Cerveau & Psycho
Cerveau & Psycho
Mars 2022
N°141
N° 141 Mars 2022
L 13252 - 141 S - F: 6,90 € - RD
POURQUOI NE PEUT-ON S’EMPÊCHER DE PARLER POLITIQUE À TABLE ?
Test
ÊTES-VOUS HYPERSENSIBLE ?
ÉVALUEZ VOTRE HYPERSENSIBILITÉ
ÊTES-VOUS HYPERSENSIBLE ?
Ce que disent les neurosciences sur un concept controversé
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Ce que disent les neurosciences sur un concept controversé
PERSONNALITÉS BORDERLINES LE RÔLE INSOUPÇONNÉ DES TRAUMAS D’ENFANCE
ÉCOLE
COMMENT LES MATHS RENFORCENT LES NEURONES PROCRASTINATION ET SI C’ÉTAIT LA FAUTE DE VOTRE CERVEAU ? DOM : 8,50 € – BEL./LUX. : 8,50 € – CH : 11,90 FS – CAN. : 12,99 CA$ – TOM : 1 200 XPF
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SOMMAIRE N° 141 MARS 2022
p. 10
p. 12
p. 16
p. 26
p. 35-62
Dossier p. 6-32
p. 35
DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS Quel est votre degré de sagesse ? Quand le sexe change le cerveau Migraine : l’homme guéri par les légumes Contre l’inflammation : l’altruisme ! Pourquoi les méchants ont une sale tête
p. 16 PSYCHOLOGIE
Personnalité borderline : la faute au trauma ?
Chez de nombreuses personnes atteintes de trouble borderline, un trauma ancien semble avoir tout déclenché… Diana Kwon
Bientôt du sport en pilule ?
Une molécule contenue dans le sang de sportifs pourrait protéger le cerveau du vieillissement cognitif… Emily Willingham
p. 36 PSYCHOLOGIE
VOUS AVEZ DIT SENSIBLE ? Sens affûtés, émotions amplifiées : qui sont les hypersensibles ? Nathalie Clobert
p. 26 NEUROSCIENCES p. 12 FOCUS
ÊTES-VOUS HYPERSENSIBLE ?
GHB Au-delà de la drogue du violeur…
Cette molécule hélas utilisée à des fins criminelles a aussi des effets bénéfiques dans le traitement de la narcolepsie, de l’addiction, de la fibromyalgie… Bernard Calvino
p. 41 TEST
ÉVALUEZ VOTRE SENSIBILITÉ p. 46 NEUROSCIENCES
LE CERVEAU HYPERSENSIBLE
L’hypersensibilité se voit dans nos neurones… Nicolas Gauvrit et Clarisse Carrié
p. 52 INTERVIEW
« LA SENSIBILITÉ EST EN HAUSSE DEPUIS TROIS SIÈCLES » Georges Vigarello
p. 56 PSYCHOLOGIE
COMMENT GÉRER SON HYPERSENSIBILITÉ Le point sur les méthodes qui ont fait leurs preuves.
Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, broché en cahier intérieur, sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. En couverture : © Sylvie Serprix
Nathalie Clobert
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5
p. 64
p. 70
p. 78
p. 84
p. 94
p. 74
p. 88
p. 64-76
p. 78-83
ÉCLAIRAGES
VIE QUOTIDIENNE LIVRES
p. 64 PSYCHOLOGIE
p. 78 PSYCHOLOGIE
Torture : immorale… et inefficace
La torture perturbe tellement le cerveau que ses résultats sont inexploitables. Hugues Delmas
p. 70 L’ENVERS
DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL
YVES-ALEXANDRE THALMANN
Gare aux recettes miracles…
Le plus étonnant n’est pas qu’on en voie partout, mais qu’il se trouve encore des personnes pour y croire ! p. 74 RAISON ET DÉRAISON NICOLAS GAUVRIT
p. 92
p. 92-97
Dans le cerveau des procrastinateurs
Si on remet souvent les choses à demain, c’est parce que notre cerveau a des problèmes de régulation émotionnelle… Rita Viola
p. 84 L’ÉCOLE DES CERVEAUX JEAN-PHILIPPE LACHAUX
Pourquoi les maths font du bien aux neurones
L’éducation mathématique favoriserait la maturation de zones cérébrales critiques pour les « fonctions exécutives ». p. 88 LES CLÉS DU COMPORTEMENT SYLVIE CHOKRON
Zemmour, champion Oups ! J’ai encore du sophisme naturaliste parlé de politique… L’homme a le droit d’agresser, puisque c’est un prédateur naturel ! Affectionné par Éric Zemmour, cet argumentaire porte un nom : « sophisme naturaliste ».
Vous aviez décidé de ne pas parler de politique à table – et vous avez craqué ! La faute à un effet pervers : la « loi de l’effort inverse »…
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p. 92 SÉLECTION DE LIVRES Le Hasard et le Possible Les Émotions du dérèglement climatique L’Incroyable Histoire des animaux La Dyslexie : de l’enfant à l’adulte Je décide de vieillir bien Les Vacances de Momo Sapiens p. 94 NEUROSCIENCE ET LITTÉRATURE SEBASTIAN DIEGUEZ
Le Rire jaune : une épidémie à se rouler par terre
Dans Le Rire jaune, Pierre Mac Orlan décrit une épidémie de rire qui décime les trois quarts de l’humanité : jusqu’où le rire est-il contagieux ?
DÉCOUVERTES
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p. 12 Focus p. 16 Personnalité borderline, la faute au trauma ? p. 26 GHB, au-delà de la drogue du violeur
Actualités Par la rédaction PSYCHOLOGIE
Quel est votre degré de sagesse ? Des chercheurs viennent de créer un test composé de seulement sept questions pour évaluer votre sagesse ; il facilitera le développement de bonnes pratiques pour vivre plus équilibré et... plus heureux ! M. L. Thomas et al., International Psychogeriatrics, 2021.
vec l’âge, devenonsnous tous de grands sages ? Pour déterminer si vous faites preuve de sagesse, rien de plus simple aujourd’hui : l’équipe de Dilip Jeste, de l’université de Californie à San Diego, aux États-Unis, vient de réduire son échelle de la sagesse mise au point il y a quelques années pour les scientifiques, médecins et psychologues (et comportant vingthuit affirmations réparties en six items) à seulement sept petites questions. De sorte que tout le monde peut se tester afin de savoir comment devenir plus sage… En effet, la sagesse n’est plus seulement un concept philosophique et religieux, traduisant la modération et la prudence dans la conduite, les actes et les pensées ; depuis les années 1970, les recherches en psychologie sur le sujet se développent, et le nombre de publications scientifiques a explosé ces dix dernières années. Ainsi, on définit la sagesse comme un trait de personnalité composé de six caractéristiques : l’esprit de décision – la
© Anastasios71/Shutterstock
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RETROUVEZ NOUS SUR
sont réservés aux professionnels de la santé mentale dûment formés à leur utilisation. Ils ont donc décidé d’en créer un nouveau, plus simple ; pour ce faire, ils ont évalué les différentes affirmations du test initial en les soumettant à plus de 2 000 volontaires d’une cohorte américaine, âgés de 20 à 82 ans (de 46 ans de moyenne avec 55 % de femmes), et ont sélectionné les sept qui apportent des résultats fiables et similaires au test complet et correspondent bien aux traits de caractère des participants. Chaque sujet notait l’item avec une échelle allant de 1, pour « pas du tout d’accord », à 5, pour « totalement d’accord ». Voici donc les affirmations qui forment ce nouveau test, le SD-WISE-7 : « Je reste calme sous la pression » ; « J’évite l’autoréflexion » ; « J’aime être exposé à divers points de vue » ; « J’ai tendance à repousser les décisions importantes aussi longtemps que possible » ; « Je ne sais souvent pas quoi dire aux gens quand ils viennent me demander conseil » ; « Ma croyance
spirituelle me donne une force intérieure » ; « J’évite les situations où je sais que mon aide sera nécessaire ». Ainsi, ces sept items suffisent à évaluer la sagesse d’un individu, en quelques minutes – un outil essentiel, selon les chercheurs, pour fournir aux gens les bonnes pratiques et interventions psychologiques qui les aideront à vivre plus heureux. En effet, avec cette nouvelle étude, Jeste et ses collègues ont confirmé que plus ce trait de personnalité est développé, meilleurs sont la satisfaction de vie et le bien-être des participants. Ce qui n’est pas nouveau ! Depuis que les psychologues s’intéressent à la sagesse, ils savent qu’elle est positivement liée à la résilience, au bonheur et au bien-être mental, et négativement à la solitude, à la dépression et à l’anxiété… Alors, pour mieux vieillir, vivons sages ! Et désormais, on peut plus facilement évaluer son degré de sagesse – afin de l’améliorer. £ Bénédicte Salthun-Lassalle
Pa sd u t M oy out d’ en ac n D’ ac em cor en d c td Pl ord ut ’a cc ô or To t d’ d ta acc le o N me rd om n br t d ’a e de cc po ord in ts
capacité de prendre des décisions en temps opportun – ; la régulation des émotions – la capacité de réguler les émotions négatives qui interfèrent avec la prise de décision – ; l’autoréflexion – le désir et la capacité de se comprendre et de comprendre ses actions – ; les comportements prosociaux – la capacité de faire preuve d’empathie, de compassion, d’altruisme et d’un sens du collectif – ; l’acceptation de perspectives distinctes – la capacité à prendre en compte d’autres systèmes de valeurs que les siens, pour les apprendre et les comprendre – ; le conseil social – la capacité de donner de bons conseils aux autres – ; et la spiritualité – qui définit tout ce qui est indépendant de l’existence matérielle. Les chercheurs ont d’abord développé une première échelle de mesure de la sagesse, la San Diego Wisdom Scale (SD-WISE-28), comportant vingt-huit affirmations réparties dans ces six caractéristiques de la sagesse. Mais ce test et son analyse
L’ É C H E L L E D E L A S A G E S S E
Répondez à chaque affirmation de l’échelle de la sagesse en choisissant une note de 1 à 5 selon que vous êtes « pas du tout d’accord » à « totalement d’accord ». 1/ Je reste calme sous la pression
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2/ J’évite l’autoréflexion
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3/ J’aime être exposé(e) à divers points de vue
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4/ J’ai tendance à repousser les décisions importantes aussi longtemps que possible
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5/ Je ne sais souvent pas quoi dire aux gens quand ils viennent me demander conseil
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6/ Ma croyance spirituelle me donne une force intérieure
1
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7/ J’évite les situations où je sais que mon aide sera nécessaire
5
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L’échelle s’étend de 7 à 35 points (avec une moyenne à 21) : plus votre score est élevé, plus vous faites preuve de sagesse !
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Personnalité borderline
La faute au trauma ? Par Diana Kwon, journaliste scientifique à Berlin.
Le trouble de la personnalité borderline est l’une des maladies psychiatriques les plus stigmatisées. Mais est-il toujours lié à un trauma – quelles que soient sa nature et sa gravité ? La question se doit d’être posée afin d’améliorer la prise en charge des patients.
© Kelly Romanaldi
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DÉCOUVERTES Psychologie
I
l y a deux ans, après un burn-out – une forme d’épuisement professionnel – qui l’a amenée à l’hôpital pour cause de grave dépression, Ann a commencé à faire des rêves troublants, voire des cauchemars ; les visions qu’elle avait alors de son père correspondaient à des flashbacks pénibles de son enfance, émaillés de scènes de violence physique et psychologique. Mère célibataire de trois filles, Ann a grandi dans une ville de l’est de l’Allemagne, à une heure de route de Berlin. Elle a passé son enfance entourée d’alcooliques, dont son père et son grand-père. En rentrant de l’école, elle trouvait souvent sa maison complètement vide, et n’avait aucun réconfort lorsque ses parents arrivaient enfin, en général tard. Bien au contraire : sa mère et son père étaient tous deux violents, physiquement et émotionnellement. À l’adolescence, Ann a aussi été violée plusieurs fois… Elle a également perdu l’une de ses meilleures amies qui, enceinte, a été assassinée par son propre père… UNE ENFANCE TRAUMATISANTE De ces expériences horribles, Ann ne retient que ce qui lui fait encore le plus de mal aujourd’hui : le peu de considération que ses parents semblent avoir pour elle. Lorsqu’elle a annoncé à sa mère qu’elle avait été violée la première fois, celle-ci lui a simplement répondu qu’elle était responsable de cette agression… Et, plus tard, quand Ann a été renversée par une voiture alors qu’elle se rendait à son travail à vélo, son père lui a hurlé sans ménagement : « Lève-toi, tout va bien ! » Et lui a dit d’aller au bureau. Mais quand un collègue s’est précipité vers elle, choqué, demandant pourquoi sa tête était couverte de sang, elle a alors réalisé à quel point l’accident avait été grave. « La chose la plus difficile, pour moi, me dit Ann – alors que sa voix se met à trembler et que les larmes emplissent ses yeux –, c’est d’avoir des parents qui ne me considèrent pas comme une personne. » Dans ses souvenirs, Ann se rappelle avoir été une enfant colérique et agressive qui avait du mal à contrôler ses émotions et à bien communiquer avec autrui. Adolescente, elle a fait deux tentatives de suicide. Adulte, elle a aussi eu des comportements à risque, comme conduire beaucoup trop vite, et a souvent ressenti le besoin de se faire du mal… Ce qu’elle assouvissait en se grattant la peau. Au point de se réveiller certains matins avec les bras en sang. Aujourd’hui âgée de 40 ans, la régulation et le contrôle de ses émotions restent ses plus gros soucis : quand des difficultés surviennent, elle se sent rapidement dépassée. « J’ai besoin de parler à quelqu’un immédiatement, dit-elle. Sinon, j’ai peur de faire quelque chose de grave… » J’ai rencontré Ann à l’Institut central de santé mentale (également appelé Institut ZI, selon l’acronyme de son nom en allemand), qui s’étend sur plusieurs pâtés de maisons
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GHB
Au-delà de la drogue du violeur… Par Bernard Calvino, professeur d’université honoraire en neurophysiologie et ancien membre du conseil scientifique de l’institut UPSA de la douleur.
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DÉCOUVERTES Neurosciences
Le GHB est aujourd’hui connu sous le nom de drogue du violeur… Et pourtant, il a été initialement créé pour ses effets intéressants sur le cerveau. Et de fait, il constitue une aide précieuse dans le traitement de la narcolepsie, de l’addiction, de la fibromyalgie, voire de certaines maladies neurodégénératives…
EN BREF
£ Le GHB est un dérivé du GABA, un neurotransmetteur inhibiteur du système nerveux central qui « éteint » les neurones.
© Denis Stankovic/Shutterstock
£ Il a été synthétisé dans les années 1960 et rapidement utilisé en anesthésie, car il facilite le sommeil. Mais ensuite, il est devenu une drogue récréative, dont certaines personnes malintentionnées abusent parfois… £ Aujourd’hui, on sait que le GHB agit via deux types de récepteurs cérébraux et a des effets bénéfiques pour diverses pathologies : narcolepsie, syndrome de sevrage alcoolique, fibromyalgie – entre autres.
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e GHB, ou acide gammahydroxybutyrique, est une molécule qui a récemment acquis une sinistre réputation en faisant la « une » des médias en tant que « drogue du violeur ». Dans les bars, boîtes de nuit ou rave parties, des individus malintentionnés l’utilisent pour « faciliter » un viol en le versant dans le verre de la future victime, à son insu : cette dernière perd alors le contrôle d’elle-même, comme anesthésiée, dépossédée de toute capacité de résistance. UN SOMBRE TRAFIC Or il est difficile d’identifier a posteriori l’intoxication, car la victime ne garde en général aucun souvenir de ce qu’il lui est arrivé et, dans la mesure où cette molécule est rapidement métabolisée par le foie et éliminée par l’organisme, elle n’est pas détectable par les tests toxicologiques de routine. Résultat : seul le souvenir – éventuel ! – de l’événement permet d’établir – difficilement ! – un diagnostic…
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Dossier 35
SOMMAIRE
p. 36 Vous avez dit sensible ? p. 41 Test Évaluez votre sensibilité p. 46 Le cerveau hypersensible p. 52 Interview La sensibilité est en hausse depuis trois siècles
ÊTES-VOUS HYPERSENSIBLE ? Voilà enfin un des sujets les plus
brûlants de la psychologie actuelle passé au crible des neurosciences. Alors, l’hypersensibilité est-elle un concept sérieux ? Ou simplement un pseudodiagnostic pioché dans quelque magazine fumeux et que l’on utilise pour se donner un style auprès de ses amis et collègues ? Vous vous doutez bien que si Cerveau & Psycho y consacre un dossier, c’est parce qu’il y a de la science derrière ! Vous trouverez ici des outils de mesure, des tests (auxquels vous pourrez vous essayer en version abrégée, ou mieux : vous orienter vers notre site pour participer à une étude de l’université de Lille) ainsi que de solides études génétiques et de rigoureuses analyses neuroscientifiques. Alors, si vos émotions s’emballent à la moindre occasion, si un son strident vous fait sursauter ou si une remarque d’un collègue vous met dans tous vos états, ne craignez rien. Ce dossier en main, vous pourrez rétorquer, tel Baudelaire : « Ne méprisez la sensibilité de personne. La sensibilité de chacun, c’est son génie. » Sébastien Bohler
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Dossier
VOUS AVEZ DIT SENSIBLE ?
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Émotions à fleur de peau, forte sensibilité aux sons et aux images, réactions épidermiques aux remarques taquines : si vous étiez hypersensible ? Des méthodes de mesure permettent d’en savoir plus et de faire le point sur ce trait de personnalité souvent incompris. Par Nathalie Clobert
EN BREF £ L’hypersensibilité, selon les chercheurs travaillant sur ce sujet, serait un trait de caractère mesurable par des tests validés. £ Elle représenterait la frange haute d’un trait dimensionnel, la sensibilité, qui varie de façon continue à travers la population, du moins sensible au plus sensible. £ On estime qu’environ 20 % de la population peut être qualifiée de hautement sensible, ou hypersensible.
© Rocket Juliet/Shutterstock
£ Cette caractéristique est parfois difficile à vivre, mais elle offre aussi des avantages certains, notamment pour détecter les signaux subtils au sein des relations sociales.
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ue ce soit en entendant un reportage sur ce sujet, en lisant un article dans le journal ou en voyant une émission consacrée à cette question, peut-être vous êtesvous un jour demandé si vous étiez hypersensible. On utilise tellement ce mot, en ce moment… Et à bien y réfléchir, il est vrai que vous vous êtes parfois reconnu une tendance à avoir des émotions intenses, une sensibilité à fleur de peau. Certains détails, qui laissent d’autres personnes indifférentes, vous touchent tout particulièrement… Le nombre de fois que vous avez versé une larme à la fin d’un happy end au cinéma ! Parfois, votre sensibilité vous joue des tours, comme lorsqu’une petite remarque en public vous trouble et provoque une cascade d’émotions que vous avez toutes les peines à endiguer et qui vous emporte sur des montagnes russes. Ce qui vous a valu plus d’une fois des remarques moqueuses de la part de votre entourage qui vous décrit comme sensible, douillet(te), susceptible… fragile ! Et cette sensibilité ne se cantonne pas aux émotions : même les sons trop violents ou les lumières trop crues vous sont désagréables, vous font sursauter. Tout cela fait-il de vous un(e) hypersensible ? QU’EST-CE QUE L’HYPERSENSIBILITÉ ? Aujourd’hui, l’hypersensibilité est devenue un vrai sujet de société, et un objet de préoccupation pour de nombreuses personnes. Au cœur du débat, l’opposition entre ceux qui soutiennent qu’il s’agit bel et bien d’un trait de caractère, et les
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DOSSIER ÊTES-VOUS HYPERSENSIBLE ?
LE CERVEAU HYPERSENSIBLE
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La sensibilité n’est pas une construction de l’esprit. Elle repose sur des bases cérébrales, et en partie génétiques. Ce que viennent établir un nombre croissant d’études. Par Nicolas Gauvrit, chercheur en sciences cognitives à l’École pratique des hautes études de Paris, et Clarisse Carrié, étudiante en sciences cognitives à l’université de Lille.
EN BREF
£ L’hypersensibilité serait en partie héritée génétiquement. Elle apparaît comme un trait biologique bien établi. £ Le cerveau des personnes à haute sensibilité présente aussi des particularités, comme une plus forte activation de certaines zones tels l’insula, le cortex préfrontal dorsolatéral ou l’aire tegmentale ventrale. £ La vitesse à laquelle certains stimuli discrets parviennent à la conscience est aussi augmentée chez les personnes hypersensibles…
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ace à l’engouement récent pour le concept d’hypersensibilité, on peut parfois se demander s’il n’y a pas là parfois une forme d’autopersuasion. Au point que certains, croyant se reconnaître dans le portrait que l’on fait de personnes à fleur de peau, se déclareraient hypersensibles et se présenteraient ainsi, que ce soit en société ou face à des médecins qui leur poseraient la question. En somme, l’hypersensibilité serait une question de ressenti, et non une donnée objective. Sauf que… les humains ne sont pas les seuls à présenter divers seuils de sensibilité. Les animaux aussi sont plus ou moins sensibles. Il existe même des tests de sensibilité validés pour les chevaux ou pour les chiens. Et on ne peut pas les suspecter de vouloir rentrer dans un rôle social dicté par une mode du moment. En conséquence, il doit bien y avoir quelque chose de biologique dans cette affaire. De quoi inciter à chercher en quoi la génétique, le fonctionnement du cerveau ou les comportements observables distinguent les personnes ayant une plus grande sensibilité. LA GÉNÉTIQUE DE LA SENSIBILITÉ De fait, aujourd’hui, les recherches sur la personnalité plaident pour l’existence d’une influence génétique. En 2015, Tena Vukasović et Denis Bratko, tous deux chercheurs à l’université de Zagreb, ont publié une synthèse de 62 études portant au total sur plus de 100 000 participants. Il en ressort que, de façon générale, la personnalité d’un individu est en partie héritée génétiquement. Selon les méthodes utilisées pour estimer
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la part due à la génétique, on trouve une héritabilité moyenne variant de 22 à 47 % – les plus grandes valeurs étant atteintes dans les études sur les jumeaux. Toujours moins de 50 % donc, mais jamais négligeable. Aucune des 62 études incluses dans la synthèse de Vukasović et Bratko n’utilise de mesure de la sensibilité. Cependant, Elham Assary et quatre de ses collègues de l’université de Londres ont abordé cette question en 2021, faisant le pont entre la sensibilité et les autres traits de personnalité. En analysant la sensibilité de 2 868 jumeaux, ils montrent que les jumeaux monozygotes, qui partagent 100 % de leurs gènes, se ressemblent plus, du point de vue du caractère, que les jumeaux dizygotes, qui partagent environ 50 % de leurs gènes. Cette différence de niveau de proximité entre frères ou sœurs permettrait d’estimer l’héritabilité de la sensibilité à 47 %, ce qui signifie que 47 % des variations de sensibilité d’une personne à l’autre s’expliquent par les gènes. Une valeur classique dans les recherches sur la personnalité utilisant la méthode des jumeaux. Ce type d’enquêtes ne nécessite pas d’étudier directement les variations génétiques des participants, mais est aussi, de ce fait, limité. Elles permettent d’estimer l’importance des facteurs génétiques par rapport aux autres déterminants, mais ne disent rien sur les gènes spécifiquement impliqués dans la sensibilité. Le plus souvent, c’est l’étude des variations de quelques gènes définis à l’avance qui permet de lier plus précisément la sensibilité à ces antécédents génétiques. LA SÉROTONINE, NEUROMÉDIATEUR CLÉ ? De tels travaux existent, mais les résultats sont variables d’une étude à l’autre. Un gène codant pour le transporteur de la sérotonine a été associé, dans plusieurs études, à certains traits, et
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INTERVIEW
GEORGES VIGARELLO
HISTORIEN, SPÉCIALISTE DE L’HISTOIRE DE L’HYGIÈNE, DE LA SANTÉ ET DES REPRÉSENTATIONS DU CORPS, DIRECTEUR D’ÉTUDES À L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES
LA SENSIBILITÉ EST EN HAUSSE DEPUIS TROIS SIÈCLES Georges Vigarello, l’hypersensibilité est devenue aujourd’hui un phénomène de société. Ce n’était pas du tout le cas il y a encore un demi-siècle, voire il y a encore dix ou vingt ans. Comment expliquez-vous cette montée en puissance ? J’y vois le résultat d’un mouvement historique entamé il y a environ deux cent cinquante ans. Au siècle des Lumières, et plus particulièrement dans la seconde moitié du
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siècle, se produit un phénomène à mon avis sous-estimé : les individus commencent à s’intéresser aux notions d’affirmation de soi, d’autonomie, de sensibilité et de liberté ; tout cela aboutit à la situation du citoyen responsable de lui-même et vis-à-vis des autres. Et ce nouveau statut de l’individu a des répercussions sur sa sensibilité : on commence à se poser davantage de questions sur les raisons pour lesquelles notre perception intérieure varie, pourquoi nous avons aussi des représentations imaginaires sur notre propre perception intérieure. Dans Le Rêve de d’Alembert, de Diderot, apparaissent des éléments nouveaux, qui n’existaient pas auparavant… L’individu se pose brusquement cette question : pourquoi dans mon rêve ai-je les bras qui montent beaucoup plus haut que moi, pourquoi mes jambes sont-elles fixées comme sur des ressorts ? En Suisse, le médecin Samuel Tissot met en relation des suicides ou des pensées suicidaires avec des sensations comme celles d’une femme qui se sent de plus en plus petite, de plus en plus ramassée, avec le sentiment qu’elle va passer à travers le trou d’une aiguille…
XVIIIe
Les états intérieurs ne suscitaient-ils aucun intérêt par le passé ? Si, bien sûr ; il y avait la mélancolie, notamment, mais l’aspect nouveau est qu’il ne s’agit plus d’un phénomène purement pathologique, ni d’anecdotes qui prêtent à rire, mais d’un sujet pris au sérieux en tant que tel, chez tout un chacun. On peut dire qu’à cette époque, la façon dont vous définissez votre propre existence passe désormais par la manière dont vous vous percevez intérieurement. C’est une rupture, car dorénavant l’individu s’interroge aussi sur les dérives intérieures qui peuvent avoir un impact sur sa propre existence. Tout cela est lié à la montée d’un moi qui prend de l’importance. Le sujet se saisit de ce qui se passe en
lui, et qui se manifeste habituellement par une forme de surprise, pour en faire la matière d’un questionnement sérieux. Que se passe-t-il après le tournant des Lumières ? Une deuxième phase cruciale s’amorce à la fin du XIXe siècle. À cette époque apparaît dans certains écrits l’idée que si j’existe physiquement, si je peux bouger, si je peux
Cette nouvelle façon de voir les choses va atteindre jusqu’à la manière dont les individus perçoivent la disponibilité physique d’euxmêmes, par exemple dans l’éducation physique : on commence à concevoir des exercices afin de mieux « autopercevoir » la différence dans l’évaluation des poids (quelles sensations cela produit dans le coude, l’épaule, etc.), ou de la longueur lorsqu’on effectue un
Au xviiie siècle naît l’intérêt pour les perceptions internes – et pour la sensibilité des individus avoir des gestes précis, c’est parce qu’il existe dans mon dispositif physiologique un pouvoir d’autoperception. C’est ainsi que certains textes du physiologiste et psychologue Henri-Étienne Beaunis mettent l’accent sur les sens internes, sur le fait que si je peux me tenir debout, c’est uniquement parce que je perçois le sol ; si j’ai un geste précis et adapté, ce n’est pas parce que j’ai de la force ou de l’adresse, mais parce que, de façon continue, j’ai de la rétroaction, par la sensation interne des pressions et déplacements des différentes parties de mon corps, donnant lieu à des informations qui remontent au cerveau… C’est uniquement par ce moyen que l’on peut expliquer l’équilibre, ou le fait qu’il soit possible de voir la vitesse d’un oiseau qui traverse l’espace, à cause de la différence de perception entre un œil et l’autre.
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lancer. On commence à s’intéresser à la façon dont l’individu se perçoit lui-même lorsqu’il court, et comment émergent les seuils de fatigue. On voit que cette interrogation, comparée à celles du XVIIIe siècle, devient savante, et peut aller jusqu’à la mesure scientifique de l’effort et de la fatigue, comme lorsque le physiologiste italien Angelo Mosso invente l’ergographe, instrument destiné à mesurer l’effort musculaire. La science s’empare réellement du champ psychophysiologique, en grande partie à travers l’idée d’autoperception, ce qui va imprimer un nouvel élan à la montée de la sensibilité. On comprend d’une part que ce mouvement a été favorisé par le précédent, celui de la montée de l’individu autonome au XVIIIe siècle, mais d’autre part qu’il y a ajouté l’intérêt porté à la mesure scientifique
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DOSSIER ÊTES-VOUS HYPERSENSIBLE ?
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COMMENT GÉRER SON HYPERSENSIBILITÉ Par Nathalie Clobert, psychologue clinicienne, hypnothérapeute et formatrice au sein d’organismes d’aide au développement de l’enfant. Et par Sophie Brasseur, psychologue, formatrice et coordinatrice à l’association Singularités Plurielles.
Montagnes russes émotionnelles, sensibilité à fleur de peau, vulnérabilité à certaines situations relationnelles : comment éviter qu’une grande sensibilité devienne un calvaire ? L’art de développer ses compétences émotionnelles et de recourir aux bonnes techniques de régulation s’avère crucial.
EN BREF
© goffkein.pro/Shutterstock
£ L’hypersensibilité a deux visages : des émotions négatives (des bas) et positives (des hauts). Il est possible de ne retenir que le meilleur, à condition de bien s’y prendre. £ Les techniques de gestion de la sensibilité reposent notamment sur les compétences émotionnelles (identifier, nommer, exprimer ses émotions) et des approches comme la méditation ou la thérapie d’acceptation. £ Revenir sur les épisodes du passé où la sensibilité a été mal vécue peut aussi être très utile.
«F
aites une force de votre hypersensibilité » – cette promesse, on peut la lire un peu partout sur les bandeaux des livres de développement personnel. Au-delà de l’accroche commerciale, la formule interpelle, car elle semble construite sur un paradoxe. D’un côté, l’hypersensibilité, souvent assimilée à de la fragilité et de la vulnérabilité. De l’autre, la force, synonyme de solidité et de vigueur. S’agirait-il de transformer un point faible en atout ? Dans les contes de fées, la grenouille se métamorphose en prince charmant lorsqu’on l’embrasse. Une promesse alléchante, mais qui inspire parfois la méfiance. Serait-ce trop beau pour être vrai ? Pour comprendre ce qui se présente à première vue comme l’alliance de deux éléments contraires, il faut bien s’entendre sur la notion d’hypersensibilité (voir à ce sujet l’article
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précédent), mais aussi sur les moyens de parvenir à cette obscure opération alchimique. Dans le conte, il ne s’agit pas de n’importe quelle grenouille, ni de n’importe quel baiser. L’hypersensibilité, comme on la désigne dans le langage courant, mieux nommée « haute sensibilité » ou « sensibilité élevée » en psychologie, est une caractéristique de la personnalité qui implique une perception plus développée des stimulations de l’environnement, ainsi qu’une réponse émotionnelle plus intense. Comment donc cette plus grande sensibilité peut-elle devenir une ressource ? Quel chemin personnel ou thérapeutique permet d’y parvenir ? Comment accompagner les personnes dotées d’une sensibilité élevée ? L’HYPERSENSIBILITÉ, CELA SE TRAITE ? La sensibilité élevée n’est pas un trouble, même si elle peut parfois se révéler inconfortable pour son porteur. Elle ne relève pas d’un traitement, comme le serait une maladie psychique, ni même d’une prise en charge systématique. C’est un trait de la personnalité, qui a ses avantages comme ses inconvénients. Si certaines personnes très sensibles sont en souffrance pour diverses raisons, d’autres se portent bien. Certaines exploitent même spontanément leur grande sensibilité pour
ÉCLAIRAGES
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p. 70 Gare aux recettes miracles… p. 74 Zemmour, champion du sophisme naturaliste
Torture Immorale… et inefficace
De nombreux pays pratiquent encore la torture. Indéfendable sur le plan moral, on constate en outre aujourd’hui qu’elle provoque des déformations de la mémoire et des biais psychologiques qui rendent souvent inexploitables les informations fournies par le suspect. Ce qui devrait pousser encore davantage à son abandon.
J
eune comptable de 29 ans, Khaled – cité avec un prénom modifié par le quotidien Le Monde dans un article daté de 2017 – a été torturé en Égypte dans un contexte politique tendu. Ses tortionnaires ont voulu obtenir ses aveux pour l’attaque d’un véhicule de police. Décharges électriques, coups, brûlures et autres situations de stress se sont poursuivis pendant
EN BREF
£ La torture est globalement réprouvée par les citoyens, même si l’idée de son efficacité perdure. £ Or, elle est globalement inefficace, car face à la souffrance, le cerveau enclenche des mécanismes irrationnels qui rendent l’interrogatoire stérile. £ Des méthodes de persuasion plus « psychologiques » livrent de meilleurs résultats.
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six jours, jusqu’à ce que Khaled craque et accepte de lire les aveux préécrits par ses tortionnaires. Et se déclare ainsi coupable d’un acte qu’il n’a pas commis. Même au XX e siècle, le cas de Khaled n’est pas isolé. « Au cours des cinq dernières années, Amnesty International a recensé des cas de torture et de mauvais traitements dans 141 pays, c’est-à-dire les trois quarts des pays du monde. Il s’agit, pour certains pays, de cas particuliers et, pour d’autres, de pratiques régulières et systématiques », selon un rapport de l’ONG en Suisse. Ce même document signale également que plus de 1 500 plaintes auraient été déposées au Mexique en 2013 pour torture et mauvais traitements. On pourrait penser que si des pays persistent à
© Graham Bartholomew /Collection Christophel/ DESIGNE COUPABLE - THE MAURITANIAN (2021)
Par Hugues Delmas, docteur en psychologie au laboratoire Cognitions humaine et artificielle, à l’École pratique des hautes études, à l’université Paris Sciences et Lettres.
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Le film Désigné coupable (2021) retrace l’histoire d’un innocent incarcéré pendant quatorze ans dans la prison de Guantanamo, où il sera torturé sans répit jusqu’à avouer des fautes qu’il n’avait pas commises… Dans la réalité comme dans la fiction, la torture n’est pas efficace.
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VIE QUOTIDIENNE
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p. 84 Pourquoi les maths font du bien aux neurones p. 88 Oups ! J’ai encore parlé de politique…
Dans le cerveau des procrastinateurs Par Rita Viola, journaliste scientifique.
Pour les chercheurs, la procrastination n’est pas un problème de gestion du temps, mais de régulation émotionnelle. Et il vient directement du cerveau.
J
« EN BREF
£ La procrastination, qui consiste à repousser une activité en sachant que c’est contreproductif, est massive dans nos sociétés. £ Il en existe de multiples formes, liées à des traits de personnalité distincts, eux-mêmes parfois sous-tendus par certaines spécificités cérébrales. £ Pour moins procrastiner, il faut alors s’interroger sur les origines de son comportement, puis adopter des stratégies comportementales et émotionnelles adaptées à son profil.
P L US UN
e le ferai demain. » « J’y réfléchirai plus tard. » « Ce n’est pas si urgent. » Combien de fois avons-nous dit ou pensé ces phrases, repoussant au maximum une corvée ou une décision ? Avant de le regretter et de nous sentir coupables ! Il arrive à tout le monde de procrastiner, mais lorsque ce comportement devient systématique, il pose souvent de sérieux problèmes. Et c’est une situation qui n’a rien de rare : on estime qu’environ 20 % des gens sont des procrastinateurs chroniques. De nombreux facteurs sont en cause, liés à la personnalité, mais parfois aussi à un contexte stressant ou au souvenir d’échecs douloureux. La lutte contre la procrastination passe alors par deux étapes : identifier son origine, puis décider de s’attaquer au problème, éventuellement avec l’aide d’un spécialiste. UNE FAIBLE MAÎTRISE DE SOI Le mot « procrastination » vient du latin cras, qui signifie « demain », et pro, « pour ». L’une des
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D EMA I N
P A S
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F A I S - L E
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© dvoevnore/Shutterstock
D ÉL A I
VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement
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SYLVIE CHOKRON
Directrice de recherches au CNRS-INCC, responsable de l’Institut de neuropsychologie, neurovision et neurocognition à l’hôpital fondation Adolphe-de-Rothschild, à Paris.
Oups ! J’ai encore parlé de politique… Vous aviez décidé de ne pas parler politique à table, de limiter le sucre et de ne plus jouer aux jeux vidéo. Résultat : vous avez lancé le débat sur la présidentielle, vous êtes gavé de chocolats et avez « gamé » pendant des heures. Quel lutin diabolique dans notre tête nous pousse à faire le contraire de ce que l’on souhaite ?
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ous vous l’étiez pourtant promis, juré et épinglé en haut de la liste de vos résolutions de cette nouvelle année : plus de discussions politiques pendant les repas de famille. Mais cela a été plus fort que vous, vous avez mis les pieds dans le plat. Vous qui passez pour un hôte délicat, virtuose dans l’art de faire régner une joyeuse ambiance dans vos dîners, qu’est-ce qui vous a pris, dimanche dernier, de demander, entre le fromage et le dessert, à vos invités, pour qui ils comptaient voter ? Vous le savez très bien pourtant : la prochaine élection présidentielle est un sujet qui fâche autour de vous. Et vous aviez bien en tête une longue liste
EN BREF
£ À trop vouloir éloigner une pensée, nous nous focalisons dessus. De même, à trop vouloir éviter un comportement, nous l’adoptons. £ La loi de l’effort inverse s’exprime lorsque nous forçons notre volonté pour réaliser une chose, et redoutons de ne pas y parvenir : elle nous conduit à faire tout à fait le contraire de ce que nous voulons. £ Une charge mentale trop élevée réduit nos capacités de contrôle et peut entraîner des erreurs d’aiguillage de nos pensées : des processus ironiques.
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de thèmes totalement inoffensifs. Seulement voilà, c’est parti tout seul : comme un diable sorti de votre boîte crânienne ! Cela dit, ce n’est sans doute pas la première fois qu’il vous arrive de faire exactement le contraire de ce que vous aviez décidé. Étonnamment, il est même assez fréquent que nous n’arrivions pas à suivre une règle que nous nous sommes résolument fixée ! Comme si, tapi dans un coin de notre tête, surgissait un irrésistible esprit de contradiction. Un petit monstre caché au creux de notre cerveau qui, à un moment donné, sans que l’on sache pourquoi, nous fait faire exactement le contraire de ce qu’on voudrait… Ce que le romancier anglais Edgar Allan Poe désignait comme « le démon de la perversité ». Il met ainsi en scène dans l’une de ses nouvelles un homme qui a commis un crime parfait, impossible à découvrir, mais dont le démon qui l’habite pousse à se livrer malgré lui. Plus banalement et loin des situations dramatiques, ce diablotin s’invite régulièrement dans notre
© Charlotte Martin/www.c-est-a-dire.fr
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LIVRES
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p. 92 Sélection de livres p. 94 Le Rire jaune : une épidémie à se rouler par terre
A N A LY S E
SÉLECTION
Par Marie-Laure Welter
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THÉRAPIE Le Hasard et le Possible, Alim Louis Benabid Odile Jacob, 2021, 256 pages, 23,90 €
n cette année 1987, le neurochirurgien Alim Louis Benabid et son équipe du CHU de Grenoble appliquent une stimulation électrique au cerveau d’un patient, dans le cadre d’une intervention pour soigner ses tremblements pathologiques. C’est une procédure de routine visant à modifier l’activité d’une petite zone cérébrale dysfonctionnelle qu’on souhaite détruire chirurgicalement, afin de vérifier que l’opération ne provoquera pas d’effet indésirable. Mais surprise : quand le chirurgien augmente légèrement la fréquence de la stimulation, le tremblement cesse ! Ainsi naît la stimulation cérébrale profonde à haute fréquence, dont Alim Louis Benabid est l’un des pionniers et qui a modifié la compréhension du fonctionnement cérébral, offert un traitement inédit pour certaines maladies neuropsychiatriques et ouvert un nouveau champ de recherche en neurosciences. Une découverte qui a donc été effectuée par hasard, presque par erreur – processus qu’on appelle « sérendipité »… C’est cette révolution thérapeutique que nous raconte l’auteur. Il commence par revenir sur ses prémices, puis évoque en détail, avec une grande force, l’émotion de la première expérience de stimulation chez l’homme. Il décrit ensuite le déploiement de la technique pour soigner diverses pathologies neurologiques, comme la maladie de Parkinson, ou psychiatriques, comme les troubles obsessionnels compulsifs. Au passage, il s’étend sur les liens entre cette recherche appliquée et des travaux relevant davantage de la recherche fondamentale, qui explorent d’autres cibles thérapeutiques ou tentent de mieux comprendre les effets et mécanismes de la stimulation profonde à haute fréquence. Benabid termine son propos par une réflexion sur les possibilités futures associées à cette technique, comme des systèmes de stimulation couplés avec des dispositifs d’intelligence artificielle ou des « robots chirurgicaux » capables d’implanter des électrodes dans le cerveau avec une précision inédite. Au-delà des aspects scientifiques, le chercheur s’interroge sur la façon de développer ces innovations en gardant le constant souci de l’éthique qui incombe à tout médecin. Marie-Laure Welter est responsable du service de neurophysiologie au CHU de Rouen et chercheuse à l’Institut du cerveau, à Paris.
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ÉTHOLOGIE L’Incroyable Histoire des animaux Karine-Lou Matignon et Olivier Martin Les Arènes
2021, 176 pages, 21,90 €
PSYCHOLOGIE Les Émotions du dérèglement climatique Antoine Pelissolo et Célie Massini Flammarion 2021, 224 pages, 19 €
Selon une enquête réalisée en 2017, plus de 40 % des Français souffrent d’une inquiétude modérée à importante concernant le dérèglement climatique. Et ce n’est qu’un des multiples impacts de ce dernier sur notre bien-être psychique, impacts dont deux psychiatres dressent ici un constat implacable et puissant. Les auteurs expliquent également comment prendre soin de soi dans ce contexte anxiogène. Pas pour nous dispenser d’agir, bien au contraire : plutôt avec l’idée que « nous avons besoin, individuellement comme collectivement, d’aller bien pour pouvoir affronter ce qui est en train de se produire. »
Depuis leur domestication, les animaux occupent une place essentielle dans les sociétés humaines. S’ils ont parfois été choyés et vénérés, ils ont aussi souvent été diabolisés – au point qu’au Moyen Âge, des chats étaient pendus pour avoir mangé des souris le dimanche – et considérés comme des machines ou de la « viande sur patte ». Jusqu’à la naissance de l’éthologie, au XXe siècle, et la découverte que nombre d’animaux ont une conscience, éprouvent de la souffrance et sont dotés de capacités cognitives élaborées. De ce fait, nos relations avec eux ont commencé à changer. Riche et documenté, souvent étonnant, cet ouvrage déroule cette histoire, tout en questionnant son lecteur sur son (in)humanité et en l’invitant à poursuivre ce salutaire mouvement.
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COUP DE CŒUR Par Nicolas Gauvrit
SANTÉ Je décide de vieillir bien Éric Boulanger Odile Jacob 2021, 176 pages, 17,90 €
PATHOLOGIE La Dyslexie : de l’enfant à l’adulte Pascale Colé et Liliane Sprenger-Charolles Dunod 2021, 348 pages, 29 €
Trouble neurodéveloppemental le plus fréquent, la dyslexie affecte 6 à 8 % des Français. Pourquoi les personnes touchées ont-elles tant de mal à lire ? Quelle est l’importance relative des gènes et de l’environnement dans leurs difficultés ? Et comment surmonter ces dernières ? Rédigé par deux spécialistes du sujet, cet ouvrage fait le point sur ces questions. Très complet, puisant abondamment dans les recherches modernes (il s’appuie sur près de 600 références scientifiques), il permet au passage de redécouvrir la prodigieuse sophistication cognitive que requiert la simple lecture.
« Il n’y a pas d’âge pour bien vieillir. » Tel est le message que délivre ici le professeur Éric Boulanger, qui dirige une équipe de recherches sur le sujet. Après avoir expliqué les mécanismes et le déroulement du vieillissement, il décrit un certain nombre de bonnes pratiques, adoptables à tout âge, qui le ralentissent : avoir une activité physique régulière, entretenir son réseau social, bien dormir, méditer… Ces pratiques bénéficient notamment au cerveau et protègent contre de multiples pathologies, comme la maladie d’Alzheimer. De quoi envisager sereinement l’avancée en âge, et ainsi enclencher un cercle vertueux, puisqu’une étude a montré que « l’on peut augmenter sa longévité de 11 à 15 % en étant optimiste » !
NEUROSCIENCES Les Vacances de Momo Sapiens, Mathias Pessiglione Odile Jacob, 2021, 336 pages, 23,90 €
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uelque part entre la psychologie, l’économie comportementale et les neurosciences, se trouve un joyau intellectuel inflammable. La neuroéconomie, c’est son nom, étudie ce qui se passe dans le cerveau quand on prend des décisions. Face à un ouvrage sur ce sujet, la crainte tout à fait justifiée du lecteur averti est de tomber rapidement dans une forme de discours fumeux, voire de bullshit. Tant de médias nous ont hypnotisés avec des images colorées de cerveaux dont ils tiraient toutes sortes de conclusions abusives… Aussi prudent qu’expert, Mathias Pessiglione évite brillamment cet écueil. Menant des recherches dans ce domaine depuis plus de vingt ans, il passe ici en revue les différentes façons dont notre cerveau fait ses choix. Et les écarts certains qu’il concède à la logique pure… Comme accepter de faire un détour de 10 kilomètres pour gagner 10 euros sur un ustensile de cuisine, mais non sur l’achat d’une voiture. Ce genre de comportement irrationnel est connu des psychologues depuis longtemps, mais la manière dont le cerveau code les grandeurs aide à le saisir d’un regard nouveau. Nos neurones ne peuvent en effet représenter ces dernières que sur une courte ligne mentale de taille fixée. Pour ce grille-pain à 30 euros ici mais à 20 euros un peu plus loin, l’échelle cérébrale va de 0 à 30, et l’écart entre 20 et 30 paraît substantiel parce qu’il représente un tiers de notre étendue mentale. À l’inverse, quand il s’agit de cette voiture coûtant 10 500 euros ici mais 10 490 euros là-bas, notre tessiture mentale s’ajuste pour aller de 0 à 10 500 et nous laisse voir un gain négligeable : que sont 10 points sur cette échelle qui en compte 10 500 ? Lorsque l’auteur nous emmène dans les arcanes de nos petites cellules grises, c’est toujours avec le soin de préciser ce que ne disent pas les données. On pourrait craindre qu’une telle réserve ne pèche par excès de prudence et n’ôte tout le plaisir de la découverte. Il n’en est rien. La rigueur rend la lecture encore plus palpitante, et on se surprend à penser au fil des pages que, décidément, il n’est nul besoin d’embellir les découvertes des neurosciences de la décision pour en faire une magnifique aventure scientifique. Nicolas Gauvrit est psychologue du développement et enseignant-chercheur en sciences cognitives à l’université de Lille.
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N° 141 - Mars 2022
LIVRES Neurosciences et littérature
SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.
Le Rire jaune
Une épidémie à se rouler par terre Le Rire jaune, du romancier français Pierre Mac Orlan, décrit une épidémie de rire qui décime les trois quarts de l’humanité. Jusqu’où le rire est-il contagieux ?
R
« EN BREF
£ Les neurosciences et la psychologie confirment le caractère hautement contagieux du rire, pointé par le roman de Pierre Mac Orlan. £ Cette contagiosité est probablement due à son rôle de signal social. £ Malgré ce qu’ont laissé penser quelques cas très particuliers, elle ne pose toutefois pas de risque épidémique majeur !
ire, c’est bon pour la santé, selon un dicton populaire. » Ces mots, prononcés par l’ancien président suisse Johann Schneider-Ammann en 2016, n’avaient pas pour but de susciter l’hilarité. Ils s’inscrivaient dans le contexte d’une allocution très solennelle pour la « journée des malades », où le président s’adressait au personnel soignant, aux patients et à leurs proches. Aussi, le ton lugubre et monocorde de ce politicien donnait à son propos un air particulièrement incongru, qui lui a permis de faire le tour du monde : sa performance a suscité de nombreuses parodies qui se sont propagées internationalement de moqueur en moqueur, et je vous conseille vivement, en cas d’humeur sombre, de la rechercher sur le web !
N° 141 - Mars 2022
Que sait-on au juste du caractère contagieux du rire ? Le romancier français Pierre Mac Orlan en a proposé une illustration par l’absurde, imaginant un scénario de fin du monde pour le moins inhabituel. Dans Le Rire jaune, une étrange maladie venue d’Asie donne un fou rire incontrôlable à ses victimes, qui finissent par mourir d’hilarité tout en transmettant leurs symptômes aux malheureux qui se trouvent à proximité. En quelques mois, c’est la planète entière qui est touchée, contraignant les quelques survivants à errer dans un monde postapocalyptique. Mac Orlan ne détaille pas les mécanismes exacts de « sa maladie qui fait mourir de rire », mais le dispositif lui sert de prétexte à nombre de scènes grinçantes, comme ce professeur Vomisteack, qui promet la fin imminente de la pandémie grâce à son remède miracle, un antidote fait de… larmes de dépressifs (voir l’extrait) ! Dans la vraie vie, le rire est-il dangereux ? Son caractère contagieux ne fait en tout cas aucun doute. Nous l’avons tous déjà constaté en voyant nos congénères s’esclaffer et l’industrie
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À retrouver dans ce numéro
p. 12
CLUSTERINE
Cette protéine s’accumule dans le sang quand on fait du sport, et aurait un effet protecteur sur le vieillissement cérébral. En la prélevant chez un sportif et en l’injectant à une personne sédentaire, on transfère aussi ses propriétés protectrices… p. 16
INVALIDATION TRAUMATIQUE
Quand une personne traumatisée dans son enfance ne peut pas en parler à ses proches ou se heurte à de l’indifférence ou du déni, elle court le risque de voir le trauma se transformer en trouble borderline.
p. 74
BONNE CATASTROPHE !
Une argumentation spécieuse, appelée « sophisme naturaliste », consiste à proclamer que si une chose est naturelle, elle est souhaitable. C’est ainsi que certains soutiennent qu’il est normal et bon de manger de la viande, car celle-ci est naturelle, mais qu’il n’est pas souhaitable de développer la viande de synthèse, car elle est artificielle. Et mourir dans une catastrophe naturelle ?
p. 84
MATHS OU PAS MATHS ?
p. 94
HA !
« Le choix de délaisser totalement les maths est sans doute loin d’être neutre du point de vue de la maturation cognitive. » Jean-Philippe Lachaux, directeur de recherche en neurosciences
Une femme stimulée par une électrode dans une zone cérébrale appelée « aire supplémentaire motrice gauche » se mettait à rire sans raison dès que l’on envoyait le courant. p. 70
p. 88
À CONTRESENS
Pour William James, le père de la psychologie moderne au xixe siècle, l’activité automatique dans les nerfs se propagerait de manière contraire à la « pression sélective de la conscience ». Il expliquait ainsi le fait que nous agissons parfois à l’opposé de nos bonnes résolutions.
POUVOIR DES GRAINES
Accoucher sans douleur après avoir suivi un régime à base de graines de tournesol donne parfois l’illusion d’un lien entre ces événements. Croyant au pouvoir des graines, certains se mettent alors à écrire des livres entiers dessus.
p. 78
PAS MAINTENANT !
Le cerveau des procrastinateurs aurait une amygdale plus grosse… C’est une zone impliquée notamment dans les angoisses.
Imprimé en France – Maury imprimeur S. A. Malesherbes– Dépôt légal : mars 2022 – N° d’édition : M0760141-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution : MLP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 260329 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot