Cerveau & Psycho
Cerveau & Psycho
Septembre 2021
N°135
N° 135 Septembre 2021
L 13252 - 135 H - F: 6,90 € - RD
LES MATHÉMATIQUES FONT-ELLES DU BIEN AU CERVEAU ?
COMMENT SURMONTER SES BLOCAGES
Timidité, indécision, syndrome d’imposture…
Comment surmonter ses
BLOCAGES Timidité, indécision, syndrome d’imposture… NEUROSCIENCES LE POUVOIR CACHÉ DES GROS MOTS
PSYCHOLOGIE
COMMENT RÉSISTER À LA TENTATION ? LANGAGE DE QUOI LES LAPSUS SONT-ILS RÉVÉLATEURS ? ÉDUCATION ADOS : LES RESPECTER POUR MIEUX LES CONVAINCRE
DOM/S : 8,90 € – BEL./LUX. : 8,50 € – CH : 11,90 CHF – CAN. : 12,99 CA$ – TOM : 1 200 XPF
BRAINCAST La voix des neurones Le podcast de Cerveau & Psycho
en partenariat avec l’Institut du Cerveau
7ème épisode Alzheimer : les thérapies du futur
www.cerveauetpsycho.fr/sr/braincast/
e d o s i m u a 7 ép b l e p E e n a h p é t S r D e l c e av ème
astien b é S r a p interviewé
Bohler
Neurologue et chercheur en neurosciences cognitives et comportementales
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NOS CONTRIBUTEURS
ÉDITORIAL
p. 12-15
SÉBASTIEN BOHLER
Jérémie Mattout
Chercheur à l’Inserm, membre du Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL), codirecteur de l’équipe Computation, cognition et neurophysiologie (Cophy), il est spécialiste des interfaces cerveau-machine.
p. 26-35
Audrey Chagnot
Doctorante en quatrième année dans l’équipe du professeur Denis Vivien, à l’institut Blood and Brain, à l’université de Caen-Normandie (BB@C) et à l’lnsermPhlnd, elle étudie la circulation du liquide céphalorachidien grâce à l’imagerie par résonance magnétique.
p. 38-44
Audrey Ginisty
Psychologue clinicienne et vidéaste scientifique sur la chaîne Youtube « La Psy Qui Parle », elle nous explique comment surmonter nos blocages grâce à un « état d’esprit de développement », concept qui fait l’objet de nombreuses recherches en psychologie.
p. 60-65
Lydia Denworth
Éditrice à la revue Scientific American, conférencière, journaliste scientifique à New York, elle souligne le besoin de statut social des adolescents comme moteur de changement et de responsabilisation.
Rédacteur en chef
Débloquons la situation !
P
arfois, on est coincé dans une impasse. Une vieille rancœur nous empêche de dialoguer avec une personne. La peur nous retient de tenter quelque chose de nouveau, de nous lancer dans une aventure qui pourrait être excitante. Parfois un handicap nous empêche d’avancer, de bouger, d’agir. Ou un virus grippe la planète tout entière… À chaque fois ou presque, il existe un moyen de débloquer la situation. Les rancunes peuvent être surmontées par le pardon (au terme, toutefois, d’un véritable travail cognitif que nous explique Sylvie Chokron). Certaines paralysies pourraient être dépassées par des interfaces cerveau-machine (voir nos articles pages 12, 16 et 20). Les blocages intérieurs s’évanouissent quand on comprend que nos croyances sur nous-mêmes sont généralement fausses et qu’aucune personnalité n’est figée, ce que détaille le dossier central de ce numéro. Les pandémies s’enrayent quand on passe d’une logique individualiste (j’attends que les autres se vaccinent pour que le virus disparaisse) à une logique collective (je participe à son éradication en me faisant vacciner). Ce changement d’optique permet de s’extraire de ce que les psychologues appellent le « dilemme du prisonnier » (voir page 70). Et, pour un prisonnier, quoi de plus rêvé que de pouvoir débloquer sa situation ? £
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SOMMAIRE N° 135 SEPTEMBRE 2021
p. 12
p. 16
p. 20
p. 37-59
Dossier
p. 26
p. 6-35
DÉCOUVERTES p. 37 p. 6 ACTUALITÉS Les maths, à quoi ça sert ? Du gaz hilarant contre la dépression TET1, molécule de jouvence du cerveau ? Mozart pour soigner l’épilepsie ? Alzheimer : nouveaux espoirs de traitements Le circuit des mauvaises nouvelles
p. 20 MÉDECINE
Quand les puces rendent la vue aux aveugles
Les implants rétiniens de nouvelle génération sont capables aujourd’hui de remplacer les photorécepteurs défaillants de la rétine. Sophie Fessl
p. 12 FOCUS
Écrire par la pensée
Des électrodes dans le cerveau de personnes paralysées captent la trace mentale des lettres pour les afficher à l’écran… Jérémie Mattout
p. 16 INFOGRAPHIE
p. 26 NEUROSCIENCES
Vingt mille lieues sous un crâne
Notre cerveau renferme 150 millilitres de liquide sans lequel son fonctionnement serait impossible. Ce liquide céphalorachidien recèle encore bien des mystères…
Des « neuroprothèses » Audrey Chagnot, Géraldine Rauchs et Denis Vivien pour voir à nouveau Différentes interventions sont possibles, au cœur du système visuel, pour restaurer la vision des aveugles.
COMMENT SURMONTER SES BLOCAGES p. 38 PSYCHOLOGIE
DESSERRER SES FREINS MENTAUX
Nos aptitudes ne sont pas fixes une fois pour toutes : cette simple connaissance permet de réenclencher une dynamique de progression et de mouvement. Audrey Ginisty
p. 46 INTERVIEW
SE LIBÉRER, C’EST UN APPRENTISSAGE Frédéric Fanget
p. 54 PSYCHOLOGIE
POUR EN FINIR AVEC LE SYNDROME D’IMPOSTURE
Michaela Maya-Mrschtik
Se sentir illégitime dans ce qu’on fait est une expérience largement partagée. Des méthodes existent pour s’en défaire et éviter de stagner et d’angoisser. Élisabeth Cadoche et Anne de Montarlot
Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur, sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. En couverture : © Shutterstock.com/ne2pi
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p. 66
p. 60
p. 70
p. 94
p. 82
p. 88 p. 92
p. 60-72
p. 74-91
ÉCLAIRAGES
VIE QUOTIDIENNE LIVRES
p. 60 PSYCHOLOGIE SOCIALE
p. 74 COMPORTEMENT
Ados : les respecter pour mieux les persuader Parler à un jeune avec respect est le meilleur moyen de l’amener à faire des choix positifs. Lydia Denworth
p. 92-98
Anna Lorenzen
p. 92 SÉLECTION DE LIVRES On m’appelle la Tornade La Science des balivernes L’École éclairée par la science C’est qui le chef ? Quelques pas vers l’infini Sortir des émotions négatives
p. 82 L’ÉCOLE DES CERVEAUX
p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE
Le pouvoir caché des jurons
«P…n de m…e ! » Si votre cerveau remplit si facilement les blancs, c’est qu’il est quelque part câblé pour la grossièreté. Pourquoi ?
p. 66 L’ENVERS DU
DÉVELOPPEMENT PERSONNEL
YVES-ALEXANDRE THALMANN
« Ne nous soumets pas à la tentation »
Le cerveau s’épuise à résister : mieux vaut éviter ce qui peut le faire craquer ! p. 70 RAISON ET DÉRAISONS
Le dilemme de l’antivax
NICOLAS GAUVRIT
Se faire vacciner, ou pas ? La réponse à cette question fait intervenir une expérience de psychologie célèbre : le dilemme du prisonnier.
JEAN-PHILIPPE LACHAUX
Quand le cerveau dort debout
Difficultés à se concentrer, trous de mémoire : comment se protéger contre le manque de sommeil ? p. 86 LA QUESTION DU MOIS Frieder Paulus et Annalina Mayer
p. 88 LES CLÉS DU COMPORTEMENT SYLVIE CHOKRON
L’intelligence du pardon
Pardonner mobilise une multitude d’aires cérébrales. Pour ceux qui y arrivent, les bénéfices sont immenses.
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SEBASTIAN DIEGUEZ
Lucien de Samosate : de quoi les lapsus sont-ils révélateurs ? Il y a presque deux mille ans, le premier lapsus était signalé par un satiriste grec. Depuis, on s’interroge toujours sur leur sens caché.
DÉCOUVERTES
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p. 12 Écrire par la pensée p. 16 Des « neuroprothèses » pour voir à nouveau p. 20 Quand les puces rendent la vue aux aveugles p. 26 Vingt mille
Actualités Par la rédaction ÉDUCATION
Les maths, à quoi ça sert ? Vous avez l’impression que faire des maths ne vous servira à rien ? Détrompez-vous. Cette pratique favorise la libération d’une molécule essentielle au développement du cerveau, à sa plasticité et à son efficacité. G. Zacharopoulos et al., The impact of a lack of mathematical education on brain development and future attainment, PNAS, publication avancée en ligne du 7 juin 2021.
© Shutterstock.com/Art_Photo
L
e 15 janvier 2018, Luc Ferry, ancien ministre de l’Éducation nationale, déclarait sur une chaîne d’information à grande écoute : « Dans la vie quotidienne, les maths ne servent strictement à rien. » Il ajoutait qu’il n’avait jamais utilisé, « même pas 30 secondes », dans la vraie vie ce qu’il avait appris en maths sur les bancs de l’école. Ce qu’il ne savait sans doute pas, c’est que les maths avaient probablement aidé son cerveau à maturer et à se façonner de façon à pouvoir appréhender le monde de façon rationnelle. Ces résultats viennent d’être publiés dans les Annales de l’Académie des sciences américaine. Ils ont été obtenus sur des élèves de première et de terminale en Angleterre, avec une question : peut-on voir dans le cerveau d’une jeune s’il a suivi un enseignement de maths dans ces années précédent le bac ? La réponse est saisissante : la concentration d’un important neuromédiateur du cerveau, le GABA, permet de savoir à près de 90 % si un élève a pris une
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lieues sous un crâne THÉRAPIE RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO
Du gaz hilarant contre la dépression P. Nagele et al., A phase 2 trial of inhaled nitrous oxide for treatment-resistant major depression, Science Translational Medicine, le 9 juin 2021.
médian ». Cette zone cérébrale est impliquée dans les raisonnements complexes, qui nécessitent souvent de « bloquer » des réponses intuitives qui seraient fausses car non étayées. Elle intervient aussi dans les raisonnements de type algorithmique, qui requièrent une pensée méthodique, déployée dans le temps, dans le but d’atteindre un but précis. Une fonction pour laquelle le GABA fait merveille. Le résultat est d’ailleurs visible en IRM : chez les élèves ayant de forts taux de GABA, le cortex frontal médian parvient facilement à éteindre les autres zones de leur cerveau pendant un raisonnement, de façon à éviter les distractions et les biais. À l’inverse, chez des élèves ayant de faibles taux de GABA, toutes les zones du cerveau s’activent en même temps, ce qui consomme de l’énergie et ne permet pas de se focaliser entièrement sur un raisonnement. On comprend alors qu’un cerveau qui a déployé toute sa plasticité à l’adolescence, et qui a acquis cette capacité d’inhibition, est plus à même de raisonner sans failles, mais aussi de tenir à distance de fausses informations ou des stéréotypes de toute sorte. Les maths lui servent alors pour toute la vie. Depuis la réforme du bac, les élèves de terminale générale ne sont plus que 58 % à étudier les maths en terminale, là où ils étaient 92 % l’année dernière. C’est potentiellement autant de neuroplasticité en moins… £ Sébastien Bohler
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n estime que les antidépresseurs sont inefficaces chez environ un tiers des patients atteints de dépression sévère. Une piste de traitement étonnante a été expérimentée par Peter Nagele, de l’université de Chicago, et ses collègues : leur faire inhaler du gaz hilarant. Le protoxyde d’azote (c’est son nom scientifique) avait été testé dans une première étude pilote il y a quelques années, mais avec un risque élevé d’effets secondaires comme des étourdissements, des nausées ou des vomissements. D’où l’idée de baisser un peu la concentration, ce qui a divisé le risque par 4 sur un échantillon de 24 patients dépressifs. Après une heure d’inhalation d’un mélange contenant 25 % de protoxyde d’azote, l’humeur des participants (mesurée par un questionnaire standard) s’est notablement améliorée. Et chez certains, l’embellie a duré jusqu’à un mois. Comment le gaz agit-il ? Pas en provoquant de salutaires crises de rire ou un sentiment d’euphorie : à cette dose, son effet est plutôt légèrement anesthésiant. La clé semble résider dans la capacité du protoxyde d’azote à moduler l’activité de diverses régions cérébrales et l’action d’un récepteur neuronal, le récepteur du NMDA, impliqué dans la neurobiologie de la dépression. Reste à valider ce traitement lors d’essais cliniques de phase III, incluant un grand nombre de patients. £ Guillaume Jacquemont
©Shutterstock.com/BeataGFX
spécialité maths ou non. Et cette corrélation n’est pas due au fait que certains élèves auraient des taux naturellement supérieurs de GABA avant de choisir l’option maths : on s’aperçoit que c’est le fait de pratiquer les mathématiques qui enrichit le cerveau en GABA. En effet, il n’y a aucune différence concernant ce neuromédiateur avant le choix de l’option. Quel est le rôle du GABA dans le cerveau ? Cette molécule a une fonction inhibitrice : en se fixant sur ses récepteurs présents à la surface des neurones, elle tend à bloquer l’influx nerveux. Son action est complémentaire de celle d’autres neuromédiateurs excitateurs comme le glutamate, qui augmentent la transmission des influx entre neurones. Or l’équilibre entre inhibition et excitation définit des périodes critiques du développement du cerveau dans la jeunesse, qui favorisent la plasticité : quand cet équilibre est optimal, les neurones sont « plastiques », c’est-à-dire qu’ils forment facilement de nouvelles connexions pour imprimer de nouvelles connaissances et compétences. Le volet excitateur est toujours présent, mais l’inhibition par le GABA peut être insuffisante : il faut la développer et les données publiées par George Zacharopoulos et ses collègues d’Oxford montrent que la pratique des mathématiques joue pleinement ce rôle. La production de GABA chez les élèves faisant des mathématiques est décisive dans une partie antérieure du cerveau appelée « cortex frontal
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Des « neuroprothèses » pour voir à nouveau Texte : Michaela Maya-Mrschtik – Illustrations : Yousun Koh
Les lésions de la rétine ou du nerf optique engendrent souvent un déficit visuel permanent, voire une cécité complète. Jusqu’à présent, il n’existait pratiquement aucun traitement. Mais à l’avenir, des prothèses implantées en différents points du système visuel pourraient changer la donne.
1 Les implants rétiniens Si les photorécepteurs de l’œil sont endommagés, de petites puces placées sur ou sous la rétine sont capables de transmettre des signaux lumineux aux cellules ganglionnaires de la rétine. Pour ce faire, les puces produisent de faibles impulsions électriques qui stimulent les neurones environnants, dont les cellules ganglionnaires. Les prothèses les plus anciennes utilisent en général des électrodes (en haut) pour créer le courant électrique. Elles nécessitent alors une source d’alimentation externe et un récepteur pour acheminer les signaux vers la puce. Les implants les plus récents, quant à eux dotés de photodiodes (en bas), convertissent directement la lumière en courant électrique. Ils n’ont donc besoin d’aucun câblage et sont plus faciles à insérer derrière le globe oculaire.
Sclérotique
Cornée Rétine Cristallin
Électrodes
Photodiode
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DÉCOUVERTES Infographie
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2 Les implants dans le nerf optique
1 cm
Des électrodes insérées directement dans le nerf optique émettent des impulsions électriques qui rejoignent le cerveau via les prolongements des cellules nerveuses. Ces prothèses n’en sont encore qu’aux premiers stades des recherches et des essais ; par exemple, une équipe a testé un tel implant chez le lapin.
Électrodes Nerf optique
Choroïde
Rétine
Corps vitreux Cônes Cellules bipolaires
Bâtonnets
Épithélium pigmentaire
Cellules ganglionnaires
La cornée et le cristallin « concentrent » la lumière qui entre dans l’œil et la projettent sur la rétine. La couche la plus interne de la rétine contient des photorécepteurs (en vert), à savoir des bâtonnets sensibles à la luminosité et trois types de cônes qui permettent la perception des couleurs. La couche la plus externe comprend les cellules ganglionnaires de la rétine (en orange), dont les prolongements ou axones se regroupent pour former le nerf optique. Lorsque les photorécepteurs captent un stimulus lumineux, ils le transforment en signal électrique et le transmettent aux cellules ganglionnaires via les cellules bipolaires situées au centre de la rétine (en jaune). Puis l’information atteint le cerveau via le nerf optique.
Photorécepteurs
Rétine
1
2
Nerf optique
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Quand les puces rendent Par Sophie Fessl, docteure en neurosciences et journaliste scientifique à Vienne.
l’âge de six ans, Peter Böhm apprend qu’il est atteint de rétinopathie pigmentaire : dès lors, il grandit en sachant que sa vue ne cessera de baisser. La rétinopathie pigmentaire est en effet une maladie génétique héréditaire dans laquelle les neurones de la rétine sensibles à la lumière – des photorécepteurs – meurent inexorablement. Elle touche environ 1 personne sur 4 000 et entraîne en général des déficiences visuelles considérables, comme une difficulté à voir lorsque la luminosité diminue, une hypersensibilité à l’éblouissement, une vision en tunnel… Certains patients deviennent même complètement aveugles, à l’instar de Peter Böhm, qui en 2014 n’est plus du tout capable de voir de l’œil gauche et seulement de façon très limitée de l’œil droit. Mais, cette même année, il subit une intervention médicale censée lui rendre en partie la vue : on lui pose un implant dans la rétine de l’œil gauche. Les implants rétiniens sont des prothèses visuelles constituées de puces, chacune comportant plusieurs centaines d’électrodes, qui génèrent un courant électrique, ou de photodiodes sensibles à la lumière ; ces dernières transforment alors la lumière arrivant sur la rétine en légères impulsions électriques. Elles transmettent ces impulsions aux neurones de la rétine qui, à leur tour, transmettent ce signal au cerveau. Ainsi, le sujet perçoit des points lumineux appelés « phosphènes », directement créés dans la partie du cerveau qui perçoit les images, le cortex visuel.
EN BREF £ Aujourd’hui, on sait traiter, par chirurgie, les lésions de la cornée ou du cristallin, mais on ignore encore comment soigner celles de la rétine… £ Grâce à de nouveaux implants rétiniens, des centaines d’aveugles ont réussi à voir – un peu – à nouveau. Mais la première génération de prothèses n’a pas répondu à toutes les attentes. £ Des scientifiques tentent d’améliorer les puces de ces implants, tandis que d’autres essaient de rendre les neurones défectueux de la rétine « artificiellement » sensibles à la lumière.
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Après son opération, Böhm est allé assister à un feu d’artifice au cours d’un festival folklorique… Lors d’un discours donné pour une conférence internationale en 2017, il a décrit ce qu’il a éprouvé : des points lumineux qui apparaissaient, çà et là, sur un fond sombre. Il en a été émerveillé. Pour comparer l’efficacité de ses yeux, il a observé le spectacle d’abord avec son œil droit qui y voyait encore, puis avec son œil gauche aveugle et « réparé » : dans les deux cas, il percevait les feux d’artifice à peu près aussi bien. « Avec l’œil équipé d’un implant rétinien, j’avais même quelques options de réglage supplémentaires ! », dit-il avec humour. En appuyant sur un bouton, il pouvait en effet régler l’intensité du contraste et l’amplification de la lumière par la puce… HÉLAS, LES PROTHÈSES DISPARAISSENT DU MARCHÉ Il y a déjà un certain temps que l’on est capable de soigner, par chirurgie, les lésions du cristallin ou de la cornée, mais dans le cas de la rétine, c’est une autre paire de manches. Les premières lueurs d’espoirs sont arrivées avec les premiers implants rétiniens mis sur le marché. Peter Böhm est l’une des quelques centaines de personnes qui en ont reçu un. La prothèse de son œil provient de la société allemande Retina Implant AG et contient environ 1 600 photodiodes sensibles à la lumière. Trois implants rétiniens ont été approuvés en Europe jusqu’à présent : les deux autres ont été
© Science Photo Library/Psaila, Philippe
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Nous y sommes : les scientifiques réussissent désormais à créer des implants rétiniens, prothèses visuelles de nouvelle génération qui permettront à des non-voyants de voir – un peu.
DÉCOUVERTES Médecine
la vue aux aveugles
L’implant rétinien Argus II, de la société américaine Second Sight, contient 60 électrodes qui produisent un courant électrique permettant d’engendrer au maximum 60 points lumineux, perçus par la rétine.
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Vingt mille lieues sous un crâne
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DÉCOUVERTES Neurosciences
Par Audrey Chagnot, Géraldine Rauchs et Denis Vivien, respectivement doctorante, chercheuse et professeur de biologie cellulaire à l’institut Blood and Brain, à l’université de Caen-Normandie (BB@C) et à l’Inserm-PhInd.
Dix ans de découvertes précisent notre compréhension des « mers » et « rivières » empruntées par le liquide céphalorachidien qui baigne notre cerveau et notre moelle épinière. Et l’on s’aperçoit que ce fluide joue un rôle crucial tout au long de notre vie.
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otre cerveau n’est pas collé à notre crâne. Il flotte dans un fluide. Environ 150 millilitres d’un liquide qu’on appelle le « liquide céphalorachidien » – ou LCR. On trouve ce LCR dans les grottes intérieures du cerveau, des cavités appelées « ventricules » (voir la figure page 29), mais aussi dans un autre espace, dit « sous-arachnoïdien ». En effet, le cerveau est enveloppé de trois membranes : la plus externe est la dure-mère, la médiane est l’arachnoïde, ainsi appelée parce qu’elle fait penser à une toile d’araignée, et la plus interne est la pie-mère. Entre l’arachnoïde et la pie-mère se situe un fin espace rempli de liquide céphalorachidien. Il maintient le système nerveux comme en « apesanteur », le soutient et l’empêche de s’effondrer sur lui-même sous l’effet de son propre poids.
EN BREF £ Tout notre système nerveux baigne dans une mer intérieure composée de liquide céphalorachidien (ou LCR).
£ Les mécanismes de sa production, de sa circulation et de son évacuation du corps sont de mieux en mieux compris par les scientifiques.
¢ Shutterstock.com/uboffke
£ Son rôle dans le fonctionnement des neurones et l’élimination des déchets cérébraux, et donc dans les fonctions cognitives, est vital.
UN LIQUIDE À LA FOIS NOURRICIER ET NETTOYANT La fonction du LCR, toutefois, ne se limite pas à un rôle d’amortisseur. Il intervient aussi dans la transmission des neuromédiateurs (les molécules de communication entre cellules cérébrales) et le transport de substances nourricières, ainsi que dans le drainage et l’élimination des déchets cérébraux. Malgré tous ces échanges de substances, le LCR est toujours d’une propreté absolue, car il est renouvelé jusqu’à quatre fois par jour. Il joue ainsi un rôle vital pour tout l’organisme, en apportant aux cellules nerveuses tout ce dont elles ont besoin pour fonctionner et en évacuant les déchets produits. D’où vient ce liquide ? Par quels mécanismes subtils sont assurés sa circulation, ses mouvements internes et son élimination ? Et comment est-il éliminé ? Tout cela reste encore en grande partie méconnu. Mais, depuis une dizaine d’années, la communauté scientifique s’intéresse de très près à ces questions ; et cet intérêt a été décuplé par la récente découverte du rôle
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Dossier
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DESSERRER SES EN BREF £ Les recherches en psychologie ont identifié deux grands types d’état d’esprit, respectivement « fixe » et « de développement ». £ L’état d’esprit de développement aide à surmonter blocages et échecs, car il part du point de vue selon lequel nos accomplissements ne dépendent pas de qualités innées, mais de la capacité à évoluer par le travail. £ Quelques techniques simples aident à acquérir cet état d’esprit ou à le transmettre à ses enfants, ce qui améliore non seulement les performances, mais aussi l’humeur, jusqu’à réduire les symptômes d’anxiété et de dépression.
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FREINS MENTAUX Quand on reste bloqué dans une situation qui ne nous convient pas, c’est souvent parce qu’on adopte un état d’esprit que les psychologues qualifient de « fixe ». L’état inverse, dit de « développement », se déclenche par des méthodes appropriées et libère alors le plein potentiel de l’individu. Par Audrey Ginisty, psychologue clinicienne et vidéaste scientifique sur la chaine Youtube « La Psy Qui Parle ».
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irginie doute de ses capacités à diriger une équipe : elle est persuadée qu’elle ne pourra jamais devenir manager, car elle ne se sent pas un tempérament de leader. Le jour où l’occasion de postuler à ce type de poste se présente, elle n’ose même pas tenter sa chance. Vous est-il arrivé, comme à elle, d’être bloqué par des croyances négatives sur vos capacités ? Sur votre personnalité, votre potentiel ? On se dit parfois : « Je ne suis pas doué au piano », « Je suis mauvais en maths », « Je suis trop vieux pour changer de métier », « Je ne suis pas assez créatif »… Ou pire encore, ce sont les opinions dites « globalisantes », du type : « Je suis nul. » Souvent, ces pensées commencent à se former après un premier échec, ce qui nous conforte
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INTERVIEW
FRÉDÉRIC FANGET
PSYCHIATRE, PSYCHOTHÉRAPEUTE, SPÉCIALISTE DES THÉRAPIES COGNITIVO-COMPORTEMENTALES ET ENSEIGNANT À L’UNIVERSITÉ DE LYON 1.
SE LIBÉRER, C’EST UN APPRENTISSAGE En général, d’où viennent nos blocages ? Ils sont à la fois le résultat de notre histoire personnelle, de l’environnement où nous avons grandi et de notre tempérament. Prenons la phobie sociale, par exemple : certaines personnes sont complètement paralysées à l’idée d’aller vers les autres, de prendre la parole en public… À la base de ce blocage, il y a généralement un tempérament timide (déjà bébés, ces personnes semblent moins à l’aise avec les autres), mais ensuite
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les choses peuvent diverger totalement. Certaines personnes vont avoir de la chance et rencontrer un environnement favorable, comme un ami qui les aide à prendre la parole dans un groupe de travail ou à « draguer » une fille qu’ils n’osent pas aborder ; ils connaîtront alors des succès qui leur donneront confiance. D’autres, au contraire, rencontreront un contexte moins épanouissant, ou subiront des échecs qui laisseront des traces : par exemple paniquer lors d’un exercice au tableau en classe, sans trouver le soutien des professeurs ou des proches. Ceux-là risquent de développer une phobie sociale. Cette phobie est-elle fréquente ? On estime qu’au moins 3 % de la population en est victime – certaines estimations, moins probables selon moi, vont jusqu’à 10 %. C’est le trouble anxieux qui touche le plus les hommes, probablement pour des raisons culturelles et historiques : être timide passe mal chez eux. Ce trait de caractère est moins stigmatisé chez les femmes, et a même longtemps été valorisé : à la cour de Louis XIV, elles se mettaient du rouge sur les joues pour simuler la timidité, supposée érotique. Il nous reste des traces de cet héritage et, sur ce sujet, j’attends avec impatience un mouvement de libération des hommes ! Mes patients phobiques sociaux sont en effet très solitaires dans cette société, ils ne sont ni aidés, ni compris ; et ils osent rarement consulter un thérapeute. J’insiste sur un point : nous avons tous une certaine peur des autres, à un degré plus ou moins intense. De façon générale, l’anxiété n’est pas un problème en soi, on ne parle de pathologie qu’à partir du moment où on observe des blocages majeurs, handicapants dans la vie quotidienne (c’est un critère qui figure dans le manuel de référence de classification des troubles mentaux). Ces personnes sont incapables de réaliser ce qu’elles devraient ou aimeraient faire.
Qu’est-ce qu’elles n’osent pas accomplir plus particulièrement ? Cela va d’une incapacité à rejoindre un groupe de collègues qui discute à la machine à café jusqu’à des blocages plus importants : les phobiques sociaux ne se rendent pas aux entretiens d’embauche (beaucoup sont au chômage), évitent les métiers où ils doivent prendre la parole, ont moins de chances de se marier que les autres… Les chiffres illustrent bien cette dichotomie entre simple anxiété et peur paralysante : selon un sondage Ifop, environ 60 % des Français s’estiment timides. La grande majorité de ces individus « à risque » parviennent donc à surmonter leur angoisse ! À quels âges risque-t-on le plus de se laisser paralyser ? À la fin des années 1990, j’ai analysé le profil des patients qui me consultaient pour une phobie sociale : j’ai constaté qu’ils avaient en moyenne 35 ans et qu’ils en souffraient depuis seize années ; c’est donc en fin d’adolescence, vers 17 ans, que leur phobie s’était structurée. C’est une période de grand blocage, car on manque d’estime de soi pour surmonter ses peurs, ce facteur étant très conditionné par l’appartenance à tel ou tel groupe… Sinon, de façon plus générale, sans traitement approprié, les blocages tendent à augmenter avec l’âge, car les échecs s’accumulent, alimentant les pensées négatives et défaitistes. Y a-t-il systématiquement un problème d’estime de soi dans les blocages ? Ce n’est pas systématique. Trois notions sont à distinguer pour comprendre les blocages. Elles forment une pyramide. À la base de la pyramide se trouve l’estime de soi, l’évaluation que la personne fait d’elle-même, le jugement qu’elle porte sur elle. C’est en grande partie conditionné par l’enfance et l’attitude qu’ont eue les parents. Au-dessus de cette base vient la confiance en soi,
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qui est la perception que chacun a de sa capacité à agir et à réussir. La confiance en soi dépend, évidemment, en partie de l’estime de soi. Et tout au sommet de la pyramide vient l’affirmation de soi, une capacité à se poser en société, à oser exister, dire ce qui semble important sans être bloqué. On voit que, dans cet édifice, les choses peuvent coincer à plusieurs niveaux. Certains blocages résultent uniquement d’un problème d’affirmation de soi, sans que l’estime de soi sous-jacente soit atteinte. Dans ce cas il s’agit de personnes qui n’osent pas aller vers les autres, mais qui ne se dévalorisent pas pour autant. Dans d’autres cas, c’est l’estime de soi qui est atteinte, mais cela ne se traduit pas obligatoirement par un blocage comportemental : cela peut arriver chez les personnes qui ont un complexe physique, et pour lesquelles une vision négative du corps n’entraîne pas toujours une inhibition des comportements. Comment surmonter ses blocages ? Les thérapies cognitivo-comportementales sont particulièrement efficaces. De façon générale, il y a là encore trois dimensions du blocage. D’une part, le comportement que l’on n’arrive pas à accomplir ; d’autre part, la pensée négative biaisée, aussi appelée « distorsion cognitive », qui le sous-tend (« Attention, tu vas échouer », « J’aurai l’air ridicule ») ; et enfin, les émotions négatives associées (anxiété, honte, tristesse, etc.), elles-mêmes souvent liées à un souvenir désagréable dans le même type de situation. En thérapie, nous travaillons sur ces trois aspects, de façon variable selon la nature du blocage et les causes sous-jacentes. Quand le problème porte juste sur l’affirmation de soi, on applique surtout des techniques comportementales, avec quelques aspects cognitifs. On apprend à exécuter certaines actions de base, comme dire non à une personne, faire une critique calme ou exprimer ses émotions négatives. Au bout d’une
DOSSIER COMMENT SURMONTER SES BLOCAGES
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POUR EN FINIR AVEC LE SYNDROME D’IMPOSTURE De nombreuses personnes – surtout des femmes – ont l’impression que tout ce qu’elles réussissent est le fruit de la chance, et pas de leur mérite. Ce syndrome d’imposture est angoissant et entrave leur développement. Heureusement, il existe des moyens de s’en libérer.
Par Élisabeth Cadoche et Anne de Montarlot, respectivement journaliste et psychothérapeute.
EN BREF
© Gettyimages/tolgart
E
£ Le syndrome d’imposture est une façon de penser paralysante, où l’on a l’impression de ne pas mériter ses réussites et où l’on est terrorisé par l’idée de l’échec.
n 1978, deux psychologues américaines, Pauline Rose Clance et Suzanne Imes, mettent un nom sur une forme particulière – et extrême – de doute de soi : le syndrome d’imposture. Les personnes qui souffrent du syndrome d’imposture ont du mal à accepter un compliment, elles attribuent leurs succès à la chance, ont constamment peur d’échouer, ne se sentent jamais légitimes dans ce qu’elles font, trouvent qu’elles ne méritent pas ce qui leur arrive de positif et qu’elles ne sont pas vraiment à leur place. Cette façon de penser, extrêmement paralysante, les
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£ Les femmes y sont particulièrement vulnérables, notamment parce que les injonctions sociétales les empêchent de se sentir à la hauteur. £ Changer son regard sur l’échec, apprendre à accepter les compliments, se trouver des modèles sont autant de bonnes pratiques qui aident à le surmonter.
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Même lorsqu’elles ont du succès, les personnes touchées par le syndrome d’imposture ne se sentent pas légitimes et craignent d’être « démasquées ».
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ÉCLAIRAGES
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p. 60 Ados : les respecter pour mieux les persuader p. 66 « Ne nous soumets pas à la tentation » p. 70 Le dilemme de l’antivax
Ados : les respecter
pour mieux les persuader Comment amener un jeune à faire attention à son sommeil, à ne pas boire et à se fixer des objectifs porteurs ? Les recherches récentes montrent que son cerveau, en plein remaniement, a soif de respect et de reconnaissance. Deux leviers à actionner pour aller de l’avant.
oici ce qui pourrait être une petite parabole de notre temps : il y avait une fois un spécialiste de la nutrition qui voulait encourager les élèves de quatrième à manger plus sainement. Il conçut donc un programme de sensibilisation regorgeant d’informations nutritionnelles – pourquoi les fruits et légumes sont bons pour vous, pourquoi la malbouffe nuit à votre santé, etc. Il était sûr de son coup, car une approche similaire avait très bien fonctionné avec des enfants plus jeunes. Pourtant, il fut déçu car les élèves de quatrième, âgés de 13 à 14 ans, déclarèrent que cette intervention – et, pour être honnête, la personne qui la dispensait – était ennuyeuse. Ils continuèrent donc à manger des aliments gras et sucrés, parfois en plus grande quantité encore qu’auparavant. Hélas, cette histoire se répète dans plus d’un collège et dans bien des familles, que ce soit avec des campagnes de prévention de l’obésité, du harcèlement ou du décrochage scolaire. Avec une régularité décourageante, les chercheurs constatent que ce qui fonctionne avec les enfants n’est plus efficace avec les adolescents.
EN BREF £ À l’adolescence, le cerveau est en plein remaniement. Il est « préchauffé » pour absorber des informations sociales, tout comme le cerveau d’un jeune enfant est préparé pour apprendre à parler. £ Si l’on assouvit ce besoin de responsabilité et de statut chez un jeune, on arrive à le convaincre d’adopter de nombreux comportements vertueux. £ Les futures campagnes de sensibilisation devraient tenir compte de ces données neurobiologiques, et les parents pourraient en faire de même.
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L’année de quatrième semble être un point de bascule. Or si nous réfléchissions un peu plus attentivement à ce qu’est un élève de quatrième, en nous préoccupant de ce qui se passe dans son cerveau, notre parabole pourrait avoir une fin plus heureuse. Les jeunes de treize ans sont préoccupés par le statut et par le respect – ils ne veulent pas être sermonnés par les adultes. C’est pourquoi d’autres approches se révèlent plus efficaces. Ainsi, dans une étude publiée en 2019 dans la revue Nature Human Behaviour, au lieu des informations nutritionnelles, les chercheurs ont montré à plus de 300 élèves de troisième d’établissements du Texas des reportages d’investigation révélant que les dirigeants des entreprises alimentaires utilisent des ingrédients malsains, élaborent un marketing qui cible les jeunes adolescents et interdisent à leurs propres enfants de manger les produits qu’ils commercialisent. En voyant cela, les élèves, scandalisés, ont commencé à considérer qu’une alimentation saine était un moyen de prendre position contre la manipulation ! Ils se sont mis à acheter des collations plus saines à la cafétéria. Et dans une étude
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Par Lydia Denworth, autrice scientifique et éditrice du mensuel Scientific American.
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ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel
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YVES-ALEXANDRE THALMANN
Professeur de psychologie au collège Saint-Michel et collaborateur scientifique à l’université de Fribourg, en Suisse.
« NE NOUS SOUMETS PAS À LA TENTATION » Comment résister à l’envie d’un bon verre de vin, d’un hamburger ou d’une cigarette ? En utilisant une technique appelée « préengagement », qui consiste à aménager notre environnement quotidien pour ne pas y être trop souvent confronté.
L
a prière fondamentale que les chrétiens adressent à leur Dieu depuis des siècles contient cette demande emblématique : « Ne nous soumets pas à la tentation » (formulation depuis peu modifiée en : « Ne nous laisse pas entrer en tentation »). Ils implorent de cette manière le ToutPuissant de leur éviter l’épreuve d’être attirés par des actions ou des pensées contraires à la morale. Ne serait-ce pas plus adéquat de demander à Dieu de leur conférer la force de résister aux multiples désirs qui pourraient les détourner du droit chemin ? Cette force de résister, chère aux parents qui s’emploient à la développer chez leur progéniture, donne lieu à un concept clé de la psychologie : la volonté, ou willpower. Alors, éviter les tentations ou
apprendre à y résister, quelle est la meilleure option ? La première tentation que nous allons éviter dans notre réflexion est de nous baser sur la célèbre expérience imaginée par le professeur Walter Mischel. Dans cette expérience, dont les images circulent abondamment sur internet, des enfants sont placés devant un succulent bonbon avec le choix suivant : soit ils ont l’autorisation de s’en régaler immédiatement, soit ils peuvent attendre que l’expérimentateur revienne et alors ils en recevront un deuxième. Résister à l’appel de la gratification immédiate pour obtenir une double récompense. Faire force de volonté pour ne pas céder à la tentation… Cette expérience, aussi imaginative soit-elle, ne donne que peu d’indications quant à la
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question que nous nous posons ici : est-il préférable d’éviter les tentations ou d’apprendre à y résister ? Car les enfants testés n’ont pas vraiment eu le choix à ce propos : la tentation était bel et bien sous leurs yeux avides. Ils ne pouvaient qu’y résister… ou pas. LA FORCE DE RÉSISTANCE EST LIMITÉE Intéressons-nous plutôt à une étude originale menée par Marie Good, professeuse à l’université chrétienne de Redeemer, en Ontario, au Canada, sur des sujets très croyants. Ceux-ci devaient choisir une pratique religieuse, comme des prières, qu’ils voulaient réaliser sur une base quotidienne. Les chercheurs ont commencé par mesurer leur degré de maîtrise de soi à l’aide d’un
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questionnaire qu’ils ont ensuite mis en corrélation avec leurs comportements durant les deux semaines de l’expérience. Résultat : les sujets possédant plus de maîtrise de soi ont été plus assidus à la tâche et plus persévérants. Mais, contrairement à ce que l’on pouvait attendre, ils ont atteint leur but non pas parce qu’ils luttaient avec succès contre les tentations, mais parce qu’ils avaient mis en place des habitudes qui diminuaient les risques d’y être confrontés. Ils avaient fait usage de leur volonté pour aménager leur quotidien afin d’atteindre leur but plus facilement et écarter les sources de distraction, mettant concrètement en œuvre la supplique : « Ne nous soumets pas à la tentation. » Cette incursion dans la psychologie religieuse met en lumière une
découverte générale sur la psyché humaine, appelée « paradoxe de la maîtrise de soi » : nombre d’études mettent en évidence que les personnes qui disposent d’une plus forte volonté, telle qu’elle peut être mesurée par l’intermédiaire de questionnaires, sont aussi celles qui ont le moins besoin de l’utiliser dans leur quotidien… Dans l’une d’elles, menée par le professeur Wilhelm Hofmann (en collaboration avec Roy Baumeister, connu pour ses travaux sur l’épuisement de la volonté), 205 adultes ont accepté de porter durant une semaine un appareil qui émettait des bips signalant qu’il fallait indiquer dans quel état ils se trouvaient à chaque fois que les sons retentissaient. Subissaientils alors des désirs qu’ils devaient réprimer ? L’analyse des plus de 7 800
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rapports enregistrés indique que les envies sont fréquentes, mais que la plupart ne posent pas de difficulté. La répression des quelques-unes qui posent problème est grandement influencée par des facteurs situationnels, comme la consommation d’alcool ou la présence d’autres personnes cédant à la tentation. Autre fait intéressant : certains sujets se retrouvaient moins que d’autres à devoir lutter contre des désirs importuns. Lesquels ? Ceux qui justement présentaient une meilleure maîtrise de soi (et d’autres traits de personnalité y contribuant). Qu’est-ce à dire ? Que la volonté semble moins une aptitude à inhiber nos désirs et résister aux tentations qui nous assaillent qu’à l’aménagement de notre vie quotidienne pour en diminuer les sources ! Ou encore que la maîtrise de
ÉCLAIRAGES Raison et déraisons
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NICOLAS GAUVRIT
Psychologue du développement et enseignant-chercheur en sciences cognitives à l’université de Lille.
LE DILEMME DE L’ANTIVAX Laisser les autres se faire vacciner et mettre en avant sa liberté individuelle pour ne pas le faire… Cette logique opportuniste défendue à demi-mot par un candidat à la présidentielle a été étudiée à travers un test célèbre en psychologie sociale : le dilemme du prisonnier.
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icolas DupontAignan, député de l’Essonne et président de Debout la France, évoquait sa position concernant la vaccination contre le coronavirus le 18 mai dernier sur les ondes de France Info. Il avoue ne pas s’être fait vacciner, et ajoute que pour lui la « la liberté vaccinale est au cœur de l’essentiel. J’estime que j’ai le droit de faire ce que je crois bon pour ma santé et j’estime que les Français en ont assez de ce chantage permanent. Ceux qui veulent se faire vacciner doivent se faire vacciner. […] En revanche, je pense que la priorité, c’est le respect du choix individuel ». Apologie de la liberté, ou éloge de l’égoïsme ? Parmi tous les cas où nous devons prendre une décision, celui de la
vaccination en illustre une classe particulière : on peut le concevoir comme un dilemme social, c’est-à-dire une situation où les intérêts égoïstes et sociaux se contredisent. Au niveau de la population, la meilleure situation est atteinte quand tout le monde ou presque est vacciné, les effets secondaires étant largement surpassés par les effets protecteurs ; mais les choses sont différentes d’un point de vue individuel. Supposons toute la population vaccinée à part moi. Je peux alors éviter le risque d’un effet secondaire, puisque les autres me protègent. Dans ce cas-là, autant ne rien faire. Autrement dit, l’intérêt individuel de chacun serait de ne pas se faire vacciner. L’intérêt collectif, en revanche, est que tous se fassent vacciner.
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Pour étudier ces situations paradoxales, on utilise souvent des versions simplifiées, telle que le fameux jeu du dilemme des prisonniers. Voici l’histoire : deux complices d’un crime, retenus dans des cellules séparées, ne peuvent pas communiquer. Pour obtenir que chacun des complices dénonce l’autre, on leur propose à chacun le marché suivant : « Si vous acceptez de dénoncer votre complice, vous serez libre si lui ne vous dénonce pas, et aurez une peine réduite de cinq ans s’il vous dénonce également. Si vous refusez de le trahir, vous aurez dix ans de prison s’il vous dénonce, mais aurez une peine de six mois s’il refuse aussi ». Du point de vue collectif, les deux prisonniers incarnés par les joueurs ont tout intérêt à
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coopérer (c’est-à-dire ne pas dénoncer l’autre), ils auront alors six mois de prison chacun. Et pourtant, indépendamment de la décision de l’autre, chacun aura intérêt à trahir. En effet, si l’autre vous trahit, vous aurez dix ans de prison en coopérant, mais seulement cinq ans en le trahissant ; et si l’autre ne vous trahit pas, coopérer vous donnera une peine de six mois, alors que vous serez libre en le trahissant. Selon la théorie économique classique, les humains devraient chercher à maximiser leur gain personnel s’ils sont rationnels. Ainsi donc, chaque joueur devrait, dans un cas comme celui-ci, trahir son complice, et écoper de cinq ans de prison… alors même que la coopération aboutit à six mois de prison
Le dilemme de l’antivax est le suivant : si tout le monde se fait vacciner, je n’ai aucun intérêt à le faire, car le virus disparaît. Mais si tout le monde pense comme moi, alors j’ai sacrément intérêt à être vacciné ! N° 135 - Septembre 2021
VIE QUOTIDIENNE
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p. 74 Le pouvoir caché des jurons p. 82 Quand le cerveau dort debout p. 86 Pourquoi est-on gêné pour elle ? p. 88 L’intelligence du pardon
Le pouvoir caché des jurons Colère, agacement, fureur : un mot ordurier sort de votre bouche. Que s’est-il passé ? Dans votre cerveau, des zones ancestrales se sont réveillées, qui, bizarrement, aident à mieux supporter des maux de notre temps.
À
Par Anna Lorenzen, titulaire d’un doctorat en neurobiologie et journaliste scientifique à Oldenburg.
qui cela n’est-il pas arrivé ? Que l’on soit jeune ou âgé, homme ou femme, seul ou avec des amis, on a tous proféré un jour des insultes ou des obscénités. Dans de tels cas, le vocabulaire s’en va puiser dans le registre de la sexualité, de la fécalité ou des noms d’animaux. C’est un peu comme si la grossièreté était une part de tous prête à se réveiller dans certaines circonstances... et durement réprimée pendant des siècles. Les gardiens de la morale du XVe siècle punissaient les auteurs d’obscénités en leur coupant la langue, voire en les mettant à mort lorsqu’il s’agissait de blasphèmes. Aujourd’hui, les institutions de l’État gardent encore souvent un œil sur le langage employé dans les œuvres (films ou chansons) diffusées auprès des plus jeunes. Car le langage ordurier a un pouvoir considérable. Il peut être utilisé pour transmettre des
EN BREF £ Quand nous jurons, des zones profondes du cerveau s’éveillent et prennent le pas sur les parties plus rationnelles de notre cerveau. £ Les insultes mobilisent notre système nerveux autonome excitateur et nous préparent à combattre, en augmentant la fréquence cardiaque et la résistance à la douleur. £ Mais les jurons réduisent la capacité d’analyse. Ce qui fait d’eux une arme de propagande politique de plus en plus usitée.
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émotions extrêmes (principalement la colère et la frustration). Il est de nature à offenser, humilier, rabaisser et exclure. Et pourtant – et c’est là une sorte de paradoxe –, il est important d’y porter un regard nuancé. Pendant longtemps, les chercheurs se sont considérés comme trop raffinés pour s’attaquer à la partie sale de notre communication. Ce n’est qu’en 1973 que Reinhold Aman, un ingénieur chimiste d’origine allemande, a fondé la discipline scientifique de la malédictologie (du latin maledicere, qui signifie « injurier ») aux États-Unis. Les malédictologues étudient les aspects psychologiques, sociologiques, linguistiques et neurobiologiques des jurons. FRANÇAIS, ANGLAIS, ITALIENS… Et ils ont mis en lumière certains faits qui peuvent surprendre. Ainsi, jurer serait bon pour la santé. Cela offrirait un exutoire à l’agressivité,
© Gaston, au-delà de la gaffe : dessin de la p. 128, Dupuis/Dargaud-Lombard s.a., 2021
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VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux
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JEAN-PHILIPPE LACHAUX
Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre de recherche en neurosciences de Lyon.
Quand le cerveau dort debout
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Difficultés à se concentrer, trous de mémoire, tendance à agir de façon impulsive, performances scolaires en chute libre… Le manque de sommeil détériore toutes les fonctions de notre cerveau. Comment réagir ?
uand la chaleur est lourde et que les journées sont longues, il est bien tentant de profiter autant que possible des soirées, autour d’un verre ou devant un bon film. Mais on ne s’aperçoit pas alors que notre cerveau peut très vite se mettre à fonctionner moins bien. Pourquoi ? À cause du manque de sommeil. De plus en plus d’études détaillent aujourd’hui l’étendue des conséquences néfastes de nuits trop courtes sur notre activité cognitive. Il est plus que jamais important de faire le point sur cette question, d’autant que la qualité du sommeil est fragilisée par de nouvelles données
sociétales : l’omniprésence des écrans, la perturbation des rythmes circadiens en période de confinement et les étés de plus en plus chauds qui nuisent à la qualité de nos nuits. Un article de synthèse de l’université de Berkeley, en Californie, dresse un panorama fort instructif de la situation : « Le cerveau humain en manque de sommeil. » UNE CONCENTRATION EN CHUTE LIBRE Pour commencer, c’est notre capacité de concentration qui décline. Dès les premières nuits trop courtes, il devient plus difficile au cerveau
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d’activer son « réseau attentionnel dorsal ». Il s’agit d’un réseau de neurones qui met en relation deux aires cérébrales importantes : le cortex préfrontal et la partie supérieure du lobe pariétal. Cette association a pour effet d’augmenter l’efficacité des régions sensorielles chargées d’analyser les informations utiles pour ce que l’on cherche à faire. Par exemple, ce réseau permet à un élève de trouver les éléments clés d’un texte afin de le résumer. Ou bien de repérer les données importantes d’un énoncé de maths. En manque de sommeil, notre « filtre » attentionnel est donc moins
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efficace. Et les conséquences sont pour le moins gênantes : une foule d’informations sans intérêt pour la tâche du moment submergent le cerveau et épuisent ses ressources cognitives. Ensuite, à chaque petit fléchissement du réseau attentionnel dorsal, un autre réseau concurrent se met en marche : le réseau par défaut, que l’on sait concerné par la cognition spontanée interne – ce sont nos petites rêveries diurnes, où l’on rêvasse, où l’on erre mentalement et où l’on vagabonde. Il en résulte une multiplication des petites pertes de contact avec la réalité – des « microsommeils » comme les appellent les auteurs – extrêmement nocifs au volant, bien sûr, mais globalement néfastes dans de très nombreuses situations, d’apprentissage notamment (ce qui ressort très bien dans les reportages sur les élèves coréens assommés de fatigue pendant les cours). DORMIR MOINS POUR PENSER MOINS ! Une autre capacité essentielle souffre du manque de sommeil : la mémoire de travail. Quand vous tentez de réciter la liste des présidents de la Cinquième République, c’est elle qui se mobilise. On la considère comme une
forme d’attention portée à un contenu mental, et non à un stimulus extérieur. Vital, donc, pour réfléchir. Eh bien, si vous ne dormez plus assez, elle en prend elle aussi un coup. Et pour les mêmes raisons, car elle repose sur les mêmes réseaux cérébraux. Et comme on ne peut pas réfléchir sans maintenir et manipuler de l’information en mémoire de travail, nos capacités de réflexion diminuent. De là à dire que le manque de sommeil nuit gravement à l’intelligence, il n’y a qu’un pas. Quant aux capacités d’apprentissage, elles s’effondrent elles aussi, parce que les processus impliqués dans la mémorisation à long terme, notamment dans l’hippocampe, deviennent moins efficaces, avec notamment une moins grande plasticité neuronale. Dormir moins pour réfléchir moins et apprendre moins, donc, et perdre peu à peu le contrôle de sa vie : avec une baisse de la durée de sommeil de plus d’une heure par nuit au cours des cinquante dernières années, nous n’avons jamais été aussi manipulables et irréfléchis. Car le manque de sommeil favorise les comportements automatiques, c’est-à-dire non réfléchis : vous est-il déjà arrivé de regarder machinalement
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Le manque de sommeil provoque une attirance pour ce qui est rapide et facile : difficile de suivre un cours exigeant le lundi matin quand on n’a pas assez dormi le week-end !
VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement
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SYLVIE CHOKRON
Membre du laboratoire de psychologie et neurocognition à Grenoble et responsable de l’équipe Vision et cognition, à la fondation ophtalmologique Rothschild, à Paris.
L’intelligence du pardon
Cet acte fait intervenir une multitude d’aires cérébrales impliquées dans l’empathie, la prise de perspective et la régulation de l’affect. Pour ceux qui y arrivent, les bénéfices sont immenses, allant du soulagement à une meilleure gestion émotionnelle.
V
ous aimeriez bien pardonner à votre fils les mots très durs qu’il a eus pour vous lors de votre dernière dispute, mais cette fois il est vraiment allé trop loin. Comment ce bébé que vous avez bercé pendant des heures avec amour pour qu’il s’endorme a-t-il pu devenir ce grand échalas qui vous toise du haut de son mètre quatre-vingt-dix et se permet de vous insulter et de vous reprocher tout ce que vous faites, ou plutôt tout ce que vous n’avez jamais fait pour lui ?! Pourtant, il sait bien que vous avez une fâcheuse tendance à être rancunier/ rancunière et qu’il vous sera difficile de passer l’éponge cette fois-ci. C’est bien dommage. Car, à en croire les recherches neuroscientifiques de ces vingt dernières années, ressasser des émotions négatives comme la rancune n’est recommandé ni pour notre santé mentale ni pour notre santé physique.
EN BREF £ Après avoir été offensé ou agressé, le réflexe est de nourrir de la rancœur, de la colère, et parfois un désir de vengeance. £ Pourtant, ces émotions entraînent un stress préjudiciable à la santé physique et mentale, ainsi qu’une difficulté à se consacrer à des actions positives. £ En régulant ces affects et en développant ses capacités d’empathie, il devient possible de pardonner – et de se sentir beaucoup mieux.
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Rester prisonnier de ses rancœurs augmenterait la production d’hormones du stress comme le cortisol et majorerait le risque de dépression. Sergio Valenas et Aurora Szentagothai-Tatar, de l’université de Babes-Bolyai, en Roumanie, ont même indiqué que les émotions négatives liées à la rancœur et leur rumination introduisaient également un risque de développer une anxiété sociale, c’est-à-dire une inquiétude vis-à-vis des interactions que nous entretenons avec les autres. CHASSER LA RANCUNE Après avoir été offensé, que ce soit par son ado (ou son parent), un collègue, un voisin, ou un illustre inconnu, il ne nous resterait donc qu’une seule solution pour préserver notre bienêtre : pardonner. Et ce n’est pas pour rien que cette voie a été encouragée depuis des millénaires par les grandes religions monothéistes. À
© Charlotte Martin/www.c-est-a-direi.fr
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LIVRES Neurosciences et littérature
SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.
Lucien de Samosate De quoi les lapsus sont-ils révélateurs ?
L
Si Freud a popularisé l’idée que les lapsus expriment nos pensées secrètes ou nos désirs inconscients, le poète Lucien de Samosate s’en amusait déjà dans l’Antiquité. Et ses explications, comme celles du psychanalyste viennois, étaient plutôt extravagantes, si l’on en juge par les études plus récentes menées sur ce phénomène.
e 4 janvier 2004, lors d’une visite à ses troupes basées en Irak, le Premier ministre britannique Tony Blair évoque les « armes de distraction massive ». Il veut bien sûr parler des « armes de destruction massive » que détiendrait le régime de Saddam Hussein, argument privilégié à l’époque par ses alliés américains pour lancer des opérations guerrières dans cette région. Lapsus révélateur ! Blair pense donc que cet argument n’est qu’une diversion… Vraiment ? Les lapsus trahissent-ils réellement notre pensée profonde ? Notre perception de ce genre d’erreurs « révélatrices » doit sans doute beaucoup à Freud. Pour lui, tous les lapsus sont une intrusion de l’inconscient dans le discours. Quand on se trompe de mot, quel que soit le résultat produit, c’est une face cachée de notre personne qui s’exprime et qui dévoile nos mobiles les plus inavouables. Ainsi, lorsqu’un jeune étudiant « plein de crainte et de déférence,
EN BREF £ Dès le deuxième siècle de notre ère, Lucien de Samosate s’interroge sur la signification des lapsus. £ Champion de la rhétorique, il s’amuse à montrer qu’on peut leur faire dire ce qui nous arrange, tout en privilégiant des facteurs comme le stress ou la distraction pour les expliquer. £ Selon les chercheurs modernes, ces facteurs feraient dérailler les mécanismes de production du langage ; ils seraient donc surtout révélateurs de ces derniers.
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se présenta un jour au célèbre Virchow [un grand professeur de pathologie allemand] comme étant “le Dr Virchow” », Freud l’interprète comme une preuve d’ambition, l’étudiant voulant forcément prendre la place du professeur. Autre exemple : annoncer « Je déclare la séance close » au lieu d’« ouverte » indiquerait un désir caché d’en finir le plus rapidement possible avec une séance barbante. Mais Freud lui-même, dans Psychologie de la vie quotidienne (publié en 1901, puis augmenté et réédité de nombreuses fois), reconnaissait que l’idée que les lapsus « trahiraient » un sens que le locuteur aurait voulu garder secret était déjà très répandue et intuitive, longtemps avant ses théories. S’ils sont plutôt rares – le linguiste Mario Rossi, de l’université de Provence, estime leur fréquence à environ 1 mot sur 600 –, ils sont en effet parfois tellement frappants qu’une interprétation immédiate s’impose.
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À retrouver dans ce numéro
p. 74
MÉMOIRE OBSCÈNE
Notre cerveau retient mieux les gros mots que les mots neutres. Quand il en entend, il ralentit même sa vitesse de traitement des phrases polies. p. 60
TESTOSTÉRONE
À la puberté, les taux de testostérone grimpent chez les filles et les garçons. Cette hormone a un effet positif, car elle rend les jeunes sensibles aux arguments des adultes – à condition qu’on les leur expose dans une attitude de respect.
p. 54
p. 82
GUEULE DE BOIS COGNITIVE
Quand nous n’avons pas assez dormi, une zone de notre cerveau, l’amygdale, devient hypersensible. Elle réagit à la moindre occasion, et comme elle code volontiers des émotions négatives, on se met à voir d’un mauvais œil des comportements ou des événements pourtant neutres, avec le sentiment de nous réveiller dans un monde trop agressif…
IMPOSTEUR !
« À tout moment, je sais que quelqu’un peut découvrir que je suis une simulatrice et que je ne mérite absolument pas mon succès » L’actrice Emma Watson, sujette au syndrome d’imposture.
p. 20
50
p. 26
MILLIONS
de personnes en Europe sont atteintes de dégénérescence maculaire liée à l’âge. Pour pallier la mort des cellules du centre de la rétine, on élabore des implants qui pourraient redonner la vision. p. 38
AMORTISSEURS CÉRÉBRAUX
Notre cerveau est suspendu dans la boîte crânienne par des piliers élastiques appelés « trabécules ». Ceux-ci le soutiennent comme des amortisseurs qui atténuent les chocs en cas de mouvements trop brusques.
EFFORT PAYANT
Féliciter un enfant pour son dessin en lui disant : « Comme tu as dû travailler dur pour y arriver ! » enclenche en lui une dynamique de progression. En revanche, des commentaires comme : « Comme tu es doué ! » ont tendance à le faire stagner.
p. 70
56 %
des personnes choisissent de coopérer dans le « dilemme du prisonnier », alors qu’un comportement égoïste leur serait plus directement profitable.
Imprimé en France – Maury imprimeur S. A. Malesherbes– Dépôt légal : août 2021 – N° d’édition : M0760135-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution : MLP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 255 448 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot