Cerveau & Psycho
DOSSIER SPÉCIAL L’essor des thérapies psychédéliques N° 120 Avril 2020
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Avril 2020
N°120
POURQUOI LE STRESS DONNE-T-IL DES CHEVEUX BLANCS ?
PSYCHOLOGIE DE LA SOBRIÉTÉ
Minimalisme VIVRE HEUREUX AVEC MOINS
M 07656 - 120S - F: 6,90 E - RD
VIVRE HEUREUX AVEC MOINS
Psychologie de la sobriété NEUROSCIENCES LES CARTES SOCIALES DU CERVEAU
PSYCHOLOGIE
COMMENT BIEN RÉPONDRE AUX QUESTIONS DES ENFANTS ? SANTÉ LE POUVOIR RÉGÉNÉRANT DES BAINS DE FORÊT BEL : 8, 90 € / CAN : 12, 49 $CAN / CH : 15, 50 CHF / DOM : 8, 90 € / LUX : 8, 90 € / TOM : 1 200 XPF
BRAINCAST La voix des neurones Le podcast de Cerveau & Psycho
en partenariat avec l’Institut du Cerveau et de la Moelle épinière
2ème épisode Les effets surprenants des lésions cérébrales
à retrouver sur : www.cerveauetpsycho.fr/sr/braincast/
e d o s i p 2 é ème
n e h o C t n e r u La
r P Bohler n e e i l t s a c b é ave interviewé par S
Neurologue et chercheur en neurosciences.
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N° 120
ÉDITORIAL
NOS CONTRIBUTEURS
p. 22-29
SÉBASTIEN BOHLER
Onur Güntürkün
Professeur de biopsychologie à l’université de la Ruhr, à Bochum, en Allemagne, il étudie le cerveau des oiseaux et teste leurs capacités cognitives de haut niveau.
Rédacteur en chef
Homme ou oiseau ?
p. 30-37
Daniela Schiller
Professeuse de neurosciences et de psychiatrie à l’école de médecine Icahn du Mont Sinaï, à New York, elle explore les cartes mentales grâce auxquelles nous nous repérons dans l’espace des relations sociales.
p. 46-51
Alexandre Lehmann
Chercheur en neurosciences cognitives et directeur d’une équipe de recherche sur la plasticité cérébrale à l’université McGill, à Montréal, il est aussi consultant scientifique sur les substances psychédéliques et leurs effets thérapeutiques.
p. 68-71
Rémy Oudghiri
Sociologue et directeur de Sociovision (cellule prospective de l’Ifop), il a mené une large étude sur les habitudes de rangement des Français et le désir d’allègement vis-à-vis de leurs possessions matérielles.
E
n 2017, une étude de la Royal Society mit en évidence un fait étonnant : les oiseaux qui étaient le plus souvent victimes de collisions fatales avec des automobiles étaient ceux qui avaient les plus petits cerveaux. Les volatiles de plus grande taille, comme les corbeaux ou les geais, y échappaient plus souvent. Pourquoi ? Parce qu’ils disposaient de meilleures capacités d’analyse des trajectoires, d’anticipation des événements et de prise de décision. Nous publions dans ce numéro un article consacré au cerveau et aux capacités cognitives des oiseaux. On y apprend que certains d’entre eux (ceux qui possèdent les plus gros cerveaux) disposent de capacités de raisonnement, de planification et de conscience de soi analogues à celles des humains. Comment y arrivent-ils, sachant que leur encéphale reste tout de même beaucoup plus petit que le nôtre ? Tout simplement parce que celui-ci est organisé différemment, ce qui amène les scientifiques à la notion de convergence évolutive. D’après cette hypothèse, une même fonction (penser) pourrait être réalisée par des moyens biologiques différents – un gros cerveau humain ou un petit cerveau d’oiseau. Mais pour cela, il faut que cette « pensée » soit un avantage en termes de survie. Chez l’oiseau, l’exemple des collisions fatales avec des voitures était l’illustration frappante d’un tel avantage. Chez l’être humain, la conscience est si vaste qu’elle laisse parfois la place à des dérèglements – visions sombres de la dépression, focalisation sur soi, obsessions ou phobies. Il faut alors l’ouvrir, presque la dissoudre, et c’est ce que proposent les nouvelles thérapies qui utilisent des substances psychédéliques pour rendre plus poreuse la frontière entre soi et le monde extérieur, et dénouer ces tensions internes. Il n’est pas rare, d’ailleurs, que les patients en voyage psychédélique se prennent pour des oiseaux, et, sûrs de pouvoir voler, cherchent à se défenestrer. Nous insistons beaucoup, dans ce dossier, sur la nécessité absolue que ces thérapies soient encadrées par des professionnels spécialisés ! £
N° 120 - Avril 2020
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SOMMAIRE N° 120 AVRIL 2020
p. 6
p. 18
p. 22
p. 30
p. 39-59
Dossier p. 40
L’ESSOR DES THÉRAPIES PSYCHÉDÉLIQUES p. 6-38
DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS Changer de personnalité : difficile, pas impossible ! Le stress coupe-faim L’oubli est dans la glie Le sport protège vos neurones Vivre sans odorat Le syndrome du conducteur de Mercedes Gastronome comme une seiche Le moustique joue à chaud et froid Sexe : tout est dans la synchronisation p. 18 FOCUS
Pourquoi le stress donne des cheveux blancs
p. 22 COGNITION ANIMALE
L’étonnant cerveau des oiseaux Comment font-ils pour rivaliser en intelligence avec les primates, avec une cervelle… d’oiseau ? Onur Güntürkün
p. 30 NEUROSCIENCES
Le réseau social dans notre cerveau
Le cerveau humain contient des réseaux de neurones qui esquissent des cartes de son environnement… physique mais aussi social ! Matthew Schafer et Daniela Schiller
p. 40 PSYCHOPHARMACOLOGIE
DES HALLUCINATIONS… POUR ALLER MIEUX ?
LSD, psilocybine, ecstasy… La recherche montre que ces substances peuvent venir en aide aux personnes déprimées, phobiques ou traumatisées. Silke Schilling
p. 46 INTERVIEW
IL FAUT AUTORISER LES THÉRAPIES PSYCHÉDÉLIQUES
La noradrénaline épuise les cellules souches des follicules pileux… Bénédicte Salthun-Lassalle
La légalisation de ces thérapies est en cours, ce qui est une bonne chose, mais dans un cadre très rigoureux. Alexandre Lehmann
p. 52 NEUROSCIENCES
LES PSYCHÉDÉLIQUES, UNE ROUTE VERS LE SOI PROFOND ?
Le LSD, la DMT ou le MDMA, en modifiant la conscience, révèlent les mécanismes intimes de la perception et du soi.
Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur, sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. En couverture : © Somjork/Shutterstock.com
Theodor Schaarschmidt
N° 120 - Avril 2020
5
p. 60
p. 94
p. 72
p. 76
p. 80
p. 86
p. 92
p. 60-79
p. 80-91
ÉCLAIRAGES
VIE QUOTIDIENNE LIVRES
p. 60 À LA UNE
p. 80 LES CLÉS DU COMPORTEMENT
p. 92-98
Le minimalisme n’est pas une rupture avec la société de consommation mais sa prochaine étape.
Les shinrin-yoku japonais font un tabac : on s’aperçoit de leurs vertus pour l’équilibre mental et corporel…
Theodor Schaarschmidt
Daniela Haluza
p. 92 SÉLECTION DE LIVRES La Voiture qui en savait trop Connectés et heureux La Belle au bois dort-elle vraiment ? La Thérapie de la dernière chance Le Tabac en questions Pour en finir avec le harcèlement
p. 68 À LA UNE - INTERVIEW
p. 86 ÉCOLE DES CERVEAUX
p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE
Minimalisme :
Un bain de forêt,
le bonheur est dans le peu ? et ça repart !
Trouver l’équilibre entre posséder et renoncer Rémy Oudghiri
p. 72 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL YVES-ALEXANDRE THALMANN
Le mythe du désir spontané
On lit parfois qu’il suffit de bien communiquer pour créer le désir. Erreur ! p. 76 UN PSY AU CINÉMA
L’hyperviolence du Joker
Le personnage joué par Joachim Phoenix nous met en garde : une société où les malades mentaux ne sont plus pris en charge devient explosive !
JEAN-PHILIPPE LACHAUX
« Dis Maman, pourquoi… ? »
Votre enfant vous assaille de questions ? Bonne nouvelle ! Cela va stimuler quatre fonctions essentielles de votre cerveau (et du sien). p. 90 LA QUESTION DU MOIS
Nos goûts alimentaires sont-ils dans nos gènes ?
Si le goût pour l’amer est en grande partie déterminé génétiquement, les autres préférences sont plutôt inculquées par l’habitude ou l’éducation. Wolfgang Meyerhof
Jean-Victor Blanc
N° 120 - Avril 2020
SEBASTIAN DIEGUEZ
Cinq heures avec Mario : pourquoi parle-t-on aux morts ?
Carmen veille le corps de son mari la nuit qui précède son enterrement. Elle lui parle toute la nuit. Une magnifique œuvre qui détaille la mécanique du deuil avec une étonnante exactitude scientifique.
DÉCOUVERTES
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p. 18 Pourquoi le stress donne des cheveux blancs p.22 L’étonnant cerveau des oiseaux p. 30 Le réseau social dans notre cerveau
Actualités Par la rédaction PSYCHOLOGIE
Changer de personnalité : difficile, pas impossible Le plus souvent, les personnes désireuses de changer un aspect de leur personnalité n’y arrivent pas seules. Mais la tâche n’est pas insurmontable. E. Baranski et al., Journal of Research in Personality, 26 décembre 2019.
© Goodstudio/Shutterstock.com
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ui n’a jamais souhaité changer au moins un aspect de sa personnalité ? Par exemple pour s’affirmer un peu plus dans un groupe ou se laisser un peu moins déstabiliser par les épreuves ? Une étude menée par Erica Baranski, de l’université de l’Arizona, et ses collègues confirme que ce type d’objectif est largement partagé, mais indique qu’il vaut alors mieux ne pas compter seulement sur la force de sa volonté. Les chercheurs ont analysé la personnalité de près de 900 personnes âgées de 19 à 82 ans, grâce au modèle dit du « Big Five », le plus utilisé en psychologie. Ce modèle décompose la personnalité en cinq traits : l’extraversion, le caractère consciencieux, l’agréabilité, l’ouverture à l’expérience et le névrosisme (ou instabilité émotionnelle). Après avoir rempli un questionnaire évaluant
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PSYCHOLOGIE SOCIALE RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO
Des halocarbures dans l’hydrosphère H. C. Shulman et al., Journal of Language and Social Psychology, le 29 janvier 2020.
DES CHANGEMENTS, MAIS PAS CEUX SOUHAITÉS Malheureusement, lors de la seconde campagne de mesure, leur personnalité n’avait pas changé dans le sens désiré... Soit parce qu’elle était restée stable, soit parce qu’elle s’était modifiée d’une autre façon – en particulier chez les étudiants, qui sont dans une période de la vie propice aux évolutions. Ainsi, ceux qui souhaitaient devenir plus extravertis n’avaient pas changé sur ce trait, mais avaient souvent vu leur agréabilité augmenter. Sans doute car en essayant de sortir un peu de leur coquille, ils s’étaient montrés plus amicaux avec les autres.
Changer seul n’a donc rien de simple. D’abord parce qu’on ne sait pas toujours comment s’y prendre, et ensuite parce qu’on a tôt fait de rediriger son énergie vers des objectifs plus tangibles qu’une modification de sa personnalité – réussir un examen, gagner de l’argent… Toutefois, cela ne signifie pas qu’il soit impossible d’évoluer. D’autres travaux montrent en effet qu’une intervention psychologique adaptée ou une psychothérapie le permettent : certains programmes d’entraînement aux compétences émotionnelles (visant à mieux identifier, comprendre et réguler ses émotions) entraînent par exemple une augmentation de l’extraversion et de la stabilité émotionnelle en six semaines. Dans une étude, les participants sont même parvenus à évoluer sans ce type de formation, simplement grâce à un rappel régulier de leurs objectifs. « Il est prouvé en psychologie clinique que l’accompagnement thérapeutique entraîne un changement de personnalité et de comportement, et il existe des preuves récentes que c’est aussi possible grâce à de simples interactions régulières avec un expérimentateur », résume Erica Baranski. « Mais lorsque les individus sont laissés à eux-mêmes, le changement est moins probable. » £ Guillaume Jacquemont
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ire un tel titre ne vous donnera sûrement pas envie de découvrir la suite. En réalité, c’est même pire, révèle une étude de l’université de l’Ohio : utiliser des termes techniques pour parler du réchauffement climatique pourrait créer un rejet de la part du public, voire du scepticisme. Même chose pour les vaccins : si certains nient leurs bénéfices, c’est peut-être parce qu’ils se sentent exclus lorsqu’ils entendent des informations scientifiques sur ce sujet, et qu’ils ne les comprennent pas. Pour le prouver, les chercheurs américains ont fait lire à 650 volontaires non scientifiques des textes concernant trois sujets de pointe : les robots chirurgicaux, les voitures autonomes et l’impression 3D. Une moitié d’entre eux lisaient un texte dont avait été expurgé tout terme technique jargonneux, tandis que l’autre moitié lisait les articles des scientifiques, la moitié de ces derniers ayant tout de même accès aux définitions des mots jargonneux. Mais peu importe : tous ceux ayant découvert les sujets dans le langage hermétique des chercheurs, même expliqué, ont ensuite annoncé qu’ils n’aimaient pas les sciences, voire qu’ils ne croyaient pas ce qui leur était raconté. Alors que les personnes ayant lu les textes simples et compréhensibles se sont dites intéressées, voire scientifiques dans l’âme. Savoir communiquer les sciences est donc déterminant pour susciter l’adhésion, et non le rejet qui fait le lit des fake news. Ainsi, un meilleur titre eût été : « Des gaz à effet de serre dans l’océan »… Quitte à préciser ensuite qu’il s’agit d’un type particulier de gaz à effet de serre, et que l’hydrosphère inclut aussi les cours d’eau et la vapeur d’eau de l’atmosphère. £ Bénédicte Salthun-Lassalle
© Travis182/Shutterstock.com
ces cinq traits, les participants devaient préciser s’ils essayaient actuellement de faire évoluer un aspect de leur personnalité, et lorsque c’était le cas, préciser ce qu’ils cherchaient à modifier. Six mois ou un an plus tard, leur personnalité était à nouveau mesurée. Les résultats ont tout d’abord confirmé que le désir de changement est très répandu dans la population. Les participants souhaitaient en particulier devenir plus sociables (une facette de l’extraversion, caractérisée notamment par l’aisance en groupe), plus consciencieux (pour avancer plus vite dans leur travail) et plus stables émotionnellement (pour se sentir moins anxieux et déprimés).
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© Tim Flach
Les corbeaux ont des aptitudes cognitives similaires à celles des primates. Pourtant, leur cerveau est bien plus petit…
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DÉCOUVERTES Cognition animale
L’étonnant cerveau des
oiseaux Par Onur Güntürkün, professeur de biopsychologie à l’université de la Ruhr, à Bochum, en Allemagne.
Ils savent se reconnaître dans un miroir, ou utiliser des outils rudimentaires pour parvenir à leurs fins. Pourtant, ils ont… une cervelle d’oiseau. Paradoxe ?
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ertie est une pie européenne, comme vous en avez déjà souvent croisé. Sauf que celle-ci nous a étonnés un jour de 2006, en se prêtant à l’une de nos expériences dans notre laboratoire de l’université de la Ruhr, à Bochum, en Allemagne. Mes collègues, Helmut Prior, Ariane Schwarz, et moi-même avons recouvert sa tête d’un linge afin de coller un bout de post-it jaune sur le plumage noir de sa gorge, sans qu’elle ne s’en rende compte. Puis, retirant le tissu, nous l’avons laissée seule face à un miroir et sommes allés l’observer sur un écran depuis une autre pièce. Qu’a fait l’oiseau, alors ? Se voyant dans le miroir, Gertie s’est tout de suite gratté vigoureusement la gorge pour retirer le post-it. Cette expérience dite « du miroir » est un test pour déterminer si un être vivant est capable de se reconnaître. Les enfants, à partir
EN BREF £ Les corvidés, perroquets et autres oiseaux ont des aptitudes cognitives de haut niveau, comme le raisonnement, la flexibilité mentale, la planification, la cognition sociale et l’imagination. £ Or leur cerveau est minuscule et dénué de cortex, contrairement à celui des mammifères, qui est plus gros et dont le cortex assure justement ces capacités cognitives complexes. £ Le cerveau des oiseaux « compense » avec une grande densité de neurones et des signaux neuronaux qui circulent plus vite entre les réseaux cérébraux.
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de l’âge de 18 mois, et les singes, entre autres, passent ce test haut la main, preuve qu’ils comprennent que l’image renvoyée par le miroir est la leur. Mais jamais encore on n’avait vu un oiseau réussir ce test. Gertie l’a fait. Et, une fois débarrassée du papier jaune, elle s’est détendue en se regardant dans le miroir… « MIROIR MON BEAU MIROIR, DIS-MOI QUI EST LA PLUS BELLE ? » Le succès de notre pie était-il le fait d’un heureux et excitant hasard ? Gertie n’a-t-elle pas simplement cherché à se débarrasser de quelque chose qui la grattait ? Pour en avoir le cœur net, nous avons à nouveau testé Gertie dans des conditions identiques, mais, dans un premier cas, l’autocollant était noir et à peine visible sur ses plumes, et dans un second, il était toujours jaune sans miroir face à l’oiseau. Dans aucun des deux cas, notre pie n’a cherché à retirer l’autocollant. Parce qu’elle ne le voyait pas sur son propre plumage. Et comme d’autres pies se sont comportées de cette façon dans les mêmes circonstances, nous en avons conclu que ces oiseaux comprennent que, dans un miroir, c’est leur reflet qu’ils voient.
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Le rÊseau social dans notre cerveau N° 120 - Avril 2020
DÉCOUVERTES Neurosciences
Par Matthew Schafer et Daniela Schiller, respectivement doctorant en neurosciences à l’école de médecine Icahn du Mont Sinaï, à New York, et professeuse associée de neurosciences et de psychiatrie à l’école de médecine Icahn du Mont Sinaï.
O © Kokauh13-Edel/Shutterstock.com
n nous dit souvent qu’il n’y a pas de raccourcis dans la vie. Mais le cerveau – même celui d’un rat – ignore complètement ce genre de conseils. En fait, c’est une véritable machine à trouver des raccourcis. En 1948, Edward Tolman, de l’université de Californie, à Berkeley, réalise une curieuse expérience où un rat affamé est placé sur une table ronde au bout de laquelle s’ouvre un couloir sombre et étroit. L’animal s’y engage, tourne à gauche, puis deux fois à droite, avant de courir le long d’une étroite bande bien éclairée. Au bout de ce périple l’attend une tasse de nourriture. Il n’y a aucun choix à faire : le rat doit suivre le seul chemin possible. Et il le fait, encore et encore, pendant quatre jours. UN CONCEPT CLÉ : LES CARTES COGNITIVES Mais le cinquième jour, le décor a changé. Il y a toujours le couloir principal face à lui, mais également 18 autres embranchements qui partent du centre pour se diriger vers la périphérie de la table (voir la figure page 32). L’animal, naturellement, prend le couloir principal car il sait que celui-ci mène à la nourriture. Mais très vite, il se heurte à un mur : ce chemin a été obturé. Il
Où se situe votre collègue de bureau dans la hiérarchie de votre entreprise ? Votre boulanger est-il plus proche de vous socialement que votre voisin de palier ? Toutes ces informations sont cartographiées par la même zone du cerveau qui vous aide à vous repérer dans le métro ou sur un plan !
EN BREF £ Notre cerveau dresse des cartes mentales de l’environnement, grâce auxquelles il établit les meilleurs itinéraires possibles. £ Mais ses capacités de cartographie dépassent l’espace physique et seraient un moyen plus général d’organiser l’information. £ Les cartes mentales représenteraient ainsi également l’espace social, en indiquant où les autres se situent au sein des hiérarchies de groupe et à quel point ils nous sont proches.
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revient donc sur ses pas et commence à chercher des alternatives. Il fait quelques pas dans des branches secondaires, puis se décide brusquement et court vers la sixième à gauche du couloir. Et c’est celle qui mène à la nourriture ! Pour les psychologues de l’époque, ce comportement du rat représente un exploit remarquable. En effet, la principale théorie sur l’apprentissage des animaux postulait alors que les agissements d’un rat placé dans un labyrinthe reposent uniquement sur la construction de liens entre des stimuli et des réponses comportementales. Toujours selon cette théorie, lorsque le comportement adopté face à un stimulus présent dans l’environnement est couronné de succès, les connexions neurales qui représentent cette association se renforcent. Dans une telle optique, le cerveau fonctionne comme un standard téléphonique, qui ne maintient que les connexions les plus robustes et les plus fiables entre les appels entrants de nos organes sensoriels et les messages sortants vers les muscles. Mais ce modèle est incapable d’expliquer la capacité du rat à choisir correctement un raccourci dès le départ, sans l’avoir expérimenté au préalable. C’est alors qu’une école de pensée
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COMPLÉTEZ VOTRE COLLECTION DÈS MAINTENANT !
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N° 119 (mars. 20) réf. CP119 N° 113 Septembre 2019
Cerveau & Psycho
Cerveau & Psycho
Cognition incarnée
QUAND LE CORPS STIMULE LA PENSÉE
Septembre 2019
N°113
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N° 118 (fév. 20) réf. CP118
N° 117 (janv. 20) réf. CP117
N° 116 (déc. 19) réf. CP116
N° 115 (nov. 19) réf. CP115
N° 114 (oct. 19) réf. CP114
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LA TÉTINE ENTRAVE-T-ELLE LE DÉVELOPPEMENT DES ENFANTS ?
Cognition incarnée QUAND LE CORPS STIMULE LA PENSÉE NEUROSCIENCES NOTRE CERVELET, UN DEUXIÈME CERVEAU BIEN UTILE
CONCENTRATION COMMENT GÉRER SES SAUTES D’ATTENTION
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CULTE LES MESSES EN SOUVENIR DE JOHNNY
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SYNDROME DE BAMBI QUAND LES DESSINS ANIMÉS TRAUMATISENT
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27/06/2019 18:16
N° 113 (sept. 19) réf. CP113
N° 112 (juil.-août 19) réf. CP112
N° 111 (juin 19) réf. CP111
N° 110 (mai 19) réf. CP110
N° 109 (avr. 19) réf. CP109
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OUI, je commande des numéros de Cerveau & Psycho, au tarif unitaire de 8,90 €
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Dossier SOMMAIRE
p. 40 Des hallucinations… pour aller mieux ? p. 46 Interview Il faut autoriser les thérapies psychédéliques
L’ESSOR DES THÉRAPIES PSYCHÉDÉLIQUES
p. 52 Les psychédéliques, une route vers le soi profond ?
LSD, psilocybine, mescaline, MDMA…
Bientôt sur ordonnance ? Non, vous n’hallucinez pas : dans ce dossier, nous faisons le point sur les recherches scientifiques et médicales sur les drogues dites « psychédéliques », aux effets psychoactifs, et notamment hallucinogènes. Leur pouvoir : agir sur de multiples réseaux cérébraux et transformer en profondeur nos perceptions et notre conscience. Or, la découverte fondamentale est que les psychédéliques seraient vraisemblablement des catalyseurs des thérapies mentales de nombreux troubles aujourd’hui souvent mal traités : stress, anxiété, dépression, toxicomanie… Une seule dose de ces substances augmente l’efficacité des traitements psychologiques : les premiers essais cliniques révèlent ainsi que les patients ayant absorbé de telles molécules pendant leur psychothérapie ont beaucoup plus de chances de voir leurs symptômes disparaître que des sujets n’en ayant pas consommé. Mais il faut pour cela que la prise du psychédélique soit sérieusement encadrée par des thérapeutes compétents, afin d’éviter tout effet secondaire indésirable, comme c’est malheureusement parfois le cas lors de prises récréatives non contrôlées. De nombreuses études restent à mener, mais il est probable que ces substances reviennent sur le devant de la scène thérapeutique. Alors, il vous faudra effectivement une ordonnance. Bénédicte Salthun-Lassalle N° 120 - Avril 2020
Dossier
DES HALLUCINATIONS… Par Silke Schilling, journaliste scientifique à Berlin.
Pendant longtemps, les substances comme le LSD, la psilocybine ou la MDMA ont eu mauvaise presse auprès des chercheurs. Mais c’est en train de changer : ces drogues seraient des outils intéressants pour lutter contre les peurs, la dépression ou les traumatismes.
La recherche va-t-elle sonner le retour en grâce thérapeutique des drogues psychédéliques ? Uniquement sur prescription médicale.
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© Yaroslav Kushta / Getty Images
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POUR ALLER MIEUX ?
E © Shutterstock.com/Neon Fizz
n février 2014, la revue Scientific American lançait un appel pour assouplir la législation sur les drogues psychoactives, comme la MDMA (le principe actif de l’ecstasy, la « drogue de l’amour ») et le LSD. Bien que certaines de ces substances aient été développées pour un usage pharmaceutique, le gouvernement américain avait interdit leur utilisation à des fins thérapeutiques en 1970 – et les avait donc classées dans l’Annexe I, la catégorie de stupéfiants la plus stricte de la législation américaine. La consommation de ces drogues est réglementée de manière similaire en France, en Allemagne et dans la plupart des autres pays du monde ; leur commerce et leur vente sont punis par la loi. Certes, cela permet d’éviter, ou tout au moins de limiter, l’utilisation abusive et récréative de ces substances, mais cela freine aussi la recherche médicale. Une contrainte regrettable, étant donné l’augmentation du nombre de maladies mentales, que les psychotropes disponibles sur le marché depuis soixante-dix ans sont souvent incapables de traiter.
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LA DROGUE DE L’AMOUR CONTRE LES TRAUMATISMES Peu après l’appel de notre confrère américain, des changements se sont amorcés. Fin novembre 2016, l’Agence américaine du médicament, la Food and Drug Administration (FDA), donnait son feu vert à l’Association pluridisciplinaire pour les études psychédéliques (la Multidisciplinary Association for Psychedelic Studies ou MAPS), établie en Californie, pour mener des études dites « de phase III » avec la MDMA. Ce produit chimique est censé faciliter le traitement des sy ndromes de stress
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DOSSIER L’ESSOR DES THÉRAPIES PSYCHÉDÉLIQUES
LES PSYCHÉDÉLIQUES,
N° 120 - Avril 2020
UNE ROUTE VERS LE SOI PROFOND ? Ces molécules, en créant une forme de minichaos dans le cerveau, libèrent des forces inconscientes que l’on pourrait alors remodeler. Un espoir pour la dépression, les TOC ou les addictions, et une voie d’étude fondamentale de notre conscience. Par Theodor Schaarschmidt, psychologue, journaliste scientifique à Berlin.
EN BREF £ Sous l’influence des drogues psychédéliques, les cellules nerveuses se comportent de manière beaucoup plus chaotique. £ En même temps, la pensée devient sans limite, la frontière entre le soi et l’environnement devient fluide. £ Les drogues psychédéliques permettent aujourd’hui d’améliorer la dépression, les addictions, certains troubles obsessionnels compulsifs, voire le sort de patients en soins palliatifs. © Yaroslav Kushta / Getty Images
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On redécouvre aujourd’hui que les drogues hallucinogènes ont un intérêt comme outil thérapeutique. Et aussi pour étudier différents états de conscience modifiée... sous strict contrôle médical.
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ur le coup de 5 heures de l’aprèsmidi, Albert Hofmann se rendit compte que quelque chose d’anormal se produisait. Il nota dans son journal : « Vertiges, anxiété, troubles visuels, paralysie, rires. » Sur le chemin du retour, à vélo, « tout fluctuait dans mon champ de vision et était distordu comme dans un miroir déformant. J’avais aussi le sentiment que mon vélo n’avançait pas. » Croisant sa voisine, madame R., il vit « une sorcière sournoise au visage bariolé ». Quelques heures plus tard, l’expérience – initialement désagréable – s’inverse : « Je commençai à comprendre et même à apprécier le jeu inédit des couleurs et des formes qui se formait derrière mes paupières quand je fermais les yeux. »
ÉCLAIRAGES
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À LA UNE
p.60 Minimalisme : le bonheur est dans le peu ? p. 68 Interview Trouver l’équilibre entre posséder et renoncer
Minimalisme Le bonheur est dans le peu ? Par Theodor Schaarschmidt, psychologue et journaliste scientifique à Berlin.
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eigneur, pourquoi ne m’achetez-vous pas une Mercedes Benz ! » chantait Janis Joplin en 1970. Cette chanson, où tous ses amis finissaient par conduire une Porsche, était une satire grinçante de nos efforts pour gagner du prestige – et supposément du bonheur – en acquérant des symboles de statut social coûteux. La marque Mercedes a par la suite utilisé cette chanson dans plusieurs publicités télévisées, malgré le message ironique sousjacent. La chanteuse de blues elle-même n’était pas à l’abri des tentations matérielles : elle conduisait effectivement une Porsche décapotable aux couleurs vives.
Ce que nous considérons comme nous appartenant façonne notre identité. William James (1842-1910), père de la psychologie moderne, le disait déjà : pour lui, le moi n’était pas limité au seul corps et à l’esprit, mais englobait tout ce qui entoure une personne : sa famille, ses amis, ses vêtements, ses biens matériels. Ce « moi étendu », si nous n’y prêtons pas forcément attention, se rappelle à notre souvenir dès que nous perdons les biens en question. Ainsi, en 1991, des chercheurs ont étudié les conséquences psychologiques d’un incendie dévastateur en Californie. Les pertes matérielles provoquées par le sinistre furent largement remboursées par les assurances,
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© Shutterstock.com/Maksym Bondarchuk
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Fatigués de consommer, nous serions de plus en plus nombreux à vouloir une vie plus simple et dépouillée. Mais est-ce vraiment la voie vers le bonheur ?
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p. 72 Le mythe du désir spontané p. 76 L’hyperviolence du Joker
EN BREF £ La société de consommation a traditionnellement mis l’accent sur les biens matériels comme moyen d’accéder au bien-être. £ Les partisans du minimalisme, eux, cherchent le bien-être en réduisant au maximum leurs possessions. £ Mais cette alternative à la consommation reste assez préoccupée par la « bonne dose » de ce qu’il faut ou non posséder, et alimente aussi un marché. £ Le bien-être subjectif n’est pas lié à la quantité de ce que l’on possède, mais à notre capacité à investir d’affect ce qui nous entoure.
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ÉCLAIRAGES Un psy au cinéma
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JEAN-VICTOR BLANC
Médecin psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, et enseignant à Sorbonne Université.
L’hyperviolence du Joker La maladie psychiatrique du Joker n’est pas réaliste. Mais la violence qui l’entoure, si.
e film Joker, du réalisateur américain Todd Phillips, a été le grand triomphe du box-office mondial en 2019. Une réussite commerciale doublée d’un succès critique, puisqu’il a remporté plusieurs prix prestigieux (notamment le Lion d’Or à la Mostra de Venise, ainsi que les Oscars du meilleur acteur et de la meilleure musique originale). Centré sur le meil leur ennemi de Batman, ce film surprend tant il tranche avec les histoires classiques de super héros. Il est en effet très loin des productions manichéennes et simplistes livrées à la chaîne par Disney dans l’univers cinématographique
£ Si les multiples symptômes dont il souffre ne correspondent pas à une maladie précise, l’engrenage que nous montre le film est plutôt réaliste – bien qu’exacerbé. £ En effet, les personnes souffrant de troubles psychiques sévères sont souvent brutalisées, ce qui augmente leur risque de basculer à leur tour dans la violence.
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Marvel (qui contient notamment les Iron Man, Hulk et autres Avengers). Surtout, il offre un regard intéressant non seulement sur son person nage principal, mais aussi sur la violence de la société dans laquelle il évolue. DE CLOWN À MEURTRIER L’histoire est celle d’Arthur Fleck, magistrale ment incarné par Joaquin Phoenix. Ce person nage vit dans une Gotham City préapocalyptique, touchée par une crise économique majeure qui aggrave la paupérisation et la diffusion d’un sen timent antiélites. Arthur partage un appartement miteux avec sa mère malade, exerce un métier qu’il trouve peu gratifiant – il travaille dans une agence de clowns professionnels mais rêve d’être humoriste –, et a peu de relations sociales : en dehors de sa mère, il ne fréquente que ses collè gues, qui lui infligent de multiples brimades. Une succession d’événements vont précariser sa
© Warner Bros. France / Capture écran
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EN BREF
£ Le film Joker nous montre la métamorphose d’Arthur Fleck, un jeune homme fragile psychologiquement, en bouffon meurtrier.
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À voir
Un film de Todd Phillips En salles depuis le 9 octobre 2019
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VIE QUOTIDIENNE
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p. 80 Les clés du comportement p. 86 « Dis Maman, pourquoi…? » p. 90 Nos goûts alimentaires sont-ils dans nos gènes ?
Un bain de forêt, et ça repart ! Par Daniela Haluza, professeuse de santé publique dans le département d’hygiène et de médecine environnementale, à l’université de médecine de Vienne.
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La pratique du bain de forêt est à la mode. Elle détendrait, ressourcerait et combattrait diverses pathologies physiques et mentales. Qu’en dit la science ?
l y a quelque chose de magique à se promener dans les profondeurs d’une forêt. Le chemin doucement sinueux m’emmène loin de la vie quotidienne trépidante vers une source de paix agréable. De hauts arbres imposants me saluent solennellement. L’atmosphère est en train de changer. Je respire un air frais et pur, imprégné de l’odeur épicée de la terre humide et de la mousse. Puis je remarque de petites choses, les formations de champignons sur des racines rustiques, les herbes forestières à petites fleurs, le chant des oiseaux dans la canopée, à travers laquelle les rayons du soleil se brisent de temps en temps. Il est à la fois rafraîchissant et réconfortant d’être si proche de la nature. Après quelques heures, j’ai l’impression que quelqu’un a appuyé sur le bouton de réinitialisation de mon corps, et je repars rajeunie de l’intérieur, pour
EN BREF £ Il y a déjà longtemps, les autorités japonaises ont postulé que le contact étroit avec la nature contribuait au bien-être mental de l’homme. £ Depuis quelques années, des médecins au Japon, en Corée et de plus en plus dans le reste du monde, ont bel et bien révélé les avantages des bains de forêt sur les systèmes cardiovasculaire et immunitaire, le stress et les fonctions cognitives. £ Aujourd’hui, les médecins « prescrivent » de plus en plus la nature pour diverses maladies.
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ainsi dire. Peut-être avez-vous vécu la même expérience ? Vous êtes-vous alors demandé ce qui vous était arrivé dans ces bois ? LA THÉRAPIE FORESTIÈRE EST NÉE AU JAPON Vivre dans la nature, oublier le temps : la plupart des gens, qu’ils soient installés à la campagne ou en ville, gardent un souvenir positif de leurs séjours en forêt, surtout dans les moments d’insouciance de leur enfance. Depuis quelques années, ces expériences d’immersion, sans eau ni savon, dans de vertes frondaisons pour un rafraîchissement mental et physique ont reçu un nom : « bains de forêt », traduit du japonais shinrin-yoku, un terme inventé dans les années 1980 par le ministère de l’Agriculture, des Forêts et de la Pêche nippon. Ce type de régénération
Š Charlotte Martin/www.c-est-a-dire.fr
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LIVRES
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p. 92 Sélection de livres p.94 Cinq heures avec Mario : pourquoi parle-t-on aux morts ?
SÉLECTION
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Par Laurence Devillers
INTELLIGENCE ARTIFICIELLE La Voiture qui en savait trop Jean-François Bonnefon Humensciences 2019, 182 pages, 19 €
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a-t-on construire des voitures sans conducteur programmées pour tuer ? Telle est la question, provocante, que pose ici Jean-François Bonnefon, directeur de recherche en psychologie cognitive au CNRS. Car demain, les voitures autonomes devront peut-être prendre des décisions fatales, par exemple si la seule solution pour sauver des enfants est de détourner le véhicule de leur chemin en le projetant contre un mur – et ainsi de sacrifier le conducteur. Quelles sont alors les normes et les valeurs que nous voulons programmer dans l’ordinateur de ces voitures ? Pour le déterminer, l’auteur et ses collègues ont élaboré une étude connue sous le nom de « machine morale ». Il s’agissait de consulter la population sur ce que la voiture doit décider dans des situations plus ou moins absurdes, générées aléatoirement : sauver la vie de trois vieillards ou bien celle d’un enfant ? Celle d’une femme enceinte qui traverse hors des clous ou celle d’un homme qui respecte les règles ? Chacun peut répondre à ces dilemmes sur un site internet créé par les chercheurs. Cette enquête a rencontré un succès considérable : 40 millions d’internautes avaient donné leur opinion en janvier 2018. Il en est ressorti de nombreux enseignements, comme le fait que nous appliquons trois critères principaux pour décider qui sauver : l’espèce (les humains avant les animaux), le nombre (le plus de vies possible doivent être épargnées) et l’âge (les enfants d’abord). Les résultats ont fait couler beaucoup d’encre et une partie d’entre eux ont été publiés dans la prestigieuse revue Nature… Cet ouvrage relate par le menu l’histoire de cette étude hors norme. Bien sûr, la plupart des dilemmes proposés ne correspondent pas à des situations que rencontreront réellement les voitures autonomes. Mais ils font remonter nos stéréotypes et nos différences culturelles, et nous forcent à réfléchir à bien des questions éthiques posées par cette nouvelle technologie. La promesse des voitures autonomes est de sauver des vies. Si nous voulons qu’elle devienne réalité et que ces engins soient acceptés par la population, nous ne nous épargnerons pas ce type de questionnement. Laurence Devillers est professeuse en intelligence artificielle à l’université Paris-Sorbonne et chercheuse au Limsi-CNRS, à Orsay.
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SANTÉ Connectés et heureux Marie-Pierre FourquetCourbet et Didier Courbet Dunod 2020, 240 pages, 18,90 €
I
nternet, réseaux sociaux, jeux vidéos… Bien des spécialistes alertent sur les dangers que font peser les écrans sur notre santé mentale et physique. Sans nier ces risques – auxquels ils consacrent une bonne partie de leur ouvrage –, Marie-Pierre FourquetCourbet et Didier Courbet soulignent que tout n’est pas noir pour autant : une utilisation raisonnée peut aussi procurer certains bénéfices, notamment sur l’humeur ou l’isolement. En s’appuyant sur les recherches scientifiques et sur une analyse fine de la notion de bien-être, les auteurs délivrent alors des conseils pour développer son « intelligence numérique », afin d’établir une relation plus saine avec les écrans.
NEUROLOGIE La Belle au bois dort-elle vraiment ? Laurent Vercueil Humensciences
2020, 221 pages, 19 €
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t si certains personnages des contes populaires avaient été inspirés par des troubles neurologiques particulièrement frappants ? Telle est l’hypothèse du neurologue Laurent Vercueil dans ce livre. Prenez par exemple la Belle au bois dormant : bien des pathologies expliquent que l’on sombre brutalement dans le sommeil ou dans un état qui y ressemble – locked-in syndrome, narcolepsie, encéphalite léthargique… L’auteur mène alors l’enquête, traquant des signes cliniques révélateurs dans ces histoires transmises à travers les âges. Sous cet angle ludique, il distille nombre d’informations sur le cerveau et sur les étonnants troubles qui l’affectent.
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COUP DE CŒUR Par Pascale Desrumaux
ADDICTION Le Tabac en questions Vincent Seutin (dir.) Mardaga PSYCHIATRIE La Thérapie de la dernière chance Sophie Tran Van et Emmanuel Goldenberg Odile Jacob
2019, 288 pages, 22,90 €
A
busée sexuellement pendant l’enfance, Sophie Tran Van souffre d’un stress posttraumatique. Pendant quatre ans, elle a consulté le psychiatre Emmanuel Goldenberg. Tous deux décrivent ici le déroulement de la thérapie menée, chacun racontant les scènes de son point de vue. Sophie Tran Van nous dit ses douleurs quotidiennes, ses peurs quand elle affronte son passé, ses joies quand elle progresse, tandis qu’Emmanuel Goldenberg explique les techniques qu’il utilise, mais également les moments de blocage où il faut innover face à l’urgence. Un témoignage émouvant aussi bien qu’un éclairage instructif sur les difficultés du soin mental.
2020, 256 pages, 19,90 €
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et-on sa santé en danger si on ne fume que rarement ? Vaut-il mieux arrêter le tabac d’un coup ou progressivement ? Risque-t-on de rechuter si on refume une cigarette après une période d’abstinence ? Au fil de 30 questionsréponses, cet ouvrage écrit par un collectif d’experts fait le point sur le tabagisme et sur les moyens de le combattre. Sans oublier de rappeler la nocivité de cette pratique par quelques chiffres éloquents : on apprend par exemple qu’elle réduit l’espérance de vie de dix ans en moyenne et qu’au niveau mondial elle représente un coût annuel de près de 2 000 milliards d’euros pour la société…
PSYCHOLOGIE SOCIALE Pour en finir avec le harcèlement Bruno Humbeeck Odile Jacob 2019, 239 pages, 21,90 €
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ans ce livre novateur, le psychopédagogue et chercheur Bruno Humbeeck analyse le harcèlement à l’école, au travail et sur Internet. Pour remonter aux racines de ce phénomène protéiforme et mouvant, il s’inspire de l’éthologie et des différentes formes d’agressivité constatées dans le monde animal. Pour lui, le harcèlement puise son origine dans l’agressivité dite « hiérarchique » : celle qui vise à s’assurer une position privilégiée au sein du groupe, afin d’avoir un meilleur accès aux ressources – principalement le sexe, l’argent et la gloire dans le cas de l’être humain. Reste que les formes prises par le harcèlement s’expliquent par des caractéristiques propres à notre espèce. Bruno Humbeeck développe à ce propos une thèse passionnante, en analysant différents types de rapports humains et sociétaux : l’individualisme versus le collectivisme, et la compétition versus la coopération. Son talent est de montrer que ces rapports produisent des formes variées de contextes, de climats et de fonctionnements groupaux, qui génèrent des types spécifiques de harcèlement. Au Japon, par exemple, le mélange d’esprit de compétition et de collectivisme entraîne des phénomènes de persécution de groupe envers ceux qui se distinguent de la norme. L’auteur décrit ensuite la façon dont le harcèlement se met en place de façon progressive, de l’isolement de la victime jusqu’à son « anéantissement ». Son objectif, en disséquant ainsi ce comportement, n’est autre que d’apprendre à mieux le combattre. S’il aurait gagné à faire davantage le lien avec les recherches sur le harcèlement moral au travail, son livre reste extrêmement utile. Il présente en effet des stratégies concrètes pour les victimes, les institutions (écoles ou entreprises) et la société. Cela va de conseils individuels pour éviter d’être victime de comportements inappropriés à des outils institutionnels, en passant par la description des dispositions légales. Nombre de ces outils – telle une application appelée « cyber help » – sont inédits, Bruno Humbeeck ayant participé à leur expérimentation en Belgique. Au final, ils apparaissent aussi intelligibles dans leurs principes qu’efficaces dans leur mise en œuvre. Pascale Desrumaux est professeuse de psychologie du travail à l’université de Lille.
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LIVRES Neurosciences et littérature
SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.
Cinq heures avec Mario
Pourquoi parle-t-on aux morts ?
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Le roman de l’écrivain espagnol Miguel Delibes nous offre une vision poignante du deuil, déroutante mais fidèle aux recherches modernes sur le sujet.
omment faut-il réagir à la mort d’un proche ? On sait bien qu’il n’existe pas de formule magique pour faire face à une situation aussi tragique. Pourtant, les arts et la philosophie ont abondamment disserté de ce « cruel tourment » – selon l’expression de l’essayiste anglais Robert Burton (1577-1640) –, et les sites archéologiques funéraires témoignent de l’ancienneté des rituels visant à l’apprivoiser. Les humains ont probablement été concernés par le deuil depuis que leur conscience les a informés de l’inéluctabilité du trépas. Alors pourquoi sommes-nous toujours aussi désarmés face à cet événement ? Tout au long du XXe siècle, la psychologie a cherché à donner des règles spécifiques au deuil, et même à en faire un syndrome, une maladie identifiable… Des conceptions aujourd’hui fortement remises en question.
EN BREF £ Le roman Cinq heures avec Mario est bâti sur le monologue d’une femme qui veille le corps de son mari. £ Dans cette épreuve, elle manifeste une grande confusion émotionnelle et cognitive. £ Ce « tourbillon mental » correspond bien mieux aux découvertes scientifiques sur le deuil que la succession de stades distincts couramment décrite par la psychologie populaire.
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Le roman Cinq heures avec Mario, écrit par l’auteur espagnol Miguel Delibes (1920-2010) et publié en 1966, fournit un exemple éloquent de deuil. Il s’agit du récit poignant d’une femme qui veille le corps de son mari, la nuit précédant son enterrement. Une fois partis les convives de la cérémonie d’adieu, Carmen se retrouve seule avec Mario, mort dans son sommeil à l’âge de 49 ans, et s’adresse à lui dans un spectaculaire monologue. Que dire à son homme qu’elle vient de perdre si brutalement ? Qu’elle l’aimait, qu’il lui manque déjà, qu’elle ne l’oubliera jamais ? Pas du tout, son interminable tirade n’est qu’une série de reproches : elle déplore son caractère introverti et intransigeant, elle critique son engagement politique et ses idées progressistes, elle regrette son manque d’ambition et ses prétentions d’intellectuel, et ne cesse, en plus, de vanter
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À retrouver dans ce numéro
p. 76
SYNDROME PSEUDOBULBAIRE
Cette atteinte des neurones moteurs qui commandent les muscles du rire amène certains patients à rire sans raison. p. 18
NORADRÉNALINE
Neurotransmetteur libéré en cas de stress qui stimule la maturation des cellules souches dans les follicules pileux, à la base des cheveux. Les cellules souches épuisent leur pigment noir, de sorte que les cheveux blanchissent irrémédiablement et de façon accélérée si le stress est trop intense. p. 72
p. 22
PALLIUM
Partie du cerveau des oiseaux qui correspond au cortex des mammifères. Il contient notamment le nidopallium, équivalent de notre cortex préfrontal, qui les dote de fortes capacités de planification et de flexibilité mentale. Le tout avec une densité de neurones deux fois supérieure, ce qui confère aux volatiles des capacités cognitives qui rivalisent parfois avec celles des primates…
AIMER OU DÉSIRER ?
« Le monde du désir sexuel n’est pas celui des sentiments. Aimer ne suffit pas pour désirer. » Yves-Alexandre Thalmann, professeur de psychologie à l’université de Fribourg, en Suisse.
p. 90
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p. 46
gènes contribuent à façonner notre attirance ou notre répulsion pour les aliments amers, comme les choux de Bruxelles, le pamplemousse ou la bière…
p. 60
ENTHÉOGÈNE
Se dit d’une substance traditionnellement utilisée par les populations indigènes pour susciter un sentiment de sacré, des visions et une relation avec le divin (de theos, « dieu » en grec). Ces psychédéliques agissent sur le système sérotoninergique et modifient la perception, la cognition et la conscience.
SYLLOGOMANIE
Entre 2 et 5 % de la population adulte souffrirait de ce syndrome d’amassement compulsif, accumulant des objets dans leur appartement jusqu’à ne plus avoir aucun espace libre. De façon générale, 61 % des Français se disent alourdis par leurs possessions matérielles…
p. 80
BIOPHILIE
Besoin inné, inscrit génétiquement, d’être dans un environnement naturel et d’y chercher des connexions. De là découlent les bénéfices des shinrin-yoku, les bains de forêt d’inspiration japonaise.
Imprimé en France – Maury Imprimeur S. A. Malsherbes – Dépôt légal : avril 2020 – N° d’édition : M0760120-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 234 886 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot