Cerveau & Psycho
Cerveau & Psycho
Janvier 2022
N°139
N° 139 Janvier 2022
L 13252 - 139 - F: 6,90 € - RD
COMMENT APPRENDRE À CONSOLER UN PROCHE ? par Christophe André
LES BIENFAITS DU SILENCE
L’énergie douce qui régénère le cerveau
LES BIENFAITS DU
SILENCE L’énergie douce qui régénère le cerveau
COGNITION DÉVELOPPER SA RATIONALITÉ AVEC STEVEN PINKER
DÉPRESSION GUÉRIR GRÂCE AUX « CHAMPIGNONS MAGIQUES » HYSTÉRIE UN MYSTÈRE DE PLUS D’UN SIÈCLE ENFIN ÉLUCIDÉ DOM/S : 8,90 € – BEL./LUX. : 8,50 € – CH : 11,90 CHF – CAN. : 12,99 CA$ – TOM : 1 200 XPF
bien vous
Grand
fasse ! ALI REBEIHI
DE LA PSYCHO DU QUOTIDIEN DU SOURIRE
© Photo : Christophe Abramowtiz / Radio France
10H / 11H
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N° 139
ÉDITORIAL
NOS CONTRIBUTEURS
SÉBASTIEN BOHLER
p. 8-9
Coralie Chevallier
Chercheuse en sciences cognitives à l’École normale supérieure (ENS-PSL) et à l’Inserm, elle a mis au point un robot conversationnel qui argumente objectivement sur l’intérêt de la vaccination.
p. 50-55
Michel Le Van Quyen
Directeur de recherche à l’Inserm, au laboratoire d’imagerie médicale du campus des Cordeliers à Paris, il explore les trois dimensions perceptive, corporelle et mentale du silence.
p. 66-72
Steven Pinker
Professeur de psychologie à l’université Harvard, il publie son dernier ouvrage Rationalité et nous consacre un entretien sur les bénéfices de la pensée rationnelle pour faire face aux crises contemporaines.
p. 78-84
Christophe André
Médecin psychiatre, il a engagé une réflexion sur les bases affectives, psychologiques et neuronales de la consolation, ainsi que sur les meilleures façons de la dispenser.
Rédacteur en chef
La plus grande révélation
J
e n’ai aucune révélation à vous faire. Hélas. Mais je viens de lire un passage d’un vieux livre appelé le Dao de jing, écrit il y a environ deux mille six cents ans par Lao Tseu. Il y est dit que la plus grande révélation est le silence. …………………………………........................................ ........................................................................ ..................................................................................................... .................................................. ..................................................................................................... .................................................. Mon silence fut de courte durée. Mais c’est aussi le cas des minutes de silence qu’on respecte en l’honneur des victimes du terrorisme sur les terrains de foot : j’ai remarqué qu’elles durent entre 15 et 30 secondes. Peu de temps pour une révélation. En fait, le silence est le jardin de l’esprit. Il s’y déploie, comme nous l’explique Michel Le Van Quyen en page 50. Alors faisons-lui la place. Éteignons les ordinateurs, les postes de télévision, les écrans, les cliquetis, les vrombissements et les tintamarres, et réveillons notre esprit. Son pouvoir est grand. À nous de savoir qu’en faire. L’accueillir par la méditation pour en retirer de multiples bénéfices en termes de santé et de bien-être, mais aussi l’utiliser par la raison. Steven Pinker nous explique ainsi (page 66) pourquoi l’homme est né avec une rationalité embryonnaire, imparfaite, qui n’attend que de s’accomplir. S’il n’y consacre pas les efforts nécessaires, il voit s’ouvrir sous ses pieds le chaos des fausses nouvelles et des croyances absurdes qui peuvent mener les démocraties à la ruine. S’il s’en saisit, il détient la solution à bien des difficultés. Alors, silence, l’esprit est là. N’est-ce pas une petite révélation ?
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SOMMAIRE N° 139 JANVIER 2022
p. 7
p. 10
p. 16
p. 41-61
Dossier
p. 24
p. 6-40
DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS Le vin, quelle mystique ! Vers un vaccin contre Alzheimer ? Des « chatbots » pour vaincre l’hésitation vaccinale Un système cérébral anti-fake news L’outil, une aide au langage ?
p. 26 MÉDECINE
p. 12 FOCUS
Michaela Maya-Mrschtik
Dépression : le pouvoir des champignons Les champignons contenant la substance hallucinogène psilocybine ont une efficacité étonnante pour soigner les états dépressifs les plus tenaces.
Alerte aux vaisseaux fantômes du cerveau !
p. 32 NEUROLOGIE
Loïc Mangin et Fabien Gosselet
L’hystérie existe toujours mais a pris le nom de « troubles neurologiques fonctionnels ». Ce qui permet de mieux la comprendre et de mieux la traiter.
Le virus SARS-CoV-2 provoque la disparition des plus minces vaisseaux sanguins cérébraux. p. 16 INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
Y a-t-il un esprit dans la machine ?
Hystérie : la fin d’un mystère ?
Diana Kwon
p. 41
LES BIENFAITS DU
SILENCE p. 42 NEUROSCIENCES
SILENCE, RÉVEILLEZ-VOUS…
En l’absence de bruit, de nouvelles connexions cérébrales s’éveillent dans notre cerveau. Anna von Hopffgarten
En programmant des réseaux de neurones artificiels qui miment le fonctionnement du cerveau, va-t-on créer une machine consciente d’elle-même ?
p. 50 INTERVIEW
LE SILENCE DOIT S’APPRIVOISER
Entretien avec Michel Le Van Quyen
Patrick Krauß et Andreas Maier
p. 56 PSYCHOLOGIE
ENFIN SEUL !
Pesante, la solitude ? Voire. Pour qui sait l’accueillir et l’accepter, elle renferme une richesse insoupçonnée. Raphael Rauh Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, broché en cahier intérieur, sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. En couverture : © GettyImages/borchee
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5
p. 62
p. 66
p. 94
p. 74
p. 78
p. 62-76
p. 78-93
ÉCLAIRAGES
VIE QUOTIDIENNE LIVRES
p. 62 RAISON ET DÉRAISON
p. 78 PSYCHOLOGIE
NICOLAS GAUVRIT
Attention : bélier extraverti
Selon des études scientifiques, les Béliers seraient effectivement plus extravertis que la moyenne. L’astrologie aurait-elle raison ? p. 66 COGNITION
« La rationalité nous rend plus libres » Entretien avec Steven Pinker
p. 74 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL YVES-ALEXANDRE THALMANN
Et si l’argent faisait – finalement – le bonheur ?
Selon certaines études, les gagnants du loto ne seraient pas forcément plus heureux. Oubliez ça !
p. 86
p. 94-97
Une si douce consolation
Apporter du réconfort à un proche est un acte d’une importance capitale, mais qui doit s’accompagner de certaines précautions. Christophe André
p. 86 L’ÉCOLE DES CERVEAUX JEAN-PHILIPPE LACHAUX
Apprendre aux enfants à faire les bons choix Découvrez le COF, la zone du cerveau qui se projette dans différents états émotionnels pour mieux choisir… p. 88 LES CLÉS DU COMPORTEMENT SYLVIE CHOKRON
L’effet « ouistiti »
Sur la photo, dire ouistiti fait sourire. Et figurez-vous que l’on se sent du coup mieux après !
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p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE SEBASTIAN DIEGUEZ
Flatland : ces dimensions qui nous échappent
Si vous viviez dans un monde plat, pourriez-vous imaginer l’existence de la verticalité ? Ce phénomène, appelé « hypocognition », nous berne tous les jours…
DÉCOUVERTES
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p. 12 Alerte aux vaisseaux fantômes du cerveau p. 16 Y a-t-il un esprit dans la machine ? p. 24 Dépression : le pouvoir des champignons
Actualités Par la rédaction PSYCHOLOGIE
Le vin, quelle mystique !
Le vin provoque des altérations de la conscience proches de celles observées chez les religieux en prière. Ce qui expliquerait sa symbolique dans de nombreuses civilisations et religions.
R. M. Costa et al., Plos One, le 8 septembre 2021.
L
BARS LISBOÈTES ET LIBATIONS Des chercheurs portugais de l’université de Lisbonne se sont livrés à une expérimentation méthodique pour détailler ses effets sur la psychologie des buveurs. Fait déterminant, ils ont voulu le faire, non en laboratoire, mais dans de véritables tavernes de la ville, où les habitués se rencontrent pour déguster de bons crus dans une ambiance de socialisation, voire de convivialité – ingrédients qui font partie intégrante de la culture du vin. Ils ont
donné à boire deux verres de vin rouge à 102 personnes qui buvaient seules, en binômes ou en groupes de six. Juste après la dégustation, ils leur ont fait remplir des batteries de questionnaires psychologiques évaluant plusieurs facettes du ressenti : certains de ces questionnaires mesuraient la dimension purement hédonique du vin (le plaisir éprouvé), d’autres le niveau d’excitation et d’éveil des sens et de l’organisme, d’autres encore la perception des limites du corps propre (à quel point
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on ressent clairement les limites entre son corps et l’environnement extérieur), ou la perception du temps. Enfin, une échelle de mesure spécifique était destinée à évaluer ce qu’on appelle les « états de conscience altérée », comme le sentiment d’être connecté à une puissance supérieure, de repérer subitement des liens très clairs entre des choses ou des événements qui semblaient dissociés auparavant, ou de se sentir fortement lié aux autres, voire aux objets environnants.
© Jesus Cervantes/shutterstock.com
e vin, breuvage multimillénaire étroitement lié aux civilisations du pourtour méditerranéen, a une curieuse tendance à se mêler des affaires mystiques… Dans l’Antiquité, on le versait durant les libations, il était personnifié par Dionysos – qui était aussi dieu du feu et de la transe mystique –, on lui prêtait des vertus révélatrices (le fameux proverbe In vino veritas). Puis il est devenu le sang du Christ, la symbolique de la rédemption. Pourquoi ce produit alcoolisé porte-t-il au mysticisme ?
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p. 32 Hystérie : la fin d’un mystère ?
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Alzheimer : bientôt un vaccin ? Preeti Bakrania et al., Molecular Psychiatry, le 15 novembre 2021.
ABSORBÉS DANS L’INSTANT PRÉSENT Vivre l’instant présent… on n’est pas loin d’un certain mantra bouddhique. Mais c’est en consultant l’échelle de conscience altérée que les chercheurs ont découvert les changements les plus nets : les sujets éprouvaient un sentiment de plus grande « profondeur », ils déclaraient percevoir plus clairement des choses qui leur semblaient naguère obscures, avoir des idées et des souvenirs plus précis et plus vivants, et
surtout ne faire qu’un avec le monde extérieur, comme si les limites de leur propre corps s’estompaient. Voilà une caractéristique systématiquement citée dans les expériences de transe mystique, par exemple chez les moines en prière. Ces effets se sont produits indépendamment du fait que les clients buvaient seuls, à deux ou par groupes de six. Des scores élevés ont été observés dans une dimension du questionnaire appelée « expérience d’unité », comportant des items tels que « J’avais l’impression de faire un avec l’espace environnant », ou « J’ai eu un sentiment d’éternité ». D’ailleurs, la consommation de vin a fait aussi grimper les scores des participants sur une dimension dite « d’expérience spirituelle », décrite par des items tels que « J’ai eu le sentiment d’être connecté à une puissance supérieure ». L’ensemble de ces observations rejoint ainsi les analyses de William James, le père de la psychologie moderne, qui pensait que l’alcool stimulait les facultés mystiques des individus. Les Anciens, ignorants des subtilités du cerveau humain, attribuaient les états de « fusion », de « profondeur » et de « connexion » à des entités surnaturelles. Une idée qui est restée, au point qu’on appelle encore l’alcool « esprit-de-vin ». Comme si du spiritueux au spirituel, il n’y avait qu’un pas, très vite franchi. £ Sébastien Bohler
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D
epuis des années, les scientifiques cherchent à mettre au point un vaccin contre la maladie d’Alzheimer, en ciblant les protéines anormales qui s’agrègent dans le cerveau des patients : tau et bêta-amyloïde. En vain. Mais aujourd’hui, des chercheurs des universités de Leicester et de Göttingen ont eu l’idée de cibler les formes tronquées et solubles de la protéine bêta-amyloïde, dont on sait qu’elles contribuent aussi à la maladie. Ainsi, chez des souris développant la maladie d’Alzheimer à cause de modifications génétiques, ils ont découvert un anticorps (TAP01, aussi présent chez l’homme) qui reconnaît un fragment des formes solubles de la protéine bêta-amyloïde et les neutralise. Puis ils ont utilisé ce fragment pour produire un vaccin, nommé TAPAS. Et en injectant soit TAP01, soit le vaccin TAPAS aux souris, ils ont constaté que les protéines amyloïdes avaient tendance à moins s’agréger, que les animaux perdaient moins de neurones et que leurs fonctions cognitives s’amélioraient. TAP01 et TAPAS pourraient donc faire l’objet d’essais cliniques chez l’homme prochainement, et l’on guettera avec attention la présence ou l’absence d’effets secondaires, qui avaient stoppé la mise sur le marché de vaccins analogues contre Alzheimer par le passé… £ Bénédicte Salthun-Lassalle
© Nadya_Art/shutterstock.com
LE SENTIMENT DE FAIRE UN AVEC LE MONDE Le dépouillement des données a fait apparaître une série de résultats marquants : le vin suscite certes du plaisir, mais aussi une augmentation du niveau d’éveil (rappelons que la dose était limitée à deux verres, ce qui correspond effectivement aux concentrations d’éthanol qui stimulent le système de la motivation et de la récompense sans activer les circuits inhibiteurs du cerveau) ainsi que deux altérations dans la perception du temps. Celui-ci semble passer moins vite – sans provoquer l’ennui – et, surtout, la perception est focalisée sur l’instant présent, qui se trouve comme dilaté. Les sujets ont l’impression que le présent prend plus de place, que le passé s’amenuise et que l’avenir (notamment ses préoccupations) s’efface.
DÉCOUVERTES Intelligence artificielle
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Y a-t-il un esprit dans la machine ? Par Patrick Krauß, chercheur à l’hôpital universitaire d’Erlangen, et Andreas Maier, professeur d’informatique à l’université d’Erlangen-Nuremberg.
Nous sommes devenus capables de programmer des réseaux de neurones artificiels qui reproduisent en partie le fonctionnement du cerveau. Jusqu’à créer des états conscients ?
I
maginez une personne installée dans une pièce fermée, sans autre moyen de communiquer avec l’extérieur que d’échanger des messages écrits en chinois via une boîte aux lettres. Question : même si la personne répond aux messages, pouvez-vous être sûr qu’elle comprend le chinois ? Elle pourrait simplement observer la forme des caractères, chercher des occurrences dans une encyclopédie et renvoyer des messages types en s’inspirant des textes trouvés. Comme certains logiciels conversationnels en ligne peuvent donner l’illusion que c’est une personne qui converse avec l’utilisateur. Alors qu’en réalité, un assemblage de microphones et de bases de données lexicales procède
exactement comme le patient de la chambre chinoise. De fait, un observateur extérieur est incapable de faire la différence. Pour cette raison, nous autres humains n’aurions pas de moyen infaillible de savoir si d’autres êtres vivants, voire des machines, possèdent une conscience ou se contentent d’adopter un comportement qui fait penser à la présence d’une conscience. LE MYSTÈRE DE LA CHAMBRE CHINOISE Le mystère de la « chambre chinoise » a été imaginé par le philosophe américain John Searle et révèle l’une des plus grandes difficultés posées par l’étude de l’esprit humain : son caractère subjectif. Libre à chacun, il est vrai, de déduire
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© 2019 Sergey Nivens/Shutterstock.com
l’existence d’une conscience chez les autres à partir de l’observation de leurs propres états mentaux. Mais personne n’est capable d’être dans la tête d’un autre individu et de sentir et percevoir les choses à sa place. Cela n’empêche pas pour autant les scientifiques d’essayer d’appréhender la conscience. Trois disciplines s’y sont consacrées, le plus souvent chacune de son côté : la philosophie, les neurosciences et l’informatique. Malgré leurs différences, leur combinaison semble constituer une voie prometteuse pour tenter de percer à jour un des mystères les plus persistants de l’humanité : comment naît la conscience ? La philosophie s’y est essayée la première. Il y a plus de deux mille ans, le savant grec Aristote était déjà convaincu que seuls les humains sont dotés d’une âme et d’une pensée rationnelle. Les animaux, quant à eux, ne posséderaient que les instincts nécessaires à leur survie. Aujourd’hui encore, certains sont d’avis que la conscience de soi est exclusivement réservée aux humains. Entretemps, plusieurs grandes orientations philosophiques ont émergé (voir l’encadré page 18). Leurs conclusions varient du tout au tout, et s’étendent d’un extrême à l’autre : de l’inexistence pure et simple de la conscience à des idées plus ou moins mystiques, en passant par la conviction que l’esprit humain est entièrement explicable. Cependant, aucune de ces approches n’apporte à ce jour de réponse définitive. Une difficulté majeure est qu’il ne sera jamais possible de sonder l’intérieur de la chambre chinoise par le seul pouvoir du raisonnement.
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AU CŒUR DE LA BOÎTE NOIRE Les neurosciences, en revanche, permettent de plonger à l’intérieur de cette boîte noire grâce à des mesures d’observation concrètes. Contrairement à l’opinion largement répandue selon laquelle la conscience est l’apanage de l’homme, la plupart des biologistes la considèrent comme un phénomène graduel qui se manifeste également sous diverses formes chez les animaux. Une observation inattendue s’est révélée décisive dans cette opinion : lorsque des chats sont exposés à des stimuli visuels, l’activité de leurs deux hémisphères cérébraux se synchronise. Le physicien et biologiste moléculaire Francis Crick, qui a reçu le prix Nobel en 1962 pour avoir élucidé la structure moléculaire de l’ADN, et le neuroscientifique Christof Koch ont émis l’hypothèse que ce type de synchronisation joue un rôle clé dans le vécu subjectif. Et lorsque Koch a étudié, chez l’homme, l’activité cérébrale associée aux processus conscients, les résultats ont confirmé cette hypothèse.
DÉCOUVERTES Médecine
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Dépression : le pouvoir des champignons Par Michaela Maya-Mrschtik, docteure en biologie et journaliste à Gehirn & Geist.
Contre les dépressions les plus tenaces, les champignons psilocybes, contenant la substance hallucinogène psilocybine, livrent des résultats étonnants. Entrons-nous dans l'ère de la thérapie « psychédélique » ?
Q
uinze ans de psychothérapie. Et dix ans de cachets avalés chaque jour, qui lui donnent l’impression d’être détendu, mais qui lui ôtent l’élan et l’envie d’entreprendre quoi que ce soit… Malgré cela, Michael, 40 ans, est toujours en dépression. Il craint même de ne plus jamais être heureux ni de ressentir de la joie ou du bonheur. Jusqu’au jour où il accepte de suivre un traitement expérimental. « C’est comme si une porte s’était ouverte devant moi. D’un coup, j’ai vu la réalité du quotidien sous un nouveau jour », explique-t-il dans la vidéo YouTube postée par le service de presse de l’université JohnsHopkins, à Baltimore. Ce jeune homme était l’un des 24 volontaires à participer à un essai clinique de phase II à la faculté de médecine de l’université JohnsHopkins, essai mis en place par l’équipe de Roland Griffiths. Son objectif était de tester la faculté d’une substance, la psilocybine, à
EN BREF £ La psilocybine, composé hallucinogène des champignons psilocybes, provoque des trips psychédéliques qui, selon de premières études, aident les personnes dépressives à se sentir bien mieux. £ Mais la consommation de psilocybine doit être accompagnée d’une psychothérapie appropriée pour ne pas être dangereuse. £ Des essais cliniques supplémentaires sont encore nécessaires, mais il est probable que l’on développe de nouvelles thérapies dites « psychédéliques ».
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soulager la dépression. Résultat : le traitement a considérablement amélioré la santé mentale de 17 participants ; 13 d’entre eux allaient même tellement bien que les chercheurs ont considéré, quatre semaines plus tard, qu’ils n’étaient plus dépressifs. LES CHAMPIGNONS MAGIQUES FONT TRIPER Un remède miracle ? Non, disons plutôt « magique » ! Car la psilocybine est une molécule naturelle présente dans les champignons psilocybes, signifiant « à tête chauve », que l’on trouve facilement dans nos prés et champs. Et ces champignons sont aussi dits « magiques », car ils provoquent de puissants effets psychotropes et hallucinogènes quand on les consomme. Les peuples indigènes en Mésoamérique les utilisaient probablement déjà il y a plus de 2 000 ans. Dans certaines régions, on leur vouait même un véritable culte : par exemple, les Aztèques appelaient les représentants de l’espèce
Les « champignons magiques » du genre Psilocybe contiennent des substances psychotropes à des concentrations variables. Le psilocybe à cône pointu, qui prospère en Europe, est particulièrement puissant, tandis que le psilocybe cubain est plus facile à cultiver.
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© Vizerskaya/GettyImages
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Hystérie
La fin d’un mystère ? Par Diana Kwon, journaliste scientifique à Berlin.
out a commencé par une toux… Il y a trois ans, Tracey McNiven, une Écossaise d’une trentaine d’années, est prise de quintes violentes et persistantes durant plusieurs jours. Diagnostic : une infection pulmonaire assez grave qui, malgré les médicaments, ne s’atténue pas. Quelques mois après, la jeune femme développe d’autres symptômes, très étranges : ses jambes s’engourdissent de plus en plus jusqu’à ce qu’elle ait l’impression de ne plus les contrôler. En marchant, elle les sent à peine, comme si elle était une marionnette dont quelqu’un tirait les ficelles. En moins de deux semaines, cette soudaine perte de sensation s’aggrave… Et, un soir, chez elle, Tracey voit ses jambes s’effondrer sous elle. « Je me suis allongée et j’avais l’impression de ne plus pouvoir respirer, se souvient-elle. Je ne sentais plus rien en dessous de ma taille. » Sa mère l’emmène alors aux urgences de l’hôpital, où elle reste plus de six mois… Les premières semaines d’hôpital sont scandées par une foule d’examens. Les médecins pensent d’abord à une maladie neurodégénérative
EN BREF £ Paralysie, cécité, épilepsie, douleur, coma : certains patients présentent des symptômes neurologiques sans cause apparente. £ Il s’agit d’un trouble neurologique fonctionnel, à la frontière entre neurologie et psychiatrie. Il repose sur des facteurs psychologiques, comme le stress, et physiques, comme une blessure. £ On commence à découvrir les anomalies cérébrales en jeu et l’on améliore maintenant la prise en charge des patients.
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progressive, comme la maladie du motoneurone, qui se caractérise par une perte lente des neurones moteurs entraînant une paralysie. Ou peutêtre une sclérose en plaques, lorsque les cellules de défense immunitaire se retournent contre l’organisme et attaquent les prolongements des neurones, provoquant des lésions motrices, sensorielles, cognitives… Seul problème : les scanners cérébraux, les analyses sanguines, les ponctions lombaires et autres tests ne donnent rien. Tout semble normal… ELLE DEVIENT PARAPLÉGIQUE APRÈS UN RHUME Le cas de Tracey peut sembler extraordinaire, mais en réalité il ne l’est pas. Selon une évaluation clinique récente, l’une des plus larges et complètes réalisées à ce jour dans le monde, environ un tiers des patients admis en service de neurologie présentent des symptômes considérés comme partiellement ou totalement inexpliqués. Il s’agit, en général, de tremblements, de crises
© Collection PJ / Alamy Stock Photo
T
Hystérie, trouble de conversion, maladie psychosomatique : il n’y a pas si longtemps, on posait ce type de diagnostic sur tous les symptômes neurologiques inexpliqués. Aujourd’hui, on cerne beaucoup mieux ces « troubles neurologiques fonctionnels ». Et on commence à les traiter… un peu mieux.
DÉCOUVERTES Neurosciences d’épilepsie, de cécité, de surdité, de douleur, de paralysie et de coma. Or tous ces symptômes peuvent correspondre à presque n’importe quelle maladie neurologique. Mais chez quelques patients, ces complications persistent pendant des années, voire des décennies… De sorte que certains doivent se déplacer en fauteuil roulant et sont incapables de sortir de leur lit seuls. Si les femmes semblent plus souvent concernées que les hommes, ce type de pathologie apparemment inexplicable peut toucher n’importe qui, à n’importe quel âge. HYSTÉRIE, TROUBLE DE CONVERSION, MALADIE PSYCHOSOMATIQUE Ces états « bizarres » ne vous rappellent rien ? Des générations de scientifiques ont tenté de comprendre ces maladies, qui ont pris, dans l’histoire, divers noms : hystérie, trouble de conversion ou maladie psychosomatique. De sorte que ces étiquettes ont longtemps imposé des explications propres à chaque affection… Mais aujourd’hui, de nombreux chercheurs les considèrent comme une seule et même maladie, certes complexe, à l’interface de la psychiatrie et de la neurologie. Certaines de ces dénominations sont encore utilisées de nos jours, mais on leur préfère maintenant le terme de « trouble neurologique fonctionnel », ou TNF,
Vers la fin du xixe siècle, on parlait parfois d’hystéro-épilepsie pour désigner certains troubles incompris, dont les fameuses contorsions qui ont intéressé le fameux professeur Charcot.
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délibérément neutre, parce qu’il désigne simplement un problème de fonctionnement du système nerveux. Les patients atteints se sont longtemps battus pour être considérés comme « malades » et soignés correctement. On les a accusés de feindre ou d’imaginer leurs symptômes ; on les interrogeait souvent sur les traumatismes de leur enfance – ce qui était douloureux et en général inutile – ; et des médecins les renvoyaient sans sommation chez eux, ignorant comment traiter des sujets qui, d’après les examens, semblaient en bonne santé. « Pendant de très nombreuses années, les soignants ont sous-estimé la prévalence de ces troubles et leurs conséquences sur le bien-être », explique Kathrin LaFaver, neurologue spécialisée dans les troubles du mouvement à l’école de médecine Feinberg, à l’université Northwestern. « Ces personnes sont littéralement tombées dans le fossé qui séparait la neurologie de la psychiatrie. » Cependant, depuis une dizaine d’années, grâce à des techniques d’imagerie cérébrale, comme l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), les chercheurs ont commencé à mieux comprendre ce qui se passe dans le cerveau des patients atteints de cette maladie
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Dossier
SILENCE,
© Alla - Din/shutterstock.com
RÉVEILLEZ-VOUS…
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Au travail, dans la rue, à la maison : le bruit est partout et le silence nulle part. Cela fatigue notre cerveau. À l’inverse, les vrais moments de calme semblent réveiller nos processus de régénération. Par Anna von Hopffgarten, biologiste et directrice de la section Recherche en neurosciences de la revue Gehirn & Geist.
EN BREF £ Bien qu’il soit prouvé que le bruit favorise diverses pathologies, nous y sommes souvent exposés dans notre vie quotidienne. £ Les neuroscientifiques ont découvert que les moments de silence abaissent la pression sanguine, diminuent les taux d’hormones du stress et favorisent (pour l’instant chez l’animal) la croissance de nouveaux neurones. £ Le silence peut aussi être dérangeant, à la fois dans les interactions sociales et quand on se retrouve face à face avec soi-même. Pour en recueillir les bienfaits, il faut apprendre à se familiariser avec lui.
F
aites une petite expérience. Emportez ce numéro de Cerveau & Psycho avec vous à la cuisine et enclenchez la hotte de cuisson à pleine puissance. Allumez aussi la radio, volume poussé bien fort, puis prenez un fauteuil pour vous installer à votre aise avec votre lecture. Vous pouvez maintenant reprendre où vous en étiez. Le bruit qui parvient à vos oreilles n’est, physiquement, rien d’autre qu’un mélange désordonné d’une multitude de fréquences sonores. Au début, il vous importunera certainement pendant votre lecture, mais vous vous y habituerez. Peut-être même faites-vous partie de ceux qui arrivent mieux à se concentrer au milieu du bruit. C’est particulièrement le cas de personnes dites « hyperacousiques », qu’un craquement ou un grincement fait sursauter : elles préfèrent un bruit de fond constant, car ce magma sonore masque les sons désagréables. On trouve même sur les boutiques en ligne des générateurs de bruit blanc, ou noisers, qui sont spécialement conçus pour inonder l’ouïe d’un bruit constant. Bien qu’ils aient été initialement mis au point pour accompagner le traitement des acouphènes, de plus en plus de personnes y recourent pour s’endormir, se concentrer sur leur travail ou simplement se détendre ! BRUITS INCESSANTS… Mais est-ce bien un service que l’on rend à son cerveau en le bombardant continuellement de bruits en tous genres ? Il faut voir ce qu’il subit généralement pendant une journée :
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INTERVIEW
MICHEL LE VAN QUYEN EST DIRECTEUR DE RECHERCHE À L’INSERM, AU LABORATOIRE D’IMAGERIE MÉDICALE DU CAMPUS DES CORDELIERS, À PARIS.
LE SILENCE DOIT S’APPRIVOISER Michel Le Van Quyen, il y a quelques années, le silence a fait son entrée dans votre vie… Cela s’est passé de façon brutale, à cause d’un événement de vie difficile. J’ai souffert d’une paralysie faciale de Bell, une infection du nerf facial qui se traduit par une impossibilité de remuer tout un côté du visage. Un matin, je me suis réveillé et une partie de mon visage ne pouvait plus bouger. C’était lié à une période stressante de ma vie professionnelle, avec beaucoup de bouleversements,
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de l’hyperactivité. En tout cas cet épisode m’a imposé de tout arrêter du jour au lendemain, pour plusieurs semaines. J’ai dû interrompre mon activité professionnelle, mettre mes projets en suspens, quitter Paris pour m’installer à la campagne, chercher du repos. Et c’est là que je me suis rendu compte que je vivais quelque chose d’intéressant. C’était comme si tout d’un coup, une multitude de stimulations cessaient ou chutaient fortement. Ce fut le début d’une réflexion sur le silence. Vous avez noté un effet particulier de l’absence de bruits ? En fait, cette expérience a été intéressante parce qu’elle m’a fait réfléchir à plusieurs dimensions du « silence ». Il y a d’une part l’absence de bruit, évidemment. C’est le silence extérieur, la réduction du niveau sonore, qui va souvent de pair avec un environnement plus calme, moins d’agitation, d’allées et venues de collègues, de machines, d’open spaces. Mais il existe une autre forme de silence, qui correspond pour moi à l’arrêt même de l’activité, au repos et à l’immobilité. En même temps, cela se traduit par une réduction de la quantité d’informations que l’on reçoit et par ce qu’on pourrait appeler un « silence attentionnel ». Et enfin, il y a le silence de soi. C’est un moment où l’on finit par réduire le dialogue mental avec soi-même. Ces ruminations, ces réflexions sur ce qu’il faudrait faire, ce que l’on n’a pas encore fait, après qui on en veut, etc., etc. On ne s’en rend pas compte, mais cela fait un bruit fou dans la tête ! Vous distinguez donc trois sortes de silence. Pouvez-vous en détailler les effets respectifs ? Le premier est lié au système nerveux autonome. On parle souvent du cerveau, mais notre corps est parcouru par une multitude de nerfs qui en régulent les fonctions vitales. Une partie de ces nerfs forme le système dit « autonome », qui comporte lui-
Dans le silence, la vraie difficulté consiste à se retrouver seul avec soi. Car on se trouve confronté à une activité psychique difficilement contrôlable avec laquelle il faut se familiariser.
même deux composantes : une composante excitatrice – le système sympathique – et une composante apaisante – le système parasympathique. Les bruits incessants, même à un niveau modéré, tendent à activer le système sympathique, nous plaçant en état d’alerte. Il faut pouvoir réactiver la voie apaisante, le système parasympathique, au moins de temps en temps. L’antidote à l’activation chronique du système sympathique est le silence. En outre, le bruit va progressivement activer une voie de signalisation endocrinienne appelée « axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien », composé de trois organes : l’hypothalamus et l’hypophyse, dans le cerveau, et les glandes corticosurrénales, au niveau des reins. L’activation chronique de ce système se traduit par la libération d’hormones dites « du stress », comme le cortisol ou la noradrénaline. Cette fois, l’effet va être tout d’abord une
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nervosité, une hypervigilance et une hyperactivité, puis une fatigue, voire un épuisement. L’exposition chronique au bruit, au stress et au cortisol qui en découle tend à réduire le nombre de connexions que les neurones peuvent établir les uns avec les autres. Puis ce fameux axe hormonal finit aussi par affaiblir le système immunitaire, en libérant des molécules appelées « interleukines ». Vous dites que même un bruit d’intensité modérée produit ces effets ? Évidemment, plus le bruit est fort, plus les dégâts sont importants. L’Agence européenne pour la santé montre que l’exposition au bruit (notamment au voisinage des autoroutes et des aéroports) entraîne une augmentation de la mortalité avec une dépression du système immunitaire et des maladies cardiovasculaires. Mais ces répercussions
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DOSSIER LES BIENFAITS DU SILENCE
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ENFIN SEUL ! Pesante, la solitude ? Tout dépend de ce qu’on y fait. À condition de savoir l’accueillir et l’accepter, on peut y découvrir une richesse insoupçonnée. Par Raphael Rauh, docteur en philosophie et chercheur associé à l’Institut d’éthique et d’histoire de la médecine de Fribourg.
EN BREF £ Déjà importante en temps normal, la solitude s’est encore accrue pendant la pandémie de Covid-19, selon les enquêtes. £ Or c’est un facteur de risque pour un certain nombre de pathologies, comme la dépression et les maladies cardiovasculaires.
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£ Mais il est aussi possible de bien la vivre, en profitant de l’espace de liberté qu’elle ouvre.
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a solitude nous rend malades et il est urgent d’agir contre elle, avertissent soignants et chercheurs depuis des années. Si les psychologues Maike Luhmann et Louise Hawkley ont découvert qu’elle touche tout particulièrement les plus de 80 ans et les jeunes adultes, aucune catégorie n’est à l’abri. Quand il est durable et subi, l’isolement constitue un facteur de stress nocif : il diminue en effet l’efficacité du système immunitaire et favorise un certain nombre de pathologies, comme la dépression et les maladies cardiovasculaires, ce qui augmente le risque de mort précoce, comme l’a notamment constaté le psychologue et neuroscientifique John Cacioppo, éminent
ÉCLAIRAGES Raison et déraisons
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p. 64 « La rationalité nous rend plus libre » p. 70 Et si l’argent faisait – finalement – le bonheur ?
NICOLAS GAUVRIT
Psychologue du développement et enseignant-chercheur en sciences cognitives à l’université de Lille.
ATTENTION : BÉLIER EXTRAVERTI Surprise : les études scientifiques semblent confirmer que, ainsi que le prédit l’astrologie, les Béliers seraient de tempérament extraverti. Où est l’erreur ?
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eut-être l’avez-vous remarqué autour du 24 octobre dernier ? Nous nous sommes retrouvés subitement confrontés à nos responsabilités, dans un climat de tension palpable. Rien d’étonnant à cela, explique le journal Grazia, le Soleil entrait ce jour-là en Scorpion ! Pour notre plus grand soulagement, la revue se veut néanmoins rassurante et précise qu’il faut plus que jamais « rester connecté à notre mental via Mercure encore en Balance, qui cherche des solutions pour satisfaire tout le monde… car le Soleil en Scorpion, selon les situations, peut autant parler
à ce qu’il y a de meilleur en nous, qu’à ce qu’il y a de pire… ». Si de tels discours ésotériques peuvent amuser même ceux qui les lisent régulièrement, la croyance selon laquelle la position des astres influence les événements politiques ou individuels, mais également la personnalité de chacun, est relativement répandue – selon le dernier sondage Ifop sur les Français et les parasciences, 24 % de nos concitoyens adhéreraient à cette croyance. UNE PROPHÉTIE DATANT DE 1978 Parmi les convictions astrologiques classiques concernant la personnalité, celle de l’extraversion est particulière du fait qu’elle a été mise à l’épreuve à grande échelle. Ceux qui croient que le signe astrologique d’une personne influence sa personnalité avancent
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souvent cette idée que les individus nés sous certains signes – les signes impairs, notamment les Béliers – sont plus extravertis que les autres. En 1978, cette opinion fut éprouvée avec succès : les sujets nés sous un signe impair étaient plus extravertis en moyenne que ceux nés sous un signe pair. L’enquête en question portait sur plus de 2 000 participants, une taille d’échantillon fort honorable. Il semble difficile d’expliquer le résultat obtenu par une erreur statistique, même si le hasard est parfois taquin. Cependant, tous les participants de cette investigation étaient des clients du premier auteur de l’article, l’éminent astrologue Jeff Mayo. Cela pourrait bien avoir influencé les réponses des participants au questionnaire de personnalité. Plusieurs tentatives de réplication de l’observation de 1978 ont été par la suite
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ÉCLAIRAGES Cognition
INTERVIEW
STEVEN PINKER PROFESSEUR DE PSYCHOLOGIE À L’UNIVERSITÉ HARVARD
« La rationalité nous rend plus libres » Steven Pinker, votre dernier ouvrage, intitulé Rationalité, décrit à la fois ce qu’est la pensée rationnelle et les raisons pour lesquelles nous en avons plus que jamais besoin aujourd’hui. Qu’est-ce qui vous a donné l’envie d’écrire ce livre ? Tout est parti d’un cours que je donnais à l’université Harvard sur les bases de la rationalité. Partant du point de vue qu’il est indispensable aujourd’hui, pour toute personne éduquée, de maîtriser les outils de la
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© Rose Lincoln Harvard
rationalité, comme la logique, les probabilités, la théorie des jeux, qui décrit les interactions stratégiques de plusieurs protagonistes, la différence entre une corrélation et une causalité (par exemple pour les questions biomédicales ou environnementales). Ces notions ne sont pas intuitives, mais de nos jours elles sont devenues un prérequis pour comprendre le monde qui nous entoure. Quand j’ai commencé à dire autour de moi que je dispensais ce cours à Harvard, et que je comptais en faire un livre, la première quest ion que l’on m’a posée éta it : « Pourquoi l’humanité est-elle en train de perdre la raison ? » En effet : pourquoi ce succès des théories du complot, des croyances dans le paranormal, des fake news, pourquoi le déni sur le réchauffement climatique ? Répondre à cette question était en soi un défi. Mais c’était aussi un questionnement intéressant pour un psychologue que de savoir comment une espèce capable d’atteindre des sommets de rationalité au point de mettre au point un vaccin contre le Covid en moins d’un an, de comprendre le fonctionnement de la molécule d’ADN et la théorie du Big Bang, était en même temps si vulnérable aux idées les plus absurdes et les plus loufoques, et ce à grande échelle, comme celles d’une Terre plate ou d’une destinée déterminée par un signe astral.
À lire
S. Pinker, Rationalité, Les Arènes, 2021.
Vous passez en revue différents biais auxquels notre cerveau est vulnérable et qui nous éloignent souvent d’une approche rationnelle. Peut-on en citer quelques-uns ? Oui, à commencer par le biais de disponibilité. Découvert par Amos Tversky et Daniel Kahneman, il consiste à baser nos estimations des risques sur des exemples qui nous viennent rapidement à l’esprit. Si on vous demande si l’avion est plus sûr que la voiture, vous allez avoir en tête des images de crashs parce que c’est spectaculaire et que cela passe à la télévision, et comme vous avez
ces représentations « disponibles » à l’esprit, vous en déduisez que le risque est plus important que pour la voiture, alors qu’en réalité il est environ cent fois plus faible. De même, si vous devez voter pour un candidat en fonction de son positionnement sur la question du nucléaire (ce qui est un enjeu crucial par rapport au dérèglement climatique), les images de Tchernobyl et de Fukushima sont dans tous les esprits, et votre cerveau se fait une représentation élevée du risque représenté par cette technologie. Alors que d’autres facteurs comme la pollution ou une mauvaise alimentation sont des centaines de fois plus dangereux statistiquement, en termes de mortalité, que les centrales nucléaires – même s’ils ne donnent pas lieu à des scènes mémorables. Autre exemple : lorsqu’il s’agit d’évaluer les risques et les bénéfices d’une politique de santé, il est aussi crucial que peu intuitif de mettre en œuvre une analyse rationnelle des faits. En conséquence, nous sommes sans cesse amenés à faire des erreurs d’appréciation dans ce domaine. Prenez un exemple : imaginez que la prévalence du cancer du sein dans la population féminine soit de 1 %, et que la sensibilité d’un test de dépistage du cancer du sein soit de 90 % (sur 100 femmes malades il en détecte 90), alors que son taux de faux positifs est de 9 % (sur 100 femmes bien portantes il en déclare par erreur 9 malades). Imaginez maintenant qu’une femme obtienne un résultat positif à son test. Quelle est, à votre avis, la probabilité qu’elle soit atteinte de la maladie ? Je dirais qu’elle a 9 chances sur 10 d’être malade ? Et c’est, en effet, ce que concluent la plupart des personnes qui reçoivent un résultat positif. Ce qui va provoquer de l’angoisse, d’autres tests, une incertitude lancinante… Or la vraie réponse n’est pas 90 % de chances d’être malade, mais 9 %. En effet, rappelez-vous que sur
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ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel
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YVES-ALEXANDRE THALMANN
Professeur de psychologie au collège Saint-Michel et collaborateur scientifique à l’université de Fribourg, en Suisse.
ET SI L’ARGENT FAISAIT – FINALEMENT –
LE BONHEUR ?
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’argent ne fait pas le bonheur ! Ce vieux dicton sonne comme un réconfort aux oreilles des personnes démunies et vivant dans la précarité. Malgré leur manque de ressources financières, elles pourraient tout de même s’épanouir et accéder à un bonheur qui n’aurait rien à envier à celui des plus riches. La psychologie positive elle-même s’y est mise pour confirmer ce constat : une fois les besoins de base (nourriture, logement, accès aux soins) satisfaits, un surplus de revenus n’améliore que modestement le degré de satisfaction dans la vie. La morale semble sauve. Si la richesse, en
plus de tous les privilèges qu’elle apporte, permettait d’acheter le bonheur, ce serait vraiment trop injuste. Foi de Ca l i mero ! Seu lement voi là : de récentes données viennent jeter un pavé dans cette mare par trop tranquille. Revenons aux sources, pour commencer. En 1978, le professeur Philip Brickman publie un article qui ne tardera pas à devenir célèbre, et dans lequel il compare des grands gagnants de loterie et des personnes victimes d’accident. En substance, cette étude révèle que les bénéficiaires de gains importants à des loteries nationales ne sont pas plus heureux une fois retombée l’excitation de
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l’événement. Ces nouveaux millionnaires semblent même perdre une partie de leur capacité à apprécier les petits plaisirs de la vie quotidienne, au contraire de personnes atteintes d’une paralysie causée par un accident. Perdre l’usage de vos jambes, d’après ces travaux, semble préférable pour le bonheur que d’acheter un ticket d’Euromillions gagnant. L’étude de Brickman n’est cependant pas exempte de toute critique. Voici la principale : elle se base sur un nombre trop faible de sujets, moins d’une trentaine par groupe, ce qui n’est pas suffisant pour en tirer une conclusion valide et généralisable. Depuis lors, la science a fait
@ Matyo
Certaines études croyaient avoir montré qu’après avoir gagné au loto, on n’est pas forcément plus heureux. Il semblerait qu’elles aient un peu forcé le trait.
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des avancées… Une étude réalisée par Bénédicte Apouey et Andrew Clark révèle, par exemple, que les grands gagnants voient leur niveau de stress diminuer et leurs affects positifs augmenter durant les deux années qui suivent leur gain, ce qui se traduit par un accroissement du bienêtre subjectif. Ce que confirme la thèse de doctorat de la sociologue Anna Hedenus, qui a suivi 400 gagnants suédois en 2011. Il semblerait bien que gagner le jackpot a toutes les chances de vous rendre durablement plus heureux. De quoi envoyer du plomb dans l’aile au mythe des nouveaux millionnaires malheureux, qui seraient davantage à plaindre qu’à envier…
Qu’en est-il de l’effet des revenus gagnés à la sueur de notre front ? La psychologie positive a produit de nombreux travaux s’appuyant sur des statistiques robustes, provenant de populations entières à un échelon régional, voire national, qui confirment que le bonheur augmente avec les revenus, mais pas de manière linéaire : en termes économiques, on dit que son taux marginal diminue, c’est-à-dire qu’il augmente de moins en moins vite à mesure que les revenus s’accroissent (la pente de la courbe du bonheur, tout en restant positive, diminue à mesure que les revenus augmentent). Le bien-être croît bel et bien, mais de moins
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en moins rapidement. Ou encore : l’argent contribue bien au bonheur, mais pas autant que l’on a tendance à le croire. Restait à comprendre par quel mécanisme l’accroissement des revenus influence le bien-être subjectif. PLUS DE PETITS BONHEURS AU JOUR LE JOUR De nouveaux travaux, publiés en 2021, lèvent un coin de voile à ce propos. L’équipe du professeur Jon Jachimowicz a eu l’idée de différencier la fréquence du bonheur de son intensité. En effet, des instants de satisfaction peu intenses, mais plus fréquents,
VIE QUOTIDIENNE
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p. 86 Apprendre aux enfants à faire les bons choix p. 90 L’effet « ouistiti »
Une si douce consolation Par Christophe André, médecin psychiatre. Dernier ouvrage publié : Consolations. Celles que l’on reçoit et celles que l’on donne, L’Iconoclaste, 2022.
Les humains, mais aussi certains animaux, ont la capacité de soulager la peine de leurs semblables. Il est alors capital de savoir trouver les bons mots et d’adopter une attitude appropriée. Ce en quoi les philosophes, mais également les données les plus récentes des neurosciences, peuvent nous aider.
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ue ce soit l’enfant qui a cassé son jouet, l’ami que sa fiancée vient de quitter, le proche dont un parent est en train de mourir d’une maladie incurable… Nous avons tous vécu des moments où la douleur d’un autre nous touche et où nous sentons que nous avons le pouvoir de faire quelque chose. Mais que faire quand le jouet est cassé, la fiancée partie, la maladie incurable ? D’abord, il faut s’entendre sur les mots et baliser un terrain qui reste à la frontière de la
EN BREF £ Consoler autrui suppose de pouvoir lui apporter quatre éléments essentiels : affection, attention, action (remise en mouvement) et acceptation progressive de sa situation. £ En ce sens, il ne s’agit pas de trouver des solutions, mais d’aider à supporter ce qui est difficile. £ La recherche d’un sens à ce qui nous arrive est alors une des ressources les plus précieuses pour faire face aux grandes difficultés.
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science et de l’intuition. Consoler, c’est soulager une peine quand on ne peut pas changer le réel. Une consolation n’est pas une recherche de solution, mais se propose quand celle-ci a échoué. La consolation sous-entend une relative impuissance à changer les causes de la détresse, et c’est sans doute pourquoi elle a longtemps été associée au monde de l’enfance (l’enfant est vulnérable parce qu’il est supposé ne pas encore disposer de la force morale ou physique de l’adulte) et à celui de la féminité (les femmes sont traditionnellement associées au monde de la consolation). Or le besoin de consolation n’est bien sûr pas réservé aux âges extrêmes et vulnérables de la vie (l’enfance et le grand âge) ni les capacités consolatrices aux seules femmes. Le philosophe André Comte-Sponville définit la consolation comme « toujours nécessaire et toujours insuffisante. » Insuffisante : elle ne ressuscite pas les morts ni ne guérit les maladies ;
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VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux
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JEAN-PHILIPPE LACHAUX
Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre de recherche en neurosciences de Lyon.
Apprendre aux enfants à faire les bons choix Bien choisir suppose de savoir se projeter dans différents états émotionnels et mentaux en fonction des options sélectionnées. Une zone essentielle de votre cerveau s’y emploie, mais elle doit subir un long processus de formation au cours de l’enfance.
ue choisir ? Aller au cinéma ou réviser ? Le cinéma est tentant, mais les examens approchent… Un élève ou un étudiant est souvent à la croisée des chemins : écouter ou bavarder, se coucher ou regarder encore une vidéo ? Chaque option mène vers un futur différent, comme si, à chaque instant, il se trouvait au centre d’une carte représentant l’ensemble des options qui lui sont offertes, et ce vers quoi elles le mènent. Au-delà d’une simple impression, notre cerveau semble bel et bien cartographier « l’espace des possibles », comme une carte routière qui indiquerait tout ce qu’il est intéressant de faire autour de
notre position. C’est l’hypothèse actuelle qui prédomine concernant la fonction du cortex orbitofrontal, cette partie du lobe frontal qui se situe juste au-dessus des yeux (et, donc, des orbites). Le COF – appelons-le ainsi – serait donc le siège d’une carte cognitive : une carte des différents « états » dans lesquels nous pouvons nous trouver, que ceux-ci soient concrets ou abstraits : être au cinéma devant le dernier James Bond, avoir bien révisé et être prêt pour l’examen de demain, être en train de manger un gâteau au chocolat ou d’écouter de la musique avec un ami. Mais qui dit « carte » dit « chemin », et cette carte
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contient également des relations entre ces états – ce qu’il faut faire pour passer d’un état à un autre – ; ce qui permet d’assigner une valeur, stockée dans le COF, aux différentes actions que nous pouvons réaliser à partir de notre état présent, en fonction de l’autre état vers lequel elles nous mènent, comme sur une carte routière. UN SYSTÈME D’ATTRIBUTION DE VALEURS Le COF permet donc de s’orienter et de décider vers quelle destination se diriger, en précisant les actions à enclencher pour cela. Mais quelle différence y
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a-t-il alors entre ce système et le circuit de la récompense, ce fameux réseau responsable des addictions et des répulsions, qui encourage l’élève à refermer son livre de maths pour aller sur Facebook ? Elle concerne principalement la manière dont chaque état est évalué : alors que le circuit de la récompense s’appuie sur les ressentis passés de plaisir et de déplaisir, la valeur que donne le COF aux états peut s’adapter au contexte et être déduite d’un raisonnement ; cette zone est capable d’attribuer une valeur flexible aux états que l’individu va occuper en fonction des circonstances et de conséquences à long terme qui ne sont
anticipées qu’intellectuellement. Par exemple, dans le cadre d’un jeu de damier où certains coups seraient perdants, le COF donnerait une valeur négative à ceux-ci pour vous dissuader de les jouer, bien que ces actions ne soient néfastes que dans le cadre restreint de ce jeu – dont vous venez même peut-être seulement d’apprendre les règles – et que vous n’ayez jamais ressenti de déplaisir particulier, physique, à jouer ces coups-là. Le circuit de la récompense en serait totalement incapable. Cela ne signifie en rien que le COF soit incapable d’intégrer à sa carte nos préférences intrinsèques (le fait
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d’adorer le chocolat) ; seulement, il semble en mesure d’arbitrer entre plusieurs valeurs possibles. Il n’y a pas si longtemps, j’ai observé un père de famille qui attendait son enfant dans sa voiture à la sortie de l’école, le moteur allumé pour continuer à faire fonctionner sa climatisation. Son COF devait arbitrer entre deux valeurs associées à l’arrêt du moteur : une valeur négative associée au fait d’avoir trop chaud, et une valeur positive liée au fait de ne pas enfumer tous les enfants dans la cour. Il doit donc exister un système de poids donné à chacune des valeurs dans un calcul attribuant une note finale à l’arrêt
VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement
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SYLVIE CHOKRON
Directrice de Recherches au CNRS (INCC UMR 8002), Responsable de l’Institut de Neuropsychologie, Neurovision et NeuroCognition à l’Hôpital Fondation Adolphe de Rothschild à Paris.
L’effet
« ouistiti »
Quand vous dites « ouistiti », votre visage imite la forme d’un sourire… et votre cerveau croit qu’il est plus heureux ! On peut même chasser les dépressions en relâchant les muscles de l’expression soucieuse (entre les sourcils) avec du Botox…
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ous ne vous en rendez peut-être pas compte, mais pendant que vous lisez cet article votre visage émet un certain nombre d’expressions : sourire, froncement de sourcils, yeux écarquillés. Celles-ci ref lètent bien entendu vos états mentaux, mais savez-vous qu’elles peuvent également les influencer ? William James, père de la psychologie moderne, proposait dès 1890 que si l’on ne pouvait exprimer une passion, elle mourait. Tout comme Charles Darwin, il se posait donc en précurseur de l’hypothèse du « feedback facial », qui postule l’existence d’une interaction mutuelle entre nos émotions et l’activité des muscles de la face. En clair, si nos émotions se traduisent en expressions du visage, véhiculées par les muscles de ce dernier, en retour, la contraction de ces muscles, en recréant des mimiques précises, pourrait également nous amener à ressentir les émotions qui leur sont associées…
EN BREF £ Des chercheurs ont montré que le simple fait de contracter les muscles du sourire engendre des émotions positives. £ Les mots contenant beaucoup de « i » sollicitent ces muscles et nous font nous sentir mieux. £ Parfois, nous sommes soucieux parce que notre visage est contracté au niveau des muscles faciaux exprimant la préoccupation. L’injection de toxine botulique, en les détendant, chasse alors les pensées sombres…
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Ainsi, contracter nos muscles de manière à sourire pourrait nous rendre joyeux, et froncer les sourcils serait à même de susciter en nous la préoccupation ou la mauvaise humeur. Cette hypothèse a en quelque sorte posé les bases des études qui sont actuellement conduites dans le domaine de la « cognition incarnée » : ce terme indique clairement que nos processus cognitifs seraient intimement liés à l’interaction entre notre cerveau, notre corps et l’environnement. L’ÉMOTION, C’EST DU MUSCLE ! Plusieurs recherches récentes, telle celle de Fritz Strack, de l’université de Mannheim, en Allemagne, ont confirmé les idées de Darwin et de William James en montrant que la contraction volontaire de certains muscles du visage conduit effectivement à ressentir certaines émotions. Ce chercheur et ses collègues ont ainsi demandé à des participants d’évaluer le comique d’une
© Charlotte Martin/www.c-est-a-dire.fr
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LIVRES Neurosciences et littérature
SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.
Flatland Ces dimensions qui nous échappent
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Si vous viviez dans un monde plat, pourriez-vous imaginer l’existence de la verticalité ? Probablement pas, ce qu’illustre le roman « Flatland », dans une préfiguration géniale du concept d’hypocognition. Ou ignorance de notre propre ignorance…
ans une conférence de presse restée célèbre, Donald Rumsfeld, alors secrétaire à la Défense des États-Unis, avait déclaré : « Il y a le connu connu, c’est-à-dire les choses que nous savons que nous savons ; nous savons aussi qu’il y a l’inconnu connu, c’est-à-dire les choses que nous savons que nous ne savons pas ; mais il y a aussi l’inconnu inconnu – les choses que nous ne savons pas que nous ne savons pas. » Le dernier type d’inconnu étant, en matière de relations internationales, de loin le plus dangereux. Il est certes parfois bien pratique pour un politicien de pointer du doigt l’étendue de l’ignorance humaine, mais la remarque n’en restait pas moins vertigineuse. En effet, ne sommes-nous pas tous affligés de cette ignorance de notre propre ignorance ? Comment découvrir ce que nous ne savons pas, quand nous n’avons même pas conscience qu’il y
EN BREF £ Dans le monde plat de Flatland, les habitants sont des figures géométriques incapables de se représenter une troisième dimension. £ Ce récit est une métaphore de l’« hypocognition », un phénomène d’ignorance de tout ce qui ne nous est pas familier. £ Le sexisme, par exemple, découlerait au moins en partie d’une incapacité des hommes à imaginer en quoi le quotidien des femmes peut être différent du leur.
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a quelque chose à découvrir ? Et qu’est-ce que cela implique pour notre comportement et nos interactions sociales ? Depuis quelques années, la psychologie s’est intéressée à cet angle mort de notre esprit, ce vide mental de la cognition. Mais pour mieux comprendre cet état si particulier, le meilleur moyen est encore de se plonger dans un grand classique de l’imaginaire, Flatland, d’Edwin Abbott Abbott, publié en 1884. LE PLAT PAYS QUI EST LE MIEN Ce roman semblable à nul autre met en scène des… formes géométriques évoluant dans un espace restreint à deux dimensions. Le « héros » est un carré, qui nous explique, à nous autres, créatures de l’espace à trois dimensions, ce que c’est que vivre dans un monde « plat ». Il connaît ensuite des expériences bien étranges, d’abord
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À retrouver dans ce numéro
p. 24
TRUFFE PLANANTE
Le champignon psilocybe, qui pousse dans nos sous-bois, forme des filaments souterrains pourvus de tubercules appelées « truffes » : celles-ci contiennent de la psilocybine, une substance qui emmène le mangeur dans des voyages psychédéliques sans limites. p. 66
TRAGÉDIE
La tragédie des biens communs est une situation dans laquelle une communauté a intérêt à économiser une ressource, mais où chaque individu, ayant peur que les autres prennent plus que leur part, agit de même par anticipation. Un engrenage qui mine les efforts pour réduire l’exploitation des ressources de la planète. p. 78
p. 16
PROTOSOI
Le protosoi est le substrat élémentaire sur lequel s’édifie la conscience, selon le neurologue António Damásio. Ses fluctuations neuronales donnent naissance à la conscience-noyau, qui fait éprouver des émotions internes comme la faim, la soif, le plaisir et la douleur, et d’autres tournées vers l’extérieur, comme la colère ou l’amour. L’étage supérieur est celui de la conscience étendue, qui inclut le langage et la mémoire autobiographique…
LE SENS CONSOLATEUR
« L’attribution d’un sens possible à une adversité ou une souffrance fait baisser l’intensité des émotions douloureuses qui lui sont liées. » Christophe André, psychiatre
p. 12
37 %
d’opinions positives en plus sur la vaccination chez des antivax ayant interagi avec un robot conversationnel qui apporte des arguments pédagogiques sur les vaccins.
p. 62
p. 32
HYSTÉRIQUE
L’hystérie existe toujours et représente une part non négligeable des cas admis en service de neurologie. Mais elle a changé de nom : on parle de « troubles neurologiques fonctionnels ». Autrement dit, des formes de paralysie, de coma, de mutisme ou de cécité qui ne reposent sur aucune lésion organique décelable…
PLACEBO ASTROLOGIQUE
Les personnes qui croient que leur signe astrologique reflète leur caractère se décrivent en ces termes dans des études scientifiques, donnant l’illusion que l’astrologie a un pouvoir prédictif.
p. 74
HABITUATION
L’habituation hédonique est l’émoussement progressif du plaisir par la répétition. Il est plus prononcé pour les occupations passives (regarder la télévision) qu’actives (hobby, musique…).
Imprimé en France – Maury imprimeur S. A. Malesherbes– Dépôt légal : Janvier 2022 – N° d’édition : M0760139-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution : MLP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 258 899 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot