Cerveau & Psycho
Cerveau & Psycho
LA NOSTALGIE THÉRAPIE
Pourquoi le passé fait du bien à notre cerveau
Mars 2020
N°119
N° 119 Mars 2020
LES AVEUGLES VOIENT-ILS EN RÊVE ?
M 07656 - 119 - F: 6,90 E - RD
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LA NOSTALGIE THÉRAPIE Pourquoi le passé fait du bien à notre cerveau TRAVAIL CES INCOMPÉTENTS QUI S’IGNORENT
NEUROSCIENCES L’ÉNERGIE CACHÉE DU BON STRESS AUTISME LE TEST DE DÉPISTAGE QUI FAIT DÉBAT
BEL : 8, 90 € / CAN : 12, 49 $CAN / CH : 15, 50 CHF / DOM : 8, 90 € / LUX : 8, 90 € / TOM : 1 200 XPF
BRAINCAST La voix des neurones Le podcast de Cerveau & Psycho
en partenariat avec l’Institut du Cerveau et de la Moelle épinière
2ème épisode Les effets surprenants des lésions cérébrales
à retrouver sur : www.cerveauetpsycho.fr/sr/braincast/
e d o s i p 2 é ème
n e h o C t n e r u La
r P Bohler n e e i l t s a c b é ave interviewé par S
Neurologue et chercheur en neurosciences.
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N° 119
NOS CONTRIBUTEURS
ÉDITORIAL
p. 22-27
SÉBASTIEN BOHLER
Thomas Similowski
Chef du service de Pneumologie, médecine intensive et réanimation, du groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière – Charles-Foix, à Paris, et directeur d’une unité de recherche mixte Inserm-Sorbonne Université, il est spécialiste de neurophysiologie respiratoire.
p. 28-36
Isabelle Arnulf
Professeuse de neurologie à l’université Sorbonne et cheffe du service des pathologies du sommeil à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, chercheuse à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière, à Paris, elle s’intéresse au sommeil et aux rêves sous toutes leurs formes, normales comme pathologiques.
p. 46-48
Martin Desseilles
Psychiatre, psychothérapeute et chercheur dans le domaine des neurosciences affectives à l’université de Namur, en Belgique, il nous parle des bienfaits de la nostalgie et de ses mécanismes cérébraux.
p. 68-72
Jean-Victor Blanc
Médecin psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, et enseignant à Sorbonne Université, spécialisé dans la prise en charge du trouble bipolaire et des addictions aux nouveaux produits de synthèse, il analyse la représentation des troubles psychiatriques au cinéma.
Rédacteur en chef
Le chemin de soi-même
C
hacun d’entre nous est comme un pont jeté entre passé et avenir. Nous avons une mémoire, et un imaginaire pour concevoir notre futur. Entre les deux, il y a l’histoire que nous nous racontons. Celle de notre vie, de notre enfance, de nos réussites et de nos échecs, mais aussi de nos espoirs et de nos projets. Le sens que nous percevons au sein de cette existence dépend de la continuité que nous pouvons tracer entre les événements passés et futurs. Dans le dossier central de ce numéro, nous vous présentons un outil intéressant pour y arriver : la nostalgie. Ce sentiment, parfois injustement décrié, ouvre une lucarne attendrie sur notre passé, dont il ramasse patiemment les morceaux. Il nous offre alors des trésors d’images qui serviront plus tard à peindre le tableau d’un futur possible. Pour cela, laissez vagabonder votre esprit. Certes, nous savons aujourd’hui à quel point il est important de travailler ses capacités d’attention pour être efficace au travail et ne pas céder sous le poids de la charge mentale, mais l’attention doit parfois être relâchée. C’est ce que nous disent à la fois Michel le Van Quyen, Yves-Alexandre Thalmann et Jean-Philippe Lachaux dans des réflexions sur le silence, la rêverie et l’art d’apprendre sans trop se focaliser. L’esprit est vagabond, et c’est dans ses pérégrinations qu’il trouve parfois le chemin de soi-même. £
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SOMMAIRE N° 119 MARS 2020
p. 7
p. 16
p. 22
p. 28
p. 39-52
Dossier p. 39
LA NOSTALGIE THÉRAPIE
p. 6-38
DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS Résistons ensemble ! Personne ne danse comme vous Une piste pour rajeunir le cerveau La musique provoque 13 émotions universelles Le délaissement rétrécit le cerveau Vous fumez… car vous êtes triste L’altruisme plus fort que la douleur p. 14 FOCUS
Un test visuel pour dépister l’autisme ?
En présentant des images différentes à chaque œil du patient, on peut déceler un problème si la vitesse d’alternance d’une image à l’autre est trop lente. Alla Katsnelson
p. 16 ÉVOLUTION
p. 22 CAS CLINIQUE THOMAS SIMILOWSKI
L’homme qui respirait trop
Ce sportif voit ses performances baisser, sans comprendre pourquoi. On découvre que son cerveau le fait trop... respirer !
p. 40 PSYCHOLOGIE
p. 28 SCIENCES COGNITIVES
Se remémorer les douces heures du passé semble renforcer nos capacités à affronter le présent, en renforçant la conscience de ses buts et du sens de la vie.
Les aveugles voient-ils en rêve ?
Dans 18 % des cas, ils rêvent même en couleur. En plongeant dans leur fonctionnement cérébral, on trouve finalement le fin mot de l’énigme. Isabelle Arnulf
DES SOUVENIRS QUI FONT DU BIEN
Tim Wulf, Constantine Sedikides et Tim Wildschut
p. 46 INTERVIEW
LA NOSTALGIE STIMULE NOTRE RÉSILIENCE
L’intelligence des hormones
Le passé est pouvoir de transformation, en activant à la fois les zones du plaisir et de la mémoire dans notre cerveau.
Au cours de leur cycle, les femmes voient leur cognition et leurs émotions évoluer. Avantage ou inconvénient ?
Martin Desseilles
Jordane Boudesseul
p. 50 ÉMOTIONS
UN ANTIDOTE À LA SOLITUDE ?
On a découvert que les souvenirs du passé créent le sentiment d’être entouré de ceux qu’on aime.
Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur, sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. En couverture : © Casimir un personnage de Ch. Izard/Y. Brunier- Photo L’Zo Archives Osibo
Clay Routledge
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5
p. 54
p. 82
p. 70
p. 74
p. 94
p. 80
p. 64
p. 92
p. 54-74
p. 74-91
ÉCLAIRAGES
VIE QUOTIDIENNE LIVRES
p. 54 PSYCHOLOGIE
p. 74 PSYCHOLOGIE
Un si salutaire silence
Dans nos sociétés agitées et bruyantes, les moments de calme deviennent essentiels à la santé physique et mentale. Paola Emilia Cicerone
p. 60 INTERVIEW
Silence ! Et votre corps et votre esprit se régénèrent
Les bons côtés du stress
À condition d’être considéré comme un défi et non comme une menace, le stress préserve la santé et donne de l’énergie. Rüya-Daniela Kocalevent
p. 80 L’ÉCOLE DES CERVEAUX JEAN-PHILIPPE LACHAUX
Michel le Van Quyen
p. 64 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL
YVES-ALEXANDRE THALMANN
Sus à l’impérialisme attentionnel !
On nous parle de plus en plus de contrôler notre attention. Nous ne savons pas ce que nous avons à y perdre. p. 70 UN PSY AU CINÉMA
Swallow : avaler pour contrôler
Hunter est enceinte et se met à manger de la terre, des punaises ou d’autres objets. Elle souffre d’une étrange maladie, le pica. Jean-Victor Blanc
p. 92-98
Mémoriser sans (presque) rien faire
Cessez de vous répéter mentalement les choses en boucle pour les retenir : une fois suffit, mais sans distractions. p. 82 LA QUESTION DU MOIS
Comment reconnaître un bébé intelligent ? Michael Kavšek
p. 86 LES CLÉS DU COMPORTEMENT
Les rois de l’incompétence
Ce qu’il y a de plus insupportable chez les grands incompétents, c’est sans doute leur conviction d’être qualifiés. Matteo Cerri
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p. 92 SÉLECTION DE LIVRES Mensonges ! Antidépresseurs, anxiolytiques, somnifères… Tu mourras moins bête (tome 5) Sport et résilience Le cerveau a-t-il un sexe ? L’Intelligence collective p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE SEBASTIAN DIEGUEZ
Le Mépris, un sentiment sans affect
Roman de l’écrivain italien Alberto Moravia, film culte de Jean-Luc Godard, Le Mépris révèle la rupture définitive des émotions à l’œuvre dans ce sentiment.
DÉCOUVERTES
6
p. 14 Un test visuel pour dépister l’autisme ? p. 16 L’intelligence des hormones p. 22 L’homme qui respirait trop p. 28 Les aveugles voient-ils en rêve ?
Actualités Par la rédaction PSYCHOLOGIE
Résistons ensemble ! Comment résister aux tentations continuelles de consommer qui menacent la planète ? Bonne nouvelle : c’est beaucoup plus facile quand on s’y met à plusieurs. R. Koomen et al., Psychological Science, le 9 janvier 2020
C © sirtravelalot/Shutterstock.com
’est un des grands enjeux futurs de notre société : comment lutter contre les comportements qui nous poussent à consommer sans égard pour l’environnement ? Tout dépend de l’aptitude de chacun à résister aux tentations du moment. On est souvent séduit par l’attrait hédonique d’un jeu vidéo, d’un hamburger, d’un nouveau vêtement acheté lors d’une vente flash, de tous ces moments où l’impulsion prend l’ascendant sur la réflexion à long terme. Or une étude récente semble montrer qu’il est plus facile de renoncer à des gratifications instantanées lorsque cela sert un projet commun. RENONCER POUR LE GROUPE Dans cette expérience, des enfants devaient résister à l’envie de manger une friandise qui leur était présentée. Dans un cas, ils devaient le faire chacun de leur côté afin de recevoir une récompense ultérieure, ce qui supposait de patienter pour l’obtenir. Dans un autre cas, ils jouaient en équipe : ils étaient informés que les récompenses ne seraient
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COMPORTEMENT RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO
Personne ne danse comme vous ! E. Carlson et al., Journal of New Music Research, le 13 janvier 2020.
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ur une piste de danse, vous êtes plutôt du genre à battre discrètement le rythme de la main, en fléchissant à peine le genou sans oser vous lancer ? Ou vous auriez plutôt tendance à sauter dans tous les sens en remuant frénétiquement les bras ? Quel que soit votre style, il n’appartient qu’à vous. C’est ce que suggère une étude menée par Emily Carlson et ses collègues de l’université de Jyväskylä, en Finlande. Les chercheurs ont enregistré 73 danseurs grâce une technique de capture de mouvement (motion capture, en anglais), consistant à mesurer les déplacements de 21 pastilles réfléchissantes fixées à différents endroits du corps. Ils ont ensuite programmé un algorithme qui, lors d’une phase d’apprentissage, a analysé la façon de bouger des participants. Soumis à de nouveaux enregistrements, celui-ci s’est révélé capable d’identifier les danseurs dans 94 % des cas (alors qu’il avait moins de 2 % de chances de tomber juste au hasard). « Il semble que les mouvements des danseurs soient comme une sorte d’empreinte digitale », déclare Pasi Saari, qui a participé à l’étude. En revanche, l’algorithme s’est montré peu fiable pour identifier à quel type de danse les participants s’adonnaient, parmi huit type différents – jazz, rap, reggae… Le taux de reconnaissance était le plus élevé pour le « metal » – caractérisé notamment par une façon de secouer la tête assez typique –, mais ne dépassait jamais 30 %. Les mouvements des danseurs ne s’harmonisent donc pas en fonction de la musique : chacun garde son style… £ Guillaume Jacquemont
© master130/Shutterstock.com
distribuées que si tous les membres de l’équipe parvenaient à résister à leur envie immédiate de sucre. Les résultats ont montré que les capacités de résistance étaient très nettement supérieures lorsqu’elles étaient tournées vers un projet commun : dans ce cas, les enfants tiraient une motivation supplémentaire liée au fait de ne pas être seuls face à leur propre envie de manger. Ils se contrôlaient, se projetaient dans l’avenir et supportaient mieux l’épreuve de résistance à la tentation. La dimension collective est particulièrement importante face aux enjeux globaux liés à l’hyperconsommation, à l’épuisement des ressources et au réchauffement climatique. Dans leur situation actuelle, les habitants des pays industrialisés – et des régions du monde en plein développement – ont toutes les difficultés à se motiver pour réduire leur train de vie, en partie parce qu’ils sont renvoyés à leur action personnelle dans un contexte économique et social centré sur l’individu, ce qui les rend vulnérables aux incitations multiples qui les entourent. Se fixer des limites et les respecter aurait plus de sens, et serait plus réalisable, si ces comportements étaient tournés vers des projets communs à large échelle. L’individualisme favorise la consommation, on le savait déjà ; maintenant on sait que la coopération permet d’y résister. £ Sébastien Bohler
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L’intelligence des hormones
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DÉCOUVERTES Évolution
Par Jordane Boudesseul, docteur en psychologie sociale expérimentale, maître de conférences et chercheur à l’université de Lima, au Pérou.
Pour sortir des préjugés, mieux vaut distinguer le vrai du mythe lorsque l’on parle des fluctuations hormonales chez les femmes. Qu’en disent les neurosciences affectives?
L
orsqu’on évoque le cycle menstruel, on l’associe généralement aux aspects négatifs de la menstruation, caractérisés par le syndrome prémenstruel : douleurs musculaires et intestinales, changement d’humeur, acné… Pourtant, la dynamique hormonale du cycle menstruel implique également un ensemble de changements comportementaux ou cognitifs qui s’associent tout aussi bien à des aspects positifs : meilleure reconnaissance émotionnelle, rotation mentale (capacité à imaginer la configuration de figures en 3D sous différents angles), aptitudes verbales, désir sexuel… Enfin, les changements hormonaux survenant au moment de l’ovulation semblent induire des préférences pour certaines caractéristiques chez les partenaires (larges épaules chez un homme, comportement dominateur…). Mais la question de fond reste de savoir pourquoi ces changements interviennent, et s’ils ont ou non eu un rôle adaptatif. Et si les modifications cognitives liées au cycle menstruel ont eu une fonction pour notre espèce par le passé, comment en tenir compte aujourd’hui, dans un contexte d’égalité des femmes et des hommes, et les intégrer à un schéma de relations apaisées entre les genres ? Il s’agit aussi de faire la part entre les faits scientifiques et les mythes et préjugés sur le cycle menstruel… Une vaste tâche pour laquelle les neurosciences affectives sont néanmoins armées aujourd’hui.
EN BREF £ Les fluctuations hormonales associées au cycle menstruel comportent des effets indésirables comme des douleurs ou des fluctuations d’humeur. £ Pourtant, il en résulte aussi des avantages comme une meilleure reconnaissance des émotions ou une meilleure visualisation dans l’espace. Les femmes sont aussi plus séduisantes et plus attirées par les hommes dominants, ce qui a pu constituer un avantage évolutif pendant des centaines de milliers d’années. £ Aujourd’hui, la société devrait mieux prendre en compte ces variations pour le bien-être des femmes et pour optimiser leur apport dans l’entreprise.
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Chez la plupart des femelles mammifères, la sexualité se résume à la phase d’œstrus, l’unique moment où le coït peut donner lieu à une conception et se manifeste par une posture cambrée de la femelle appelée lordose – en grande partie contrôlée par l’hypothalamus, certaines boucles de rétroactions hormonales, des stimulations vaginocervicales et les phéromones sexuelles. L’ÉVOLUTION DU DÉSIR Les choses sont évidemment beaucoup plus compliquées chez l’être humain : d’une part, les femmes ont des relations sexuelles sur toute l’étendue de leur cycle et, durant leur vie, à des moments où la conception est impossible (durant la grossesse, après la ménopause, pendant les menstruations, sous contraception…), on parle alors de « sexualité étendue ». Mais chez d’innombrables autres mammifères, la sexualité se concentre bien sur la phase de l’œstrus. On le voit même chez certains coléoptères comme les silphidés, dont la femelle produit une hormone qui, lorsque sa progéniture entre dans le stade larvaire, bloque la production de ses propres œufs et fait également office d’anti-aphrodisiaque pour le mâle… Ainsi, les soins parentaux sont synchronisés ! D’autre part, les femmes sont réputées pour être particulièrement exigeantes dans le choix de leurs partenaires, et, du moins en moyenne, bien plus que les hommes – un fait prédit par la
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Getty Images
L’homme qui respirait trop
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DÉCOUVERTES Cas clinique
THOMAS SIMILOWSKI est pneumologue et chercheur en neurophysiologie respiratoire
Auparavant ultrasportif, Michel a peu à peu cessé tout exercice. La raison : sa respiration s’est déréglée…
EN BREF £ Il y a quelques années, la respiration de Michel a commencé à le faire souffrir pendant l’effort, puis au repos, avec des conséquences néfastes sur son humeur et sa qualité de vie. £ Après avoir consulté de nombreux spécialistes, il a reçu le diagnostic d’hyperventilation chronique : sa respiration s’est déréglée, probablement parce que son cerveau perçoit de façon anormale de nombreuses sensations corporelles liées au souffle. £ Peu de thérapies existent pour l’instant, mais des techniques très prometteuses, comme l’hypnose, sont à l’étude.
