CERVEAU & PSYCHO #159 • NOVEMBRE 2023

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Cerveau & Psycho

N° 159 Novembre 2023

L 13252 - 159 - F: 7,00 € - RD

LES PSYCHOTHÉRAPIES EN LIGNE SONT-ELLES EFFICACES ?

APPRENDRE À

SE REPOSER Les découvertes des neurosciences pour recharger les batteries MANAGEMENT DANS LE CERVEAU D’UN ENTREPRENEUR

PSYCHO À QUOI SERVENT NOS REGRETS NEUROSCIENCES PEUT-ON ENTENDRE LE SILENCE ?

DOM : 8,50 € – BEL./LUX. : 8,50 € – CH : 12,00 FS – CAN. : 12,99 CA$ – TOM : 1 100 XPF

Cerveau & Psycho

APPRENDRE À SE REPOSER

Les découvertes des neurosciences pour recharger les batteries

Novembre 2023

N°159

Dossier spécial : LES PARADOXES DU NARCISSISME Derrière les crises d’ego, un manque de confiance en soi


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N° 159

NOS CONTRIBUTEURS

ÉDITORIAL

p. 20-27

SÉBASTIEN BOHLER

Jan Scheitz

Neurologue et professeur de recherche clinique à l’hôpital universitaire de la Charité de Berlin, il est un des spécialistes mondiaux des liens entre cœur et cerveau, et des pathologies cardiaques provoquées par les AVC.

Rédacteur en chef

« Earworm » p. 54-59

Frédéric Ooms

Chargé de cours en innovation et entrepreneuriat à l’école de gestion HEC Liège, à l’université de Liège, en Belgique, il étudie les particularités du cerveau de créateurs d’entreprise pour mieux comprendre d’où leur vient leur talent.

p. 67

Jérôme Palazzolo

Médecin psychiatre, spécialisé en psychopharmacologie et en thérapies cognitivo-comportementales, il participe au développement des psychothérapies en ligne pour accélérer l’accès aux soins des patients.

p. 78-81

Aurélia Schneider

Psychiatre spécialiste de la charge mentale, elle livre des clés pour aprendre à se reposer et ne plus se laisser submerger par la fatigue.

Le mur était trop haut, Il a tout essayé Il n’a pu s’échapper Et les vers mangèrent son cerveau

C

e sont les paroles de la chanson Hey you !, de l’album de Pink Floyd « The Wall », sorti en 1979. Presque un demi-siècle plus tard, des scientifiques ont capté l’activité du cerveau de dizaines d’hommes et de femmes à qui l’on a fait écouter du Pink Floyd (une chanson du même album intitulée Another brick in the wall). Des capteurs détectaient les courants électriques échangés par les neurones et les ont convertis en sons. Ils ont alors entendu, miracle de la technologie et des IA, la chanson sortir de leur cerveau. À l’autre bout de la planète, à peu près au même moment, une femme subissait précisément le sort de l’infortuné Pink, le héros de The Wall dont le cerveau est dévoré par les vers. Dans un hôpital de Canberra, en Australie, on a extrait du cerveau de cette sexagénaire un ver long de plusieurs centimètres. D’où venait ce ver, et pourquoi se nourrissait-il de sa matière grise ? Un traitement immunosuppresseur aurait permis à des larves de s’infiltrer dans ses neurones. Heureusement, la pauvre femme se remit de l’opération. La musique, elle, n’a pas de frontières. À 15 000 kilomètres de Canberra, à Baltimore, des scientifiques ont découvert dans le cerveau de volontaires le « son du silence », l’ode de Paul Simon et Art Garfunkel. Ils ont montré que notre cerveau perçoit effectivement le silence comme un son. Depuis, cette chanson tourne en boucle dans ma tête. Savez-vous comment les Anglo-Saxons désignent une mélodie dont on n’arrive pas à se débarrasser ? Ils l’appellent Earworm. Ce qui signifie en français : ver d’oreille… £

N° 159 - Novembre 2023


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SOMMAIRE

p. 35-52

Dossier

N° 159 NOVEMBRE 2023

p. 16

p. 20

p. 28

p. 30

p. 6-33

DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS Le yoga, efficace contre Alzheimer La force du jeûne intermittent Le fromage protégerait du déclin cognitif Bébé fait-il assez la sieste ? Quand le Covid fait chuter la testostérone Métastases cérébrales : il n’y a pas que la taille qui compte ! p. 16 FOCUS

Quand les neurones chantent du Pink Floyd Des électrodes plantées dans le cerveau de volontaires écoutant l’album « The Wall », et la chanson sort des haut-parleurs ! Lucy Tu

p. 20 PATHOLOGIES

Takotsubo : quand le cerveau vous brise le cœur

Un stress intense, et le cœur lâche : c’est le syndrome de takotsubo, qui montre la force des liens entre cœur et cerveau. Jan Scheitz

p. 35

p. 28 MÉDECINE

Un ver de 8 cm dans le cerveau

Comment cet animal est-il arrivé dans le cerveau de cette Australienne ? Lars Fischer

p. 30 NEUROSCIENCES

Peut-on entendre le silence ?

Pour la première fois, des scientifiques ont découvert comment notre cerveau entend le son du silence. Shayla Love INTERVIEW PARTENAIRE p. I à III (après la p. 82)

« Des idées fausses sur les enfants circulent encore » Agnès Florin

LES PARADOXES DU NARCISSISME p. 36 PSYCHIATRIE

ENTRE GRANDEUR ET FRAGILITÉ

L’orgueil démesuré du narcissique dissimulerait un doute profond sur sa propre valeur. Diana Kwon

p. 44 DÉVELOPPEMENT

LES RACINES DU NARCISSISME

Manque ou excès d’attention de la part des parents ? L’un et l’autre peuvent produire des enfants narcissiques. Anne-Marie Huiberts

p. 50 PSYCHOLOGIE

« LE MOT “NARCISSIQUE” NE DEVRAIT PAS ÊTRE UNE INJURE » Entretien avec Sabrina Krauss

assureur militant

En collaboration avec

Avec le soutien de

ASSOCIATION FRANCOPHONE DE PSYCHOLOGIE ET PSYCHOPATHOLOGIE DE L’ENFANT ET L’ADOLESCENT

N° 159 - Novembre 2023


5

p. 94

p. 60

p. 64

p. 68

p. 72

p. 86 p. 92

p. 54-70

p. 72-91

ÉCLAIRAGES

VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 54 COGNITION

p. 72 PSYCHOLOGIE

Une connexion neuronale semble plus développée chez les créateurs d’entreprise.

Pour recharger les batteries, des activités bien planifiées et à la bonne fréquence ressourceront efficacement votre cerveau.

p. 92-97

À LA UNE

Entrepreneurs : un cerveau différent ? Frédéric Ooms et Bernard Surlemont

p. 60 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL

YVES-ALEXANDRE THALMANN

« Je ne regrette rien » Dommage !

Plutôt que d’essayer de ne pas avoir de regrets, apprenons à les utiliser au mieux. p. 64 SANTÉ MENTALE

Thérapies en ligne : quelle efficacité ?

Le premier comparatif à taille réelle des psychothérapies en ligne et en présentiel. Stephanie Pappas

p. 68 RAISON ET DÉRAISON

Apprendre à se reposer Liam Drew

p. 78 PSYCHOLOGIE

« Il ne suffit pas de ne rien faire pour se reposer » Entretien avec Aurélia Schneider

p. 86 L’ÉCOLE DES CERVEAUX JEAN-PHILIPPE LACHAUX

Pour créer, restez concentré !

Nicolas Gauvrit

p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE SEBASTIAN DIEGUEZ

L’Huile sur le feu : dans la tête d’un pompier pyromane

Provoquer un incendie alors qu’on est censé le combattre : comment est-ce possible ? Dans ce roman, Hervé Bazin a pénétré l’âme du pompier pyromane.

Contrairement aux idées reçues, se concentrer ne bloque pas la créativité, mais la porte vers l’avant.

Cours d’esprit critique : p. 90 LA QUESTION DU MOIS Pourquoi les chiens quels résultats ? Au collège, les élèves apprennent inclinent-ils la tête ? à se prémunir contre les fake news.

p. 92 SÉLECTION DE LIVRES Sexe & violences La Force de nos bugs Les Aventuriers du bonheur perdu Quarante Idées fausses sur les régimes Le Cerveau, machine à inventer Dans la peau d’un dauphin

Stephanie Pappas

N° 159 - Novembre 2023

Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, broché en cahier intérieur, sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. En couverture : © Fida Olga/Shutterstock


DÉCOUVERTES

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p. 16 Quand les neurones chantent du Pink Floyd p. 20 Takotsubo : quand le cerveau vous brise le cœur p. 28 Un ver de 8 cm dans le cerveau

Actualités Par la rédaction DÉCLIN COGNITIF

Le yoga, efficace contre Alzheimer

Selon des travaux récents, le yoga stimulerait l’activité de l’hippocampe – principal centre cérébral de la mémoire – chez des femmes âgées. Ce qui réduirait le risque de maladie d’Alzheimer. L. A. Kilpatrick et al., Journal of Alzheimer’s Disease, 2023.

© vectorfusionart/Shutterstock

E

t si on prescrivait une heure de yoga par semaine à toutes les personnes vieillissantes qui se sentent souvent stressées et se plaignent de trous de mémoire, notamment pour éviter qu’elles ne développent la maladie d’Alzheimer ? Ce n’est peut-être plus une utopie à en croire les derniers travaux de l’équipe de Helen Lavretsky, à l’université de Californie à Los Angeles. Il s’agit là d’un yoga particulier, le kundalini yoga, qui combine mouvements du corps et méditation, avec un accent mis sur la respiration, la récitation de mantras (des phrases sacrées) et la visualisation mentale. Une pratique physique particulièrement adaptée pour les personnes âgées, dont quelques études ont déjà révélé les bénéfices sur la perception du stress, l’attention, la qualité de vie et l’humeur. Mais il manquait encore des preuves plus tangibles des bienfaits du yoga sur le cerveau et la santé mentale… C’est désormais chose faite grâce à une étude menée sur 22 femmes d’une soixantaine d’années qui faisaient initialement partie

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p. 30 Peut-on entendre le silence ?

MALADIES NEURODÉGÉNÉRATIVES RETROUVEZ-NOUS SUR

La force du jeûne intermittent D. S. Whittaker et al., Cell Metabolism, 2023.

DES EFFETS VISIBLES DANS LE CERVEAU Ces femmes ont accepté de se soumettre à deux séances d’IRM fonctionnelle pour mesurer l’activité de leur cerveau au repos, l’une avant et l’autre après un des programmes d’entraînement cérébral proposés par l’équipe de Helen Lavretsky. Le but était de comparer l’efficacité de douze semaines de kundalini yoga à celle d’un entraînement mnésique plus classique que l’on sait efficace, consistant par exemple à mémoriser des mots en inventant des histoires, et ce à raison d’une heure par semaine. Les participantes ont aussi rempli des questionnaires psychologiques pour évaluer leur niveau de stress, d’anxiété, de symptômes dépressifs et leurs troubles de la mémoire. Ces résultats, encore préliminaires en raison de la faible taille de l’échantillon, montrent que les 11 femmes ayant fait du yoga ont vu diminuer fortement leur stress « subjectif », ainsi que leurs trous de mémoire, en

comparaison avec les 11 femmes du groupe « entraînement mnésique » chez qui l’amélioration s’est limitée aux troubles de la mémoire. Et qu’ont observé les chercheurs dans leur cerveau, en particulier l’hippocampe, une région essentielle à tous les processus mnésiques et d’apprentissage ? Une augmentation de la connectivité entre les neurones dans sa partie antérieure gauche, assignée au réseau du mode par défaut (mis en jeu quand on est au repos) et qui intervient dans les processus mnésiques liés au stress, chez les femmes qui ont fait du yoga ; et, chez celles ayant suivi l’entraînement mnésique, ce sont plutôt les aires postérieures de l’hippocampe qui sont devenues plus actives, celles-ci communiquant davantage avec des régions cérébrales impliquées dans les perceptions sensorielles. Dans tous les cas, le kundalini yoga, technique plutôt douce et facile à mettre en œuvre, au même titre que l’entraînement mnésique, semble protéger l’hippocampe du déclin lié à l’âge, et les femmes l’ayant testé seulement douze semaines en ont ressenti les avantages rapidement, sur leur niveau de stress et leurs problèmes de mémoire. Reste à confirmer ces données avec des études englobant un plus grand nombre de participants et non plus seulement des personnes ayant un risque élevé de développer la maladie d’Alzheimer. £ Bénédicte Salthun-Lassalle

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A

u même titre que le yoga, le jeûne intermittent permettrait de lutter contre la maladie d’Alzheimer. Sa mise en œuvre est également aisée chez des personnes âgées : quatorze heures par jour sans s’alimenter, mais sans restriction calorique. C’est ce que viennent de prouver pour la première fois Daniel Whittaker, de l’université de Californie à San Diego, et ses collègues, en testant ce « régime » chez des souris génétiquement « conçues » pour développer une maladie d’Alzheimer. Pourquoi cette idée ? Parce que 80 % des personnes atteintes de cette pathologie neurodégénérative présentent des troubles du sommeil et de leurs rythmes circadiens – leur horloge biologique. Ainsi, par comparaison avec des rongeurs disposant de leur nourriture en libre-service, les souris soumises à ce type de jeûne ont vu leurs troubles mnésiques et du comportement typiques de la maladie d’Alzheimer diminuer. Dans leur cerveau, les chercheurs ont découvert à la fois moins de lésions cellulaires caractéristiques, un degré moindre d’inflammation au niveau des neurones et une hausse d’activité de l’hippocampe, principal centre de la mémoire. Daniel Whittaker et ses collègues vont jusqu’à suggérer que le dérèglement circadien pourrait être une cause de la maladie, de sorte que l’alimentation restreinte dans le temps, time-restricted feeding, ou TRF, va bientôt être testée chez l’homme lors d’un essai clinique. Avec l’espoir de ralentir la progression de la maladie cérébrale la plus répandue dans le monde. £ B. S.-L.

© Olga Miltsova/Shutterstock

d’une plus large cohorte de recherche sur les effets du yoga sur le développement de la maladie d’Alzheimer. Toutes souffraient de déclin cognitif lié à l’âge – elles se plaignaient entre autres de troubles de la mémoire – et présentaient un ou plusieurs facteurs de risque cardiovasculaire de la maladie d’Alzheimer, comme l’obésité, l’hypertension artérielle ou l’excès de cholestérol.


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Un ver de 8 cm dans le cerveau Par Lars Fischer, journaliste scientifique à la revue Spektrum der Wissenschaft.

Stupeur dans un hôpital australien : des médecins ont extrait un long ver rouge pâle du cerveau d’une femme. Un parasite qui loge normalement dans l’organisme d’un python…

omment est-il arrivé là ? Normalement, ces vers infestent les pythons et séjournent dans leur organisme. Comme le rapporte l’équipe de Sanjaya Senanayake, de l’université nationale australienne de Canberra, il s’agit du premier cas connu d’infection de l’homme par cet ascaris typique des serpents. Toutefois, si l’on y regarde de plus près, Ophidascaris robertsi n’est pas strictement réservé aux serpents. Ce que les médecins ont trouvé dans la tête de leur patiente n’est que le troisième stade larvaire (appelé « stade L3 ») du ver. Or ce stade s’attaque généralement aux mammifères. L’ascaris a en effet un cycle de vie qu’on qualifie d’indirect, ce qui signifie qu’il a besoin de passer par plusieurs espèces hôtes pour se développer.

EN BREF

£ Une patiente de 64 ans est hospitalisée pour des douleurs abdominales, des diarrhées, de la toux et des problèmes neurologiques. £ L’IRM fait apparaître une lésion dans son lobe frontal. £ Une biopsie permet de retirer un ver de 8 cm de son cerveau. Le parasite y est entré sous forme de larve en profitant d’un affaiblissement de son système immunitaire.

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Les œufs, excrétés par le ver adulte, se dispersent dans la nature par les excréments du serpent. Les petits marsupiaux, les rongeurs ou même les koalas ingèrent les œufs, et les larves L3 se développent dans leur corps. Ce n’est que lorsqu’un python dévore l’hôte intermédiaire (le koala, le marsupial ou le rongeur, donc) que le parasite entre de nouveau dans un serpent sous forme larvaire, s’y développe, devient adulte et commence à son tour à pondre des œufs. Le cycle est alors accompli. PYTHONS, KOALAS ET PETITS RONGEURS Ce n’est donc pas un parasite de serpent qui s’est logé dans la tête de la femme, mais une larve spécialisée dans l’infection des mammifères. Les scientifiques écrivent dans leur rapport publié

© Cerveau & Psycho

C


DÉCOUVERTES Médecine A

B

C

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La lésion observée dans le lobe frontal du cerveau de la patiente (A) était due à la présence d’un ver parasite (B, C) qui s’était développé à partir d’une larve du parasite Ophidascaris robertsi.

faire passer un scanner cérébral, les médecins ont découvert une zone anormale d’environ 1,5 centimètre de long et 1 centimètre de large, située juste derrière le front. Finalement, en effectuant une biopsie, ils ont déniché le ver rouge pâle, mesurant 8 centimètres de long.

© Hossain, M. et al., Human neural larva migrans caused by Ophidascaris robertsi ascarid, Emerging Infectious Diseases, vol. 29, 2023, fig. 2

L’Australienne a probablement été infectée par des œufs de ce parasite en consommant des épinards néo-zélandais. dans la revue Emerging Infectious Diseases que la femme a probablement été infectée par les œufs en consommant des épinards néo-zélandais, un légume qui y pousse à l’état sauvage. L’Australienne a été hospitalisée pour la première fois en janvier 2022 en raison de douleurs abdominales et de diarrhées, et a par la suite développé une forte toux. Des examens ont fait apparaître des dommages aux poumons et au foie ainsi qu’un afflux massif de cellules immunitaires dans le tissu pulmonaire. Ces deux phénomènes étaient probablement dus aux larves de vers qui se répandaient dans son corps. S’ensuivirent des problèmes neurologiques à proprement parler : pendant trois mois, la patiente s’est plainte de troubles de la mémoire et de dépression. Finalement, ayant décidé de lui

Bibliographie M. E. Hossain et al., Human neural larva migrans caused by Ophidascaris robertsi ascarid, Emerging Infectious Diseases, 2023.

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LE CERVEAU SANS DÉFENSE Une fois celui-ci retiré, et la patiente traitée au moyen de médicaments contre d’éventuelles autres larves, les symptômes ont disparu. Comment un ver a-t-il pu se développer dans le cerveau, a priori protégé des infections diverses ? Il se peut que le traitement initial de l’inflammation des poumons, entraînant une suppression des défenses immunitaires, ait permis aux larves de pénétrer dans le cerveau et de s’y développer. Un tel cas n’est pas aussi inhabituel qu’il pourrait paraître à première vue. Des symptômes similaires, appelés larva migrans, sont également connus chez l’ascaris humain, qui infecte environ un cinquième de la population mondiale (cette maladie se traduit par des vers infestant différents organes, et provoquant des troubles de la vision, de l’asthme, une pneumopathie ou des éruptions cutanées). Une large variété de vers parasites est susceptible de pénétrer dans le système nerveux central de l’être humain et d’y déclencher des symptômes neurologiques. C’est le cas par exemple de l’ascaris du raton laveur Baylisascaris procyonis, également répandu en Europe, qui provoque parfois une méningite très grave, voire mortelle. Il est cependant rarissime qu’il infecte l’homme. £


Nouve autés

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Dossier 35

SOMMAIRE

p. 36 Entre grandeur et fragilité p. 44 Les racines du narcissisme p. 50 Interview « Le mot “narcissique” ne devrait pas être une injure »

LES PARADOXES DU NARCISSISME Les narcissiques ? On s’en méfie,

on les pointe du doigt, voire on les condamne parce qu’ils ne pensent qu’à eux et n’aiment qu’eux. Mais n’y a-t-il pas là un premier paradoxe ? Nous n’avons probablement jamais été aussi narcissiques qu’aujourd’hui – à travers nos avatars, nos profils Instagram, notre quête de likes et nos selfies. N’est-ce pas nous-mêmes que nous détestons alors ? Et comment se détester si l’on est narcissique ? C’est le deuxième paradoxe. Les cas décrits dans ce dossier sont écartelés entre le mépris de soi et la conviction d’être supérieurs aux autres. L’explication ? Incertains de leur propre valeur, ils « surjoueraient » leur propre rôle pour se rassurer, et tenter désespérément d’atteindre la vision idéalisée d’eux-mêmes. Forcément, c’est dans l’enfance que se construit cette vision grandiose. Parents qui placent leur enfant sur un piédestal, plus haut qu’il ne peut atteindre, créant d’emblée l’écart entre ce qu’il est et ce qu’on attend de lui. Écart qu’il va falloir combler. Parce que pour être aimé il faut être le meilleur. Mais il existe aussi un narcissisme fonctionnel, presque normal. Celui-ci peut nous aider à vivre et même à réussir. C’est pour mieux repérer la frontière entre les deux que ce dossier vous livre des clés. Sébastien Bohler

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Dossier

ENTRE GRANDEUR ET FRAGILITÉ

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L’orgueil démesuré du narcissique dissimulerait un doute profond sur sa propre valeur. De quoi le pousser à se grandir exagérément. Par Diana Kwon, journaliste scientifique.

EN BREF

£ La plupart des psychologues considèrent que chez les individus narcissiques, le complexe de supériorité s’accompagne d’un profond manque de confiance en soi. £ Dans leur corps, des taux élevés d’hormones du stress traduisent une détresse intense, compensée en partie par l’image projetée à l’extérieur.

© Master1305/Shutterstock

£ L’analyse de leur cerveau met aussi en évidence une sensibilité extrême aux situations d’exclusion sociale…

Q

uand on parle de narcissiques, certains imaginent de grands mégalomanes comme Donald Trump ou Elon Musk, qui se donnent en spectacle partout où ils peuvent, sur les réseaux sociaux ou dans les médias. Ou bien, le Premier ministre indien, Narendra Modi, qui arbora un jour un costume à rayures où son propre nom était tissé en minuscules lettres d’or sur chaque rayure. Pourtant, il y a fort à parier que vous avez déjà rencontré un narcissique qui ne ressemblait en rien à ces individus. On estime ainsi que jusqu’à 6 % de la population américaine, essentiellement des hommes, a souffert d’un trouble de la personnalité narcissique à un moment ou à un autre de sa vie [ce pourcentage est plus faible pour le trouble narcissique pathologique, de l’ordre de 1 %, voir l’interview de S. Krauss, page 50, ndlr]. Il se manifeste avec de grandes variations d’une personne à l’autre. Les gens atteints de narcissisme « peuvent être convaincus de leur propre grandeur ou se détester euxmêmes, être extravertis ou isolés socialement. Certains sont capitaines d’industrie, d’autres incapables de conserver un emploi stable, il peut s’agir aussi bien de citoyens modèles que de personnes antisociales », résume un document de synthèse sur le diagnostic de ce trouble. UNE EXTRÊME PRÉOCCUPATION POUR SOI-MÊME Alors que le grand public connaît généralement la version dite « grandiose » du narcissisme, visible sous les traits d’une

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DOSSIER LES PARADOXES DU NARCISSISME ENTRE GRANDEUR ET FRAGILITÉ personne arrogante, pompeuse et avide d’attention, le trouble existe également sous une forme qualifiée de « vulnérable » ou « cachée » : cette fois, l’individu est aux prises avec une détresse intérieure et d’immenses fluctuations de son estime de soi. Dans tous les cas, ces êtres apparemment opposés ont en commun une préoccupation extrême pour eux-mêmes. La plupart des psychologues qui traitent des patients narcissiques affirment que la grandiosité et la vulnérabilité coexistent chez un même individu, et se manifestent avec plus ou moins de force au gré des situations. Toutefois, parmi les universitaires, nombreux sont ceux qui affirment que ces deux traits ne se chevauchent pas toujours. Ce débat fait rage depuis des décennies sans qu’aucun verdict n’ait été apparemment trouvé, probablement en raison d’un biais : les patients qui vont consulter un thérapeute sont porteurs de vulnérabilité, alors que les narcissiques purement « grandioses » ne vont a priori jamais pousser la porte d’un tel cabinet (puisqu’ils sont, d’après eux, parfaits). La psychologue Mary Trump (la nièce de Donald) a déduit de son histoire familiale combinée à une observation attentive que son oncle remplit les critères du trouble de la personnalité narcissique et, vraisemblablement, du trouble de la personnalité antisociale, à l’extrémité duquel se trouve la sociopathie. Et pourtant, « établir un diagnostic précis et complet nécessiterait une batterie complète de tests psychologiques et neuropsychologiques auxquels il ne se soumettra jamais », note-t-elle dans son livre consacré au personnage. Aujourd’hui, la science du cerveau contribue à une meilleure compréhension du narcissisme. Il est peu probable qu’elle résolve le débat, mais des études préliminaires donnent raison aux cliniciens : la vulnérabilité semble en effet être la face cachée du fantasme de grandeur.

l’une des plus longues périodes de dépression que j’aie jamais traversées, raconte Tessa. Je suis devenue très amère, et j’y travaille encore aujourd’hui. » Cette dissonance entre imaginaire et réalité a eu des répercussions sur ses relations. Lorsqu’elle s’adresse à d’autres personnes, elle éprouve souvent de l’ennui… Dans les relations amoureuses, elle se sent comme déconnectée de ses propres émotions et de celles de son partenaire. Après avoir rompu, un ex-petit ami lui a dit qu’elle n’avait pas pris conscience du mal qu’elle lui avait fait. Elle ne supportait pas qu’il fréquente d’autres personnes, elle dénigrait et méprisait ses amis, et tentait de l’empêcher de les rencontrer. Et elle ne supportait pas qu’il admire d’autres personnes, craignant qu’il cesse de l’admirer elle. Voyant qu’elle n’arrivait pas à concrétiser son idéal de perfection (notamment à s’entourer de fans qui la vénéraient pour sa beauté et son talent), elle sombra dans des gouffres d’angoisse. « Parfois, dit-elle, je plane au-dessus de tout, au-dessus de la vie elle-même, et l’instant d’après je me sens comme un déchet au bord de la route, confie­t­elle. J’ai l’impression de cacher et de dissimuler des choses, je suis perpétuellement stressée et épuisée. J’essaie constamment de me construire un moi intérieur pour ne plus avoir à éprouver ces sentiments. » Des parents

ENTRE GRANDEUR ET MÉPRIS DE SOI Tessa, une jeune femme de 25 ans qui vit aujourd’hui en Californie, s’est parfois sentie au sommet du monde. « Je me réveillais tous les jours et j’allais à l’université en croyant que j’allais devenir une chanteuse célèbre et que ma vie allait être fantastique, se souvient-elle. Je pensais que je pourrais continuer à me perfectionner et qu’un jour je finirais par devenir une personne extra­ ordinaire menant une vie hors du commun. » Mais elle a aussi souffert de graves dépressions. L’une d’entre elles est survenue lorsqu’elle a compris que la vie fabuleuse qu’elle avait imaginée ne se réaliserait peut-être jamais. « Ce fut

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© Khosrork/iStock

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Je me réveillais tous les jours et j’allais à l’université en croyant que j’allais devenir une chanteuse célèbre et que ma vie allait être fantastique. Tessa, 25 ans

lui conseillent alors de suivre une thérapie. On lui diagnostique un trouble de la personnalité narcissique en 2023. VERS LE NARCISSISME « FONCTIONNEL » Ce qui fait en partie la complexité du narcissisme, c’est que celui-ci n’est pas toujours dysfonctionnel. « Il n’y a en soi rien de problématique à être socialement dominant, avide de réussite, ou à vouloir améliorer son sort. C’est même franchement valorisé dans les cultures occidentales », note Aidan Wright, psychologue à l’université du Michigan. Quant à Elsa Ronningstam, psychologue clinicienne à l’hôpital McLean, dans le Massachusetts, elle va plus loin : pour elle, il existe une forme fonctionnelle du narcissisme qui consiste à entretenir une vision positive de soi-même ainsi qu’à préserver son bien-être, tout en étant capable d’entretenir des relations étroites avec les autres et de tolérer des divergences par rapport à une version idéalisée de soi-même. Le narcissisme « pathologique », quant à lui, est marqué par une incapacité à maintenir une estime de soi stable. Les personnes atteintes de ce trouble protègent une image infatuée d’elles-mêmes aux dépens des autres et, dès l’instant où cette représentation est menacée, elles entrent dans des accès de colère, de honte ou d’envie. Ce sont des

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gens capables de mener une vie relativement normale et qui ne révèlent cette facette de leur personnalité que dans certaines situations. Le trouble de la personnalité narcissique s’accompagne souvent d’autres affections, telles que la dépression, le trouble bipolaire, la personnalité borderline ou le trouble de la personnalité antisociale… LE MODÈLE DU MASQUE Dans le mythe antique de Narcisse, un jeune chasseur admiré pour sa beauté inégalée repousse de nombreuses personnes qui l’aiment et le poursuivent. Entre elles se trouve Écho, une malheureuse nymphe qui, après avoir joué un tour à un dieu, a perdu la faculté de parler, à l’exception des mots déjà prononcés par un autre. D’abord séduit par une voix qui lui ressemble, Narcisse finit par rejeter l’étreinte d’Écho. Le dieu Némésis maudit alors Narcisse, le faisant tomber amoureux de son propre reflet dans l’eau. Le jeune homme s’éprend irrémédiablement de son image, qu’il croit révéler un autre être magnifique, et se retrouve désemparé lorsqu’il s’aperçoit qu’elle ne peut pas lui rendre son affection. Dans certaines versions de l’histoire, il meurt de faim et de soif devant son reflet. Dans les années 1960 et 1970, les psychanalystes Heinz Kohut et Otto Kernberg ont esquissé le « modèle du masque » du narcissisme. Selon ce dernier, certains traits de caractère grandioses, dont l’arrogance et l’affirmation de soi, dissimuleraient des sentiments d’insécurité ainsi qu’une faible estime de soi. L’édition de 1980 du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), la principale référence utilisée par les cliniciens aux États-Unis, a ainsi inclus des caractéristiques vulnérables dans sa définition du trouble de la personnalité narcissique, tout en mettant l’accent sur les caractéristiques grandioses. Toutefois, certains praticiens ont soutenu que les critères de vulnérabilité se chevauchaient trop avec ceux d’autres troubles de la personnalité. Le trouble de la personnalité limite, en particulier, partage avec le trouble de la personnalité narcissique des caractéristiques de vulnérabilité comme la difficulté à gérer ses émotions, la sensibilité à la critique et l’instabilité des relations humaines. Les versions ultérieures du manuel diagnostic DSM ont donc accordé encore plus d’importance aux caractéristiques grandioses : un sens exagéré de la suffisance, une préoccupation pour des fantasmes de succès et de pouvoir illimités, un besoin excessif d’admiration et un manque d’empathie… Mais Aaron Pincus, psychologue clinicien à l’université d’État de Pennsylvanie, a remarqué au


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début des années 2000 que cette focalisation sur la grandiosité ne représentait pas fidèlement ce qu’il observait chez les sujets narcissiques. « Cette approche ignorait complètement ce qui pousse généralement les patients à venir en thérapie, à savoir la vulnérabilité et la détresse, expliqua-t-il. C’est ainsi que je me suis lancé dans une mission visant à mieux faire coller la pratique des thérapeutes avec les données scientifiques. » Dans une étude réalisée en 2008, lui et ses collègues ont ainsi découvert que la façon dont les praticiens de la santé mentale conceptualisaient le trouble de la personnalité narcissique variait énormément, mobilisant des dizaines de critères pour décrire les diverses expressions du narcissisme. Mais on y trouvait aussi un fil conducteur : des descriptions de manifestations à la fois grandioses et vulnérables du trouble. Depuis, les chercheurs ont découvert que les deux dimensions du narcissisme sont liées à ce que les psychologues appellent l’« antagonisme », un mélange d’égoïsme, de tromperie et d’insensibilité. Mais alors que la grandiosité est associée à l’affirmation de soi et à la recherche d’attention de la part d’autrui, la vulnérabilité est associée au névrosisme et à la souffrance provoquée par l’anxiété, la dépression et la conscience de ses limites. Le narcissisme vulnérable s’accompagne aussi, plus souvent que la forme grandiose, de comportements d’automutilation (coupures, brûlures, arrachage de cheveux et autres agissements que l’on retrouve également chez les personnes souffrant de trouble de la personnalité limite, ou borderline) ainsi que d’un risque de suicide. Les deux manifestations du narcissisme sont également liées à différents types de problèmes relationnels. Dans les états grandioses, les personnes atteintes de trouble de la personnalité

narcissique peuvent être plus vindicatives et dominatrices envers les autres, alors que dans les phases vulnérables, elles se montrent souvent plus renfermées et exploitables. L’EMPEREUR PUNIT SES SUJETS Jacob Skidmore, un jeune homme de 23 ans atteint d’un trouble de la personnalité narcissique qui tient un compte sous le nom de « The Nameless Narcissist » (« le narcissique sans nom ») sur plusieurs plateformes de médias sociaux explique qu’il passe souvent d’un état grandiose à un état vulnérable, parfois plusieurs fois par jour. S’il reçoit une attention positive de la part des autres ou s’il atteint ses objectifs, il éprouve des sentiments d’euphorie. Mais lorsque ces sources de stimulation de l’ego – ce qu’il appelle le « jus d’estime de soi » – se tarissent, il sombre. Écrasé par un sentiment de honte, il n’arrive même plus à sortir de chez lui. « J’ai peur de me montrer dehors parce que j’ai l’impression que le monde va me juger, et ça fait mal comme un coup de poignard dans la poitrine. » Mû par le désir de faire le plein d’estime de soi, le jeune homme s’est livré à d’étonnantes conduites : il s’est imposé en tant que leader dans plusieurs groupes sociaux, allant jusqu’à se qualifier d’« empereur » et à punir ceux qui le contrariaient, ou bien il a noué des relations avec d’autres personnes uniquement pour rehausser le sentiment de sa propre valeur. Pourtant, plus jeune, il était plus sensible, moins sûr de lui. « Je me souviens m’être regardé dans le miroir et m’être dit que j’étais dégoûtant et que je me détestais », raconte-t-il. Les évaluations des cliniciens, ainsi que les études menées auprès d’une population plus large, confirment l’idée que les narcissiques oscillent

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Se placer au-dessus des autres, les sanctionner quand ils ne chantent pas vos louanges : plus d’un dictateur a porté ces deux principes à leur paroxysme.

© Alexander Khitrov/Shutterstock ; © Frederic Legrand - COMEO/Shutterstock

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narcissisme, les psychologues cliniciens considéraient plus volontiers la vulnérabilité comme une composante centrale du narcissisme. En général, les narcissiques qui cherchent de l’aide sont plus vulnérables, fait remarquer Josh Miller : « Ce sont des personnes blessées qui demandent à être soulagées de leur souffrance. » Pour lui, cela signifie que les établissements psychiatriques ne sont peut-être pas le meilleur endroit pour étudier le narcissisme, du moins pas dans son aspect grandiose. « Cela reviendrait à vouloir étudier le comportement des lions en les observant un zoo », résume-t-il.

entre ces deux états. Dans le cadre d’enquêtes récentes, Aidan Wright, professeur de psychologie à l’université de Pittsburgh, et sa doctorante Elizabeth Edershile ont demandé à des centaines d’étudiants de premier cycle de remplir des évaluations mesurant leurs niveaux de grandiosité et de vulnérabilité plusieurs fois par jour pendant plusieurs jours. Ils ont constaté que la vulnérabilité et la grandiosité ne coexistent généralement pas au même moment, mais que les personnes globalement plus grandioses connaissent également des périodes de vulnérabilité, tandis que les plus vulnérables éprouvent par comparaison moins d’accès de grandiosité. Certaines études suggèrent que le chevauchement dépend de la gravité du narcissisme : le psychologue clinicien Emanuel Jauk, de l’université médicale de Graz, en Autriche, et ses collègues ont constaté au fil de leurs enquêtes que plus le niveau de grandiosité est élevé chez une personne narcissique, plus les phases de vulnérabilité sont fréquentes. UN CHAMP D’ÉTUDE MOUVANT Pour Diana Diamond, psychologue clinicienne à l’université de la ville de New York, ces résultats suggèrent que le modèle du masque est trop simple. « Le tableau est beaucoup plus complexe – la vulnérabilité et la grandiosité existent en relation dynamique l’une avec l’autre, et elles fluctuent en fonction des épisodes que l’individu rencontre dans sa vie, et du stade de développement de sa personnalité. » De leur côté, Josh Miller, de l’université de Géorgie, et d’autres chercheurs rejettent totalement l’idée que les individus grandioses cachent un côté vulnérable. « Je pense qu’ils se sentent vraiment en colère parce que ce qu’ils chérissent plus que tout, c’est un sentiment de supériorité et de statut – et lorsque ce sentiment est remis en question, ils se rebiffent », précise le psychologue. Un avis que partage le psychologue Donald Lynam, de l’université de Purdue : « Les gens peuvent être désagréables pour de nombreuses raisons – certains pensent simplement qu’ils sont meilleurs que les autres et cherchent à affirmer leur statut ou leur domination – ; cette motivation a été négligée. » Ces différences de perspective s’expliquent également par le fait que les divers courants de psychologie étudient de multiples populations. Ainsi, dans une étude de 2017, des chercheurs ont interrogé 23 psychologues cliniciens et 22 psychologues sociaux et psychologues de la personnalité (qui ne travaillent pas avec des patients) et ont constaté que, bien que les deux groupes considèrent la grandiosité comme un aspect essentiel du

VISITE CHEZ LES NARCISSIQUES MALFAISANTS La réticence à suivre une thérapie est particulièrement manifeste chez les narcissiques qu’on qualifie de « malfaisants ». En plus des caractéristiques habituelles du narcissisme, ils présentent des traits antisociaux et psychopathiques comme le mensonge chronique ou le plaisir d’infliger de la douleur ou de la souffrance à autrui. Marianne (dont le nom a été modifié pour des raisons de confidentialité) se souvient de son

Il ne pensait qu’à se surpasser. Plus que tout, il était motivé par le désir de détruire tout ce qui jouissait d’un semblant de popularité, était aimé ou estimé des autres. Marianne à propos de son père, narcissique pathologique

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ENTRE GRANDEUR ET FRAGILITÉ

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de conflits au sein des établissements où il exerçait. « Il ne pensait qu’à se surpasser. Plus que tout, il était motivé par le désir de détruire tout ce qui jouissait d’un semblant de popularité, était aimé ou estimé des autres. » Les narcissiques malfaisants sont un défi pour un psychothérapeute. Ils se montrent particulièrement dangereux lorsqu’ils occupent des positions de pouvoir, note Diana Diamond. Certains, en dépit d’un fonctionnement moral déficient, exercent une énorme influence sur leurs subordonnés. « Je pense que nous assistons de plus en plus à ces situations sur un plan politique, avec la montée de l’autoritarisme dans le monde entier », ajoute-t-elle. UN CERVEAU DIFFÉRENT ? Des recherches menées sur des jumeaux monozygotes (partageant 100 % de leurs gènes) et dizygotes (50 % de gènes communs) suggèrent que le narcissisme serait au moins partiellement hérité génétiquement ; d’autres études indiquent qu’une éducation parentale dysfonctionnelle jouerait également un rôle important, favorisant la grandiosité quand elle survalorise l’enfant, et la vulnérabilité quand elle ne lui accorde pas assez d’attention (voir l’article page 44). Il existe cependant une autre façon d’étudier ce qui se passe chez un narcissique : en regardant à l’intérieur. Dans une étude publiée en 2015, des chercheurs de l’université du Michigan ont recruté 43 garçons âgés de 16 ou 17 ans et leur ont demandé de remplir l’inventaire de la personnalité narcissique, un questionnaire qui mesure principalement les traits de caractère grandioses. Les adolescents ont ensuite joué au Cyberball, un jeu de lancer de balle virtuel, tandis que leur activité cérébrale était mesurée à l’aide de l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), une méthode de neuro-imagerie non invasive qui permet d’observer le cerveau à l’œuvre. Le Cyberball permet de tester la capacité des personnes à faire face à l’exclusion sociale. Les participants sont informés qu’ils jouent en ligne avec deux autres personnes, même si en réalité ce rôle est tenu par un ordinateur. Les deux joueurs « virtuels » commencent la partie de façon équitable : ils lancent de temps en temps la balle au joueur humain. Mais, au bout d’un moment, ils ne se lancent plus la balle qu’entre eux deux, ce qui exclut le participant du jeu. Dans pareille situation, les adolescents présentant les niveaux les plus élevés de narcissisme grandiose ont une activité cérébrale plus importante que les autres dans un ensemble de régions formant ce qu’on appelle le « réseau de douleur

© Daniel M Ernst/Shutterstock

Les réseaux sociaux et l’usage croissant des selfies incitent à mettre en avant son image personnelle auprès du plus grand nombre possible de followers. Le risque est de définir sa propre valeur d’après le nombre de personnes qui vous regardent. Un mécanisme qui est au cœur du narcissisme.

père, un brillant scientifique dont elle parla à son thérapeute, en lui montrant notamment les volumineuses lettres qu’il lui envoyait. L’avis du thérapeute fut immédiat : c’était un narcissique malfaisant. Sa correspondance révélait une pratique systématique de la punition. En famille, le père édictait des règles strictes, par exemple en limitant la durée pendant laquelle ses cinq enfants pouvaient aller aux toilettes au cours des longs trajets en voiture. Si, après avoir fait le plein, tout le monde n’était pas revenu au véhicule, il partait. Une fois, Marianne fut ainsi abandonnée à une station-service parce qu’elle n’avait pas pu rentrer à temps. « Pas un jour ne passait sans un drame de ce genre, se souvientelle. Si vous pleuriez, il disait que vous étiez histrionique. Il n’imaginait pas que le chagrin était causé par son comportement, il était persuadé que c’était de la comédie. » Son père montait également ses frères et sœurs et leur mère les uns contre les autres pour les empêcher de nouer des liens étroits, et il cherchait systématiquement les défauts des autres. Marianne se souvient de dîners à la maison où il passait des heures à essayer de déceler les faiblesses des maris dans les couples, ou de saper l’opinion qu’une femme pouvait avoir de son conjoint, et vice versa. Quand elle ramenait un petit copain à la maison, son père s’efforçait d’afficher sa supériorité sur le jeune homme et de le mettre au défi. Et, bien qu’étant un brillant universitaire doté d’un fort pouvoir de séduction, il s’était fait licencier à maintes reprises en raison


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Il existe une forme fonctionnelle du narcissisme qui consiste à entretenir une vision positive de soi-même ainsi qu’une volonté de préserver son propre bien-être. sociale » : c’est le cas de l’insula et du cortex cingulaire antérieur, qui avaient été identifiés lors d’études précédentes comme associés à la détresse face à l’exclusion sociale. Une différence qu’il aurait été impossible de déceler si on s’était contenté de demander aux participants ce qu’ils ressentaient : en effet, ils ne disent pas éprouver de détresse particulière liée à leur exclusion… mais leur cerveau le révèle. Dans une autre étude d’IRMf, Emanuel Jauk et ses collègues de Graz ont constaté que les hommes (et non les femmes) ayant des niveaux élevés de narcissisme grandiose avaient une plus forte activité cérébrale dans les parties du cortex cingulaire antérieur associées aux émotions négatives et à la douleur sociale lorsqu’ils regardaient des images d’eux-mêmes (et non d’amis proches ou d’étrangers)… LA DOULEUR D’ÊTRE SOI Au niveau biologique, les chercheurs relèvent dans l’organisme des narcissiques des traces d’un stress intense. Les hommes les plus narcissiques ont des niveaux plus élevés de cortisol, l’hormone du stress, que ceux qui le sont moins. Dans une étude réalisée en 2020, Royce Lee, psychiatre à l’université de Chicago, et ses collègues ont indiqué que les personnes souffrant de trouble de la personnalité narcissique – ainsi que celles souffrant de trouble de la personnalité limite – ont des concentrations sanguines plus importantes de

Bibliographie T. Lewis, The’Shared Psychosis’of Donald Trump and His Loyalists, Scientific American, 2021. N. McCain et al., Narcissism at the crossroads : phenotypic description of pathological narcissism across clinical theory, social/personality psychology, and psychiatric diagnosis, Clin.Psychol. Review, 2007. R. A. Ackerman et al., Experts’Views Regarding the Conceptualization of Narcissism, J. Pers. Dis., 2016. S. Torgersen et al., The heritability of Cluster B personality disorders assessed both by personal interview and questionnaire, J. Pers. Dis., 2012.

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molécules associées au stress oxydatif (une réponse au stress observée au niveau cellulaire). Selon Emanuel Jauk, ces résultats suggèrent que la vulnérabilité est toujours présente, mais qu’elle ne s’exprime pas forcément de manière visible. « Dans des circonstances particulières, comme en laboratoire, on est en mesure d’observer des signes de vulnérabilité sur le plan physiologique, même si les gens ne se décrivent pas comme tels. » Il ajoute toutefois que ces études sont loin d’avoir mis un point final au débat : nombre d’entre elles portent sur une poignée de sujets, et certaines ont fait état de conclusions contradictoires. Des études de suivi, idéalement sur un plus grand nombre d’individus, sont à présent nécessaires pour valider leurs données. « Les neurosciences du narcissisme sont passionnantes, mais, en même temps, j’hésite beaucoup à interpréter ces résultats », déclare ainsi Mitja Back, psychologue à l’université de Münster, en Allemagne. UN TRAITEMENT CONTRE LE NARCISSISME ? À ce jour, aucun essai clinique randomisé n’a été mené sur les traitements propres au trouble de la personnalité narcissique. Les cliniciens ont toutefois commencé à adapter des psychothérapies qui ont fait leur preuve dans d’autres pathologies apparentées, comme le trouble de la personnalité limite. Parmi les traitements actuels, la « mentalisation » encourage les individus à donner un sens à leurs propres états mentaux et à ceux des autres. Le « transfert » les aide à réfléchir sur eux-mêmes, à adopter le point de vue d’autrui et à réguler leurs émotions. Mais il subsiste un besoin urgent de traitements efficaces. « Les personnes souffrant de narcissisme pathologique et de trouble de la personnalité narcissique ont la réputation de ne pas changer, ou d’abandonner le traitement, explique Elsa Ronningstam. Au lieu de leur en faire porter la responsabilité, les cliniciens et les chercheurs gagneront à développer des stratégies qui s’adaptent aux différences individuelles, tout en encourageant le changement. » Depuis qu’elle a découvert qu’elle était atteinte de trouble de la personnalité narcissique, Tessa a créé une chaîne YouTube baptisée « SpiritNarc », où elle publie des vidéos sur ses expériences et ses points de vue sur le narcissisme. « Je veux vraiment que le monde comprenne ce qu’est le narcissisme, dit-elle. J’en ai tellement assez du discours qu’on entend partout, où les gens se fient uniquement aux apparences. Ils décrivent les narcissiques comme des monstres. Mais ce qu’ils ne voient pas, c’est la souffrance cachée sous la surface. » £


VIE QUOTIDIENNE

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p. 78 « Il ne suffit pas de ne rien faire pour se reposer » p. 86 L’école des cerveaux p. 90 La question du mois

Apprendre à se reposer Par Liam Drew, journaliste scientifique.

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Recharger les batteries, c’est essentiel – et pas seulement en dormant. Selon ce que nous faisons, et le rythme auquel nous le faisons, nous pouvons aussi régénérer notre cerveau durablement.

n lisant cette phrase, avezvous l’impression de vous reposer ? Il y a de bonnes raisons de penser que oui. En 2016, plus de 18 000 personnes ont répondu à une enquête intitulée The rest test (« Le test de repos »), portant sur leurs façons de se détendre. Verdict : le moyen le plus souvent cité était la lecture. Pour autant, ce n’est pas une règle universelle. Si vous êtes confortablement assis dans votre jardin, chauffant vos pieds au soleil, en train de feuilleter un exemplaire de Cerveau & Psycho, peut-être trouverez-vous cette activité relaxante. C’est moins probable si vous êtes étudiant et cherchez des informations pour une dissertation à rendre le lendemain. En d’autres termes : tout dépend du contexte. Et puis, des activités jugées reposantes par les uns ne le seront pas par d’autres. Dans le Rest test, de nombreux sondés ont déclaré que leurs formes de repos favorites étaient de faire de l’exercice ou de s’absorber dans le travail. Cette variabilité explique en partie que les chercheurs se sont peu intéressés aux façons de se reposer. Ils ont davantage étudié la façon dont

EN BREF

£ Lire, se promener dans la nature, regarder un film… Les activités pratiquées pour se reposer sont si variables et personnelles qu’on a longtemps peiné à les appréhender de manière scientifique. £ Les recherches montrent néanmoins tous les bénéfices du repos, qui stimule le bien-être, le contrôle cognitif et la mémoire. £ Les thérapeutes ont identifié six caractéristiques communes que doivent présenter globalement les périodes de repos pour vraiment permettre de récupérer.

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le corps ou le cerveau s’engagent dans des tâches actives, plutôt que l’influence de temps d’arrêt difficiles à définir. « Les experts de la psychologie et des neurosciences cognitives restent parfois aveugles à l’importance d’un élément comme le repos », renchérit Erin Wamsley, psychologue à l’université Furman, en Caroline du Sud. Alors que l’étude du sommeil est devenue une branche à part entière des neurosciences depuis des décennies, il a fallu accumuler des études issues de diverses disciplines pour que l’on commence à comprendre l’importance du repos en tant que tel, distinct du sommeil. Un état que chacun peut atteindre par des activités adaptées, selon un dosage précis, et qui permet d’optimiser le fonctionnement du corps et de l’esprit. Avec, à la clé, une meilleure résistance aux maladies (notamment, le Covid-19), mais aussi un contrôle de soi renforcé et une mémoire plus performante… LE DROIT AU REPOS Le droit au repos est d’ailleurs un enjeu politique et social depuis longtemps. « L’institution des


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VIE QUOTIDIENNE Bien-être APPRENDRE À SE REPOSER

pauses a été cruciale dans l’histoire des relations de travail », rappelle Felicity Callard, chercheuse à l’université de Glasgow, au Royaume-Uni. Cette bataille n’est pas terminée. En France, le droit à la déconnexion en dehors des heures de travail est aujourd’hui inscrit dans la loi, et plusieurs pays réfléchissent à l’instauration d’une semaine de travail de quatre jours. Celle-ci vient d’être testée par 61 organisations britanniques, qui ont constaté que le bien-être de leurs employés en bénéficiait. Aux États-Unis, le politicien Mark Takano a tenté d’introduire une loi visant à mettre en place une semaine de 32 heures à l’échelle nationale, ce qui impliquerait probablement de travailler quatre jours. Cependant, à rebours de ce mouvement, l’État du Texas a récemment supprimé l’obligation pour les entreprises de prévoir des pauses rafraîchissement pour les personnes travaillant dans des conditions de chaleur extrême.

Des micropauses régulières, d’une durée de dix minutes seulement, aident à retrouver de l’énergie tout en atténuant la sensation de fatigue et en rehaussant le niveau de bien-être général. Mais revenons aux questions de définition. Selon Claudia Hammond, professeuse de psychologie à l’université du Sussex, au Royaume-Uni, et autrice de The Art of Rest (littéralement « l’art du repos », non traduit), chacun d’entre nous sait intuitivement ce qu’est le repos. Mais les difficultés à délimiter précisément ce concept constituent un obstacle majeur aux recherches dans ce domaine. Elle a quant à elle retenu la définition suivante : se reposer est « une activité réparatrice, intentionnelle et relaxante ». Tout en insistant sur le fait que, pour se détendre pleinement, il faut aussi se donner la permission de se reposer. La chercheuse a participé à l’élaboration du Rest test, qui a révélé toute la diversité des façons de se reposer. Après la lecture, les activités les plus populaires sont, par ordre de préférence, passer du temps dans la nature, s’offrir un moment tout seul, écouter de la musique, ne rien faire, se promener, prendre un bain chaud, rêvasser, regarder la télévision, ou encore pratiquer la méditation de pleine conscience.

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Quinze pour cent des personnes interrogées ont en outre évoqué l’exercice physique – qui est en apparence l’antithèse du repos. « Une partie des gens s’estiment incapables de reposer leur esprit sans faire travailler leur corps », explique Claudia Hammond. De nombreux sondés ont d’ailleurs déclaré se sentir agités dès qu’ils ne faisaient rien. L’enquête a également porté sur le lien entre le temps consacré à des activités apaisantes et la satisfaction globale dans la vie. Et les résultats sont édifiants. « Le niveau de bien-être était deux fois plus élevé chez les personnes qui ne ressentaient pas le besoin de se reposer davantage, et également chez celles qui estimaient bénéficier de temps de repos plus longs que chez les autres », note-t-elle. LE TEMPS DE RÉCUPÉRATION IDÉAL Attention toutefois aux excès : les temps de repos les plus longs, toujours selon l’enquête, sont associés à des niveaux de bien-être plus bas [certains sondés déclaraient se reposer jusqu’à quatorze heures par jour, ndlr]. Vraisemblablement en partie parce qu’ils sont causés par des interruptions d’activité non désirées, qu’il s’agisse de périodes de chômage ou de maladie. Alors, quel est temps de repos optimal ? Le chiffre de cinq ou six heures par jour, en temps cumulé, est avancé. Ces résultats concordent avec ceux d’autres études, dont celle menée en 2009 par Sarah Pressman, aujourd’hui à l’université de Californie à Irvine. Son équipe a observé que des loisirs plus fréquents sont associés à une tension artérielle plus basse, à des niveaux d’hormones de stress plus faibles ainsi qu’à des taux de dépression inférieurs. Citons aussi cette enquête réalisée en 2021 par un trio de chercheurs incluant Marissa Sharif, de l’université de Pennsylvanie, qui indique que trop ou trop peu de temps libre ont tendance à diminuer le bien-être. En termes de santé, les spécialistes sont depuis longtemps convaincus que le repos améliore la résistance aux maladies et favorise la guérison. Par le passé, on avait même coutume de recommander aux malades de s’aliter pour récupérer efficacement. Une option aujourd’hui considérée comme un dernier recours, tant les longues périodes d’inactivité totale ont des retombées négatives sur les plans cardiovasculaire, osseux et musculaire. Il n’en reste pas moins vrai que la réduction des dépenses énergétiques occasionnée par le repos est susceptible de libérer des ressources pour le système immunitaire, ce qui permet de lutter plus efficacement contre les infections. C’est peutêtre l’idée qui sous-tend les recommandations


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SIX CLÉS POUR RECHARGER LES BATTERIES

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puisé par vos responsabilités professionnelles et familiales, peut-être attendez-vous avec impatience les prochaines vacances pour vous reposer le corps et l’esprit. Hélas, les recherches suggèrent que dans ce cas, les bienfaits de ce break seront de courte durée. Jessica de Bloom, psychologue spécialiste de la santé au travail à l’université de Groningue, aux Pays-Bas, a interrogé des volontaires avant, pendant et après leurs congés. Résultat : leur bonheur et leur bien-être retombaient à leur niveau de base en l’espace d’une semaine. Il faut donc trouver de meilleurs moyens de se reposer pendant le reste de l’année. Selon Jessica de Bloom, les activités extraprofessionnelles les plus bénéfiques doivent comporter les caractéristiques résumées par les six lettres de l’acronyme Dramma. Quand on coche ces cases, le niveau de bien-être et le sentiment de vitalité augmentent.

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Détachement (psychologique), à savoir la capacité à éloigner les pensées négatives ou stressantes.

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Relaxation, par exemple avec un petit massage ou en se prélassant sur une chaise longue.

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Autonomie : « C’est le sentiment d’avoir vraiment la maîtrise de ce qui se passe, de décider soi-même de la façon dont on passe son temps, et avec qui », explique Jessica de Bloom. Un paramètre très important, selon elle.

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Maîtrise : il peut s’agir d’apprendre de nouvelles compétences ou de retrouver le contrôle de son corps, en travaillant à améliorer sa forme physique.

5

Meaning, autrement dit le « sens » : les activités qui ont du sens pour nous comprennent par exemple le bénévolat ou la défense de causes auxquelles nous croyons [mais de façon générale les actions qui sont en phase avec nos convictions ou nos préférences, ndlr]. Avec la maîtrise, cet aspect ajoute de la valeur à ce que nous faisons.

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Affiliation : un sentiment de lien social avec des collègues ou d’autres personnes qui ne sont pas rattachées à notre milieu professionnel.

Sources : J. de Bloom et al., Journal of Happiness Studies, 2013/D. Newman et al., Journal of Happiness Studies, 2013

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britanniques et américaines contre le Covid-19. Le National Health Service (NHS), au Royaume-Uni, et les Centers for Disease Control and Prevention (CDC), aux États-Unis, conseillent ainsi de se reposer le plus possible pendant une infection, afin de réduire le risque de Covid long – et si cette maladie chronique se développe, les périodes de calme aideraient également à mieux la gérer. Malheureusement, ces recommandations restent vagues : ni le NHS ni les CDC ne précisent comment nous devrions nous reposer ni les activités qu’il est possible ou souhaitable de s’autoriser. Quoi qu’il en soit, les plages de récupération de même qu’un bon équilibre entre vie professionnelle et vie privée sont largement considérés comme de solides facteurs de protection face aux maladies liées au stress – au premier rang desquelles le burn-out. Au-delà, ils formeraient même des piliers de la santé mentale. DES CLÉS POUR BIEN SE RESSOURCER Mais comment bien se ressourcer, justement ? À l’université de Groningue, aux Pays-Bas, la psychologue et spécialiste de la santé au travail Jessica de Bloom se penche sur la façon dont les employés gèrent le stress lié à un poste éprouvant. Sa conclusion ? Pour maximiser les bénéfices, les activités reposantes doivent remplir six critères fondamentaux (voir l’encadré ci-contre). Le plus important d’entre eux étant l’autonomie, c’est-à-dire le sentiment de maîtriser ce que l’on fait, et avec qui on le fait [dans ses études, la chercheuse a constaté que les personnes qui répondent à ces critères sont globalement plus satisfaites de leur vie et éprouvent un plus grand sentiment de vitalité intérieure, ndlr]. Outre ces leviers, la façon dont nos journées sont structurées a aussi son importance. Ainsi, au travail, chacun aurait intérêt à effectuer des micropauses régulières, d’une durée de dix minutes seulement, au milieu d’une activité exigeante. L’intérêt de ces pauses : permettre un détachement momentané vis-à-vis des tâches professionnelles. Selon plusieurs études, ces interruptions aident alors à retrouver de l’énergie, tout en atténuant la sensation de fatigue et en rehaussant le niveau de bien-être général. Hélas, souligne Claudia Hammond, « certains travaux montrent que nous avons tendance à repousser les pauses et à ne nous les octroyer qu’à la fin d’une tâche, comme si elles étaient une récompense pour le travail achevé ». Pourtant, les recherches montrent le contraire : ce qui fait du bien, ce sont les temps d’arrêt réguliers au fil de l’activité. Or éviter la fatigue n’est pas un luxe. Qui veut voyager loin ménage sa monture. Un travail


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VIE QUOTIDIENNE Bien-être COMMENT SE REPOSER ?

continu et mentalement éprouvant conduit à prendre de moins bonnes décisions. Sa conséquence : un fléchissement du contrôle cognitif, de la capacité à moduler ses pensées et son comportement afin d’atteindre ses objectifs à long terme. « Nous utilisons le contrôle cognitif chaque fois que nous n’agissons pas de manière automatique », explique Antonius Wiehler, chercheur en sciences du comportement à l’Institut du cerveau de Paris. Une personne qui apprend le piano, par exemple, exécute chaque mouvement consciemment, ce qui nécessite ce contrôle ; un pianiste accompli, lui, n’en aura pas besoin. Le contrôle cognitif intervient dès que nous devons prendre une décision rationnelle, que ce soit de prendre un repas sain plutôt qu’une pizza, ou de faire passer un profit futur avant un plaisir immédiat : travailler, plutôt que jouer à un jeu vidéo, pour réussir un examen… QUAND LA FATIGUE NUIT AUX DÉCISIONS Or, à mesure que nous nous fatiguons, il devient de plus en plus difficile de se montrer rationnel. Si vous avez travaillé trop longtemps sans pause, vous aurez plus de mal à résister à une pizza. Les recherches d’Antonius Wiehler aident à comprendre pourquoi. Lors d’une expérience récente, ses collègues et lui ont demandé à des volontaires d’effectuer des tâches exigeantes sur un ordinateur pendant six heures et demie, tandis que d’autres devaient accomplir des exercices plus simples. Les participants regardaient par exemple un écran montrant une lettre de l’alphabet qui était remplacée à chaque seconde par une lettre différente. Certains se voyaient proposer une tâche de niveau facile : ils devaient simplement déterminer si chaque nouvelle lettre était la même que la précédente. D’autres avaient une mission autrement plus difficile : identifier si chaque lettre correspondait ou non à celle qui la précédait de trois positions dans la séquence ! Évidemment, les tâches les plus difficiles sollicitent le contrôle cognitif en continu et finissent par l’épuiser… Pour mesurer le niveau d’épuisement de leur contrôle cognitif, l’ordinateur interrompait périodiquement les participants pour leur poser des questions comme : « Préféreriez-vous 25 euros maintenant ou 60 euros dans six mois ? » Les réponses ont bel et bien dépendu de l’état de fatigue cognitive des individus, se souvient le chercheur : « Le matin, vous êtes frais et dispos. Et vous savez que le meilleur choix est de prendre l’argent plus tard. » Mais, au fil de la journée, les participants qui effectuent une tâche épuisante ont tendance (plus que ceux qui ont réalisé une

tâche facile) à choisir une récompense immédiate et de moindre valeur. Pourquoi le cerveau peine-t-il ainsi à se contrôler ? Des travaux antérieurs de neuro-imagerie ont associé la réduction du contrôle cognitif à une diminution de l’activité du cortex préfrontal latéral. L’une des idées les plus répandues est que les

« Si vous vous reposez quelques minutes après avoir appris quelque chose, vous vous en souviendrez mieux plus tard. » Erin Wamsley, psychologue

réserves d’énergie s’épuisent dans cette région. Toutefois, cette hypothèse s’est révélée difficile à confirmer, de sorte qu’Antonius Wiehler et son équipe ont cherché d’autres explications.

LE REPOS EN CHIFFRES 3 HEURES PAR JOUR Temps de repos moyen 5 OU 6 HEURES PAR JOUR Temps de repos optimal pour se sentir bien 68 % Proportion des gens qui aimeraient avoir plus de temps pour se reposer Source : C. Hammond et G. Lewis, Palgrave Macmillan, 2016.

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COMMENT LE REPOS RÉGÉNÈRE VOTRE CERVEAU Grâce à des outils d’imagerie sophistiqués, les chercheurs ont mesuré les concentrations de glutamate, le principal neurotransmetteur excitateur du cerveau. Ils ont alors montré que cette substance est plus abondante (et diffuse davantage) dans le cortex préfrontal des personnes qui viennent d’effectuer une tâche cognitive difficile, que chez les participants s’étant livrés à une tâche plus facile. D’où une hypothèse : la réduction du contrôle cognitif serait causée par l’accumulation de glutamate. Fait notable : seul le cortex préfrontal, siège du contrôle cognitif, est concerné par ce changement. Peut-être le glutamate s’accumule-t-il à l’extérieur des neurones, où il modifie leur activité. Mais ce n’est à ce stade qu’une hypothèse et le mécanisme exact reste à confirmer. « Une foule de questions passionnantes nous attendent », déclare Antonius Wiehler. Celles-ci concernent notamment la manière dont le cerveau récupère de l’effort, ainsi que le temps de repos nécessaire pour reconstituer les réserves de glutamate et pour recouvrer un contrôle cognitif normal. Outre la prise de décision, des périodes de repos régulières sont bénéfiques à l’apprentissage. Les neuroscientifiques savent depuis longtemps que le sommeil consolide les souvenirs. Or des études récentes laissent croire qu’un processus similaire se déroulerait lors des périodes de


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repos éveillé… Ainsi, quinze minutes de contemplation tranquille aident à mieux se souvenir d’une histoire que l’on vient d’entendre. « Si vous vous reposez quelques minutes après avoir appris quelque chose, vous vous en souviendrez mieux plus tard », renchérit la psychologue Erin Wamsley. Et pas seulement juste après, mais des heures et des jours plus tard. RÊVASSER POUR MIEUX SE SOUVENIR Ce phénomène touche de nombreux types de mémoire, y compris la mémoire des mots, celle des lieux et celle que l’on qualifie de « procédurale » – qui concerne les apprentissages physiques, comme jouer au tennis. Dans tous ces cas, l’effet du repos est aussi puissant que celui du sommeil. En scrutant le cerveau durant ces temps de pause, les chercheurs ont constaté que celui-ci produit la même activité typique du renforcement des souvenirs que durant le sommeil. « Cette activité biologique est tout aussi fréquente pendant le repos éveillé, tant chez l’homme que chez l’animal », précise Erin Wamsley. Selon cette spécialiste, l’éveil serait associé à deux principaux états cérébraux : l’un « en ligne », où le cerveau s’intéresse aux informations sensorielles qui lui parviennent, et l’autre « hors ligne », où les processus internes dominent son activité. Pour en savoir plus, la chercheuse a suivi l’activité cérébrale de volontaires qui se reposaient, à l’aide d’électrodes placées sur leur cuir chevelu (technique appelée « électroencéphalographie », ou EEG). À intervalles aléatoires, elle testait leur temps de réaction, ou bien leur demandait simplement ce à quoi ils pensaient. Il en est ressorti que l’état « hors ligne » se caractérise par des temps de réaction plus longs et par des ondes électriques plus lentes. Au cours de ces périodes hors ligne, les participants étaient également plus susceptibles de déclarer qu’ils rêvassaient. La chercheuse tente actuellement de prouver que c’est dans cet état que se produit la consolidation de la mémoire. D’autres neuroscientifiques ont étudié le cerveau au repos en mesurant son activité lorsque les participants sont allongés et se contentent de fixer une croix sur un écran. Et, surprise : il est loin d’être inactif ! Au contraire, il présente une activité soutenue dans un ensemble de régions appelé « réseau du mode par défaut » (DMN, pour default mode network). Selon des études ultérieures, l’activité de ce réseau serait associée au vagabondage de l’esprit. « Nous produisons constamment des pensées et une activité cérébrale spontanées qui, dans une large mesure, façonnent notre expérience d’être humain », déclare Erin Wamsley. Pour elle, nous devons

explorer plus avant les liens entre l’activité du réseau du mode par défaut, la rêverie et la consolidation de la mémoire, ainsi que le nombre d’états hors ligne existants. La découverte du réseau du mode par défaut a en tout cas obligé les scientifiques à considérer le cerveau au repos comme un objet d’étude à part entière, et non plus seulement comme un point de comparaison avec ce qui se passait lors d’une tâche active. Toujours selon Erin Wamsley, en comparant uniquement des cerveaux endormis à des cerveaux actifs et éveillés, les spécialistes du sommeil sont longtemps passés à côté d’un état intermédiaire de repos conscient. Les travaux d’Antonius Wiehler ayant par ailleurs révélé les soubassements cérébraux de la fatigue, il est peut-être temps de mettre bout à bout tous ces éléments. UNE SCIENCE DU REPOS ? Au point de faire naître une véritable science du repos ? Claudia Hammond l’espère, car les concepts disparates brassés par le sujet, qui cherche actuellement sa place à la périphérie de plusieurs domaines, se trouveraient alors rassemblés au sein d’une discipline cohérente. Après tout, le sommeil, autrefois parent pauvre de la recherche, est devenu un domaine d’investigation scientifique de premier plan, dont les bienfaits pour la santé sont « désormais pris très au sérieux et considérés comme élevés », déclare la psychologue. De son observation des sociétés, la chercheuse britannique Felicity Callard conclut quant à elle : « Au cours des cinq dernières années, le repos semble avoir été au cœur de nombreux débats. Notamment ceux qui concernent l’épuisement professionnel, les démissions silencieuses [une tendance à se désengager de son travail en se contentant du strict minimum, ndlr] et le refus de la hustle culture dans la sphère professionnelle [un dévouement total et dévorant à son métier, ndlr]. Selon Claudia Hammond, les nouvelles générations seront peut-être à l’origine d’une plus grande valorisation du repos et d’une certaine forme d’équilibre entre travail et oisiveté. Invitée récemment à s’adresser aux élèves de son ancienne école, elle s’attendait à ce qu’on lui demande des conseils sur la façon de réussir sa carrière. Or ce ne fut pas du tout le cas. « À la question : “De quoi aimeriez-vous parler ?”, ils m’ont répondu : “Pourriez-vous nous en dire plus sur le repos et la gentillesse ?” » £

© 2021 New Scientist Limited. Tous droits réservés. Distribué par Tribune Content Agency.

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Bibliographie P. Albulescu et al., “Give me a break !” A systematic review and meta-analysis on the efficacy of micro-breaks for increasing wellbeing and performance, Plos One, 2022. A. Wiehler, A neurometabolic account of why daylong cognitive work alters the control of economic decisions, Current Biology, 2022. M. A. Sharif et al., Having too little or too much time is linked to lower subjective well-being, Journal of Personality and Social Psychology, 2021. E. J. Wamsley et T. Summer, Spontaneous entry into an “offline” state during wakefulness : A mechanism of memory consolidation ?, Journal of Cognitive Neuroscience, 2020. E. Wamsley, Memory consolidation during waking rest, Trends in Cognitive Sciences, 2019.


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COMPORTEMENT ANIMAL

Pourquoi les chiens inclinent-ils la tête ? LA RÉPONSE DE

STEPHANIE PAPPAS Journaliste à la revue Scientific American.

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«

n va se promener ? », « On va faire un tour ? », « On sort ? »… Peu importe la formule consacrée, chacun aura probablement constaté l’excitation quasi immédiate qui peut s’emparer d’un chien à la simple évocation d’une balade. L’excitation ? Certes… mais pas seulement ! Tout maître pourra en effet témoigner d’une autre attitude typique des canidés : incliner la tête sur le côté lors d’une situation visiblement attractive ou tout au moins digne d’intérêt. Par curiosité ? En fait, à ce jour, personne ne connaissait précisément l’origine de ce mouvement. Récemment, la première étude consacrée à ce sujet a livré ses résultats. Ceux-ci laissent penser que les canidés inclineraient la tête lorsqu’ils sont confrontés à des mots familiers. « Chez les humains, lorsque nous cherchons à nous souvenir de quelque chose (par exemple, le déroulement d’une histoire), nous inclinons la tête – et une image mentale jaillit alors dans notre esprit », souligne Andrea Sommese, chercheur en cognition animale à l’université Eötvös-Loránd, en Hongrie, et auteur principal de l’étude. « C’est probablement

la même chose qui se passe pour les chiens », avance-t-il. De nombreux animaux sont connus pour faire de même lorsqu’ils découvrent des images, des sons et des odeurs. Cela s’explique en grande partie par le fait qu’ils ont une oreille (voire une narine !) dominante, selon Andrea Sommese. Dans d’autres cas, il s’agit plutôt de localiser la provenance d’un son, ajoute Julia Meyers-Manor, chercheuse en cognition animale au Ripon College, États-Unis, qui n’a pas participé à ces recherches. « Beaucoup d’espèces différentes inclinent la tête parce que cela modifie l’orientation spatiale de leurs oreilles, permettant ainsi au son d’atteindre l’une d’elles plus rapidement que l’autre, détaille-t-elle. On le voit chez les humains, les oiseaux, les chiens… » UN RÔLE DANS LA DÉTECTION DES SONS ? Les chouettes effraies sont ainsi championnes de l’inclinaison de la tête (et de la rotation du cou, celui-ci pouvant pivoter à 270 degrés). L’avantage d’une telle adaptation ? Focaliser leur regard sur leurs proies en dépit d’yeux

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quasi immobiles et orienter leurs oreilles dans presque toutes les directions, selon une étude publiée en 2017 dans le Journal of Anatomy. QUAND LES TOUTOUS SE DEMANDENT DE QUOI ON PARLE Si l’inclinaison de la tête d’un animal aide à recueillir des informations sensorielles (sons, images, odeurs), elle semble aussi améliorer leur traitement. Telle est l’explication que proposent Andrea Sommese et ses collègues pour les chiens. Afin de parvenir à cette conclusion, ils ont étudié des animaux considérés comme particulièrement « doués » – à savoir, capables d’apprendre le nom de nombreux jouets différents, ce qui est une aptitude extrêmement rare. En comparant les performances de ces canidés de haut niveau avec celles de congénères incapables d’un tel apprentissage, les chercheurs ont constaté que les premiers inclinaient la tête 43 % du temps lorsque leur maître prononçait le nom de l’un de leurs jouets. En revanche, les seconds, d’un niveau moyen, n’inclinaient la tête que dans 2 % des cas. Par ailleurs, les chiens surdoués inclinaient toujours la


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Selon l’étude de l’université Eötvös-Loránd, en Hongrie, les chiens très doués pour l’apprentissage des mots inclinent la tête dans 43 % des cas quand on prononce le nom d’un de leurs jouets, contre 2 % pour les chiens aux capacités ordinaires.

© JessicaMcGovern/Shutterstock

tête du même côté (gauche ou droite selon l’individu) d’une expérimentation à l’autre et, ce, quelle que soit la position de leur maître. Cela suggère que le comportement n’est pas lié à la localisation du son (sinon, ils inclineraient la tête à gauche quand le son vient de la gauche, et vice versa), mais possiblement à un processus cognitif incluant le traitement des informations par le cerveau, voire l’évocation d’une image mentale (celle de l’objet dont le maître vient de prononcer le mot, par exemple). « Cela ne se produit probablement pas chez les chiens aux capacités moyennes, car ces derniers n’associent pas de nom à un jouet particulier, et ne peuvent donc pas se rappeler un souvenir », explique Andrea Sommese. Ce qui n’empêche pas de tels chiens de répondre par une inclinaison de la tête à quelque chose qu’il trouve intéressant, comme la promesse d’une friandise ou d’une promenade dans le quartier (il associerait certaines situations à la « pensée » de la friandise à venir). DES MÉCANISMES NEUROLOGIQUES À PRÉCISER Publiés en 2021 dans la revue Animal Cognition, les résultats d’Andrea Sommese et de ses collègues n’ont toutefois pas permis de préciser la fonction de l’inclinaison de la tête d’un point de vue cognitif. En d’autres termes : pourquoi faire ce geste aiderait-il les chiens à assimiler un mot familier ? Cela pourrait être lié au fait que le cerveau est latéralisé, ce qui signifie que les régions de traitement de certains stimuli sont situées d’un côté ou de l’autre. Chez l’homme, le traitement du langage est principalement centré sur le côté gauche du cerveau. Selon une étude publiée en 2016 dans Science, les chiens traitent les mots humains

L’inclinaison de la tête serait le signe qu’un chien cherche à identifier le sens de ce que vous dites.

Bibliographie A. Sommese et al., An exploratory analysis of head-tilting in dogs, Animal Cognition, 2021. A. Andics et al., Neural mechanisms for lexical processing in dogs, Science, 2016.

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familiers du côté droit du cerveau, mais le même concept pourrait rester valable [et si un hémisphère est plus actif à un moment donné, il pourrait théoriquement entraîner une action motrice asymétrique, comme une inclinaison de la tête, mais cela reste à tester, ndlr]. Selon Julia Meyers-Manor, chez l’être humain, certains mouvements de tête seraient également devenus un signal social indiquant aux autres notre intérêt pour une situation. Ce qui expliquerait peut-être pourquoi nous l’interprétons comme un signe de curiosité chez les chiens... Et sans doute aussi pourquoi nous ne pouvons pas nous empêcher de les trouver si craquants à chaque fois qu’ils dodelinent de la tête. £


LIVRES

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p. 92 Sélection de livres p. 94 L’huile sur le feu : dans la tête d’un pompier pyromane

SÉLECTION

A N A LY S E

Laurent Bègue-Shankland

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PSYCHOLOGIE Les Aventuriers du bonheur perdu Rebecca Shankland, Jean-François Marmion, Aude Massot Les Arènes

SOCIÉTÉ Sexe & violences Danièle Tritsch et Jean Mariani Seuil, 2023, 384 pages, 21 €

’espèce humaine détient le triste record des violences perpétrées sur les femmes : maltraitances conjugales, viols commis lors de guerres, mutilations génitales rituelles… Les chiffres sont terrifiants : dans le monde, près d’une femme sur trois déclare avoir été battue ou sexuellement abusée durant sa vie. Pour des violences « de plus faible intensité » (main aux fesses, frottement indésiré…), le pourcentage se rapproche de 50 % au travail et de 100 % dans les transports en commun. Parfois, la brutalité est plus psychologique et sournoise, comme dans le cas du déni d’éducation – un phénomène qui explique, selon l’Unesco, que deux tiers des analphabètes dans le monde soient des femmes. Comment pouvonsnous traiter aussi mal une bonne moitié de l’humanité ? C’est ce que les neuroscientifiques Danièle Tritsch et Jean Mariani cherchent à expliquer, en puisant dans des domaines aussi variés que la biologie moléculaire, l’anthropologie, l’éthologie ou le droit. Leur ouvrage décrit les mécanismes cérébraux, hormonaux et sociaux qui concourent à la formation des préférences et des pratiques sexuelles, ainsi qu’aux violences associées. Celles-ci s’enracinent dans des terreaux sociologiques et culturels inégalitaires et misogynes, et sont exacerbées par un certain nombre de « facilitateurs » (séparation, tempérament jaloux, consommation d’alcool…). Lorsque ces violences ne sont pas mortelles, elles accablent les femmes d’un fardeau traumatique potentiellement fatal : une agression sexuelle multiplie ainsi par 26 fois le risque de tentative de suicide dans l’année qui suit. Bien sûr, ces 380 pages ne suffisent pas à faire le tour des connaissances sur un sujet aussi vaste, de sorte que certaines découvertes importantes sont omises. L’ouvrage gagnerait aussi à ordonner davantage la masse d’informations pluridisciplinaires qu’il mobilise et à développer plus en détail les recherches scientifiques visant à lutter contre ces violences. Il n’en dresse pas moins un état des lieux convaincant, aussi instructif qu’accessible. Par ce biais, il sait convaincre de la complexité du phénomène et de l’urgence à agir. Laurent Bègue-Shankland est professeur de psychologie sociale à l’université Grenoble-Alpes et directeur de la Maison des sciences de l’homme – Alpes.

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2023, 136 pages, 20 €

NEUROSCIENCES La Force de nos bugs Sebastian Dieguez Humensciences 2023, 352 pages, 22 €

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i vous évoquez la ceinture « abdominable » de votre conjoint, est-ce le signe que vous vous le trouvez bedonnant ? Et si vous oubliez un rendez-vous, est-ce parce que votre inconscient vous susurre que vous y rendre ne vous apporterait pas grandchose, comme le supposait Freud à propos de patients qui ne lui rapportaient pas d’argent ? Sebastian Dieguez, docteur en neurosciences et chroniqueur dans Cerveau & Psycho, passe en revue ces petits bugs du quotidien pour nous aider à ne pas nous « pourrir la vie » en les surinterprétant, et en nous montrant ce qu’ils révèlent du fonctionnement de notre cerveau.

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a psychologie positive est trop souvent confondue avec la méthode Coué, ou prise pour un avatar du développement personnel. Cette bande dessinée claire et synthétique, coécrite par la chercheuse et spécialiste du sujet Rebecca Shankland, rend toute sa noblesse à cette discipline. Il s’agit, non pas de se répéter aveuglément que tout va bien, mais de se focaliser sur ses forces et sur les déterminants du bonheur – les émotions positives, le sentiment de sens, nos relations sociales… Ces pages proposent un panorama de ce que la science nous apprend sur ces déterminants et la meilleure façon de les cultiver au quotidien.


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COUP DE CŒUR Georges Chapouthier

NEUROSCIENCES Le Cerveau, machine à inventer Yves Agid Albin Michel

2023, 208 pages, 20,90 €

NUTRITION Quarante Idées fausses sur les régimes Jean-Michel Lecerf Quae 2023, 144 pages, 18,50 €

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étogène, paléo, kousmine, basses calories… Il est parfois difficile de se repérer dans la jungle des régimes. En 144 pages, ce petit ouvrage de Jean-Michel Lecerf, chef du service de nutrition à l’Institut Pasteur de Lille, fait le point sur le sujet et donne toutes les clés nécessaires à une alimentation saine. Celle-ci ne passe pas forcément par une discipline drastique de tous les instants, mais plutôt par la prise en compte des différentes dimensions en jeu : « L’aspect psychologique est essentiel, car manger ne sert pas qu’à nourrir, voire à soigner, mais aussi à réjouir et à se réunir », rappelle l’auteur.

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’où viennent les grandes découvertes scientifiques ? Pour répondre à cette question, le neuroscientifique Yves Agid décrit la façon dont le cerveau invente, en mobilisant des processus conscients et subconscients, ainsi que des capacités comme l’imagination, le raisonnement ou la mémoire. Dans cet ouvrage qui ne néglige pas les facteurs sociétaux ou liés à l’histoire de chacun, chercheurs et apprentis chercheurs trouveront des pistes de réflexion à propos de leur propre pratique, tandis que les autres devraient se laisser séduire par la vision concrète et humaine de l’histoire des sciences qui se dégage des nombreux exemples proposés.

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PSYCHOLOGIE ANIMALE Dans la peau d’un dauphin Fabienne Delfour Flammarion, 2023, 320 pages, 22,90 €

es dauphins ne sont pas seulement les gentils héros de films pour enfants : ils ont aussi des aptitudes intellectuelles et sociales exceptionnelles, qui se comparent à celles des chimpanzés ou des éléphants, voire à celles des êtres humains. Éthologue spécialiste des cétacés, l’autrice nous présente ici un panorama passionnant et original de leurs performances. Ces mammifères marins connaissent par exemple l’amitié (« les mâles repèrent leur “copain pour la vie” au cours de leur enfance »), ils ont des relations sociales élaborées où « les sujets extravertis jouissent […] d’une position sociale supérieure à celle des individus timides », émettent des signaux sonores d’appel qui représentent leur nom en langage delphinien, déploient des techniques raffinées de pêche individuelle ou collective, et les jeunes apprennent par imitation en observant les adultes, notamment dans le domaine sexuel. Certaines des aptitudes de ces cétacés commencent à être connues du grand public, comme la capacité de localiser un objet par le renvoi d’un son émis (écholocalisation), tandis que d’autres sont plus inattendues. Ainsi de certaines habitudes olfactives (« les mâles goûtent les urines des femelles pour déterminer leur statut reproducteur ») ou de leur faculté à percevoir les champs magnétiques ou électriques. Au-delà des capacités et des habitudes de ces animaux, l’autrice nous fait pénétrer dans l’intimité de leur esprit, en évoquant leurs émotions, leurs difficultés à « laisser partir » leurs morts (certaines mères poussent leur bébé défunt du rostre pendant des jours) ou leur personnalité : « Les dauphins peuvent être optimistes, grognons, solitaires, altruistes, maternels (rarement paternels), farceurs, imaginatifs et aussi… tout le contraire. » Elle nous offre ainsi une fascinante plongée dans un univers mental et perceptif qui, malgré ses similarités avec le nôtre, n’en reste pas moins très différent : « J’ai toujours nagé aux côtés des dauphins guidée par une seule boussole, un seul point de fuite : comprendre leur monde, leur ressenti », confie-t-elle. Georges Chapouthier est biologiste, philosophe et directeur de recherche émérite au CNRS.

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LIVRES Neurosciences et littérature

SEBASTIAN DIEGUEZ

Docteur en neurosciences, auteur, enseignant et chercheur à l’université de Fribourg, en Suisse.

L’Huile sur le feu

Dans la tête d’un pompier pyromane

L

a longue relation que notre espèce entretient avec le feu est pour le moins contrastée. Maîtrisé, domestiqué puis industrialisé, le feu est à l’origine de notre évolution culturelle et reste indissociable de notre survie, à tel point qu’on ne s’aperçoit même plus de son ubiquité dans nos pratiques courantes. Pour autant, il est aussi synonyme de danger et de destruction incontrôlable. Ne répète-t-on pas aux enfants qu’il ne faut pas jouer avec le feu ? L’actualité nous rappelle fréquemment à quel point notre environnement est vulnérable à la combustion et risque de partir en fumée à la moindre étincelle. Si les incendies résultent en général d’un accident ou d’une maladresse, certains sont le fait d’une intention humaine. Comble du paradoxe : il arrive que l’incendiaire soit un pompier, en attestent les faits divers qui défrayent régulièrement la chronique. Pourquoi les hommes, et a fortiori ceux qui sont censés le combattre, mettent-ils ainsi le feu à des bâtiments ou des forêts ? Outre le caractère

D’où vient le désir irrépressible de provoquer des incendies chez ceux qui sont censés les éteindre ? À travers un portrait saisissant, Hervé Bazin a su capter les motivations complexes des pompiers pyromanes, aux frontières – floues – de la maladie mentale.

EN BREF

£ Le DSM, manuel psychiatrique de référence, considère la pyromanie comme une maladie mentale, mais son diagnostic reste controversé. £ Le personnage d’Hervé Bazin présente en tout cas plusieurs caractéristiques du profil type identifié par les chercheurs : un désir impulsif de mettre le feu, une passion pour le sujet, et des soucis personnels qui entraînent un passage à l’acte. £ Dans le cas des pompiers pyromanes, des motivations comme la soif de prestige se rajoutent parfois.

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irrationnel d’un tel acte, l’incendie criminel a toujours été réprouvé comme l’un des délits les plus lâches, dangereux et irresponsables, faisant historiquement l’objet de punitions sévères, jusqu’à la peine de mort. Alors, maladie psychiatrique ? Autres motivations plus obscures ? En 1833, le médecin français Charles Henri Marc proposait le terme de « pyromanie » pour désigner une « propension à l’embrasement, au brûlement » de nature clairement pathologique. Depuis, la polémique fait rage parmi les psychiatres et les spécialistes de la criminologie… Un roman méconnu de l’écrivain Hervé Bazin projette un éclairage particulier sur cette question, en dressant un portrait aussi saisissant que réaliste d’un pompier pyromane. Publié en 1954, L’Huile sur le feu est le récit d’une adolescente sur une série d’incendies mystérieux dans la commune imaginaire de Saint-Leup. On y lit l’admiration de cette jeune fille pour son père, Bertrand Colu, pompier volontaire directement confronté aux furieuses flambées qui ont déjà détruit

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LIVRES Neurosciences et littérature

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plusieurs fermes, écuries, granges et greniers dans la région. Un émerveillement qui se mue en stupeur quand l’héroïque paternel finira par avouer à sa fille qu’il est lui-même l’incendiaire tant redouté et recherché, avant de se livrer à une laborieuse confession sur ses motivations (voir l’extrait ci-dessous). UNE IMPULSION PATHOLOGIQUE ? L’adolescente reste d’abord hébétée devant un comportement qui semble défier toute logique, si bien que sa première hypothèse est celle d’une forme de folie, d’un « délire froid ». De fait, dans la dernière version du DSM, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, la pyromanie est bel et bien considérée comme une pathologie. Une étude réalisée par les psychiatres américains Jon Grant et Suck Kim, et portant sur 11 hommes et 10 femmes qui ont reçu ce diagnostic, permet de

préciser le profil des patients. Leurs incendies sont parfois savamment préparés, d’autres fois improvisés, mais, dans tous les cas, les pyromanes répondent à une sorte de besoin impérieux d’allumer un feu et éprouvent du plaisir – quoique non sexuel – pendant l’acte. Ils sont par ailleurs souvent sujets à des troubles de l’humeur, à une consommation abusive de substances psychoactives (typiquement l’alcool), ainsi qu’à une difficulté pathologique à contrôler leurs impulsions. Ces observations se retrouvent aussi dans d’autres études de cas et témoignages de pyromanes, ce qui rapproche le trouble d’une forme d’addiction : on y trouve un désir impulsif de mettre le feu, le plaisir et le soulagement de passer à l’acte, la réitération en dépit du danger, la perte de contrôle du comportement, et le besoin d’en faire toujours plus, et plus souvent. Bertrand Colu présente plusieurs de ces caractéristiques, comme ce

Le pompier pyromane se valorise en créant les conditions dans lesquelles il se sent utile, puissant et efficace.

EXTRAIT

« C’EST COMME SI J’ÉTEIGNAIS CE QUI EST LÀ » Je le regarde, hébétée, je cherche le monstre et ne trouve que mon père, celui de tous les jours. […] Il continue à mettre ses pantoufles et ne semble pas entendre les neuf mots que je hache entre mes dents : — Mais enfin est-ce que tu te rends compte ?… Non, sans doute. Pas plus que moi tout à l’heure […]. Voilà qu’enfin son incompréhensible calme m’apparaît ce qu’il est : un délire froid. […] Je me disais : « Il va tout déballer d’un seul coup. Ce sera dur, mais ce sera fait », je le croyais plein de cris contenus, de sifflantes obsessions, de secrets enroulés comme des ressorts et prêts à se détendre ; je m’attendais à des explications frénétiques, à une furieuse plaidoirie : je suis un misérable, oui, mais sais-tu pourquoi… Rien de tout cela. Je n’aurai même pas un récit cohérent, mais des bouts de récits, malhabiles, désordonnés, enchevêtrés les uns aux autres. […] — Tu vois, Céline, s’écrie-t-il soudain, quand le feu monte, il se tord comme ce qui est là. Son poing lui défonce la poitrine. — Et, quand je l’éteins, c’est comme si j’éteignais ce qui est là. Autre coup de poing dans le sternum. Puis une sorte de rugissement. — Et ce qui est là, ce qui est là, c’est ta garce de mère ! L’Huile sur le feu, Hervé Bazin, 1954, Le Livre de Poche, pp. 266-276.

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désir irrépressible de faire naître les flammes ou la répétition des incendies. Mais ce qui le rapproche également des patients pyromanes de Jon Grant et Suck Kim, c’est qu’il est souvent passionné par le feu et les services du feu, se déplaçant sur les lieux dès qu’il entend les sirènes, et a besoin d’un élément déclencheur pour passer à l’acte. Il peut s’agir d’un événement stressant, d’un sentiment d’inadaptation (l’impression de ne pas être à sa place, d’être rejeté, de ne pas être apprécié à sa juste valeur), d’un conflit (par exemple avec un collègue ou un conjoint), ou d’un sentiment d’ennui. Comment dès lors ne pas penser au pompier Bertrand Colu, qui se laisse dévorer par sa relation conf lictuelle avec sa femme ? Celle-ci le déteste au point de souhaiter sa mort, et le trompe au vu et au su de tout le village. Le feu devient pour lui une personnification des douleurs qui le dévorent : « Quand je l’éteins, c’est comme si j’éteignais ce qui est là », dit-il en frappant son cœur meurtri… LE DIAGNOSTIC IMPOSSIBLE Pour autant, Bertrand Colu semble en général parfaitement maître de lui, de sorte qu’il n’est pas sûr qu’il aurait reçu ce diagnostic de maladie mentale. Celui-ci reste de


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toute façon aussi controversé que difficile à poser en pratique. Une partie des experts a toujours craint que la médicalisation abusive d’un comportement criminel ne soit utilisée comme prétexte pour exonérer ses auteurs de leur responsabilité, et, d’autre part, un certain nombre de médecins et de chercheurs estiment qu’il n’existe aucune base scientifique pour faire d’un acte aussi spécifique – mettre le feu – une maladie à part entière. Reflet de cette perplexité, le diagnostic de pyromanie a successivement vu le jour et disparu des différentes éditions du DSM. S’il est présent dans la dernière de ces versions, il comporte aussi une liste de critères d’exclusion qui compliquent sérieusement son application. Ainsi, pour parler de pyromanie, il faut que l’incendie ne soit pas attribuable à des motivations telles que l’intérêt financier, l’expression d’une idéologie, l’activité criminelle (ou l’intention de détruire des preuves), des sentiments comme la vengeance ou la colère, la volonté d’améliorer son sort, la réponse à des délires ou des hallucinations, ou quelque perturbation du jugement. Si ces critères sont appliqués à la lettre, très peu d’incendiaires, même récidivistes, sont susceptibles d’être qualifiés de pyromanes. Dans une étude finlandaise, seuls 3 individus sur 90 incendiaires appréhendés répondaient à ce profil. Et il se trouve que tous trois étaient des… pompiers volontaires ! DE « PETITS HOMMES AUX AMBITIONS SOCIALES GRANDIOSES » Le fait que Bertrand Colu soit pompier de son état rajoute d’ailleurs une couche de complexité psychologique à l’affaire, car il n’est pas seulement l’incendiaire : il est aussi le sauveur. Dans une étude pionnière publiée en 1951, les psychiatres américains Nolan Lewis et Helen Yarnell ont analysé le profil de 1 145 incendiaires et pyromanes : 90 d’entre eux étaient

Pourquoi j’ai aimé ce livre

Hervé Bazin (1911-1996), avocat, professeur de droit et écrivain, a connu le succès dès son premier roman, le fameux Vipère au poing (1948), qui ne laisse aucun écolier indifférent dans sa terrible description d’une mère glaciale et autoritaire. Avec L’Huile sur le feu (1954), il déroge à ses écrits autobiographiques et offre une histoire aussi troublante que poignante. À travers la folie du feu, c’est la puissance d’une complicité entre un père et sa fille qui se dessine, dans un roman oscillant entre le drame, l’enquête policière et l’étude de cas clinique. Sebastian Dieguez

Bibliographie J. E. Grant et S. W. Kim, Clinical characteristics and psychiatric comorbidity of pyromania, Journal of Clinical Psychiatry, 2007. N. Lindberg et al., Looking for pyromania, BMC Psychiatry, 2005. N. Lewis et H. Yarnell, Pathological Firesetting (Pyromania), Nervous and Mental Disease Monographs, 1951. C. Marc, Considérations médico-légales sur la monomanie et particulièrement sur la monomanie incendiaire, Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1833.

N° 159 - Novembre 2023

sapeurs-pompiers. Certains avaient un profil qualifié de « vaniteux », cherchant à être vus comme des héros ou à se rendre intéressants. Ce sont, écrivent les chercheurs, des « petits hommes aux ambitions sociales grandioses, dont l’absence de talent les condamne à l’insignifiance ». Peut-être Bertrand Colu relève-t-il de ce cas de figure et tentet-il de se valoriser auprès de sa fille – seule personne dont il est véritablement proche –, en créant les conditions dans lesquelles il se sent utile, puissant et efficace, au contact d’un élément qu’il maîtrise bien mieux que la vie sociale et familiale. Sa passion, et même son obsession, pour le sujet lui offre l’expertise aussi bien pour allumer que pour éteindre un incendie : « Deux passions ennemies, non ! Deux passions complices l’une de l’autre », comprend sa fille. À côté de son engagement de pompier, il est agent d’assurance, et admet que la présence d’un pyromane dans sa région n’a pas nui à son entreprise. Un motif vénal n’est donc pas à exclure, mais, là encore, le besoin sous-jacent serait alors d’augmenter son estime personnelle, cette fois par le biais professionnel, en faisant signer des contrats et en gagnant des clients. Si on ajoute le besoin d’adrénaline et la recherche du « rush » qu’offrent la vue du feu et la lutte infernale contre les flammes, de multiples motivations s’entrechoquent probablement dans la tête de cet homme. C’est en partie ce qui rend sa confession si confuse. Sans compter que lui-même peine à s’orienter dans les méandres de son propre esprit, comme le constate sa fille : « S’il pouvait s’expliquer, il n’aurait pas lieu de le faire : qui s’explique se gouverne. » Et de conclure, dans un savoureux double sens, sur cet infortuné pompier pyromane qui, à la suite de l’organisation de rondes nocturnes, se retrouve à traquer un criminel qui n’est autre que lui-même : « Le bon vigile, en long et en large, traverse son pays à la recherche de lui-même. » £


À retrouver dans ce numéro

p. 72

PAUSE-CAFÉ

p. 90

Pour consolider les souvenirs, les moments de repos éveillé (lire, se promener, ne rien faire, écouter de la musique…) compteraient autant que le sommeil. p. 54

STEVE JOBS

Selon une étude d’imagerie cérébrale, le cerveau des créateurs d’entreprise en série (serial entrepreneurs) serait plus armé que celui des managers pour faire face aux situations changeantes et incertaines (nécessitant de la flexibilité cognitive). p. 44

CHIEN MIGNON

Si les chiens sont si touchants quand ils inclinent la tête, c’est parce qu’ils essaient de comprendre ce qu’on leur dit. Ainsi, ce mouvement est vingt fois plus fréquent chez les chiens doués pour apprendre beaucoup de mots que chez les autres.

MONSIEUR JE-SAIS-TOUT

« Dès qu’un narcissique apprend quelle est votre profession, il vous explique comment Frans Schalkwijk, université d’Amsterdam il faut l’exercer. Même s’il n’en a aucune idée. »

p. 20

5%

des femmes (et 3 % des hommes) chez qui on soupçonne un infarctus du myocarde ont en réalité le « cœur brisé », un syndrome cardiaque lié à des émotions fortes tels un stress intense ou une rupture amoureuse trop douloureuse. p. 30

p. 28

ALIEN

Un ver de 8 centimètres de long a été découvert dans le cerveau d’une Australienne. La pauvre femme avait mangé des épinards néo-zélandais contenant des œufs microscopiques de ce parasite. Les symptômes ont disparu après le retrait de l’animal et grâce à un traitement adapté.

QUEL SILENCE !

Notre cerveau entend le silence comme si c’était un son. Lorsqu’on remplace les sons par des silences dans des illusions sonores classiques, il commet des erreurs de perception similaires. C’est un peu comme lorsque nous percevons l’absence de couleur comme une couleur : le noir. N° 159 - Novembre 2023

p. 94

POMPIER PYROMANE

Sur quatre-vingt-dix auteurs d’incendies, trois ont été diagnostiqués pyromanes. Ils étaient tous les trois pompiers…


ALI REBEIHI

10H-11H

GRAND BIEN VOUS FASSE ! photo : © Christophe Abramowitz / RF


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