Cerveau & Psycho n°137 - Novembre 2021

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Cerveau & Psycho

Cerveau & Psycho

Santé, personnalité, émotions

CE QUE VOTRE VOIX DIT DE VOUS

Novembre 2021

N°137

N° 137 Novembre 2021

L 13252 - 137 - F: 6,90 € - RD

ENFANT UNIQUE = ENFANT NARCISSIQUE ?

Santé Personnalité Émotions

CE QUE

VOTRE VOIX DIT DE VOUS PSYCHOLOGIE ARRÊTEZ DE RÉFLÉCHIR AVANT DE DÉCIDER, TIREZ À PILE OU FACE !

CARTES MENTALES L’USAGE DU GPS PEUT-IL RAMOLLIR LE CERVEAU ?

DOM/S : 8,90 € – BEL./LUX. : 8,50 € – CH : 11,90 CHF – CAN. : 12,99 CA$ – TOM : 1 200 XPF

PLEINE CONSCIENCE LE SYNDROME DU MÉDITANT PRÉTENTIEUX


bien vous

Grand

fasse ! ALI REBEIHI

DE LA PSYCHO DU QUOTIDIEN DU SOURIRE

© Photo : Christophe Abramowtiz / Radio France

10H / 11H


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NOS CONTRIBUTEURS

ÉDITORIAL

p. 16-23

SÉBASTIEN BOHLER

Daniela Kaufer

Professeuse de biologie intégrative à l’Institut des neurosciences Helen-Wills, à l’université de Californie, elle explore le rôle de la barrière hématoencéphalique dans certaines maladies neurodégénératives.

p. 24-31

Christof Koch

Directeur scientifique et président de l’institut Allen pour les sciences du cerveau, à Seattle, aux États-Unis, il est spécialiste de la conscience et réalise des expériences pour savoir comment elle émerge du cerveau.

p. 40-45

Jean Abitbol

Médecin ORL, phoniatre et chirurgien cervicofacial, il explore les liens intimes que nous tissons avec notre propre voix, la façon de l’entretenir et les perturbations identitaires qui s’ensuivent quand elle change.

p. 76-80

Mar Gonzalez-Franco

Neuroscientifique dans l’équipe Extended Perception Interaction and Cognition, chez Microsoft Research, elle cherche à concevoir des GPS qui n’entraînent pas d’affaiblissement de notre mémoire spatiale.

Rédacteur en chef

Ce texte n’était pas du tout prévu

J

e jure que c’est vrai. Je venais de lire, dans l’article d’Yves-Alexandre Thalmann en page 68 de ce numéro, que nous prenons souvent de meilleures décisions sur un coup de dés qu’au terme d’une mûre réflexion. Je me suis donc décidé à écrire mon édito sur un thème pris au hasard dans le dictionnaire. Et je jure solennellement que je suis tombé, en haut à droite de la page 481 du Petit Robert édition 1993, sur le mot « corvée ». Que ce soit bien clair : écrire un édito n’est pas une corvée. Mais là, sur ce thème imposé, c’est vrai, je n’ai pas grand-chose à dire. Alors je vais discrètement ouvrir le dictionnaire à une autre page. Je tombe sur « idiotisme ». Pas de chance. On peut poursuivre longtemps comme ça. Je m’arrête. D’ailleurs, les meilleures productions sont celles dont on retire de la matière plutôt que d’en ajouter, comme on l’apprend en page 12 de ce numéro. Je pourrais continuer à feuilleter les pages du dictionnaire jusqu’au moment où je tomberais sur le mot « conscience », « narcissisme » ou « complot », autant de choses sur lesquelles j’aurais eu énormément à vous dire (lire pages 24, 62 et 72). Mais combien de temps faudrait-il que je provoque le hasard pour qu’il me donne ce que j’attends ? Je terminerai donc sur un constat : l’écrit a ses limites, parce que l’essentiel est dans la voix, qui est le thème central de ce numéro. Ce qui me fournit une bonne excuse pour mettre fin à cet exercice imposé. Et, promis, plus jamais je n’écrirai d’édito après avoir lu la chronique d’YvesAlexandre Thalmann… £

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SOMMAIRE

p. 33-61

Dossier

N° 137 NOVEMBRE 2021

p. 6

p. 12

p. 16

p. 24

p. 33

CE QUE VOTRE VOIX DIT DE VOUS

p. 6-31

DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS 10 secondes de pause : la clé de l’apprentissage ! Quand le microbiote rajeunit le cerveau Êtes-vous compersif ? Si c’est dans le cerveau...  Dialogue réparateur dans le cerveau p. 12 FOCUS

Le paradoxe de la draisienne : moins, c’est mieux !

Retirer des pédales pour apprendre le vélo : il fallait y penser. En effet, notre cerveau a la fâcheuse habitude de vouloir ajouter des éléments à un problème !

p. 16 NEUROSCIENCES

p. 34 PSYCHOLOGIE

le cerveau des microbes et des agents toxiques. Préserver son intégrité permettrait d’éviter certaines maladies comme celle d’Alzheimer.

Rien qu’en entendant sa voix, nous nous imaginons mille choses sur une personne. Reste à savoir si ces déductions sont valables…

LA VOIX, Quand le bouclier du cerveau se fissure… REFLET DE Un mince réseau de cellules protège LA PERSONNALITÉ ?

Daniela Kaufer et Alon Friedman

p. 24 NEUROSCIENCES

L’atlas de nos pensées

Les neuroscientifiques cartographient nos perceptions conscientes en appliquant de discrets courants électriques en différents endroits du cerveau… Christof Koch

Guilllaume Jacquemont

p. 40 INTERVIEW

L’IMPORTANT, C’EST D’ÊTRE EN PHASE AVEC SA VOIX Jean Abitbol

Diana Kwon

p. 46 MÉDECINE

SANTÉ : L’ESSOR DU DIAGNOSTIC VOCAL

En détectant des anomalies dans la voix, on décèle si vous êtes dépressif, atteint de la maladie d’Alzheimer ou encore du Covid-19. Emily Anthes

p. 54 NEUROSCIENCES

DANS LE CERVEAU DES BÈGUES Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur, sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés ainsi qu’un encart abonnement Psychologies Magazine sur une sélection d’abonnés en France métropolitaine. En couverture : © Irina Levitskaya/shutterstock.com

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De récentes découvertes neurobiologiques sur le bégaiement inspirent de nouveaux traitements. Lydia Denworth


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p. 94

p. 68 p. 62

p. 76

p. 88 p. 92

p. 72

p. 62-74

p. 76-91

ÉCLAIRAGES

VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 62 DÉVELOPPEMENT PERSONNEL

p. 76 SCIENCES COGNITIVES

Méditation, yoga… quand on se croit plus éclairé que les autres

Pratiquer intensivement une discipline corps-esprit expose à un syndrome appelé « narcissisme spirituel ». Scott Bary Kaufman

p. 92-98

Mar Gonzalez-Franco, Gregory Dane Clemenson et Amos Miller

p. 92 LIVRES La Révolution nutrition Le Bruit de la pluie Ma bible des TCC À l’école des animaux Un bébé n’attend pas Sentir et savoir

p. 82 L’ÉCOLE DES CERVEAUX

p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE

Mon GPS me rend-il idiot?  Un affaiblissement des capacités de repérage spatial est à craindre.

p. 68 L’ENVERS

DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL

YVES-ALEXANDRE THALMANN

Peut-on jouer sa vie à pile ou face ?

JEAN-PHILIPPE LACHAUX

Apprentissage : les leçons de la machine

En voyant comment apprennent les robots, on peut aider les élèves à s’améliorer.

Une décision prise sur un coup de dés apporte parfois plus de satisfaction qu’un choix mûrement réfléchi.

p. 86 LA QUESTION DU MOIS

p. 72 RAISON ET DÉRAISONS

Michael Dufner

Les enfants uniques sont-ils narcissiques ? p. 88 LES CLÉS DU COMPORTEMENT

NICOLAS GAUVRIT

Comment parle un influenceur complotiste

Les influenceurs conspirationnistes sont déchaînés, mais leurs followers encore plus !

SYLVIE CHOKRON

Un rayon de soleil en hiver

Une connexion neuronale relierait l’humeur à la luminosité. N° 137 - Novembre 2021

SEBASTIAN DIEGUEZ

Edgar Allan Poe : quand nous sommes aveugles à ce qui est sous nos yeux Dans sa nouvelle La Lettre volée, Poe décrit un phénomène spectaculaire de la psychologie expérimentale : la cécité attentionnelle.


DÉCOUVERTES

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p. 12 Le paradoxe de la draisienne p. 16 Quand le bouclier du cerveau se fissure… p. 24 L’atlas de nos pensées

Actualités Par la rédaction MÉMOIRE

10 secondes de pause : la clé de l’apprentissage Travailler une nouvelle compétence pendant 10 secondes, puis faire une pause de 10 secondes également : le résultat est spectaculaire !

E. R. Buch et al., Consolidation of human skill linked to waking hippocampo-neocortical replay, Cell Reports, vol. 35, article 109193, 2021.

© Natee Jitthammachai/shutterstock.com

S

i vous devez apprendre une gamme sur un instrument, un enchaînement de gym ou une phrase dans une langue étrangère, voici une découverte neuroscientifique qui vous sera utile. Ne vous évertuez pas à répéter jusqu’à épuisement pendant des heures. Intercalez des pauses de 10 secondes. En fait, la recette serait de travailler l’enchaînement, la gamme ou la phrase sur une courte durée (10 secondes, là encore), puis de faire une pause équivalente. Votre cerveau trouverait alors un équilibre idéal entre l’ancrage de la compétence pendant la pratique, et sa consolidation pendant la petite phase de repos. Car on en apprend tous les jours. À faire de la moto, à cuisiner, à jouer au tennis, une nouvelle poésie, la dernière chanson à la mode… On sait depuis longtemps qu’un bon sommeil ou du repos après un apprentissage facilitent ce processus d’ancrage, notamment parce que le cerveau rejoue alors à notre insu la séquence

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LANGAGE RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO

Universel babillage ? A. Fernandez et al., Science, vol. 373, p. 923, 2021.

d’activation des neurones qui ont participé à l’activité en question, ce qui a pour effet de consolider cette séquence en mémoire. Mais on ignorait une chose : il suffit de quelques secondes de pause, au beau milieu de l’acquisition d’une nouvelle compétence, pour obtenir les mêmes effets ! Ethan Buch, du NIH à Bethesda aux États-Unis, et ses collègues ont découvert cela au moyen d’une expérience : ils ont demandé à 33 volontaires d’apprendre un code à cinq chiffres, tout en enregistrant leurs ondes cérébrales par une technique dite « de magnétoencéphalographie »… Chaque personne voyait apparaître le code à cinq chiffres sur un écran, puis devait le taper autant de fois que possible pendant 10 secondes, puis faire une pause de 10 secondes également, et répéter cette opération en deux temps à 35 reprises. 25 RÉPÉTITIONS EN 10 SECONDES ! Résultat : la vitesse à laquelle les sujets tapent correctement les chiffres augmente pendant les premières tentatives pour se stabiliser, environ, à la onzième période de pratique. Or ce gain se produit plutôt après les courtes pauses de 10 secondes, et non pendant les phases de pratique ellesmêmes. En outre, c’est pendant les phases de repos éveillé de 10 secondes que le cerveau rejoue l’activité cérébrale correspondant à la réalisation du

code à cinq chiffres, mais en accéléré cette fois, 20 fois plus vite en moyenne, et sans remuer les doigts. De sorte que cette version compressée de la pratique est répétée environ 25 fois en 10 secondes. De plus, plus la séquence est rejouée pendant les pauses, mieux le volontaire la mémorise et gagne en vitesse d’exécution lors des phases de pratique suivantes. Quelle partie du cerveau « rejoue » la séquence neuronale de la compétence nouvellement apprise ? Ethan Buch et ses collègues ont montré que trois sites cérébraux sont impliqués : premièrement… la région cérébrale mise en jeu dans l’apprentissage ! Il s’agit ici du cortex sensorimoteur qui pilote les mouvements de la personne en train de taper le code sur le clavier. Les deux autres zones impliquées sont l’hippocampe et le cortex entorhinal, tous deux impliqués dans la mémorisation. Et ces trois régions cérébrales communiquent à haut débit les unes avec les autres au cours de la pratique, et pendant les pauses. Ce qui fascine à présent les chercheurs, c’est l’idée de moduler l’activité de ces zones cérébrales lors des phases de repos, pour accentuer la mémorisation qui en résulte. Autre application possible : la rééducation, notamment pour récupérer la motricité après un accident vasculaire cérébral (AVC), quand une aptitude motrice ou langagière est perdue… £ Bénédicte Salthun-Lassalle

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out petits, les enfants produisent des sons rythmiques, souvent des suites de syllabes répétitives entrecoupées par des ouvertures et fermetures de la bouche et des consonnes occlusives : c’est le babillage. Ainsi les bambins peuvent passer de longues minutes à enchaîner les « ba-ba-ba » ou « ta-ta-ta », ce qui a longtemps étonné les chercheurs à cause de la constance de ce comportement malgré son absence de signification. De sorte qu’aujourd’hui, on considère le babillage comme une forme de préparation au langage, pendant laquelle les circuits neuronaux de production des sons élémentaires se mettent en place de façon autonome et spontanée. Or, les mêmes motifs sonores ont été observés par une équipe de chercheurs allemands chez des bébés chauves-souris. Notamment, deux caractéristiques essentielles du babillage étaient présentes : la réduplication (répétition de syllabes d’une même durée – chez les chauves-souris ce sont des émissions ultrasonores d’une fréquence donnée et d’une durée fixe) et la rythmicité, à savoir le fait que ces émissions se font de manière périodique, en salves. Cette étonnante convergence suggère que le comportement de babillage constituerait une étape dans l’ontogénie de nombreux vertébrés qui communiquent par des sons. Dès lors, il refléterait la mise en place des réseaux neuronaux produisant les briques élémentaires du langage – les sons bruts et le rythme. Chez l’homme, ces briques élémentaires servent à construire des « mots-babillages » (ma-ma, pa-pa...) puis des phrases entières, et chez les chauves-souris, ce qu’on appelle des « vocalisations complexes », remplissant une fonction sociale ou prédatrice... £ Sébastien Bohler


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Quand le bouclier du cerveau se fissure… Par Daniela Kaufer et Alon Friedman.

A

u milieu de la nuit, à Jérusalem, nous regardions les souris nager. C’était en 1994 et nous étions tous deux accroupis au-dessus d’une piscine d’eau froide dans un laboratoire de l’université hébraïque. Il faisait très frais dans la pièce, nos dos voûtés nous faisaient mal, et nous passions le même genre de nuits depuis plusieurs jours, si bien que nous étions fatigués et mal à l’aise. Nos souris aussi. Ces dernières n’aiment vraiment pas nager, surtout dans l’eau froide. Notre objectif était de les stresser. LE SYNDROME DE LA GUERRE DU GOLFE Nous faisions partie de l’équipe de nuit, parce que nous avions tous deux d’autres choses à faire en journée (Daniela Kaufer préparait un doctorat en neurobiologie moléculaire et Alon Friedman était médecin des Forces de défense israéliennes, souvent de garde). Pourquoi nous réunissions-nous

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tous les soirs avec des souris ? Nous tentions de percer un mystère médical : le syndrome de la guerre du Golfe. En effet, après la fin du conflit en 1991, de plus en plus d’études ont révélé que des soldats de la coalition dirigée par les États-Unis souffraient de fatigue chronique, de douleurs musculaires, de troubles du sommeil et cognitifs, et se retrouvaient en général davantage hospitalisés que les anciens combattants non déployés sur le terrain. Certains médecins pensaient que la pyridostigmine, un médicament administré aux militaires pour les protéger des armes chimiques, provoquait peut-être ces symptômes si elle atteignait leur cerveau. Mais cette théorie présentait un gros souci : la pyridostigmine qui se retrouve dans le sang n’est pas censée pénétrer dans le cerveau. Car les vaisseaux sanguins traversant cet organe ont des

© Inna Bigun/shutterstock.com

Notre cerveau est entouré d’une fine protection qui le protège des microbes et de substances potentiellement toxiques. En se dégradant au fil des ans, cette barrière laisse pénétrer des composants étrangers qui favoriseraient les maladies neurodégénératives. En restaurant son intégrité, on espère préserver le cerveau des atteintes de l’âge…


DÉCOUVERTES Neurosciences

parois constituées de cellules spécialisées, étroitement resserrées les unes contre les autres, et capables de contrôler tout ce qui est susceptible d’entrer ou de sortir du cerveau. Elles forment un bouclier protecteur qui conserve les toxines, les agents pathogènes – comme les bactéries – et la plupart des médicaments à l’intérieur des vaisseaux sanguins, en toute sécurité, loin du tissu nerveux. On appelle cette structure la « barrière hématoencéphalique », ou BHE, et la pyridostigmine ne devait pas la traverser.

nageant en eaux froides nous permettaient donc de tester si le stress cause des dégâts à la BHE. Une fois leur séance de natation terminée, nous sortions chaque animal de la piscine et leur injections quelques gouttes de colorant bleu en intraveineuse. Puis nous attendions que le colorant diffuse dans leur corps, rendant progressivement les souris bleues… Sauf, bien sûr, l’intérieur de leur cerveau si leur BHE était intacte et empêchait le colorant d’y pénétrer. Nous avons donc euthanasié les rongeurs pour examiner leur cerveau au microscope. Après plusieurs nuits de labeur au cours desquelles nous avons testé différentes durées de nage – et donc de stress –, nous n’avons cependant constaté aucun souci : leur BHE restait imperméable et leur cerveau conservait sa couleur naturelle. Mais ce soir-là, en 1994, après deux bains dans une eau légèrement plus froide que d’habitude, les

MAIS LA BARRIÈRE N’EST PLUS PERMÉABLE Sauf si… le bouclier est fissuré. C’est pourquoi nous nous sommes demandé si le stress physique et mental lié au combat était capable, en quelque sorte, de provoquer des fuites dans la barrière protectrice du cerveau. Nos souris

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DÉCOUVERTES Neurosciences

L’atlas de nos pensées Par Christof Koch, directeur scientifique du MindScope, à l’Allen Institute de Seattle, et de la Tiny Blue Dot Foundation à Santa Monica.

En stimulant différents endroits du cerveau avec des électrodes, on crée des expériences conscientes aussi diverses que le sentiment de gravir une montagne ou de sentir du jasmin. Sans montagne ni jasmin… Une piste pour traiter certaines déficiences ?

I © ilbusca/GettyImages.com

maginez les trois expériences suivantes. La première : vous vous dirigez vers une tempête qui se trouve à quelques kilomètres et vous devez franchir une colline. Vous vous demandez : « Comment vais-je franchir tout cela ? » La deuxième : vous voyez des petits points blancs sur un fond noir, comme si vous regardiez les étoiles la nuit. Et la troisième : vous vous observez d’en haut, de l’extérieur de votre corps, au repos sur votre lit, mais ne voyez que vos jambes et le bas de votre tronc… CORPS ET ESPRIT INTIMEMENT LIÉS Ces événements semblent idiosyncrasiques et tirés du vaste univers de perceptions, de sensations, de souvenirs, de pensées et de rêves qui représentent notre conscience au quotidien. Mais en fait, on a provoqué chacun d’eux, chez des volontaires, en stimulant directement leur

EN BREF £ Depuis plusieurs années, les chercheurs et médecins appliquent parfois des courants électriques, grâce à des électrodes, sur le cerveau de patients éveillés lors d’actes de chirurgie. £ La stimulation électrique intracrânienne permet ainsi de comprendre le fonctionnement des réseaux neuronaux et de traiter les symptômes de l’épilepsie, de la maladie de Parkinson, de la dépression… £ Malgré certains progrès, il reste toutefois illusoire de remplacer totalement, au moyen d’électrodes, une faculté perdue, telles la vision ou l’audition.

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cerveau à l’aide d’une électrode. Comme le poète américain Walt Whitman en a eu l’intuition dès 1855 dans son poème I Sing the Body Electric, ces anecdotes illustrent la relation intime entre le corps et l’esprit. Car les deux sont aussi intimement liés que les deux faces d’une pièce de monnaie. Des études cliniques récentes ont mis en évidence certaines des lois et régularités de l’activité consciente, avec des résultats qui se sont parfois révélés paradoxaux. Elles montrent en effet que les régions du cerveau impliquées dans la perception consciente n’ont pas grand-chose à voir avec le raisonnement, la planification et d’autres fonctions cognitives supérieures. Toutefois, aujourd’hui, les neuro-ingénieurs s’efforcent de transformer ces connaissances en techniques qui remplaceraient des fonctions cognitives perdues et, dans un avenir plus lointain, amélioreraient nos facultés sensorielles, cognitives ou mnésiques. Par exemple, une récente interface cerveau-machine a permis à des personnes complètement aveugles de percevoir des impressions lumineuses. Cependant, ces nouveaux outils illustrent aussi les difficultés de restaurer totalement la vue ou l’ouïe, et soulignent

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Dossier

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EN BREF £ Agressivité, fiabilité, dominance, stabilité émotionnelle… Nous évaluons spontanément de multiples aspects de la personnalité de notre interlocuteur juste en entendant sa voix. £ Les conséquences de ces jugements sont multiples, aussi bien sur la vie personnelle que professionnelle.

© Gettyimages/Barney Britton/Contributeur

£ La comparaison objective des paramètres vocaux et de la personnalité des locuteurs révèle pourtant que nous n’avons que partiellement raison dans ces attributions spontanées.

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LA VOIX, REFLET DE LA PERSONNALITÉ ? Nous déduisons spontanément de multiples aspects de la personnalité de nos interlocuteurs juste en entendant leur voix. Mais avons-nous raison ? Par Guillaume Jacquemont, journaliste à Cerveau & Psycho.

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La chanteuse Amy Winehouse, pendant un concert au Royaume-Uni.

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n simple bonjour suffit pour émettre un jugement sur son interlocuteur, juste à partir du son de sa voix. C’est la conclusion d’une étude publiée par Phil McAleer, de l’université de Glasgow, et ses collègues en 2014. Les chercheurs ont fait écouter un enregistrement du mot hello à 320 volontaires et leur ont demandé d’évaluer la personnalité du locuteur sur une dizaine de critères : agressivité, fiabilité, compétence… Or les participants ont abouti sensiblement aux mêmes conclusions, les traits


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DOSSIER CE QUE VOTRE VOIX DIT DE VOUS

SANTÉ : L’ESSOR DU DIAGNOSTIC VOCAL

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Votre smartphone sera-t-il bientôt capable de savoir, en enregistrant votre voix, si vous êtes malade d’Alzheimer, du Covid-19, ou atteint de dépression ? Le développement d’IA connectées rend ce scénario de plus en plus probable. Par Emily Anthes, journaliste scientifique.

EN BREF

£ De nombreuses maladies affectent notre voix ou notre façon de parler. Avec l’aide de l’intelligence artificielle, les scientifiques cherchent à détecter ces changements subtils. £ De premières études ont montré le potentiel de cette technologie pour aider à diagnostiquer les pathologies respiratoires, la dépression, les maladies d’Alzheimer et de Parkinson ou les troubles neuro­ développementaux.

© Shutterstock.com/Ollyy, aldebaran1

£ La plupart de ces outils n’en sont toutefois qu’à un stade préliminaire : avant leur utilisation généralisée dans les foyers, il reste à résoudre divers défis techniques et des questions de protection des données personnelles.

E

n mars 2020, alors qu’il devenait clair que la pandémie de coronavirus prenait une ampleur sans précédent, les responsables du monde entier ont commencé à demander à chacun de participer à la lutte. Les hôpitaux ont encouragé les entreprises locales à donner des masques de protection. Les chercheurs ont enjoint ceux qui s’étaient remis du Covid-19 à donner leur plasma sanguin. Et en Israël, le ministère de la Défense et une jeune entreprise appelée Vocalis Health, implantée dans ce pays et aux États-Unis, ont demandé aux habitants de donner... leur voix. Spécialisée dans l’analyse des caractéristiques vocales, Vocalis avait déjà créé une application pour smartphone qui détecte les poussées de bronchopneumopathie chronique obstructive en analysant les signes d’essoufflement des utilisateurs lorsqu’ils parlent. La société voulait développer le même type de dispositif pour le Covid-19. Les personnes testées positives au coronavirus pouvaient participer à l’étude en téléchargeant une application mise à disposition par Vocalis pour ces recherches. Une fois par jour, elles lançaient l’application et parlaient dans leur téléphone, en décrivant une image à haute voix et en comptant de 50 à 70. DIAGNOSTIQUER LE COVID-19 GRÂCE À LA VOIX Grâce à un système d’apprentissage automatique (machine learning), Vocalis a ensuite traité ces enregistrements, ainsi que les voix de personnes dont le test de dépistage était négatif, pour tenter d’identifier une empreinte vocale de la maladie. Au

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DOSSIER CE QUE VOTRE VOIX DIT DE VOUS

DANS LE CERVEAU DES BÈGUES

© hamdanjaz/shutterstock.com

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On attribue souvent le bégaiement à une nervosité excessive ou à un traumatisme émotionnel. Mais de récentes découvertes dessinent un tout autre tableau. Par Lydia Denworth, journaliste scientifique et éditrice pour le magazine Scientific American.

EN BREF £ Le bégaiement a longtemps été imputé à la personnalité, à des soins parentaux défaillants ou à toutes sortes d’autres causes qui se sont révélées fantaisistes. £ Les recherches récentes incriminent plutôt certaines déficiences du câblage neuronal et plusieurs mutations génétiques. £ Ces découvertes laissent entrevoir de nouveaux traitements, qui ont donné des résultats encourageants lors d’études pilotes.

Le président américain Joe Biden a longtemps bégayé. Dans l’émission Town Hall de CNN, il témoignait récemment de la possibilité de surmonter ce trouble, tout en dénonçant la stigmatisation dont il fait l’objet : « Quand on y pense, le bégaiement est le seul handicap qu’on utilise pour humilier quelqu’un. »

L

ee Reeves a toujours voulu être vétérinaire. Lorsqu’il était au lycée dans la banlieue de Washington, il s’est rendu dans un hôpital pour animaux près de chez lui pour postuler à un emploi dans le service d’entretien. La réceptionniste lui a annoncé que le médecin était trop occupé pour lui parler. Mais l’adolescent était déterminé et a attendu. Trois heures et demie plus tard, après que tous les chiens et chats eurent été examinés, le vétérinaire est sorti et lui a demandé ce qu’il pouvait faire pour lui. Lee Reeves, qui bégayait depuis l’âge de 3 ans, eut un mal terrible à répondre. « J’ai réussi avec une peine infinie à dire que je voulais ce travail et il m’a demandé comment je m’appelais, raconte-t-il. J’aurais été incapable de sortir mon nom même pour sauver ma vie. » Le vétérinaire prit finalement une feuille de papier, puis proposa au jeune homme d’écrire son nom et son numéro de téléphone, tout en précisant qu’il n’y avait pas de poste disponible. « Je me souviens être sorti de cette clinique ce matin-là en pensant que ma vie était, pour l’essentiel, terminée, poursuit Lee Reeves. Non seulement je n’allais jamais devenir vétérinaire, mais je n’étais même pas capable d’obtenir un emploi pour nettoyer les cages. »

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Plus de cinquante ans ont passé. Lee Reeves, qui a maintenant 72 ans, s’est engagé dans la défense des personnes souffrant de troubles de la parole, mais la frustration et l’embarras de ce jourlà sont encore vifs. Ils sont également emblématiques de l’expérience complexe qu’est le bégaiement. Ce trouble se manifeste par une perturbation de la fluidité de la parole, mais la lutte physique et les effets émotionnels qui l’accompagnent souvent ont conduit les observateurs à l’attribuer à tort à toutes sortes de causes : défauts de la langue ou du larynx, problèmes cognitifs, traumatisme émotionnel, nervosité, fait de forcer les enfants gauchers à devenir droitiers, voire, dans le pire des cas, insuffisance des soins parentaux. L’INVENTAIRE À LA PRÉVERT DES CAUSES SUPPOSÉES Les psychanalystes freudiens pensaient que le bégaiement représentait un conflit interne entre l’oralité et des pulsions sadiques chez l’enfant, tandis que les comportementalistes soutenaient que le fait d’étiqueter un enfant comme bègue exacerberait le problème. On a d’ailleurs conseillé aux parents de Reeves de ne pas attirer l’attention sur son bégaiement – de se contenter d’attendre, et le trouble disparaîtrait de lui-même. On sait aujourd’hui qu’il ne s’agit là que de mythes et d’idées fausses. Au cours des vingt dernières années, et plus particulièrement lors des cinq à dix dernières, un nombre croissant de recherches ont établi que le bégaiement est de nature biologique. Plus précisément, il ressemble à un trouble neurodéveloppemental. Chez la majorité des plus de 70 millions de personnes qui bégaient dans le monde, ce trouble apparaît tôt dans la vie, lorsque les enfants apprennent à parler. En examinant le cerveau des bègues, les scientifiques ont découvert de subtiles


ÉCLAIRAGES

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p. 68 Peut-on jouer sa vie à pile ou face ? p. 72 Comment parle un influenceur complotiste

Méditation, yoga... quand on se croit plus « éclairé » que les autres Par Scott Barry Kaufman, psychologue à l’université Columbia de New York. Il tient le blog de Scientific American « Beautiful Minds » et anime « The Psychology Podcast ».

Dans la méditation ou le yoga, le but est de lâcher prise et d’apaiser son ego. Sauf que certains y arrivent si bien qu’ils se sentent supérieurs à leurs semblables !

L

’un des avantages supposés des pratiques spirituelles corps-esprit telles que le yoga, la méditation et les soins énergétiques est qu’elles contribuent à « apaiser l’ego », offrant ainsi un antidote efficace à l’exaltation du soi. Ces pratiques recèlent certainement ce potentiel : elles permettent d’être plus en contact avec la réalité vécue ici et maintenant, y compris en acceptant certaines choses, traits de caractère ou actions passées, que nous n’apprécions pas en nousmêmes. Elles contribuent aussi à cultiver la compassion, la sollicitude et un regard bienveillant inconditionnel envers les autres – autant d’éléments qui peuvent véritablement faire évoluer notre degré de conscience en tant qu’espèce. Mais… tout cela est beaucoup plus facile à dire qu’à faire. Comme l’ont observé de nombreux leaders spirituels, praticiens spirituels et

EN BREF £ Le but des pratiques corps-esprit comme la méditation ou le yoga consiste à améliorer sa conscience de soi et du monde, en apaisant les passions de l’ego. £ Un effet inattendu et paradoxal de ces pratiques : lorsqu’on gagne en expertise dans ces domaines, on peut avoir l’impression d’accéder à des niveaux de conscience plus élevés que la moyenne. £ Le risque est alors de se croire meilleur et de gonfler son ego. Un phénomène mesuré tout particulièrement chez les adeptes de la médecine énergétique et qualifié de narcissisme spirituel...

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psychologues au fil des années, l’ego a un besoin incessant de se voir et de se donner à voir sous un jour positif, et en conséquence, il s’empare volontiers de tout flux de conscience qu’il peut utiliser pour sa propre amélioration – ou pour l’illusion de s’améliorer. Comme l’a noté le chef spirituel bouddhiste tibétain Chögyam Trungpa dans son ouvrage classique Cutting Through Spiritual Materialism : « Parcourir correctement le chemin spirituel est un processus très subtil : ce n’est pas une entreprise dans laquelle il faut se lancer naïvement. Il existe de nombreux chemins de traverse qui mènent à une version déformée, centrée sur l’ego, de la spiritualité ; on peut se tromper en pensant développer sa spiritualité alors qu’au contraire, on renforce notre égocentrisme par des techniques spirituelles. » LE BIAIS DE VALORISATION DE SOI Les psychologues ont, eux aussi, repéré le risque pour la spiritualité de servir d’outil de valorisation de soi. Selon William James, le « père de la psychologie américaine », toute compétence


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ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel

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YVES-ALEXANDRE THALMANN

Professeur de psychologie au collège Saint-Michel et collaborateur scientifique à l’université de Fribourg, en Suisse.

Peut-on jouer sa vie à

PILE OU FACE ?

Ê

On dit parfois que le hasard fait bien les choses. De fait, de nombreuses études de psychologie montrent que s’en remettre à ses décisions apporte souvent plus de satisfaction qu’un choix mûrement réfléchi.

tes-vous adepte du piloufacisme ? Rassurez-vous, il ne s’agit pas de la dernière tendance de développement personnel que vous auriez manquée, juste une façon de prendre ses décisions sur un coup de dés. Et malgré ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas si déplaisant. Nous sommes en effet amenés à opérer de nombreux choix dans notre vie, certains anodins et d’autres lourds de conséquences. Or, soupeser le pour et le contre, les avantages et les inconvénients, mobilise d’importantes ressources cognitives : cela fatigue le cerveau ! De plus, une fois une décision prise, nous ne sommes jamais à l’abri de regrets (« Et si j’avais choisi l’autre option ? »), voire de sentiments de culpabilité (« C’est de ma faute, je n’avais qu’à choisir l’autre option ! »). Pourquoi donc ne pas tout

simplement s’en remettre au hasard quand nos réflexions ne débouchent sur aucun verdict clair et que les doutes subsistent ? Par exemple, en tirant à pile ou face, d’où le néologisme qu’est le « piloufacisme »… Il peut ressembler à une forme de paresse ou d’incapacité à analyser une situation pour prendre ses responsabilités, mais si ce procédé était plus avisé qu’il n’y paraît de prime abord ? VALSE-HÉSITATION CÉRÉBRALE La première réflexion que l’on peut avoir devant une telle démarche est généralement critique. Comme nous disposons d’une rationalité capable de prouesses extraordinaires, une analyse minutieuse des informations en jeu devrait permettre de trouver si ce n’est la solution optimale, du moins celle qui en

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minimise les inconvénients. Sur le papier, sans doute. Mais dans la réalité, il faut compter avec des impondérables : on ne peut évaluer tous les paramètres et encore moins leur façon d’évoluer dans le temps. Trancher entre deux offres professionnelles aussi attrayantes l’une que l’autre, concevoir un enfant supplémentaire ou y renoncer, déménager dans une autre région ou rester là où l’on est… Autant de dilemmes où l’on ne voit pas forcément une option surclasser nettement les autres. Face à cette complexité et à l’imprévisibilité de l’évolution des facteurs en jeu, les Anciens avaient déjà recours à des méthodes faisant la part belle au hasard : consulter un oracle, tirer des runes, lire le futur dans les entrailles de bestiaux sacrifiés ou dans la disposition


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d’osselets jetés à même le sol, etc. Certes, il n’était alors pas question de hasard, mais d’intercession de divinités ou de pouvoirs magiques de prêtres, de chamans ou de personnes particulièrement inspirées. Pensons également au Yi King, ou Livre des transformations, un manuel traditionnel chinois donnant des indications (pour le moins sibyllines) quant aux décisions à prendre suite à plusieurs tirages au sort (tirages qui sont, aux yeux de ses adeptes, guidés par le subconscient et qui permettent de faire parler la sagesse enfouie dans les tréfonds de leur esprit). Il n’empêche : toutes ces méthodes ont en commun de court-circuiter la rationalité, voire de la mettre hors jeu, et de s’en remettre au hasard pour agir. Contre toute attente, la psychologie moderne propose un éclairage instructif

sur la question du choix, confirmant le dicton populaire « Qui a le choix a l’embarras ». Plusieurs expériences ont été menées à ce sujet par Sheena Iyengar (université de Columbia) et Mark Lepper (université Stanford). Dans l’une d’elles, certains sujets pouvaient choisir une confiture parmi un panel de 24, alors que celui-ci était limité à 6 pour les autres. DEMANDER AUX EXPERTS De manière contre-intuitive, ce sont les participants du deuxième groupe qui, faisant face à un éventail de possibilités plus limité, se sont montrés plus satisfaits de leur choix au terme de la démarche. Idem pour des étudiants qui devaient rédiger un essai sur un thème à choisir parmi un nombre restreint de sujets, plutôt qu’une trentaine de propositions. En

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clair, la professeure Sheena Iyengar affirme que malgré notre irrésistible envie de jouir du plus grand nombre d’options possible, nous sommes victimes de ce qu’elle appelle la « paralysie du choix ». Elle conseille même de ne pas choisir en fonction de nos goûts, par définition changeants et volatils, mais plutôt de nous en remettre à des experts, c’est-àdire de déléguer nos choix (pour l’anecdote, c’est ce qu’elle a appliqué à ellemême pour l’ameublement de son logement et sa garde-robe, comme elle l’explique dans une interview instructive accordée au New York Times). JE N’AI PAS LE CHOIX... ET J’AIME ÇA ! Avant de vous insurger contre cette idée, réfléchissez à un comportement que vous manifestez peut-être vous-même. Si


ÉCLAIRAGES Raison et déraisons

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NICOLAS GAUVRIT

Psychologue du développement et enseignant-chercheur en sciences cognitives à l’université de Lille.

COMMENT PARLE UN INFLUENCEUR COMPLOTISTE Ton affirmatif, vocabulaire catastrophiste : les influenceurs de la sphère complotiste ne mâchent pas leurs mots. Mais ils laissent toujours une micropart de doute qui permet à leurs followers d’être encore plus virulents.

L

e 19 juillet 2021, Fabrice Di Vizio, avocat médiatique révolté contre le passe sanitaire, publiait sur Twitch une longue vidéo. Rien d’étonnant à cela : il le fait alors quotidiennement dans une série qu’il appelle « résistance ». Évoquant la réglementation nouvelle qui, en France, impose un passe sanitaire pour les activités sociales, il parle de « tyrannie », de « fascisme ». Il se dit « en guerre totale » et affirme préférer mourir avec honneur (entendez « sans être vacciné ») du

Covid plutôt que de vivre dans la honte d’avoir été piqué de force par un État totalitaire. Plus précisément, il craint une dictature en blouse blanche, organisée par des experts scientifiques autoproclamés. Selon lui, nous sommes à l’heure d’un basculement qui rappelle les heures les plus sombres de notre histoire. QUI SONT LES INFLUENCEURS DE LA « COMPLOSPHÈRE » ? Fabrice Di Vizio n’est pas seulement rebelle, c’est aussi un « influenceur », suivi sur Twitter par plus de 124 000 personnes début septembre 2021. Son ton emporté, ses discours catastrophistes pleins de rage, que certains trouvent outranciers, en ont fait la coqueluche des antivax. Bien qu’il concède une

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efficacité au vaccin, autour de lui s’agglomèrent des défenseurs de théories du complot. Par sa position centrale dans un milieu opposé à la science, Di Vizio représente une sorte de point aveugle de la psychologie des groupes conspirationnistes. En effet, la plupart des études qui cherchent à comprendre l’adhésion aux théories du complot se fondent sur des différences individuelles ordinaires : certaines personnes croient plus volontiers à ces théories que d’autres, et c’est cela que les psychologues tentent d’expliquer. La position de « créateur » ou d’« influenceur », potentiellement différente, demeure peu explorée. Amos Fong, Jon Roozenbeek, Steven Rathje et Sander van der Linden de l’université de Cambridge et leur collègue


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© Florence Gallez/Medialys Images/Sipa USA/Alamy Live News

Au mois de juillet 2021, l’avocat et influenceur Fabrice Di Vizio, se lance dans une diatribe contre la vaccination obligatoire, l’extension du passe sanitaire pour l’accès aux lieux publics et la création d’un climat de peur par les autorités.

Danielle Goldwert de l’université de Miami ont commencé à combler ce vide en profitant de la manne informationnelle fournie par Twitter. Leur étude, publiée en 2021, se fonde sur l’analyse textuelle d’un corpus de 177 239 tweets composés, soit par des scientifiques et leurs followers, soit par des complotistes et leurs propres fans. Ils ont analysé le vocabulaire employé par les experts scientifiques ainsi que par leurs followers, et d’autre part, le lexique auquel recourent les influenceurs complotistes et leurs suiveurs. Résultat : les mots les plus utilisés en 2017 par les scientifiques et ceux qui les suivent étaient « science », « personne », « Terre », « aujourd’hui ». Du côté des influenceurs complotistes et de leurs fans, on retrouvait en tête de liste « Trump »,

« Fuck », « attaque », « terreur » : d’après l’analyse d’un corpus de 177 239 tweets, les termes courants dans les tweets conspirationnistes relèvent souvent du registre de la colère ou de la peur... N° 137 - Novembre 2021


VIE QUOTIDIENNE

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p. 82 Apprentissage : les leçons de la machine p. 86 Les enfants uniques sont-ils narcissiques ? p. 88 Un rayon de soleil en hiver

Mon GPS me rend-il idiot ?  Par Mar Gonzalez-Franco, Gregory Dane Clemenson et Amos Miller.

EN BREF £ « Tournez à droite », « Tournez à gauche »… À la fin, on ne réfléchit plus et on ne se demande même plus où on est. £ Ces GPS « assistants » effritent notre conscience spatiale, qui se trouve réduite à peau de chagrin par ces technologies. £ D’où l’idée de chercheurs : une application qui utilise des repères auditifs pour stimuler notre conscience spatiale et notre mémoire.

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nous nous contentons d’être les exécutants serviles des consignes élémentaires débitées au compte-goutte par la machine, notre perception d’ensemble des lieux en pâtit. La « navigation spatiale », un processus normalement réalisé par le cerveau humain et ses systèmes perceptifs, est de nos jours délaissée au profit de la technologie. LE CERVEAU, CHAMPION DE LA NAVIGATION La question est donc : en faisant cela, renonçons-nous également à avoir un cerveau en bonne santé et fonctionnel ? Car, tout de même, ce fut longtemps une des principales – et vitales – fonctions du cerveau que de lui permettre de se repérer, d’évoluer et de se déplacer dans un milieu vaste et complexe, à travers plaines et forêts, en montagne ou dans les vallées. Il existe sous notre crâne diverses structures cérébrales dédiées à ces tâches complexes d’orientation dans l’espace. En particulier, l’hippocampe, situé dans les profondeurs du lobe temporal du cerveau, joue un rôle crucial dans la mémoire et la navigation spatiales, ainsi que dans la cartographie mentale de notre environnement. Mais il intervient aussi dans toutes les autres formes de mémorisation,

© Getty Images/Ge JiaJun

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ous utilisez probablement presque tous les jours votre téléphone portable ou le GPS de bord de votre voiture pour vous déplacer ; c’est, pour certains, presque devenu une seconde nature. Dans une nouvelle ville, un pays que l’on découvre, à pied, en voiture, en métro, pour retrouver des amis au restaurant, ou même pour faire vos courses – il suffit bien souvent de taper sur son smartphone l’endroit où l’on souhaite se rendre, puis de se mettre en route. En ayant la quasi-assurance d’être mené à bon port. Tout cela, grâce au GPS (pour global positioning system, c’est-à-dire « système de localisation global ») intégré à votre appareil… Avant l’arrivée de ces assistants de navigation pour tous, l’exploration d’un nouveau lieu, ainsi que notre orientation dans cet endroit, nécessitaient quelque temps de préparation… Il fallait réfléchir, consulter des cartes imprimées sur papier, planifier l’itinéraire et même mémoriser certains trajets. Mais dans le monde hi-tech d’aujourd’hui, plus besoin de se creuser les méninges. Il suffit de suivre les indications détaillées que notre téléphone nous envoie ou nous dicte pour arriver à destination. Conséquence ? Comme

En nous guidant du départ à l’arrivée, les GPS ont considérablement affaibli nos capacités de mémoire et d’orientation dans l’espace. Une nouvelle application utilisant des « balises auditives » semble éviter cet effondrement cérébral.


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Vous êtes perdu

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VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux

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JEAN-PHILIPPE LACHAUX

Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre de recherche en neurosciences de Lyon.

Apprentissage :

les leçons de la machine

A

La cybernétique, science des robots, aide à comprendre quelques principes fondamentaux de l’apprentissage. Qui peuvent être très utiles aux petits humains.

u hasard de mes lectures estivales, je suis tombé sur un article étonnant publié dans la revue Nature Reviews Neuroscience, signé du neuroscientifique Christoph Teufel de l’université de Cardiff et du psychiatre Paul Fletcher de l’université de Cambridge. Cet article discutait de cybernétique et des avancées récentes concernant les mécanismes de prédiction perceptive dans le cerveau. Cela ne vous dit peut-être pas grand-chose, mais vous allez comprendre. Car à ma grande surprise, le lien avec le quotidien des élèves m’a paru si clair qu’il fallait que j’en fasse le point de départ d’une chronique ! QU’EST-CE QUE LA CYBERNÉTIQUE ? La cybernétique, c’est ce champ de recherche au nom un peu désuet qui

s’applique à comprendre les interactions entre un agent (biologique ou mécanique, homme, animal ou machine) et son environnement. L’agent y est conceptualisé comme un système dont l’état est caractérisé par un certain nombre de variables dont la valeur ne doit pas dépasser certaines bornes : songez à la température corporelle par exemple. La richesse de ce champ de recherche tient au fait qu’il s’applique à toutes sortes de systèmes, aussi bien des individus que des groupes ou même des parties d’individus (des organes par exemple) : du moment que quelque chose est en contact avec quelque chose d’autre qui influe sur son état et avec lequel il interagit, vous pouvez faire de la cybernétique. La cybernétique traite donc de la manière dont un système doit interagir avec son environnement pour que

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« tout se passe bien », atteindre un état favorable et s’y maintenir. Mais c’est le type de relation entre l’agent et l’environnement qui rend ce domaine vraiment intéressant : l’agent ne contrôle pas l’environnement, mais s’y adapte. PREMIÈRE LEÇON : S’ADAPTER À L’ENVIRONNEMENT Le terme cybernétique vient du mot grec kybernào qui fait référence à la barre du bateau et au timonier (et qu’on retrouve dans « gouvernail », ou « gouverner »). Il y a donc dans l’étymologie même du mot une notion de contrôle intelligent et doux : le timonier ne s’épuise pas à essayer de contrôler les vents et les courants, mais agit sur un élément qu’il maîtrise (sa voile, son gouvernail) afin que l’effet de ceux-ci lui soit favorable.


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En d’autres termes, il s’agit pour l’agent d’avoir un but clair et d’identifier les seules actions qui lui permettent de l’atteindre en veillant à ce qu’il puisse bien les réussir… et surtout ne pas s’épuiser à contrôler ce qui lui échappe totalement. Quel beau programme pour l’élève qui peste contre son prof de maths « sadique » ou ses devoirs trop longs ! Songez aussi au contrôle du stress : je sens l’anxiété qui monte à l’approche de l’examen, mon cœur bat fort, j’ai les mains moites et j’ai l’impression d’avoir tout oublié, mais je ne peux pas échapper à cet examen (je ne peux pas contrôler l’environnement), et je ne peux pas non plus décider de ralentir mon cœur ou de retrouver ma mémoire, je me focalise donc sur une action que je peux réussir : je ramène mon attention sur une respiration de plus en plus

lente et profonde – et je constate qu’indirectement, les autres manifestations de mon emballement émotionnel se calment progressivement. Combien d’élèves s’épuisent à essayer d’exercer un contrôle volontaire sur des phénomènes qu’ils ne peuvent pas maîtriser de la sorte ? « Il faut que j’aie une bonne idée d’introduction pour ma dissert », « il faut que je comprenne de quoi parle ce texte ». Mais existe-t-il un bouton caché sur lequel il suffirait d’appuyer pour avoir une bonne idée ou comprendre quelque chose ? L’élève bien avisé qui s’inspirerait des principes et découvertes de la cybernétique focaliserait donc son effort sur la recherche des seules actions dont il possède la maîtrise et qui lui permettent de reprendre le contrôle, non pas sur son environnement, mais sur l’influence qu’a

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ce dernier sur lui-même. Savoir agir sur son stress, sur son attention, sur ses connaissances. Autrement dit, il faudra commencer par avoir une bonne « métaconnaissance », c’est-à-dire être capable de se rendre compte que l’on est stressé (et agir sur ce niveau de stress), de prendre conscience des fluctuations de sa propre concentration, d’avoir une notion honnête du niveau d’avancement dans ses révisions. Un contrôle intelligent et doux, en somme, caractérisé par un « juste effort ». SECONDE LEÇON : PRÉDIRE L’ÉTAT FUTUR DE L’ENVIRONNEMENT L’autre aspect très développé par Christoph Teufel et Paul Fletcher est la prédiction perceptive, un thème star des neurosciences depuis une vingtaine d’années. La prédiction perceptive, c’est


VIE QUOTIDIENNE La question du mois

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PERSONNALITÉ

Les enfants uniques sont-ils narcissiques ? LA RÉPONSE DE

MICHAEL DUFNER

Professeur de psychologie de la personnalité et de diagnostic à l’université de Witten/Herdecke.

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ls sont « pourris » gâtés, égoïstes et incapables de partager quoi que ce soit avec quiconque : voilà le type de préjugés qu’on applique parfois aux enfants uniques – aussi bien dans les médias que dans les interactions quotidiennes ou dans les livres d’éducation. Et l’idée du « tyran sans frère ni sœur » ne date pas d’hier : dès 1896, un article scientifique semblait confirmer cette hypothèse. Son auteur, l’éducateur Eugene William Bohannon (18651955), de l’université Clark dans le Massachusetts, avait demandé à des volontaires de décrire le caractère de n’importe quel enfant unique leur venant à l’esprit ; dans 196 cas sur 200, « beaucoup trop gâtés » est ressorti. Alors, y a-t-il quelque chose de vrai dans tout ça ? TROP GÂTÉ, CAPRICIEUX, TYRANNIQUE… Pour le savoir, mes collègues et moimême avons étudié un préjugé particulier, selon lequel les enfants uniques

Calculés sur plus de 1 800 personnes, les scores de narcissisme ne montrent pas de différence entre les enfants uniques et les autres

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seraient particulièrement narcissiques. Par narcissisme, il faut comprendre la tendance à se voir souvent sous son meilleur jour tout en dévalorisant les autres. Les personnes fortement narcissiques se considèrent comme supérieures ou plus importantes que leurs semblables, exigent d’être placées sur un piédestal, ou du moins d’être admirées. Et si vous ne le faites pas, elles s’offusquent rapidement, ignorant en général les sentiments, émotions et besoins de leur entourage. Voilà qui rend a priori concevable que les enfants n’ayant jamais eu à partager l’attention de leurs parents avec quiconque soient plus susceptibles de développer de tels traits de personnalité… Mais encore faut-il l’observer et le mesurer concrètement pour le vérifier. C’est pourquoi nous avons procédé en deux temps. Tout d’abord, en estimant à quel point le stéréotype de l’enfant unique forcément narcissique est répandu dans la population. Grâce à un questionnaire en ligne, nous avons


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demandé à plus de 500 volontaires d’évaluer « l’enfant unique typique » par rapport à un jeune ayant des frères et sœurs. Et effectivement, la plupart des personnes interrogées ont attribué une plus forte tendance au narcissisme aux enfants uniques en comparaison avec les jeunes dotés d’une fratrie. D’ailleurs, ce sont surtout les participants ayant euxmêmes des frères et sœurs qui ont montré cette croyance – le fait de se trouver dans une situation différente est souvent une condition pour adopter des stéréotypes, quels qu’ils soient ! UN PRÉJUGÉ TENACE Deuxième temps : nous avons analysé les scores de narcissisme de plus de 1 800 personnes représentatives de la population allemande. Résultat : quelle que soit la méthode statistique employée, nous n’avons mis en évidence aucun trait narcissique plus élevé chez les enfants uniques par rapport à ceux issus de fratrie. Les valeurs étaient presque toutes identiques pour les deux groupes.

Ces résultats suggèrent donc que le préjugé de l’enfant unique narcissique existe bel et bien, mais qu’il est faux. D’ailleurs, plusieurs études antérieures ont aussi montré qu’il n’existe pas de différences de personnalité importantes entre les enfants uniques et ceux ayant des frères et sœurs. C’est ce qu’a rapporté, par exemple, au milieu des années 1980, la psychologue sociale Toni Falbo, de l’université du Texas à Austin, elle-même fille unique. Elle a analysé plus de 200 études sur le sujet et confirmé que les données scientifiques ne permettent pas de conclure à une quelconque influence de la fratrie sur le caractère d’une personne. Nous considérons souvent comme évident que certains traits de personnalité dépendent de notre éducation ou de notre environnement, notamment quand on a grandi avec ou sans frères et sœurs. Mais jusqu’à maintenant, les études scientifiques suggèrent que nous surestimons surtout ces effets, qui resteront donc pour un bout de temps des préjugés. £

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Bibliographie M. Dufner et al., The end of a stereotype : Only children are not more narcissistic than people with siblings, Social Psychological and Personality Science, 19 septembre 2019. T. Falbo et D. F. Polit, Quantitative review of the only child literature. Research evidence and theory development, Psychological Bulletin, vol. 100, pp. 176-189, 1986. E. W. Bohannon, A study of peculiar and exceptional children, The Pedagogical Seminary, vol. 4, pp. 3-60, 1896.


VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement

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SYLVIE CHOKRON

Membre du laboratoire de psychologie et neurocognition à Grenoble et responsable de l’équipe Vision et cognition, à la fondation ophtalmologique Rothschild, à Paris.

Un rayon de soleil en hiver

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Un rayon lumineux, et l’humeur s’embellit, faisant naître des envies de sorties et de rencontres. C’est parce que notre cerveau fait un lien direct entre lumière et plaisir. À l’approche de l’hiver, sachons savourer les moments d’éclaircie.

ifficulté à se réveiller, à se mettre au travail, à se motiver… Voilà le retour tant redouté de la « novembrose », qui rime avec sinistrose, avec morose, et nous empêche souvent de voir la vie en rose… Cette petite dépression saisonnière s’empare de nous quand le jour refuse de se lever ou que la nuit arrive trop vite. L’après-midi est à peine entamé qu’il nou s semble que le soleil décline déjà. Oubliée la belle lumière d’été qui nous réveille le matin à travers les volets et illumine tout ce que nous regardons d’une belle teinte dorée jusque tard dans la soirée. LA MISÈRE MOINS PÉNIBLE AU SOLEIL ? Vous avez peut-être d’ailleurs remarqué que l’été, lorsque le soleil emplit nos journées, tout nous semble plus léger, plus beau, plus agréable… Ce n’est peut-être pas pour rien que Charles Aznavour chantait « il me semble que la misère serait moins pénible au soleil… ». Eh bien, il avait

EN BREF £ La lumière du soleil a un tel impact sur nous que nos envies de rencontrer des gens, de faire du sport ou de lire un livre augmentent avec la luminosité. £ La cause : une connexion nerveuse entre la rétine et les centres du désir et du plaisir dans notre cerveau. £ Notre entrain culmine vers 19 heures parce que la luminosité s’ajoute à un effet de notre horloge interne, plus « positive » à l’heure de la happy hour. Mais en hiver, tout cela est bouleversé…

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sans doute raison, du moins si l’on en croit les travaux récents de chercheurs néerlandais : Daniel Lakens, de l’université d’Eindhoven, et ses collègues ont ainsi démontré que nos jugements varient grandement en fonction de la luminosité extérieure et de la façon dont les objets la reflètent. Pour arriver à cette conclusion, ces auteurs ont mis au point une série d’expériences au cours desquelles des images neutres (un disque, un livre) étaient présentées sous une luminosité plus ou moins intense. Devant chaque image, les participants devaient indiquer si elle était selon eux plutôt agréable ou désagréable. Or le résultat a été qu’elles étaient jugées d’autant plus positivement que la luminosité qui les éclairait était élevée ! Ce n’est donc pas un mythe, la lumière influence bien nos jugements et nos ressentis… Raison pour laquelle, probablement, tout le monde tient à se faire photographier à la golden


© Charlotte Martin/www.c-est-a-dire.fr

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LIVRES Neurosciences et littérature

SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.

Edgar Allan Poe Quand nous sommes aveugles à ce qui est sous nos yeux

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a découverte de la tache aveugle dans notre champ visuel fait toujours son petit effet. Pour vous en rendre compte, regardez la figure située sur la page suivante. Fermez votre œil droit et fixez le + avec votre œil gauche. Avancez ou reculez-vous lentement de l’image en continuant de fixer le +. Le gros point noir disparaît lorsqu’il passe sur votre point aveugle… La tache aveugle s’explique par une absence de cellules photoréceptrices sur une petite portion de la rétine, par où passe le nerf optique, qui transmet les informations visuelles au cerveau. La nature a fait ce choix paradoxal de nous priver de vision à l’endroit même qui collecte tout ce qui fera notre expérience visuelle du monde. Un pari amplement réussi, puisque sans l’usage d’un protocole très spécifique, nous n’avons aucune conscience de cette tache aveugle. De fait, le phénomène n’a été découvert qu’en 1660, alors qu’il a toujours été à la portée de n’importe qui de le constater par soi-même ! Cette simple curiosité physiologique a des implications philosophiques considérables. En effet, si la vision est faillible, pourquoi l’entendement ne le

Dans sa nouvelle La Lettre volée, l’écrivain a décrit un phénomène que la psychologie expérimentale ne découvrira qu’un siècle et demi plus tard : la cécité attentionnelle.

EN BREF £ Dans La Lettre volée, des enquêteurs échouent à retrouver une lettre, pourtant laissée bien en évidence. £ Leur attention, étant focalisée sur la recherche d’une cachette secrète, les rend aveugles à ce qui est visible. £ L’existence de cette « cécité attentionnelle » a été confirmée par la psychologie expérimentale à la fin du XXe siècle, avec des expériences impliquant… un gorille dans un jeu de basket !

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serait-il pas ? Peut-on tenir nos états de conscience comme fiables, si nous ne saisissons même pas qu’une partie non négligeable de notre champ visuel est tout simplement absente ? Dès 1844, Edgar Allan Poe avait livré une démonstration éclatante des pièges de la perception, dans sa nouvelle La Lettre volée. Troisième (et dernier) épisode des aventures du détective Auguste Dupin – qui a marqué l’émergence du roman policier –, cette histoire se lit aujourd’hui comme une réflexion pionnière sur la cognition humaine. L’intrigue se démarque radicalement du récit à énigme classique. Ici, point de meurtre à élucider ou de coupable à démasquer. Il s’agit simplement de retrouver une lettre. Mais pas n’importe laquelle ! Ce document compromettant, dont on ignore le contenu exact, a été reçu par la reine. Or, sous ses yeux, la lettre a été dérobée par le ministre D., qui a compris tout le profit qu’il pourrait en tirer. La reine charge alors le préfet de police G. de remettre discrètement la main sur cette lettre. Mais après trois mois de recherches minutieuses, impossible de la retrouver. Le préfet

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À retrouver dans ce numéro

p. 76

LOST IN GPS

Les utilisateurs de Google Maps obtiennent de moins bonnes performances en cartographie mentale et en mémorisation de lieux que ceux qui en sont restés aux cartes physiques, et qui doivent entraîner leur cerveau à se repérer dans l’espace. p. 62

GROSSE TÊTE

Certaines personnes adeptes des disciplines corps-esprit (yoga ou méditation) développent un complexe de supériorité et se considèrent comme « plus illuminées que les autres ». En ce sens, elles nourrissent leur ego au lieu de le dépouiller, ce qui est l’inverse de l’objectif poursuivi. p. 24

p. 94

CLÉS PERDUES

Quand on cherche ses clés alors qu’on les tient à la main, c’est parce que notre système visuel est sous le contrôle de notre attention. Si nous pensons qu’elles se trouvent dans un endroit inhabituel, nous ne les verrons pas au milieu du salon – un phénomène appelé « cécité attentionnelle ».

JOUISSANCE CÉRÉBRALE

« C’est bon, c’est assez érotique. Je ne peux pas l’expliquer, heu… vous m’embarrassez ! » Un patient stimulé électriquement par une électrode dans une zone reculée du cortex.

p. 46

80 %

d’exactitude pour une IA qui prédit le risque qu’un bébé développe plus tard un trouble du spectre autistique, à partir d’une analyse de ses babillages à l’âge de 10 mois.

p. 72

p. 68

SOLDES

Selon la psychologue Sheena Iyengar, nous aimons les soldes parce que le choix y est plus limité que d’habitude. Il s’agit d’acheter – ou non – un article en promotion. Un côté binaire qui limite les efforts cognitifs habituellement nécessaires devant un choix plus large de produits.

QUESTION INNOCENTE

Quand un influenceur complotiste dit : « Je ne fais que poser une question », ses followers entendent : « Les autorités nous manipulent, heureusement qu’il dit la vérité. »

p. 16

ALBUMINE

La protéine du blanc d’œuf, naturellement produite par notre organisme, pourrait causer la maladie d’Alzheimer quand elle passe du sang dans le cerveau.

Imprimé en France – Maury imprimeur S. A. Malesherbes– Dépôt légal : Novembre 2021 – N° d’édition : M0760137-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution : MLP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 257 230– Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot


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