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lectronicien spécialisé dans les circuits de commande pour moteurs électriques, Michel travaille dans une start-up qu’il a cofondée, et qui produit et distribue des drones de petite taille. C’est un jeune homme de 32 ans, en pleine forme. Enfin… en pleine forme, jusqu’il y a deux ou trois ans : il ne fumait pas, ne tombait jamais malade, pratiquait de multiples sports – triathlon, escalade, parachutisme, VTT en montagne, jusqu’au jour où tout s’est déréglé. Des efforts qu’il accomplissait sans peine auparavant sont devenus difficiles, pénibles. Michel a du mal à respirer. Des difficultés qui n’ont fait que s’accentuer et l’ont d’abord contraint à réduire ses activités physiques, jusqu’à devoir y renoncer complètement.
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Les aveugles voient-ils en rêve ?
© Shutterstock.com/Jorm S
Par Isabelle Arnulf, neurologue dans le service des pathologies du sommeil de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris.
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DÉCOUVERTES Sciences cognitives
Être aveugle de naissanc et voir en rêve le visage de son cousin. Ou sourd depuis toujours et chanter un opéra dans son sommeil… Que nous disent ces témoignages des surprenantes capacités du cerveau ?
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EN EUROPE ET DANS PLUS DE 120 VILLES EN FRANCE
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EXPOSITIONS CINÉ-DÉBATS SPECTACLES ATELIERS RENCONTRES CONFÉRENCES ANIMATIONS SCOLAIRES CAFÉ SCIENCES Plus d’infos sur : www.semaineducerveau.fr
#SDC2020
THE EUROPEAN DANA ALLIANCE FOR THE BRAIN
Dossier 39
SOMMAIRE
LA NOSTALGIE
p. 40 Des souvenirs qui font du bien p. 46 Interview La nostalgie stimule notre résilience p. 50 Un antidote à la solitude ?
THÉRAPIE Il y a parfois un malentendu avec
le passé : parce qu’on s’y attache, il faudrait forcément qu’on s’y accroche ; parce qu’on est heureux d’avoir vécu de belles choses, on voudrait nécessairement les revivre. Certes, une telle attitude ne serait pas sans danger, risquant de nous enfermer dans des ruminations passéistes et de laisser l’idée que « c’était mieux avant » nous empêcher de jouir du présent. Mais c’est un tout autre tableau que dessinent les recherches sur la nostalgie. Ce sentiment nous permet au contraire de puiser des forces et du sens dans nos souvenirs. Même s’il s’accompagne parfois d’un petit pincement au cœur en pensant aux années disparues, c’est une source de joie et de bonheur au quotidien. Mieux : c’est un antidote naturel à la solitude, tant il nous remet à l’esprit les liens qui comptent pour nous. Et tant pis si nous avons tendance à embellir un peu nos souvenirs, comme nous l’explique le psychiatre et neuroscientifique Martin Desseilles (voir l’interview). Au fond, à travers ce sentiment, nous dessinons un rapport apaisé avec ce que nous avons vécu. Comme si la nostalgie, c’était faire table rose du passé… Guillaume Jacquemont
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Dossier Se remémorer les douces heures du passé semble renforcer nos capacités d’affronter le présent. On en retire une vision plus stable et claire de soi, de ses buts et du sens de la vie. Par Tim Wulf, Constantine Sedikides et Tim Wildschut, chercheurs spécialisés dans l’étude de l’identité et des émotions.
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DES SOUVENIRS QUI FONT DU BIEN
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fficher des photographies d’événements importants sur les murs de notre appartement, cuisiner la tarte que nous préparions avec notre grand-mère étant petits, regarder des films qui nous rappellent notre enfance… Autant de petits rituels que nous aimons nous accorder de temps en temps, car ils nous plongent dans une douce et agréable nostalgie. Pourtant, ce sentiment a longtemps été considéré comme négatif. Au xviie siècle, le médecin Johannes Hofer écrivit sa thèse de doctorat sur la souffrance des mercenaires suisses partis combattre loin de chez eux, et qui se languissaient de leur patrie. Il appela nostalgie cette « maladie », que nous qualifierions plus volontiers aujourd’hui de mal du pays.
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INTERVIEW
MARTIN DESSEILLES
PSYCHIATRE, PSYCHOTHÉRAPEUTE ET CHERCHEUR DANS LE DOMAINE DES NEUROSCIENCES AFFECTIVES À L’UNIVERSITÉ DE NAMUR, EN BELGIQUE.
LA NOSTALGIE STIMULE NOTRE RÉSILIENCE Comment définit-on la nostalgie ? Il s’agit d’une émotion particulière, plus sophistiquée que les émotions primaires comme la colère, la peur, la joie, la tristesse ou le dégoût. Elle est liée à la mémoire, et déclenchée par un souvenir. Ce qui la caractérise, c’est sa variabilité : un souvenir peut susciter des sentiments très différents d’un individu à l’autre, et selon l’état dans lequel il se trouve. Se remémorer ses années d’écolier provoquera des émotions et des pen-
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PSYCHONUTRITION CONNAÎTRE SON CERVEAU POUR MIEUX MANGER 10 dossiers rédigés par des chercheurs et des experts sur le sujet
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Les Thema sont une collection de hors-séries numériques. Chaque numéro contient une sélection des meilleurs articles publiés dans Cerveau & psycho sur une thématique.
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DOSSIER LA NOSTALGIE-THÉRAPIE
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UN ANTIDOTE À LA SOLITUDE ?
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Des travaux récents révèlent que le sentiment de solitude est le premier déclencheur de nostalgie, les souvenirs du passé créant le sentiment d’être entouré de ceux qu’on aime. Par Clay Routledge, professeur de psychologie à l’université d’État du Dakota du Nord.
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u xviie siècle, le médecin suisse Johannes Hofer attribuait la nostalgie aux vibrations des esprits animaux à travers les fibres du « cerveau moyen ». Certains de ses compatriotes incriminaient plutôt des lésions du tympan et du cerveau causées par le cliquetis incessant des cloches des vaches dans les Alpes. Tout en reconnaissant l’inventivité de ces explications, mes collègues et moi avons estimé qu’un nouvel examen de cette question n’était peut-être pas de trop. UNE RÉSERVE DE BONHEUR À PORTÉE DE MAIN C’est pourquoi nous avons mené une série d’expériences pour déterminer ce qui plonge les gens dans cet état émotionnel particulier. Dans la première, nous avons demandé aux participants de décrire longuement par écrit un souvenir teinté de nostalgie, puis des analystes spécialement formés ont disséqué leurs récits. Résultat : les souvenirs où filtre ce sentiment si particulier sont généralement centrés sur des événements importants ou significatifs de nos
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ÉCLAIRAGES p. 60 Interview : Silence ! … p. 64 Sus à l’impérialisme attentionnel p. 68 Swallow, avaler pour contrôler
Un si salutaire silence Par Paola Emilia Cicerone, journaliste scientifique.
Dans un monde bruyant et en mouvement constant, les moments de calme et de repos sont essentiels pour notre santé physique et mentale.
© Yuga Kurita / shutterstock.com
N
ous vivons dans des sociétés qui ne s’arrêtent jamais, bombardées d’informations, de fake news, de rumeurs, de bruits en tous genres… Le silence nous effraie. Pourtant, le proverbe : « La parole est d’argent, mais le silence est d’or » pourrait prendre tout son sens aujourd’hui. Jamais nous n’avons aussi bien réalisé à quel point ne subir aucun bruit est important pour notre bien-être. Il y a quelques années, la Finlande n’a-t-elle pas choisi le thème du silence pour ses campagnes de promotion, proposant comme « attraction touristique », et avec succès, l’immersion dans un pays qui offre le calme ? C’est à partir de la même idée que se
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ÉCLAIRAGES Un psy au cinéma
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JEAN-VICTOR BLANC
Médecin psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, et enseignant à Sorbonne Université.
Swallow Avaler pour contrôler Hunter est enceinte et, fait incompréhensible, se met à manger de la terre, des punaises ou d’autres objets. La jeune femme souffre d’une étrange maladie, le pica, que ce film américain fait découvrir avec justesse.
Toutes les images sont de UFO Distribution
A
ctuellement sur les écrans, le film Swallow retrace l’histoire troublante de Hunter, une jeune femme assignée à un rôle d’épouse parfaite dans une banlieue huppée de l’État de New York. Cloîtrée dans sa cossue villa, la jeune épouse (qu’incarne avec grâce Haley Bennett) voit ses journées se résumer à la cuisine, aux choix de décoration du foyer et aux aménagements paysagers. Son bien nommé mari Richie (glaçant Austin Stowell), la considère comme un des marqueurs sociaux de luxe dont il aime s’entourer. Cette comédie du bonheur se grippe lorsque Hunter tombe enceinte. Ses beaux-parents lui font alors comprendre que le seul office attendu de
sa part est celui de donner un héritier à leur opulente famille. Elle développe alors un étrange symptôme… Hunter est prise de compulsions (envies irrépressibles) d’avaler divers objets absolument pas comestibles : une pile électrique, une bille, une punaise… Si, initialement, cela lui apporte un certain soulagement vis-à-vis de sa situation d’impuissance et de frustration (elle se grise de la sensation de pouvoir maîtriser quelque chose dans son existence – imposer sa volonté à son propre corps), les complications digestives liées à cette pratique vont divulguer son secret. Son mari et ses parents vont alors resserrer encore l’étau autour d’elle, aggravant son état
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À voir
Un film de Carlo Mirabella-Davis En salles depuis le 15 janvier 2020
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VIE QUOTIDIENNE
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p. 80 Mémoriser sans (presque) rien faire p. 84 Comment reconnaître un bébé intelligent ? p. 86 Les rois de l’incompétence
Les bons côtés du stress Tout stress n’est pas mauvais. Bien vécu, il maintient en bonne santé et donne de l’énergie. À condition d’envisager les difficultés comme un défi et non comme une menace...
Par Rüya-Daniela Kocalevent, psychologue, psychothérapeute scientifique et chercheuse au Centre de médecine psychosociale du Centre médical universitaire de Hambourg-Eppendorf.
ujourd’hui, le stress est accusé de tous les maux. On nous dit de l’éviter à tout prix. « Ne stresse pas ! » est la devise de bien des gens, avec l’idée qu’il faut « rester zen » et « lâcher prise » pour préserver ses chances d’être heureux, cultiver ses bonnes relations et rester en bonne santé. Cette sorte de doctrine populaire reflète une totale incompréhension de ce qu’est le stress. Car celui-ci, et c’est ce qu’indiquent de nombreuses études scientifiques, ne rend pas malade en soi. C’est même le contraire : il est parfois bénéfique. En fait, tout dépend de la façon dont on le perçoit. L’évaluation subjective est déterminante, dès lors qu’il s’agit d’en évaluer les conséquences. Nous vivons dans une société en mutation rapide et devons constamment faire face à de nouveaux défis : assimiler le flot croissant d’informations, donner le meilleur de nous-mêmes au travail, nous impliquer dans l’éducation des
EN BREF £ De nombreuses personnes se sentent souvent stressées au quotidien et craignent que cela nuise à leur santé. Pourtant, le stress n’est pas forcément mauvais. £ En fait, c’est même une réaction normale de l’organisme pour faire face à un événement menaçant ; le stress est bénéfique pour notre santé et notre résilience. £ Mais plus nous le considérons comme néfaste, plus nous en souffrons. Plus nous y voyons un stimulant, plus nous en profitons.
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© akindo / Gettyimages
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VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement
Les rois de l’incompétence Par Matteo Cerri, médecin et chercheur à l’université de Bologne.
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Rien de plus insupportable, chez un incompétent notoire, que sa conviction d’être meilleur que ses semblables. Un biais cognitif à bien comprendre pour ne pas en être victime...
uiconque a un jour travaillé dans un bureau, au sein d’une équipe dirigée par un manager, a sûrement un jour assisté à cette scène : un sous-chef investi d’une petite mission et de quelques menus pouvoirs sur ses collaborateurs, ne cesse de se plaindre de ses subordonnés, de leur incapacité et de leur lenteur ; il se désespère de devoir faire tout, tout seul. Seul problème : tout le monde se rend bien compte qu’il est parfaitement nul, qu’il faut toujours tout refaire derrière lui, et que s’il y a un incompétent dans cette affaire, c’est bien lui. Même aux plus hauts niveaux de pouvoir, il semble que ce schéma ne soit pas rare, puisque de nombreuses déclarations ayant filtré de l’entourage de Donald Trump à la Maison Blanche ont fait état de situations où le détenteur du pouvoir commettait des bourdes aux conséquences potentiellement gravissimes qu’il s’agissait ensuite de rattraper derrière son dos, malgré lui.
EN BREF £ L’effet Dunning-Kruger désigne la tendance générale des incompétents à se surestimer. £ Problème : pour évaluer sa compétence dans un domaine, il faut avoir un minimum de connaissances du domaine en question. £ Cet effet pourrait être contrecarré en apprenant davantage aux enfants à raisonner sur leurs propres erreurs, dès l’école.
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En somme, le plus grand incompétent est celui qui accuse les autres d’incompétence… L’EFFET DUNNING-KRUGER, MESURE DE LA NULLITÉ Dans les cercles de la psychologie cognitive, on aime qualifier ce type de comportements aberrants en recourant à la notion de biais cognitif, ou « d’effet ». L’un d’entre eux est devenu célèbre, au point d’être qualifié de mème, c’est-à-dire un fragment de connaissance renfermé dans une image, ou dans une phrase, et utilisé dans la rhétorique courante des discussions en ligne. Il s’agit de l’effet Dunning-Kruger. Il n’y aurait rien à redire, si le sens de cet effet n’avait été déformé, générant un court-circuit quelque peu comique lorsqu’il est mal cité. Car l’effet Dunning-Kruger est souvent invoqué à tort à propos de personnes incompétentes dans leur domaine qui se comportent comme si
Š Charlotte Martin/www.c-est-a-dire.fr
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LIVRES
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p. 92 Sélection de livres p. 94 Le Mépris, un sentiment sans affect
SÉLECTION
A N A LY S E Hugues Delmas
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COGNITION Tu mourras moins bête (tome 5) Marion Montaigne Delcourt
PSYCHOLOGIE Mensonges ! Xavier Seron Odile Jacob 2019, 320 pages, 23,90 €
ous pensez qu’une personne qui ment détourne systématiquement les yeux ? Ou qu’elle se tortille sur sa chaise tant elle se sent nerveuse ? Erreur ! Les recherches indiquent que ces éléments ne permettent pas de repérer un menteur – et plus généralement qu’il n’existe aucune méthode infaillible en la matière. Mais nous avons toutes sortes d’idées fausses sur le sujet, et il n’est pas facile de les rectifier, tant elles sont propagées par la plupart des ouvrages grand public. Celui-là se cantonne aux informations réellement validées par les recherches, et c’est assez rare pour le souligner. À contre-pied de cette littérature pseudoscientifique, Xavier Seron, docteur en neuropsychologie, nous livre un ouvrage sérieux, solide et accessible à tous. Il adopte un point de vue très large, commençant par évoquer les tromperies réalisées par les animaux, avant d’évoquer celles des enfants, puis des adultes. Il balaie au passage les nombreux problèmes de société posés par le mensonge. Le plus présent sur la scène médiatique ces dernières années est celui des fake news et des manipulations de l’information à grande échelle constatées sur internet. Mais il en est bien d’autres. Xavier Seron, qui est également expert médico-légal, s’attarde notamment sur une forme particulière de mensonge : la simulation et l’exagération de troubles, par exemple pour obtenir des réparations après un accident du travail. Il décrit ainsi les méthodes d’analyse et les tests de validation des symptômes et des performances utilisés dans ce cadre. Sans céder à la simplification ni au stéréotype, l’auteur n’en oublie pas pour autant de répondre à de nombreuses questions communes sur le mensonge. Peut-on reconnaître les émotions éprouvées par un menteur ? Hommes et femmes sont-ils égaux en la matière ? Est-il possible d’isoler une signature cérébrale du mensonge ? En s’attardant sur ces points, cet ouvrage permet non seulement de distinguer le mythe de la réalité, mais de découvrir aussi la complexité des processus cognitifs à l’œuvre lorsqu’on ne dit pas la vérité. Hugues Delmas est docteur en psychologie, chercheur au laboratoire Cognition santé société (Urca) et fondateur du site www.la-communication-non-verbale.com.
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2019, 256 pages, 19,99 €
PSYCHIATRIE Antidépresseurs, anxiolytiques, somnifères… Éric Charles Jouvence
2019, 144 pages, 17 €
L
es médicaments psychotropes suscitent souvent la crainte, voire le rejet. Ils se révèlent pourtant des auxiliaires précieux pour lutter contre toute une série de pathologies mentales : dépression, trouble bipolaire, schizophrénie… Dans cet ouvrage, le psychiatre Éric Charles nous les présente et répond à un certain nombre d’idées reçues à leur sujet. Loin d’en faire l’apologie, il trouve le ton juste pour souligner leurs bénéfices sans minimiser leurs risques, ni l’intérêt des solutions alternatives. En réhabilitant ces médicaments trop souvent décriés, c’est tout le soin mental qu’il vise à déstigmatiser.
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ourquoi se trouvet-on rarement beau sur les photos ? Comment expliquer les « pannes » du désir féminin ? Les fourmis sont-elles vraiment travailleuses ? Dans ce nouvel opus de Tu mourras moins bête, célèbre série de bandes dessinées scientifiques, Marion Montaigne explore ces questions et bien d’autres. Un mélange détonant d’informations de fond, de gags un peu trash et d’expériences insolites – comme celle où les chercheurs testent si des souris en pleine copulation sont distraites par du fromage, ou cette autre où ils évaluent la culpabilité engendrée par la pratique de jeux vidéos violents via la quantité de produits hygiéniques achetés ensuite (une façon de mesurer le besoin de se « laver les mains » de ses méfaits virtuels)…
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COUP DE CŒUR Par Anna Degioanni
NEUROSCIENCES Le cerveau a-t-il un sexe ? Daphna Joel et Luba Vikhanski Albin Michel
2020, 192 pages, 19 €
PSYCHOLOGIE Sport et résilience Boris Cyrulnik et Philippe Bouhours (dir.) Odile Jacob 2019, 192 pages, 22,90 €
L
es liens entre sport et résilience sont à double sens : d’un côté, la résilience aide les sportifs de haut niveau à dépasser le stress et les blessures, et de l’autre, la pratique d’un sport consolide la solidité psychique. Sous la direction des psychiatres Boris Cyrulnik et Philippe Bouhours, un groupe d’experts explore ces liens. Il en ressort tout l’intérêt sociétal du sport : d’une part, pour aider chacun à prendre soin de sa santé mentale et, d’autre part, à travers des programmes pour lutter contre les traumatismes de guerre, surmonter le handicap, détourner les adolescents de la radicalisation…
E
ntre les années 1990 et 2014, plus de 5 000 études scientifiques ont traqué d’éventuelles différences entre les cerveaux masculin et féminin. De fait, le sujet fascine, autant qu’il suscite la polémique. Des années de recherches dans ce domaine ont convaincu la neuroscientifique Daphna Joel d’une chose : si en moyenne, de multiples régions cérébrales n’ont pas tout à fait les mêmes propriétés chez les hommes et chez les femmes, la variabilité entre les individus est telle qu’il est impossible de définir deux « profils types » ; au contraire, chaque cerveau est une mosaïque unique de traits masculins et féminins. Elle nous explique sa thèse dans cet ouvrage passionnant, livrant au passage un vibrant plaidoyer pour le respect des différences individuelles.
ÉVOLUTION L’Intelligence collective Joseph Henrich Les Arènes 2019, 640 pages, 24,90 €
M
algré son cerveau surdimensionné, l’homme n’est pas si intelligent que cela : il ne réussit en effet pas mieux que des chimpanzés à bon nombre de tests cognitifs (du moins avant que ses capacités ne soient artificiellement augmentées par une longue éducation). Pour ne rien arranger, il est plutôt lent et faible. Comment un primate aussi mal doté a-t-il pu s’imposer sur toute la planète ? C’est la question que pose ici l’anthropologue américain Joseph Henrich. Et pour lui, la réponse est claire : la clé réside dans la culture, qui serait même devenue « le premier moteur de l’évolution génétique de notre espèce » il y a deux millions d’années. Une thèse d’ailleurs explicite dans le titre anglais du livre : The secret of our success : How culture is driving human evolution, domesticating our species, and making us smart (« Le secret de notre succès : comment la culture contrôle l’évolution humaine, en domestiquant notre espèce et en nous rendant intelligents »). Les innovations apparues tout au long de notre histoire – les outils, le feu, les vêtements, les normes sociales, les langues… – seraient ainsi devenues si importantes pour notre survie que la capacité à se les approprier aurait fini par constituer le principal critère conditionnant la réussite d’un individu. L’évolution aurait alors favorisé les cerveaux les plus aptes à acquérir et à stocker de l’information culturelle, faisant notamment émerger une tendance spontanée à l’imitation et à la coopération. En somme, le succès de notre espèce ne serait pas dû à notre intelligence individuelle, mais à ce « cerveau collectif » forgé par la coévolution des gènes et de la culture. Il existe d’autres livres de bonne qualité qui traitent de l’évolution humaine. Mais celui-ci est différent : tout en restant de lecture simple et agréable, il parvient à relier les données issues de domaines très divers, comme la paléoanthropologie, la psychologie évolutive, la préhistoire et l’ethnologie. L’auteur y puise autant de preuves et d’exemples convaincants à l’appui de sa thèse, offrant une vision novatrice de l’émergence de notre humanité. Anna Degioanni est maîtresse de conférences en anthropologie biologique à Aix-Marseille université.
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LIVRES Neurosciences et littérature
SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.
Le Mépris
Un sentiment sans affect
C
Roman de l’écrivain italien Alberto Moravia, film culte de Jean-Luc Godard, Le Mépris rend compte de la réalité d’un sentiment unique : ni haine, ni amour, ni colère – rien du tout. Rien que la rupture définitive des sentiments pour autrui.
«
’est un film simple sur des choses compliquées », disait le cinéaste JeanLuc Godard du Mépris, son adaptation du roman d’Alberto Moravia, portant le même titre et traduit en français en 1955. Si le duo Michel Piccoli et Brigitte Bardot compte depuis parmi les plus légendaires de l’histoire du cinéma, l’intrigue, dans le livre comme à l’écran, est d’une étonnante banalité : une femme n’aime plus son mari. A priori, il n’y a là rien de bien compliqué, et encore moins matière à produire une œuvre culte… Et pourtant, Moravia et Godard ont su saisir la nature profonde et toute la richesse du mépris, un sentiment si complexe et évasif qu’il a largement échappé à l’attention des chercheurs spécialistes des émotions. Riccardo et Emilia (Paul et Camille dans le film) sont mariés depuis deux ans et forment un
EN BREF £ Le roman d’Alberto Moravia, qui a inspiré le film de Jean-Luc Godard, dépeint le mépris comme un sentiment mystérieux, silencieux et insaisissable. £ Selon les recherches en psychologie, le mépris diffère des autres émotions par un détachement affectif. £ Les émotions sont toujours des réactions à des événements : le mépris entraîne quant à lui un jugement définitif sur la personne.
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couple apparemment sans histoire. Lui se rêve en écrivain et dramaturge, mais en attendant de bâtir son œuvre se contente de rédiger des critiques de cinéma dans un journal et entame à contrecœur une carrière de scénariste pour Battista, un producteur peu scrupuleux. Son profil d’intellectuel introspectif et psychologisant contraste avec Emilia, une modeste dactylo, simple et attachée aux traditions, mais dont la beauté ne laisse personne indifférent. À commencer par Battista, dont on comprend rapidement le rapport trouble qu’il établit avec ce couple, exploitant la nécessité pour Riccardo d’accepter des contrats douteux afin de satisfaire aux aspirations bourgeoises de sa femme, et profitant de cette situation pour se rapprocher de celle-ci. Cette situation va conduire à un changement brutal d’attitude chez Emilia. Elle se montre de plus en plus froide et distante, trouve
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À retrouver dans ce numéro
p. 28
RÊVES D’AVEUGLES
Les personnes aveugles de naissance font des rêves où interviennent des images dans 21 % des cas, et des couleurs dans 18 % des cas. p. 68
SYNDROME DE PICA
Cette maladie psychiatrique rare conduit à avaler toutes sortes d’objets dangereux, comme des punaises, des piles ou de la terre. p. 16
p. 80
RÉPÉTITIONS STÉRILES
Vouloir trop répéter une information peut paradoxalement conduire à fragiliser son souvenir. Les spécialistes conseillent plutôt une mémorisation unique, et une période de repos durant laquelle on veille à ne pas brouiller la trace par d’autres informations parasites.
SEXUALITÉ ÉTENDUE
« Les femmes sont pratiquement les seules, parmi les femelles des différentes espèces animales, à avoir des relations sexuelles sur toute l’étendue de leur cycle. » Jordane Boudesseul, université de Lima.
p. 14
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de précision pour un test oculaire de dépistage de l’autisme. p. 86
p. 74
BON STRESS
Le stress est en partie question d’appréciation : quand on est convaincu qu’il insuffle de l’énergie au lieu de nuire à la santé, on peut réduire jusqu’à 30 % son impact, notamment sur le plan de la mortalité liée aux problèmes cardiaques.
DUNNING-KRUGER
L’effet Dunning-Kruger désigne un biais cognitif qui affecte les personnes incompétentes dans leur domaine : elles ont systématiquement tendance à se surestimer, et persistent dans leur erreur en dépit des avis extérieurs.
p. 54
10 000 DÉCÈS
par an en Europe à cause du bruit : le bruit active le centre de l’angoisse – l’amygdale – qui provoque la libération d’une hormone du stress et affaiblit le système immunitaire…
Imprimé en France – Roto Aisne (02) – Dépôt légal mars 2020 – N° d’édition : M0760119-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 242844 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot