Cerveau & Psycho n°126 - novembre 2020

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Cerveau & Psycho

Cerveau & Psycho

GRANDIR MALGRÉ LES ÉPREUVES

Les promesses de la croissance post-traumatique

Novembre 2020

N°126

N° 126 Novembre 2020

L 13252 - 126 S - F: 6,90 € - RD

POURQUOI TANT D’INDIGNATION SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX ?

GRANDIR

MALGRÉ LES ÉPREUVES Les promesses de la croissance post-traumatique MASQUES À L’ÉCOLE LE CENTRE CÉRÉBRAL QUI AIDE LES ENFANTS À LES SUPPORTER

ALZHEIMER LES EFFETS AVÉRÉS DE LA POLLUTION INTELLIGENCE ARTIFICIELLE LES NOUVEAUX DÉTECTEURS DE MENSONGE NEUROSCIENCES LES RÉSEAUX CÉRÉBRAUX DE LA CONSCIENCE

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N° 126

NOS CONTRIBUTEURS

ÉDITORIAL

p. 20-29

SÉBASTIEN BOHLER

R. Douglas Fields

Professeur adjoint à l’université du Maryland, chef de la section du développement et de la plasticité du système nerveux à l’Institut américain de la santé de l’enfant et du développement humain, il étudie entre autres les racines de la violence.

p. 36-42

Ellen Ruppel Shell

Journaliste et professeuse de journalisme scientifique à l’université de Boston, dans le Massachusetts, elle a enquêté sur les liens entre l’exposition aux particules polluantes issues de l’automobile et l’industrie et le risque de développer la maladie d’Alzheimer.

p. 56-60

Nelly Goutaudier

Maîtresse de conférences en psychologie clinique et psychopathologie à l’université de Poitiers, au Centre de recherches sur la cognition et l’apprentissage du CNRS, elle étudie le processus de croissance post-traumatique, chez des personnes ayant vécu un drame dans leur vie.

p. 66-71

Hugues Delmas

Docteur en psychologie et chercheur au laboratoire Cognition santé société, de l’université de ReimsChampagne-Ardenne, spécialiste du mensonge, il exerce un regard critique sur les projets actuels de détection automatique des menteurs aux frontières.

Rédacteur en chef

Un traumatisme bénéfique ?

L

’humanité vit un sacré choc. On ne sait plus ce que sera demain. On ignore si l’on pourra sortir de chez soi, travailler, partir en vacances, si l’économie va tenir le coup, si certains de nos proches seront toujours en vie dans un an. Et notre propre planète qui craque de toutes parts… L’ordre habituel est remis en cause, nos représentations du monde vacillent… Mais il y a peut-être un bien dans tout cela. C’est cette idée, de plus en plus constatée et quantifiée par les psychologues spécialistes, de la « croissance post-traumatique » (voir notre dossier central). Selon ce phénomène, le bouleversement des représentations de soi et du monde induit par un trauma serait propice à une véritable reconstruction du soi qui dépasse ses limites antérieures. Une renaissance est donc possible – pour les individus aussi bien que pour nos sociétés. Plutôt que de vouloir effacer le traumatisme par des moyens médicaux voire chimiques (voir notre article page 76), mieux vaut l’utiliser comme moyen de changement. Ne soyons pas naïfs, certes : cela ne se fera pas sans douleur. Et certaines conditions doivent être réunies pour que ce qui ne nous tue pas nous rende effectivement plus fort (voir l’article d’Yves-Alexandre Thalmann en page 72), pour reprendre une célèbre phrase de Nietzsche. Le même, il y a cent trente-cinq ans, disait : « Il faut encore porter en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. » £

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SOMMAIRE N° 126 NOVEMBRE 2020

p. 16

p. 20

p. 30

p. 45-60

Dossier

p. 36

p. 45

p. 6-42

DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS La colle à neurones est née ! Tyran, mon amour ! Du viagra contre le déclin cognitif ? Heureux grâce au botox ? Le yoga dissipe les angoisses L’homme qui voyait les visages se déformer Le prix neuronal des hamburgers  p. 16 FOCUS

La conscience, entre soi et le monde

Deux réseaux cérébraux, qui orientent notre attention respectivement vers notre monde intérieur et l’environnement extérieur, seraient à l’origine de la conscience. Simon Makin

p. 20 NEUROSCIENCES

Les racines de la violence

Pourquoi l’être humain est-il violent ? Si notre cerveau est en partie câblé pour agresser ses semblables, il nous reste une marge de liberté pour moduler ces circuits.

p. 30 CAS CLINIQUE

GRANDIR MALGRÉ LES ÉPREUVES

CHARLES ZANOR

La femme qui se perdait tout le temps Madame R. est incapable de retrouver son chemin, en toutes circonstances. La cause ? Une pathologie rare appelée désorientation topographique développementale… p. 36 MALADIES NEURODÉGÉNÉRATIVES

p. 46 PSYCHOLOGIE

PEUT-ON SORTIR RENFORCÉ(E) D’UN TRAUMA ?

Après une lourde épreuve, des effets psychologiques positifs se manifestent chez de nombreuses personnes.

Pollution et Alzheimer : un lien avéré

Steve Taylor

Ellen Ruppel Shell

Face aux crises, la peur nous fait nous replier sur nous-mêmes. Mais le besoin d’aller de l’avant prend souvent le dessus.

Vivre à proximité d’une route passante ou dans une ville polluée augmente clairement le risque de développer plus tard une maladie neurodégénérative.

p. 50 DÉVELOPPEMENT

LE BESOIN D’AUTORÉALISATION, PLUS FORT QUE L’ADVERSITÉ Scott Barry Kaufman

R. Douglas Fields

p. 56 THÉRAPIE

Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur, sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés ainsi qu’un encart abonnement Psychologies Magazine sur une sélection d’abonnés en France métropolitaine. En couverture : © Getty Images/SDI Productions

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« TOUT LE MONDE PEUT GRANDIR APRÈS UNE ÉPREUVE » Nelly Goutaudier


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p. 62

p. 72

p. 66

p. 76

p. 94

p. 82

p. 86 p. 92

p. 62-80

p. 82-91

ÉCLAIRAGES

VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 62 PSYCHOLOGIE SOCIALE

p. 82 LES CLÉS DU COMPORTEMENT

Les justiciers du quotidien ont une structure psychologique particulière. Daisy Grewal

Sans qu’on y pense, les petits actes malhonnêtes sapent notre capacité à déchiffrer les intentions des autres.

p. 66 SCIENCE ET SOCIÉTÉ

Julia Lee, Ashley Hardin, Bidhan (« Bobby ») Parmar et Francesca Gino

Incivilités : qui lève le petit doigt ?

Vous avez menti : c’est l’IA qui l’a dit !

Les gros effets des petites tricheries

p. 86 L’ÉCOLE DES CERVEAUX

Des détecteurs de mensonge arriveront-ils dans les aéroports ?

JEAN-PHILIPPE LACHAUX

Hugues Delm

p. 72 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL

YVES-ALEXANDRE THALMANN

p. 92-96

Masques en classe : comment tenir le coup ?

Un petit centre cérébral vous viendra en aide : apprenez à le muscler astucieusement !

Ce qui ne me tue pas me p. 90 LA QUESTION DU MOIS rend plus fort… ou pas ! L’alcool chasse-t-il Tout dépend du contrôle qu’on peut les soucis ? ou non exercer sur son environnement. Falk Kiefer

p. 76 UN PSY AU CINÉMA

Homecoming : on effacera vos pires souvenirs…

Dans cette série, une pilule magique reconfigure les souvenirs de soldats vétérans… Jean-Victor Blanc

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p. 92 ANALYSE DE LIVRES Penser droit Ces femmes qui souffrent en silence Agir sur ses émotions L’Emprise insidieuse des machines parlantes L’Art d’être coparents Neurotribus p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE SEBASTIAN DIEGUEZ

Augustus Carp ou les chevaliers de la morale

À l’ère des réseaux sociaux, s’indigner est devenu une joute permanente. Le roman Augustus Carp, de l’écrivain Henry Howarth Bashford, décnonçait déjà les travers de cette course à la vertu il y a près d’un siècle.


DÉCOUVERTES

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p. 16 La conscience, entre soi et le monde p. 20 Les racines de la violence p. 30 La femme qui se perdait tout le temps p. 36 Pollution et Alzheimer :

Actualités Par la rédaction NEUROBIOLOGIE

La colle à neurones est née !

Une molécule capable de resserrer les jonctions entre neurones pourrait soigner un jour les maladies neurodégénératives ou les lésions de la moelle épinière. K. Suzuki et al., A synthetic synaptic organizer protein restores glutamatergic neuronal circuits, Science, vol. 369, eabb4853, 2020.

© Shutterstock.com/Andrii Vodolazhskyi

L

es synapses sont probablement un des pivots de la vie du cerveau. Toute notre activité mentale, cognitive, motrice, émotionnelle, repose sur la transmission d’informations électriques au niveau de ces jonctions entre neurones. Il n’est donc jamais très bon que ces connexions faiblissent, comme cela arrive dans des maladies neurodégénératives (dont Alzheimer) ou lors de lésions de la moelle épinière. Le résultat peut être une paralysie, une amnésie, une ataxie (troubles de la motricité), des difficultés d’élocution, d’orientation… D’où un rêve fou : si seulement on pouvait recoller les synapses, que ce soit chez des malades d’Alzheimer, des personnes ayant des troubles de la coordination ou des accidentés hémiplégiques ou paraplégiques ? Ce rêve, des scientifiques de l’université de Tokyo l’ont poursuivi, en s’armant des outils de la biologie moléculaire. Leur idée ? Profiter de nos connaissances sur la structure des

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un lien avéré PSYCHOLOGIE RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO

Tyran, mon amour ! D. O. H. Walker et al., Journal of Leadership & Organizational Studies, le 8 juin 2020.

elles de telles synapses et guéri leur ataxie. Puis, Suzuki et ses collègues ont testé leur colle sur des souris servant de modèle animal pour la maladie d’Alzheimer, des animaux de laboratoire présentant une perte synaptique importante au sein une structure cruciale pour la mémorisation et le repérage dans l’espace : l’hippocampe. Sous l’effet de la colle, les synapses se sont reformées et les souris ont retrouvé la mémoire et l’orientation. Enfin, les chercheurs ont voulu savoir si leur colle pourrait reconstituer les synapses situées dans les vertèbres de souris victimes de lésions de la moelle épinière, et paralysées à des degrés divers. Succès franc : les souris ont remarché. La superglu synaptique va-t-elle tout guérir ? Pas de précipitation. Il va falloir lancer des essais cliniques, en se méfiant d’effets secondaires potentiellement gênants, car une telle colle pourrait aussi modifier le fonctionnement de synapses par ailleurs en pleine santé. Et puis, il faut injecter cette molécule dans le cerveau, ce qui est loin d’être anodin. Il faudra donc probablement travailler à une version analogue capable de traverser la barrière hématoencéphalique qui sépare le milieu intracérébral de la circulation sanguine, et ce afin de pouvoir délivrer ce médicament par voie intraveineuse. De bien belles perspectives, pourtant. £ Sébastien Bohler

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ominateurs, vaniteux, manipulateurs… Que ce soit en politique ou dans l’entreprise, nombre de dirigeants ont un profil qualifié par les psychologues de « tyrannique ». Et s’ils parviennent à se hisser aux responsabilités, c’est qu’ils ont leurs adeptes. Comment en vient-on à aimer un leader qui risque fort de nous faire plus de mal que de bien ? Dayna Walker, de l’université d’État de San Francisco, et ses collègues ont identifié l’un des facteurs en jeu. Les chercheurs ont analysé les interactions familiales de 102 adolescents de 17 ans, puis les ont interrogés sur leur leader idéal vingt ans plus tard. Ils ont trouvé que ceux qui avaient grandi dans un environnement conflictuel, où les cris, les disputes et les critiques – voire les violences physiques – étaient le lot quotidien, avaient plus de chances d’être attirés par les leaders tyranniques. Le mode d’interaction autoritaire ou agressif rencontré dans leur famille servirait ainsi de modèle aux adolescents qui, une fois devenus adultes, estimeraient qu’il s’agit du « bon comportement » à adopter avec des subordonnés. Et si leurs parents ont par ailleurs connu un certain succès dans leur vie professionnelle, cela ne fait probablement que renforcer chez eux cette conception. Un résultat à diffuser largement auprès des actuels et futurs dirigeants ? Selon les chercheurs, comprendre que ses comportements inadaptés viennent en partie de ce qu’on a vécu dans l’enfance, et des conclusions qu’on en a plus ou moins consciemment tirées, est en tout cas un premier pas pour mettre en place des pratiques plus vertueuses. £ Guillaume Jacquemont

©Shutterstock.cm / Kanrakorn Ruangsomboon

synapses, qui possèdent toujours un neurone présynaptique (par où arrive l’influx nerveux) et un neurone postsynaptique, auquel l’influx est transmis. De ce fait, les synapses ont une structure asymétrique : les extrémités des neurones pré- et postsynaptiques ne possèdent pas tout à fait la même structure fine. Le bout du neurone présynaptique est tapissé de protéines spécifiques comme la protéine NRX1-bêta, alors que celle du neurone postsynaptique comporte des protéines ayant une autre structure tridimensionnelle, comme les récepteurs du glutamate qui contribuent à la formation d’un nouvel influx nerveux en aval de la synapse. Si l’on parvenait à synthétiser une protéine hybride dont une moitié épouserait la forme de NRX1bêta et l’autre moitié une forme s’emboîtant dans les récepteurs du glutamate, cette protéine bicéphale réaliserait un trait d’union entre les deux neurones est les « rabouterait » comme une pièce métallique servant à attacher l’un à l’autre deux wagons de chemin de fer. C’est ce qu’ont réalisé Kunimichi Susuki et leurs collègues. L’équipe a alors testé cette substance sur différentes souris aux synapses défaillantes. Les unes étaient atteintes d’ataxie, un trouble de la coordination dû à un manque de synapses dans le cervelet : l’injection de la colle à synapses a recréé chez


Š Gettyimages/Mark A Paulda

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Les racines de la violence N° 126 - Novembre 2020


DÉCOUVERTES Neurosciences

R. DOUGLAS FIELDS

Professeur adjoint à l’université du Maryland, à College Park, aux États-Unis, et chef de la section du développement et de la plasticité du système nerveux à l’Institut américain de la santé de l’enfant et du développement humain.

Pourquoi l’être humain est-il violent ? Peut-on atténuer en lui ce penchant ? Les neurosciences aident aujourd’hui à comprendre l’origine de nos comportements agressifs. Si notre cerveau est en partie câblé pour agresser ses semblables, une part de liberté subsiste pour moduler ces circuits.

E

n 2017, depuis une position embusquée au trente-deuxième étage de l’hôtel Mandalay Bay, à Las Vegas, aux États-Unis, un homme isolé tire avec de puissantes armes un millier de balles sur une foule de gens allant assister à un concert, tuant 58 personnes et en blessant 869 autres. Après le suicide du meurtrier sur la scène du crime, le cerveau de cet homme est envoyé à l’université Stanford pour rechercher une éventuelle explication biologique à ce drame… POURQUOI SUIS-JE VIOLENT AU VOLANT ? Qu’espèrent trouver les scientifiques lors d’une telle inspection ? Aucun test génétique de prédisposition à un comportement de tueur n’est en vue, mais ce type de recherche permettrait de mieux comprendre comment le cerveau contrôle la violence. Par ailleurs, en utilisant les mêmes méthodes expérimentales qui ont permis d’identifier des circuits cérébraux responsables d’autres activités humaines complexes, comme la marche, la parole ou la lecture, les neuroscientifiques espèrent maintenant mettre en

EN BREF

£ Humains et animaux recourent parfois à la violence pour, notamment, obtenir de la nourriture ou se protéger. £ Une action violente présente un risque. La décision de l’entreprendre implique des circuits cérébraux particuliers. £ Des voies distinctes traitent les menaces immédiates et celles qui nécessitent une réflexion avant de réagir. £ Des anomalies cérébrales apparaissent plus souvent chez les délinquants violents que chez les personnes n’ayant pas d’antécédents de violence.

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évidence les voies neuronales qui sous-tendent les comportements agressifs. Quel est l’intérêt de ces recherches ? Elles aident à mettre au jour les mécanismes sousjacents lors des actes d’extrême violence, mais aussi à expliquer l’agressivité au volant, nettement plus fréquente, et même la réaction « innée » d’une mère face à toute menace dirigée contre son enfant. AU CŒUR DU CERVEAU, L’AIRE D’AGRESSIVITÉ HYPOTHALAMIQUE Dans la nature, la violence physique, parfois mortelle, est au cœur de la lutte pour la survie, et tous les animaux ont acquis des réseaux neuronaux dévolus au comportement d’attaque. Lors d’expériences pionnières entamées à la fin des années 1920 sur des chats, le physiologiste suisse Walter Hess a découvert au plus profond de l’hypothalamus (une structure centrale du cerveau) une région qui, excitée, déclenche une agression violente. Il s’avère que c’est la même région où d’autres pulsions et comportements instinctifs puissants, tels que manger, boire ou

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La femme qui se perdait tout le temps

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DÉCOUVERTES Cas clinique

CHARLES ZANOR Psychologue dans le Connecticut, aux États-Unis.

Pas facile de ne pas savoir s’orienter en ville et de se perdre à la moindre erreur d’itinéraire… Surtout quand on est, comme Ellen, conductrice de bus ! Apprendre qu’il s’agit d’une véritable pathologie l’a beaucoup aidée.

J

«

e n’ai aucun sens de l’orientation ! » Combien de fois avons-nous entendu cela de la bouche d’une personne ? Alors on se dit qu’elle exagère, que ce n’est pas si grave. Oui, mais… Chez certains, c’est sérieux. Impossible de se repérer, même le long d’un trajet qu’ils connaissent bien, s’ils prennent à gauche au lieu de tourner à droite à un croisement, ils se perdent souvent complètement, incapables de revenir sur leurs pas… Et même s’ils ne sont qu’à deux pas de chez eux. Ellen Rose a été l’une de mes patientes pendant des années avant que je me rende enfin compte qu’elle souffrait de ce trouble de l’apprentissage. Je l’ai compris peu de temps après avoir déménagé mon cabinet de psychologie d’Agawam, dans le Massachusetts, à Suffield, dans le Connecticut, à seulement cinq miles de là [environ huit kilomètres, ndlr]. Ce jour-là, j’avais indiqué à Ellen la direction à prendre depuis mon ancien cabinet pour me

EN BREF

£ Un jour qu’elle doit rendre visite à son psychologue, Ellen Rose se perd plusieurs fois lors du trajet… £ Intrigué, le médecin réalise des tests et constate qu’Ellen est totalement incapable de se repérer dans l’espace. £ Elle souffre d’un trouble, la désorientation topographique développementale. Son cerveau est incapable de dresser des cartes mentales de son environnement.

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retrouver à mon nouveau bureau : s’engager sur la voie rapide 91 vers le sud jusqu’à la sortie 47W, puis traverser la rivière Connecticut jusqu’à la route 159 à Suffield. Je pensais que cela ne lui poserait aucun problème. INCAPABLE DE SAVOIR OÙ TOURNER Or, quelques minutes après l’heure prévue de notre rendez-vous, elle m’a téléphoné pour m’annoncer qu’elle s’était perdue. Elle avait bien pris la route 91 vers le sud et la bonne sortie, puis s’était sentie confuse (ou peut-être désorientée) et avait tourné immédiatement à droite pour reprendre la route la ramenant vers le nord, à la ville de Longmeadow, dans le Massachusetts. Elle savait qu’elle s’était trompée, mais ignorait comment retrouver le bon chemin. Je lui ai donc répété les instructions. Les minutes se sont écoulées… encore et encore. Puis elle a rappelé : elle était bien passée devant la bonne sortie sur

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DÉCOUVERTES Maladies neurodégénératives

Pollution et Alzheimer : un lien avéré Par Ellen Ruppel Shell, journaliste et professeuse de journalisme scientifique à l’université de Boston, dans le Massachusetts.

Vivre à proximité d’une route passante ou dans une ville polluée augmente le risque de développer plus tard une maladie neurodégénérative. À l’inverse, de très nombreux cas pourraient être évités en repensant nos modes de vie.

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a première journée à Mexico a été difficile. Le smog était si épais que j’en avais le souffle coupé en montant les escaliers conduisant à ma chambre d’hôtel. Je m’étais préparée à des maux de tête dus à l’altitude et à l’atmosphère raréfiée qui y règne [Mexico est à une altitude de 2 300 mètres, ndlr], mais pas à l’air vicié, aux yeux injectés de sang et aux poumons brûlants. Déclaré métropole la plus polluée du monde par les Nations unies en 1992, le grand Mexico a travaillé dur pour assainir son comportement. Dans une certaine mesure, c’est le cas : la ville est fière, à juste titre, de ses kilomètres de pistes cyclables et de ses parcs luxuriants. Pourtant, un simple coup d’œil à l’horizon maculé montre que

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Dossier 45

SOMMAIRE

p. 46 Peut-on sortir renforcé(e) d’un trauma ? p. 50 Le besoin d’autoréalisation, plus fort que l’adversité p. 56 Interview « Tout le monde peut grandir après une épreuve »

GRANDIR MALGRÉ LES ÉPREUVES C’est un petit séisme

dans le monde de la psycho. On connaissait la résilience, voici la croissance après un traumatisme. La différence doit être précisée : alors que la résilience est la capacité de l’individu à revenir à son état antérieur après un drame de la vie (attentat, viol, accident, maladie, deuil), la croissance post-traumatique désigne son aptitude à dépasser ses anciennes limites pour devenir une personne plus pleine, plus apte et plus vivante. Mirage ou réalité ? Les études s’accumulent, principalement à l’étranger. En France, on tarde un peu à prendre le train de la croissance mentale. Mais les chiffres sont encourageants, et révèlent que nous sommes tous théoriquement armés pour faire d’un trauma un nouveau départ. Les bénéfices ? Une meilleure capacité à profiter de la vie, une sensation que les choses ont un sens, un désir d’aller vers les autres et le sentiment d’être plus forts pour surmonter les épreuves. Dans ce dossier, nous vous livrons les clés des spécialistes mondiaux de cette question pour faire de cette transformation une réalité.

Sébastien Bohler

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Dossier

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L’animatrice américaine Oprah Winfrey, considérée comme une des femmes les plus puissantes du monde, a été victime de viols répétés pendant son enfance, notamment par son beau-père. Elle explique avoir puisé dans ce trauma la force d’aller vers les autres en développant son empathie. N° 126 - Novembre 2020


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PEUT-ON SORTIR

RENFORCÉ(E) D’UN TRAUMA ? Après une lourde épreuve, des effets psychologiques positifs se manifestent chez de nombreuses personnes.

Par Steve Taylor, maître de conférences en psychologie à l’université Beckette, à Leeds, en Angleterre.

£ Les traumatismes bouleversent les repères de l’individu. Ils sont facteurs de souffrance, mais provoquent aussi une réorganisation de la personnalité sur une vie plus sincère et plus consciente. £ Dans environ la moitié des cas, l’individu peut alors se développer mentalement, voire se transformer de fond en comble et mettre en place une vie plus altruiste et plus consciente. £ L’idée d’une croissance posttraumatique semble aussi s’appliquer aux groupes et aux communautés, qui resserrent alors leurs liens.

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e 6 mars 1987, un ferry en provenance d’Angleterre et à destination de la Belgique fait naufrage, provoquant la mort de 193 personnes. Dans les mois qui suivront la catastrophe, une grande partie des quelque 300 survivants souffrira de symptômes de stress post-traumatique : cauchemars, crises d’angoisse, détachement émotionnel, abattement, difficultés de sommeil et de concentration… Mais ce qui suivra était totalement imprévu : bien que le syndrome de stress post-traumatique demeure courant parmi ces victimes (avec des symptômes moins intenses), 43 % des survivants feront d’étonnantes déclarations : leur vision de l’existence a changé en mieux. Notamment, ils ne considèrent plus la vie comme coulant de source, ils apprécient davantage leurs relations, goûtent chaque jour pleinement, se sentent plus « expérimentés » à propos de la vie elle-même, et ainsi de suite. C’est ce qu’établira, dans une étude réalisée trois ans après les faits, le psychologue Stephen Joseph de l’université de Nottingham.

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EN BREF


50

DOSSIER GRANDIR MALGRÉ LES ÉPREUVES

LE BESOIN D’AUTORÉALISATION, PLUS FORT QUE L’ADVERSITÉ Face aux crises, la peur nous fait nous replier sur nous-mêmes. Mais une force antagoniste, le besoin de se développer en tant qu’individu parmi les autres, œuvre continuellement et peut nous amener à dépasser ce que nous étions précédemment.

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£ Le psychologue Abraham Maslow, dès les années 1950, a établi une hiérarchie des besoins humains. En les reconsidérant aujourd’hui, on s’aperçoit qu’ils se répartissent selon deux catégories. £ Les besoins de la première catégorie sont liés au manque (de sécurité, de nourriture, de protection) ; ceux de la seconde sont liés à une force de développement et de réalisation de soi.

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eaucoup de gens connaissent la « hiérarchie des besoins » d’Abraham Maslow, où la réalisation de soi est représentée au sommet d’une pyramide. Il y a de fortes chances que vous l’ayez apprise dans votre cours d’introduction à la psychologie à l’université ou que vous l’ayez vue représentée sur Facebook (peut-être dans des versions humoristiques avec « wifi » ou « papier toilette » ajoutés à la base de la pyramide).

© Shutterstock.com/GoodStudio

£ En situation de crise ou de souffrance, le réflexe est de satisfaire les premiers besoins. Mais avec le temps, ce sont les seconds qui s’imposent et permettent à l’individu de s’accomplir.

Par Scott Barry Kaufman, psychologue à l’université Columbia, à New York. Il tient le blog de Scientific American « Beautiful Minds » et anime « The Psychology Podcast ».

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Cependant, de nombreuses idées fausses circulent à propos de la « pyramide de Maslow ». D’une part, Maslow lui-même n’a jamais vraiment utilisé l’image d’une pyramide pour représenter sa hiérarchie des besoins. Il était psychologue du développement dans l’âme et considérait que le développement humain impliquait souvent une dynamique de « deux pas en avant, un pas en arrière », selon laquelle nous revenons continuellement à nos besoins fondamentaux pour puiser des forces, apprendre de nos difficultés et travailler à une plus grande intégration de tout notre être. Plutôt qu’une pyramide où les besoins s’empileraient de façon progressive, Maslow a en fait mis l’accent sur une autre caractéristique des besoins humains. Or ce cadre d’interprétation des motivations humaines semble très pertinent dans les temps incertains que nous vivons actuellement.


ÉCLAIRAGES Science et société

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Vous avez menti : c’est l’IA qui l’a dit ! Par Hugues Delmas, docteur en psychologie et chercheur au laboratoire Cognition santé société, de l’université de Reims-Champagne-Ardenne.

Les derniers logiciels d’analyse faciale prétendent déterminer si vous mentez ou dites la vérité, par exemple lorsque vous passerez une frontière à l’aéroport. Avec quelle fiabilité ?

EN BREF

£ Un projet européen vise à développer un outil de détection automatique des mensonges pour renforcer les contrôles aux frontières. £ Le problème est que cet outil ne semble pas utiliser les indicateurs les plus pertinents et que, même s’il le faisait, il serait loin d’être fiable à 100 %. £ Ce type de détecteur accuserait ainsi de nombreuses personnes sincères de mentir. En outre, il risque d’ouvrir la porte à une surveillance de masse d’une ampleur inédite.

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S

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upposez que quelqu’un soit accusé d’un crime et clame vigoureusement son innocence. Voici une petite astuce pour déterminer rapidement s’il est coupable : demandez-lui de prendre une poignée de riz, de la mâcher pendant quelques instants, puis de la recracher devant vous. Si le riz est humide, la personne est innocente ; en revanche, si le riz est toujours sec, c’est la preuve qu’elle ment. Cette « technique » peut prêter à sourire, mais elle a bel et bien été utilisée lors de certains procès dans l’Inde ancienne, comme le raconte Paul Trovillo, du laboratoire de police scientifique de

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© Amazon Prime Video

76

Les militaires du programme Homecoming croient prendre des repas normaux… mais ingèrent à leur insu une substance censée guérir le stress post-traumatique.

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ÉCLAIRAGES Un psy au cinéma

JEAN-VICTOR BLANC

Médecin psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, et enseignant à Sorbonne Université.

Homecoming On effacera vos pires souvenirs… Faire disparaître comme par magie un souvenir traumatisant, à l’aide d’un extrait de plante : voilà à quoi se livre une entreprise peu recommandable dans la série « Homecoming ». À quel point est-ce réaliste ? Et souhaitable ?

EN BREF

£ Dans la série Homecoming, un médicament expérimental contre le stress post-traumatique est testé sur des militaires à leur insu. £ Si ce cadre déontologique est peu réaliste, des traitements de ce type ont réellement donné des résultats intéressants lors de tests préliminaires. £ Il faudra toutefois confirmer leur efficacité et leur innocuité avant de les généraliser.

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ombreux sont les soldats qui rentrent traumatisés des théâtres de guerre. Bien souvent, ils peinent à se réinsérer dans la société civile, un phénomène qui a inspiré de nombreuses œuvres au cinéma, de Rambo à Jimmy P. (Psychothérapie d’un Indien des Plaines). Et si un simple extrait de plante les y aidait, en effaçant la souffrance de leur cerveau ? C’est la question explorée par Homecoming, série américaine à l’esthétique léchée et à la construction narrative sophistiquée. La série se fonde sur une fiction audio écrite par les scénaristes Eli Horowitz et Micah Bloomberg, et d’abord diffusée sous forme de podcast. La première saison, sortie en 2018, est centrée sur le personnage de Heidi

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VIE QUOTIDIENNE

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p. 86 Masques en classe : comment tenir le coup ? p. 90 L’alcool chasse-t-il les soucis ?

Les gros effets des petites Par Julia Lee, Ashley Hardin, Bidhan (« Bobby ») Parmar et Francesca Gino.

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On croit souvent qu’un petit acte malhonnête ne fait de mal à personne. Peut-être... Mais sans que vous le sachiez, cela perturbera votre capacité à interagir émotionnellement avec les autres.

vez-vous déjà raconté à un ami une anecdote inventée pour le divertir ou lui épargner quelques souffrances ? Connaissezvous quelqu’un qui vous a avoué avoir déclaré plus d’heures de travail qu’il ou elle n’en a faites pour gagner un peu plus d’argent ? Certaines personnes considèrent ces petits comportements malhonnêtes comme relativement inoffensifs ou comme de légers manquements à l’éthique, bien différents d’une fraude d’entreprise de large ampleur. Ces actes ne causeraient pas de torts, du moins significatifs, notamment s’ils permettent de « protéger » une relation à laquelle on tient, à l’inverse des mensonges « pernicieux ». DES TRICHERIES SANS CONSÉQUENCE ? Des chercheurs ont étudié les conséquences financières et juridiques potentielles de ces types de tricheries, comme la fausse déclaration de notes de frais ou le chapardage de stylos au

EN BREF £ Chaparder un stylo au bureau, faire passer pour vraie une anecdote complètement inventée : ces petites tricheries semblent bien inoffensives. £ Mais, étonnamment, de récentes études indiquent qu’elles diminuent notre capacité à lire les émotions d’autrui. £ Conséquence de cette érosion, le lien social se distend...

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bureau. Elles sont effectivement minimes. Mais ces effets sont-ils les seuls dont nous devrions nous préoccuper ? Ces petits actes malhonnêtes n’ont-ils pas aussi des conséquences insoupçonnées sur notre intelligence émotionnelle ? C’est ce que nous avons étudié : le fait de mentir, même pour pas grand-chose, s’immisce dans notre capacité à comprendre les émotions d’autrui. Et les résultats de nos recherches indiquent que le préjudice est réel et durable. En effet, les différentes expériences que nous avons réalisées ont révélé que le fait de tromper quelqu’un peut miner votre capacité à interagir avec vos pairs, même ceux qui n’ont rien à voir avec le mensonge initial. Plus précisément, nous avons constaté que lorsque l’on adopte un comportement malhonnête, on se considère ensuite moins volontiers comme une personne de confiance capable d’entretenir des liens sincères avec les autres – par exemple, comme le ferait un


Š Charlotte Martin/www.c-est-a-dire.fr

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LIVRES

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p. 92 Sélection de livres p. 94 Augustus Carp, ou les chevaliers de la morale

SÉLECTION

A N A LY S E Benjamin Morillon

NEUROSCIENCES Penser droit Paolo Bartolomeo Flammarion 2020, 256 pages, 20 €

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ombre de mythes circulent à propos du cerveau : nous n’en utiliserions que 10 %, l’hémisphère droit serait créatif tandis que le gauche serait calculateur… Dans ce livre à destination du grand public, Paolo Bartolomeo explique de façon claire et précise ce que l’on sait réellement des différences de fonctionnement entre nos hémisphères cérébraux. Et si la vision populaire est trop simpliste, il n’en reste pas moins vrai que chacun a ses spécialités. Neurologue ayant mené de multiples recherches sur l’attention spatiale, l’auteur combine expériences de laboratoire, dialogues frappants avec ses patients, mise en perspective historique et faits marquants tirés de la vie de personnages célèbres victimes de divers troubles cognitifs – cette plongée dans la vie d’artistes comme Fellini, Bach ou Haydn accroissant le plaisir de lecture. À partir de ces sources riches et variées, il nous fait réaliser à quel point notre conscience du monde et de notre propre corps n’est qu’une construction. Qu’un accident vienne perturber le fonctionnement du cerveau, et cette conscience vacille, souvent à l’insu des patients. Une lésion de l’hémisphère droit, notamment, peut se traduire par un certain nombre d’expériences étonnantes : « disparition » de la moitié gauche de l’environnement, sensation de flotter au-dessus de son corps, impression que les membres de l’entourage sont des acteurs… C’est que cet hémisphère « nous situe non seulement dans le monde et par rapport à nous-mêmes, mais également par rapport aux autres êtres humains qui nous entourent », explique l’auteur. Paolo Bartolomeo nous invite donc autant à une immersion fascinante dans son quotidien de neurologue et de chercheur qu’à la découverte de la façon dont nos fonctions cognitives émergent à partir d’un patchwork de processus neuronaux, répartis plus ou moins équitablement entre les deux hémisphères. Et de conclure son propos par une réflexion captivante sur les origines de la latéralisation cérébrale : cette dernière aurait constitué un avantage évolutif, peutêtre car les deux hémisphères traitent de manière complémentaire, et donc mieux et plus vite, les informations sensorielles. Benjamin Morillon est chercheur à l’institut de neurosciences des systèmes (Inserm/Aix-Marseille université).

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PSYCHOLOGIE Ces femmes qui souffrent en silence Susan Nolen-Hoeksema Leduc.s 2020, 304 pages, 19,90 €

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elon l’Organisation mondiale de la santé, les femmes sont plus vulnérables à la dépression que les hommes. Comment l’expliquer ? Dans ce livre sensible et documenté, la psychologue Susan Nolen-Hoeksema projette un éclairage passionnant sur cette question. En raison notamment des injonctions sociales liées au genre – culte de la minceur, empathie féminine, etc. –, les femmes auraient particulièrement tendance à s’enfermer dans des ruminations et des comportements toxiques. L’autrice explique alors comment s’en prémunir, en mêlant habilement les histoires individuelles et les résultats de nombreuses études scientifiques sur le sujet, auxquelles elle a souvent participé elle-même.

ÉMOTIONS Agir sur ses émotions Jean-Baptiste Pavani et Adina Savu UGA Éditions/Pug 2020, 92 pages, 8,50 €

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oici un petit livre au format plaisant, qui résume en 92 pages les différentes techniques validées scientifiquement pour réguler ses émotions. Trois grandes stratégies sont présentées : atténuer le négatif grâce aux interventions cognitivocomportementales, augmenter les ressentis agréables grâce à la psychologie positive et accepter tout ce qui nous traverse l’esprit grâce à la méditation de pleine conscience. À lire si vous n’êtes pas entièrement satisfait de votre vécu émotionnel, de façon générale ou dans une situation particulière, et si vous cherchez à vous repérer dans le labyrinthe des thérapies existantes.


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COUP DE CŒUR Isabelle Soulières

INTELLIGENCE ARTIFICIELLE L’Emprise insidieuse des machines parlantes Serge Tisseron Les Liens qui libèrent 2020, 208 pages, 17 €

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ous avons moins à craindre de Terminator que de « Calinator ». Tel est le message de ce livre, où le psychiatre Serge Tisseron analyse la façon dont notre fonctionnement mental et nos liens sociaux sont influencés par les machines parlantes qui paraissent déborder d’amour et de bienveillance. Les risques sont multiples : omniprésence d’émotions non partagées, intimité artificielle ouvrant la voie à une collecte massive de données privées, baisse de nos capacités d’autorégulation… L’auteur nous invite alors à une réflexion nécessaire sur ces étranges compagnons et, par son large panorama de la situation autant que par ses propositions sur les adaptations à envisager, nous livre les outils pour le faire.

ÉDUCATION L’Art d’être coparents Nicolas Favez Odile Jacob

2020, 240 pages, 22,90 €

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l y a un côté libérateur dans cet ouvrage de Nicolas Favez, professeur de psychologie clinique à l’université de Genève. Car la famille d’aujourd’hui – recomposée, monoparentale, homoparentale, adoptante, ou tout simplement constituée de deux parents qui mènent de front leur carrière et leur vie personnelle – n’est plus celle d’hier, et que l’auteur nous montre qu’un enfant peut parfaitement s’épanouir dans ces différentes situations. À condition, bien sûr, d’être attentif à ses besoins fondamentaux : en s’appuyant sur les recherches en psychologie et sur les thérapies pratiquées avec des familles en difficulté, Nicolas Favez nous conseille alors sur les bonnes pratiques à adopter, pour une plus grande satisfaction de l’enfant et de ses parents.

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MÉDECINE Neurotribus Steve Silberman Quanto 2020, 528 pages, 23,25 €

ne lecture précieuse pour comprendre l’autisme et la lenteur avec laquelle la société s’y adapte. « Les personnes sur le spectre [de l’autisme] vivent le monde neurotypique comme un univers toujours imprévisible et chaotique, constamment réglé sur un volume trop élevé et rempli de personnes qui n’ont que peu de respect pour l’espace vital de chacun », explique le journaliste Steve Silberman. C’est un peu comme être un ordinateur Mac dans un monde de PC : rien ne semble adapté. Mais de même qu’internet permet à de multiples systèmes différents de communiquer, la société devrait développer des dispositifs pour faciliter l’insertion des personnes autistes. Cet ouvrage sera peut-être l’un des pavés qui tapisseront cette voie. Les pistes d’adaptations ne manquent pas : zones de silence dans les classes pour ménager l’hypersensibilité auditive de certains, aménagement des entretiens d’embauche pour que leurs difficultés sociales ne freinent pas leur recrutement à des postes où leurs aptitudes seraient précieuses, etc. Pourtant, que ces aménagements sont longs à venir ! Neurotribus nous aide à comprendre pourquoi, en retraçant l’évolution de la conception de l’autisme, depuis les premiers écrits des psychiatres Leo Kanner et Hans Asperger dans les années 1940 jusqu’à aujourd’hui. On y découvre que l’autisme a d’abord été vu comme une condition très rare, condamnant à une forme d’isolement à vie. Autrefois, les spécialistes recommandaient même aux parents de mettre leur enfant en institution et de « l’oublier » ! Il a fallu un long chemin pour que l’on réalise toute la diversité des profils, ainsi que les bénéfices d’une attitude ouverte et accueillante envers les personnes autistes… « Pavé », cet ouvrage l’est aussi par son volume : plus de 520 pages. L’auteur ne ménage pas les détours et les mises en contexte, à travers un travail d’archive très fouillé. Mais le temps passé à parcourir ces pages est bien dépensé, tant elles nous éclairent sur l’autisme, sur les représentations sociales qui s’y rattachent et sur les interventions proposées au fil du temps. « C’est une lecture fascinante, affirme le célèbre neurologue Oliver Sacks en préface. Elle transformera votre manière d’appréhender l’autisme. » Isabelle Soulières est neuropsychologue et professeuse à l’université du Québec, à Montréal.

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LIVRES Neurosciences et littérature

SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.

Augustus Carp ou les chevaliers de la morale

À l’ère des réseaux sociaux, s’indigner est devenu un sport où chacun cherche à se montrer plus vertueux que le voisin. Une surenchère moralisante contre laquelle nous alertait déjà l’écrivain Henry Howarth Bashford, dans son roman « Augustus Carp ». Il y a près d’un siècle !

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maginez la scène : vous avez décidé de vous offrir un moment de détente dans un parc, profitant du soleil pour lire les dernières frasques des people dans votre magazine préféré. Un homme surgit alors de nulle part et vous sermonne sur votre dilettantisme : au lieu de traîner à ne rien faire, vous devriez travailler pour contribuer au bien collectif, et au lieu de vous abrutir d’inepties sans intérêt, vous feriez mieux de lire les prêches de Bossuet afin d’élever votre âme. Surréaliste ? Voire… À l’ère des réseaux sociaux, ce genre d’épisode pour le moins bizarre semble être devenu en quelque sorte la norme du discours public. Tous les jours, à tout moment, nous nous jugeons les uns les autres. Nous approuvons, « aimons » et « partageons » les messages marqués

EN BREF £ Le roman Augustus Carp raconte l’histoire d’un personnage qui passe son temps à s’indigner de tout. £ Il est en cela très représentatif de la grandiloquence morale qui abonde sur les réseaux sociaux. £ Cette attitude viserait à augmenter son statut social et à se rassurer sur sa propre valeur morale, selon les recherches en psychologie.

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du sceau de la vertu, et, surtout, nous désapprouvons, conspuons, déplorons et dénonçons les infractions à notre code de moralité. Comme si une guerre sans merci s’était engagée entre le bien et le mal, impliquant le plus souvent des gens qui ignorent tout des uns les autres et qui s’invectivent avec une violence inimaginable dans les circonstances habituelles de la vie sociale. Ce qui débouche sur une situation pour le moins paradoxale : si nous n’aimons pas qu’on nous fasse la morale, pourquoi y a-t-il des moralistes partout ? L’ARCHÉTYPE DU MORALISTE INSUPPORTABLE L’un des livres les plus drôles et les plus instructifs à cet égard est Augustus Carp, du médecin et écrivain britannique Henry Howarth Bashford. Paru en 1924, cet ouvrage illustre merveilleusement la tendance au moralisme excessif qui, si elle a pris une ampleur nouvelle avec les réseaux sociaux, n’est pas née avec eux. Depuis longtemps source d’inspiration pour les satiristes, cette tendance a récemment attiré l’attention des philosophes et des psychologues, qui l’étudient sous

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À retrouver dans ce numéro

p. 62

SENS CIVIQUE

Les personnes qui réagissent quand quelqu’un ne porte pas son masque en public ne sont pas des grincheux, mais des « leaders équilibrés » : acceptation de soi, responsabilité, indépendance sont leurs traits de caractère principaux. p. 36

PARTICULES « PM2,5 »

Les particules de 2,5 micromètres émises par les gaz d’échappement joueraient un rôle décisif dans le développement de maladies neurodégénératives comme la maladie d’Alzheimer. p. 20

p. 30

ALLOCENTRÉ

Nous utilisons un repérage allocentré à chaque fois que nous nous représentons un trajet (en ville, par exemple) vu du dessus, comme sur une carte. À l’inverse, en repérage « égocentré », on mémorise une suite d’actions en première personne à réaliser pour atteindre son but (tourner à gauche, puis avancer de 100 m, etc.). Les femmes utilisent plus volontiers que les hommes un repérage égocentré, et les hommes un repérage allocentré.

COLÈRE SUR COMMANDE

« La guitariste dont on avait stimulé électriquement l’amygdale droite, s’est arrêtée de chanter, a fracassé sa guitare et s’est mise à cogner contre les murs. » Douglas Fields, université du Maryland

p. 66

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de taux de réussite pour un algorithme qui analyse les mimiques involontaires de votre visage et en déduit si vous mentez ou si vous dites la vérité. Plus efficace que le cerveau humain, qui plafonnerait à 54 % de bons résultats… p. 86

p. 56

NIETZSCHE

Les traumatismes créent un chaos où la victime perd tous ses repères. Les observations psychologiques montrent pourtant que le cerveau reconstitue ensuite un ordre nouveau à partir de ce chaos et en sort renforcé. Confirmant la célèbre phrase de Nietzsche : « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort »…

NEUROTÉNACITÉ

Le cortex cingulaire antérieur médian, situé entre nos deux hémisphères cérébraux, serait le siège de notre ténacité. Important pour garder un masque toute la journée en classe, ou pour supporter globalement une situation difficile qui dure…

p. 6

COLLE NEURONALE

La protéine de synthèse CPTX s’amarre aux terminaisons de neurones voisins, restaurant leur communication et atténuant des symptômes d’Alzheimer.

Imprimé en France – Maury imprimeur S. A. Malesherbes – Dépôt légal : novembre 2020 – N° d’édition : M0760126-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution MLP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 248565 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot


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