POUR LA SCIENCE • MARS 2025

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Géophysique

DES VOLCANS

ACTIFS SOUS LA BANQUISE

DES BONOBOS PAS SI PACIFIQUES ?

Histoire des sciences

GALILÉE A-T-IL JOUÉ DE MALCHANCE ?

Cosmologie À L’AUBE DE L’ASTRONOMIE DES ÂGES SOMBRES

LES FONCTIONS CACHÉES ARN DE L’

Communication entre cellules

Accélération de l’évolution

Régulation génétique

MENSUEL POUR LA SCIENCE

Rédacteur en chef : François Lassagne

Rédacteurs en chef adjoints : Loïc Mangin, Marie-Neige Cordonnier

Rédacteurs : François Savatier, Sean Bailly

HORS-SÉRIE POUR LA SCIENCE

Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin

Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe

Directeur marketing et développement : Frédéric-Alexandre Talec

Chef de produit marketing : Ferdinand Moncaut

Directrice artistique : Céline Lapert

Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy, Ingrid Lhande

Réviseuses : Anne-Rozenn Jouble, Maud Bruguière et Isabelle Bouchery

Assistant administratif : Thomas Petrose

Directrice des ressources humaines : Olivia Le Prévost

Fabrication : Marianne Sigogne et Stéphanie Ho

Directeur de la publication et gérant : Nicolas Bréon

Ont également participé à ce numéro : Carole Duchêne, Évrard-Ouicem Eljahouari, Frauke Klingel, Clémentine Laurens, Clara Maurel, Clotilde Théry

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Tél : 01 40 94 22 23

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ISSN 0 153-4092

Commission paritaire n° 0927K82079 Dépôt légal : 5636 – Mars 2025 N° d’édition : M0770569-01

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170 bis boulevard du Montparnasse – 75 014 Paris Tél. 01 55 42 84 00

SCIENTIFIC AMERICAN

Interim Editor in chief : Jeanna Bryner

President : Kimberly Lau 2025. Scientific American, une division de Springer Nature America, Inc. Soumis aux lois et traités nationaux et internationaux sur la propriété intellectuelle. Tous droits réservés. Utilisé sous licence. Aucune partie de ce numéro ne peut être reproduite par un procédé mécanique, photographique ou électronique, ou sous la forme d’un enregistrement audio, ni stockée dans un système d’extraction, transmise ou copiée d’une autre manière pour un usage public ou privé sans l’autorisation écrite de l’éditeur. La marque et le nom commercial «Scientific American» sont la propriété de Scientific American, Inc. Licence accordée à «Pour la Science SARL». © Pour la Science SARL, 170 bis bd du Montparnasse, 75014 Paris. En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris).

Origine du papier : Autriche Taux de fibres recyclées : 30 %

« Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » : Ptot 0,007 kg/tonne

Imprimé en France

Maury Imprimeur SA Malesherbes N° d’imprimeur : 282 881

DITO

NOUVEAUX MONDES

À

l’origine de certains des vaccins les plus efficaces contre le Covid-19, l’ARN est venu porter secours en 2020 à un monde bouleversé par une pandémie dont les échos se propagent encore aujourd’hui Son succès, en tant que nouvel outil de vaccination, a été salué par le prix Nobel de physiologie ou médecine 2023.

Cette molécule cousine de l’ADN ouvre aujourd’hui des perspectives plus larges encore Il faudrait en fait non pas parler de l’ARN, mais des ARN On sait depuis 2012 et les résultats du projet Encode qu’au moins 75 % de notre génome est transcrit en ARN aux multiples tailles et structures, en grande partie impliqués dans la régulation de l’expression des gènes En 2024, le prix Nobel a récompensé des travaux portant sur une classe de ces ARN « non codants » (ils ne sont pas traduits en protéines), les microARN. D’autres sont impliqués dans des pathologies, ouvrant de nouvelles pistes thérapeutiques. D’autres encore jouent le rôle de messagers entre cellules, y compris quand celles-ci appartiennent à des espèces éloignées. Ils sont par ailleurs susceptibles de faciliter l’évolution du vivant, comme le suggère Jérôme Cavaillé, du Centre de biologie intégrative de l’université de Toulouse : « La production continue d’ARN non codant constituerait une source d’innovations génétiques en servant de substrat au couple mutation-sélection. »

L’exploration de ce nouveau monde des ARN ne fait que commencer C’est le cas aussi de celle des âges sombres de l’Univers. Pendant quelques dizaines de millions d’années après le Big Bang, nulle lumière ne traversa le cosmos. Il devient possible, cependant, d’accéder à ces âges sombres, grâce à des radiotélescopes désormais capables d’isoler un signal ténu (une transition énergétique de l’hydrogène) qui en porte la trace

Alors que le monde dans lequel nous vivons semble lui aussi entrer dans un âge sombre, entre replis nationaux ou communautaires et déni des crises sociales et environnementales, réjouissons-nous que la science nous offre la possibilité d’exercer notre curiosité à la rencontre de nouveaux mondes autrement enthousiasmants ! n

s

OMMAIRE

ACTUALITÉS GRANDS FORMATS

P. 6

ÉCHOS DES LABOS

• Nouveau scénario pour l’origine de l’eau sur Terre

• Repenser l’obésité

• Mémoriser de nouveaux souvenirs sans effacer les anciens

• Quand la marée humaine oscille

• Ça percole dans les mots croisés

• Le combo qui fait baisser la biodiversité végétale

P. 16

LES LIVRES DU MOIS

P. 18

DISPUTES

ENVIRONNEMENTALES

Art et science : une alliance durable Catherine Aubertin

P. 20

LES SCIENCES À LA LOUPE

CNRS Key Labs : les clés du « rang mondial » ?

Yves Gingras

P. 38

GÉOPHYSIQUE

DU FEU SOUS

LA GLACE

Gert Lange

La présence de volcans actifs et de fumeurs noirs près du pôle Nord passait pour impossible, mais des expéditions océanographiques germano-américaines l’ont mise en évidence, ce qui change notre compréhension des processus à l’œuvre à l’intérieur de notre planète

P. 46

ÉTHOLOGIE

DES BONOBOS

PAS SI PACIFIQUES ?

P. 52

COSMOLOGIE

À L’AUBE DE L’ASTRONOMIE DES ÂGES SOMBRES

Anastasia Fialkov et Avi Loeb

Les premières époques de l’Univers, qui n’ont émis aucune lumière, tout comme les premières étoiles, sont hors de portée des observatoires conventionnels, mais une nouvelle génération de réseaux de radiotélescopes pourrait les révéler

P. 60

PALÉOANTHROPOLOGIE

« AVEC SAPIENS, QUELQUE CHOSE

LETTRE D’INFORMATION

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En couverture :

© Pour la Science

Les portraits des contributeurs sont de Seb Jarnot

Ce numéro comporte un courrier de réabonnement posé sur le magazine sur une sélection d’abonnés.

Maud Mouginot

Loin des images d’Épinal, les femelles bonobos forment des coalitions pour attaquer les mâles trop agressifs. Une observation qui nuance un portrait trop souvent idéalisé.

A CHANGÉ DANS LA LIGNÉE HUMAINE : CES GENS-LÀ ALLAIENT OÙ ILS VOULAIENT ! »

Entretien avec Jean-Jacques Hublin

De très récentes découvertes archéologiques et génétiques montrent que l’arrivée de nos ancêtres sapiens en Europe s’est produite en plusieurs étapes.

P. 66

HISTOIRE DES SCIENCES

CONDAMNATION DE GALILÉE : UN MALHEUREUX CONCOURS DE CIRCONSTANCES ?

Yves Gingras et William R . Shea

Sans une succession d’événements imprévus, l’astronome italien n’aurait pas été condamné pour hérésie.

BIOLOGIE

LES FONCTIONS CACHÉES DE L’ARN

RENDEZ-VOUS

P. 72

LOGIQUE & CALCUL

COMBINATOIRE POUR LES RECTANGLES

Jean-Paul Delahaye

Des questions en apparence simples sur les différentes manières de découper des rectangles conduisent à dérouler d’intéressants raisonnements combinatoires

P. 78

ART & SCIENCE Ô temps ! Suspends ton vol…

Loïc Mangin

P. 80

P. 22

LE NOUVEAU MONDE DES ARN

Philip Ball

Depuis une quinzaine d’années, on découvre que notre génome produit des milliers de molécules d’ARN actives, qui bouleversent la compréhension du fonctionnement du corps humain.

P. 32

DES ARN MESSAGERS… ENTRE CELLULES

Annie Melchor

Longtemps connu comme un messager au sein des cellules, l’ARN s’avère être aussi un moyen de communication universel entre elles, que s’échangent des organismes parfois très éloignés dans l’arbre du vivant

IDÉES DE PHYSIQUE

Un bon tuyau pour le facteur

Jean-Michel Courty et Édouard Kierlik

P. 84

CHRONIQUES DE L’ÉVOLUTION

Bain de jouvence pour les premiers animaux

Hervé Le Guyader

P. 88

SCIENCE & GASTRONOMIE

Foisonnantes crèmes au beurre

Hervé This

P. 90 À PICORER

Le nouveau monde des ARN

Depuis une quinzaine d’années, on découvre que notre génome produit des milliers de molécules d’ARN actives, qui bouleversent la compréhension du fonctionnement du corps humain.

BALL

© James Yang

L’ESSENTIEL

> Dans les années 2000, on pensait que seule une infime partie du génome humain – les gènes codant des protéines –était utile à l’organisme, le reste étant de l’« ADN poubelle ».

> Mais en 2012, le projet Encode a révélé qu’au moins les trois quarts du génome sont transcrits en ARN, dont seule une très faible proportion est traduite en protéines.

> Les fonctions de ces ARN non codants commencent à se dessiner : elles sont variées et contribuent souvent à la régulation de l’expression des gènes.

> Certains ARN non codants sont aussi impliqués dans des pathologies, ce qui ouvre des pistes thérapeutiques.

L’AUTEUR

PHILIP BALL docteur en physique, auteur et journaliste scientifique basé à Londres, contribuant à des revues comme Nature, New Scientist, Prospect, Nautilus et The Atlantic

Ce texte est une adaptation de l’article The new code of life, paru dans Scientific American en juin 2024.

Thomas Gingeras n’avait pas l’intention de bouleverser la compréhension fondamentale du fonctionnement du corps humain En 2012, le généticien, qui travaille aujourd’hui au Cold Spring Harbor Laboratory, dans l’État de New York, faisait partie des quelques centaines de collègues qui tentaient de dresser un inventaire des fonctions de l’ADN humain. Leur projet s’appelait Encode, pour Encyclopedia of DNA Elements ( « Encyclopédie des éléments de l’ADN »). Une dizaine d’années plus tôt, un autre vaste programme avait conduit à l’identification de la quasi-totalité des quelque trois milliards de constituants de l’ADN qui forment le génome humain Thomas Gingeras et les autres scientifiques d’Encode essayaient d’en comprendre la fonction

À l’époque , la plupart des biologistes pensaient que la majeure partie de cet ADN ne faisait pas grand-chose Les premiers cartographes du génome estimaient qu’environ 1  à  2 % de notre ADN codait des protéines –  ces ouvrières du corps humain qui transportent l’oxygène vers les différents organes, construisent des muscles cardiaques aux cellules cérébrales et effectuent à peu près tout ce dont les gens ont besoin pour rester en vie On pensait que la fabrication des protéines était la tâche principale du génome . Pour ce faire, les gènes au sens classique du terme – les portions qui portent les séquences codantes  – inscrivent des instructions dans des molécules intermédiaires appelées « ARN messagers » ( ARNm ), qui rejoignent ensuite la machinerie de fabrication des protéines dans la cellule Et le reste de l’ADN du génome ? On supposait que les régions codant

les protéines étaient « entourées d’océans de séquences biologiquement non fonctionnelles », explique Thomas Gingeras De l’ADN « poubelle », en somme.

75

% DU GÉNOME

TRANSCRIT

EN ARN

Ce fut donc un choc lorsque , dans plusieurs articles parus en 2012, l’équipe d’Encode annonça qu’au moins 75 % du génome est transcrit en ARN à un moment ou à un autre Les travaux du consortium, qui s’appuyaient sur des techniques permettant de cartographier l’activité des ARN le long des portions du génome , avaient commencé en  2003 et avaient donné des résultats préliminaires dès 2007. Mais l’ampleur de la transcription n’était devenue claire que cinq ans plus tard Si seulement 1 à 2 % de cet ARN codait des protéines, à quoi servait le reste ? Les scientifiques savaient qu’une partie effectuait des tâches cruciales comme l’activation ou la désactivation de gènes ; il restait encore beaucoup d’autres fonctions à identifier Pourtant, personne n’avait imaginé que les trois quarts de notre ADN se transformaient en ARN, et encore moins qu’une si grande partie de cet ARN aurait une quelconque utilité

Certains biologistes accueillirent cette annonce avec un scepticisme proche de l’indignation. On accusa l’équipe d’Encode d’exagérer ses résultats ; certains critiques affirmèrent que la plupart de l’ARN transcrit était accidentel parce que l’enzyme qui produit l’ARN en se déplaçant le long du génome ne fait pas de distinction entre les bouts d’ADN qu’elle lit

Aujourd’hui, il semble qu’Encode avait raison sur le fond En examinant l’activité le long du génome humain, des dizaines d’autres équipes

ont découvert de même qu’une grande partie de notre ADN produit de l’ARN « non codant ». Cet ARN ne code pas de protéines, comme le fait l’ARNm, mais effectue d’autres tâches en s’associant à des molécules En 2020, le projet avait identifié environ 37 600  gènes non codants, c’est-à-dire des fragments d’ADN contenant des instructions pour produire des molécules d’ARN qui ne codent pas de protéines C’est presque deux fois plus que les gènes codant des protéines Leur compte varie considérablement d’une équipe à l’autre, allant de 18 000 à près de 96 000. Il y a encore des sceptiques, mais aussi des biologistes enthousiastes comme Jeanne Lawrence et Lisa Hall, de la faculté de médecine Chan de l’université du Massachusetts, aux États - Unis Dans un commentaire publié en 2024, le duo a décrit ces découvertes comme une « révolution de l’ARN ».

Ce qui rend ces découvertes révolutionnaires, c’est l’ampleur de ce qu’effectue cet ARN non codant En effet, une grande partie semble impliquée dans la régulation fine de l’expression des gènes On est loin du scénario qui prévalait en biologie depuis la découverte de la double hélice d’ADN il y a environ soixante-dix ans, centré sur un ADN qui menait aux protéines « Il semble que nous ayons fondamentalement mal compris la nature de la programmation génétique », écrivaient en 2014 les biologistes moléculaires Kevin Morris et John Mattick, alors tous deux à l’université de Nouvelle-Galles du Sud, en Australie. Il s’avère aussi que des ARN non codants jouent un rôle dans des pathologies, comme certains cancers, ce qui ouvre tout un champ de nouvelles pistes thérapeutiques

UN ARN QUI INACTIVE

LE CHROMOSOME X

On connaissait quelques ARN non codants depuis plusieurs décennies , mais ils semblaient jouer un rôle dans la fabrication des protéines. Par exemple, quelques années seulement après que Francis Crick, James Watson et plusieurs collègues avaient déduit la structure de l’ADN, des chercheurs avaient découvert que certains ARN, appelés « ARN de transfert », agrippaient des acides aminés, qui se retrouvaient finalement assemblés en protéines Dans les années 1990, cependant, des scientifiques se sont aperçus que l’ARN non codant avait parfois des fonctions sans lien avec la construction des protéines. Ces nouveaux rôles sont apparus grâce aux e ff orts déployés pour comprendre le processus d’inactivation du chromosome X , au cours duquel l’un des deux chromosomes X portés par les femelles mammifères est réduit au silence : les quelque 1 000 gènes qu’il contient (chez l’humain) sont désactivés Ce processus semblait être contrôlé par un gène nommé

Xist, mais les tentatives pour trouver la protéine correspondante avaient toujours échoué. Il s’avéra que le gène ne fonctionnait pas par l’intermédiaire d’une protéine, mais en produisant une longue molécule d’ARN non codant – ce que l’on appelle aujourd’hui un ARN long non codant (ARNlnc). Ces ARN comptent en général plus de 200  nucléotides – les constituants de l’ADN et de l’ARN En utilisant une technique de microscopie nommée « hybridation in situ par fluorescence », Jeanne Lawrence et ses collègues ont montré que l’ARN que code Xist s’enroule autour d’un chromosome X (sélectionné au hasard dans chaque cellule), ce qui induit des changements persistants, lesquels réduisent les gènes au silence « Il s’agissait de la première preuve qu’un ARNlnc avait un effet, déclare Jeanne Lawrence, et c’était tout à fait surprenant. »

Après

la publication des résultats d’« Encode »

en 2012, il est devenu impossible d’ignorer les ARN non codants

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Le cas de Xist n’est pas une exception Au début des années 2000, il est apparu que la transcription de séquences d’ADN non codantes était très répandue . Par exemple , en 2002, une équipe de la société de biotechnologie Affymetrix, à Santa Clara, en Californie, dirigée par Thomas Gingeras, qui y travaillait à l’époque, a rapporté que la transcription des chromosomes humains 21 et 22 concernait bien plus de régions que celles qui y codent des protéines

Ce n’est toutefois qu’après la publication des résultats d’Encode en 2012 qu’il est devenu impossible d’ignorer les ARN non codants. Pour Peter Stadler, expert en bio-informatique à l’université de Leipzig, en Allemagne, le mauvais accueil de ces résultats s’explique en partie par le fait qu’ils sont apparus comme une complication non désirée et inutile « La communauté pensait que nous savions déjà comment fonctionne la cellule , et la découverte des [ ARN non codants ] était donc plutôt une

gêne », commente-t-il De plus, elle montrait que les organismes plus simples n’étaient pas toujours un guide fiable pour la biologie humaine : les bactéries, dont les études avaient longtemps influencé les réflexions sur la régulation des gènes, présentent beaucoup moins d’ARN non codants

Aujourd’hui, cependant, il est impossible de faire marche arrière : plusieurs milliers d’ARNlnc humains ont été décrits , et leur nombre réel dépasse probablement 500 000, d’après John Mattick. Pourtant, on n’a mis en évidence une fonction spécifique que pour quelques-uns, et on ignore même combien en ont « Personnellement, je ne pense pas que tous ces ARN aient un rôle individuel », déclare Jeanne Lawrence Certains , en revanche , agissent peut- être en groupe pour réguler d’autres molécules.

La façon dont les ARNlnc accomplissent cette régulation reste débattue. Selon une hypothèse, ils aideraient à former des « condensats » : des gouttes fluides denses contenant un ensemble de molécules régulatrices Ces condensats retiendraient tous les acteurs concernés au même endroit assez longtemps pour qu’ils puissent agir collectivement. Selon une autre idée, les ARNlnc affecteraient la structure de la chromatine – la longue fibre d’ADN combiné à des protéines qui forme les chromosomes dans le noyau cellulaire. La structure locale de la chromatine détermine quels gènes sont accessibles et susceptibles d’être transcrits ; si certaines parties de la chromatine sont trop serrées, la machinerie enzymatique de la transcription ne peut pas les atteindre « Il apparaît que certains ARNlnc sont impliqués dans des complexes qui modifient la chromatine » , explique Marcel Dinger, chercheur en génomique à l’université de Sydney, en Australie

Jeanne Lawrence et Lisa Hall suspectent que des ARN non codants servent d’échafaudages pour l’organisation d’autres molécules, par exemple en maintenant dans des assemblages fonctionnels certaines des centaines de protéines qui se lient à l’ARN. L’ARN non codant NEAT1, qui participe à la formation de petits compartiments dans le noyau nommés « paraspeckles », s’est révélé capable de se fixer à pas moins de soixante protéines. De tels échafaudages à base d’ARN interviendraient aussi dans l’organisation de la chromatine elle-même en structures particulières qui influeraient sur la régulation des gènes. Une hypothèse que Sara Zocher, du Centre allemand pour les maladies neurodégénératives, à Dresde, et ses collègues viennent d’étayer en étudiant des ARNlnc que produisent des cellules dans le cerveau de souris en développement : l’équipe a montré que ces ARNlnc persistent pendant au moins deux ans et seraient nécessaires pour maintenir certaines portions de la chromatine dans un état

Des échafaudages à base d’ARN interviendraient dans l’organisation de la chromatine en structures qui influeraient sur la régulation des gènes

compact et inactif Ils sont par ailleurs riches en séquences répétées – une caractéristique que l’on a longtemps considérée comme un signe distinctif de l’ADN poubelle…

DES ARN ULTRACOURTS DANS UN VER

Les ARNlnc ne sont qu’une branche de la famille des ARN non codants, et les biologistes ne cessent d’en découvrir d’autres qui semblent avoir des fonctions variées et des façons différentes d’influencer ce qui se passe dans une cellule, et donc dans l’ensemble du corps humain. Certains sont étonnamment courts Leur histoire a commencé dans les années 1980, lorsque Victor Ambros, alors chercheur en postdoctorat dans le laboratoire de Robert Horvitz, à l’institut de technologie du Massachusetts, étudiait un gène, lin-4, chez le ver Caenorhabditis elegans. Des mutations de ce gène provoquaient des défauts de développement dans lesquels « les cellules répétaient des programmes de développement entiers qu’elles auraient dû dépasser », raconte Victor Ambros, aujourd’hui à la faculté de médecine de l’université du Massachusetts Le gène lin-4 semblait être une sorte de « régulateur principal » qui contrôlait la chronologie des différentes étapes du développement. « Nous pensions qu’il codait une protéine », se rappelle Victor Ambros. Pour déterminer son rôle, ses collègues et lui ont cloné le gène de C.  elegans et examiné son produit. Ils ont découvert que ce n’était peut-être pas une protéine qui accomplissait les effets du gène, mais l’ARN qu’il codait, et lui seul Cette molécule semblait ridiculement courte : seulement 22  nucléotides de long, un bien petit bout de molécule pour de tels effets

Ce fut le premier microARN décrit Au début, « nous avons pensé qu’il s’agissait d’une caractéristique particulière de C.  elegans », se remémore Victor Ambros Mais en 2000, Gary Ruvkun, lui aussi en postdoctorat dans le laboratoire de Robert Horvitz, et ses collègues ont découvert des variants de let-7, un autre gène de C elegans codant un microARN, dans de nombreux organismes, y compris des vertébrés , des mollusques et des insectes Cela implique qu’il s’agit d’un gène très ancien qui « a dû exister pendant 600 à 700 millions d’années » avant que ces diverses lignées ne suivent des voies différentes, explique Victor Ambros. Et si les microARN sont si anciens, « il doit y en avoir d’autres »

De fait, c’est le cas. Aujourd’hui, on a identifié quelque 2 000 microARN dans le génome humain, avec généralement un rôle régulateur. L’un de leurs principaux modes d’action consiste à interférer avec la traduction en protéine de l’ARNm d’un gène En général, un microARN est issu d’une molécule plus longue,

LA RÉVOLUTION DE L’ARN

Depuis la découverte de la structure en double hélice de l’ADN humain, il y a plus de soixante-dix ans, sa mission première semblait claire : la molécule contient le code des protéines, les ouvrières du corps. Ce code est transcrit en ARN messager, qui transmet les instructions à la machinerie cellulaire de fabrication des protéines. Mais, ces dernières années, les biologistes ont découvert que l’ADN produit aussi beaucoup d’« ARN non codant » (ARNnc), qui ne fournit pas de protéines. Certains ARNnc activent ou désactivent des gènes. D’autres fonctions font encore l’objet de vifs débats.

VISION CLASSIQUE

Pendant des décennies, on a considéré les gènes comme des fragments d’ADN qui déclenchaient un processus de fabrication des protéines.

ADN

Gène

Ces gènes dits « codants » produisent de l’ARN messager (ARNm) par un processus appelé « transcription ».

ARNm

L’ARNm atteint ensuite les ribosomes – les usines cellulaires de fabrication des protéines – et construit des protéines à partir d’acides aminés par le biais d’un mécanisme appelé « traduction ». Ce processus est unidirectionnel : de l’ADN aux protéines en passant par l’ARN.

Chaîne d’acides aminés

ARNm

Ribosome

VISION ÉMERGENTE

Ces dernières années, des chercheurs ont découvert que de nombreuses parties du génome expriment de l’ARN qui n’est pas traduit en protéines. Ces « ARN non codants » (ARNnc) proviennent de séquences situées entre les gènes qui codent des protéines, avec parfois des recouvrements.

ADN

Vision classique du gène codant (jaune)

Portion de brin d’ADN qui code un ARNnc (bleu)

L’ARN long non codant (ARNlnc) est une de ces molécules. Certaines parties du génome qui codent l’ARNm le long d’un des deux brins de l’ADN (« sens ») codent l’ARNlnc sur le brin complémentaire (« antisens »).

ARNlnc

Brin antisens

Brin sens

Dans l’exemple ci-dessous, le génome a fourni un modèle pour un ARNlnc régulateur. Celui-ci ne conduit pas à la formation de protéines, mais revient vers le génome et interagit avec un gène codant une protéine en limitant son activité, voire en la bloquant. De cette manière, il contrôle la quantité de protéines produites.

ARNlnc

Transcription bloquée

Fragment d’ARNm

Tous les ARNnc ne sont pas régulateurs. Certains sont des molécules « de maintenance » ; l’un d’eux, par exemple, forme un échafaudage où de multiples protéines sont assemblées en une unité plus grande. Mais nombre d’entre eux cumulent plusieurs fonctions. Par exemple, l’ARN de transfert, qui fait partie de la machinerie de synthèse des protéines, est souvent considéré comme une molécule de maintenance, alors qu’il a aussi des fonctions régulatrices.

Protéine

typiquement d’environ 70 nucléotides, appelée « pré-microARN ». Une enzyme, Dicer, découpe cette molécule en deux fragments, dont l’un s’associe de manière stable à une protéine de la famille Argonaute, elle-même faisant partie d’un complexe protéique, RISC (pour RNAinduced silencing complex, « complexe d’inhibition induite par l’ARN »). Devenu mature, le microARN guide RISC vers un ARNm, ce qui bloque la traduction de ce dernier ou entraîne sa dégradation – le résultat est le même Cette action régulatrice des microARN guide des processus allant de la détermination de la spécialisation des cellules au déclenchement de leur mort ou à l’orchestration de leur cycle de vie [Victor Ambros et Gary Ruvkun ont reçu le prix Nobel de physiologie et médecine en 2024 pour la découverte des microARN, ndlr].

En 1998, les biologistes moléculaires américains Andrew Fire et Craig Mello ont mené avec leurs collègues des études chez C. elegans qui ont aidé à comprendre comment ces petits ARN en régulent d’autres – études aussi récompensées du prix Nobel en 2006. Ils ont découvert que des brins d’ARN légèrement différents, nommés plus tard « petits ARN interférents », guident le complexe RISC. Le processus se termine par la coupure en deux de l’ARNm, ce que l’on appelle l’« interférence à ARN ».

Les microARN posent toutefois un problème. La séquence d’un microARN est capable de s’associer à de très nombreux ARNm Comment, alors, se fait la sélection des gènes qu’il réduit au silence ? Une possibilité est que les microARN agissent à plusieurs, en unissant leurs forces pour réguler un gène donné Ce seraient alors les différentes combinaisons qui feraient correspondre des gènes spécifiques aux microARN qui les inactivent

Pourquoi la régulation des gènes par les microARN fonctionnerait-elle de façon aussi complexe ? Victor Ambros suppose que cela permet une « fluidité évolutionnaire » : les multiples combinaisons possibles de microARN et le nombre de cibles potentielles pour chacun d’eux offrent une grande flexibilité pour réguler les gènes et pour produire les caractéristiques associées. Cela fournit à un organisme de nombreuses voies d’évolution, ce qui facilite son adaptation à des circonstances changeantes. Une autre classe de petits ARN régule l’expression des gènes en interférant directement avec la transcription dans le noyau cellulaire, ce qui déclenche la dégradation de l’ARNm. Ces ARN sont nommés ARNpi, car ils agissent en s’associant à des protéines d’une sousfamille d’Argonaute, Piwi Les ARNpi opèrent dans les cellules germinales (les gamètes), où ils combattent les « transposons » ou « gènes sauteurs » : des séquences d’ADN capables d’insérer des copies d’elles-mêmes dans tout le génome et de perturber le fonctionnement

de la cellule Les ARNpi sont donc « une partie du système immunitaire du génome », explique Julius Brennecke, de l’institut de biotechnologie moléculaire de l’Académie autrichienne des sciences Si on les désactive, « le génome des gamètes est instable et l’organisme est stérile », ajoute-t-il

D’autres types d’ARN non codants – les « petits ARN nucléolaires » – agissent dans les nucléoles, des compartiments du noyau cellulaire, où ils facilitent la maturation de divers ARN, dont l’ARN ribosomique – un ARN qui, associé à d’autres molécules, forme les ribosomes, les usines de fabrication des protéines On a aussi détecté des ARN circulaires : des molécules d’ARNm (en particulier dans les neurones) qui, à la suite de modifications, se retrouvent refermées sur elles-mêmes avant de quitter le noyau vers le cytoplasme. On

La flexibilité qu’offrent les microARN fournit aux organismes de nombreuses voies

d’évolution

ignore si beaucoup d’ARN circulaires sont importants – certains ne sont peut-être que du « bruit » transcriptionnel – mais les preuves sont là : plusieurs d’entre eux ont bien des fonctions régulatrices. Il existe aussi des ARN qui contribuent au transport d’autres molécules en formant des nanoparticules (des « voûtes ») avec des protéines, des « petits ARN spécifiques des corps de Cajal », qui modifient d’autres ARN non codants impliqués dans la maturation de certains ARN, et bien d’autres encore Face à une telle prolifération de variétés d’ARN non codants, on comprend pourquoi John Mattick soutient que l’ARN – et non l’ADN – est « le moteur informatique de la cellule »

PREMIERS PAS EN MÉDECINE

Puisque les ARN non codants influent sur la façon dont une cellule traite l’information génétique, il se pourrait qu’ils soient exploitables en médecine Les maladies sont souvent dues à des cellules qui déraillent, parce que les

ARN CODANT ET ARN NON CODANT SONT-ILS SI DIFFÉRENTS ?

Au regard de l’évolution, la frontière entre les ARN qui conduisent à la fabrication de protéines et ceux qui en sont incapables paraît mouvante.

La description classique d’un gène, telle qu’elle est enseignée au lycée, le définit comme une portion d’ADN capable de produire un ARN messager. Ce dernier est une copie transitoire de l’ADN qui porte l’information génétique nécessaire à la synthèse d’une protéine. De manière imagée, chaque gène est ainsi associé à la production d’une protéine, constituant essentiel de la cellule qui assure son bon fonctionnement. Mais au cours des dix à vingt dernières années, on a découvert une diversité insoupçonnée de molécules d’ARN incapables de coder des protéines. Ces ARN atypiques, appelés « ARN non codants », ont profondément transformé notre compréhension des processus moléculaires qui régissent le vivant et, par conséquent, redéfini la notion même de gène. Il est en effet désormais admis que la complexité du répertoire des ARN non codants est au moins équivalente, voire probablement supérieure, à celle des ARN messagers, avec des estimations allant de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de milliers d’ARN non codants distincts. Et il apparaît même qu’à l’échelle de l’évolution, ces deux répertoires communiquent.

Le paradigme actuel stipule que les ARN non codants régulent l’activité des « gènes classiques ». Ce concept est bien illustré par les microARN, dont le rôle dans la régulation de la mise en silence des ARN messagers a récemment été récompensé du prix Nobel 2024 de physiologie ou médecine. Un autre exemple emblématique est l’ARN non codant Xist. Ce long ARN non codant est capable d’inactiver des centaines de gènes portés sur l’un des deux chromosomes X chez les femelles de mammifères. Cependant, bien que des avancées récentes démontrent l’intervention des ARN non codants dans de multiples processus cellulaires, notamment en réponse à des changements environnementaux, voire dans des situations physiopathologiques, il faut reconnaître que la fonction des dizaines de milliers d’ARN non codants décrits à ce jour demeure sujette à débat. En effet, leurs séquences apparaissent généralement peu conservées à travers l’évolution, leur abondance est relativement faible et, surtout, leurs modes d’action moléculaires restent très peu documentés. Dès lors, la question se pose de savoir si tous les ARN non codants possèdent une véritable pertinence physiologique et sont donc soumis à une pression de sélection, ou si une partie d’entre eux seraient simplement du « bruit biologique » résultant d’erreurs dans la synthèse des ARN, erreurs

Contrairement aux ARN messagers, qui sont transportés dans le cytoplasme pour la production de protéines, l’ARN non codant Xist (en vert) reste confiné dans le noyau (en gris) des cellules femelles de mammifères (ici une souris) et s’associe de manière stable à l’un des deux chromosomes X pour déclencher l’inactivation de centaines de gènes.

qui sont désormais détectables grâce à des techniques de plus en plus sensibles. Certains auteurs avancent même une idée contre-intuitive : et si c’était l’acte de produire certains ARN non codants (la transcription), plutôt que les ARN non codants eux-mêmes, qui jouait un rôle clé dans l’organisation tridimensionnelle des chromosomes ?

Pour compliquer encore les choses, la distinction entre ARN non codant et ARN messager n’est pas absolue et dépendrait, dans une certaine mesure, des tissus ou des stades développementaux dans lesquels ces ARN sont présents. En effet, des études indiquent que certains ARN non codants possèdent une information génétique, certes réduite, mais suffisante pour promouvoir la synthèse de petites protéines (on parle de « peptides »). Il arrive aussi que la frontière entre ARN messager et ARN non codant soit fluctuante sur des temps longs. Dans le cas de l’ARN non codant Xist, son gène codait une protéine chez l’ancêtre commun des mammifères et des reptiles. Au cours de l’évolution de la lignée ayant conduit aux mammifères placentaires, l’accumulation de mutations délétères a entraîné la perte de la capacité codante de l’ARN messager et, par des mécanismes encore mal compris, l’ARN non codant ainsi

formé a acquis de nouvelles fonctions régulatrices que la sélection naturelle a conservées. Ainsi, ce qui était codant hier est devenu non codant aujourd’hui…

Mais l’inverse est aussi envisageable. Dans le cadre de l’hypothèse d’un « bruit biologique », la production continue d’ARN non codant sans fonction apparente constituerait une source d’innovations génétiques en servant de substrat au couple mutation-sélection. En effet, l’accumulation progressive de mutations aléatoires pourrait engendrer une séquence capable de produire une protéine. Si cette dernière procure ne serait-ce qu’un léger avantage sélectif, la sélection naturelle favorisera alors la préservation de cet ARN messager nouvellement apparu. Ainsi, ce qui est non codant aujourd’hui pourrait devenir codant demain… Les ARN sont donc loin d’avoir révélé tous leurs secrets.

JÉRÔME CAVAILLÉ directeur de recherches au CNRS, Centre de biologie intégrative, université de Toulouse III

Du feu sous la glace

La présence de volcans actifs et de fumeurs noirs près du pôle Nord passait pour impossible, mais des expéditions océanographiques germano-américaines l’ont mise en évidence, ce qui change notre compréhension des processus à l’œuvre à l’intérieur de notre planète.

L’ESSENTIEL

> Selon la vision dominante, on ne devrait trouver ni volcans actifs ni sources hydrothermales sur les dorsales océaniques lentes.

> Plusieurs explorations d’une dorsale lente de l’Arctique – la dorsale de Gakkel – ont montré le contraire, et, depuis 2014,

huit fumeurs noirs y ont été découverts sous la banquise.

> L’eau de mer y circule par des failles jusqu’au manteau supérieur, ce qui concourt à en transformer les roches en un matériau mou facilitant la création de nouvelles bandes de croûte océanique.

L’AUTEUR

GERT LANGE journaliste scientifique qui a participé à plusieurs expéditions polaires allemandes

L’exploration des volcans sous-marins arctiques nécessite des navires spécifiques, ainsi que des robots capables d’évoluer en autonomie.

« Là, à travers l’eau scintillante, de la fumée s’échappant de nombreuses cheminées : des fumeurs noirs ! », se rappelle Vera Schlindwein, fascinée. En août 2023, la directrice du département de géophysique de l’institut AlfredWegener à Bremerhaven, en Allemagne, était embarquée à bord du brise-glace océanographique Polarstern, lorsque la caméra d’un robot sous-marin a envoyé ces images de fumeurs noirs . De l’eau ultrachaude s’échappe des bouches de ces sources hydrothermales situées à des milliers de mètres de profondeur. Les minéraux qu’elle transporte la colorent, lui donnant l’apparence d’une « fumée » noire. « Nous étions en train d’explorer une région de l’océan arctique , et sommes tombés sur tout un réseau de tels fumeurs proches , à faibles distances les uns des autres, raconte Vera Schlindwein. Nous les avons alors affublés de noms arctiques : Polar Bear, Walroom, Arctic Fox, etc. »

Le Polarstern se trouvait alors par 82° nord et 6° ouest, juste au-dessus d’une zone nommée depuis « champ hydrothermal Aurora », dans le cadre d’un projet de recherche mené conjointement par l’institut Alfred-Wegener et par GoNorth , un programme lancé par le Conseil norvégien de la recherche Une équipe américaine de dix personnes était à bord pour manipuler un robot très particulier : un NUI (nereid under ice vehicle). Tandis que les robots sous-marins traditionnels sont reliés au navire par un long câble blindé limitant leur capacité à s’éloigner de la zone de banquise ouverte par

Les sources hydrothermales découvertes en 2001 au cours de l’expédition Amore

Champs hydrothermaux découverts au fond de la mer

Zemble du Nord

Volcan situé à 85° est

Topographie (profondeur, en mètres)

En 2001, le Polarstern et le USCGC Healy, un brise-glace des garde-côtes américains, en train de se frayer ensemble un chemin à travers la banquise, lors d’une expédition conjointe vers la dorsale de Gakkel.

© Institut
Alfred-Wegener/Stefan Hendricks
Champ Aurora
Pôle Nord
Dorsalede Gakkel
Groenland Spitzberg

le brise-glace, un NUI ne l’est pas ; il est en outre assez autonome pour se déplacer à une distance de 40 kilomètres sous la glace « Comme le navire dérive avec la glace, il fallait un NUI afin de pouvoir étudier assez longtemps les structures des fumeurs noirs » , explique Vera Schlindwein

La découverte du nouveau réseau de fumeurs noirs s’est produite pendant la dernière expédition. Pour satisfaite qu’elle soit des résultats obtenus, la chercheuse regrette une chose : « Nous avons bien découvert huit nouveaux fumeurs noirs, mais étant donné que cette année-là la glace était très épaisse, il nous a été impossible de poursuivre notre étude du volcanisme de la dorsale de Gakkel » Cette dorsale océanique est l’une de ces chaînes de montagnes sous-marines d’origine volcanique se formant à la jonction de deux plaques tectoniques divergentes : la nord-américaine et l’eurasienne , dans le cas de la dorsale de Gakkel Celle-ci tient son nom de l’océanographe russe Jakow Gakkel (1901-1965), qui l’a découverte Longue de 1 800 kilomètres, elle s’étend entre le nord du Groenland et le plateau sibérien ; ses sommets s’élèvent de 5 500 mètres de profondeur jusqu’à 600 mètres sous le niveau de la mer – elle est plus imposante que les Alpes. On soupçonnait depuis longtemps qu’elle prolongeait la dorsale médioAtlantique qui, après avoir traversé tout l’Atlantique, coupe à travers l’Islande Toutefois, la guerre froide ayant largement interdit la recherche en Arctique à la science civile, elle est restée très énigmatique. Les marines américaine et russe disposaient sans doute déjà de connaissances sur ces montagnes sousmarines, mais gardaient leurs données secrètes, de sorte que les toutes premières publications sur la dorsale de Gakkel n’ont paru qu’en 1999. « Tout restait très vague, et nous ignorions quels processus sont à l’œuvre sur cette dorsale », raconte Wilfried Jokat, le directeur du département de géophysique de l’époque à l’institut Alfred-Wegener

La présence de fumeurs noirs et de volcans sous la banquise peut surprendre a priori, mais est plausible, puisque, comme toute dorsale, celle de Gakkel est une chaîne de volcans Pour autant, au siècle dernier encore, pour les géophysiciens, la possibilité d’une activité hydrothermale et d’éruptions de lave sous la glace était de l’ordre de l’impensable Ils se demandaient si de tels phénomènes pouvaient changer la température de l’eau, mais trouvaient cela difficile à imaginer. Ils appliquaient aussi la théorie de la tectonique des plaques et en déduisaient que le rift, c’est-à-dire le fossé d’effondrement cheminant au sud du pôle Nord, marquait l’axe d’une dorsale s’ouvrant très lentement Cette lenteur leur laissait croire que dans cette région du globe, aucun

magma parvenant en surface n’était susceptible de créer un épanchement de lave.

DÉCOUVERTES EN SÉRIE

Puis , une spectaculaire série de découvertes a radicalement bousculé cette vision. En 1991, le Polarstern a déployé ses sondeurs multifaisceaux – des bathymètres conçus pour établir un relevé précis du fond –, et a cartographié pour la première fois une bande de 15 kilomètres de large en travers du rift Ce dispositif émet une multitude de signaux sonores vers le fond, qui s’y réfléchissent avant d’être mesurés par des capteurs ; un ordinateur calcule ensuite les temps de parcours, et, par là, les altitudes des divers points du fond L’imagerie ainsi obtenue à bord du Polarstern a révélé aux géophysiciens un spectacle infernal : « Ça bouillonnait au fond, comme si la Terre s’y ouvrait », se remémore Jonathan Snow, aujourd’hui à l’université d’État de Louisiane, à Bâton-Rouge, après avoir été directeur de recherche à l’institut Max-Planck à Mayence.

La même année, huit mois durant, l’équipe de l’institut a enregistré environ 300 séismes de forte amplitude à 85° de latitude nord et 85° de longitude est. Cet essaim de tremblements de terre était l’un des plus puissants jamais enregistrés sur une dorsale médioocéanique Les scientifiques l’ont interprété comme le signe précurseur d’une gigantesque

L’« Ours polaire », l’un des neuf nouveaux fumeurs noirs découverts au sein du champ hydrothermal Aurora.

Ce texte est une adaptation de l’article Feuer unterm Eis, paru dans Spektrum der Wissenschaft en juillet 2024.

éruption volcanique, ce qui était plus que surprenant, puisque jusque-là les géophysiciens partaient du principe qu’aucun volcanisme explosif ne pouvait se produire à 4 kilomètres de profondeur, la pression de l’eau étant trop grande Mais, en 2007, cette idée préconçue a volé en éclats , lorsqu’une expédition germanoaméricaine s’est rendue vers le volcan désigné par la zone de l’essaim. Pour ce faire, l’institut océanographique de Woods Hole avait affrété le brise-glace suédois Oden afin de pouvoir examiner le fond marin avec une caméra spécialement conçue. « Nous avons alors vu des dépôts volcaniques partout sur le fond, exactement comme après une explosion volcanique sur terre », se souvient Vera Schlindwein, qui dirigeait alors une équipe de jeunes chercheurs chargés d’étudier quels processus géologiques sont à l’œuvre sur la dorsale de Gakkel, « mais nous n’avons alors pas découvert de fumeurs noirs Manifestement, l’éruption volcanique à l’origine des dépôts était terminée Nous avons cependant pu identifier d’épaisses couches de cendres : elles s’apparentent à celles que créent les volcans terrestres explosifs, tel le Vésuve lorsqu’il ensevelit Pompéi et Herculanum » Ainsi, les géophysiciens ont pu, pour la première fois, observer

À l’aide de la pince d’un robot, les chercheurs prélèvent des échantillons des fluides émis par les sources chaudes.

L’équipage du brise-glace océanographique Polarstern en train de mettre à l’eau le robot de plongée NUI (nereid under ice vehicle) en 2023, afin de prélever des images du fond de l’océan arctique.

directement les effets d’une explosion volcanique se produisant à grande profondeur. Ils ont notamment relevé la présence de masses jaune orangé sur des épanchements de lave fraîche en de nombreux endroits : des films bactériens, dont les espèces exploitent les minéraux dissous dans l’eau chaude sortant des failles

EXPLORATION SYSTÉMATIQUE

C’est dans le cadre de l’expédition Amore (Arctic Mid-Ocean Ridge Expedition) de 2001 que, pour la première fois, des chercheurs ont exploré de façon systématique une région de la dorsale de Gakkel La glace n’ayant pas pris cette année - là , le brise - glace scientifique Polarstern et celui des garde-côtes américains, l’ USCGC Healy , ont étudié en parallèle les flancs sous-marins de la dorsale Les équipes sont parvenues à cartographier entièrement la région occidentale de la dorsale sur une longueur d’environ 1 000 kilomètres. Leurs sondeurs multifaisceaux ont révélé de nombreux petits cônes volcaniques, notamment à l’intérieur du fossé d’effondrement marquant le rift La forme du fond une fois connue, les géophysiciens ont demandé à l’équipage de faire traîner une drague par le navire : une sorte de sac

© Christian Rohleder/Gert
Lange
(à gauche)
;
©
Insittut
océanographique
Woods
Hol/G.
Lange,
V. Schlindwein,
institut
Alfred-Wegener
(au centre)

en grillage précédé d’une herse servant à arracher des échantillons de roches au fond. Douze tonnes de fragments de roches ont ainsi été prélevées « Chaque fois que l’on vidait la drague sur le pont, la moitié de l’équipage se rassemblait, plein d’expectative », se remémore Jonathan Snow Que remontait-on ? « Du basalte, non altéré, donc récent, du vrai basalte, bref du magma solidifié qui prouvait qu’un volcan était encore actif ou l’était encore récemment à l’endroit où avait été récolté l’échantillon. Ce basalte, pour les chercheurs, valait de l’or ! »

C’était sensationnel, parce qu’au sein de la communauté géophysicienne nombre de sommités avaient prédit l’impossibilité d’épanchement magmatique dans cette région Plus techniquement, ils avaient estimé que le dragage ne livrerait que de la péridotite, cette roche ductile à haute température, qui constitue le manteau supérieur et forme le constituant essentiel du manteau terrestre . La présence de péridotite au fond de l’océan ne peut résulter que des effets de la tectonique et non pas d’un volcanisme « Ils nous avaient découragés pour cette raison de monter une expédition C’est ce que nous avons quand même fait, et le contraire de leurs prédictions

s’est avéré, se réjouit Wilfried Jokat C’est du basalte et encore du basalte qui est arrivé sur le pont ! » Lors du dragage, les chercheurs ont aussi remonté des roches signant la présence d’une « solfatare » sous-marine d’apparition récente, c’est-à-dire d’une ouverture laissant passer des gaz volcaniques , notamment le dioxyde de soufre dont la condensation en soufre natif crée des dépôts jaunes. « Nous partions du principe que la dorsale de Gakkel était morte, mais chaque expédition océanographique recueillait des signes d’activité hydrothermale » , souligne Jonathan Snow. Les scientifiques ont nommé « champ hydrothermal Aurora » la zone découverte, et se sont attendus à y observer d’autres signatures d’une forte activité hydrothermale : les fumeurs noirs, que Vera Schlindwein a vu apparaître sur ses écrans, mais lors de l’expédition suivante, en 2014.

Cette année-là, en effet, la biologiste marine Antje Boetius , qui dirige l’institut AlfredWegener depuis 2017, a lancé une étude de la faune adaptée aux conditions extrêmes. « Ces îlots de vie chimiosynthétique des profondeurs marines, dont les écosystèmes ont été à peine compris jusqu’à présent », comme elle les décrit, sont notamment importants, car on se demande

L’environnement chimique des fumeurs noirs favorise une vie microbienne anaérobie qui entraîne la formation de tapis bactériens sur lesquels vivent de petits crustacés (points clairs)

Nuage de particules issues d’un fumeur noir

Pénétration d’eau de mer par les fissures d’une zone faillée

Perturbation s’accompagnant d’un tremblement de terre

Sismomètre de fond de mer

si les premières substances organiques ne sont pas apparues dans les sources hydrothermales au début de l’histoire de la Terre. Une fois audessus de la dorsale de Gakkel, l’équipage a fait descendre au fond un traîneau équipé d’une caméra adaptée aux grandes profondeurs Vera Schlindwein , qui participait à l’expédition , garde un souvenir vivace des images alors recueillies : « Nous découvrions de nombreuses failles De l’eau très chaude en sortait, mais ce n’est que le dernier jour de l’expédition que, pour la première fois, un fumeur noir actif est apparu sur nos écrans »

L’extrémité orientale de la dorsale de Gakkel recèle une curiosité : le fossé d’effondrement cheminant en son milieu y est empli d’une couche sédimentaire, qui mesure par endroits 3 kilomètres d’épaisseur, et qui est percé en un lieu par un énorme gouffre : la fosse hydrothermale Aurora. Au fond de cette curieuse dépression, la profondeur atteint les 5 310 mètres La zone fut cartographiée en 2008, mais les échantillons de sol prélevés n’ont pu être datés que dix ans plus tard : une méthode appropriée manquait pour dater des basaltes jeunes John O’Connor, de l’université d’Amsterdam, qui dispose désormais de l’appareillage adéquat, a déterminé que les roches du fond de cette fosse datent d’environ 3  millions d’années , tandis que les basaltes de la région occidentale de la dorsale ont entre 3 et 7 millions d’années De ces résultats, les chercheurs ont déduit que la dorsale de Gakkel s’ouvre de 6 à 14 millimètres par an, ce qui est lent

Flotteurs de la chaîne d’acquisition verticale

Vélocimètre pour la mesure du courant

Thermomètre

Ancrage de la chaîne d’acquisition verticale

Remontée des fluides hydrothermaux

Tremblements induisant des signaux sismiques mesurables

Chaleur

Chambre magmatique ou source de chaleur

« Nous aimerions beaucoup parvenir à comprendre le fonctionnement de cette circulation hydrothermale, que l’on pensait impossible sur une dorsale s’ouvrant aussi lentement, ajoute Vera Schlindwein. C’est en effet par elle que se produisent les plus grands échanges d’énergie et de matière entre océan et lithosphère . » Expliquer cette circulation signifie évaluer la profondeur des zones de fracture, situer les sources de chaleur et comprendre par où l’eau pénètre dans le manteau terrestre supérieur, avant de s’y charger en minéraux

NOUVELLES ÉNIGMES

Cette dynamique hydrothermale implique ce que les géophysiciens nomment des « circulations », c’est-à-dire des réseaux de passages dans la roche, où les fluides montent et descendent à travers des zones de failles Ces zones sont actives sismiquement : elles provoquent sans cesse de petits séismes qu’il s’agit d’étudier afin de mieux situer les sources de chaleur et de rendre les circulations visibles C’est pourquoi en  2001, l’équipe de l’expédition Amore a placé des sismomètres sur la banquise à la dérive. Ces appareils ont enregistré des détonations ressemblant à des coups de feu Depuis, Vera Schlindwein et son équipe ont développé une méthode plus efficace : l’installation de sismomètres de fond de mer, qui peuvent enregistrer les séismes avec une précision bien plus grande. C’est par cette technique que, lors de la dernière expédition en août 2023, l’équipage

Les chercheurs de l’institut Alfred-Wegener étudient l’activité des fumeurs noirs dans le champ hydrothermal Aurora à l’aide de sismomètres de fond de mer et d’autres instruments.

du Polarstern a déterminé la position probable d’un fumeur noir dans la fosse de Lena, une autre partie de la dorsale de Gakkel où l’expansion est ultralente. Quelques jours après cette avancée, les collègues norvégiens du navire de recherche Lena ont fait une découverte sur une dorsale océanique connue sous le nom de Lucky B : à l’aide d’un puissant robot sous-marin industriel télécommandé (un ROV, de l’anglais remotely operated vehicle), ils ont remonté une grande quantité de pierres, qu’ils ont analysées Il en est ressorti la présence de pyrite de soufre (FeS2), un indice clair de l’existence de sources fortement sulfureuses aptes à déposer ce minéral pendant de longues durées

Ramener à la surface sans les endommager les sismomètres de fond de mer installés un an plus tôt ne fut pas simple Les données recueillies près de trois zones à fumeurs noirs ont révélé des structures différentes dans chacune de ces régions : tandis que la fissure dite « du château de Loki », sur la crête de Knipovich, émet ses « fumées » directement au sommet de la chaîne volcanique, la zone étudiée du champ hydrothermal de Jøtul , proche de l’île du Spitzberg, est décalée par rapport à l’endroit où se trouve le fumeur, pour sa part assis sur une faille Le champ hydrothermal Aurora , quant à lui, se trouve sur une colline basaltique décalée de l’axe de la dorsale « Nous disposons maintenant d’un vaste ensemble de données et nous espérons trouver les sources de chaleur alimentant cette circulation en les analysant », détaille Vera Schlindwein

Cependant, que peut-on dire à ce stade ? Les échantillons prélevés au fond de l’océan montrent, d’une part, que les mêmes mécanismes sont actifs dans les dorsales lentes que dans les plus rapides Il s’avère, d’autre part, que les flux de matières diffèrent beaucoup entre types de systèmes, ce qui est inédit Il semble ainsi que la vitesse d’ouverture d’une région de la dorsale n’est pas le seul paramètre déterminant le degré d’activité volcanique , mais que la composition chimique et la température des roches du manteau supérieur comptent aussi beaucoup

TECTONIQUE SANS SISMICITÉ

Dans les zones de fracturation qui, telle la dorsale de Gakkel, ne s’ouvrent que très lentement , l’eau s’infiltre par des failles jusqu’à quelques kilomètres de profondeur dans le manteau terrestre supérieur. Il se forme alors de la serpentine, une roche qui aux températures régnant en profondeur réagit comme du savon mou La présence de cette roche tendre aide les plaques tectoniques à coulisser sans secousses – alors que dans d’autres régions du monde , leurs mouvements entraînent d’énormes séismes Ainsi, même lorsque les taux d’écartement sont faibles, une sorte de

« tapis roulant » existe, qui crée lentement des espaces vides que le magma remontant des profondeurs vient combler, formant par là une nouvelle bande de croûte océanique. Ce processus aussi provoque des tremblements de terre, normalement de faible amplitude, mais qui peuvent être néanmoins enregistrés par des

La circulation d’eau libère de la chaleur à une échelle étonnante pour une dorsale relativement froide £

sismomètres de fond de mer assez sensibles Ce « tapis roulant » cesse parfois de fonctionner, quand, en lien avec la température, trop peu de roche liquide remonte depuis le manteau terrestre supérieur « Nous avons également pu démontrer que dans les dorsales ultralentes, la circulation d’eau jusqu’à la partie supérieure du manteau terrestre libère de la chaleur et du méthane à une échelle étonnante s’agissant d’une dorsale relativement froide », explicite Vera Schlindwein

Une autre nouveauté est apparue : la croûte séparant les plaques continentales d’Amérique du Nord et d’Eurasie existe bien sur la dorsale de Gakkel, mais diffère de ce que l’on croyait : son épaisseur est de 5 à 6 kilomètres dans les régions magmatiques de sa partie orientale et de moins de 3 kilomètres dans son segment central non magmatique. Cela contredit l’idée répandue jusqu’à présent d’une épaisseur uniforme d’environ 7 kilomètres de la croûte terrestre sous-marine

« Les expéditions successives sur le champ hydrothermal Aurora ont montré qu’il existe non loin du pôle Nord un chaudron chimique dont nous ignorions jusqu’à l’existence, souligne Wilfried Jokat. Ce qui est étrange à cet égard, c’est qu’en certains endroits de cette zone le magma jaillit, tandis que dans d’autres les “nymphes marines” semblent endormies Les modèles habituels décrivant le mécanisme des dorsales médioocéaniques ne semblent pas très applicables aux dorsales s’ouvrant très lentement » Nous sommes encore loin d’avoir tout compris aux processus façonnant notre planète… n

BIBLIOGRAPHIE

R. German et al., Volcanically hosted venting with indications of ultramafic influence at Aurora hydrothermal field on Gakkel Ridge, Nature Communications, 2022.

V. Schlindwein et F. Schmid, Mid-ocean-ridge seismicity reveals extreme types of ocean lithosphere, Nature, 2016.

J. E. Snow et H. N. Edmonds, Ultraslow-speading ridges : Rapid paradigm changes, Oceanography, 2007.

W. Jokat et al., Geophysical evidence for reduced melt production on the Arctic ultraslow Gakkel mid-ocean ridge, Nature, 2003

Condamnation de Galilée Un malheureux concours de circonstances ?

Sans une succession d’événements imprévus, l’astronome italien n’aurait pas été condamné pour hérésie. Telle est la thèse que défendent les historiens des sciences Yves Gingras et William Shea dans l’ouvrage « L’Ambassadeur de Galilée », à paraître aux éditions du Boréal, au Canada, et des Belles Lettres, en France. En donnant la parole à un protagoniste de l’affaire – Francesco Niccolini, ambassadeur du grand-duché de Toscane à Rome de 1621 à 1644, qui plaida la cause de Galilée auprès du pape –, ils offrent un récit original, au plus près de la vie quotidienne du savant et des négociations qu’il a dû mener avec les autorités religieuses, comme en témoigne l’épilogue du livre, reproduit ici.

L’ESSENTIEL

> En 1633, l’Inquisition, présidée par le pape Urbain VIII, condamna Galilée pour hérésie après la publication de son ouvrage Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, malgré tous les e orts de l’ambassadeur à Rome du grand-duché de Toscane, où vivait l’astronome.

> Ce n’était pas le premier ouvrage du savant, mais son protecteur à Rome, le prince Cesi, décédé en 1630, n’était plus là pour défendre sa cause.

> De plus, l’épidémie de peste qui frappait l’Italie depuis 1629 avait empêché Galilée de retourner à Rome pour achever ses négociations avec les autorités religieuses de la cité.

> Grâce à l’ambassadeur et à sa femme, le livre fut finalement publié à Florence en 1632. Arrivé à Rome, il mit le pape en colère, qui se sentit trahi par Galilée et chargea l’Inquisition de l’enquête et du procès pour hérésie.

LES AUTEURS

YVES GINGRAS professeur d’histoire et sociologie des sciences à l’université du Québec à Montréal, directeur scientifique de l’Observatoire des sciences et des technologies, au Canada

WILLIAM R. SHEA philosophe et historien des sciences, ancien titulaire de la chaire Galilée à l’université de Padoue, en Italie, membre de nombreuses académies dont l’Académie royale des sciences de la Suède

Assigné à résidence dans sa villa à Arcetri, près de Florence, jusqu’à la fin de sa vie après sa condamnation, Galilée y vécut encore dix ans. Il y poursuivait ses recherches et y recevait, comme ici le poète et pamphlétaire anglais John Milton sur une peinture d’Annibale Gatti.

Arrivé au terme de ce récit, qui m’a occupé près de deux ans et m’a procuré beaucoup de plaisir en me faisant revivre en pensée – souvent avec sentiment – l’histoire d’abord grandiose et ensuite tragique de ce mathématicien et astronome de génie que fut Galilée, je prends conscience de la grande contingence de notre parcours ici-bas. Toujours attentif aux rumeurs qui bruissaient à Rome et prêt à défendre les intérêts du grand-duc auprès du pape, des cardinaux et des ambassadeurs des autres princes, sans compter mes échanges avec les membres des diverses congrégations romaines, je n’ai pas vu le temps passer, et encore moins ai-je eu celui de réfléchir sur le cours du monde. Depuis mon retour à Florence, et rendu presque au terme de ma propre vie – j’ai déjà soixante-cinq ans ! –, je peux enfin jeter un regard détaché sur plus de vingt ans d’activités. Je me rends compte que mon point de vue sur la vie de Galilée est aussi le récit d’une bonne partie de ma propre carrière. Et quand je me demande comment expliquer la triste fin d’un génie à la personnalité si attachante et qui fut d’abord adulé de presque tous

les mathématiciens, astronomes, cardinaux et papes que j’ai connus ou croisés à Rome, j’en arrive à la conclusion que n’eût été une série de malencontreux événements survenus de manière totalement imprévisible et sans liens les uns avec les autres, ce cher Galilée n’aurait jamais été condamné par la sainte Église à finir ses jours dans ce qu’il appelait sa « prison d’Arcetri »

Si la renommée de Galilée tient évidemment d’abord à son génie, je crois que la diffusion de ses idées parmi les savants fut grandement facilitée par les nombreuses relations que les Médicis entretenaient avec les cours d’Europe En ce sens, Galilée eut raison, contre ses amis qui, en 1610, lui suggéraient de rester à Venise , une république , de se mettre au service d’un prince absolu Quant à sa condamnation en  1633 pour avoir été « véhémentement suspect d’hérésie », je crois aussi qu’elle doit beaucoup à une suite d’événements fortuits

Le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, qui fut la cause de sa condamnation, devait être patronné par le prince Cesi et publié sous les auspices de son Académie des Lyncéens, laquelle avait pris en charge de très belle manière la publication des ouvrages précédents de Galilée, dont L’Essayeur, en 1623, dédié au pape Urbain VIII Je suis persuadé que n’eût été son décès prématuré, deux ans avant la parution du livre, le prince Cesi aurait su négocier à Rome en faveur de son protégé et trouver une entente avec le maître du Sacré Palais comme il l’avait déjà fait pour les ouvrages précédents de Galilée

L’Ambassadeur de Galilée

Y. Gingras et W. R. Shea

AU CANADA (ci-dessus)

À paraître le 1er avril 2025 chez Boréal (304 pages, 34,95 dollars)

EN FRANCE

À paraître le 4 avril 2025 chez Les Belles Lettres (304 pages, 21,90 euros)

Galilée naît à Pise, en Italie.

L’astronome danois Tycho Brahe observe une supernova, ce qui remet en cause le dogme aristotélicien de l’immuabilité du monde céleste. Avec l’aide d’astronomes et de mathématiciens jésuites, le pape Grégoire XIII réforme le calendrier julien de façon à éviter qu’il dérive par rapport aux saisons.

Giordano Bruno, théologien et astronome italien, publie deux ouvrages où il défend l’idée d’un univers infini où chaque étoile est un soleil abritant des mondes identiques au nôtre.

Francesco Niccolini naît en Toscane dans l’aristocratie florentine. Son père, Giovanni, gentilhomme de la cour des Médicis, sera nommé ambassadeur du grand-duché de Toscane à Rome en 1587, poste qu’il occupera jusqu’en 1611.

Galilée est nommé professeur de mathématiques à l’université de Pise.

L’astronome allemand Johannes Kepler publie Mysterium Cosmographicum. Il y expose sa théorie cosmologique, fondée sur la description héliocentrique du monde que le chanoine polonais Nicolas Copernic a présentée en 1543 (l’année de sa mort) dans l’ouvrage De revolutionibus orbium cœlestium

Bien sûr, la perte de ce patron ne laissa pas Galilée complètement démuni , même si le prince avait toujours favorisé ses projets Galilée se rendit à Rome en mai 1630 pour discuter du contenu de son ouvrage avec le père Riccardi. Et bien que son tempérament l’inclinât à penser qu’il avait toujours raison, il céda aux demandes , venues du pape , d’après Riccardi, et modifia le titre de son ouvrage, qui était Du flux et du reflux de la mer – et auquel Galilée tenait beaucoup, l’existence des marées étant, selon lui, la preuve physique du mouvement de la Terre Au terme de cette visite, il fut entendu que Galilée reviendrait à Rome pour régler les derniers détails concernant la préface et la conclusion , qui devaient reprendre l’argument préféré du pape sur la toute-puissance divine

Survint alors un autre imprévu qui, à mon sens, fut plus décisif que le décès du prince Cesi pour la suite des événements qui menèrent à la condamnation de ce pauvre Galilée Il s’agit de la grande peste , en raison de laquelle , en 1632, les officiers de la santé bloquèrent les frontières, rendant très difficile, voire impossible , un voyage de Galilée jusqu’à Rome

Sachant sa santé fragile, Galilée devint inquiet de mourir avant de voir son livre paraître ; il eut alors l’idée de demander à madame l’ambassadrice, née Riccardi et parente du maître du Sacré Palais, le père Riccardi, de l’aider à le convaincre de transférer la responsabilité de la vérification finale de son ouvrage à l’inquisiteur local de Florence C’est après avoir longuement hésité que le père Riccardi accéda à cette demande , qui était pourtant contraire aux

usages, car le maître du Sacré Palais n’avait pas autorité à Florence – seulement à Rome. Il céda par amitié pour Galilée et aussi pour notre famille, mais cela fut, je crois, la source de sérieux problèmes

Le prince Cesi aurait su négocier à Rome en faveur de Galilée et trouver une entente £

Galilée crut avoir obtenu l’imprimatur de Rome, mais fit imprimer le volume à Florence –  où les inquisiteurs étaient plus cléments envers les sujets du grand-duc. L’ouvrage comportait la signature de Riccardi en plus de celle de l’inquisiteur local comme preuve de l’approbation officielle de l’Église Lorsque les exemplaires arrivèrent à Rome, le pape devint furieux à la lecture de la conclusion, qui mettait ses arguments dans la bouche de Simplicio, aux répliques souvent naïves et même parfois ridicules. Galilée subit alors les foudres du pape, mais Riccardi et l’inquisiteur florentin furent

Federico Cesi, prince d’un fief près de Rome et naturaliste, fonde avec deux amis l’Academia dei lincei (Académie des Lyncéens), première académie scientifique.

Galilée s’établit à Florence. Il est nommé premier mathématicien et philosophe du grand-duc de Toscane, Cosme II de Médicis, et publie en latin dans Sidereus Nuncius ses premières observations à la lunette des quatre satellites de Jupiter.

Accusé d’hérésie, Bruno est condamné et brûlé vif à Rome.

Kepler publie Astronomia nova, qui contient ses deux premières lois du mouvement des planètes.

Henri IV est assassiné. Son fils Louis XIII (9 ans) lui succède sur le trône de France. Sa mère, Marie de Médicis, fille de François Ier de Médicis, grand-duc de Toscane de 1574 à 1587, assure la régence.

Giovanni Niccolini accueille Galilée pour sa première visite o icielle à Rome. Le savant y cherche des appuis. La vie de Galilée L'astronomie de l'époque Le contexte historique

aussi fortement réprimandés Je dois dire ici que je me sens un peu responsable des événements, car il est certain qu’avec l’ambassadrice j’avais fait fortement pression sur le père Riccardi pour qu’il accepte le compromis proposé par Galilée Je suis à peu près convaincu que n’eût été cette peste qui ramena à Dieu des milliers de sujets du grand-duc, la discussion sereine entre Galilée et le père Riccardi aurait mené à un terrain d’entente, et que Galilée aurait pu réviser ses formulations parfois trop sarcastiques Car après avoir cédé sur le titre, Galilée n’aurait pu refuser des modifications stylistiques pour exprimer plus clairement, en conclusion, le point de vue du pape La préface « Au lecteur avisé » n’aurait pas été imprimée en caractères distincts du reste, suggérant ainsi qu’elle était le fait d’un auteur autre que Galilée Le livre aurait alors été imprimé comme prévu à Rome et le scandale n’aurait probablement jamais eu lieu. Bien sûr, quelques jésuites auraient pu être offusqués par le contenu de l’ouvrage et auraient pu tenter de convaincre les membres du Saint-Office ou de la congrégation de l’Index qu’il défendait vraiment Copernic et ne considérait pas son système comme une simple hypothèse comme il le prétendait. Après tout, les rumeurs qui avaient circulé auprès de l’Inquisition sur ses ouvrages antérieurs n’avaient donné lieu à aucune condamnation Même la mise à l’Index de l’ouvrage de Copernic en 1616 n’avait été que partielle et fut levée dès que les quelques corrections mineures exigées furent publiées en 1620. Or, sans l’enquête du SaintOffice à la fin de l’été 1632, le fameux document – supposé prouver que Galilée avait été

En condamnant

Galilée, Urbain

VIII offrit l’image de fermeté que plusieurs a endaient de lui £

formellement averti par le cardinal Bellarmin de ne pas tenir pour vrai ni d’enseigner le mouvement de la Terre et la fixité du Soleil – n’aurait pas été trouvé par les inquisiteurs en septembre de la même année, et l’accusation pour hérésie n’aurait pu être proférée Dans le pire des cas , et comme le pensait le père Riccardi lui-même, on aurait demandé des corrections mineures, comme cela avait été fait pour l’ouvrage de Copernic Car ce n’est que la découverte en septembre  1632 dans les archives du Saint-Office de ce curieux document non signé de 1616 qui amena Riccardi à croire qu’à lui seul ce texte pouvait mener le pauvre Galilée à sa perte. Enfin, je ne saurais négliger le fait que la parution du volume en 1632 se fit dans un contexte politique très difficile pour le SaintPère. Ses diverses tentatives infructueuses, ainsi que celles de son neveu, visant à l’entente entre

Galilée retourne à Rome pour plaider – sans succès – en faveur du système héliocentrique de Copernic, que critiquent les autorités religieuses.

L’ouvrage De revolutionibus orbium cœlestium de Copernic est mis à l’Index.

La guerre de Trente Ans, qui ravagera l’Europe, débute.

Francesco Niccolini est nommé ambassadeur du grand-duché de Toscane à Rome.

Kepler publie l’Harmonices mundi, qui contient sa troisième loi.

Le cardinal Ma eo Barberini, ami de Galilée, est nommé pape et prend le nom d’Urbain VIII.

Galilée se rend à nouveau à Rome pour voir Urbain VIII et sonder le terrain sur Copernic.

les rois de France et d’Espagne pour mettre fin à une guerre commencée en 1618 et qui s’essoufflait, avaient mis à mal son autorité En repensant à mes nombreux échanges avec le Saint-Père sur le cas de Galilée, au cours desquels il s’emportait souvent et répétait que le premier mathématicien du grand-duc n’aurait jamais dû se mêler de questions théologiques complexes qui ne relevaient pas de son domaine, je crois que la sévérité de la sentence et surtout l’obligation qui fut faite à Galilée d’abjurer ses opinions sur le système de Copernic avaient un sens politique autant que théologique Elles visaient à démontrer à la face du monde chrétien qu’en tant que chef suprême de la sainte Église, Urbain VIII exerçait fermement son autorité en matière de dogmes et n’hésitait pas à condamner celui qu’Il avait pourtant souvent accueilli en ami au cours de la décennie précédente. L’Espagne lui reprochait souvent sa faiblesse face aux hérétiques, et plusieurs cardinaux étaient du même avis En condamnant Galilée à une peine sévère et en lui refusant, jusqu’à la fin, et en dépit des requêtes du grand-duc de Toscane, une sépulture digne de son rang, Urbain VIII offrit l’image de fermeté que plusieurs attendaient de lui. Je suis conscient que ce sont là des conjectures peut-être moins plausibles – et sûrement pas démontrées de façon certaine – que celles de Copernic et de Galilée sur le mouvement de la Terre Mais c’est ma conviction profonde que le cours de la vie humaine sur cette Terre n’est jamais aussi répétitif et prévisible que le mouvement des planètes ! Sa Sainteté avait raison de ne pas se fier aux astrologues qui prédisaient

La peste se répand en Italie par le nord.

Galilée revient à Rome pour négocier la publication de son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (les systèmes ptoléméen et copernicien).

son décès, car seul Dieu connaît vraiment le futur et décide du sort qui nous est réservé. Même un grand esprit comme Galilée se trompait sur son propre sort, bien qu’il eût dressé au moins deux fois son propre horoscope ! Ayant atteint soixante-huit ans, Galilée craignait de ne pas avoir le temps de publier sa grande défense de Copernic. À la fois pris par l’urgence et sûr de lui, il n’anticipa pas la réaction du pape à la publication de l’ouvrage qui le mena presque à sa perte – je dis « presque », car il évita tout de même le sort de Giordano Bruno, brûlé vif pour hérésie le 17 février 1600, et vécut près de dix ans dans sa villa après sa condamnation Il réussit à mener à terme, juste avant de devenir complètement aveugle, son autre ouvrage de génie sur deux nouvelles sciences –ouvrage qu’il considérait même comme plus important que le précédent. Depuis son décès à l’âge plus que vénérable de soixante-dix-huit ans, on peut dire que son œuvre, traduite en latin, la langue des savants, est plus que jamais reconnue à travers toute l’Europe. Quant à moi, libéré il y a quelques années déjà de la lourde tâche de servir le grand-duc, j’espère profiter au mieux du temps qu’il me reste à vivre auprès de ma douce et tendre Caterina ; mais je doute d’avoir la robustesse physique de ce cher Galilée et de pouvoir demeurer en ce bas monde encore longtemps avant de le rejoindre à l’heure choisie par Dieu. n

Galilée publie son Dialogue à Florence.

Le pape Urbain VIII condamne Galilée pour hérésie et l’astreint à résidence dans sa villa à Arcetri, près de Florence.

Galilée publie à Leyde, en Hollande, le Discours concernant deux nouvelles sciences, où il établit les fondements de la mécanique.

BIBLIOGRAPHIE

W. R. Shea, Ce que Galilée dit à Milton. Dialogue entre le savant et le poète, Liber/ Les Belles Lettres, 2021.

D. Sobel, La Fille de Galilée, Odile Jacob, 2001.

W. R. Shea, La Révolution galiléenne, Seuil, 1999.

Galilée meurt à Arcetri.

Francesco Niccolini meurt à Florence.

L’AUTEUR

HERVÉ LE GUYADER professeur émérite de biologie évolutive à Sorbonne Université, à Paris

BAIN DE JOUVENCE POUR LES PREMIERS ANIMAUX

Phylogénies moléculaires et données paléontologiques étaient en profond désaccord sur l’âge de l’ancêtre des animaux pluricellulaires. De nouvelles datations de fossiles clés les réconcilient, plaçant l’origine de ce groupe bien plus tard qu’on ne le pensait.

Les chercheurs ont souvent des idées fixes Parfois, c’est un frein, mais dans de nombreux cas en découle une opiniâtreté positive Le labeur de Philip Donoghue, paléontologue à l’université de Bristol, en Grande-Bretagne, en est un bon exemple. Ainsi, en 2016, il publiait avec son équipe une synthèse intitulée : « L’origine des animaux : les horloges moléculaires et les archives fossiles sont-elles réconciliables ? » À cette date, les phylogénies moléculaires situaient l’ancêtre hypothétique des métazoaires (les animaux pluricellulaires) vers 750  millions d’années, alors que les plus anciens fossiles connus dataient de 541  millions d’années, avec des biomarqueurs interprétés comme

des indices secondaires d’existence vers 635  millions d’années Même avec une grande marge d’erreur, un écart de 115 millions d’années restait très problématique pour les biologistes de l’évolution. Or Philippe Donoghue a publié en novembre dernier, avec d’autres collègues, un article avançant une réconciliation entre les deux approches. Que s’est-il bien passé au cours de ces huit années pour résoudre le problème ?

Revenons en 2016. Le désaccord entre phylogénies moléculaires et données paléontologiques soulevait une interrogation majeure. Si l’origine des métazoaires remontait à 750  millions d’années, elle se situait à la fin du Tonien, juste avant le Cryogénien (entre 720  millions et 635 millions d’années), une période caractérisée par deux glaciations séparées d’un interglaciaire de 10 millions d’années. Les mers étaient alors peuplées d’organismes unicellulaires et d’algues vertes qui, par

Durant l’Édiacarien, la faune était marine et constituait une des premières formes de vie pluricellulaire complexe.

Charnia masoni était un curieux animal constitué de frondes ramifiées de quelques centimètres, agencées en un organisme en forme de fougère pouvant atteindre 2 mètres. Comme il tapissait les fonds marins jusqu’à 2 000 mètres de profondeur, une hypothèse est qu’il s’agissait d’un animal filtreur.

Hervé Le Guyader a notamment publié : Ma galerie de l’évolution (Le Pommier, 2021).

© Science
Photo Library / JOHN SIBBICK

Plusieurs animaux de cette période sont représentés ici outre Charnia, notamment Dickinsonia (en marron au centre), Swartpuntia (en rose), Ernietta (en jaune en haut à droite), Tribrachidium (en jaune en bas à droite).

EN CHIFFRES

115

C’est l’écart en millions d’années qu’il y avait jusqu’à présent entre les dates d’apparition de l’ancêtre des animaux pluricellulaires selon les phylogénies moléculaires et les données fossiles.

Taille : jusqu’à 2 m de long

leur photosynthèse, augmentaient lentement la concentration en oxygène dissous Dans ce scénario, on postulait l’existence d’éponges et d’autres animaux simples, leur diversification ne se réalisant qu’à l’Édiacarien, entre 635 millions et 541 millions d’années. Mais l’absence d’indices fossiles pendant 115  millions d’années était-elle due à une absence de conditions favorables à la fossilisation ou à une absence véritable d’organismes ? Surtout, comment réconcilier les deux approches ?

DES FOSSILES AMBIGUS

L’équipe de Philip Donoghue en fit une recension fine et constata qu’elles étaient en réalité moins divergentes qu’on ne le

0,66

La nouvelle datation de Charnia masoni fait remonter le plus vieux fossile de ce rangéomorphe à 574,17 ± 0,66 millions d’années, soit avec une erreur d’un peu plus de 0,1 %. Une précision extraordinaire pour un fossile aussi ancien !

538,8

En 2022, le début du Cambrien – et donc du Phanérozoïque, l’éon qu’il inaugure et qui court toujours – a été redaté à 538,8 ± 0,2 millions d’années, d’après la première apparition de la trace fossile de Treptichnus pedum dans la réserve de Fortune Head, à Terre-Neuve, un animal que l’on pense bien plus complexe que la faune antérieure.

disait. Le désaccord ne portait pas sur l’ensemble de l’arbre, mais surtout sur sa base, car même si les phylogénies moléculaires pointaient vers une origine bien plus ancienne des animaux, elles ne postulaient pas l’existence de phylums majeurs entre le Tonien et l’Édiacarien : nombre d’entre eux apparaissaient plus tard, au Cambrien (l’ère qui a suivi l’Édiacarien), formant ce qu’on nomme l’« explosion cambrienne » Du côté de la paléontologie, certains fossiles de l’Édiacarien pouvaient être interprétés comme des métazoaires, ce qui repoussait l’âge du plus ancien fossile animal connu Enfin, le postulat que des éponges existaient déjà au Cryogénien reposait seulement sur des biomarqueurs Mais était-ce suffisamment fiable ? Philip Donoghue et ses collègues invitaient à considérer ces données avec précaution. Qu’en est-il, huit ans plus tard ?

Plusieurs révisions paléontologiques sont survenues entretemps , qui ont conduit l’équipe à se pencher à nouveau sur la chronologie des métazoaires Ces révisions portent sur plusieurs points D’une part , le progrès récent des techniques isotopiques a conduit à un ensemble de corrections de dates qui semblaient définitives (notamment celle de la transition entre l’Édiacarien et le Cambrien, qui est passée de

Charnia masoni

LE NOUVEL ARBRE DES ANIMAUX

En recalibrant les phylogénies moléculaires des métazoaires – les animaux pluricellulaires – à l’aide des nouvelles données paléontologiques des dernières années, Philip Donoghue et ses collègues ont obtenu une nouvelle chronologie pour leur émergence. Leur origine remonterait non pas au Tonien, mais à l’Édiacarien, il y a entre 613,2 millions et 593,4 millions d’années.

Les nœuds suivants – les eumétazoaires, les bilatériens, les deutérostomiens, les protostomiens – sont quant à eux tous apparus entre 590,7 millions et 558,5 millions d’années, soit eux aussi durant l’Édiacarien, et la diversification de ces embranchements s’est amorcée dès cette période, suivie de l’explosion cambrienne des principaux phylums animaux. Ainsi, contrairement à ce que

l’on pensait, le délai a été court entre l’apparition des métazoaires et leur diversification… et les animaux n’ont pas attendu l’augmentation de l’oxygénation des océans et la hausse du niveau marin survenues il y a entre 575 millions et 565 millions d’années pour apparaître. Les bilatériens, deutérostomiens et protostomiens, en revanche, en ont sans doute profité.

Néoprotérozoïque

Spiraliens (566,4-552,8)

Métazoaires (613,2-593,4) Mésoprot.

Protostomiens (571,3-558,5)

Ecdysozoaires (565,3-550,6)

Bilatériens (581,8-569)

Deutérostomiens (574,4-558,4)

Eumétazoaires (590,7-578,2)

541  millions d’années à 538,8  millions d’années en 2022). En particulier, deux gisements édiacariens clés du sud de la Chine viennent d’être rajeunis… et ne contiennent pas de fossiles d’animaux : la formation Lantian, où l’on a trouvé des macroalgues remarquablement fossilisées, mais aucun métazoaire, est passée de 635  millions à 602  millions d’années ; quant au gisement Weng’an , dont les fossiles, longtemps considérés comme des embryons animaux, viennent d’être réinterprétés par microscopie électronique comme des holozoaires – un clade proche des métazoaires –, ils sont passés de 609 millions à 587 millions d’années

D’autre part, les biomarqueurs ont été profondément réexaminés. On utilisait des molécules lipidiques polycycliques particulières, des stéranes, comme biomarqueurs certifiant la présence d’éponges, plus précisément de démosponges, et on voyait dans ces molécules, trouvées dans des gisements vieux de 890  millions, 713  millions et 635  millions d’années, la plus ancienne preuve de la présence d’animaux sur Terre Or, en 2020, l’équipe de Jochen Brocks, à l’université de Canberra, en Australie, a démontré que les stérols d’algues vertes, des organismes qui abondaient à l’époque, conduisaient aussi à de telles molécules De plus, l’année dernière,

Spiraliens

Ecdysozoaires

Chordés

Ambulacraires

Cnidaires

Placozoaires

Cténophores

Éponges

Groupes extérieurs

0 Temps (en millions d’années)

l’équipe de Paula Welander, à l’université Stanford, aux États-Unis, a montré que ce ne sont pas les éponges, mais leurs bactéries symbiotes, qui possèdent les enzymes nécessaires à la synthèse des stéranes Il n’y a donc plus aucune raison de voir dans les stéranes du Tonien et du Cryogénien des biomarqueurs de la présence d’éponges à ces périodes

UN MIRACULEUX FOSSILE

Enfin, une heureuse surprise concerne un fossile énigmatique à la détermination confuse, Charnia masoni, trouvé en grand nombre sur le site de Mistaken Point, au sud-est de Terre-Neuve, et qui remonte à la fin de l’Édiacarien, entre 580  millions et 538  millions d’années Charnia masoni fait partie des rangéomorphes, des animaux marins ressemblant à des fougères Sa structure était si difficile à caractériser qu’il était impossible de le classer parmi les autres métazoaires. Vu son âge, Philip Donoghue s’y est intéressé pour s’en saisir comme fossile pouvant servir à recalibrer les phylogénies Encore fallait-il pouvoir l’y inclure. C’est ce que l’équipe russo-britannique qu’il a rassemblée a réussi à faire : en 2021, elle a montré que Charnia masoni présente un plan d’organisation bien particulier, construit à partir de branches répétées qui dérivent successivement de branches préexistantes . Ainsi, connaître la morphogenèse de l’animal permet de trouver des homologies avec d’autres embranchements de l’arbre du vivant et de l’intégrer dans une phylogénie Les rangéomorphes y émergent après les éponges et avant les eumétazoaires, clade comprenant les cnidaires (anémones de mer, méduses, coraux…) et les bilatériens (les animaux dotés d’une symétrie bilatérale). Ils y deviennent les plus anciens fossiles datés.

Toutes ces nouveautés permettent d’inclure chaque nœud de la phylogénie dans un intervalle temporel précisément défini. Ainsi, Charnia devient la principale preuve paléontologique de l’ancienneté du nœud des métazoaires. La plus lointaine occurrence, dans la formation de Mistaken Point, est datée de 574,17 ± 0,66  millions d’années Les chercheurs adoptent donc la limite haute (573,51  millions d’années ) comme calibration minimale pour l’émergence des métaozaires. La calibration maximale, 609  millions d’années, correspond à la limite basse de la formation Lantian, où les animaux sont absents Pour le nœud des eumétazoaires, la calibration minimale est à 561,1  millions d’années, avec le cnidaire

Auroralumina attenboroughii, la maximale étant de 590,8  millions d’années, avec la formation de Weng’an Pour les bilatériens, on délaisse le fossile Kimberella, à l’interprétation contestée C’est le gastéropode Aldanella yanjiahensis qui est choisi, trouvé dans une biozone datant au plus tôt de 532  millions d’années. Ce sera la calibration minimale, la maximale restant la formation de Weng’an. Et ainsi de suite.

L’architecture générale de la phylogénie des métazoaires s’est bâtie dans l’Édiacarien £

L’équipe utilise ces calibrations pour tester les huit phylogénies moléculaires possibles des métazoaires, en prenant tous les arbres discutés dans la littérature scientifique Les résultats sont cohérents quelle que soit la phylogénie, et sont majeurs. En exploitant toujours le même logiciel de construction, les nouveaux arbres font émerger l’origine des métazoaires entre 613,2  millions et 593,4  millions d’années, dans l’Édiacarien –, et leurs premières diversifications dans cette même période (voir l’encadré page ci-contre). Ainsi, l’architecture générale de la phylogénie des métazoaires s’est bâtie dans l’Édiacarien, puis les principaux phylums ont émergé dans le Cambrien terminal.

Cette fois - ci , il n’y a plus 115 millions , mais 19  millions d’années entre l’origine des métazoaires postulée par les phylogénies moléculaires et l’âge des premiers fossiles (593,4 millions et 573,51 millions d’années, en prenant les limites hautes ). L’élément clé de ce fossé tient surtout à l’absence de métazoaires dans la formation Lantian Cette donnée sera - t - elle remise en cause ? Tout dépend d’un hypothétique nouveau gisement. D’une certaine manière, peu importe Cette fois-ci, la cohérence avec la géochimie semble correcte, il n’y a donc plus à se poser de question sur la survie de premiers animaux au Cryogénien, désormais uniquement peuplé d’organismes unicellulaires et d’algues n

BIBLIOGRAPHIE

E. Carlisle et al., Ediacaran origin and Ediacaran-Cambrian diversification of Metazoa, Sci. Adv., 2024.

M. O. Brown et al., Sterol methyltransferases in uncultured bacteria complicate eukaryotic biomarker interpretations, Nat. Comm., 2023.

F. S. Dunn et al., The developmental biology of Charnia and the eumetazoan a nity of the Ediacaran rangeomorphs, Sci. Adv , 2021.

J. A. Cunningham et al., The origin of animals : Can molecular clocks and the fossil record be reconciled ?, BioEssays, 2016.

À

PICORER

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GG - RUBBING

Ce comportement entre deux femelles bonobos consiste à frotter mutuellement leurs parties génitales qui sont, presque tout le temps, gonflées chez cette espèce. Cette pratique leur procure du plaisir et apaiserait les tensions dans le groupe.

CHÂTEAU DE LOKI

Nommé d’après le dieu scandinave, ce champ de sources hydrothermales se situe sur la dorsale de Gakkel à 2 352 mètres de profondeur entre le Groenland et la Norvège. Il émet de l’eau très chaude (320 °C) riche en fer et en manganèse, qui donnent à celle-ci une couleur noire – d’où l’appellation « fumeur noir ». Les parties les plus anciennes auraient plus de 9 000 ans.

Derrière les découvertes, les théories, les expériences, il y a des gens qui se rencontrent pour discuter, échanger, qui tissent des amitiés, qui s’inspirent les uns des autres £

KOTERA directrice de l’institut d’astrophysique de Paris

33 000

Sur la planète Wasp-127b, située à 520 années-lumière de la Terre, les vents du courant-jet équatorial soufflent à une vitesse renversante : 33 000 kilomètres par heure ! Dans le Système solaire, Neptune détient le record avec des pointes à 1 800 kilomètres par heure.

VÉSICULE EXTRACELLULAIRE

Les cellules libèrent parfois des bulles membranaires, remplies d’ARN, d’ADN et de protéines. On a longtemps négligé ces vésicules extracellulaires, considérées comme des déchets évacués de la cellule. Mais des biologistes ont découvert que d’autres cellules absorbent ces vésicules, qui interviendraient dans la communication entre cellules au sein d’un individu, et même d’une espèce à une autre.

ORNITHOGRAPHIE

Cette technique inventée par l’artiste Xavi Bou décompose le vol des oiseaux. Elle s’inspire de la chronophotographie – un procédé photographique né au XIXe siècle qui crée une succession de clichés pour mettre en évidence les étapes d’un mouvement imperceptibles à l’œil nu.

C’est, en centimètres, la longueur d’onde du photon émis lors de la transition dite de « retournement de spin » de l’électron dans l’atome d’hydrogène. Ce rayonnement, mesurable par des radiotélescopes, donne la possibilité aux astrophysiciens de cartographier les âges sombres du cosmos, avant la naissance des étoiles et des galaxies.

KUMIKO
p. 38
p. 46
p. 9
p. 32
p. 16

La science expliquée par ceux qui la font

La simulation multiphysique favorise l’innovation

Pour innover, les ingénieurs ont besoin de prédire avec précision le comportement réel de leurs designs, dispositifs et procédés. Comment ? En prenant en compte simultanément les multiples phénomènes physiques en jeu.

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