge et un code) à un véhicule situé dans une des nombreuses stations de la ville, à n’importe quel moment de la journée et de la nuit, selon nos besoins. CITIZ, c’est « avoir une voiture sans avoir de voiture ». www.citiz.coop

SOUS LE PAVÉ…

LE VIDE

CULT ! Pour ses 10 ans, la carte VitaCulture (entièrement gratuite) s’élargit aux 15/28 ans qui habitent ou qui font leurs études en Alsace. Aux réductions pour des spectacles, concerts et festivals (5,5 € la place) et le cinoche (4 €) s’ajoutent 440 places à gagner dans les cinémas adhérents, chaque 1er samedi du mois, de septembre à décembre. Pour couronner le tout, découvrez la décapante Cult, web série VitaCulture à suivre sur Facebook ! www.vitaculture.com

Le Centre d’Art contemporain de Besançon, Le Pavé dans la mare, n’aura même pas l’occasion de fêter son vingtième anniversaire : après dix-neuf années dédiées à défendre la création à travers des expositions de qualité et des actions pédagogiques auprès d’un public varié, la structure ferme « définitivement » ses portes. Les raisons de cette débâcle ? La baisse des subventions publiques et « une campagne de discrédit » (des polémiques politico-politiciennes) dont a été victime Le Pavé. www.pavedanslamare.org

ÇA BANK

ILLICO La galerie d’art contemporain Bertrand Gillig expose hors ses murs. Jusqu’au 21 décembre, elle nous invite à découvrir le travail de Catherine Metz à la Barclays Bank (10 place Kléber à Strasbourg) : les toiles peintes d’une plasticienne pratiquant le flou artistique et saisissant le mouvement grâce à sa palette colorée. www.bertrandgillig.fr Poly 161 Octobre 13

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BRÈVES

PSS… TU VIENS ?

Elles viennent de France, de Belgique, d’Italie ou encore d’Algérie pour se rendre à Saint-Louis. Cette année encore, de nombreuses compagnies amateurs participeront à THEATRA (11-13 octobre), festival proposant cinquante représentations durant le week-end, dans cinq salles de la ville. Ne pas rater PSS PSS de la compagnie Baccalà Clown (voir photo) qui ouvre les festivités, à La Coupole (vendredi 11 à 19h). www.festival-theatra.com

MARTYRS

Vladimir Velickovic, peintre né à Belgrade en 1935, célèbre pour ses longs corps torturés, présente, à Colmar, des tableaux et grands dessins réalisés dans les années 1990 / 2000 après avoir découvert le retable d’Issenheim. Le chef-d’œuvre de Mattias Grünewald sera une source d’inspiration pour lui, comme nous le voyons au Centre d’Art contemporain André Malraux jusqu’au 20 octobre. Notons également la parution d’une imposante monographie, Vladimir Velickovic, 60 ans de peinture, 1954 – 2013, éditée par la galerie Samantha Sellem.

Comme son nom l’indique, LOOSTIK (du 7 au 18 octobre) est un festival qui s’adresse au jeune public (dès 5 ans). L’originalité ? La manifestation regroupe des spectacles franco-allemands compréhensibles par tous – Nebensache / Les Petites Bricoles, théâtre d’objets de la compagnie Theater en Gros et en Détail ou Stereoptik, pièce musicale de la compagnie du même nom – joués en France (Forbach) ou en Allemagne (Saarlouis et Sarrebruck). Un événement concocté par Le Carreau et la Fondation pour la coopération culturelle franco-allemande.

Feu (huile sur toile), 1996

CHOUETTE !

www.colmar.fr

www.artbruecken.eu

© Antoine Lejolivet

TRANSIT

La Chaufferie accueille (du 5 au 27 octobre) le travail du plasticien marseillais Arnaud Vasseux qui présente son exposition Phases de transitions à Strasbourg : un ensemble de sculptures qui semblent être dans un état transitoire, l’artiste utilisant des matériaux qui se métamorphosent (résine, plâtre, ciment…). Il interroge ainsi leur statut et leur pérennité. www.hear.fr Poly 161 Octobre 13

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BRÈVES

PAPILLON Pauline Boudry, Renate Lorenz, Normal Work, 2007 © P. Boudry, R. Lorenz

RIOT GRRRL Bad Girls est le nom du morceau vrombissant de la culottée M.I.A. C’est aussi le titre de l’exposition du Frac Lorraine (à Metz, jusqu’au 20 octobre) qui convie quelques mauvaises filles – Marina Abramovic, Annette Messager, Raeda Sa’adeh ou même Virginie Despentes – à relever les manches et à dégainer leurs armes : « l’humour et l’insolence ». Girl power ! www.fraclorraine.org

DE LUMIÈRE

Aux Galeries Lafayette strasbourgeoises, luxueux écrin pour de prestigieuses griffes, des news ? L’arrivée de la marque Brigitte Bardot pour un flash-back (en Harley Davidson) dans les sixties et seventies, du prêt-à-porter indémodable Ted Baker, d’Agent Provocateur (photo) qui ravira les adeptes de lingerie sophistiquée, de la maroquinerie estampillée Jérôme Dreyfuss ou encore Valentino. www.galerieslafayette.com

MORTEL

© Yoshiko Kusano

Blues trash, garage crasseux et rock cradingue sont au programme de la Halloween Party organisée au Moloco, jeudi 31 octobre à Audincourt. Sur scène : They call me Rico, Chicken Diamond et Reverend Beat Man (en photo), one-man band pas très catholique qui prêchera la bonne parole sur un air rock’n’roll. www.lemoloco.com

HORS-

PISTES

De la musique, de la danse et des performances. Voici la vingtième édition du festival DENSITÉS, du 25 au 27 octobre à Fresnes-enWoëvre (55), avec Terrie Hessels (guitariste de The Ex) pour des projets aventureux, Frédéric Le Junter et ses machines sonores ou encore un ciné-concert du trio Chamaeleo Vulgaris sur Night of the Living Dead (en photo) de George A. Romero. Riche et dense. www.vudunoeuf.asso.fr Poly 161 Octobre 13

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BRÈVES

LE TOURBILLON

DE LA VIE JH CH. APPARTEMENT La galerie My Monkey (Nancy) héberge l’illustrateur Aurélien Débat le temps d’une exposition (jusqu’au 25 octobre) réunissant dessins doucement surréalistes et autres projets (tamponnés) liés à l’architecture. Avec Mon Singe habite un pavillon en banlieue, vous saurez tout sur les zones périurbaines, les ensembles d’habitation utopiques ou même les bâtisses de la Grande Motte.

Bernard Borgeaud est connu pour ses très grands formats, dessins et photographies où la notion de mouvement est importante, composant des installations dans lesquelles se perdre. La Galerie Hervé Bize à Nancy expose ses œuvres récentes jusqu’au 30 novembre : d’immenses toiles tourbillonnantes qui happent le visiteur. www.hervebize.com

www.mymonkey.fr

LE KAS DU SIÈCLE

So Young but so cold… Spatsz et Mona Soyoc font leur grand retour avec Kas Product, groupe mythique des eighties nancéennes, entre rock électronique et new wave synthétique, ayant fait bouger les lignes de la musique made in France. En concert mercredi 16 octobre à L’Autre Canal de Nancy (dans le cadre de NJP, voir page 42) et samedi 19 au Noumatrouff de Mulhouse. Never come back, chantaient-ils ? www.lautrecanalnancy.fr www.noumatrouff.fr

SAUVAGE

© Mathieu Pelletier

Les Violons Barbares, des brutes épaisses qui maltraitent leurs instruments à cordes ? Non, un trio de la galaxie L’Assoce Pikante adepte du gadulka bulgare et du violon de Mongolie, mêlant folk mondial, blues kazakh et rock électrique. En tournée dans le cadre des Régionales : vendredi 8 novembre à la MAC de Bischwiller, mardi 26 novembre au Relais culturel de Haguenau, vendredi 13 décembre à L’Espace Athic d’Obernai… www.culture-alsace.org – www.violonsbarbares.com Poly 161 Octobre 13

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sommaire

20 Une école européenne, mais à quel prix ? Par Rue89 Strasbourg

24 Dossier La Nef : le nouvel équipement dédié à la création à Saint-Dié-des-Vosges

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28 Dossier Ville[s] en-jeu[x] : rencontres, résidences,

expositions, spectacles et performances dans les rues de Strasbourg

34 Claude Duparfait campe un Thomas Bernhard criant de vérité dans Des Arbres à abattre au TNS

37 Vingt-cinq ans des Régionales avec Flix autour de Tomi Ungerer

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Portrait de Xavier Boulanger, artiste en résidence aux Taps

40 Le britannique Declan Donnellan célèbre Ubu Roi avec modernité et provocation

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42 DJette star, Miss Kittin électrise NJP et L’Ososphère entre beats fracassants et phrasés froids

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Rodolphe Burger ne baisse pas les armes du rock à Sainte-Marie-aux-Mines

62 L’artiste Raphaël Zarka pioche dans les collections du Frac Alsace pour leur 30 ans

72 Promenade autour de quatre lacs vosgiens 76 Le Jardin de France, une étoile à la finesse toute hexagonale à Baden-Baden

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80 L a Biennale du Verre célèbre les artistes-artisans du Grand-Est

82 Last but not least, Albin de la Simone se plie à nos questions, de la première à la dernière

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COUVERTURE « Je suis bien ancrée dans le présent », affirme, haut et fort, Miss Kittin, DJette et compositrice electro mondialement connue, de Berlin, sa ville de prédilection, qui l’a accueillie dans les années 2000, à Tokyo. Pour elle, la vie est passionnante : la Miss le prouve avec cette photographie (signée Phrank) où elle apparaît, féline et tatouée, rugissant à la face du monde, et tout au long de l’entretien qu’elle nous a accordé (lire page 42). www.misskittin.com

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OURS / ILS FONT POLY

Emmanuel Dosda Il forge les mots, mixe les notes. Chic et choc, jamais toc. À Poly depuis une dizaine d’années, son domaine de prédilection est au croisement du krautrock et des rayures de Buren. emmanuel.dosda@poly.fr

Ours

Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)

Thomas Flagel Théâtre moldave, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs algériens… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes depuis cinq ans dans Poly. thomas.flagel@poly.fr

Dorothée Lachmann Née dans le Val de Villé cher à Roger Siffer, mulhousienne d’adoption, elle écrit pour le plaisir des traits d’union et des points de suspension. Et puis aussi pour le frisson du rideau qui se lève, ensuite, quand s’éteint la lumière. dorothee.lachmann@poly.fr

Stéphane Louis Son regard sur les choses est un de celui qui nous touche le plus et les images de celui qui s’est déjà vu consacrer un livre monographique (chez Arthénon) nous entraînent dans un étrange ailleurs. www.stephanelouis.com

Clara Markman Illustratrice franco-argentine, Clara est diplômée des Arts déco de Strasbourg en 2012. Son travail se concentre sur la recherche d’idées absurdes, profitant des libertés offertes par le dessin pour se détacher du réalisme. http://leblogdeclaramarkman-clara.blogspot.fr

Marie Marty Journaliste et co-fondatrice de Rue89 Strasbourg, un média qui secoue le cocotier de l’info locale. Ses spécialités : politique, transports, aménagement urbain, écologie et parentalité www.rue89strasbourg.com

Éric Meyer Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés (chaussures, avions…) s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain, mis en lumière par la gravure. http://ericaerodyne.blogspot.com

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La RATP aime ses usagers © Irina Schrag

www.poly.fr RÉDACTION / GRAPHISME redaction@poly.fr – 03 90 22 93 49 Responsable de la rédaction : Hervé Lévy / herve.levy@poly.fr Rédacteurs Emmanuel Dosda / emmanuel.dosda@poly.fr Thomas Flagel / thomas.flagel@poly.fr Dorothée Lachmann / dorothee.lachmann@poly.fr Ont participé à ce numéro Pascal Bastien, Benoît Linder, Geoffroy Krempp, Pierre Reichert, Irina Schrag, Lisa Vallin, Daniel Vogel, Vyvyan Vog et Raphaël Zimmermann Graphiste Anaïs Guillon / anais.guillon@bkn.fr Maquette Blãs Alonso-Garcia en partenariat avec l'équipe de Poly © Poly 2013. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. Tous droits de reproduction réservés. Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. ADMINISTRATION / publicité Directeur de la publication : Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Administration, gestion, diffusion, abonnements : 03 90 22 93 38 Gwenaëlle Lecointe / gwenaelle.lecointe@bkn.fr Publicité : 03 90 22 93 36 Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Françoise Kayser / francoise.kayser@bkn.fr Nathalie Hemmendinger / nathalie.hemmendinger@bkn.fr Vincent Nebois / vincent.nebois@bkn.fr Magazine mensuel édité par BKN / 03 90 22 93 30 S.à.R.L. au capital de 100 000 e 16 rue Édouard Teutsch – 67000 STRASBOURG Dépôt légal : Octobre 2013 SIRET : 402 074 678 000 44 – ISSN 1956-9130 Impression : CE COMMUNICATION BKN Éditeur / BKN Studio – www.bkn.fr

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ÉDITO

panne de sens Par Hervé Lévy Illustration signée Éric Meyer pour Poly

Q

ue se passe-t-il en Alsace ? Hier, région bénie des dieux, plaine opulente où coulaient des rivières de lait et de miel, elle semble aujourd’hui frappée de sinistrose, voyant l’emploi – industriel, en tête – s’évaporer à grands coups de plans sociaux, de Mahle Pistons (Ingersheim) à Delphi (Illkirch-Graffenstaden), en passant par Virtuose (Hirsingue). Même le Bioscope est fermé… Plus que les données économiques brutes, c’est l’atmosphère qui est devenue lourde : entre Vosges et Rhin flotte en effet une drôle d’ambiance faite de défiance et de désintérêt des citoyens pour le politique – le rejet de la Collectivité territoriale unique en témoigne – et d’absence de projet fédérateur. Même dans un contexte national pesant, il est indéniable que l’Alsace manque de souffle, peinant à se tourner vers ses partenaires naturels, les Länder allemands limitrophes en premier lieu. Déjà dans les années 1950, dans sa célèbre Psychanalyse de l’Alsace, Frédéric Hoffet reprochait aux Alsaciens « leur grande peur d’être ce qu’ils sont ». Des Rhénans, en vérité. Autres symptômes de la morosité ambiante ? La Marque Alsace – cet étrange bretzel – connaît un succès tout relatif, tandis que “Strasbourg The Europtimist” est tombé dans les limbes de l’oubli. En outre, des menaces pèsent toujours sur le statut de capitale européenne de la cité et les élections de mai 2014

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– avec une montée annoncée des formations eurosceptiques dans tous les pays – risquent de ne rien arranger. Et ce n’est pas la création d’un peu ambitieux Lieu d’Europe qui va changer la donne ! Centre “nerveux” de la région, Strasbourg peine à assumer son rôle de locomotive. La ville est-elle condamnée à devenir la belle endormie qu’on décrit trop souvent ? Une sous-préfecture molle dans une Europe de plus en plus mouvante et interconnectée ? Une cité où la culture semble parfois figée à l’ère glaciaire, alors que Metz scintille avec son Centre Pompidou qui s’apprête à ouvrir un espace d’exposition semi-permanent ? Aujourd’hui, il est devenu impossible de continuer à vivre sur nos acquis. Même si le matelas était dodu, les réserves sont épuisées. Il est vital que toutes les énergies – politiques, économiques, culturelles… – se réunissent pour tirer dans le même sens et bâtir les contours d’un réel projet faisant voler en éclats des cadres mentaux qui bloquent le “bon Alsacien”’, ce syndrome du Hans im Schnokeloch éternellement insatisfait, enfant gâté depuis des décennies qui « a tout ce qu’il veut / Et ce qu’il a, il n’en veut pas / Et ce qu’il veut, il ne l’a pas. » Doux délire ? Utopie ? Sans doute, « mais vous savez bien qu’en Alsace, le contraire est toujours vrai ! » écrivait Frédéric Hoffet, il y plus de soixante ans. Alors…



BIRD

LIVRES – BD – CD – DVD

ON THE WIRE

© AVCUS

Un folk écorché à la Tom Waits s’élève vers un ciel noir, menaçant et orageux. Au-dessous, une longue route, sinueuse… Au bout, les montagnes de Caroline du Nord ou les vignobles d’Alsace ? Nathaniel Symes, leader de Chapel Hill, et sa bande font le trait d’union entre les deux continents, mêlant whisky et vin blanc, balades dans les Vosges sauvages et ballades façon Leonard Cohen. Avec ce troisième album, le quatuor ne change pas de recette – voix cassée, mélodies sombres, contrebasse profonde, violon triste et batterie lancinante – pour cracher son blues à la face du monde. (E.D.)

STRASBOURG

SOUS LES BOMBES Avec son ouvrage sous-titré Les Bombardements américains de 19431944, l’historien et journaliste Richard Seiler apporte une pierre nouvelle à un édifice déjà bien documenté en plongeant directement dans les archives inédites de l’US Air Force. Il y a trouvé une multitude de photos illustrant un livre qui fait désormais figure de référence. Le lecteur y apprend tout des quatre bombardements américains sur Strasbourg qui provoquèrent la mort de plus de mille personnes et détruisirent plus de 20% du parc immobilier privé. Quel était le but de ces opérations ? Qui étaient les pilotes des forteresses volantes ? Y eut-il des dégâts collatéraux ? Comment ont réagi population et autorités ? Soixante-dix ans après les faits voici une somme écrite avec l’objectivité que procure le temps. (H.L.)

One for the Birds, édité par Cosmopolite records (15 €) www.cosmopoliterecords.com www.chapelhill.fr En concert, samedi 5 octobre à L'Antidote de Bar-le-Duc, jeudi 10 octobre à La Laiterie de Strasbourg et vendredi 8 novembre au Grillen de Colmar

Objectif Strasbourg est paru à La Nuée Bleue (22 €) www.nueebleue.com

ÇA FOUT LA

BROUSSE !

Dans la série Mon coffret pour découvrir… voici l’œuvre de l’illustratrice Nathalie Desforges, ex des Arts déco strasbourgeois, auteure d’un set de quatre livres cartonnés mini format plongeant les tout-petits (dès un an) au beau milieu des herbes hautes de la terrible savane. On y croise un indomptable et redoutable lion pourchassant une girafe et une antilope (Les activités), on y remarque d’inquiétantes traces laissées par le tigre, la panthère ou le babouin (Les empreintes), on découvre les rayures du zèbre ou les tâches de la hyène (Les pelages). Enfin, nous gambadons parmi les baobabs et les eucalyptus (La végétation). Un bel objet d’éveil, coloré et magnifiquement illustré, à laisser entre toutes les (petites) mains. (E.D.)

Mon coffret pour découvrir la savane de Nathalie Desforges, édité par La Martinière jeunesse (13,90 €) – www.lamartinierejeunesse.fr http://nathaliedesforges.ultra-book.com À découvrir également, Mon coffret pour découvrir les saisons d’Agathe Demois

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LIVRES – BD – CD – DVD

EN QUÊTE DU

PÈRE

On connaissait le trait de Marion Fayolle, aperçu dans Poly (voir n°155) et surtout dans la revue Nyctalope qu’elle a co-fondé avec d’autres élèves des Arts déco de Strasbourg. Dans La Tendresse des pierres, c’est son écriture qui nous accroche, la distance poétique et touchante qu’elle emprunte pour nous parler de la mort annoncée par les hommes en blanc s’occupant de son père. Dans un rapport surréaliste mais non moins touchant à cette dure réalité, elle conte l’enterrement du poumon de son paternel, sa respiration par le cou et ce nouvel organe qu’il traîne derrière lui comme une valise à roulettes. Des dessins doux pour panser les plaies, digérer les colères contre cet homme dont elle aimerait tant se rapprocher avant qu’il ne s’échappe, une toute dernière fois. (T.F.) Marion Fayolle, La Tendresse des pierres, éditions Magnani (25,90 €) www.editions-magnani.com – www.marionfayolle.canalblog.com

LE POIDS DES

NOTES

1973-2013. Voilà quarante ans que Nancy Jazz Pulsations fait groover la Lorraine. Festival dédié aux « principaux acteurs de la musique afro-américaine » qui s’est largement ouvert d’année en année, NJP a choisi de marquer le coup en éditant un petit livre carré retraçant l’aventure musicale sur 280 pages. Le parti-pris ? Peu de blabla, place aux images, décennie par décennie. Au fil des chapitres, nous croisons Ray Charles assis devant son piano, ses éternelles lunettes

noires sur le nez, les membres de l’Art ensemble of Chicago le visage peinturluré tels des chefs indiens, Paolo Conte entouré d’une horde de journalistes… mais aussi les Residents, Joe Strummer, Bashung, Daniel Darc ou Seu Jorge. Des artistes aujourd’hui disparus ou qui marqueront encore les futures éditions de cette manifestation automnale faisant souffler un air printanier sur le Grand-Est. (E.D.)

LE PLAISIR DE

L’ILLUSION Le Métier de survivre de l’argentin Marcelo Damiani, dernier roman des éditions strasbourgeoises La Dernière goutte, se dévore dans un éclat de rire jouissif. Malicieux à souhait, l’auteur enchâsse plusieurs histoires (apparemment) déconnectées pour mieux nous donner à penser les interstices qui les relient. Le capitaine d’une team d’échecs formée de geeks un brin loosers et (totalement) perturbés, le prof de philo manipulé à la baguette par sa machiavélique sœur qui le pousse dans des missions de plus en plus étranges ou encore le sulfureux quatuor composé autour d’un écrivain à succès (trop porté sur le Brandy) auquel son éditeur (qui n’est autre que l’amant de sa femme) impute un manuscrit qu’il n’a pas écrit, sa blonde de maîtresse (de 20 ans sa cadette)… Tous ces personnages se croisent sur la même île et deviennent narrateurs le temps d’un chapitre, nous offrant leur délectable vision du réel où rien ne compte, à part survivre ! (T.F.) Marcelo Damiani, Le Métier de survivre, éditions La Dernière goutte (16 €) – www.ladernieregoutte.fr

Nancy Jazz, quarante ans de Pulsations, édité par Le Mot et le Reste (20 €) www.nancyjazzpulsations.com

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SOCIÉTÉ

école d’élite ? Les travaux de la future école européenne démarrent cet automne à Strasbourg : elle sera facturée 34,1 millions d’euros aux collectivités alsaciennes (hors aménagements routiers et terrain), pour accueillir, à parité, des enfants dont les parents sont employés des Institutions et des petits Strasbourgeois triés sur le volet. Un coût nécessaire ?

Par Marie Marty Visuels d'Auer + Weber, cabinet d’architectes de Munich

En partenariat avec

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A

près plusieurs années de lobbying, c’est l’ancienne maire (UMP) Fabienne Keller qui obtint la création d’une école européenne à Strasbourg, en 2007. L’actuelle sénatrice du Bas-Rhin se souvient : « Le fait de pas en avoir était un reproche qu’on nous faisait souvent. C’était un élément déterminant dans le choix de certains fonctionnaires de s’installer à Strasbourg ou pas. À l’époque, une cinquantaine d’enfants faisaient la navette au quotidien entre Strasbourg et Karlsruhe, où un tel établissement existe. Il nous fallait proposer une diversité de cursus pour les personnes très mobiles, dont les enfants doivent pouvoir poursuivre leur scolarité au gré des mutations de leurs parents. » Volonté politique, oui, mais pas seulement. Daniel Gassner, directeur de l’école européenne de Strasbourg, installée dans des locaux provisoires depuis la rentrée 2008, tempère : « Une fois la volonté

politique nationale affirmée, la France a dû s’adapter à des règles et des procédures européennes. Le dossier de Strasbourg a été validé en 2007 par le Conseil supérieur des écoles européennes à Bruxelles, pour une ouverture en 2008 ». La raison pour laquelle le siège du Parlement n’avait pas d’école européenne ? Le faible nombre de fonctionnaires de l’Union européenne vivant sur place. « Il a fallu aller très vite », confie Fabienne Keller, qui, battue au printemps 2008, n’a pas pu inaugurer les locaux provisoires boulevard d’Anvers, dans le quartier des Quinze.

Type 1 / type 2

Aller très vite, c’était certes se prémunir de tout revirement, mais aussi fermer les yeux sur une réalité, celle de la fin des écoles européennes de “type 1” créées dans les années 1950, entièrement financées par l’UE, avec des frais d’inscription annuels élevés payés par les


fonctionnaires. Daniel Gassner explique : « De telles écoles existent dans 14 villes en Europe. Alors que plus aucune nouvelle école n’était créée, il a été décidé dans les années 2000 d’ouvrir ce système en créant un type 2, ou écoles “agréées” par l’UE. Pour les élèves, cela ne fait aucune différence en termes d’enseignement ou d’organisation, mais, voulues par un pays, leur administration et leur financement sont assurés par ses moyens publics. » Conséquence, l’école européenne de Strasbourg, si elle accueille en priorité des enfants (de la petite section de maternelle au lycée) de fonctionnaires européens (15%) et des institutions européennes (40%), est financée par l’État (5M€ pour le terrain mis à disposition gratuitement) et les collectivités territoriales (17M€ pour la Ville, 9,7M€ pour le conseil général et 7,3M€ par la Région Alsace). En plus de ces 34,1 millions d’euros, la ville de Strasbourg met encore au porte-monnaie pour aménager les abords du site. Pour des raisons d’accessibilité et de trafic automobile, 3M€ seront dépensés par le contribuable strasbourgeois pour assurer les dessertes voiture et vélo du nouvel équipement

Un coût élevé ?

Pas plus, pas moins que ce que l’on investit dans les autres écoles, assure Nicole Dreyer, adjointe au Maire de Strasbourg en charge des écoles et du quartier de la Robertsau. Voulant couper court à une éventuelle polémique, elle note : « Comme pour les autres écoles, on a demandé aux enseignants et aux parents de rédiger une cahier des charges avec leurs attentes. On a refusé la salle de spectacle de 500 places, par exemple. Aucune

fleur particulière ne leur a été faite. » Pour l’élue, rien de plus normal que de financer cet équipement, où « 60% des enfants qui y seront accueillis habitent la Robertsau ». Même s’ils sont triés sur le volet, selon des critères d’admission stricts, en tout cas pour environ 55% d’entre eux. L’école compte actuellement 830 élèves et pourra en accueillir jusqu’à 1 200 à partir de 2015 (date de mise en service des nouveaux locaux). Le reste, les enfants dont les parents ne travaillent pas dans les Institutions européennes, est soumis à des critères plus flous et validé par une commission d’admission composée de membres du rectorat, de l’école et de l’association de parents d’élèves. Le plus souvent, sont retenus des enfants de couples binationaux, de chercheurs à l’université, de cadres d’entreprises multinationales. Daniel Gassner remarque : « Les places restantes sont attribuées à toute famille qui souhaite une scolarité européenne pour ses enfants. Mais attention, on ne vient pas à l’école européenne pour apprendre une langue. Nous avons trois sections linguistiques, francophone, germanophone et anglophone. L’inscription dans une section correspond à une langue maîtrisée par l’enfant. Progressivement, des enseignements se font dans la “langue 2”, avec des options que nous choisissons de ne proposer que dans une seule langue. » Le directeur ne nie pas une forme « d’entre soi inhérent au principe de l’école européenne », ni une « stratégie et une consommation scolaire » chez certains parents. Mais, note-il, « le choix d’admettre l’enfant se fait sur la profession des parents, pas sur son niveau scolaire ». Contrairement à certaines écoles, mais privées, elles. Poly 161 Octobre 13

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URBANISME

home sweet home Dans le cadre des Journées de l’Architecture, Mulhouse met en lumière sa marque de fabrique : l’habitat populaire. Du XIXe siècle à aujourd’hui, l’histoire de la classe ouvrière s’écrit sur les murs de chaque quartier. Voilà une exposition en forme d’invitation à considérer les logements sociaux comme un véritable patrimoine. Par Dorothée Lachmann Photo des Coteaux © Archives de Mulhouse

À Mulhouse, au Musée Historique, jusqu’au 10 novembre 03 89 33 78 17 www.musees-mulhouse.fr

À

Mulhouse, pas moins de 40% du bâti est du logement populaire. Une présence exceptionnelle qui en dit long sur l’histoire de l’atypique cité alsacienne. « Parler de l’habitat populaire, c’est raconter Mulhouse, tout simplement. » Spécialiste de l’histoire sociale du XIXe siècle, Marie-Claire Vitoux est également membre du Conseil consultatif du patrimoine mulhousien, à l’initiative de cette passionnante exposition qui attire l’attention sur un patrimoine fondu dans le paysage, ignoré quand il n’est pas méprisé. Présentée de façon à la fois chronologique et thématique, à travers une vingtaine de panneaux où se répondent textes et photos, la thématique esquisse le portrait d’une ville qui apporte des réponses architecturales extrêmement diversifiées à sa réalité sociale. « Mulhouse est un kaléidoscope de styles, elle ne connaît pas le paysage monolithique des autres cités alsaciennes », poursuit MarieClaire Vitoux. Loin de la carte postale, la cité aux cent cheminées a une autre histoire à raconter, celle qui puise ses racines dans les usines, dans cet autre temps où le paternalisme des patrons veillait au bien-être des ouvriers. « Dès la seconde moitié du XIXe siècle, les élites so-

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ciales se sont intéressées à la question du logement des ouvriers. Nulle part ailleurs l’investissement moral et matériel n’a été aussi fort. Ce fut d’abord le fait des entreprises elles-mêmes, puis des mouvements catholiques et protestants, et finalement des pouvoirs publics, avec le programme immobilier lancé par les socialistes en 1902, jamais remis en cause par la suite, quelles qu’aient été les alternances politiques », explique l’historienne. Symbole de “l’âge d’or”, la Cité ouvrière, construite entre 1853 et 1897, fut pendant longtemps considérée à travers l’Europe comme une réalisation exemplaire. Les 1 240 maisons qui la composent, toujours habitées aujourd’hui, voisinent depuis 2005 avec les habitations étonnantes de la Cité Manifeste, imaginées par des pointures de l’architecture, dont Jean Nouvel. L’évolution du logement populaire suit la complexification de la société et s’inscrit dans une réflexion sur la place de l’humain dans la ville. Depuis 1977, on assiste ainsi à une crise du “grand ensemble”, qui connut ses beaux jours dans les années 1950 / 1960 et dont l’exemple le plus important reste le quartier des Coteaux, avec ses tours et ses barres de 3 500 logements. Désormais, le qualitatif l’emporte sur le quantitatif…



à DOSSIER ­ ­  NOUVEAU LIEU ­

la nef, c’est fou Une ancienne bonneterie de Saint-Dié-des-Vosges s’offre une nouvelle vie et devient fabrique des culturelles actuelles. À La Nef, bouillonnent les formes théâtrales les plus contemporaines.

Par Emmanuel Dosda Vue 3D (DWPA architectes) et plan (Atelier 25) La Nef, 64 rue des 4 Frères Mougeotte à Saint-Dié-desVosges 03 29 52 66 45 www.saint-die.eu

L’École d’arts plastiques de SaintDié sera également prochainement transférée dans le quartier Kellermann

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Dimanche 13 octobre à partir de 15h avec une programmation musicale et la présentation de What the body does not remember du chorégraphe Wim Wandekeybus (à l’Espace Georges-Sadoul) & Je crois que vous m’avez mal compris de Rodrigo García, mis en scène par Christophe Greilsammer (à La Nef, voir page 26)

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Présenté mercredi 6 et jeudi 7 novembre

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Présenté samedi 19 avril 2014 à l’Espace Georges-Sadoul 4

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L

a Nef s’est nichée dans une friche industrielle, une usine textile désaffectée des années 1930 située dans le quartier Kellermann, récemment réhabilité grâce à un plan de rénovation urbaine. Les grandes barres des années 1960 / 70 qui bouchaient la vue sur les montagnes ont été détruites, laissant place à des constructions nouvelles et attractives. La Nef, lieu de production, de diffusion et de formation 1 (L’École de musique Olivier-Douchain est intégrée à la structure), fait partie de cet ensemble : elle est née d’une volonté politique du Maire de Saint-Dié, Christian Pierret, qui a fait appel à Géraud Didier pour piloter l’ambitieux projet. Aujourd’hui directeur de l’Action culturelle de la Ville, ce dernier a pour responsabilité, outre la direction de La Nef, de mettre en valeur le patrimoine architectural (une demeure de Jean Prouvé, l’usine Duval réalisée par Le Corbusier) et muséal (le Musée Pierre-Noël, riche en œuvres cubistes ou abstraites des années 1950, a été entièrement restructuré). L’objectif ? « Faire de la culture un des marqueurs de l’identité de cette ville. »

Une opération de reconversion

La transformation de la vaste halle de l’ancienne usine a été conduite par Dominique Weber et Pierre Albrech, architectes strasbourgeois de l’agence DWPA ayant choisi de préserver l’enveloppe de l’édifice et ainsi de rendre hommage à sa mémoire. Géraud Didier décrit les travaux exécutés sur la bâtisse se composant de deux niveaux d’à peu

près 900 m2 chacun : « Le premier n’était pas haut tandis que le second offrait déjà un espace sous plafond très généreux, avec la présence d’une vaste verrière amenant une clarté exceptionnelle. Pour obtenir un plateau de création convaincant, il fallait bénéficier d’une double hauteur : sur un tiers du bâtiment, nous avons donc coupé la dalle alvéolaire et construit des coursives, où nous pourrons asseoir du public, comme dans un théâtre élisabéthain. Au niveau du rez-dechaussée, se trouve le plateau, un plancher de 13x11 mètres, avec une hauteur sous gril de 7,50 mètres. » L’école de musique prend place dans une « forêt de cabanes » : des alcôves acoustiques dédiées à l’enseignement d’un instrument. Nous évoluons dans ce dispositif comme dans un village. « L’usine a été préservée, rénovée et lourdement transformée selon la nature des activités que nous voulions y placer », résume le directeur de La Nef dont le squelette de bêton a été recouvert d’une nouvelle peau, verte, une voilure en métal plissé perforé. Le bâtiment s’inscrit dans les 15 000 m2 d’un parc public verdoyant où auront lieu ciné-concerts et autres animations.

Une fabrique d’idées

Primé au Concours national des Villes, le bâtiment va accueillir des résidences d’artistes, chorégraphes, metteurs en scène et comédiens internationaux. C’est un lieu de travail, pas un espace de diffusion classique. Un laboratoire de projets innovants, une « fabrique


À suivre, des monstres sacrés – comme La Socìetas Raffaello Sanzio – ou des talents émergents. La compagnie italienne de Romeo Castellucci a revisité les madrigaux de Monteverdi, des pièces vocales polyphoniques, pour un spectacle musical impliquant le chant choral. À La Nef, une version française de Madrigale appena narrabile3 sera concoctée. Comme la structure souhaite également « cultiver les jeunes pousses », elle accueillera, entre

salle des prof.

03 violon- 04 celle violon mdc alto

flûte 07 hautbois 05

06 jazz saxo

mezzanine

ENTREE PARC

rangt.

percussions 12

08 clarinette mén.

lecture

trompette 02

guitare

direction 2

cor / 01 trombone

détente

direction 1

instrument

secrétariat

piano A / orgue 13 local technique

d’idées », un site de production de spectacles (théâtre, danse, musiques actuelles) ou d’arts plastiques, qui convie le public à assister au processus de création. Les pièces produites à La Nef sont ensuite présentées au centreville à l’Espace Georges-Sadoul (entièrement rénové, avec une jauge de 500 places) ou « consommées sur place » (un gradin peut recevoir jusqu’à 180 personnes), dans un rapport plus intime avec le public. Des rendezvous sont ainsi prévus, durant toute l’année, dès cette rentrée. La couleur est donnée avec les pièces programmées lors de l’inauguration2 de La Nef qui convie les enfants terribles du spectacle vivant : Wim Wandekeybus, qui présentera What the body does not remember, et Rodrigo García, via une mise en scène de Christophe Greilsammer (lire page 26). Ce dernier s’est installé à La Nef pour monter sa version de Je crois que vous m’avez mal compris. « Le public est invité à se rendre sur le lieu du crime pour voir la première production créée ici, en amont. C’est une introduction à ce qu’est cette fabrique culturelle. »

09 formation musicale 2

ENTREE HAUTE

piano B 14 15 formation musicale 1

16 piano C

PLATEAU DE CREATION 11

10

studio studio répétition 2 répétition 1

loges

autres artistes prometteurs, les cinq comédiens belges du Raoul Collectif qui présenteront « une petite merveille », Le Signal du promeneur 4, et en profiteront pour s’établir à La Nef afin de plancher sur leur prochain spectacle. Géraud Didier : « Ce sont de grands marcheurs. Lorsqu’ils débutent un projet, ils se promènent plutôt que de discuter autour d’une table. Ils iront marcher dans les Vosges et feront les premiers essais sur le plateau de La Nef. » Ce lieu, vert comme une plante à peine sortie de terre, lumineuse cathédrale dédiée à la culture dont le but n’est pas de sanctifier, mais bien de désacraliser la création contemporaine, devrait attiser la curiosité de la population du territoire et l’attirer en son sein. Géraud n’en doute pas une seule seconde : « La greffe va prendre. » Poly 161 Octobre 13

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tu seras un homme, mon fils Le metteur en scène Christophe Greilsammer, s’est attaqué à Je crois que vous m’avez mal compris de Rodrigo García. Un monologue brut et sentencieux, un spectacle où il est question de transmission sur le ton de la provocation. En avant-première, pour l’ouverture de La Nef.

Par Emmanuel Dosda Photo de Maxime Kurvers

À Saint-Dié-des-Vosges, à La Nef, du 11 au 13 octobre 03 29 52 66 45 www.saint-die.eu À Strasbourg, au Taps GareLaiterie, du 19 au 22 novembre 03 88 34 10 36 www.taps.strasbourg.eu

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«I

l est injuste qu’une fois physiquement apte à profiter de la vie, à prendre ton pied, goûter à la drogue, te mettre à baiser, il est injuste qu’il faille bosser comme un malade pour jouir de quelques heures par semaine de temps libre. » Voilà les propos jetés par le protagoniste principal (le comédien Xavier Brossard) au visage de sa progéniture et, par ricochet, de sa bande de potes venus faire la bringue à la maison. Il se lance dans une longue tirade, des sentences sur la liberté, l’argent roi ou la propriété privée, « stupide terrier où accumuler de la nourriture et des heures de sommeil ». A-t-on jamais entendu un père s’adressant de pareille manière à son enfant pour le faire réagir ?

Rodrigo García, homme de théâtre argentin auteur de C’est comme ça et me faites pas chier (ou de Goya, précédemment mis en scène par Christophe Greilsammer), « ouvre des espaces au spectateur pour qu’il puisse réfléchir à ce que dit le narrateur » commente Christophe. Pour cela, il use « d’une écriture dramatique qui peut virer à la poésie pure. García attache une attention égale à la provocation et la poésie. » Les différents personnages évoluent dans une structure faite d’échafaudages, métaphore de l’adolescence, âge de la “construction” de soi. Tandis que Xavier Brossard déblatère, borderline, les gamins – des élèves de l’école de musique de Saint-Dié – et leur complice DJ T-Killa passent des disques (fort), jouent au foot, matent des films. C’est une des inventions du metteur en scène strasbourgeois : confronter le narrateur à des jeunes gens, dans toute leur turbulence adolescente, qui répondent, par une attitude souvent désinvolte, à la violence et la cruauté des propos. Lorsque Christophe contacta García pour lui demander les droits d’utilisation de Je crois que…, celui qui ne commente jamais ses œuvres lui signala qu’il apprécie qu’on mette « son texte en danger. J’ai alors voulu chercher à déstabiliser l’acteur qui porte le texte, par l’attitude des ados, mais aussi la diffusion, sur scène, de SMS envoyés en direct par le public dans la salle. » Sur le plateau, ça scratche, ça textote, ça vocifère… dans un constat, amer vis-à-vis de notre société, régie par « la performance, l’accumulation et le taylorisme. Mais García n’apporte pas de réponse, il pose des paradoxes ». LOL ?



DOSSIER VILLE[S] EN-JEU[X]

urban intrusion Neuf institutions strasbourgeoises proposent un temps fort questionnant les enjeux urbains actuels en confrontant les préoccupations d’artistes européens et africains. Tour d’horizon de Ville[s] en-jeu[x], entre rencontres, résidences, expositions, spectacles et performances.

Sello Pesa, Lime light on rites © Marie Fricout

© Play>Urban

Par Thomas Flagel

À Strasbourg, dans divers lieux, du 30 septembre au 25 octobre www.villesenjeux.org Résidences PLAY>URBAN, 25 étudiants en scénographie de la Haute École des Arts du Rhin (Strasbourg) et de la Wits School of Arts (Johannesburg), en résidence du 30 septembre au 19 octobre, en dialogue avec Horizome, La ville est un théâtre et Pôle Sud www.play-urban.org Rencontres Ville artistes, jeu et enjeux organisé par la Hear et le Maillon, au Maillon-Wacken, vendredi 18 (11h-18h avec Stefan Kaegi, Cristina Moura…) et samedi 19 octobre (10h-17h30 avec Dries Verhoeven, Sello Pesa, Androa Mindre Kolo…), entrée libre www.villesenjeux.org

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A

lors que la France célèbre la Saison sud-africaine1, deux réseaux s’unissent pour offrir un espace de réflexion et de production artistique au cœur de la ville. D’abord, Play>Urban, laboratoire de recherche de la Haute École des Arts du Rhin (Hear), issu de l’atelier de Scénographie qui a multiplié les partenariats avec des écoles d’art d’Afrique. Kinshasa, Dakar ou encore Johannesburg furent, depuis 2003, des lieux de résidences croisées entre artistes et étudiants des deux continents explorant et expérimentant des territoires et les modes de vie qu’ils génèrent, pour y inscrire des pratiques artistiques et spectaculaires qui questionnent la dimension d’espace commun, de vivre ensemble : l’émergence des mégalopoles, le développement multipolaire ou encore les perspectives offertes par les nouvelles technologies. Un an après une résidence à Johannesburg2, vingt-cinq étudiants de la Hear et de la Wits School of Arts de Johannesburg participent à un workshop de contamination de l’espace

urbain à Strasbourg, du 30 septembre au 19 octobre. À cet axe Nord-Sud, s’ajoute celui, Est-Ouest, du réseau européen Second Cities – Performing Cities3 qui regroupe sept lieux de spectacle vivant en Allemagne, Suisse, France, Pays-Bas et Pologne. « Dans ces localités “secondaires” – aucune n’est une capitale nationale – l’objectif est de replacer la question de l’art dans la ville, en dehors des lieux habituels, spécialisés et bien rangés que sont nos théâtres », expose Bernard Fleury, directeur du Maillon. « Accueillons-nous vraiment toute la population comme l’ambitionnait le théâtre grec ? » Et de poursuivre, en un développement symétrique avec les préoccupations de Play>Urban : « Nos sociétés européennes ne sont pas si pacifiées que cela. Les conflits sous-jacents refont surface et la notion même de progrès est rebattue. On chasse sous une multitude de prétextes ce et ceux qui ne sont pas conformes (clochards, gens du


voyage…) dans une normalisation de la cité dont le graal consiste en des rues propres et bien pavées, surveillées de près par des caméras. Notre réflexion vise une redéfinition du rapport des artistes avec les citoyens dans les villes, mais aussi la place du corps et de l’individu. » Une remise en cause sociale et sociétale menée jusqu’à l’autocritique puisque les membres du réseau analysent aussi leur propre rôle dans la programmation, les formes retenues et le contrôle qui se joue entre structures, artistes et spectateurs4. D’où une série de spectacles et d’interventions hors-les-murs organisée pour Ville[s] en-jeu[x] dans les rues de Strasbourg par Le Maillon, Pôle Sud, le TJP et la Hear. Avec cette conviction pour Bernard Fleury que « le théâtre et la performance

viennent réparer les manquements du socle social urbain. Historiquement, la ville est le lieu même de l’accueil de l’étranger, là où est né le marché et donc la création de l’en-commun qui tend à s’effriter aujourd’hui. » Aux artistes de jouer leur rôle d’éclaireurs…

Joseph Dlamini (Eye Test), Matsho Tsmombeni Squatter Camp, South Africa © Mikhael Subotzky

Ceci n’est pas…

Référence directe à Magritte, cette installation performative de Dries Verhoeven, choc et provoc, propose aux badauds de passage, dix tableaux se succédant, à raison d’un par jour, dans une boite de verre située place d’Austerlitz. De 15h à 20h, les rideaux en métal se soulèvent comme ceux d’un magasin ou d’un sex shop. L’on y découvre une ado (Ceci n’est pas une mère), enceinte jusqu’aux yeux, Poly 161 Octobre 13

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Légendes 1. Holdup in Hillbrow, Johannesburg, november 1963 © David Goldblatt 2. Majorette, Finale de la coupe, Orlando Stadium, Soweto (tirée de la série Particulars, 1972 © David Goldblatt

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www.france-southafrica.com

Voir Belleville / Johannesburg 2.0 dans Poly n°154 ou sur www.poly.fr 2

3 Le Hellerau – centre européen des arts de Dresde (Allemagne), la Kaserne de Bâle (Suisse), le Ringlokschuppen de Mülheim an der Ruhr (Allemagne), le Théâtre et Auditorium de Poitiers, le Spring – Performing Art Festival d’Utrecht (Pays-Bas), le Theatr Laznia Nowa de Nowa Huta (Pologne) et Le Maillon (Strasbourg) www.performing-cities.net

Écho direct au colloque de 2004, organisé par Play>Urban et Le Maillon sur le thème « Mais où vont les spectateurs ? », voir le dossier spécial paru dans Mouvement, en janvier 2005

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Les deux premiers volets se tiendront à Strasbourg (au Maillon et à La Chambre), le troisième à La Filature de Mulhouse du 5 novembre au 22 décembre

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dansant dans la vitrine remplie de balles en plastique. Avec ses écouteurs et habits aux couleurs pop, elle fait des ronds de hula hoop sans cerceau. Une naine en talons rouges (Ceci n’est pas notre désir), leggins en cuir et manteau de fourrure sirotant des cocktails sur un air de clubbing, un black habillé en bouffon du roi retenu par une chaine à une cheville (Ceci n’est pas de l’histoire) qui effectue un numéro de contorsionniste en serrant le mors entre ses dents ou encore un enfant cagoulé assis sur un monceau de douilles, astiquant un énorme pistolet se révélant être un jouet (Ceci n’est pas le futur). Jeux surréalistes avec nos préjugés, nos représentations et nos tabous, l’ensemble d’images produites et de titres les accompagnant crée le trouble, chaque performeur regardant le public dans les yeux, sans ciller, multipliant poses lascives et regard de défi interrogateur : est-ce de l’art ? Une dénonciation ou de la provocation ? Sexe, violence, genre, exploitation et religion sont passés au révélateur Verhoeven.

nouveau des lieux usuels. Une manière de dépasser les carcans normatifs, bien souvent inconscients, qui régissent nos comportements et de réapprendre à se mouvoir et arpenter l’espace public en toute liberté, loin des carcans bourgeois (image de soi, hiérarchie sociale…) depuis fort longtemps intériorisés.

Villes en jeu, jeux en ville

Joburg, black & white

Détournant les signes habituels des villes occidentales, la Compagnie allemande Ligna fait des spectateurs des acteurs urbains. Dans Walking the city, le public, équipé de casques audio, déambule durant une heure dans les rues, écoutant les instructions, bruits et environnements sonores spécialement conçus par les artistes pour découvrir sous un jour

Un propos politique que ne renie pas Christophe Haleb, chorégraphe d’un archipel humain questionnant les migrations et la notion d’étranger. Sur la place Kléber, les cinq danseurs de La Zouze, accompagnés par une dizaine d’amateurs, évoluent au milieu d’un paysage de formes géométriques en cartons bruts préfigurés, modelables et reconfigurables grâce à de multiples pliages. Dans Atlas but not List, la géographie d’ilots créée, écho aux cartons servants de “coupe froid” aux SDF et autres habitations précaires, permet de matérialiser et d’expérimenter d’autres manières d’être ensemble, éthiques, coopératives et solidaires. À ces artistes européens s’ajoutent d’autres venus d’Afrique du Sud, pays au bouillonnement créatif puissant. Fidèle des événements organisés par Play>Urban, le sud-africain Sello Pesa interprétera Lime Light on Rites dans le quartier de Pôle Sud (en extérieur et dans le Studio). Danseur, performeur et chorégraphe, le natif de Soweto (South West Township)


DOSSIER VILLE[S] EN-JEU[X]

explore l’exploitation du business de la mort dans son pays. Un coup de projecteur sur l’instrumentalisation commerciale et publicitaire des rites visant certaines communautés, qui donne à penser le rapport de l’intime au collectif. La violence, comme souvent dans cette jeune société tourmentée par les fantômes du passé (l’Apartheid n’a été aboli qu’en 1991 et les premières élections libres ont eu lieus qu’en 1994), y éclate avec furie et soudaineté. Témoins de cette histoire, les photographes sud-africains tiennent une place de choix dans ce temps fort. La galerie La Chambre marque le coup avec une triple proposition5 nommée Commitment, regroupant trois générations d’artistes portant un regard engagé sur les réalités de leur pays. Au Maillon, seront réunis pour la première fois les clichés du monstre sacré David Goldblatt (93 ans) et ceux de jeunes membres de l’école qu’il a fondée, le Market Photo Workshop. Une incroyable confrontation entre les clichés noir et blanc d’un homme qui a passé plus d’un demi siècle à immortaliser les contours de Johannesburg, multipliant les portraits dans toutes les communautés (black, coloured et white, qui vivent aujourd’hui encore, séparées), témoignant des conditions de vie et de la répression de l’Apartheid ou, plus récemment, du sort réservé aux immigrants Zimbabwéens.

mais aussi des vues de ville révélant les dégâts de l’urbanisation bétonnée dans laquelle l’humain s’invente, tant bien que mal, une place. Last but not least, La Chambre présente en ses murs une composition toute en longueur de Mikhael Subotzky. Ce trentenaire, né à Cape Town (à l’extrême sud-ouest du pays), s’intéresse aux faces sombres de la société sud-africaine, celle du crime, de la violence et de leur corolaire : l’exclusion sociale et la prison. Ses photos plongent dans l’intimité de ses sujets et dessinent un portrait coloré et multi-facettes, lieu de tous les possibles et du devenir permanent, pourvu que tout ne se gâte…

En contrepoint, de jeunes photographes, encore enfants lors des premières élections libres, lèvent le voile sur les réalités sociales actuelles de Joburg : intérieurs pauvres fait de récup’ et dénués de tout confort d’un township, portraits de camés et de SDF blancs Groupe de rock alternatif Ree-Buurth, Soweto, 2009 © Jodi Bieber

Ceci n'est pas une mère, tiré de l'installation-performative de Dries Verhoeven Ceci n'est pas… © Willem Popelier

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DOSSIER VILLE[S] EN-JEU[X]

Diepkloof comme on le voit depuis l'autoroute de Soweto, 2009 © Jodi Bieber

ville[s] en-jeu[x], le programme Spectacles

Expositions

Ceci n’est pas… installation de Dries Verhoeven sur la place d’Austerlitz, du 10 au 19 octobre (15h-20h), gratuit

PLAY>URBAN, restitution des résidences d’artistes mené avec étudiants de la Hear et artistes à Jo’burg, Bucarest, Kinshasa et Strasbourg, du 18 au 25 oct. au Maillon

www.maillon.eu Walking the city, déambulation urbaine de la Cie Ligna au départ du 4 rue de la Douane, les 15, 17 & 18 octobre (17h et 19h), les 16 & 19 octobre (15h et 18h)

www.villesenjeux.org

Réservations au www.maillon.eu

Commitment #1 (David Goldblatt & the Market Photo Workshop) organisé par La Chambre et Le Maillon, du 18 octobre au 29 novembre au Maillon-Wacken

Lime light on rites de Sello Pesa, à Pôle Sud (en extérieur et en intérieur), mercredi 16 et jeudi 17 octobre (20h30)

Commitment #2 Mikhael Subotzky, à la galerie La Chambre, du 18 octobre au 1er décembre

www.la-chambre.org

www.pole-sud.fr

www.la-chambre.org

Atlas but not List de la Cie Christophe Haleb, place Kléber (sous réserve), vendredi 18 et samedi 19 octobre (18h) en entrée libre

Commitment #3 (David Goldblatt, Jodi Bieber, Mikhael Subotzky), organisé par La Chambre et La Filature, du 5 novembre au 22 décembre, à La Filature de Mulhouse

www.tjp-strasbourg.com

www.la-chambre.org – www.lafilature.org

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THÉÂTRE

grandeur et décadence Présentée par le NEST, dans une mise en scène de Brigitte JaquesWajeman, Sophonisbe est une pièce méconnue du grand Corneille. Elle dresse le portrait d’une femme sans concessions, petite sœur romaine d’Antigone, et interroge en profondeur l’histoire coloniale.

Par Dorothée Lachmann Photos de Cosimo Mirco Magglioca (tirée de Nicomède)

À Thionville, au Théâtre, mercredi 16 et jeudi 17 octobre 03 82 82 14 92 www.nest-theatre.fr

D

e Pierre Corneille, on connaît surtout les pièces héroïques de la “grande tétralogie” – Le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte –, les seules dont se souviennent les manuels scolaires. Il y a pourtant chez le dramaturge du XVIIe siècle une dimension surprenante, un « projet politique d’une extraordinaire cohérence » autour de l’histoire de Rome. Pas moins de quinze pièces composent ce cycle, « description d’un processus où Rome, présentée en gloire au début, perd sa splendeur, jusqu’à son âme et, au terme, finit par disparaître ». La metteuse en scène Brigitte Jaques-Wajeman, familière de l’œuvre de Corneille, a choisi de monter une série de ces pièces “coloniales” en raison de l’éclairage singulier qu’elles apportent à notre actualité (Nicomède et Suréna, les saisons dernières, Pompée et Sophonisbe en nouvelles créations). « Les situations mises en scène par Corneille dans les divers pays évoquent immanquablement l’histoire récente : le temps des colonies, les difficultés de la décolonisation, les divers épisodes du néo-colonialisme, la haine et la fascination raciales, la duperie d’idéaux politiques », explique-t-elle. Écrite en 1663, l’histoire se déroule en Numidie – le nord de l’Algérie actuelle – alors

que la guerre fait rage entre Rome et Carthage. Princesse d’une grande beauté, Sophonisbe est promise au jeune roi Massinisse, qu’elle aime d’un amour réciproque. Hélas, pion malheureux dans le jeu des alliances politiques, elle est mariée de force au vieux souverain Syphax, afin de le gagner à sa cause contre Rome, qui tente d’établir son nouvel empire en Afrique du Nord. Dans une ambiance apocalyptique, la pièce raconte l’avancée inéluctable des légions sur Carthage et le dernier jour d’une héroïne qui va préférer la mort à la soumission. Elle aura néanmoins eu le temps de ravager le cœur des deux rois. « L’attrait érotique de Sophonisbe et la passion qu’elle suscite, désespèrent et bouleversent les hommes », souligne Brigitte Jaques-Wajeman. Dans cette pièce affleure « une réflexion très personnelle de Corneille sur la peur et le désir des hommes de s’abîmer (au double sens du terme) dans l’amour d’une femme, sur la violence de la passion, perçue comme une pathologie, et sur les effets meurtriers de la jalousie ». Sophonisbe, personnage « admirable de grâce et de violence, de courage et de folie », trace son destin entre la férocité des haines politiques soufflées par le vent de l’Histoire et l’intensité érotique qu’elle suscite. Un destin sans concessions.

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le dégoût et la fureur En adaptant conjointement Des arbres à abattre1, la metteuse en scène Célie Pauthe et le comédien Claude Duparfait dressent un portrait en creux de Thomas Bernhard, entre rancœur lucide et dégoût de l’intelligentsia de Vienne. Par Thomas Flagel Photos d’Élisabeth Carecchio

À Strasbourg, au TNS, du 3 au 19 octobre (spectacle proposé dans le cadre de la Présidence autrichienne du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe) 03 88 24 88 24 – www.tns.fr Conversation avec Claude Duparfait et l’équipe artistique à la librairie Kléber, samedi 12 octobre à 11h30

P

lus les gens deviennent cultivés, plus leur bavardage devient insupportable », écrivait Thomas Bernhard2, en 1982. Deux ans plus tard, l’auteur autrichien buvait le calice jusqu’à la lie et plongeait la plume dans la plaie béante d’une introspection acide. Des arbres à abattre est un règlement de comptes en règle – de ceux dont personne ne sort indemne – avec les figures marquantes et dominantes du milieu artistique viennois qu’il a fréquenté dans les années 1950. De la langue foisonnante du roman qui tournoie dans une spirale obsessionnelle de détestation, Célie Pauthe3 et Claude Duparfait4 s’emparent avec brio, livrant une partition sans effets démonstratifs, toute en sensibilité et simplicité.

«

Valse à trois temps

L’entrée dans la danse se fait en solo avec Claude Duparfait, écrivain-narrateur, installé 34

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dans le fauteuil à oreilles de la demeure des époux Auersberger, hôtes d’un de ces dîners artistiques où ils accueillent, depuis toujours, les créateurs en vogue. Un soliloque intérieur oscillant entre confessions d’une vie feinte et nausée consommée – mais non moins consumante – pour le cénacle petit bourgeois qu’il retrouve, vingt ans après l’avoir banni de sa vie. Dans un rythme de cisaille, les mots dévoilent l’intériorité d’un être à la colère froide et refoulée, qui ressasse le temps passé aux côtés de ces personnes qu’il exècre et qui, pourtant, l’ont nourri, intellectuellement mais aussi et surtout physiquement, à l’époque où il n’était encore qu’un jeune écrivain prometteur. « Ils m’en avaient toujours voulu de les avoir toujours disséqués en toute occasion, effectivement sans le moindre scrupule, mais toujours avec une circonstance atténuante ; je me disséquais moi-même encore bien d’avantage, ne m’épargnais jamais […],


THÉÂTRE

avec le même sans-gêne, la même grossièreté, la même indélicatesse. » Cette longue – et sublime – irritation acerbe du double de Thomas Bernhard, mélange d’adresse au public et de petite voix intérieure est, pour son interprète, le fruit de « cette part de silence intime constituant ce qui nous appartient de plus libre au milieu du bruit du monde ». Une « nécessité pour ce personnage, coincé à ce diner qu’il aurait dû refuser, et sur lequel plane le suicide de la Joana, figure de l’artiste exigeante en quête d’absolu et son opposé, un vieux comédien du Burgtheater de Vienne se pavanant après avoir triomphé dans un rôle mineur du Canard sauvage d’Ibsen. »

Amour & haine

Rejoint par les convives portant chandeliers, vin et gâteaux, la scène oblique où il trône dans son fauteuil s’illumine autour d’un piano à queue. Le temps du dîner est venu. Les pas s’accélèrent et les joutes verbales se durcissent. Ces « cadavres artistiques vivants » et autres « sénateurs de l’art » comme il aime les appeler, vont chèrement vendre leur peau dans un ballet au tempo allant crescendo : du comédien vaniteux et méprisé de tous (à commencer par le mari Ausberger), à la romancière Jeannie Billroth « qui s’est toujours considérée comme la Virginia Woolf de Vienne, alors qu’elle a tout au plus prouvé par ses romans et nouvelles, qu’elle est une jacasseuse sentimentale et guindée et une déplorable pourvoyeuse de kitsch sur papier », l’alcoolisme mondain n’est pas gai et n’arrange rien aux ressentiments exprimés. L’horreur qui nous était promise devient réalité avec ses relents de courbettes et de bassesses, ses jeux de séduction fanés. L’on en vient à épouser les mots de l’écrivain-narrateur, plongé désormais dans un silence analytique, qui confiait préférer « [s]on Gogol, [s]on Pascal, [s]on Montaigne » à cette mascarade désolante de mondanités, interrompue par des images brouillonnes et longuettes de la Joana, projetées sur un voile blanc entre public et comédiens au son du Boléro de Ravel. La seule faiblesse d’une mise en scène intelligente dont la sobriété forme un écrin dédié au verbe et à la complexité des sentiments. Par un habile retournement, le feu des critiques se déchaîne alors sur le narrateur dans un rugissement choral où s’articulent ses pensées et les points de vue de chacun.

Acuité & lucidité

« Comme son alter ego, Thomas Bernhard ne peut fuir ce qu’il a été, l’opportunisme artis-

tique dont il a fait preuve. Il s’est servi de ces gens, a été l’un d’eux et l’aversion qu’il exprime est tout autant celle qu’il a pour ce milieu sclérosé et sans “pureté” artistique, que pour ce qu’il lui rappelle de lui-même », confie un Claude Duparfait galvanisé par « ce texte plaçant l’art et l’écriture en engagement absolu qui, seul, peut donner du sens à la vie et, finalement, aider à vivre ». Reste pour cela à faire table rase des artifices régissant nos existences – les arbres à abattre du titre – sans tomber dans le refoulement du passé – celui de la collusion avec le nazisme pour la société autrichienne, autre épineux héritage dénoncé par ailleurs. « Je cherche l’origine de ma débâcle », confessait Bernhard en 1968. Il aura mis seize ans à la trouver et à l’écrire, pour continuer à avancer.

Roman publié en français en 1987 chez Gallimard

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Dans Un Enfant paru chez Gallimard

Elle prend cette saison la direction du CDN Besançon Franche-Comté

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Il a été membre de la troupe du TNS entre 2000 et 2008, sous la direction de Stéphane Braunschweig

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LECTURE en MUSIQUE

mots sans retour Avec Norma Jean Baker… Marilyn Monroe, Nathalie Bach donne vie aux textes d’une icône du XXe siècle. Avec la complicité du pianiste Sébastien Trœster apparaissent les contours d’une écorchée vive à la merveilleuse intelligence.

Par Hervé Lévy Photo de E.P. Baron

À Illkirch-Graffenstaden, à L’Illiade, mercredi 9 octobre 03 88 65 31 06 www.illiade.com À Vendenheim, à l’Espace culturel, dimanche 20 avril 2014 (dans le cadre du festival dédié aux petites formes, Les Ephémères, du 14 au 20 avril) 03 88 59 45 50 www.vendenheim.fr

1 Extrait de la chanson de Jane Birkin, Norma Jean Baker 2 Fondateur de l’Actors Studio, il fut le professeur de Marilyn Monroe

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ne scène presque nue. Quelques chaises et un piano. Nathalie Bach s’avance. Elle dit les mots de Marilyn Monroe : « La seule chose dont je me rappelle vraiment, c’est que j’étais seule. Toute seule. Si longtemps. » Des éclairages distillés avec subtilité – réalisés par Frédéric Solunto qui signe sa première “mise en jeu” – l’accompagnent. Fragments d’interviews, poèmes, extraits de lettres, écrits intimes… Les clichés volent en éclats. Exit la fille à la sublime beauté un peu simplette, la blonde complètement sotte. Au fil des phrases, se découvre en effet une « femme d’une intelligence et d’une lucidité extraordinaires ». Nathalie Bach, dont la voix nous transporte, rend ses fragilités et ses fulgurances avec sensibilité, sans jamais céder à la vaine tentation du mimétisme qui consisterait à imiter l’icône d’Hollywood. Elle est simplement une comédienne qui donne vie aux écrits d’une autre comédienne, trouvant la juste distance entre l’empathie et le détachement. Sur le fil du rasoir, nous explorons avec elle les failles les plus secrètes de celle qui était « plus belle que la Divine »1 grâce à un habile

montage construit comme un vaste plan-séquence. Entre sujets graves – une plongée glacée en hôpital psychiatrique – et respirations d’une intense futilité se dessine le portrait d’une femme complexe qui ne cesse de s’interroger sur son métier. Mélancolique et parfois désabusée, amoureuse folle et romantique en diable, fascinée par Lee Strasberg 2. Tel apparaît le mythe, minute après minute… Les mots entrent en résonance avec les notes de Sébastien Trœster. Connivence grande. Symbiose, presque. On sent que ces deux-là ont souvent travaillé ensemble. Le pianiste a imaginé une musique – qu’il interprète au clavier – épousant le rythme du verbe et soulignant avec délicatesse la scansion, entre séduisante candeur et puissante assurance, de Nathalie Bach. Tout est réglé au millimètre dans cette partition que son auteur – qui se revendique « mélodiste » – qualifie de « nocturne ». Entre pointes jazzistiques et influences venues de la musique répétitive américaine, la bande son de cette lecture sonne terriblement juste.


comme chiens et chats En s’invitant dans l’univers de Tomi Ungerer, la compagnie Les Anges Nus revendique un théâtre « burlesque et résistant ». Hymne à la tolérance, fable antiraciste, Flix, séduit les petits par son humour irrésistible et les grands grâce à la force de son message. Ou vice-versa.

Par Lisa Vallin Photo de Mathieu Pelletier

À Sainte-Croix-aux-Mines, à la salle polyvalente, vendredi 4 octobre À Munster, à l’Espace SaintGrégoire, mardi 8 octobre À Rixheim, à La Passerelle, mecredi 16 octobre À Cernay, à l’Espace Grün, vendredi 18 octobre À Kembs, à l’Espace Rhénan, mercredi 6 novembre À Dannemarie, au Foyer de la Culture, mercredi 13 novembre À Orbey, au Cercle, mardi 26 novembre À Fislis, à la salle des fêtes de Koestlach, vendredi 29 novembre À Schiltigheim, au Brassin, mercredi 4 décembre À Bischwiller, au Centre culturel Claude Vigée, vendredi 6 décembre À Obernai, à l’Espace Athic, mardi 21 janvier 2014 À Haguenau, au Théâtre Municipal, samedi 25 janvier 2014 www.culture-alsace.org

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héo et Alice Lagriffe ont le bonheur de vous annoncer la naissance de leur petit Flix. Jusque là, rien d’anormal. Sauf que le bébé est un chiot. Et que ses parents sont des… chats. On ressort l’arbre généalogique où plane une sombre amourette entre une aïeule du papa et un chien. Les caprices de la génétique ont fait le reste. À Chatville, toute la communauté féline est en émoi. Les réactions des uns et des autres ne se font pas attendre : le petit est rejeté de toutes parts. Les médias n’hésitent pas à le qualifier de « monstruosité génétique » ou « d’erreur de la nature ». Souvent maltraité par ses camarades, son enfance n’est pas rose. Pourtant, il va grandir dans une famille aimante, où la communication est possible car Flix parle chien avec un accent chat. Pour faire de lui un vrai chien citoyen, son parrain Médor le conduit à l’école et lui fait découvrir la grande ville. Mais un événement va changer le cours de son existence. En sauvant la vie d’un chat qui était en train de se noyer, il devient un héros. Grâce à son courage, il est enfin accepté. Et puis, un beau jour, tandis qu’il se promène à Clébardville, de l’autre côté de la frontière, ce qui devait arriver arriva : la rencontre avec Mirzah, une mignonne caniche, coup de foudre, mariage… et bébé ! Évidemment, on n’est pas au bout de nos surprises. Des albums pour la jeunesse de Tomi Ungerer, on connaît mieux Les Trois brigands ou Jean de la Lune, le cinéma étant passé par là. En choisissant d’adapter Flix, publié en 1997, Marion Goetz, metteuse en scène et comédienne de la compagnie strasbourgeoise Les Anges Nus, porte les « valeurs fondamen-

tales » affirmées par l’auteur alsacien et partage son engagement « contre toutes les formes d’injustice et d’intolérance ». Elle s’est aussi amusée à recréer un univers où la technique du clown et le jeu croisent la manipulation d’objets qui « ont une place de choix chez Tomi Ungerer. Ils sont vivants, animés, incongrus et drôles. Le plus souvent, ils racontent une histoire dans l’histoire. » Sur scène, les objets foisonnent et deviennent des personnages à part entière. Symbolique, une grande bouche animée témoigne de façon cocasse du traitement déformé de l’information par la presse à scandale. L’humour est grinçant, la plume d’Ungerer est féroce et pourtant si tendre. Tout est bien qui finit bien : Flix, par sa double culture, devient le lien entre les deux communautés, que si peu de choses, au fond, sépare. Poly 161 Octobre 13

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ARTISTE ASSOCIÉ

bande à part Comédien physique à l’humour dévastateur, Xavier Boulanger est artiste associé aux Taps avec Blanche Giraud-Beauregardt1. Depuis 2012, ils programment les Actuelles, temps forts dévolus à l’écriture dramatique d’aujourd’hui. Portrait d’un géant.

Par Thomas Flagel Photo de Raoul Gilibert

Candide ou l’optimisme, création de Pierre Diependaële au Théâtre du Marché aux Grains de Bouxwiller, au Taps Scala du 12 au 17 novembre Actuelles XVI, soirées dédiées aux écritures d’aujourd’hui, au Taps Gare-Laiterie, du 18 au 22 mars 2014 Carte blanche aux artistes associés du Taps, du 3 au 6 juin 2014 03 88 34 10 36 www.taps.strasbourg.eu

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Lire son portrait dans Poly n°142

Comédienne formée à l’École du Théâtre national de Strasbourg (groupe 23, promotion 1987) qui fit partie de la troupe permanente du TNS de 2002 à 2005 2

3 Mis en scène par Fanny Mentré au TNS, lire notre entretien dans Poly n°142 ou sur www.poly.fr

Créé par Laurent Crovella au Théâtre de Haguenau, voir Poly n°156 ou sur www.poly.fr

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ueule de Garçons Bouchers. Carrure de déménageur. Xavier Boulanger ne passe pas inaperçu. Un physique qui le cantonna longtemps aux rôles de « salopards, de gardes du corps et de truands ». Seulement quelques téléfilms à son actif et 636 représentations de Mowgli l’enfant loup sur les planches quand Jean-Luc Godard lui propose For Ever Mozart, en 1995. Coup de fil nocturne et éclat de rire, il croit à une blague. Lui, entré dans ce métier par hasard grâce à l’aplomb de sa mère en 1988 : percussionniste à l’Orchestre et l’Opéra, le TJP cherche désespérément à le joindre pour une création de théâtre musical autour de Kipling. Finalement, l’appel arrive jusqu’à la demeure familiale où sa mère affirme qu’il est partant, sans même le consulter. Il sera Baloo jusqu’en 1992. Sa voix chaude et profonde lui ouvre alors les portes d’Arte. Formation sur le tas. À 30 ans, il est déjà trop vieux pour les écoles dramatiques. Il court les stages. Fait confiance à l’astre qui habite ses yeux et lui a toujours porté chance. Hélène Schwaller2 donne son nom à Jean-Louis Hourdin pour la remplacer dans À l’aventure. Chaque soir, le chef de troupe lui livre sa lumineuse incantation : « Soyez joyeusement désespérés sous les étoiles. » Il y rencontre Laurent Fréchuret avec lequel les

collaborations artistiques seront fécondes. Pasolini, Shakespeare, Carroll, Euripide. Pierre Diependaële prendra le relai, avec « cette intelligence pas intello d’essayer de résoudre les énigmes du texte au plateau, de fabriquer le théâtre avec des objets du quotidien ». Se dévoile un acteur amoureux des grands auteurs, souvent anglais : Malcolm Lowry, William Shakespeare, Martin Crimp ou encore Joël Pommerat dont il admire « l’économie de mots ». Pas question de se vendre pour un rôle. Celui qui a récemment joué un Grand maître des éducateurs autoritaire attiré par les jeunes garçons (Ce qui évolue, ce qui demeure d’Howard Barker 3) ou un fils attardé ne pipant mot trimballé par son père vieillissant (La Petite trilogie Keene 4) garde une grande distance. « Tout est faux au théâtre. Sauf la relation qui se crée entre un auteur, des comédiens et un public. » La seule qui compte. Un recul puisé dans son éducation très « catho de gauche » sur les collines houillères de Moselle, lui mettant du plomb dans les rêves. Il a été mineur, poseur de voies ferrées à 800 mètres sous le sol, puis de pierres tombales de l’autre côté de la frontière. De quoi « croire d’avantage à l’imaginaire qu’au pastiche de la réalité ». Et de citer Brecht. « Rien n’est plus futile que le théâtre, c’est pour ça qu’il est nécessaire. »


œil pour œil Créée au Taps-Gare en septembre, 4M4A (4 mythes, 4 auteurs) de Flash Marionnettes est un spectacle à sketches revisitant la mythologie grecque où il est beaucoup question du regard. Incursion durant la résidence, les yeux grands ouverts.

Par Emmanuel Dosda Photo de Michel Klein

À Strasbourg, au Taps GareLaiterie, du 8 au 13 octobre Flash marionnettes encadre un stage-atelier de construction de marionnettes (à partir de 12 ans) les 9 et 10 novembre & un stage d’initiation à la manipulation de marionnettes, les 23 et 24 novembre 03 88 34 10 36 www.taps.strasbourg.eu À Illkirch-Graffenstaden, à L'Illiade (dans le cadre des Régionales), dimanche 3 novembre 03 88 65 31 06 www.illiade.com À Rixheim, à La Passerelle, vendredi 13 décembre 03 89 54 21 55 www.la-passerelle.fr Et en 2014 à Bischwiller, Soultz-sous-Forêts, Homécourt, Cernay, Saint-Louis, Oberhausbergen… www.culture-alsace.org www.flash-marionnettes.org

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Se rapporte à la chasse à courre

Ce spectacle, tout public à partir de 12 ans, fait partie du “bouquet final” de Flash Marionnettes qui marque la fin d’une aventure débutée en 1981

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n noir complet, profond, inonde le plateau. L’aboiement d’un chien déchire le silence. La lumière dévoile une mise en scène minimaliste. S’ensuit une poursuite cartoonesque impliquant le canidé, un cerf et un lapin. Débarque Narcisse qui, en pleine chasse à courre, rencontre la nymphe Écho. À cause de la malédiction de Junon, la belle ne peut que répéter les mots de celui qu’elle aime. D’où un dialogue de sourds quelque peu déconcertant, amusant et désespérant. Le rythme est soutenu, façon Tex Avery, et les scènes se télescopent : des lièvres chantant (relecture animale des chœurs de la tragédie grecque) sur un air reggae, Ameinias déclarant lui aussi sa flamme à Narcisse, ce dernier (victime de la vengeance de son compagnon de chasse) tombant éperdument amoureux de sa propre image qui se reflète dans l’eau. Son « moi liquide », son « moi immense ». Langage djeun's, expressions latines, registre littéraire ou de vènerie1… Les mots se mêlent et confèrent une dimension à la fois humoristique et poétique à Narcisse, cisse, isse..., premier chapitre de 4M4A2, écrit par Karin Serres (d’après Les Métamorphoses d’Ovide). Ismaïl Safwan, metteur en scène, a demandé à quatre auteurs de choisir un mythe et d’en livrer une version. Ainsi, cette pièce quadripartite se compose de Narcisse, mais aussi de Dans l’œil du Cyclope de Thor Hungwald (d’après L’Odyssée d’Homère), d’Iphis et Ianthé de Lise Martin (d’après Les Métamorphoses) et d’Orphée et Eurydice de

Philippe Dorin (d’après Les Géorgiques de Virgile et Les Métamorphoses). « Les mythes sont souvent composés de courtes histoires. Alors pourquoi ne pas faire un spectacle en plusieurs parties ? », lance Ismaïl Safwan. « Lorsque j’étais un jeune cinéphile, j’ai découvert Visconti, Rossellini, Pasolini ou même Godard dans des films à sketches comme Boccace 70. En une unique séance, on découvrait quatre ou cinq styles différents, ne laissant pas l’excitation du spectateur retomber : il est sans cesse stimulé par une nouvelle histoire, un autre réalisateur. » Si on retrouve les mêmes comédiens / manipulateurs, les quatre pièces de 4M4A sont singulières, chaque auteur ayant abordé le mythe à sa manière. Cependant, un fil rouge les relie. Heureux hasard, belle coïncidence ? « J’ai remarqué, en recevant les textes, que le regard y a une place prédominante », souligne le metteur en scène. Dans Narcisse (amoureux de son reflet) et le Cyclope – qui est jugé par Thémis, la “justice aveugle” – c’est évident. Dans Iphis et Ianthé, tout le monde pense que Iphis est un garçon alors que c’est une fille : le mauvais regard porté sur elle trahit la réalité. Enfin, dans Orphée et Eurydice, Orphée, sortant de l’enfer, se retourne, la scrute une dernière fois (bravant l’interdit)… et la condamne. « Je ne m’en suis rendu compte qu’après-coup », avoue le metteur en scène, « sinon, j’aurais peut-être trouvé autre chose que 4M4A, qui mette l’œil en avant. » Ceci dit, « la sobriété algébrique » de ce titre a son charme. Poly 161 Octobre 13

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merdre à tous Le grand shakespearien Declan Donnellan revigore Ubu Roi, célèbre pièce de Jarry au Théâtre de la Manufacture. Un soupçon de scandale, une dose d’irrévérence, deux d’absurdité saupoudrées d’une bonne rasade de violence sans vergogne.

Par Irina Schrag Photo de Johan Persson

À Nancy, au Théâtre de la Manufacture, du 8 au 12 octobre 03 83 37 42 42 www.theatre-manufacture.fr

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ccueillie par un vent de scandale à sa création en 1896, la farce potache – mais non moins érudite, regorgeant de trouvailles langagières, d’humour absurde et décapant – du jeune Alfred Jarry, 23 ans, a depuis connu un immense succès. Renversant les codes et les conventions du théâtre classique, ce cocktail Molotov d’immoralité pré-dadaïste atteint au bas-ventre la petite bourgeoisie recluse dans ses privilèges, pétant allègrement dans une bienséance d’apparat. Cette matière plus qu’attrayante, dénonçant la démesure de l’appât du pouvoir et de la manipulation, a séduit le metteur en scène Declan Donnellan. Avec son scénographe de toujours Nick Ormerod, cet Anglais d’origine irlandaise prend à revers la pièce de Jarry qu’il introduit par le biais d’une soirée BCBG entre amis. Intérieur au design sirupeux en tons crème, France Inter sur les ondes, convives proprets. Ici on se parle pour ne rien dire et surtout sans s’écouter. Seule ombre à ce tableau : l’adolescent des hôtes, traquant avec sa caméra les moindres imperfections de cette famille (pas si) formidable à la recherche de « merdre » aux WC, de sang dégoulinant du plan de travail de la cuisine, de taches derrière la pein-

ture, etc. Tel un cinéaste improvisant, il fait tout chavirer dans le cauchemar ubuesque : cette bonne société sombre dans un déluge d’assassinats sauvages au mixeur décervelant (au sens propre) ou au balai-brosse / épée. L’invention de ce prélude à la pièce de Jarry permet à Declan Donnellan, non seulement de lui donner pour point de vue celui d’un ado révélant avec fougue – écho à celle d’Alfred Jarry lui-même inventant en son temps cette histoire sur les bancs du lycée – l’envers (le revers ?) de nos sociétés aseptisées. Le double de Bougrelas, jeune prince spolié par ses parents (Père et Mère Ubu) rejoue ainsi l’euphorie destructrice imaginée par l’auteur, matérialisée dans une savoureuse dérision par une cruauté effrayamment banale et sans limites, surtout pas réalistes. « Nous voulons tous être civilisés, et que nos leaders le soient », explique le metteur en scène. « Mais qu’en est-il des sentiments qui ne rentrent pas dans cette case ? La civilisation exige souvent qu’ils soient ignorés, voire niés. Or, il y a un prix à payer pour la civilisation, et ce prix, parfois, c’est la folie. » Bordel de “merdre”, serait-on tentés d’ajouter…


THÉÂTRE FANTASTIQUE

ghost hotel La Nuit tombe… et Guillaume Vincent, metteur en scène passé par l’École du Théâtre national de Strasbourg, nous emporte dans une chambre d’hôtel pleine de soubresauts et d’hystérie fantastique.

Par Thomas Flagel Photos d’Élisabeth Carecchio

À Belfort, au Granit, mardi 5 et mercredi 6 novembre 03 84 58 67 50 www.legranit.org

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i David Lynch délaissait sa caméra pour se tourner vers le théâtre, nul doute qu’il emprunterait la voie choisie par Guillaume Vincent. Réalité vacillant en succédanés d’histoires qui s’entremêlent pour mieux disparaître et troubler la perception du spectateur contraint de se raccrocher à une flopée d’indices savamment dispersés. Ou à lâcher prise, happé et lentement bercé par les nappes brumeuses d’images et de situations fantasmagoriques se succédant dans une plongée en nos peurs les plus profondes. Univers du double, hanté de fantômes où les miroirs se brisent par peur du reflet. Au centre une suite d’hôtel au luxe effrité par le temps, trône un lustre scintillant dont la lumière ne colle pas avec l’ambiance. Depuis la (bien trop) immense fenêtre centrale donnant sur le balcon à colonnades, les éléments se déchaînent. Décalages d’échelles et contrepieds, rien ne tourne rond. Ni la porte de l’ascenseur donnant sur la chambre, ni cette salle de bain qui déborde. Une ampoule éclate. L’orage gronde et tout bascule. La nature annonce sa furie. Dans ce « conte

pour enfants qui jouent avec des terreurs et des désirs inconscients », Guillaume Vincent secoue ses comédiens, mis à rude épreuve. La mort rôde. Celle d’une petite fille se noyant dans la baignoire par négligence. La dernière d’une longue liste où l’on dénombre 73 suicides. 17 de plus que l’année précédente, créant une vague de tourisme attirée par le sensationnel, le goût du risque et du sang. Se succèdent donc un cinéaste tourmenté par la mort de son frère, tentant de monter un film qui raconterait le décès d’un enfant sous les yeux de sa mère. Deux sœurs qui s’écharpent autour d’un non-dit familial avant le second mariage de leur père. D’une histoire l’autre, un personnage pénètre une pièce, celui d’une autre en ressort. Vêtements mouillés, couronnes mortuaires et autres échos lexicaux nous mettent sur la voie. À moins qu’aucune cohérence ne tienne ces narrations fragmentées, si ce n’est les coups du sort et l’envie d’en finir. D’échapper à la cruauté ambiante et aux obsessions des êtres qui nous entourent. Aux nôtres aussi, inavouables, même lorsque la nuit tombe…

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ELECTRO

hello kittin L’electro n’est pas une musique sans visage : Miss Kittin, DJette et compositrice techno-pop incarne ce style qui lui a permis de trouver et tracer sa route. Phrasé froid et beats fracassants. Voix enfantine et frange bien droite sur le front. Force de caractère et esprit libre…

Par Emmanuel Dosda Photo de Phrank

À Nancy, à L’Autre Canal, samedi 12 octobre, dans le cadre de Nancy Jazz Pulsations (du 9 au 19 octobre, avec Kas Product, Shannon Wright, The Heliocentrics, Ibrahim Maalouf… et un “Cap sur la Nouvelle Orléans”) 03 83 35 40 86 www.nancyjazzpulsations.com

À Strasbourg, à La Laiterie, samedi 19 octobre, dans le cadre de L’Ososphère (avec Busy P, Feadz…) 03 88 237 237 www.ososphere.org

Grenoblois, compagnon de route de Miss Kittin : ensemble, ils ont sorti deux albums et le “hit” Franck Sinatra

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Sa reprise d’Indochine, Troisième sexe, accompagne le spot publicitaire du parfum Ma Dame

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3 Miss Kittin a signé une collection pour la marque Lollipops en 2010 www.lollipopsparis.fr

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Qu’est-ce que la techno vous a offert, adolescente ? Vous a-t-elle autorisé à imaginer d’autres possibles ? Découvrir les raves a été un vrai choc, bousculant toutes les façons de vivre la musique que nous connaissions. Il n’y avait aucune violence, plus aucun code, chacun pouvait s’habiller comme il le voulait, des personnes de tous horizons se réunissaient autour d’une même chose. Lorsque je rentrais de soirée, je croisais les gens qui allaient travailler et je me demandais comment trouver ma place dans la société. J’ai compris qu’il faudrait travailler très dur pour construire ma propre vie, en marge. Je me dis que si j’ai réussi à écrire mon histoire, si la musique m’a donnée cette force, alors je peux la transmettre à d’autres, afin qu’ils inventent eux aussi leur vie. Voilà ce que la techno m’a apportée de plus précieux : cette liberté, cette force. Qu’est-ce qui vous procure le plus de satisfaction : le chant, la composition, le DJing, le live ? Au début, le DJing, parce que j’aime davantage jouer la musique des autres que la mienne. À l’époque, la scène était extrêmement stimulante. Je n’ai jamais voulu entrer dans le show business puisque la techno était tout l’inverse, une rébellion. Faire du live avec The Hacker 1 était compliqué. Nous étions seuls, sans tour-manager, ni ingénieur du son, tout cet entourage que les artistes ont aujourd’hui. Nous avons tout appris sur la route, non sans peine. Depuis, c’est différent, le disc-jockey est devenu une pop star et tout le monde peut techniquement être DJ… Mais tous ne savent pas composer, chanter ou se produire sur scène. J’ai donc décidé d’aller dans cette direction, montrer que je suis une

vraie musicienne. C’est une sorte d’engagement artistique. Avec des héros comme Jeff Mills ou Aphex Twin, pourquoi avez-vous opté pour le format chanson, très présent sur vos différents albums ? Parce qu’à l’époque, avec The Hacker, nous savions que nous ne pourrions jamais faire aussi bien qu’eux : il fallait prendre le contrepied de nos héros. Mais nous avions aussi une solide base new wave, où l’électronique avait déjà été mise au service de chansons. C’est toujours aussi difficile de danser sur du Miss Kittin… Pourquoi ne faitesvous pas de morceaux calibrés pour les dancefloors ? Passer des disques et écrire des chansons sont deux choses distinctes dans ma tête. Chacune se nourrit de l’autre. Dans l’écriture, je suis beaucoup plus inspirée par la vraie vie, le jour, que la vie la nuit dans les clubs. Ça prouve que je suis saine d’esprit ! Votre dernier disque, Calling from the Stars, double album comprenant vingttrois titres, est plus introspectif que les précédents… La vie est ainsi faite. Les chansons sont toujours personnelles ou inspirées de faits autour de nous, s’ils ne sont pas strictement autobiographiques. Tout n’est pas centré sur moi, mais toutes mes chansons traitent de sujets qui parlent aux autres. C’est la définition de la pop, au sens populaire. J’ai réussi, avec cet album, à éviter les chemins détournés et à moins utiliser de métaphores qu’auparavant. Je choisis mieux mes mots, mon écriture est plus efficace.


Vous insistez souvent sur l’importance de la première prise. C’est dans le premier jet que se trouve l’émotion ? Souvent. L’authenticité est une denrée rare et précieuse. J’essaie toujours d’être dans l’émotion plus que la perfection. Quand je répète trop, je perds toute spontanéité. DJ sets, sorties de disques, lives, gestion de votre label (Nobody’s Bizzness)… Êtes-vous accro à un rythme effréné ? J’ai un week-end de libre par mois, je ne joue que deux fois par semaine maximum et je ne suis pas tous les jours en studio, mais c’est encore trop à mon goût. De l’extérieur, on croit que notre vie est facile : gagner des sommes folles en s’amusant à passer des disques. Mais c’est énormément de travail et d’investissement, plus qu’une personne normale dans un bureau avec des heures fixes ne pourra jamais fournir. Nous n’avons pas d’horaires, des rythmes décalés, très peu de vacances, et je gagne beaucoup moins que mes collègues masculins, même moins connus que moi. Oui, chez les DJs aussi, on est loin de la parité.

Vous semblez vouloir vous tenir à l'écart des paillettes, mais votre nom est associé à un parfum de Gaultier 2. Vous n’aimez pas trop qu’on parle de votre physique, mais vous êtes considérée comme une icône glamour. Quel est votre rapport à la mode 3, à l’image ? Je ne suis ni dans les journaux, ni dans les soirées mondaines. Je n’ai pas besoin de tout ça et veux garder mon indépendance. C’est peut-être une forme de glamour aujourd’hui, la discrétion et les valeurs simples. C’est drôle d’être qualifiée d’icône de mode alors que je ne vais jamais aux défilés, je m’achète très peu de vêtements de marque et je suis plutôt experte en shopping pas cher. Surtout, je n’ai jamais été sponsorisée par des couturiers : je n’ai sûrement pas le physique pour jouer à ce jeu-là, j’ai horreur des séances photos et de cette dictature de la minceur. C’est avilissant pour une femme et je ne veux être esclave de cela pour rien au monde. Après ce que je viens de dire, ce serait plus juste de me qualifier d’icône “anti-mode”, non ?

Calling from the Stars, édité par Nobody’s Bizzness www.nobodysbizzness.com

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Globale surveillance

Super Players

paranoid park Après une première édition “expérimentale”, Ars Numerica est de retour. Au centre du festival dédié aux cultures numériques, une réflexion sur ces nouvelles technologies qui nous gouvernent. Par Emmanuel Dosda

À Montbéliard, à MA scène nationale et ailleurs (au Moloco, au Conservatoire…), du 29 octobre au 16 novembre 08 05 710 700 www.mascenenationale.com

Lieu de résidence dédié à la vidéo et au numérique (1990-2004)

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Ars Numerica travaille en partenariat avec le Conservatoire du Pays de Montbéliard, l’Université de Franche-Comté, Le Moloco et L’Espace gantner

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annick Marzin, directeur de MA scène nationale – Pays de Montbéliard, est très attentif quant à la mise en place de réseaux entre les structures culturelles du territoire. Selon lui, Ars Numerica permet d’édifier de solides passerelles. « C’est lié à l’histoire de l’ancêtre du festival, le Centre international de création vidéo de Montbéliard1, qui a permis de créer une dynamique et notamment de favoriser la création de L’Espace multimédia gantner. Il y a eu un mouvement rayonnant générant de nombreux partenariats 2. » Cette manifestation « d’art et de culture » prend plusieurs formes : spectacles avant-gardistes ou expos ludiques avec des programmes participatifs comme Super Players qui invite le visiteur à une plongée dans le retrogaming, un voyage nostalgique au cœur de l’univers pixélisé de Space Invaders et autres personnages ronds comme des ballons et plus jaunes que des citrons. Yannick Marzin précise : « Cette année, on s’attache à des artistes qui détournent ces jeux anciens pour en faire autre chose, un Tétris tactile et collaboratif par exemple. » Ars Numerica offre un regard à 360°. À l’opposé du parcours vintage et amusant offert par Super Players, Globale surveillance d’Éric Sadin livre une réflexion sur Big Brother, invitant à se méfier de l’omniprésence « dan-

gereuse des nouvelles technologies ». Cet inquiétant spectacle met en exergue l’hypercontrôle, la traçabilité de chacun grâce à une installation où l’on est traqué par une sorte de GPS géant. « Il a inventé un dispositif, une structure métallique équipée de capteurs et de caméras, un objet communiquant et intelligent qui réagit en direct. Avec Globale Surveillance, Éric propose un discours sur le contrôle des hommes. Sommes-nous conscient de ce carcan et pouvons-nous en sortir ? », s’interroge le directeur de MA. L’événement nous donne des clefs, « des éléments de réflexion pour avoir main et prise sur cette technologie » qui régit tout. La pièce de Sylvain Groud est à l’image de la seconde édition du festival : sombre, mais porteuse d’espoir. Mêlant danse en live et diffusion d’images captées préalablement à la Maison de retraite de Boucicaut – CHU de Rouen, Chambre 209 est le résultat de cinq années dans une unité de retraite médicalisée, « en compagnie de personnes très isolées, en difficulté sociale et physique. Ça n’est pas Saint-Groud, mais Sylvain a su insuffler de la vie en ce lieu » dans lequel rôde la mort. Les nouvelles technologies sont partout : elles peuvent servir à surveiller (et punir) comme à glisser de la beauté là où on ne l’attend pas.


THÉÂTRE DOCUMENTAIRE

république démocratomique Après Elf, la pompe Afrique, Nicolas Lambert propose le deuxième volet de sa trilogie politique : Avenir radieux, une fission française est une roborative réflexion sur le nucléaire et la démocratie. des questions auxquelles le pouvoir a déjà répondu pour eux ». Une consultation de pure forme, voire une mascarade, donc… sur un sujet essentiel, le nucléaire civil, soumis au « secret défense ». Les autres fondements du spectacle – un entretien avec Pierre Guillaumat, ancien Administrateur du Commissariat à l’Énergie atomique et Ministre, puis une kyrielle de paroles de politiques de toutes époques et de touts bords – donnent le vertige.

Par Hervé Lévy Photo de Erwan Temple

À Haguenau, au Théâtre, mardi 15 octobre 03 88 73 30 54 www.relais-culturel-haguenau.com www.unpasdecote.org

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leu, Blanc, Rouge. Nicolas Lambert a fait un triptyque théâtral des couleurs du drapeau, explorant les « trois mamelles de l’État français ». Après une première pièce sur le pétrole et avant un opus dédié à l’armement, il s’attaque au nucléaire. Deux heures de spectacle permettent de « réfléchir sur la notion de démocratie ». Simplement accompagné d’un musicien sur scène, il incarne de nombreux rôles, déclamant des textes officiels. Ses sources ? Tout d’abord, des comptes-rendus de rencontres avec les citoyens initiées par la Commission nationale du débat public en 2010 sur la construction d’une deuxième centrale nucléaire de type EPR à Penly. Et l’on s’aperçoit que « le débat n’existe pas et que les rares gens qui ont fait le déplacement sont invités à répondre à

En disséquant le discours institutionnel, Nicolas Lambert jette une lumière crue sur les zones d’ombres d’une démocratie française qui a fait le choix du nucléaire après la Deuxième Guerre mondiale sans que cette décision ait jamais été réellement débattue : « Le propos est le même depuis le début. Peu importe les hommes en place, il ne varie pas » et se concentre autour de la grandeur de la France et de son corollaire, l’indépendance énergétique. Parfois, le public rit (jaune). Ainsi, lorsqu’est demandé à Pierre Guillaumat ce qui a changé depuis Tchernobyl, sa réponse laisse pantois : « Il peut y avoir des accidents de bombes, tout autant que des accidents de centrales nucléaires. » Le plus souvent cependant, nous sommes tétanisés devant l’absence de discussion possible face à un sujet qui dépasse les simples contingences économiques. Le silence règne. Et c’est glaçant… En finesse, Nicolas Lambert tente de nous faire sortir de la torpeur, car aujourd’hui rien n’a vraiment changé. Certains Ministres sont écologistes, le Président est “normal”, mais les enjeux demeurent et le secret pèse de tout son poids. Gageons que cet intelligent spectacle permettra d’éveiller quelques consciences. Poly 161 Octobre 13

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COMÉDIE MUSICALE

american folies En résidence de création à La Filature, le chorégraphe Mark Tompkins livre le dernier volet d’un triptyque autour des spectacles de divertissements américains. Showtime !

Par Thomas Flagel

À Mulhouse, à La Filature, du 8 au 10 octobre 03 89 36 28 28 www.lafilature.org www.idamarktompkins.com

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Voir Poly n°153 ou sur www.poly.fr

Moment dans les minstrel shows et vaudevilles américains où les comédiens incarnent une caricature stéréotypée des afro-américains

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l y eut le bouillonnant Black’N’blues, a minstrel show 1 qui revisitait sur un ton sulfureux de dérision le blackface 2 pour dénoncer le mécanisme des clichés racistes et sexistes persistant aujourd’hui encore. Puis Opening night, duo vaudevillesque autour de la transmission entre un vieux routier du showbiz et un jeune aux dents longues. Né dans le Michigan mais installé en France depuis le milieu des années 1970, Mark Tompkins clôt son « trip américain » par un rêve d’enfant, nourri aux shows de Broadway : une comédie musicale.

L’école Tompkins est celle du performeur. Chacun sait chanter, danser, jouer… et doit entrer dans des personnages complexes, souvent travestis, avec de la profondeur. Showtime explore les moments clés de la création d’une revue, détourne les codes du music-hall et de l’entertainment. Auditions dans lesquelles des inconnus tentent la chance de leur vie façon Nouvelle Star ou The Voice face à un jury, répétitions offrant un troublant écart entre intrigues et rivalités en backstage pour finir, en beauté, avec le spectacle marqué par l’esthétique de véritables costumes des Folies Bergère des années 1960, chinés à une vente aux enchères. Une manière d’aborder l’évolution de notre société, faite d’apparat

et de bienséance. L’humour comme arme, le chorégraphe multiplie les niveaux de lecture notamment durant le casting où se succèdent de nombreuses personnes n’ayant aucune chance d’être retenues : une femme voilée, des Roms ou encore des handicapés… « Il n’est pas question uniquement de soulever des clichés », précise l’artiste, « mais plutôt de bousculer les stéréotypes pour les envoyer ailleurs, regarder ce qui se cache derrière, au-delà des simples apparences. » Auteur des textes, des chansons et des musiques avec Mathieu Grenier (son acolyte dans Opening night), Mark Tompkins mélange les couleurs, du funk aux ballades US en passant par des grandes envolées dignes de Air et Chicago. À moins de trois semaines de la première, le squelette du spectacle est sur pieds, le numéro final, très proche de ceux d’une véritable revue, déjà prêt. « Reste à emmener mes comédiens-danseurs dans ces aspérités dérangeantes créant le trouble chez les spectateurs, à les pousser à trouver des glissements improbables faisant que la tragicomédie des répétitions, où chacun exprime à sa manière son besoin d’être aimé et le show final où tout est merveilleux, ne sonnent pas tout à fait comme normaux. » Et pour cause !


FESTIVAL

comme un rock En pause depuis 2010 et son dixième anniversaire, le festival C’est dans la Vallée est de retour à Sainte-Marie-aux-Mines pour une édition qui questionne le rock. Entretien avec son directeur, Rodolphe Burger.

Par Emmanuel Dosda Photo de Benoît Linder pour Poly

À Sainte-Marie-aux-Mines (au Théâtre, à la Mine d’Artgens…), du 18 au 20 octobre 03 89 41 19 16 www.cestdanslavallee.fr

Film réalisé, en 1992, à partir d’extraits de l’émission Les Enfants du rock de 1980 à 1988. Diffusion samedi 19 octobre à la Médiathèque du Val d’Argent

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Groupe (né au début des années 1980 et s’étant éteint au début des années 2000) dont Rodolphe Burger était le leader aux côtés de Philippe Poirier ou Pascal Benoit 2

L’Esprit rock est la thématique de la conférence de Fabien Hein, samedi 29 octobre à la Médiathèque du Val d’Argent

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Le festival nous invite à une immersion dans les années 1980 avec la diffusion de Nous, Enfants du rock1, documentaire à la beauté brute de Michel Vuillermet. Qu’est-ce que cette période évoque pour vous ? C’est le moment où Kat Onoma2 s’est constitué. Nous nous sentions un peu en porte-àfaux par rapport au rock alternatif qui dominait. Même à Strasbourg, nous existions en suspension, à l’écart des dispositifs d’aide instaurés par Lang. Peut-être aurions-nous mieux trouvé notre place dix ans plus tard ? Le film nous plonge notamment dans les usines automobiles d’Audincourt ou les chaînes de montage de Sochaux. Nous croisons beaucoup de « fils de prolos qui font du rock » pour oublier leur quotidien… À l’issue d’un concert à Rome, un journaliste nous a interviewés, Rachid Taha, Mick Jones

festival, les temps forts Psychopharmaka d’Olivier Cadiot & Rodolphe Burger (avec Stephan Eicher…), le 18 oct. au Théâtre. Concert dessiné de Yaya (Herman Dune) & Charles Berberian, le 18 oct. à la Mine d’Artgens. Bal rock avec Le Valley Band (reprise de “tubes”, des Clash ou James Brown, par Rodolphe Burger, Christophe, Rachid Taha…), le 19 oct. au Théâtre. www.cestdanslavallee.fr

et moi. Il voulait nous faire dire que le rock était un truc de prolos. Mick s’est insurgé, en disant que Strummer était fils de diplomate ! La dimension subversive du rock est incontestable, mais il n’est pas lié à une inscription sociale prolétaire. Je n’ai pas encore vu le film, mais une interprétation strictement sociologique m’a toujours gêné. On voit également Daniel Darc disant qu’il doit tout au rock : « Si je lis Malraux, c’est grâce au rock, si j’ai accepté de voir un film de Godard c’est que Patti Smith a dit que c’était génial. » C’est tout a fait vrai : le rock est une école. Rachid, par exemple, est fan de Godard, il a une culture cinématographique hallucinante qui lui est venue de la musique. Le rock n’est pas une culture étroite. Kat Onoma a beaucoup souffert de son image d’intello ? Les Inrocks, qui étaient fascinés par des groupes mancuniens du genre Happy Mondays, nous reprochaient de ne pas être des hooligans ! Kat Onoma n’était pas dans une forme si sophistiquée et cultivée que ça. Qu’est-ce que “l’esprit rock”3 ? Un geste, un son, un parfum, plus qu’un genre. C’est quelque chose qui s’expérimente. Ça n’est pas l’imaginaire, la panoplie, l’attitude, le décorum, qui me relient au rock. Poly 161 Octobre 13

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saxophone new yorkus Ellery Eskelin est apparu il y a quelques années dans la galaxie des furieux souffleurs d’avant-garde. À Pôle Sud, il se présente en trio avec orgue, distillant une écriture forgée au feu de New York et des grands compositeurs américains.

Par Vyvyan Vog

À Strasbourg, à Pôle Sud (dans le cadre de “Jazzdor / Pôle Sud : la saison”), vendredi 11 octobre 03 88 39 23 40 www.pole-sud.fr www.jazzdor.com

T

rente années de présence à New York laissent des traces pour un musicien aussi ancré dans la cité qu’Ellery Eskelin. Habitué de la scène downtown, il est connu pour ses interventions improvisées radicales, notamment avec l’accordéoniste Andrea Parkins et le batteur Jim Black, enregistrant pour des labels pointus comme les Suisses d’Hatology. Les amateurs de la Knitting Factory l’ont aussi croisé avec le guitariste Marc Ribot, le batteur Joey Baron ou le violoncelliste Erik Friedlander, tous amis d’un certain John Zorn. Voilà un CV rudement jouissif pour les amis de l’impro et du jazz le plus contemporain… C’est donc avec étonnement qu’on découvre ce ténor, depuis deux ans, dans un répertoire plus “classique”, un registre où on ne l’imaginait pas. Sans doute que l’influence d’une mère jouant, au cœur des années 1960, de l’orgue Hammond ne pouvait que le marquer durablement. Avec Gary Versace diaboliquement véloce et imaginatif à l’orgue Hammond et Gerald Cleaver, batteur d’une grande finesse et d’une magnifique flexibilité, il a fondé le New York

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Trio. Reprenant des standards comme Lover come back to me ou Deep is the ocean, les trois compères les ont rôdés, malaxés, triturés dans plusieurs lieux de Greenwich Village durant près d’un an avant de les enregistrer pour deux CDs parus chez Prime Source Recordings depuis 2011. Le ténor Ellery Eskelin s’y révèle charmeur, lyrique et résolument doué pour jouer Cole Porter, Irving Berlin et Thelonious Monk, ayant pour grands ancêtres certains opus publiés par Blue Note, du temps où l’orgue avait une importance capitale pour la musique noire. Sous le calme apparent couve cependant le feu qui habite l’artiste depuis ses débuts. En live, il réussit à déclencher des éruptions sonores passionnantes. Pour ce projet, Eskelin insiste comme jamais sur l’apport de “sa” ville, New York, et sur les expériences musicales qui s’y déroulent. Il puise une énergie rare dans ce matériel vivant et plonge au cœur même du métier de jazzman, dans ces grandes chansons inoxydables de Tin Pan Alley et ce passé musical glorieux aujourd’hui englouti. Ce fameux Great American Songbook auquel tous les amateurs de jazz rêvent encore.



FESTIVAL

le voyage d’automne Opéra, musique, théâtre et danse se mêlent pour une des manifestations les plus excitantes de la période, le Luxembourg Festival qui nous invite à un feu d’artifice sonore et visuel. Par Pierre Reichert Photos d’Annemie Augustijn (La Forza del destino)

À Luxembourg, à La Philharmonie, au Grand Théâtre et au Théâtre des Capucins, du 12 octobre au 29 novembre www.luxembourgfestival.lu

* Voir Poly n°152 ou sur www.poly.fr

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epuis 2007, la rentrée culturelle est particulièrement épicée au Grand Duché grâce au Luxembourg Festival, dont un des instants forts sera sans nul doute la mise en scène d’une noirceur absolue de La Forza del destino signée Michael Thalheimer (au Grand Théâtre, du 12 au 18 octobre). Dans un décor minimaliste – une forêt de chaises et une immense croix penchée – se déploie la tragédie inéluctable et sanglante imaginée par Verdi, ici présentée dans sa première version (dite “de Saint-Pétersbourg”, 1862), dont la conclusion est plus radicale que celle qui fut retravaillée par le compositeur pour la création milanaise, en 1869. Comme dans jeu de miroirs, un des derniers concerts du festival nous permettra d’entendre Valery Gergiev et son Orchestre du Mariinsky (jeudi 28 novembre, à la Philharmonie) dans un programme symphonique aux couleurs opératiques incluant l’ouverture de La Forza del destino. En clôture, le chef russe, une des meilleures baguettes de la planète, sur lequel pleuvent les qualificatifs – sauvage, charismatique, boulimique, génial… – donnera la Symphonie n°7 “Leningrad” de Chostakovitch (vendredi 29 novembre, à la Philharmonie),

écrite en pleine guerre, en décembre 1941 : derrière l’exaltation de la résistance du peuple soviétique face aux hordes nazies, pointe habilement le regret d’une avant-guerre paisible et une critique du stalinisme. Les autres temps forts ? Plexus (mardi 5 et mercredi 6 novembre, au Grand Théâtre), une rencontre chorégraphique entre les univers d’Aurélien Bory et de Kaori Ito*, un dialogue fécond, entre le dedans et le dehors, entre le corps et l’intellect, entre l’ici et l’ailleurs… mais aussi la prestation de Francesco Tristano et Saburo Teshigawara autour des Variations Goldberg (samedi 19 et dimanche 20 octobre, au Grand Théâtre), audaces à la fois corporelles et musicales. N’oublions pas les finesses chambristes du Quatuor Ebène (mardi 15 octobre à La Philharmonie) qui feront se rencontrer le classicisme de Mozart et les fulgurances contemporaines de Mantovani, la sublime voix du baryton Christian Gerhaher (vendredi 25 octobre à La Philharmonie) pour un concert où Fauré croise Schumann ou encore le récital Schubert de l’immense pianiste qu’est Grigory Sokolov (lundi 4 novembre à La Philharmonie).


MUSIQUE

la guerre est déclarée Cheick Tidian Seck, alias Black Buddha, homme orchestre et chanteur malien, livre bataille pour la paix. Rencontre avec un musicien révolté, un soldat la fleur au fusil.

Par Emmanuel Dosda Photo de Philippe Savoir

À Bischheim, à La Salle du Cercle, vendredi 11 octobre 03 88 33 36 68 www.salleducercle.fr

Depuis quand êtes-vous esclave de la musique ? J’en ai pris conscience à l’âge de six ans… En décembre, j’en aurai 60 ! Selon les dires de mes aînés, petit, je chantais tout le temps. Votre voie était toute tracée… Non, il a fallu choisir car j’avais un don pour le dessin aussi. Je suis rentré à l’Institut national des Arts de Bamako, au grand dam de mes parents qui auraient préféré que j’embrasse une carrière d’avocat ou d’enseignant, mais je me suis dirigé vers la musique, car j’avais des bases plus solides. Vous avez été clavier au sein du Super Rail Band de Bamako, puis avez joué avec des gens aussi différents que Fela, Jimmy Cliff, Nina Simone, Amadou & Mariam… Et Ornette Coleman, Living Colour, Santana, Damon Albarn… Ces rencontres vous ont-elles aidé à briser les frontières musicales ? Ma vie est riche de rencontres qui m’ont permis de grandir et de m’assumer au travers de nombreux styles. Je suis pour la fusion totale, tant qu’elle est bien pensée.

* Guerrier, édité par Universal www.universalmusic.fr

www.cheick-tidiane-seck.com

Vous êtes contre les étiquettes, surtout celle de “musique du monde”… Hors de question qu’on me mette dans la case world music. C’est discriminatoire. Parce qu’on ne sait pas définir notre musique – l’oreille occidentale n’étant pas habituée à nos sonorités –, on doit la placer dans un

même bac ? Je ne suis pas un tiers-mondiste qui fait de la tiers-musique ! Pourquoi avoir fait cavalier seul sur votre dernier album, Guerrier*, alors que vous vous entourez toujours de beaucoup d’artistes ? J’ai déjà fait jouer 200 personnes autour de moi, alors me retrouver tout seul, c’était un chalenge ! Ceci a permis davantage d’intimité. Le titre Assetou, par exemple, a été écrit pour ma première fille qui est décédée. Je n’ai pas de photo d’elle et cette mélodie me raccrochait à mon enfant : le morceau a trouvé sa place sur ce disque qui est plus proche de moi. Musicalement aussi, il va à l’essentiel. Quelle bataille menez-vous avec cet album sorti cette année, en pleine crise au Mali ? Un fléau est tombé sur mon pays et mon disque parle de la grande nation du Mali. Que ceux qui ne veulent pas y participer, disant qu’ils sont opprimés, sachent qu’il y a de la pauvreté partout, que toutes les ethnies sont logées à la même enseigne : les Sénoufos, les Malinkés, les Khassonkés… Et si des dirigeants malveillants ont appauvri leur communauté, ça n’est pas de la faute de la population. Mon ami Ahmed Amanar s’est fait brûler sa maison parce qu’il a chanté la noce sacrée des communautés maliennes et que certains lui ont reproché d’avoir trahi la cause des Touaregs ! C’est une grande blessure en moi : nous vivions en symbiose, mais la haine de l’autre est alimentée pour assouvir des besoins politico-politiciens. Poly 161 Octobre 13

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MAISONS D’OPÉRA

en rouge et noir En montant Turandot à Nancy, Yannis Kokkos s’éloigne de toute chinoiserie décorative, prenant le parti de mettre en pleine lumière le statut particulier de l’opéra de Puccini qui fait entrer le genre dans la modernité avec la mort et le sang comme fils rouges.

Par Hervé Lévy Croquis de costumes signés Yannis Kokkos

À Nancy, à l’Opéra national de Lorraine, du 4 au 12 octobre 03 83 85 33 11 www.opera-national-lorraine.fr

Luciano Berio a écrit une autre version de la fin de Turandot. Elle a été créée en 2002

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Dans cette production, elle est incarnée par la brillante soprano allemande Katrin Kapplusch

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a complicité existant entre l’Opéra national de Lorraine et Yannis Kokkos est ancienne et féconde. Après, entre autres, Giulio Cesare in Egitto de Haendel (mars 2007) et Idomeneo, re di Creta de Mozart (juin 2009), le metteur en scène d’origine grecque est de retour place Stanislas pour Turandot (dont il signe aussi décors et costumes), chef d’œuvre inachevé de Puccini (1858-1924) qui mourut sans avoir pu terminer le duo final. C’est Franco Alfano, dont la version est la plus généralement donnée1, qui s’en chargea pour la création en 1926. Cet élément est essentiel pour Kokkos. Selon lui, le compositeur « joue en permanence entre des références à la tradition de l’opéra et un engagement dans une modernité qui, ici, ne fait plus aucun doute ». Puccini s’arrête, terrassé par le destin, sans avoir pu écrire le crescendo final, acmé de tout bon opéra. Un symbole… « La machine à chanter la relation amoureuse semble s’être définitivement rompue. » Turandot est une œuvre éminemment contemporaine : son cadre, une Chine de conte de fées, n’est qu’un artefact pour explorer les destinées de « trois personnages pris

dans des situations qui opposent sensualité et sexualité », englués dans leurs obsessions, brinquebalés au cœur d’un univers sanguinolent sur lequel plane en permanence la mort, rappelant « ce qu’a été le carnage de la Grande Guerre et l’état psychologique dans lequel il a laissé l’Europe ». Dans une mise en scène fondée sur l’opposition du rouge et du noir où certains éléments traditionnels de l’histoire (lune, balcon, gong…) ont été préservés, se déploie un opéra oscillant entre la fresque grandiose – incontournable en raison notamment des scènes de chœur – et l’intime qui est au centre d’une œuvre dont le point nodal est l’épreuve imposée aux prétendants qui souhaitent obtenir la main de la Princesse Turandot2. Il faut résoudre trois énigmes rappelant celle du Sphinx. En cas d’échec, c’est la décapitation. Pour Yannis Kokkos, la fable de Puccini « révèle par une série de caractères, de situations à lire comme autant de métaphores, les fondements troublants d’un nouveau monde aussi fascinant qu’inquiétant et qui est encore le nôtre aujourd’hui. »


MYTHIQUE © Gilles Abegg

L’Opéra de Dijon a décidé de mettre les petits plats dans les grands pour célébrer le bicentenaire de Richard Wagner, proposant un Ring intégral (monté trois fois en deux journées, du 5 au 15 octobre). Impossible de résister à ce projet pharaonique mis en scène par Laurent Joyeux, directeur de l’Opéra qui a rassemblé de belles voix wagnériennes comme la soprano allemande Sabine Hogrefe (qui fut Brünnhilde à Bayreuth, Leipzig, New York…) ou le grand baryton Thomas Bauer. www.opera-dijon.fr

SÉDUCTEUR

© Hans Jörg Michel

La Coupole de Saint-Louis poursuit sa fructueuse collaboration avec la compagnie Opéra éclaté, présentant son Don Juan de Mozart (samedi 5 octobre). La mise en scène d’Éric Pérez (où les récitatifs sont remplacés par de courts textes en français) ressemble à une épure extrême permettant aux protagonistes – intégralement vêtus de blanc – d’exprimer la violence de leurs passions exacerbées. Et l’on se passionne pour un personnage joueur, irrespectueux, insolent, agressif… www.lacoupole.fr

SANGLANT © Nelly Blaya

Pour ses débuts au Theater Basel (et à l’opéra tout court), la jeune metteuse en scène allemande Jette Steckel frappe fort avec une très belle Tosca dont nous reparlerons bientôt (à découvrir jusqu’au 1er janvier 2014). En considérant que l’œuvre de Puccini peut s’apparenter à un polar hollywoodien, elle nous en livre une passionnante version, entre scènes historiques grandioses et plongée dans la psyché des personnages. www.theater-basel.ch

Pourquoi est-il indispensable d’aller voir L’Écume des jours de Denisov (1929-1996) à l’Opéra de Stuttgart (vendredis 4 et 11 octobre) ? En vrac parce que le compositeur oublié y livre un chef d’œuvre créé dans les années 1980 et tombé dans les oubliettes depuis. Parce qu’il y développe une vision inspirée du roman de Boris Vian. Parce qu’on peut y entendre l’excellent ténor Jean-Noël Briend. Parce que la direction musicale est assurée par Sylvain Cambreling, un de nos chefs préférés. www.oper-stuttgart.de

© A.T. Schaefer

LITTÉRAIRE

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MUSIQUE SYMPHONIQUE

incursions contemporaines Pour ce premier concert d’abonnement de la saison, on découvrira, à côté de pages de Berio et Strauss, les sonorités de la compositrice en résidence auprès de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, la Finlandaise Kaija Saariaho.

Par Hervé Lévy Photo de Pascal Bastien pour Poly À Strasbourg, au Palais de la musique et des congrès, jeudi 10 et vendredi 11 octobre 03 69 06 37 06 www.philharmonique. strasbourg.eu

1 Avec le Carnegie Hall de New York, la Cité de la Musique de Paris et le Luzerner Sinfonieorchester. L’OPS enregistrera l’œuvre au cours du mois d’octobre pour un CD dédié à Kaija Saariaho 2

Créé en 2010 à Lyon

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ous la baguette de son directeur musical Marko Letonja, l’OPS ouvrira la soirée avec Ritirata notturna di Madrid (1975), œuvre dans laquelle Berio s’est emparé de quatre versions d’un thème de Boccherini (1743-1805) évoquant un défilé militaire nocturne dans les rues de Madrid, les imbriquant les unes dans les autres pour réaliser une étonnante fusion. Suivra Émilie Suite, partition, co-commandée par l’Orchestre 1, de Kaija Saariaho (née en 1952), dont le matériau principal provient de son opéra Émilie2 : « Parties chantées et instants orchestraux alternent dans une œuvre où est dressé le portrait d’un personnage surprenant – et très mal connu – du siècle des Lumières, Émilie du Châtelet qui fut certes la maîtresse de Voltaire, mais surtout une scientifique de très haut niveau » explique la compositrice.

L’esthétique de celle qui fonda le groupe Korvat auki (Ouvrez vos oreilles) en 1977 ? Elle ressemble à « un système météorologique générateur d’extase et de renouveau » pour le célèbre metteur en scène Peter Sellars. Le public aura le loisir de la découvrir au fil de la saison à travers des pages pour orchestre comme Orion (vendredi 20 juin 2014) – qui se réfère au chasseur de la mythologie grecque que Zeus métamorphosa en constellation après sa mort – ou des œuvres chambristes. La soirée se terminera avec Don Quixote de Richard Strauss : à sa création française (1900) ce poème symphonique partagea le public : « À la fin, applaudissements et sifflets. “Bravo” et ”C’est ignoble”. Strauss, placide et endormi, semble indifférent à tout », rapporte Romain Rolland, amusé. Dans ces Variations fantastiques sur un thème à caractère chevaleresque, le violoncelle incarne le chevalier à la triste figure et l’alto son fidèle serviteur, Sancho Panza. L’auditeur est propulsé dans les mille et une péripéties du texte… Tendres pensées amoureuses adressées à la lointaine Dulcinée, célèbres combats contre les moulins à vent ou encore chevauchée dans les airs où intervient l’éoliphone – la “machine à vent” – pour évoquer une voyage imaginaire au milieu des nuages.



SALON

non mais tu décores ou quoi ? Le salon Maison Déco de Colmar, rendez-vous dédié à l’habitat, aux arts de la table, à l’ameublement et la décoration, fête ses 20 ans. Focus sur une créatrice strasbourgeoise.

Par Emmanuel Dosda Photos d'œuvres de Barbara Lebœuf par François Goudier

À Colmar, au Parc expo, du 18 au 21 octobre 03 90 50 50 00 www.maisondeco-colmar.fr www.barbara-studio.fr

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oyeux anniversaire à ce salon proposant expos, ateliers ou conférences, laissant une large place à la création contemporaine tout en accueillant le salon Arts et Antiquaires. Nouveau cette année : Caroline Boeglin de Secret Déco, émission d’Alsace 20, nous ouvre grand les portes de sa demeure. La Maison de Caroline, prenant la forme d’un véritable logement, héberge quelque quarante créateurs alsaciens : le design de Fred Rieffel, les meubles en carton de Feel Free, le textile de La Petite Émilienne, le mobilier custumisé des Gentlemen Designers ou les céramiques de Barbara Lebœuf. La terre est le médium de prédilection de cette dernière. Fascinée par la blancheur et

la translucidité de la porcelaine, elle a longuement « recherché ses résistances et ses limites ». Dans La Maison de Caroline, elle exposera notamment des pièces de vaisselle en émail satiné d’une grande finesse. Ses bols ou assiettes Chiffonnés sont “estampés” (étalés) dans un moule en plâtre. Entre celuici et l’argile, elle place une feuille de papier qui donnera un aspect irrégulier, froissé, à la surface. « La terre va se déformer en séchant puis en cuisant à haute température (1260°) », nous dévoile Barbara. « Chaque pièce obtenue, presque tordue, est unique. J’utilise les caractéristiques intrinsèques de la porcelaine qui a de la mémoire, qui est susceptible. »



ART VERRIER

univerres d’artistes Au Musée Lalique, les maîtres de l’Art moderne rencontrent le verre. Une vingtaine de pièces témoignent de l’art d’Egidio Costantini qui collabora avec les plus grands créateurs du XXe siècle : Picasso, Kokoschka, Braque, Arp, Chagall, Ernst…

Egidio Costantini avec Georges Braque, Incontro, 1954

Par Hervé Lévy Photos de François Fernandez

À Wingen-sur-Moder, au Musée Lalique, jusqu’au 3 novembre 03 88 89 08 14 www.musee-lalique.com

Egidio Costantini avec Le Corbusier, Bucranio, 1954

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gidio Costantini (1912-2007) « pense avec le cœur et c’est par le souffle des forges du cœur qu’il prolonge les audaces transparentes et gracieuses de Venise », admira Jean Cocteau. Rien ne prédisposait cependant le verrier italien à embrasser une profession à laquelle il vint sur le tard et par hasard : alors distillateur de bois, il découvre dans ses fours refroidis d’étonnantes cristallisations aux envoutantes teintes bleues. Il décide de s’orienter vers le verre, se rend à Murano. D’abord représentant, il ouvre rapidement son atelier. Souhaitant travailler avec des artistes, Costantini envoie, au culot, une cinquantaine de lettres : seul le surréaliste Kino Krayer répond. Ce sera la première collaboration d’une longue série : dès le début des années 1950, il transforme des dessins de créateurs majeurs en œuvres en trois dimensions gracieuses, dans sa Fucina degli Angeli (Forge des Anges), réalisant l’alliance parfaite entre art et artisanat avec l’amicale complicité de la célèbre collectionneuse et mécène Peggy Guggenheim. « Je voulais trouver un autre ordre, une autre valeur de l’homme dans la nature. Il ne devait

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plus être la mesure de toute chose, ni tout rapporter à sa mesure, mais au contraire toutes choses et l’homme devaient être comme la nature, sans mesure. Je voulais créer de nouvelles apparences, extraire de l’homme de nouvelles formes », écrivait Jean Arp dans Jours Effeuillés. Les pièces de verre ici présentées – le relief organique qu’est FiguraTorero et les formes d’une intense douceur de La Famiglia ou de Due Pupi – illustrent le crédo du natif de Strasbourg avec leur aspect épuré où se devine une puissante pulsation vitale. Impression similaire dans le surprenant Bucranio du Corbusier évoquant de manière méditative le crâne d’une improbable bestiole appartenant à une espèce sans doute disparue depuis des millénaires. Au fil d’une exposition élégamment scénographiée – qui tient à la fois de l’aventure esthétique en forme de jeu permanent avec la lumière et de défi technique – on croise également deux charmants profils se faisant face, amoureux, de Georges Braque, les créations évoquant les vitraux de la Cathédrale de Metz de Marc Chagall, les animaux étranges de Max Ernst, le bestiaire fantastique de Pablo Picasso et l’abstraction géométrique rigoureuse de Lucio Fontana.


Anonyme, Walkyria, 1898 © BNU / JPR

EXPOSITION

promenade en wagnérie Après Bayreuth et Berlin, l’exposition Richard Wagner vu de France est présentée à Strasbourg. Initiée par la BNU, voilà une foisonnante plongée dans l’univers du créateur de la Tétralogie. Par Hervé Lévy

À Strasbourg, à la Médiathèque André Malraux, du 5 octobre au 9 novembre (visites guidées avec Mathieu Schneider, commissaire de l’exposition, les samedis 5 et 19 octobre) 03 88 45 10 10 www.mediatheques-cus.fr 03 88 25 28 00 www.bnu.fr

Outre l’indispensable catalogue (20 €), on lira avec profit le numéro 7 de La Revue de la BNU où figure un dossier dédié à Wagner et au wagnérisme (15 €) – www.bnu.fr

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uvrages, brochures, photographies, tableaux, autographes, objets… En 2012, la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg acquiert un important fonds documentaire (composé de plus d’un millier de pièces) consacré à Richard Wagner qui résulte de la réunion des collections de Paul Boulet (1884-1971) et Pierre Devraigne (1913-1974), deux passionnés du maître de Bayreuth. Le fil directeur de cet ensemble ? La réception complexe, conflictuelle et évolutive de l’œuvre du compositeur dans l’Hexagone, des années 1840 à la fin de la décennie 1970. Ainsi, lorsque Tannhäuser est représenté pour la première fois à Paris, le 13 mars 1861, l’accueil est catastrophique. Il n’y aura que trois représentations. Baudelaire est un des seuls à le défendre, écrivant, prophétique : « Plus d’un compositeur français voudra profiter des idées salutaires émises par Wagner. » La suite ne sera guère plus facile, notamment lorsque le Troisième Reich tentera de récupérer le génial musicien.

Les pièces exposées retracent cette saga complexe : entre admiration et détestation, tentatives de promotion (avec l’aventure des Cercles Richard Wagner) et rejet, souvent brutal. Il y a quelque chose de profondément émouvant à découvrir ces collections, l’impression de plonger dans l’intimité de deux hommes unis par un commun amour qui n’évitent pas, parfois, un côté “fan” avec notamment de prestigieuses dédicaces comme celles du chef Hans Knappertsbusch ou du ténor Wolfgang Windgassen. On y découvre aussi d’amusantes caricatures d’un compositeur en train de massacrer un tympan géant à l’aide d’une note dont il se sert comme d’un burin, la frappant violemment à coups de marteau. Les clichés traditionnels sont évidemment de sortie avec une galerie de guerriers héroïques casqués, de walkyries hiératiques ou de filles du Rhin d’une grande lascivité lorsqu’elles sont dessinées par Fantin-Latour… Tout cela forme un fascinant kaléidoscope permettant de mieux connaître un compositeur dont on célèbre le bicentenaire cette année. Poly 161 Octobre 13

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PHOTOGRAPHIE

dans l’ombre de ses pas Stimultania succède à la Tate Modern de Londres en exposant le travail de Simon Norfolk autour de Kaboul. Dans Photographs from the war in Afghanistan 1, il dialogue avec les lieux immortalisés par John Burke, entre 1878 et 1880.

Poste de sécurité devant la citadelle Ikhtiaruddin, Herat, 2010 © Simon Norfolk

Par Thomas Flagel

À Strasbourg, à Stimultania du 4 octobre au 5 janvier 03 88 23 63 11 www.stimultania.org www.simonnorfolk.com

Tables rondes et rencontre avec Simon Norfolk et d’autres intervenants à Stimultania autour de la photographie de guerre, samedi 5 octobre, suivi à 18h par la projection de Dusty Night, documentaire de l'afghan Ali Hazara à la Maison de l'image (entrée libre) www.videolesbeauxjours.org

1 Livre de 168 pages en anglais, signé John Burke et Simon Norfolk, édité par Dewi Lewis Publishing (36 €) www.dewilewispublishing.com

Journalistes embarqués et transportés avec les soldats d’une armée, ainsi contraints à un certain point de vue sur les événements

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D’

un côté, des propriétaires terriens agenouillés sur un tapis afghan, arborant fièrement de longues barbes finement taillées. Leurs ouvriers agricoles, adossés à la bâtisse, portent d’antiques pelles à pied. Les turbans, plus ou moins soyeux, de rigueur en ce milieu de XIXe siècle où officie le photographe John Burke, laissent place, 130 ans plus tard, aux tenues de protection (casques à visières en composite, gilets à l’épreuve des éclats) et détecteurs de mines. Les troupes anglaises mènent leur quatrième guerre en Afghanistan. Simon Norfolk, à rebours des photographes de guerre embedded 2 sillonnant les zones de conflit et multipliant les images chocs, propose un regard social teinté de déception et de colère, qu’il place en résonnance avec celui de John Burke. En dénichant au hasard d’une visite dans les archives d’un musée anglais des dizaines de clichés de cet Irlandais qui fut le premier à parcourir ce pays avec un appareil, il découvre un opportuniste façonné par ce pays, embarquant avec les troupes de l’Empire qu’il photographie dans leurs campements. Mais ce sont surtout l’immensité de paysages montagneux, les coutumes vestimentaires, les monuments et l’architecture vernaculaire qui nous sont

donnés à contempler. Une matière dans laquelle plonge Simon Norfolk. Puisant une certaine nostalgie pour les temps qui précédaient les volontés impérialistes, un romantisme quasi archéologique le poussant à retrouver les lieux des prises de vue de Burke – utilisant les cimes montagneuses pour point de repère – afin de révéler l’implacable réalité d’un pays ravagé par des dizaines d’années de conflits armés menés par les pays occidentaux. Habitants au milieu de cités en ruines, pris à la tombée de la nuit, kitsch très Bollywood d’hôtels restaurants huppés scintillants de néons, plongeoirs olympiques construits par les soviétiques dans les années 1970 croupissant sous la poussière à l’aurore tiennent tête à l’absurdité du monstrueux déploiement logistique de l’armée (ses containers à perte de vue…), notamment à Camp Leatherneck où une véritable petite ville de 30 000 habitants est sortie du sable, en plein milieu du désert. La vie ordinaire d’un pays exsangue d’extraordinaire. Le fruit de sept semaines passées à sillonner Kaboul avec un Afghan et sa voiture, sans protection d’agents de sécurité ni 4x4 blindé. Loin, très loin, de l’axe du bien et du mal.


 Démineurs du Centre de Détection des Mines de Kaboul encadré par un policier allemand © Simon Norfolk

 Propriétaires terriens et travailleurs des champs © John Burke


Yvan Salomone, Sans titre, 2001-2003, collection Frac Alsace © ADAGP, Paris 2013

à fond(s) la forme Dans le cadre de Pièces Montrées1, ensemble d’expositions d’œuvres issues des collections du Frac Alsace sur quatre sites alsaciens, le Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg présente Formes et Forces. Visite avec son commissaire, le plasticien Raphaël Zarka, qui dresse son portrait chinois.

Par Emmanuel Dosda

L’exposition a lieu au Frac Alsace à Sélestat, au MAMCS à Strasbourg, à la Chapelle des Annonciades d’Haguenau et à la Fondation Fernet-Branca de Saint-Louis www.culture-alsace.org

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2 Lire entretien dans Poly n°134 ou sur www.poly.fr – Raphaël Zarka fait partie des quatre nommés au Prix Marcel Duchamp 2013 www.adiaf.com

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Cette année, les vingt-trois Frac fêtent leur trentième anniversaire en programmant une série d’expos, en leur sein et en d’autres lieux, afin d’offrir une vison kaléidoscopique de leurs collections, très hétérogènes. Pour mettre en avant leur travail d’accompagnement auprès des artistes, ces derniers ont été placés au centre de l’événement : des plasticiens sont ainsi associés au commissariat. Le directeur du Frac Alsace a tout de suite songé à Raphaël Zarka2 pour interroger le fonds, au MAMCS (avec Formes et Forces) et au Frac (Incubus) : « Son regard est subjectif, transversal. Il ne s’est pas livré à une analyse systématique de la collection, mais a fonctionné

par goût et affinités », résume Olivier Grasser. Les deux propositions fonctionnent comme un diptyque, le premier volet se voulant une « balade contemplative » et le second, plus « critique », soulevant des questions d’ordre politique et social. À quelques jours du vernissage de l’exposition du MAMCS, l’artiste examine les toiles, photos ou vidéos, bien dans sa nouvelle peau de curateur. « Le spectre va de figures majeures, des créateurs qui ont marqué l’histoire de l’art et ma “petite” histoire, à des gens de ma génération, qui sont parfois des amis », indique le plasticien qui n’avait « pas d’idée préconçue


sur la manière de fabriquer un projet ». Il n’a pas opté pour une thématique, ni pour un processus (« prendre toutes les œuvres produites en 1989, par exemple ») et a vite ressenti l’envie de faire une expo sur sa « passion pour l’art. Mon choix est résolument intuitif. C’est ainsi que je procède dans mon propre travail. Ensuite, il a fallu analyser ces intuitions pour faire une véritable exposition et pas un simple accrochage. »

Balade dans les collections

Formes et Forces s’ouvre sur une photographie de Jean-Marc Bustamante (un chemin forestier) ou encore une œuvre d’Henri Cueco, qu’Estelle Pietrzyk, directrice du MAMCS, a soumis à Raphaël. Il s’agit d’un paysage structuré grâce à des cadres géométriques (un triangle et un trapèze) de Sentiers dans l’herbe à la mine de plomb sur papier. « J’espère que l’exposition est elle-même un sentier, proposant plusieurs pistes. » À proximité, l’Aile de faucon, photographie en noir et blanc de Balthasar Burkhard, illustre parfaitement les préoccupations de Zarka. « Je vois dans les damiers de cette aile déployée ce que j’ai trouvé chez des théoriciens comme Roger Caillois qui font le lien entre la géométrie naturelle et la structuration de la raison, du mathématicien », développe le plasticien à la pratique presque documentaire, qui recherche obstinément des figures géométriques dans les arts ou la nature et qui souligne la migration constante des formes et des idées à travers les âges. Au milieu de la salle, une toile de Mario Merz, un maître pour lui. Mulino di Lanzo (1982) fait office d’axe à Formes et Forces : « Il n’y a pas de centre à cette exposition et la figure géométrique qui lui correspond le mieux est l’ellipse : elle est bifocale, comme l’œuvre de Merz, une double spirale. L’exposition oscille entre la forme et la force qui pour moi relève du processus, chez Cy Twombly ou Henri Michaux par exemple. La notion de force est également très présente dans les ponts suspendus de Klaus Jung avec leurs câbles tendus. »

Géométrie dans l’espace

Après avoir traversé un « couloir des énigmes », notamment avec une série de collages / dessins signés Twombly (des sortes de rébus visuels), le visiteur pénètre dans un espace “plus pictural” rassemblant des œuvres d’Adam Adach, Sylvie Fanchon ou Yvan Salomone. « Raphaël Zarka s’intéresse davantage à la sculpture qu’à la peinture, mais ce médium l’a accompagné dans son parcours d’artiste », décrypte Olivier Grasser. Les aquarelles de Salomone résonnent parti-

Balthasar Burkhard, Aile de faucon, 1988, collection Frac Alsace © Droits réservés

culièrement avec sa propre démarche, cellesci représentant des formes simples (containers…) aux abords de zones portuaires. « Des critiques d’art avaient déjà fait le lien à ma place, avant même que je ne connaisse Salomone. C’est vrai que j’y ai vu quelque chose de mes Formes du repos », développe Raphaël Zarka, évoquant sa série photo débutée en 2001, montrant des figures de béton parfaitement géométriques qui semblent avoir été posées par hasard, dans des terrains vagues ou des coins de natures, et peuvent donner lieu à des répliques réalisées par l’artiste. « Il y a quelque chose de très sculptural chez Salomone : ça a à voir avec les Becher qui font le lien entre le minimalisme, le ready-made et la photographie documentaire. » Des pratiques chères à l’artiste.

Formes et Forces, à Strasbourg, au MAMCS, du 5 octobre au 9 février 2014 www.musees.strasbourg.eu Incubus, à Sélestat, au Frac Alsace, du 11 octobre au 9 février 2014 www.culture-alsace.org Chaud, froid, sec et humide, au Musée Historique de Haguenau, du 12 octobre au 9 février 2014 www.ville-haguenau.fr La collection impossible (commissaire invité : Roland Recht), à Saint-Louis, à la Fondation Fernet-Branca, du 20 octobre au 23 mars 2014 www.fondationfernet-branca. org

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L'ILLUSTRATrice

clara markman Illustratrice franco-argentine, Clara est diplômée de l’École supérieure des Arts décoratifs de Strasbourg en 2012. Son travail se concentre sur la recherche d’idées absurdes : elle profite des libertés offertes par le dessin pour se détacher du réalisme. « J’aime que la forme et les couleurs mènent au sens ou n’y mènent pas. Je me plais à dessiner des espaces et des situations impossibles, ou pos-

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sibles, mais en faisant appel à une logique parallèle. » Clara a créé un abécédaire pour les enfants, commandé pour un ouvrage distribué à tous les élèves en CP dans la Communauté urbaine de Strasbourg cette année. Il sera exposé du 11 octobre au 15 février 2014 à la Médiathèque André Malraux. www.leblogdeclaramarkman-clara.blogspot.fr



DESIGN

assis !

Alliant le design contemporain et des savoir-faire ancestraux, les quarante pièces présentées dans État de siège reflètent le dynamisme lorrain dans le domaine du mobilier.

Guérite, Starck (LAVAL), 2009

Par Raphaël Zimmermann

À Metz, au Musée de la Cour d’Or, jusqu’au 18 novembre 03 87 20 13 20 www.musee.metzmetropole.fr

De l’arbre à l’armoire, l’âge d’or du mobilier lorrain présenté au Musée du 11 mai au 19 septembre 2011

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2 Avec le partenariat du Pôle lorrain de l’ameublement bois et du Pôle national de compétence ameublement bois décoration www.plab.org – www.pncabd.fr

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Chaise Thémis, Le Porhiel Paris / Delaroux, 2011

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près une première exposition dédiée au mobilier des XVIIIe et XIXe siècles, il y a quelques années1, le Musée de la Cour d’Or propose, dans la continuité, une présentation de sièges made in Lorraine, fruit de la collaboration entre designers et entreprises de la région2. Venues d’une vingtaine de manufactures – principalement situées dans le département des Vosges – les pièces présentées permettent de découvrir le long cheminement menant des premiers croquis au produit fini grâce à des techniques multicentenaires. Y sont également appréhendés les trois axes de développement du secteur : préservation / revisitation d’un patrimoine, création de lignes nouvelles et innovation dans les matériaux. Parmi les sièges présentés, remarquons la Chaise Papillon, un chef d’œuvre de l’Art Nouveau de 1909 que produit Henryot & Cie (située à Liffol-le-Grand et labélisée “Entreprise du Patrimoine vivant”) sur un modèle original de Majorelle. Plus surprenantes sont

la Bergère Dôme de Philippe Starck (qui revisite un classique de l’époque Louis XV avec son haut dossier et sa niche) ou le Mouton à cinq pattes de Jean-Pierre Besse où se rencontrent différents styles dans un improbable “siège oxymore”. Pour sa part, Chantal Thomass a collaboré avec la vénérable maison Taillardat (qui a inauguré en 2013 sa nouvelle société, L’Atelier des Vosges à Neufchâteau) pour deux pièces, La Fumeuse et Atout cœur : inspirées de dessins anciens, on y retrouve les codes de la créatrice, des rubans (pour les matériaux) et des clins d’œil impertinents à la féminité (pour l’esprit). Plus étonnants encore sont Miséricorde de Stéphane Plassier dont le pied unique évoque les sièges jadis destinés aux plus pauvres dans les églises, Lo’Jack (Henryot & Cie, 2013) aux allures de gant de base-ball ou encore l’ultra-technique Vertébral Chair d’Alexis Chrétien dont la silhouette rappelle une gigantesque… arête de poisson ! Notre coup de cœur ? Le Fauteuil Thierry de Thierry Leblanc, un prototype élancé, racé et minimaliste…


Chaise Black Swan, Henryot et CiE, 2013


Francis Baudevin, Sans titre (Carambar), 1991/2013

des constructions, déconstruction Avec Four walls, le Frac Franche-Comté présente les œuvres de Francis Baudevin, abstractions géométriques inspirées d’éléments très concrets, packagings, pictogrammes ou pochettes de disques.

Par Hervé Lévy

À Besançon, au FRAC FrancheComté, du 5 octobre au 26 janvier 2014 et à Paris, à la Galerie Art : Concept (où est présentée l’exposition Patterns in sound), jusqu’au 19 octobre 03 81 87 87 00 www.frac-franche-comte.fr 01 53 60 90 30 www.galerieartconcept.com

E

n 1944, John Cage composait Four walls, pièce pour piano avec un interlude vocal. La partition donne son titre à l’exposition bisontine de Francis Baudevin, manifestant le lien indissoluble que son œuvre entretient avec la musique. Longtemps, « j’avais envisagé mon implication en tant qu’artiste plutôt sous l’angle de la distanciation, par la peinture abstraite, même si j’y avais été amené par des démarches musicales. Puis j’ai commencé à rendre davantage visibles ces références musicales », expliquet-il. Jeux graphiques avec “l’objet disque” ou séries de photographies de pochettes de vinyles regroupées par couleurs : le travail du créateur helvète entre ici en résonance avec des supports sonores en se rapprochant du modus operandi de ses Wall paintings.

Ces dernières rappellent le dépouillement minimaliste de la Hard-edge painting (littéralement “peinture à bords nets”) dont un des chefs de file est Ellsworth Kelly avec ses amples figures colorées. Le peintre américain travaille “d’après nature”, métamorphosant les formes d’une fenêtre ou d’un gobelet de carton écrasé en plages géométriques monochromes. Les œuvres de Francis Baudevin 68

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procèdent d’une philosophie similaire, même si leur élément générateur est différent, puisqu’il se sert de logos, de pictogrammes ou de packagings. Dans ses peintures, il se réapproprie ces univers, instillant une violente abstraction dans la banalité du concret. Prenons l’exemple de Carambar : le plasticien utilise le papier qui enveloppe le célèbre caramel, l’agrandit à l’extrême et l’expurge de tout texte. Ne demeure qu’un rectangle jaune encadré de chaque côté de rayures blanches et roses. Mettant en lumière – comme Max Bill et Richard Paul Lohse – le lien entre peinture et graphisme, il vide une marque de sa substance commerciale et montre que le vocabulaire graphique utilisé pour vendre et séduire l’œil possède en lui des possibilités artistiques insoupçonnées. Étrange jeu de vases communicants… L’artiste va procéder de même avec des logos comme celui de Polydor, « un demidisque vinyle sur un rectangle rouge, un label associé au mainstream avec cependant de nombreuses choses très pointues » qui apparaît ici dans toute la majesté de sa nudité. À chacun de remplir ce signe provisoirement désincarné par l’artiste de nouvelles potentialités, en y réinjectant du sens.



un regard

Par Hervé Lévy

La Forêt vivante, dans les rues de Haguenau jusqu’en juin 2014 www.ville-haguenau.fr www.chambreapart.org www.emmanuel-georges.com

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bestiaire sauvage d’emmanuel georges Le collectif photographique Chambre à Part a envahi Haguenau avec une exposition, La Forêt vivante, qui se déploie dans l’espace urbain, créant de singulières interactions entre patrimoine naturel et patrimoine architectural. Tous les clichés qui la composent ont été pris dans la Forêt de Haguenau, la sixième de France en termes de superficie. Emmanuel Georges s’est mis en quête de zones vierges, dépourvues de toute trace humaine. Le lieu qu’il photographie est celui qu’aurait pu apercevoir un promeneur du XVIIIe siècle.

Voire un badaud du Moyen-Âge. Rien ne doit polluer une image aux teintes sépia. Dans cet espace visuel intemporel apparaissent ensuite de curieux animaux – ici un éléphant – comme s’ils s’étaient téléportés. Collision du réel et de l’imaginaire, plongée dans des univers parallèles, rappelant que dans un bois, le merveilleux peut surgir à chaque croisement. L’enfant passe. Ne remarque rien. C’est logique, tout est normal…



PROMENADE

la tournée des grands lacs Noir, Blanc, Vert… Les quatre lacs vosgiens qui structurent cette promenade d’automne au long cours nous en font voir de toutes les couleurs. Entre paysages aux puissantes séductions et légendes nimbées de mystère, voilà un étonnant voyage. 72

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Par Hervé Lévy Photos de Stéphane Louis pour Poly

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e jour se lève sur le parking encore désert du Lac Noir (14 hectares) avec son rond-point bizarrement marqué d’un immense H faisant également office d’héliport. Dans le lointain se dégagent les lignes racées d’une centrale hydroélectrique construite entre 1928 et 1933 (aujourd’hui en complète réfection) : une conduite relie l’étendue d’eau au Lac Blanc, situé une centaine de mètres plus haut, permettant la production d’énergie. Une plaque rappelle la tragédie de 1934 qui fit neuf morts lorsque la digue se rompit. Un dernier regard sur les eaux sombres – en raison du fond tourbeux – qui donnent son nom au lac où ne sommeille pourtant aucune étrange créature… La marche peut débuter sur le Sentier Cornelius, aimable chemin balisé, presque trop carrossable où, malgré l’heure matinale, déambulent des groupes de marcheurs venus de Haute-Marne encadrés par deux serre-files vêtus de gilets fluorescents, de ceux qui sont désormais obligatoires dans les voitures. « Si j’aime ça… No Comment. »

En noir et blanc

G. Illberg dans Lacs et étangs des Vosges, éditions André Bonne, 1967

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2 Fondateur du Théâtre du Peuple à Bussang en 1895 www.theatredupeuple.com 3

www.vrankenpommery.fr

Livre II, 9, Traduction de Frédérique Vervliet (Arléa, 1995)

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Après une promenade de santé, l’arrivée au Lac Blanc (29 hectares) est charmante et lumineuse. Ce dernier doit son nom « aux sables clairs que la pluie amène dans son lit et aux rochers dont la base est blanchie par les eaux »1. Une abrupte falaise rocheuse domine son flanc Nord : il s’agirait des vestiges du château de Hans von Felsenstein, seigneur paillard et ripailleur qui vouait un culte à la dive bouteille. Un beau jour, un chasseur bien mis débarqua au cœur de l’orgie, se planta au milieu de la salle d’apparat, entre poivrots béats et filles dépoitraillées, proclamant haut

et fort : « Aujourd’hui, c’est la Toussaint. » Le grand seigneur méchant homme lui répliqua en ricanant : « C’est la Toussaint, oui mais mes saints à moi sont dans la cave. En leur honneur cherchez moi encore du vin et que la fête continue. » À peine ces phrases blasphématoires eurent-elles été prononcées que l’orgueilleuse demeure et ses impies occupants furent précipités dans les eaux. Demeure un altier rocher vaguement crénelé, surmonté d’une vierge. Ne manque que la brume pour créer l’atmosphère romantique et germanique propre aux Lieder de Schubert. On se souvient aussi que l’endroit inspira à Maurice Pottecher2 une des ses plus fameuses pièces, Le Château de Hans (1908). La rêverie est troublée par l’arrivée d’un bus dont les occupants – des seniors d’outre-Rhin – s’égaient en braillant sur les rives du lac. Un autochtone les regarde, impavide, en remplissant sa grille de Sudoku. Courage, fuyons le long de l’eau en direction du Col du Calvaire pour rendre une petite visite à Blanc-Blanc (voir page 75) : après un verre de rouge râpeux débute une grimpette d’une belle raideur.

Faim sur le Faing

Arrivés au sommet, il s’agit de longer la crête au-dessus du Lac Blanc dont nous surplombons les rives : du Sud au Nord, le paysage et la vue sont féériques. Nous cueillons quelques myrtilles oubliées en guise d’apéritif avant de nous installer sur une des plus belles tables de pique-nique du massif vosgien, exceptionnellement libre. Un panorama cinq étoiles, un soleil d’automne radieux et une bouteille de Champagne Heidsieck & Co Monopole3 aux délicates bulles sont les compagnons idéaux d’un exquis repas. Le départ se Poly 161 Octobre 13

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PROMENADE

fait cahin-caha… Le chemin est battu par les vents et nous entraîne sur le Gazon du Faing dont le paysage est caractéristique des Hautes Chaumes avec ses ilots de pins rabougris, ses tourbières et ses fougères aux feuilles délicatement ciselées. Cette lande désolée déploie ses charmes austères des kilomètres durant : après une longue marche presque plate idéale pour digérer, la descente se fait – raide – vers le Lac Vert (également appelé Lac de Soultzeren, il fait environ 7 hectares) délicatement enchâssé dans un océan de sapins. Il est ainsi nommé en raison des algues qui donnent une teinte verdâtre et laiteuse à ses eaux. Les immenses blocs de granit l’entourant seraient les restes d’un ancien château habité par le diable. Il l’a détruit dans un mouvement de rage, comprenant qu’il perdait son temps dans une contrée où les gens étaient extrêmement pieux. Reste encore plus d’une heure de marche pour atteindre les rives du Lac du Forlet, le plus élevé des lacs vosgiens (1 061 mètres) : la petite étendue d’eau (3 hectares) est également nommée Lac des Truites… sans doute de manière impropre, en raison d’une confusion entre Forlet et Forelle (truite en allemand), même si, à quelques pas de là, se trouve l’Étang des carpes où se trouvaient les viviers de l’abbaye de Munster. Une autre histoire ancestrale nous accompagne, celle du Serment du Forlet : c’est ici que les montagnard de la vallée se seraient réunis au début du Moyen-Âge pour jurer de se libérer des seigneurs qui les opprimaient. Malgré des assises historiques incertaines, cette légende séduit, puisqu’elle ressemble à l’équivalent alsacien d’un des mythes fondateurs de la Suisse, le Serment du Grütli… même s’il ne connut pas la même postérité ! Sept heures que nous sommes en route. Les pieds sont endoloris, les ampoules pointent, les esprits sont un peu las, les visages sont rougis par le soleil encore fort de cette fin d’après-midi… Et il reste plus d’une heure (hypothèse basse car notre rythme s’est considérablement ralenti) jusqu’au Lac Noir. Il est temps de sortir quelques fruits secs du sac… et les Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle qui nous soutiendront au cours de ces derniers kilomètres : « Il faut toujours te rappeler la nature de l’univers, la tienne, le rapport de l’une à l’autre et la partie du tout que tu représentes » 4. Étant bien entendu que la philosophie stoïcienne est une des meilleures alliées du marcheur…

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les couleurs de blanc-blanc Son vrai nom est Jean-Bernard Blanchetête. Mais tout le monde l’appelle Blanc-Blanc. Il s’est installé dans l’Auberge du Lac Blanc, dont il est « le gardien » depuis sept ans. Le projet de transformation n’a pas (encore) abouti (aboutira-t-il un jour, du reste ?) et sans lui le bâtiment ne serait sans doute plus qu’une ruine. Alors, grâce à un gentlemen’s agreement avec le propriétaire, il est désormais le maître des lieux… accompagné de son énorme chien Heike (orthographe non garantie). Avant, il avait « taillé la route », rencontrant dans les années 1970 le grand poète (mais aussi peintre, typographe et éditeur) d’origine slovène Jean Vodaine (1921-2006) qui s’était installé en Lorraine. « C’était un bouillonnement artistique

permanent autour de lui », explique Blanc-Blanc, autodidacte complet, qui s’est mis à peindre en 1976. Dans son « auberge qui n’existe plus », il utilise tous les supports possibles – papier, bois, morceaux de tapisserie… – créant une “galerie musée” où les œuvres s’alignent dans une zone artistique improbable entre art brut et cubisme, efflorescences colorées évoquant parfois Miró et abstraction lyrique. Il ouvre ses portes toutes grandes aux visiteurs qu’il accueille avec générosité (et un verre de pif) parlant avec bonheur peinture, randonnée, mycologie… Et l’on quitte l’endroit, le sourire aux lèvres, l’émotion aux tripes et les mots de Vodaine en bandoulière : « Il pleut dans la radio / Une musique de Chopin descend du ciel / Pourtant c’est l’heure à l’usine / L’heure aux marteaux / l’heure aux gros mots. » So far away… Col du Calvaire

Colmar 25 km

Lac Blanc

le tour des 4 lacs

Château Hans

Sentier Cornélius

Musmiss

Départ Lac Noir Temps estimé 8 h  Distance 21 km Dénivelé 600 m

Gérardmer 20 km

Lac Noir

D

Gazon du Faing

Lac du Forlet

NORD

Lac Vert

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GASTRONOMIE

l’ambassade de france Élégante enclave gastronomique hexagonale en plein cœur de la cité thermale de Baden-Baden, Le Jardin de France est une adresse où se déploie une cuisine pleine de finesse.

Par Hervé Lévy Photo de Stéphane Louis pour Poly

Le Jardin de France se trouve Lichtentalerstraße 13, à BadenBaden. Restaurant fermé dimanche et lundi (également le mardi en janvier et février). Menus de 32 € (le midi de mardi à vendredi) à 90 € +49 72 21 3007 860 www.lejardindefrance.de

1

www.andrea-baumgaertner.de

Un des plus beaux hôtels d’Allemagne situé au-dessus de Bühl, sur la Schwarzwaldhochstraße www.buehlerhoehe.de

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I

nstallés à Baden-Baden depuis 1998, Stéphan (au piano) et Sophie (en salle) Bernhard ont créé une adresse exigeante où sont célébrées avec éclat les noces de la tradition gastronomique française et du partage. Dans un sourire, le chef alsacien affirme en effet avoir « envie de servir ce [qu’il] a envie de manger ». Un credo qu’il résume avec l’expression « cuisine du cœur » et développe, dans le respect scrupuleux du produit, au sein d’une carte évoluant fréquemment, « au rythme des saisons et de [s]es envies ». On y trouve quelques “plats signature” qui ont fait la réputation d’un cuisinier passé par des maisons comme La Couronne à Baldenheim ou Le Valet de cœur dans le Val de Villé. Pensons au Chef´s Liebling (préféré du chef), un Tartare de filet de bœuf irlandais, foie gras, œuf de caille, parmesan, girolles et herbes. Mais aussi au très précis Filet épais de turbot de l’Atlantique rôti, artichauts poivrades, tomates Kumato séchées et olives, bouillon léger à la sauge et au jambon séché. Et que

dire de ces automnales Poitrines de caille rôties, duxelles de champignons et cuisses fumées, carottes glacées et tomates Kumato séchées ? Qu’elles incarnent une certaine idée de la perfection, tout simplement… Récompensée par un Macaron au Guide Michelin, cette adresse lovée sous l’imposante verrière d’une charmante cour intérieure développe ses puissantes séductions, loin, très loin de tout clinquant dans un cadre épuré, où éclatent les tableaux aquatiques d’Andrea Baumgärtner 1, une complice de toujours. Installé outre-Rhin depuis 15 ans, Stéphan Bernhard a peu à peu incorporé quelques touches germaniques à sa cuisine, proposant, par exemple, un excitant Chevreuil de Baden-Baden, blinis au fromage blanc, poêlée de mirabelles… Il n’est donc pas surprenant qu’on lui ait confié les rênes du “restaurant éphémère” du prestigieux Schlosshotel Bühlerhöhe2 provisoirement rouvert (jusqu’à fin novembre) après un complexe imbroglio juridique. Il y développe une cuisine régionale pleine de finesse qu’on dégustera avec des vins du pays de Bade dont la découverte s’avère indispensable.


AFFÛTÉ

GASTRONOMIE

Vous aimiez La Hache (11 rue de la Douane, à Strasbourg) le soir ? Vous allez l’adorer au déjeuner… Désormais, c’est cuisine en continu de midi à minuit (sauf dimanche, où l’établissement n’ouvre qu’à 19h). Notre coup de cœur ? Un Curry d’agneau épicé comme il faut, riz au jasmin. Tous les samedis, jour de marché, une table sera installée devant le restaurant, à midi (proposant boissons et petite restauration). À la découverte d’une cuisine bistronomique où l’on trouve quelques clins d’œil à l’Alsace. www.la-hache.com

© P. Claude Drach

INAUGURÉE

VENDANGÉ

Après la Route des vins du Pays des Trois frontières (2012), la Route des vins du Pays messin vient d’être ouverte… Voilà une belle occasion de découvrir (avec la modération qui sied à la chose) les bouteilles du Domaine des Coteaux (à Dornot) ou celles du Domaine Buzea (à Ancy-sur-Moselle), dont la cuvée G est un pur régal. La Moselle, l’autre pays du vin… www.moselle-tourisme.com

Élection de la Reine des vendanges, immense marché aux puces, cortège fleuri de haute volée, découverte des plats du terroir, du vin nouveau et des meilleures bouteilles de la région (avec modération, of course), dont le fameux Kirchberg-de-Barr ainsi appelé pour ne pas confondre le grand cru avec son homonyme de Ribeauvillé… Tel est le programme de l’institution qu’est devenue la Fête des Vendanges de Barr (du 4 au 6 octobre) qui voit sa population multipliée par trois pendant ce week-end ! www.barr.fr – www.route-des-vins-alsace.com

RELOOKÉ Adresse culte, le Saint-Sépulcre (15 rue des Orfèvres, à Strasbourg) a changé de propriétaire, il y a peu. Un nouveau chapitre de sa longue histoire va s’écrire sous la houlette de Claude Fricker. On ne peut que manifester notre attachement à ce lieu mythique, ce merveilleux Hailich Graab qui, dit-on, détournait les séminaristes des voies du seigneur… Avec son nouveau décor, ses plats traditionnels (et sa carte plus étoffée qu’avant) l’endroit demeure incontournable. 03 88 75 18 45 Poly 161 Octobre 13

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ARCHITECTURE

puissance trois À l’horizon 2020, le pays des trois frontières sera considérablement métamorphosé. Entre Suisse, Allemagne et France, naissent de multiples projets concrets grâce à l’ingénierie de l’Eurodistrict trinational de Bâle. Focus sur le plus emblématique d’entre eux : IBA Basel 2020.

Par Hervé Lévy

Les projets IBA sont présentés dans la Maison IBA de Bâle du 19 octobre au 9 novembre www.iba-basel.net www.eurodistrictbasel.eu

1 Il réunit aujourd’hui 250 villes et communes 2 Programme financé par le FEDER pour promouvoir la coopération entre les régions européennes www.interreg4c.eu

© ETB

3 IBA est l’acronyme de Internationale Bauausstellung (exposition internationale d’architecture)

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U

ne agglomération transfrontalière de 900 000 personnes. Voilà comment se présente l’Eurodistrict trinational de Bâle (ETB), un des cinq que compte le Grand-Est (voir encadré), mais le seul à couvrir trois pays. Pour son directeur Frédéric Duvinage, il s’apparente à « une communauté d’agglomération ou une communauté urbaine1 ». Formellement il s’agit d’une association de droit français – auquel s’ajoute une succursale de droit helvète – dont l’exécutif est « un comité directeur de 27 membres, représentant de manière paritaire les grands élus français, suisses et allemands ». Succédant en 2007 à l’Agglomération Trinationale de Bâle (née en 1995), l’ETB, une structure légère, assure une coopération transfrontalière dans les « domaines de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme et du développement urbain, du paysage, des transports en commun… » À cela s’ajoutent, depuis 2012, des microprojets (un fonds doté de 400 000 € avec le soutien d’INTERREG IV 2) favorisant la découverte mutuelle et les rencontres entre citoyens. Il a déjà permis le cofinancement (à

hauteur de 50%) d’initiatives comme les Journées de rencontre 2012, une chasse au trésor transfrontalière, ou encore Tri-bune 2013, festival de musique impliquant des groupes des trois pays.

Horizon 2020

L’ETB est le porteur d’IBA Basel 2020 : au fil des années, les nombreuses initiatives de ce type, fréquentes dans l’aire germanique, ont peu à peu dévié de leur vocation originelle, celle d’expositions dédiées à l’architecture3 et aux techniques d’ingénierie, pour devenir de véritables laboratoires de l’urbanisme et du développement régional. Lancée en 2010, IBA Basel a généré plus de 130 projets. Parmi eux, une quarantaine ont été retenus par un comité scientifique présentés lors d’une exposition d’étape : les réalisations concrètes se dérouleront dans les années à venir. Pour résumer, « l’ETB fait du strategic planning, proposant une vision globale à l’horizon 2020. IBA Basel est l’instrument permettant la réalisation des différents projets » segmentés en trois thématiques. Ville, Paysages et Vivre ensemble. Pour la première, il s’agit d’associer « réflexion sur le territoire, projets de développement et offres de mobilité avec un accent mis sur les déplacements doux » : il n’est ainsi pas surprenant d’y voir figurer une navette sur le Rhin, un Tram reliant Bâle à la gare de Saint-Louis ou encore un remodelage de la gare de Lörrach. Pour les seconds, on découvre un réaménagement des berges du Rhin entre Bâle et Huningue, un programme de découverte du Rhin ou encore une revitalisation de la Wiese grâce à un parc paysager. Enfin, dans le cadre du Vivre ensemble se dégage parmi une quinzaine de projets, la reconversion du site industriel DMC, une emprise gigantesque de 75 hectares, en plein cœur de Mulhouse.


© ETB

Trois pays, un quartier

Parmi les projets les plus significatifs d’IBA, on trouve 3Land, aux confluences de ses trois axes de développement. L’objectif ? « Réaménager les trois ports de Bâle, Huningue et Weil am Rhein et imaginer un nouveau quartier trinational avec des ponts et des passerelles, des habitations et des locaux professionnels. C’est la ville qui entre dans le port et se réapproprie les berges du Rhin » explique Frédéric Duvinage. Une convention a d’ores et déjà été signée le 5 septembre 2012 entre les différents partenaires – villes concernées, Communauté de communes des trois frontières et CG68 – et cinq groupes de travail sont à l’œuvre. Peu à peu le paysage urbain se modifie aux frontières suisses, allemandes et françaises. Dès aujourd’hui le travail de l’ETB a des implications concrètes dans le quotidien des citoyens (le tramway de Weil am Rhein sera, par exemple, inauguré l’année prochaine) mais les années à venir verront naître des bouleversements profonds qui donneront chair au slogan que s’est choisi IBA Basel 2020 : « Au-delà des frontières, ensemble. »

ailleurs L’axe rhénan est un véritable laboratoire pour la coopération transfrontalière puisqu’il compte, outre l’ETB, trois autres eurodistricts aux compositions et aux compétences diverses. Composé de 79 communes (représentant quelque 870 000 habitants), l’Eurodistrict StrasbourgOrtenau (www.eurodistrict.eu) est symboliquement né en 2003 lorsque Jacques Chirac et Gerhard Schröder font le vœu de rapprocher encore plus France et Allemagne. Formellement constitué en 2010, un de ses axes de développement privilégiés est de « devenir un laboratoire de l’Europe unie ». Au centre de l’Alsace se trouve l’Eurodistrict Region Freiburg / Centre et Sud Alsace (www.eurodistrict-freiburg-alsace.eu) qui concerne plus de 1,2 millions de personnes tandis qu’au Nord est implanté l’Eurodistrict Regio Pamina (www.eurodistrict-regio-pamina.com) dont le nom renvoie aux trois entités principales qui le composent (Palatinat du Sud, Mittlerer Oberrhein et Nord de l’Alsace). En Lorraine, mentionnons l’Eurodistrict SaarMoselle né en 2010 (www.saarmoselle.org) qui ambitionne de « créer et soutenir des réseaux transfrontaliers et de mener des projets proches du citoyen ».

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DESIGN

en toute transparence Une centaine d’artistes, 18 lieux en Alsace et en Lorraine, quelque 200 œuvres exposées : pour sa cinquième édition, la Biennale internationale du verre accueille des plasticiens et des designers jouant de la transparence dans les objets du quotidien.

Par Dorothée Lachmann Ci-dessus, Équilibres d'Alain Villechange, 2008-2010 © Anthony Girardi

À travers l’Alsace et la Lorraine, du 18 octobre au 30 novembre www.biennaleduverre.eu

1 27 rue Sainte-Madeleine à Strasbourg – www.madartdesign.fr 2

www.ciav-meisenthal.fr

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«I

l existe une histoire ancestrale de la cristallerie en Alsace-Lorraine avec Lalique, Baccarat, Meisenthal… La Biennale internationale du verre tente de la poursuivre en présentant des créations de très haut niveau réalisées par des artistes mais aussi des designers, qui ont une place un peu plus importante cette année », explique Laurent Schmoll, président de l’European Studio Glass Art Association, organisatrice de l’événement. En témoignent les œuvres de Laurence Brabant, conquise par la justesse du geste à sa première visite dans un atelier de soufflage. Être toute entière dans l’instant, concentrée à l’extrême dans l’acte en train de s’accomplir. L’intransigeance du verre, l’exigence de sa technique attirent bien des créateurs. Comme la liberté qui prend sa valeur dans la contrainte. Pour Laurence Brabant, si la transparence du verre est souvent ingrate, elle en apprécie la discrétion, qui permet de sublimer le contenu : c’est la robe du vin versé qui va donner sa couleur au verre, ou un furtif

rayon de soleil qui lui apportera sa lumière, prête à changer l’instant d’après. Tournées essentiellement vers les arts de la table, ses créations allient fonctionnalité et esthétisme. Depuis plusieurs années, elles sont le fruit d’une collaboration avec Alain Villechange, spécialiste du verre à la flamme, formé auprès de maîtres français, allemands et américains. Bols décalés ou gigognes, gobelets torsadés, verres en escalier ou ornés de perles de rosée, couverts à salade en dentelle de glace, carafes déchirées… Autant d’objets utilitaires qui se voient revisités par la poésie du quotidien : pendant la biennale, ils sont exposés à l’Observatoire MAD1. Les passants de la rue du Jeu-des-Enfants découvriront un tout autre univers en jetant un œil dans la vitrine de la Direction de la Culture. Hannes Schreckenberger est de retour à Strasbourg après avoir été accueilli en résidence au printemps dernier. Lors de son séjour, le jeune designer autrichien


DESIGN

s’est faufilé dans les arcanes des institutions européennes pour en saisir les codes et les habitudes… et découvrir que la diplomatie se fonde d’abord sur un échange de cadeaux, symbole du protocole, qui acte la reconnaissance mutuelle. C’est ce rituel qu’il a voulu célébrer en imaginant un ensemble baptisé Émissaire. Composé d’éléments archétypaux du paysage européen – montagne, rocher, colline, plateau –, l’œuvre invente une géographie de verre jamais figée. Combinés avec les fournitures de bureau, ces éléments transforment la table de travail en paysage imaginaire, métamorphosable à l’infini dès lors que le goût du jeu est réveillé par les formes et le toucher des objets en verre. Émissaire se veut ainsi en constante évolution. Avant de créer ses formes, le designer s’est plongé dans les archives des moules du Centre international d’Art verrier (CIAV) 2, à Meisenthal, s’appuyant ensuite sur le savoir-faire des artisans du centre. Il est vrai que, dans ce petit monde de feu et de transparence, tous les chemins y mènent… À Nancy, les Galeries de l’ensemble Poirel accueillent les œuvres de soixante artistes et designers, produites par le centre de Meisenthal. Parmi elles, on découvre Douglas, un vase en verre soufflé conçu en 2009 par François Azambourg – lauréat de la Villa Médicis hors les murs en 2003. En quelques jours, le designer avait alors imaginé l’étonnant procédé qui a permis la création de cet objet grâce à un moule en pin Douglas. En brûlant au contact du verre en fusion, le bois imprime dans la matière ses nœuds et

ses nervures. Ainsi, chaque vase est unique et possède son empreinte singulière, aussi esthétique que le moyen est rustique. L’exposition nancéenne proposée par le CIAV accorde bien sûr une place de choix aux fameuses boules de Noël contemporaines imaginées chaque année par un designer différent. En 2007, François Azambourg créait Lili, une boule à la taille de guêpe, évoquant la sensualité évanescente d’une jeune demoiselle. On y retrouve aussi Kilo, la boule inspirée d’un poids, créée en 2011 par le collectif BL119, ou encore l’OVNI d’Italo Zuffi, plasticien italien qui invitait en 2004 à un voyage en soucoupe volante. À la croisée du concept créatif et du savoirfaire, le travail du verre inspire aussi les artistes contemporains, héritiers de certains grands maîtres de l’Art moderne, comme Picasso, qui s’était tourné avec curiosité vers ce médium. La Biennale internationale du verre élargit cet horizon en présentant des installations, des vidéos, des sculptures, des photographies. À la Fondation Schneider (Wattwiller), le plasticien Yves Chaudouët nous fait plonger dans l’obscurité des abysses, en compagnie de deux cents créatures luminescentes en verre soufflé ou étiré : étoiles, méduses, anguilles, poissons… À Strasbourg, la chapelle Sainte-Barbe accueille une monographie du Colombien William Vélasquez, qui décline des formes simples et pures, à la forte connotation symbolique. L’homme et le spirituel, la matière et la divinité fusionnent dans cette œuvre multidimensionnelle. Légendes 1. Alain Villechange, Sans titre © Anthony Girardi 2. Laurence Brabant, Blowing © Xavier Nicostrate

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LAST BUT NOT LEAST

albin de la simone

chanteur, compositeur, arrangeur, etc. Par Emmanuel Dosda Photo de Serge Leblon

À Montbéliard, aux Bains Douches, mardi 8 octobre www.mascenenationale.com À Schiltigheim, au Cheval Blanc, samedi 19 octobre www.ville-schiltigheim.fr www.albindelasimone.com

Dernière fois que vous vous êtes trouvé trop peu balèze, pas assez baraqué. Vous faites allusion à Mes épaules ? En déménageant, je me suis retrouvé face à mes archives personnelles, devant faire le tri entre ce que je devais garder ou jeter : c’était vertigineux. Il faut des épaules pour porter son passé.

amour, dans ma nouvelle maison, avec mon enfant.

Dernière fois où vous avez ressenti l’envie de changer votre nom pour un autre, plus viril. Les gens pensent qu’il s’agit d’un pseudo. Je passe pour un gars qui a un jour eu envie de s’appeler Albin de la Simone alors que je suis un gars qui s’appelle Albin de la Simone… Jamais de la vie je n’aurais choisi un tel nom de scène !

L’année dernière, vous avez présenté vos Films fantômes2 à La Filature. N’avez-vous pas envie d’en faire de “vrais films”. Pas du tout, je ne sais pas faire si gros, je compose des chansons qui sont de petits concentrés de trois minutes.

Derniers doutes. Il y a quelques minutes, en imprimant un arrangement de cordes écrit pour un duo que je vais faire avec Élodie Frégé. Après Feist, Vanessa Paradis, Arthur H, Iggy Pop, Mathieu Boogaerts 1 ou Jeanne Cherhal, quelle est votre dernière collaboration. Je participe au nouveau disque de Miossec. 1

Lire Poly n°155 ou sur www.poly.fr

Conférence / expo sur des films qui n’existent pas

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Dernière Divinidylle vécue. Je suis en plein dedans : je suis heureux en

Dernier regret d’avoir préféré la musique aux arts plastiques. Ça peut me manquer, d’ailleurs, parfois, je dessine sur mon Ipad, mais je n’ai jamais regretté avoir fait le choix de la musique.

Sur la pochette de vos deux premiers albums ainsi que sur votre dernier on vous voit en gros plan, de profil droit. Vous avez honte de votre profil gauche. Vous avez raison, c’est toujours le même angle : je dois être mieux de trois quarts. J’ai très peu de photos de face et j’ai toujours la même gueule. Ça m’agace. C’est difficile de supporter de se voir comme les autres nous voient, pas comme dans un miroir où nous prenons la pose… Dernier album. Un homme, édité par Tôt ou Tard www.totoutard.com




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