Cerveau & Psycho - N°150 - Janvier 2023

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LE JEÛNE EST-IL BON POUR LE CERVEAU ? L 13252 - 150 - F: 7,00 € - RD MÉMOIRE COMMENT OUBLIER LES SOUVENIRS QUI NOUS PÈSENT NEUROLOGIE LE SYNDROME DE LA MAIN ÉTRANGÈRE PSYCHOLOGIE COMMENT METTRE EN ŒUVRE SES BONNES RÉSOLUTIONS N°150 Janvier 2023 Cerveau & Psycho Cerveau & Psycho QU’HÉRITONS-NOUS VRAIMENT DE NOS ANCÊTRES ? Psychogénéalogie, épigénétique, secrets de famille… N° 150 Janvier 2023 DOM : 8,50 € – BEL./LUX. : 8,50 € – CH : 12,00 FS – CAN. : 12,99 CA$ – TOM : 1 100 XPF QU’HÉRITONS-NOUS VRAIMENT DE NOS ANCÊTRES ? Psychogénéalogie, épigénétique, secrets de famille…

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*Les Collector sont une collection à part et ne sont pas compris dans l’abonnement.

Cerveau & Psycho, le média de référence de la psychologie et des neurosciences www.cerveauetpsycho.fr

12,90€124 pages

NOS CONTRIBUTEURS

p. 18-23

Kathrin Utz

Docteure en psychologie, chargée du diagnostic neuropsychologique au centre hospitalier universitaire d’Erlangen, en Allemagne, elle étudie des patients atteints du syndrome de la main étrangère.

p. 24-29

Docteure en neurosciences à l’institut Leibniz de neurobiologie, en Allemagne, elle étudie comment les processus d’attention se déroulent dans le cerveau en visualisant leur activité électrique.

p. 50-54

Jacques Dayan

Psychothérapeute, chercheur à l’Inserm et professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’université Rennes 1, il a rencontré dans sa pratique clinique de nombreux patients en prise avec un secret de famille.

p. 90-91

Polly Dalton

Professeuse de psychologie au collège Royal Holloway de l’université de Londres, à Egham, au Royaume-Uni, elle étudie la perception en contexte multisensoriel, par exemple quand on embrasse quelqu’un sur la bouche.

ÉDITORIAL

SÉBASTIEN BOHLER

Rédacteur en chef

Ignorer, c’est apprendre

Jésus-Christ a dit : « Quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite. » Comment estce possible ? Dans ce numéro, vous trouverez une description neurologique de ce phénomène : le syndrome de la « main étrangère », ou quand des patients victimes de lésions cérébrales ou de maladies neurodégénératives voient une de leurs mains agir par elle-même hors de leur contrôle et de leur volonté, comme animée d’intentions propres. Irait-elle faire la charité ? On se demande ce qu’aurait répondu Jésus.

Le syndrome de la main étrangère montre qu’il est possible d’ignorer ce que fait un de ses membres, mais peut-on faire de même avec ses pensées ? C’est ce qu’indiquent des recherches récentes sur l’oubli volontaire (voir la page 14). Oui, on peut occulter délibérément certains souvenirs, chose fort utile pour éviter le retour de pensées pénibles. Au passage, cela jette un pavé dans la mare des théories freudiennes, pour qui le refoulé finit toujours par refaire surface, ce qui est une des bases conceptuelles de la psychogénéalogie (notre dossier central)

Notre cerveau est une vraie machine à ignorer ! Les élèves qui se concentrent sur un cours ou sur un devoir, nous explique JeanPhilippe Lachaux en page 86, doivent éteindre les parties de leur cerveau consacrées à la socialisation – autrement dit, ignorer les autres ! Et au supermarché, quand vous cherchez des tomates au milieu des concombres, vos neurones doivent traquer les cucurbitacées afin de les ignorer activement et de guider votre main vers les tomates (voir la page 24)

Même quand vous embrassez votre amoureux(se), c’est en occultant votre champ de vision que votre encéphale amplifie la sensualité au niveau de vos lèvres. Autrement dit, en fermant les yeux (voir la page 90). Suprême bienfait que l’ignorance ! Et comme de tout bienfait, il ne faut pas en abuser… £

3 N° 150 - Janvier 2023
N° 150

SOMMAIRE

p. 6 ACTUALITÉS

Le simili-jeûne : une protection pour le cerveau !

Les chiens musclent le cerveau  Qui veut jouer à Marie Curie ?

Un mendiant comme vous et moi Qui sont les psychopathes du volant ?

Un attrape-rêve 2.0 contre les cauchemars

p. 14 FOCUS

La méthode de l’oubli volontaire serait validée par l’imagerie cérébrale. Ingrid Wickelgren

p. 18 NEUROLOGIE

Votre main n’en fait qu’à sa tête ? Elle vous désobéit et fait des bêtises ? Ce syndrome très rare fascine les neurologues ! Kathrin Utz

p. 24 SCIENCES COGNITIVES

Ce problème fondamental éclaire la façon dont notre cerveau sélectionne les informations dans son environnement. Mandy Viktoria Bartsch

p. 30 NEUROBIOLOGIE

Monoxydes d’azote et de carbone, sulfure d’hydrogène : ce sont les « gazotransmetteurs », messagers vaporeux de nos neurones.

Janosch Deeg

p. 40 ÉPIGÉNÉTIQUE

LE TRAUMA À TRAVERS LES GÉNÉRATIONS

Les chocs psychologiques peuvent laisser une « empreinte épigénétique » dans l’ADN. Ces traces se transmettent alors à la génération suivante.

Rachel Yehuda

p. 50 PSYCHOLOGIE SOCIALE « IL FAUT MESURER LE RISQUE DE DÉVOILER UN SECRET DE FAMILLE »

Entretien avec Jacques Dayan p. 56 PSYCHOLOGIE PSYCHOGÉNÉALOGIE : NOS ANCÊTRES NOUS HANTENT-ILS VRAIMENT ?

Même si le vécu familial nous influence, faut-il y voir la source de tous nos maux, comme le fait la psychogénéalogie ?

Nicolas Gaillard

Se forcer à oublier, c’est possible !
Le syndrome de la main étrangère
Comment trouver des tomates au milieu des concombres
Du gaz dans les neurones
150 JANVIER 2023 Ce numéro comporte un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. En couverture : © Gordana Simic/Shutterstock
p. 7 p. 14 p. 18
24
4 N° 150 - Janvier 2023
QU’HÉRITONSNOUS VRAIMENT DE NOS ANCÊTRES ? DÉCOUVERTES p. 6-37 p. 39
p.
Dossier p. 39-62 PSYCHIATRIE AUGMENTÉE Ce que le numérique va apporter à la santé mentale. ARTICLE PARTENAIRE Pages I à II (après la p 11)

p. 64 p. 80 p. 72 p. 76 p. 90

p. 94 p. 92

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 64 PSYCHOLOGIE Avez-vous le « Dark Factor » ?

Une échelle de mesure psychométrique dévoile le côté obscur de la nature humaine. Corinna Hartmann p. 72 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL

YVES-ALEXANDRE THALMANN

La formule de l’amour éternel

Cette formule censée prédire la durée d’une relation en dit long sur les errances du développement personnel.

p. 76 RAISON ET DÉRAISON

L’écocolère, émotion salutaire ?

Les manifestations de colère face à la dégradation de la planète seraient bénéfiques à ceux qui les expriment.

p. 80 PSYCHOLOGIE COMPORTEMENTALE Bonnes résolutions : comment s’y tenir

Faire plus de sport, manger moins de viande, arrêter de fumer : oui, mais comment passer à l’action ? Stefanie Uhrig

p. 86 L’ÉCOLE DES CERVEAUX

p. 64-78 p. 80-91 p. 92-97 p. 92 SÉLECTION DE LIVRES Sourire, une anthropologie de l’énigmatique Burn-out Hyper-parentalité Croiver La Folie des chats Les Secrets des génies p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE SEBASTIAN DIEGUEZ

Pour réviser, éteignez votre « cerveau social »

Selon des études, il serait impossible d’activer à la fois ses zones cérébrales de la concentration et de la socialisation.

p. 90 LA QUESTION DU MOIS

Pourquoi fermons-nous les yeux lorsque nous éprouvons du plaisir ?

L’intensité d’un baiser dépendrait de notre capacité à réduire notre « charge perceptuelle ». Polly Dalton

La Vie de Galilée : Brecht, pourfendeur d’intuitions !

Il y a quatre-vingts ans, le dramaturge Bertolt Brecht voyait dans le théâtre un moyen de penser contre les apparences. Les recherches modernes en psychologie rejoignent en partie ses analyses.

5 N° 150 - Janvier 2023

DÉCOUVERTES

p. 14

p. 18

Actualités

Par la rédaction

Le simili-jeûne : une protection pour le cerveau !

Le simili-jeûne, une restriction alimentaire qui reproduit les effets du jeûne tout en apportant d’indispensables graisses insaturées, aurait un effet protecteur contre le déclin cognitif et la maladie d’Alzheimer.

On a un peu entendu tout et son contraire concernant les bienfaits du jeûne sur la santé. D’ailleurs, tout dépend du type de « régime » et de la restriction alimentaire envisagée. Toujours est-il que plusieurs études scientifiques ont montré qu’un jeûne dit « intermittent », qui consiste par exemple à alterner des périodes de prise alimentaire de huit heures avec des périodes de jeûne de seize heures, a bien des effets positifs sur la santé physique : il diminue différents facteurs de risque liés au vieillissement, comme les troubles cardiovasculaires ou le diabète, d’où une longévité accrue. Mais qu’en est-il pour le cerveau ?

Certaines études réalisées chez l’animal, certes assez discutées, suggèrent qu’une restriction calorique serait également bénéfique à la santé mentale, alors que d’autres montrent le contraire… Le biologiste Valter

Longo, de l’université de Californie du Sud, à Los Angeles, et ses collègues ont donc voulu en avoir le cœur net, d’autant que le mécanisme d’action principal du jeûne passe par une diminution de l’inflammation générale de l’organisme, à savoir une réaction excessive et prolongée du système immunitaire de défense du corps qui favorise le « stress oxydatif ». Or, ces réactions chimiques d’oxydation provoquent des dégâts dans toutes les cellules, mais surtout dans les neurones, qui ne disposent pas de systèmes de protection contre le stress oxydatif aussi efficaces que ceux d’autres tissus dans l’organisme.

DIMINUTION DE L’INFLAMMATION

Ces dégâts seraient d’ailleurs l’une des hypothèses explicatives de la maladie d’Alzheimer. Voilà pourquoi les chercheurs ont travaillé avec deux

lignées de souris génétiquement modifiées pour développer cette pathologie. Le cerveau de ces animaux se remplit progressivement d’agrégats de protéines anormales typiques de la pathologie, les « plaques amyloïdes » et les « neurofibrilles tau », qui seraient à l’origine de troubles cognitifs, notamment mnésiques. On ignore exactement quelles sont les causes de la maladie d’Alzheimer, mais on soupçonne fortement que ces agrégats jouent un rôle dans la mort des neurones, et ce, avec l’intervention – qui serait cruciale ! –d’une inflammation cérébrale oxydative, qui participe non seulement à la formation des plaques et des fibrilles, mais qui est aussi amplifiée par leur présence. Dès lors, le jeûne, dont les propriétés sont antioxydantes, devrait réduire l’inflammation

NEUROCOGNITION
P. Rangan et al., Fasting-mimicking diet cycles reduce neuroinflammation to attenuate cognitive decline in Alzheimer’s models, Cell Reports, 2022.
6 N° 150 - Janvier 2023
Focus Le syndrome de la main étrangère p. 24 Comment trouver des tomates au milieu des concombres p. 30 Du gaz dans les neurones

RETROUVEZ-NOUS SUR

et avoir des bénéfices sur le cerveau des animaux…

C’est exactement ce qu’ont montré Longo et ses collègues. Avec quel type de jeûne ? Un régime imitant le jeûne intermittent et nommé fasting-mimicking diet ou FMD, un simili-jeûne en quelque sorte, c’est-à-dire pauvre en calories, glucides et protéines, mais enrichi en graisses insaturées, comme les oméga-3, 6 et 9, qui forment ce qu’on appelle le « bon » gras, afin de fournir au corps les macro- et micronutriments essentiels à sa survie (qu’il ne produit pas). À titre de comparaison, d’autres animaux suivaient un régime de restriction calorique pure consistant à diminuer seulement l’apport énergétique. Tous les rongeurs, de jeunes adultes âgés de 3 mois environ, présentant à peine des symptômes de la maladie, ont donc suivi ces régimes deux fois par mois pendant cinq jours, durant quatre ou cinq mois.

Résultat : les cycles de similijeûne ont bien plus réduit les symptômes cognitifs des souris Alzheimer que l’autre régime. On observe une diminution importante des plaques amyloïdes et des fibrilles tau dans leur hippocampe, une région cérébrale essentielle à la mémorisation, ainsi qu’une augmentation de la production de cellules souches neuronales, ce qui favoriserait les apprentissages et lutterait contre le déclin cognitif lié à l’âge. Mais surtout, les chercheurs ont constaté une diminution de l’inflammation cérébrale et du stress oxydatif, ainsi qu’une réduction du nombre de microglies actives, les principales cellules immunitaires du cerveau. Dès lors, en bloquant l’oxydation cérébrale par d’autres moyens que

le jeûne, les chercheurs ont obtenu le même résultat : une diminution des microglies et une amélioration de la cognition des souris.

Et chez l’homme alors ? Au cours d’un premier essai clinique de phase I, Longo et ses collègues ont aussi testé le simili-jeûne chez quelques personnes aux premiers stades de la maladie d’Alzheimer ou présentant des troubles mnésiques. Pendant un an, seize d’entre elles ont effectué des cycles de FMD pendant cinq jours par mois, en mangeant du bon gras, à savoir des huiles d’olive, de noix de coco, d’algues, ainsi que des noix, de la caféine et du cacao, tous connus pour leurs propriétés antiinflammatoires (ou antioxydantes), et en suivant une alimentation normale les autres jours du mois. Par ailleurs, douze « témoins » ont seulement remplacé le déjeuner ou le dîner par un repas à base de pâtes ou de riz, avec des légumes, pendant cinq jours par mois.

LA DIÈTE « GRASSE » PROTÈGE LES NEURONES

Les chercheurs ont ainsi prouvé que le jeûne FMD est sûr pour ces patients modérément âgés : ils perdent de la masse graisseuse (surtout les sujets en surpoids ou obèses), mais pas de masse musculaire, se sentent bien et présentent une amélioration de leurs facteurs de risque cardiovasculaire. Mais surtout, le simili-jeûne semble améliorer leurs performances mnésiques et cognitives, contrairement à l’autre régime… Toutefois, les résultats des tests cognitifs demandent à être confirmés lors d’essais cliniques avec davantage de patients. Toujours est-il qu’un jeûne « gras » aurait bien des effets bénéfiques sur notre cognition… À vos cocktails antioxydants ! £ Bénédicte Salthun-Lassalle

NEUROSCIENCES

Les chiens musclent le cerveau

R. Marti et al., Effects of contact with a dog on prefrontal brain activity : A controlled trial, Plos One, 2022.

Si vous hésitez à accueillir un chien dans votre foyer, voilà qui fera peut-être pencher la balance : le toutou aura un effet stimulant sur votre cerveau. Et pas sur n’importe quelle partie : votre cortex préfrontal, plaque tournante de l’attention, de la décision et de l’émotion.

Dans ces expériences menées à l’université de Bâle, en Suisse, des volontaires devaient entrer dans une pièce et s’asseoir à côté d’un chien qui restait dans son panier, ou d’une peluche. Dans un premier temps, ils pouvaient seulement le regarder, puis, lors d’une seconde rencontre, le caresser. Pendant ce temps, des capteurs à infrarouge mesuraient le niveau d’irrigation sanguine dans différentes zones de leur cerveau.

Les mesures ont révélé que l’activité du cortex préfrontal augmente tout au long de l’expérience, par le simple fait d’être à côté du chien (et non de la peluche), mais encore plus lors des caresses. Le premier effet est attentionnel, et l’on sait que le cortex préfrontal joue un rôle déterminant sur ce plan : les participants focalisent automatiquement leur attention sur cet animal. Puis intervient un effet de jaillissement émotionnel, mais aussi de régulation de l’affect, puisque le contact se fait dans les deux sens, par une sorte de dialogue du regard et du toucher. Cette mobilisation du cortex préfrontal est déjà pressentie pour soigner des troubles faisant intervenir des déficits de l’attention, de motivation ou de la régulation émotionnelle, comme le TDAH, l’autisme ou la phobie sociale. £

Montage avec : AlenKadr/Shutterstock et SewCream/Shutterstock
7 N° 150 - Janvier 2023

Qui sont les psychopathes du volant ?

Il grille des feux rouges, vous fait une queue de poisson sur l’autoroute, adresse des doigts d’honneur à la vieille dame qui ne roule pas assez vite devant lui : et si c’était un psychopathe ? Le terme est souvent galvaudé, mais il n’en reste pas moins que les chauffards semblent réunir quelques caractéristiques de la personnalité psychopathique : l’impulsivité (réactions sanguines à la moindre contrariété), le mépris des règles (la signalisation, c’est pour les autres), une empathie qui laisse à désirer (je me gare sur les places pour handicapés) et une recherche de sensations fortes (je commence à me sentir bien à partir de 180 kilomètres/heure). Ce parallèle va-t-il audelà de la psychologie de comptoir ?

STAGE DE RÉCUPÉRATION

DE POINTS

Pour le savoir, trois chercheuses des universités de Metz et de Nanterre ont poussé la porte des stages de récupération de points pour le permis de conduire, afin de distribuer des questionnaires mesurant différents aspects de la personnalité aux auteurs d’infractions les plus lourdes. Les participants ayant donné leur accord ont donc rempli ces différentes échelles mesurant à la fois l’impulsivité, la recherche de sensation, l’empathie et… la psychopathie.

Les outils psychométriques de mesure de la psychopathie ne livrent pas un résultat en « tout ou rien » : ils ne vous disent pas si vous êtes « normal » ou « tueur en série ». La psychopathie est ce qu’on appelle un « continuum », c’est-à-dire qu’elle est présente à des degrés très variés dans la population. Heureusement, elle est le plus souvent très réduite. La majorité des personnes ont des scores de psychopathie faibles, ou modérés. Une plus faible fraction se situe à des niveaux plutôt élevés, et environ 1 % à 5 % des individus obtiennent des scores très hauts qui dénotent une psychopathie préoccupante (mais tous ne passent pas à l’acte, heureusement !).

Ce que les recherches de Marion Karras, Antonia Csillik et Patricia Delhomme ont démontré, c’est l’existence d’une corrélation entre le score de psychopathie et le nombre d’infractions routières, ainsi qu’avec les comportements agressifs (comme le fait d’injurier les autres usagers). Autrement dit, l’individu qui manque de vous écraser en grillant un feu rouge ou qui sort de sa voiture pour en venir aux mains avec un autre automobiliste a statistiquement plus de chances d’être un psychopathe (au moins modéré) que la personne qui cherche à apaiser la situation par le dialogue.

BESOIN DE SENSATION OU MÉPRIS DE L’AUTRE ?

Reste à savoir ce qui anime le psychopathe du volant. Est-il mû par l’envie de se faire plaisir en roulant à tombeau ouvert, ou n’a-t-il tout simplement rien à faire des autres ? L’analyse détaillée des données obtenues par ces chercheuses a révélé que la recherche de sensations est effectivement impliquée, de même que le manque d’empathie. Mais il faut aussi ajouter l’impulsivité, c’est-à-dire la difficulté à prendre en compte les conséquences de son propre comportement : à eux trois, ces facteurs prédisent intégralement le comportement agressif visà-vis des autres usagers de la route, et partiellement le nombre d’infractions commises. Comment espérer une circulation sûre, sachant qu’il y aura toujours des psychopathes ? Une solution expéditive serait de passer entièrement au véhicule autonome. Mais en programmant chez ces intelligences artificielles une impulsivité avoisinant zéro, une absence de recherche de sensations et un fort niveau d’empathie. Infaisable ? En tout cas, c’était la première loi de la robotique selon Isaac Asimov, le célébrissime auteur de science-fiction… £ S. B.

DÉCOUVERTES Actualités
COMPORTEMENT 10 N° 150 - Janvier 2023
M. Karras et al., Journal of Clinical Psychology, 2022.

Un attrape-rêve 2.0 contre les cauchemars

S. Schwartz et al., Current Biology, le 27 octobre 2022.

Dans certaines cultures amérindiennes, les attrape-rêves sont des sortes de cerceaux tendus de fils tressés, censés intercepter les cauchemars envoyés par les esprits avant qu’ils ne perturbent le sommeil du dormeur. À l’ère du numérique, des chercheurs de l’université de Genève ont mis au point un bandeau bardé d’électronique qui attaque ces mauvais rêves au cœur des neurones.

Concrètement, ce bandeau est muni de capteurs qui mesurent les courants électriques produits par le cerveau du dormeur et repèrent ainsi ses différentes phases de sommeil, dont le sommeil paradoxal, où surviennent les cauchemars. Le bandeau émet alors un son particulier qui va perturber le cauchemar et l’empêcher de se développer.

Pour être opérationnelle, la pose du bandeau doit être précédée d’une phase préparatoire : la personne qui souffre de cauchemars à répétition (à ce jour, la méthode n’a été testée que sur des cas graves relevant de ce qu’on appelle « maladie des cauchemars », avec fatigue, humeur sombre et anxiété) s’entraîne avec son thérapeute à imaginer une

issue positive à ses mauvais rêves et à visualiser mentalement ce nouveau scénario pendant une dizaine de minutes chaque jour. Au même moment, les chercheurs diffusent un accord de piano toutes les dix secondes de manière à associer l’issue positive du rêve avec une tonalité sonore particulière. C’est ce son qui est alors réémis automatiquement par le bandeau anticauchemar quand le dormeur entre dans la phase de sommeil paradoxal, et qui réactive le scénario positif auquel il s’est entraîné.

Avec quel succès ? Les résultats parlent d’eux-mêmes : appliqué pendant deux semaines, le protocole divise par plus de dix la fréquence des cauchemars, soit bien davantage que chez les membres du groupe témoin qui se contentent d’imaginer une issue positive à leurs rêves. « Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie », écrivait l’auteur de sciencefiction Arthur C. Clarke. S’il est beaucoup moins magique que ses homologues amérindiens, cet attrape-rêve d’un nouveau genre est probablement tout aussi efficace. £ G. J.

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Directrice des rédactions : Cécile Lestienne Cerveau & Psycho

Rédacteur en chef : Sébastien Bohler

Rédactrice en chef adjointe : Bénédicte Salthun-Lassalle Rédacteur : Guillaume Jacquemont Stagiaire : Tanguy Sourd

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Directrice du personnel : Olivia Le Prévost

Secrétaire général : Nicolas Bréon Fabrication : Marianne Sigogne, Stéphanie Ho Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot A également collaboré à ce numéro : Séverine Duparcq Anciens directeurs de la rédaction : Françoise Pétry et Philippe Boulanger Publicité France stephanie.jullien@pourlascience.fr

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NEUROSCIENCES
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INGRID WICKELGREN Journaliste scientifique.

NEUROSCIENCES

Se forcer à oublier, c’est possible !

Au milieu des années 1980, des scientifiques ont mené une expérience célèbre dans laquelle ils ont demandé à des participants d’essayer d’éviter de penser à un ours blanc. Pendant cinq minutes, les participants devaient faire sonner une cloche si un ours blanc leur venait à l’esprit. En moyenne, ils ont actionné le signal plus d’une fois par minute. Pire : plus tard, lorsqu’on a demandé aux mêmes personnes de penser à des ours blancs, les animaux leur sont venus à l’esprit plus souvent qu’à un groupe témoin qui avait reçu pour instruction de penser à des ours blancs dès le départ.

LA LÉGENDE DE L’INEXPUGNABLE OURS BLANC

Ces résultats suggérèrent que le fait de tenir à distance des pensées indésirables provoquait ce qu’on appelait des « effets de rebond » (l’ours blanc revient au galop, comme le naturel…), ce qui rend plus difficile de réprimer ces pensées ou images mentales. De nombreuses personnes ont interprété ces observations comme un soutien à la notion freudienne selon laquelle les

souvenirs refoulés persistent dans le subconscient, d’où ils peuvent revenir nous hanter. Peu à peu, l’idée qu’il est inutile, voire contreproductif de vouloir empêcher certains contenus mentaux est devenue une sorte de sagesse conventionnelle et a même influencé la pratique de la psychologie clinique. Aujourd’hui encore, des formes établies de thérapie offrent des antidotes aux dangers qu’il y a à vouloir mettre un souvenir sous le tapis, en incitant les patients à revenir de manière répétée sur des expériences difficiles et à les développer…

Mais l’accumulation des recherches sur ce qu’on appelle l’« oubli actif » remet directement en question ce dogme de longue date. Qu’est-ce que l’oubli actif ? Il y a environ vingt ans, le psychologue cognitif Michael Anderson, alors à l’université de l’Oregon, a conçu une alternative au test de l’ours blanc appelée « tâche de penser/ne pas penser ». Avec son étudiant de l’époque, Collin Green, il a demandé à 32 étudiants de mémoriser 40 paires de mots telles que « docteuraiguille », « pantalon-voyage » ou encore « bœuf-gazon ». Le premier mot servait d’indice de rappel pour le second : les

participants s’entraînaient tout simplement à associer le mot « docteur » au terme « aiguille », de sorte que la simple présentation du premier mot évoquait naturellement le second. Mais dans une seconde phase de l’expérience, les chercheurs ont présenté aux étudiants uniquement l’indice (le premier terme) et leur ont demandé soit de penser à l’autre mot et de le dire à voix haute, comme le prévoyait la première étape, soit au contraire de s’efforcer de ne pas y penser (ce qui représente l’effort de suppression). Or ce simple geste mental, répété plusieurs fois, faisait en sorte qu’au bout d’un certain temps les personnes avaient réellement oublié quel mot était initialement associé au mot « docteur ». La suppression avait entraîné l’oubli.

Au milieu des années 2000, Anderson et une équipe de l’université Stanford, entre autres, se sont penchés sur les bases biologiques de ce type d’oubli. Des expériences d’imagerie ont montré que le cortex préfrontal, longtemps considéré comme le moteur de l’autocontrôle comportemental, envoie des signaux inhibiteurs à l’hippocampe, un important centre de la mémoire. Mais il a fallu attendre

14 N° 150 - Janvier 2023 DÉCOUVERTES Focus
récurrents, ruminations, traumatismes : ces images qui reviennent sans cesse pourraient être tenues à distance… en s’entraînant à ne pas y penser !
Soucis

une autre décennie pour que les chercheurs apprennent que les effets sur l’hippocampe peuvent en fait persister pendant une petite fenêtre de temps – au moins dix secondes, mais potentiellement plus longtemps, projetant ce qu’Anderson appelle une « ombre amnésique », qui reflète un état fonctionnel dégradé temporaire dans l’hippocampe. Cet état dégradé serait le résultat de la suppression et conduit à l’oubli, d’après Anderson. Au cours des dernières années, les chercheurs ont relevé des indices supplémentaires sur le mécanisme du cerveau qui permet aux gens de supprimer leurs pensées.

L’OMBRE AMNÉSIQUE BROUILLE LA VISION DU PASSÉ

Dans une récente étude d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), l’équipe d’Anderson a découvert que les personnes utilisent les mêmes structures cérébrales préfrontales pour inhiber certaines de leurs actions et bloquer leurs pensées ; toutefois, pour les tâches basées sur l’action, c’est le cortex moteur du cerveau qui est désactivé, et non l’hippocampe. Les schémas d’activité

Le processus d’oubli volontaire perturbe physiquement les souvenirs, au lieu de les rendre simplement moins accessibles.

cérébrale dans le cortex préfrontal sont si similaires dans les deux cas qu’un ordinateur, à qui l’on apprend à reconnaître le schéma associé à la suppression d’une action, est capable de l’utiliser pour prédire si une pensée a été effacée dans une tâche de suppression mentale, ont découvert les chercheurs.

Dans une autre étude publiée cette année, des scientifiques de l’institut Max-Planck de neurosciences cognitives humaines, à Leipzig, en Allemagne, ont démontré que ce processus perturbe physiquement les souvenirs, au lieu de les rendre simplement moins accessibles.

Les scientifiques ont appris à 37 personnes à associer des indices neutres à des images de catastrophes, d’accidents ou de blessures, puis ils leur ont demandé de supprimer ces associations. Pendant la tâche de suppression et lors d’un test de mémoire ultérieur, les chercheurs ont suivi l’activité cérébrale des participants à l’aide de l’IRMf. L’annulation des a ssociations entre les indices et les images de ces scènes bouleversantes rendait à terme les scènes moins vivantes dans l’esprit des gens. De plus, une analyse informatique a révélé que les schémas d’activité cérébrale qui avaient

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Dans la famille Adams, une main autonome, douée d’intelligence, se promène toute seule et apporte son aide dans une multitude de tâches…

£ Un trouble neurologique rare conduit à la sensation de perdre le contrôle d’une de ses mains, qui devient étrangère à la volonté du patient.

£ Les deux mains se battent alors parfois, donnant lieu à des scènes surréalistes parce que le cerveau ne reconnaît plus l’action de la main étrangère.

£ Des stratégies de compensation donnent parfois des effets positifs, à condition de déployer beaucoup de volonté et de minimiser le stress.

DÉCOUVERTES Neurologie

Le syndrome de la main étrangère

À la suite d’une lésion cérébrale, certaines personnes perdent le contrôle d’une de leurs mains, qui se mue parfois en adversaire redoutable. Des stratégies de contournement permettent, dans certains cas, de contenir ces symptômes.

La scène est digne d’un spectacle pour enfants. Une compétition inédite se joue ici entre deux membres supérieurs d’une même personne : la main gauche et la main droite. Alors que la main droite s’apprête à porter un mouchoir au nez, la main gauche se dresse, l’empoigne et tente de le lui subtiliser. Déterminée à gagner la bataille, la main droite s’accroche au tissu et parvient tant bien que mal à libérer l’objet. La main gauche tente rapidement une nouvelle approche, mais celle-ci est violemment repoussée par son adversaire. Les deux antagonistes décident finalement de cesser le combat. Le nez, cette fois, ne sera pas nettoyé.

Cette scène pourrait prêter à sourire, voire à rire. Comme dans le film Docteur Folamour dans lequel Stanley Kubrick mettait en scène un médecin incapable de s’empêcher de

19 N° 150 - Janvier 2023
Par Kathrin Utz, docteure en psychologie et chargée du diagnostic neuropsychologique au centre hospitalier universitaire d’Erlangen, en Allemagne. EN BREF © Collection Christophel/ Orion Pictures / Paramount Pictures /Scott Rudin Productions

Comment trouver des tomates au milieu des concombres

© Sozina Kseniia/Shutterstock
N° 150 - Janvier 2023

cognitives

Pour dénicher ce qu’on cherche sur un étalage de légumes, notre cerveau doit ignorer les multiples informations et sensations sans importance qui nous submergent au même moment. Or, il s’y prend d’une manière totalement différente de ce qu’on imaginait !

£ Une multitude de stimuli nous assaillent sans cesse. Pourtant, la plupart du temps, nous parvenons bien à ne pas perdre de vue nos objectifs, sans trop nous laisser distraire.

£ Depuis longtemps, on suppose que le cerveau ne traite simplement pas tout ce qui est inutile, lui interdisant ainsi l’accès à notre conscience.

£ Mais il n’en est rien : pour ignorer quelque chose, le cerveau doit d’abord s’en occuper, « rapidement », afin de le supprimer de notre perception consciente.

Je tiens absolument à manger une salade grecque ce soir. Me voilà donc au rayon fruits et légumes du supermarché, à me demander où dénicher des tomates et des concombres frais. Autour de moi, une multitude de produits plus ou moins exotiques, des légumes de la région, des fruits bio, des préparations sous vide… Et, bien entendu, je fais mes courses juste après mon travail, comme la plupart des gens, visiblement… Une foule se presse dans les allées. De sorte que de nombreuses sensations m’envahissent. À côté de moi, on discute politique, les caisses enregistreuses émettent des bips en bruit de fond et quelqu’un me bouscule avec son caddie. Malgré tout, après un rapide coup d’œil sur

DÉCOUVERTES Sciences
Par Mandy Viktoria Bartsch, docteure en neurosciences à l’institut Leibniz de neurobiologie, à Magdebourg, en Allemagne.
N° 150 - Janvier 2023

Les trois principaux gaz du cerveau : le monoxyde d’azote (bleu et rouge), le monoxyde de carbone (noir et rouge) et le sulfure d’hydrogène (jaune et vert).

30 N° 150 - Janvier 2023
© Montage Cerveau&Psycho avec en fond : Utku Özen | @theutkuozen/unsplash.com

DÉCOUVERTES Neurobiologie

Du gaz dans les neurones

Notre cerveau produit des gaz comme le monoxyde de carbone ou d’azote, qui sont toxiques dans l’air ambiant ! Mais dans les neurones, ce sont des messagers essentiels, baptisés « gazotransmetteurs »...

n jour, Alfred Nobel (18331896), l’inventeur de la dynamite, s’est vu prescrire de la nitroglycérine par son médecin… Cet explosif devait soulager son angine de poitrine. « Ironie du sort », comme le chimiste suédois luimême l’a dit dans une lettre : le composant même de la dynamite était le médicament qui devait guérir la douloureuse sensation d’oppression de son cœur. D’ailleurs, il l’a alors appelé « trinitrine » pour ne pas inquiéter les pharmaciens ni son entourage, mais il s’agissait bien de nitroglycérine.

TRINITRINE CONTRE ANGINE DE POITRINE

À cette époque, on ignorait comment l’explosif dilate les vaisseaux sanguins et améliore ainsi l’irrigation du cœur. C’est seulement il y a une quarantaine d’années que l’on a découvert que le corps transforme en fait la trinitrine en monoxyde d’azote (NO), un gaz naturellement

EN BREF

U£ Le monoxyde d’azote (NO), de carbone (CO) et le sulfure d’hydrogène (H2S) sont des gaz connus pour être toxiques, voire mortels. Pourtant, ils assurent plusieurs fonctions essentielles dans notre corps.

£ Messagers chimiques entre les neurones (ce qui leur vaut le nom de « gazotransmetteurs »), ils protègent ces derniers du stress oxydatif et préviendraient l’apparition de maladies neurodégénératives.

£ Mais libérés en excès, ils s’attaqueraient aux neurones et favoriseraient les démences.

présent dans l’atmosphère ; mais il s’agit aussi de la première molécule gazeuse considérée comme un messager chimique dans notre organisme et que les spécialistes nomment désormais « gazotransmetteur ». Pour cette découverte, les trois chercheurs américains Robert Furchgott, Ferid Murad et Louis Ignarro ont reçu, en 1998, le prix Nobel de physiologie ou de médecine, distinction justement créée par Alfred Nobel plus d’un siècle auparavant… Outre le NO, on connaît aujourd’hui deux autres gazotransmetteurs : le monoxyde de carbone (CO) et le sulfure d’hydrogène (H2S). Ces trois substances sont extrêmement toxiques à forte concentration et polluent l’environnement ; ce sont notamment des composants des gaz d’échappement des voitures et de l’industrie (voir l’encadré page 33). Pour les médecins, donc, difficile d’imaginer que ces composés aient des fonctions utiles dans notre organisme, de surcroît très variées. En effet, leur activité physiologique ne dépend pas d’un seul type de molécule réceptrice dans le corps – contrairement à de nombreux autres messagers chimiques –, de sorte qu’ils agissent dans tout l’organisme. Par exemple, ces gaz dilatent les vaisseaux sanguins, entraînant

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Par Janosch Deeg, docteur en physique et journaliste scientifique à Heidelberg, en Allemagne.

Dossier

SOMMAIRE

p. 40

Le trauma à travers les générations

p. 50 Entretien « Il faut mesurer le risque avant de dévoiler un secret de famille »

p. 56

Psychogénéalogie : nos ancêtres nous hantent-ils vraiment ?

VRAIMENT QU’HÉRITONS-NOUS

DE NOS ANCÊTRES ?

Personne ne niera que nos parents, et plus généralement notre histoire familiale, nous influencent. Mais jusqu’où ? Et comment ? Le problème, avec une idée intuitive et séduisante, c’est qu’on peut tout lui faire dire en enchaînant deux ou trois arguments d’apparence logique, ce qui conduit parfois beaucoup trop loin. C’est ainsi que certains psychogénéalogistes se retrouvent à affirmer, sans aucune preuve, avoir guéri des cancers en phase terminale par la simple mise au jour de transmissions familiales inconscientes. Face à ces dérives, un seul remède, toujours le même : la démarche expérimentale et scientifique. Seule capable de démêler les fils qui relient réellement notre état psychique actuel à ce qu’ont vécu nos ancêtres. Et comme vous le constaterez dans ce dossier, entre les découvertes fascinantes de l’épigénétique – portant sur les marques biologiques qui se transmettraient à la descendance après un traumatisme – et les étonnantes confrontations des psychothérapeutes avec les secrets de famille, ce chemin nous mène déjà loin.

Guillaume Jacquemont

39 N° 150 - Janvier 2023

Dossier

LE TRAUMA À TRAVERS LES GÉNÉRATIONS

Chez les personnes traversant des épreuves psychologiques intenses, l’ADN peut subir des modifications dites « épigénétiques » qui se transmettront à leurs enfants, les rendant plus vulnérables à divers troubles psychiques.

Rachel Yehuda, professeuse de psychiatrie et de neurosciences.

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© Joyce Hesselberth

DAYAN JACQUES

PROFESSEUR DE PSYCHIATRIE DE L’ENFANT ET DE L’ADOLESCENT À L’UNIVERSITÉ RENNES 1, PSYCHOTHÉRAPEUTE ET CHERCHEUR À L’INSERM.

IL FAUT MESURER LE RISQUE AVANT DE DÉVOILER UN SECRET DE FAMILLE

Dans votre pratique clinique, avez-vous rencontré des cas marquants de secret de famille ayant affecté les générations suivantes ?

Oui, j’ai par exemple rencontré une femme dont le père s’était considérablement enrichi pendant la Seconde Guerre mondiale, en volant des biens aux personnes expropriées par les Allemands. Elle n’a découvert ce secret qu’à son adolescence et divers symptômes en ont alors découlé. Elle se sentait notamment

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INTERVIEW

empêchée d’avoir des enfants, car il aurait fallu leur révéler l’origine de la fortune familiale. Plus étonnant : des années plus tard, elle a escroqué un office notarial de manière extrêmement visible. Elle a rapidement été arrêtée par la police et l’expertise psychiatrique, que j’ai réalisée, a suggéré que cet étrange comportement s’ancrait dans ce secret : pour elle, c’était une façon de se dire « moi aussi, j’ai volé », comme une sorte de lien pathologique et dysfonctionnel avec son père…

Tous les secrets sont-ils néfastes ?

Non, certains sont vécus comme relativement anodins par leurs détenteurs : ils se perdent alors dans les brumes de la mémoire familiale, sans poser de problème. Les secrets qui « agissent » de la façon la plus néfaste sont ceux qui sont liés à un traumatisme ou, dans une moindre mesure, à la honte – celle-ci étant très souvent présente derrière ces non-dits, mais de manière plus ou moins intense. La charge émotionnelle est alors particulièrement forte et risque

de provoquer des dégâts à la génération suivante, et parfois au-delà.

Comment les secrets « agissent-ils » ?

J’ai par exemple reçu la fille d’une femme qui avait été violée dans son enfance. Cette femme n’en avait jamais parlé à personne. Devenue dépressive à l’âge adulte, elle avait une relation à la sexualité très altérée, qui avait perturbé celle de sa fille, ma patiente. Celle-ci se faisait accabler de reproches dès qu’elle enfilait une jupe courte ou rentrait tard le soir. Elle subissait ces remontrances, souvent

Les secrets qui ont la plus puissante influence sont liés à un traumatisme ou à la honte.

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Flour/Unsplash
© Photo de Kristina

PSYCHOGÉNÉALOGIE : NOS ANCÊTRES NOUS HANTENT-ILS VRAIMENT ?

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DOSSIER QU’HÉRITONS-NOUS VRAIMENT DE NOS ANCÊTRES ?

Par Nicolas Gaillard, diplômé de sciences politiques et cofondateur du Collectif de recherche transdisciplinaire esprit critique et sciences (Cortecs).

La psychogénéalogie se penche sur l’ascendance familiale des patients et tire toutes sortes de conclusions à partir de coïncidences de dates entre certains événements.

£ La psychogénéalogie entend soigner un large éventail de maladies en exorcisant les fantômes du passé. Mais des calculs mathématiques montrent que les liens de causalité qu’elle prétend exhumer entre les événements sont des faits aléatoires.

£ Malgré tout, certaines personnes en difficulté préfèrent y croire et abandonnent parfois des thérapies validées, au risque de leur vie, ou construisent de faux souvenirs néfastes pour leurs relations familiales.

En thérapie, Mathieu évoque un accident de voiture traumatisant qui lui est arrivé alors qu’il conduisait son fils de 6 ans à l’école, le jour de la rentrée. En remontant son histoire familiale, il remarque que lui-même, à 6 ans, a eu un accident également le jour de la rentrée avec son père et que le phénomène s’était déjà produit à la génération précédente. Il découvre alors que son arrière-grand-père est mort à Verdun le jour de la rentrée scolaire de son propre fils, le grand-père de Mathieu, donc. Le souvenir de cet événement tragique persisterait dans l’inconscient familial et ce serait lui qui déclencherait les accidents à cette date dans les générations successives, comme une sorte de sinistre célébration.

Cette histoire est racontée par la psychogénéalogiste Anne Ancelin Schützenberger dans son best-seller Aïe mes aïeux !, publié en 1993.

57 N° 150 - Janvier 2023 © Tetiana Tychynska/Shutterstock
Si le vécu familial nous influence incontestablement, faut-il y voir la source de tous nos maux, comme le fait la psychogénéalogie ? En réalité, les coïncidences sur lesquelles s’appuie cette discipline sont généralement le fruit du hasard.

p. 72 La formule de l’amour éternel p. 76 L’écocolère, émotion salutaire ?

Avez-vous le « Dark Factor » ?

Narcissiques, machiavéliques et psychopathes : les pires individus de la planète sont caractérisés par un facteur psychologique dévastateur, le « Dark Factor ». Mais attention, ces trois traits de personnalité sont présents à des degrés divers chez chacun d’entre nous. Mieux vaut se faire tester avant d’aller au travail !

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© Lucasfilm/Walt Disney Pictures/Collection Christophe Par Corinna Hartmann, psychologue et journaliste scientifique.
ÉCLAIRAGES

EN BREF

£ Un outil psychométrique appelé Dark Factor permet de mesurer la présence simultanée, chez un même individu, de traits psychopathiques, égoïstes, narcissiques, manipulateurs, haineux, immoraux et sadiques.

£ Le côté le plus obscur de la personnalité semble reposer sur la triade dite « de narcissismemachiavélismepsychopathie ». Chacun possède ces caractéristiques à des degrés divers : c’est le franchissement d’un seuil qui peut poser problème.

£ On expliquait autrefois le Dark Factor par une enfance persécutée. Aujourd’hui, des facteurs innés semblent plus déterminants, même si les raisons du mal conservent une part de leur mystère.

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ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel

YVES-ALEXANDRE THALMANN

Professeur de psychologie au collège Saint-Michel et collaborateur scientifique à l’université de Fribourg, en Suisse.

LA FORMULE DE L’AMOUR ÉTERNEL

L’histoire d’une formule délirante, censée prédire la durée d’une relation amoureuse, en dit long sur les travers et errances du développement personnel.

Le manque de recul de certains acteurs du développement personnel représente un problème endémique. On ne compte plus le nombre d’informations erronées, parfois totalement dénaturées, diffusées pourtant avec d’excellentes intentions. Car il ne suffit pas de lire des ouvrages, même en quantité, et de « faire un travail sur soi » pour maîtriser toutes les subtilités d’un sujet, d’autant plus s’il implique le traitement pointu de données précises. J’aimerais illustrer ce propos avec une nouvelle qui a fait le buzz en son temps : la formule mathématique de l’amour durable. Mise au point il y a quelques années, celle-ci revient régulièrement sur le devant de la scène dans les magazines people et leurs émanations sur le net.

De quoi s’agit-il ? D’une équation permettant de calculer l’espérance de vie d’un couple. En soi, la modélisation de la relation amoureuse n’est pas une

nouveauté. Citons parmi les théories sérieuses les plus connues celle de l’amour dit « triangulaire », imaginée par le psychologue Robert Sternberg (à ne pas confondre avec le triangle amoureux, qui inclut une tierce personne, amant ou maîtresse, dans une relation officielle). D’après lui, toute relation amoureuse peut être représentée par un triangle dont les trois pôles sont : la passion (attirance physique), l’intimité (attachement, amitié) et l’engagement.

La juste proportion entre ces trois composantes assure l’équilibre de la relation et, partant, l’épanouissement dans la durée des partenaires. Au contraire, un excès ou une carence de l’un de ces trois éléments a pour effet de déséquilibrer la relation et de la rendre moins satisfaisante et plus fragile.

Il existe également des modèles davantage qualitatifs, faisant la part belle à l’arithmétique. C’est ainsi que le

professeur de psychologie sociale aujourd’hui décédé Donn Byrne a consacré une part importante de sa carrière académique à la question de l’attraction. Ses publications scientifiques sont exigeantes et s’adressent à un auditoire formé aux méthodes quantitatives utilisées en psychologie. Pour le grand public, il existe cette formule simplifiée, fruit d’une régression linéaire : y = 5,44x + 6,62, où y représente l’attraction, sur une échelle de 2 à 14, et x la proportion de similitudes entre les deux partenaires. La traduction mathématique, pourrait-on dire, du célèbre dicton : qui se ressemble s’assemble…

FORMULE SAVANTE ET BOURRÉE D’ERREURS

Pour faire le buzz, une information se doit d’être facile à comprendre et surtout ne pas s’encombrer des nuances propres à la recherche scientifique. Le mieux est

72 N° 150 - Janvier 2023

d’en emprunter la forme, pour paraître sérieuse, mais de s’arrêter là. Venons-en à l’objet du délit sans plus attendre, souvent vendu sous l’étiquette aguicheuse de « formule de l’amour durable » : L = 8 + 0,5Y – 0,2P + 0,9Hm + 0,3Mf + J – 0,3G – 0,5 (Sm – Sf)2 + I + 1,5C Cette équation permet de calculer la valeur de L, soit l’espérance de vie d’un couple (en années), en fonction de différents paramètres. Je me suis prêté au jeu avec mon épouse et suis arrivé à un résultat d’un peu moins de vingt-sept ans. Comme nous nous fréquentons depuis vingt-quatre ans, cela nous laisserait environ trois ans de vie commune… Voici la signification des variables : Y est le nombre d’années durant lesquelles les partenaires se connaissaient avant de se mettre en couple et P le nombre de partenaires précédents des deux personnes, additionnés. Les autres paramètres s’évaluent sur une échelle d’importance de 1 à

5 (5 étant le maximum). Hm est l’importance que l’homme attribue à l’honnêteté dans la relation, Mf l’importance que la femme attache à l’argent dans la relation, J l’importance additionnée (donc entre 2 et 10) que les deux portent à l’humour, G l’importance additionnée que l’un et l’autre portent à l’attractivité ou apparence physique, Sm et Sf l’importance que la sexualité revêt pour l’homme et la femme respectivement, I l’importance (additionnée) attachée à la belle-famille et C l’importance (additionnée) accordée aux enfants dans la relation. Voilà, vous savez tout ; à vos calculatrices ! Sans doute avez-vous buté sur une expression étrange : – 0,5 (Sm – Sf)2. Pourquoi diviser une expression par 2 si c’est pour la multiplier par 2 juste après ! Les commentaires que l’on peut lire sur internet à ce sujet concernent uniquement la signification du calcul : quand l’homme valorise davantage la sexualité

que sa compagne, cela diminue l’espérance de vie du couple. Sauf si, bien entendu, on s’y entend en formalisme mathématique et que l’on comprend que le chiffre 2 est en réalité un exposant (il faut en fait écrire – 0,5 (Sm – Sf)2). Auquel cas la signification devient : plus grande est la différence d’appréciation de la sexualité au sein du couple, plus importantes seront les insatisfactions, grevant l’espérance de vie de la relation. On comprend alors que la différence d’appétit sexuel peut devenir un problème de la même façon si c’est la femme qui a une libido bien plus développée que son partenaire. La mise au carré de la parenthèse – rendant son résultat toujours positif – apparaît encore plus clairement dans la formule idoine adaptée aux partenaires de même sexe : – 0,5 (S1 – S2)2 , où S représente l’importance de la sexualité pour le premier et le second partenaire.

73 N° 150 - Janvier 2023

VIE QUOTIDIENNE

p. 86 Pour réviser, éteignez votre « cerveau social » p. 90 Pourquoi fermons-nous les yeux lorsque nous éprouvons du plaisir ?

Bonnes résolutions Comment s’y tenir

Faire plus de sport, manger moins de viande, arrêter de fumer, sortir plus souvent avec des amis : on a tous de bonnes résolutions en tête, mais rares sont les personnes qui les tiennent, en changeant durablement leur comportement. Comment y parvenir ?

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Par Stefanie Uhrig, docteure en neurosciences et journaliste scientifique à Erbach, en Allemagne.
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Une expérience aurait montré que s’empêcher de penser à un ours blanc amène à y penser encore davantage. Des données plus récentes disent le contraire en montrant qu’avec de l’entraînement on peut maintenir la bête à distance. p.

SYNDROME D’ANNIVERSAIRE

Des traumatismes qui frappent sur plusieurs générations, à la même date ? Pour les psychogénéalogistes, un syndrome d’anniversaire. Pour les mathématiciens, le simple hasard.

MAIN DU DIABLE

On désigne par hybristophilie une attirance sexuelle pour les meurtriers et les criminels. De nombreuses femmes hybristophiles ont écrit des lettres enflammées au tueur de masse Anders Breivik, qui abattit 77 personnes et en blessa 151 autres le 22 juillet 2011 en Norvège.

« C’est là que tu te demandes vraiment si tu n’es pas bon pour l’asile »

Monsieur A., dont la main gauche bouge toute seule et lui désobéit à cause d’une lésion cérébrale.

OURS BLANC HYBRISTOPHILIE BAISER

des personnes se tiendraient à leurs bonnes résolutions du début de l’année au-delà d’une durée de deux mois…

Un baiser est bien plus sensuel si on réduit la « charge perceptuelle », c’est-à-dire la quantité d’informations sensorielles reçue par le cerveau par l’intermédiaire d’autres canaux, telle la vue. Conclusion : fermez les yeux !

GAZOTRANSMETTEUR

Se dit d’un gaz qui joue le rôle de neurotransmetteur dans le cerveau. Les plus importants : les monoxydes de carbone et d’azote, et le sulfure d’hydrogène.

Pour être efficace dans son travail, notre cerveau gagnerait à s’isoler dans sa bulle.

En effet, les neurones de la socialisation seraient en conflit avec ceux de la concentration.

p. 14 p. 30 p. 80
27 % ASOCIAL ?
56
p. 18 p. 86 p. 90 p. 64
À retrouver
Imprimé en France – Maury imprimeur S. A. Malesherbes– Dépôt légal : Janvier 2023 – N° d’édition : M0760150-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution : MLP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 266 854 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot
dans ce numéro

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