Cerveau & Psycho
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COMMENT TROUVER SA VOIE
Les données de la science pour bien s’orienter
Février 2024
N°162
N° 162 Février 2024
L 13252 - 162 S - F: 7,00 € - RD
LE PERFECTIONNISME EST-IL UNE QUALITÉ ?
COMMENT
£ ÉTUDES ET SCOLARITÉ £ CHOIX DE CARRIÈRE £ RECONVERSION
TROUVER SA VOIE Les données de la science pour bien s’orienter APPRENTISSAGE BIEN RESPIRER POUR MÉMORISER
ÉDUCATION COMMENT GÉRER LES CHAMAILLERIES EN FAMILLE SOMMEIL POURQUOI LES ADOS SE LÈVENT-ILS SI TARD ? CYBERHARCÈLEMENT LES RAVAGES DE L’ANONYMAT SUR INTERNET DOM : 8,50 € – BEL./LUX. : 8,50 € – CH : 12,00 FS – CAN. : 12,99 CA$ – TOM : 1 100 XPF
TEST
POUR QUEL MÉTIER SUIS-J E FAIT(E) ? PAGE 44
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N° 162
NOS CONTRIBUTEURS
ÉDITORIAL
p. 14-16
SÉBASTIEN BOHLER
Siddhant Puzdekar
Rédacteur en chef
Journaliste scientifique spécialisé en sciences du comportement et de l’évolution, il a investigué sur les liens entre les ondes cérébrales du sommeil et la régulation de notre glycémie.
Réveillez-moi !
p. 36-43
Valérie Cohen-Scali
Professeuse en psychologie de l’orientation, chercheuse (Cnam, Inetop, CRTD) et présidente de la chaire Unesco en orientation tout au long de la vie, elle nous décrit les nouvelles méthodes pour trouver un métier qui nous correspond.
p. 58-62
Dorothea Winter
Chercheuse en philosophie de l’esprit à l’université Humboldt, de Berlin, elle étudie les questions émergentes en philosophie de l’intelligence artificielle.
p. 80-87
Carolin Reichert
Psychologue clinicienne et directrice adjointe du Centre de chronobiologie des Cliniques psychiatriques universitaires et de l’université de Bâle, en Suisse, elle étudie plus particulièrement le sommeil et ses troubles, notamment chez l’adolescent.
S
ommes-nous en plein cauchemar ? Alors que l’actualité nous montre une planète vacillante, que les dirigeants mondiaux décident de notre avenir sur un puits de pétrole et jugent impossible de se débarrasser du gaz et du charbon, tandis que les conflits font rage dans différentes régions du monde, la psychologie humaine ne semble pas se porter beaucoup mieux. Ainsi, nous buvons trop (voir notre article page 26) et cela dérègle nos neurotransmetteurs : dopamine, sérotonine, glutamate et GABA. Nous sommes touchés de façon variable par la dépendance au cannabis (voir page 12), nous développons des doubles numériques harceleurs sur les réseaux sociaux (voir page 68) et construisons des IA qui pourraient un jour nous dépasser, même si sur ce point rien n’est encore sûr (voir page 58). Alors, que faire ? Croire en l’avenir, bien sûr ! C’est pour cela que nous vous proposons un dossier central (pages 35 à 56) pour comprendre comment faire les bons choix d’orientation, voire changer d’activité professionnelle quand on se sent trop mal dans ce monde moribond, et aider nos plus jeunes à trouver leur voie, leur filière d’études ou leur futur métier, en fonction de leurs qualités et de leurs envies, d’une façon qui fasse sens pour eux. Et s’ils veulent dormir, laissons-les faire. Leurs réveils tardifs seraient dus à un décalage de leur horloge interne, provoqué par les changements hormonaux de la puberté (voir page 80). Pas de quoi s’affoler donc, tant que cela n’a pas d’impact sur leurs chances de réussir plus tard. Et nous, qui va nous réveiller de ce cauchemar qui n’en finit plus ? Eh bien… personne – et c’est une bonne nouvelle ! Car il paraît que si on continue à dormir, le cauchemar est oublié le lendemain matin (voir page 90). Alors, tâchons d’échapper aux chausse-trapes de ce mauvais rêve en attendant des lendemains meilleurs… £
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SOMMAIRE
p. 35-56
Dossier
N° 162 FÉVRIER 2024
p. 6
p. 14
p. 18
p. 26
p. 35
p. 6-33
DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS Comment se vanter sans avoir l’air prétentieux Les musiciens, champions de l’effet « cocktail party » La pole dance, remède miracle contre le blues Syndrome de Diogène : si c’était un TDAH ? Tactile ou distant ? Votre cerveau décide ! La seconde bosse des maths Pas tous égaux face au cannabis Greffe de l’œil : la vision pour bientôt ? p. 14 FOCUS
Réguler sa glycémie en dormant
Des ondes cérébrales synchronisées pendant le sommeil permettraient de faire baisser le taux de sucre dans le sang.
p. 18 CAS CLINIQUE GRÉGORY MICHEL
COMMENT TROUVER SA VOIE p. 36 PSYCHOLOGIE
Alba : quand le TOC devient un spectacle Alba, 12 ans, semble souffrir de TOC. Mais elle en retire un avantage : tout le monde fait attention à elle…
POUR QUEL(S) MÉTIER(S) SUIS-JE FAIT ? Lycée, études supérieures, carrière professionnelle : des méthodes validées aident à fixer le cap vers la réussite. Valérie Cohen-Scali
p. 26 NEUROBIOLOGIE
p. 44 TEST
Excitation, ivresse, apathie, troubles de l’équilibre, vision double : pourquoi l’alcool a-t-il des effets aussi nombreux et variés ?
Évaluez vos cinq grandes composantes de personnalité pour vous orienter.
Ce que l’alcool fait à votre cerveau
Anton Benz
Siddhant Puzdekar
IDENTIFIEZ VOTRE PROFIL PRO p. 46 PSYCHOLOGIE
« L’ANGOISSE DE L’ORIENTATION PEUT ÊTRE UNE ALLIÉE »
Entretien avec Emmanuelle Vignoli
p. 52 PSYCHOLOGIE
RECONVERSION : ET SI ON CHANGEAIT TOUT ?
Changer de voie est de plus en plus fréquent. Les chercheurs livrent quelques règles pour réussir cette transformation. Isabelle Olry-Louis
Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, broché en cahier intérieur, sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. En couverture : © NWM/Shutterstock ; © Michal Sanca/Shutterstock
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5
p. 94
p. 58
p. 64
p. 80
p. 88 p. 92
p. 58-70
p. 72-91
ÉCLAIRAGES
VIE QUOTIDIENNE LIVRES
p. 58 PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT
p. 72 DÉVELOPPEMENT DE L’ENFANT
Ce qui manque (encore) à l’IA pour nous dépasser
Pour que les machines prennent le pouvoir, il faudrait qu’elles le veuillent ! Dorothea Winter
p. 64 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL
YVES-ALEXANDRE THALMANN
Pourquoi viser la lune peut se retourner contre vous Chercher la perfection… nuirait à la fois à nos performances et à notre bien-être. p. 68 RAISON ET DÉRAISON NICOLAS GAUVRIT
Cyberharcèlement : pas vu, pas pris ! Sans visage, caché par son pseudo, l’inernaute peut vite se transformer en persécuteur.
p. 92-97
C’est lui qui a commencé !
Les chamailleries entre frères et sœurs sont essentielles à leur développement. Stefanie Uhrig
p. 80 CHRONOBIOLOGIE
Ados : pourquoi ils se lèvent si tard
À la puberté, l’horloge interne du cerveau se met à battre à un autre rythme ! Carolin Reicher et Christian Cajochen
p. 88 L’ÉCOLE DES CERVEAUX JEAN-PHILIPPE LACHAUX
Bien respirer pour mieux apprendre
Les neurones de la respiration interagiraient avec ceux de la mémoire... p. 90 LA QUESTION DU MOIS
Faut-il réveiller quelqu’un qui fait un cauchemar ? Stephanie Pappas
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p. 92 SÉLECTION DE LIVRES Striatum Enfants bilingues Ce n’est pas toi le problème ! Protéger sa santé mentale après la crise Psychologie de l’attention Du bon usage des pères p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE SEBASTIAN DIEGUEZ
« Le Plus Menteur d’entre nous » : qu’est-ce que la mythomanie ?
Nous connaissons tous un voisin ou un collègue mythomane. Quel est son problème ? Plongez dans le monde de l’affabulation, grâce au roman sociologique de Nicole Lapierre, Le Plus Menteur d’entre nous.
© lara-sh/Shutterstock
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DÉCOUVERTES Cas clinique
GRÉGORY MICHEL
Professeur de psychologie clinique et de psychopathologie à l’université de Bordeaux, chercheur à l’Institut des sciences criminelles et de la justice, psychologue et psychothérapeute en cabinet libéral et expert auprès des tribunaux.
Alba : quand le TOC devient un spectacle À 12 ans, Alba souffre de TOC spectaculaires qu’elle exhibe sur les plateaux de télévision. Mais, bizarrement, dans sa vie quotidienne, elle ne semble pas particulièrement angoissée par sa situation. Alors, tout cela est-il du « toc » ?
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DÉCOUVERTES Cas clinique
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ALBA : QUAND LE TOC DEVIENT UN SPECTACLE
EN BREF
£ Alba, 12 ans, souffre depuis plusieurs années de nombreuses obsessions et compulsions, qui ne cessent de s’amplifier. £ Au point que sa vie et celle de ses parents ne tournent plus qu’autour de son TOC. Mais la jeune fille est aussi très « difficile », autoritaire, colérique et systématiquement dans l’opposition. £ Plusieurs mois vont être nécessaires pour découvrir que son TOC masque sa personnalité en train de se construire… Une personnalité pathologique dite « histrionique ».
L
es plateaux de télévision, Alba y est habituée. Ce n’est pas la première fois qu’elle vient témoigner de ses difficultés psychologiques dans une émission grand public. Le spectacle terminé, elle regagne sa loge, où l’attend sa mère, qui l’assaille de compliments : « Je suis très fière de toi ma chérie, tu as été parfaite. Je suis sûre que tu vas aider de nombreux parents à comprendre la souffrance de leurs enfants. » Ce qui dope l’audience de ces shows, c’est le trouble obsessionnel compulsif (TOC) impressionnant d’Alba. Une maladie qui la handicape au jour le jour. Mais à côté des paillettes et des projecteurs, il y a la réalité. Celle du service de pédopsychiatrie, où elle doit se rendre pour cette pathologie. C’est là que je la rencontre, alors qu’elle n’a que 12 ans. TOUJOURS DEVANT LA CAMÉRA Alba venait alors d’être hospitalisée pour un bilan de son TOC. Je me rappelle à quel point elle captait de façon presque magnétique l’attention des soignants. Comme il est parfois d’usage,
Je frôle, voire j’essuie, avec mes cheveux tout ce que je vais toucher. Parfois, je m’agenouille par terre pour dépoussiérer le sol avec ma tête avant d’y marcher. Et quand je croise un évier, ou une douche, je ne peux m’empêcher de me laver les mains. Alba, 12 ans, souffrant de TOC
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quelques jours après son arrivée dans ce service, son psychiatre a demandé à ses parents l’autorisation de la filmer, car la clinique de sa pathologie serait un formidable outil pédagogique à destination des jeunes pédopsychiatres et psychologues en formation. Sans hésiter, la mère d’Alba donne son accord : « Ma fille est habituée à la caméra, puisqu’elle a participé à plusieurs émissions de télévision à des heures de grande écoute. Nous acceptons volontiers ; il est important d’aider les jeunes médecins et psychologues à comprendre cette pathologie. En plus, Alba adore être filmée. » Un entretien filmé est donc mené par l’interne du service, en deux temps. D’abord, il observe la jeune fille et discute avec elle, lui pose des questions à des fins de diagnostic psychiatrique pour identifier ses obsessions et compulsions. Puis il laisse Alba seule dans le bureau, caméra allumée, pour que ses symptômes se manifestent « naturellement », en condition dite « réelle ». La vidéo est édifiante. On y voit l’illustration parfaite d’un TOC grave (le terme est « sévère ») chez une préadolescente (voir l’encadré page cicontre). Son visage, des joues jusqu’au pourtour des yeux, est parcouru de contractions musculaires incontrôlables, ses dents se mettent à claquer, elle remue les bras en tous sens, ses mains et ses poignets se tordent… Les TOC sont impressionnants et, surtout, très invalidants ! Frappé par cette vidéo, je demande à rencontrer la patiente dans mon bureau. Et là, passé les quelques minutes de présentation, elle se met à reproduire les mêmes gestes que sur la vidéo, seules ses jambes restant tranquilles. Mais il y a autre chose d’étonnant. Alba parle de son TOC de façon extrêmement posée, voire avec une précision d’orfèvre. « Je vais vous raconter ce que j’ai dit au docteur qui m’a filmée avant-hier. Je dois laisser, dans mon assiette, une certaine portion de nourriture. Je n’arrive jamais à manger un aliment auquel il manque un morceau ou s’il a des points noirs. Aucune pièce où je me trouve ne doit être close. Trois lumières doivent être allumées, deux dans ma chambre, sur mon bureau et en bas de mon lit, et une dans le couloir. Je vois ainsi la porte entrouverte de la chambre de mes
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QU’EST-CE QUE LE TROUBLE OBSESSIONNEL COMPULSIF (TOC) ?
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ans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5), le trouble obsessionnel compulsif (TOC) se caractérise par des obsessions – idées, images ou pensées récurrentes – non souhaitées et intrusives, ainsi que par des compulsions – des besoins irrépressibles d’exécuter des actions précises, des rituels – pour tenter de réduire l’anxiété causée par les obsessions. Chez l’enfant, celles qui font irruption dans la pensée sont souvent décrites comme des voix qui obligent à agir. Les jeunes atteints luttent en général contre ces idées et reconnaissent leur caractère absurde et gênant, mais ils ne peuvent s’empêcher d’accomplir ces actions, sous peine de malaise ou d’angoisse. Selon Luis Vera, docteur en psychologie du centre hospitalier Sainte-Anne, à Paris, les thèmes obsessionnels les plus fréquents chez l’enfant et l’adolescent sont : £ lavage excessif des mains, ainsi que du corps chez l’adolescent ; £ questions répétitives, plusieurs fois par jour,
Comme je lui demande pourquoi elle se comporte de la sorte, elle me répond : « J’ai peur pour mes parents. Si je ne répète pas certains mots ou nombres dans ma tête, ma mère pourrait mourir. Aussi, si je respire sans être face à une fenêtre ou une porte, je dois avaler ma salive, en respirant très fort par le nez et en faisant des grognements ; sinon, je vais m’étouffer. Et mourir. » Ce sont des dizaines d’obsessions qui obligent ainsi Alba à réaliser tous ses actes compulsifs. Et même si elle semble parfois détachée, elle souligne à quel point ses angoisses envahissent sa pensée et que seules ses compulsions peuvent l’en libérer. Toutes ces obsessions reposent sur des doutes qui la poussent à vérifier ce qu’elle devrait faire et, surtout, à le faire de la façon la plus parfaite possible. Il s’agit, comme on le dit en jargon psychiatrique, de just right obsessions. Alba l’exprime très bien : « Si je ne fais pas exactement comme ça, il va arriver malheur. »
parents. Je suis incapable de toucher une poignée de porte avec les mains ; j’utilise mes manches. Je frôle, voire j’essuie avec mes cheveux tout ce que je vais toucher. Parfois, je m’agenouille par terre pour dépoussiérer le sol avec mes cheveux avant d’y marcher. Quand je croise un évier, ou une douche, je ne peux m’empêcher de me laver les mains. »
© yokunen/Shutterstock
par exemple pour s’assurer que les parents n’ont pas de maladie grave ; £ crainte et évitement de certains objets provenant d’un endroit sale, perçus comme source de contamination, comme la rue ou l’école (auquel cas les affaires scolaires restent en dehors de la chambre) ; £ obsessions de symétrie et de rangement – les stylos, cahiers et feuilles doivent être disposés dans un certain ordre ; £ rituels de coucher ou d’endormissement, non liés à l’âge de développement de l’enfant, comme ordonner et vérifier des choses avant de se mettre au lit ; £ besoin irrépressible de « tout dire » à l’un de ses parents, récit de la journée, de ses mauvaises pensées… ; £ répétition de gestes quotidiens à l’excès, tels que fermer une porte, se lever plusieurs fois du lit pour ranger ses jouets… ; £ perfectionnisme, source de souffrance, comme réviser très longtemps jusqu’à ce que le travail soit parfait ou jusqu’à épuisement.
COMPULSIONS ET OBSESSIONS Des TOC saisissants, donc, mais ce n’est pas tout. Alba a aussi des tics : elle cligne des yeux et secoue la tête sans arrêt, hausse les épaules en grimaçant… Ses lèvres se déforment de façon grotesque quand elle parle, et elle émet des sons déroutants : raclements de gorge, grognements et reniflements. En même temps, elle se tape les genoux, ou se touche les épaules, avec un geste d’agrippement qui correspond à un réf lexe primitif de préhension que l’on observe chez le nouveau-né.
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ALBA : QUAND LE TOC DEVIENT UN SPECTACLE
Mais quelque chose dans cette histoire ne colle pas avec les TOC classiques. Autant Alba est perfectionniste dans l’exécution de ses compulsions, autant elle semble désorganisée pour d’autres aspects de sa vie. Par exemple, sa chambre est en complet désordre : vêtements par terre, bureau sens dessus dessous… dans ce domaine, pas de rituel de rangement ! Et c’est pour le moins inhabituel de la part d’une personne qui souffre de ce type de trouble. Autre détail dérangeant : elle se dit « obsédée » par l’hygiène et la saleté, alors que son pantalon est taché et abîmé au niveau des genoux. Un dernier fait me trouble : Alba semble totalement « indifférente » à son TOC. Je veux dire par là que, normalement, un patient se rend bien compte de ses gestes déraisonnables et de ses conduites absurdes, et fait tout pour les cacher. Or elle en parle librement et avec un luxe de détails devant
des milliers de téléspectateurs… Son aisance « en société » et avec les autres m’étonne pour une jeune fille souffrant de TOC si handicapants. C’est au cours des mois suivants, au fil des entretiens que je vais mener avec la famille, que la vraie nature du trouble d’Alba va commencer à m’apparaître. Il faut pour cela remonter dans son enfance. Alba a d’abord été une petite fille difficile, aux dires de son père. Bébé, elle n’arrivait pas à s’endormir et se réveillait souvent la nuit. Au point que le pédiatre lui prescrivit des somnifères alors qu’elle n’avait que 2 ans. Ce furent aussi des troubles de l’alimentation. « On n’arrivait jamais à la faire manger, se souvient sa mère. Elle ne voulait rien. On passait des heures à table avec elle. Ça a duré très longtemps. » D’autres difficultés s’ajoutèrent. « C’était aussi très difficile de l’habiller, et lorsqu’elle se blessait, c’était vraiment un enfer pour la soigner, précise son père. Bref, tout
C
e qu’on désignait autrefois sous le nom d’« hystérie » est aujourd’hui appelé « histrionisme », terme dérivé du latin histrio. Histrion était le nom que donnaient les Romains aux acteurs qui jouaient dans les bouffonneries grossières et, de nos jours, un histrion est un mauvais acteur, qui a tendance à surjouer. La personnalité histrionique fait partie des troubles de la personnalité qui apparaissent au début de l’adolescence. Le sujet présente des difficultés sur le plan des pensées, des émotions et des relations sociales, et est très impulsif. Selon le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5), l’individu histrionique présente des troubles émotionnels graves et un besoin exagéré d’attention. Il est mal à l’aise quand tous les regards ne se tournent pas vers lui ou s’il ne se sent pas aimé, de sorte qu’il tente par tous les moyens de capter l’attention en charmant ou en séduisant son auditoire. Aussi son attitude est-elle la plupart du temps inappropriée et provocatrice dans la séduction. La personne histrionique utilise souvent son aspect physique pour attirer les regards sur elle et cherche à impressionner les autres par
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ses connaissances – souvent superficielles –, ses dépenses ou ses activités, sans qu’il y ait véritablement la marque d’un investissement. Sa façon de parler est très subjective, souvent maniérée, et ses attitudes sont empreintes de théâtralité. Par ailleurs, les personnalités histrioniques sont très influençables, mues par l’envie de satisfaire au désir des autres ; elles ont tendance à faire ou dire des choses davantage pour faire plaisir à quelqu’un que pour elles-mêmes. Leurs désirs sont généralement ceux d’autrui, dont elles pensent devoir satisfaire les attentes. Les études scientifiques suggèrent qu’entre 2 et 3 % de la population générale souffrirait d’une personnalité histrionique, la proportion s’élevant entre 10 et 15 % chez les patients suivis en psychiatrie. Le trouble mental le plus associé à ce type de personnalité est la dépression, mais on retrouve aussi des liens avec les troubles somatoformes de type conversif (des manifestations physiques dues à des pensées excessives ou inadaptées), comme le trouble hypochondriaque ou le TOC, ainsi qu’avec les personnalités pathologiques borderline, narcissique, antisociale ou dépendante.
© yokunen/Shutterstock (en haut) ; Macrovector/Shutterstock (en bas)
COUP D’ŒIL SUR LA PERSONNALITÉ HISTRIONIQUE
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était très compliqué. Surtout qu’en plus de s’opposer à tout, elle se mettait très vite en colère. » Face à tout changement ou nouveauté, Alba apparaissait toujours suspicieuse et en retrait. En revanche, à l’école, elle se montre vite à son aise. Voire trop. « Elle ne voulait rien apprendre, n’écoutait pas sa maîtresse, mais elle n’avait pas peur des autres élèves. Ni des adultes, d’ailleurs ! » Des comportements d’opposition qui vont s’accentuer avec l’âge : la jeune fille refuse de se préparer avant d’aller à l’école, arrive souvent en retard, bavarde en classe et se bagarre dans la cour de récréation. Mais toujours en restant parmi les bons élèves. Un pédopsychiatre dira même à ses parents qu’elle est surdouée, sans que le moindre bilan ne soit réalisé… Elle n’a alors que 8 ans. Ses premiers vrais TOC apparaissent à cette période, même si des signes avant-coureurs étaient déjà présents bien avant. « Déjà, à l’âge de 4 ou 5 ans, elle vérifiait que les portes restaient bien ouvertes. Elle ne supportait pas que celle de notre chambre soit fermée, me raconte sa maman. Mais à 8 ans, elle a commencé à avoir de plus en plus de “doutes” – sur le fait qu’une porte était bien fermée ou pas, par exemple – qui l’amenaient à vérifier sans arrêt certaines choses, ou encore elle se lavait les mains pendant des heures. Elle cherchait ainsi à se libérer de ses angoisses et de ses obsessions. »
détendue au milieu des soignants, en contraste flagrant avec tous les patients atteints de TOC que j’ai rencontrés. Elle se montre très à l’aise en public, occupée à capter l’attention de son auditoire. Elle parle tout le temps, minaude auprès du personnel, use d’un langage précieux et chargé de superlatifs qui ne correspond en rien à celui qu’on pourrait attendre d’une fille de son âge, et adopte des attitudes de séduction. En revanche, lorsque nous sommes ensemble, elle critique
Si je ne répète pas certains mots dans ma tête, il va arriver malheur à mes parents. Alba, 12 ans, souffrant de TOC
ouvertement et sans aucun égard sa prise en charge et les personnes qui s’occupent de sa personne. Elle aime se mettre en scène, et ses TOC lui facilitent la tâche. Outre ses mimiques, elle accentue sa gestuelle et va jusqu’à alterner les crises de larmes, de rire et de colère. Tout prend alors une allure factice.
« TOUT TOURNAIT AUTOUR DE SES TOC » Finalement, on pourrait voir là une histoire de TOC comme il en existe tant d’autres. Sauf que la vraie originalité d’Alba réside dans la façon dont elle va imposer ses comportements à toute la famille. Ce que son père révèle au cours de nos entretiens : « Elle était très autoritaire… Si par malheur on fermait une porte, c’était le drame. Elle s’emportait, tout tournait autour de ses TOC. » Tyrannique avec ses parents, Alba les oblige désormais à se soumettre à ses rituels. Une serviette de bain ou un drap propre sortant de la machine à laver qui tombe malencontreusement par terre doit être immédiatement relavé sous peine d’une violente crise de colère. Si bien que lorsque leur fille est hospitalisée dans le service où j’exerce, le couple est à bout. Malgré le traitement qu’elle suit, combinant un médicament appelé « clomipramine » et une t hérapie cognitivo- comportementale (TCC), les TOC et les conduites d’opposition de la jeune fille restent très inquiétants. C’est alors que tout s’éclaire. Je croise un jour Alba dans les couloirs du service. Elle semble
UNE THÉÂTRALISATION PATHOLOGIQUE Cette théâtralisation presque pathologique m’évoque des traits de personnalité dits « histrioniques », autrefois qualifiés d’« hystériques ». Un autre élément m’oriente vers ce diagnostic : la suggestibilité d’Alba. Elle est facilement influencée par autrui ou par les événements, alors qu’elle peut donner l’impression du contraire par ses attitudes autoritaires et ses comportements d’opposition. Je me demande même si les évaluations psychopathologiques standardisées utilisées pour son diagnostic n’ont pas surévalué ses difficultés, si certains de ses problèmes ne sont pas de pures inventions de sa part pour répondre aux attentes des psys. Peut-être, une fois de plus, pour se rendre intéressante ? L’idée me vient alors à l’esprit qu’elle se suggère des problèmes et qu’elle s’est « construite » ces dernières années en fonction des effets qu’elle produit sur son entourage. Alba semble s’être enfermée dans un mode de fonctionnement qui la conduit à n’exister qu’au travers de ce que l’on attend d’elle. L’attitude
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DÉCOUVERTES Cas clinique ALBA : QUAND LE TOC DEVIENT UN SPECTACLE
complaisante, voire valorisante, de sa mère visà-vis de ses TOC a sans doute contribué à leur intensification chez cette jeune fille déjà très sensible au regard d’autrui dès sa prime enfance. À propos des passages de sa fille à la télévision, sa maman emploie même le terme de « mission ». Mais, en réalité, n’est-ce pas elle-même qui bénéficie de la médiatisation de sa fille ? Que fait la préadolescente pour elle-même ? Sait-elle vraiment qui elle est ? Tous ces éléments m’amènent à la conclusion qu’Alba souffre d’une personnalité qui se développe sur un mode histrionique, caractérisée par un désir constant de capter l’attention d’autrui et de charmer son auditoire. Comportement théâtral, mélange de provocation et de séduction, l’histrionique se donne en spectacle et cherche à impressionner à tout prix par ses prises de position provocatrices, l’étalage de ses supposées connaissances – souvent superficielles – ou de ses activités originales (voir l’encadré page 22). Derrière ces outrances se loge l’envie de satisfaire les autres et une grande dépendance à leur regard. Mais comment la personnalité histrionique s’est-elle développée chez Alba ? Un certain nombre d’éléments de son passé indiquent qu’elle aurait souffert d’un « tempérament difficile ». Concept dû aux psychologues américains Alexander Thomas et Stella Chess, qui l’ont décrit il y a plus de quarante ans, le tempérament difficile peut être identifié très tôt au cours du développement de l’enfant. Comme Alba, les tout-petits présentent alors des difficultés chroniques liées à leurs cycles biologiques, d’où des troubles du sommeil et de l’alimentation, ainsi qu’une tendance à se mettre en retrait face au changement ou à la nouveauté. Mais surtout, ils ont des réactions émotionnelles intenses et souvent négatives. UN TEMPÉRAMENT DIFFICILE Le terme de « tempérament » renvoie à la partie biologique de la personnalité et à des particularités sur le plan du comportement et des pensées, et ce dès la naissance. Ces particularités du caractère vont ensuite interagir avec l’environnement de l’enfant et l’éducation qu’il reçoit tout au long du développement, pour participer à la formation de sa personnalité. Aussi, chez Alba, la présence de ce tempérament difficile a-t-elle probablement augmenté le risque qu’elle développe des TOC… Mais ces derniers s’inscrivent aussi dans une recherche d’attention motivée par la personnalité histrionique de la jeune fille, qui est en train de se structurer. Alba demande donc à
Alba aime se mettre en scène, et ses TOC lui facilitent la tâche. Elle accentue ses mimiques et sa gestuelle, et va jusqu’à alterner les crises de larmes, de rire et de colère. Tout prend une allure factice. être considérée à travers ses TOC, lesquels s’intensifient en réaction à son environnement : sa mère l’encourage à les exposer à la télévision et les équipes médicales, fascinées par ses symptômes souvent spectaculaires, se sont laissé aveugler et ont sous-estimé d’autres signes moins visibles, pourtant cruciaux pour comprendre la complexité de cette jeune patiente. Dès lors, je propose à Alba – en plus de la TCC et du traitement contre ses TOC – un suivi individuel pour lui donner un « espace de parole », un lieu où elle découvrira ses conflits internes, par la parole, en apprenant à mieux gérer ses émotions et à communiquer avec autrui de façon moins spectaculaire. Il s’agit de montrer sous un nouvel angle ses relations avec son entourage, en particulier avec sa mère, afin de faire émerger ses besoins et désirs personnels, et non ceux que les autres attendent… Ce suivi va durer de longues années et sera associé à des entretiens dits « de guidance parentale », afin que ses parents puissent mieux gérer les comportements de leur fille. Au cours de ces séances, le couple décidera même de commencer une thérapie, tant il a été malmené tout au long de ces années. La maman entamera aussi une psychothérapie pour lutter contre son anxiété. Avec des effets très bénéfiques pour Alba. Ses TOC s’atténuant considérablement, elle a réussi à reprendre une scolarité dans un établissement public, a décroché son baccalauréat avec mention et poursuivi des études supérieures dans une école de mode. Aujourd’hui, elle est styliste… £
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Bibliographie L. Vera et L. P. Vera, Trouble obsessionnel compulsif chez l’enfant et l’adolescent, Annales médico-psychologiques, revue psychiatrique, Elsevier Masson, 2010. G. Michel et D. PurperOuakil, Personnalité et développement : du normal au pathologique, Dunod, 2006. A. Henin et al., Is age at symptom onset associated with severity of memory impairement in adults with obsessive compulsive disorder ?, Am. J. Psychiatry, 2001. J. L. Rapoport et al., Chilhood obsessive compulsive disorder in the NIMIH MECA study : Parent versus child identification of cases, J. Anxiety Disord., 2000.
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Bonjour Aëla. Dans ce nouveau numéro de Cerveau & Psycho :
LES 5 RÉVOLUTIONS DE LA SANTÉ MENTALE
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INTERVIEW
EMMANUELLE VIGNOLI PROFESSEUSE AU CNAM ET CORESPONSABLE DE L’ÉQUIPE PSYCHOLOGIE DE L’ORIENTATION, AU CENTRE DE RECHERCHE SUR LE TRAVAIL ET LE DÉVELOPPEMENT (CRTD).
L’ANGOISSE DE L’ORIENTATION PEUT ÊTRE UNE ALLIÉE Quelles sont les émotions auxquelles on est confronté quand on doit faire des choix pour ses études ou son avenir professionnel ? En général, un mélange complexe d’émotions positives et négatives, incluant une dose plus ou moins forte d’anxiété. C’est d’ailleurs l’émotion la plus étudiée, de façon logique : l’anxiété est une angoisse liée à une anticipation de l’avenir, et l’orientation est par essence une projection dans l’avenir.
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Avec mon collègue Pascal Mallet, nous avons par exemple mené une enquête auprès de plus de 300 adolescents âgés de 15 ans en moyenne. Les résultats ont révélé trois formes d’anxiété liée à l’orientation : la peur d’échouer, celle de décevoir ses parents et celle de s’éloigner de ses proches dans le cadre de son parcours scolaire et professionnel. Nous avons par ailleurs observé des différences entre les sexes, les filles étant notablement plus angoissées que les garçons. Sans doute parce qu’elles sont confrontées à une situation du travail moins favorable, avec des emplois plus précaires et moins rémunérés, ce qui les stresse à l’avance. Autre facteur qui joue un rôle, la classe sociale : les adolescents de milieux défavorisés ont plus peur d’échouer, là encore probablement car ils ont une image plus dure de la vie professionnelle.
lycée, lors du choix des études supérieures en terminale, avant un premier emploi… Pour Parcoursup, nous avons mené une grande enquête auprès des lycéens pour analyser la façon dont ils le vivent, sur demande du ministère de l’Éducation nationale. Les résultats devraient être communiqués en 2024.
L’anxiété monte-t-elle tout particulièrement à certains moments ? On pense par exemple à Parcoursup… Les recherches montrent que l’anxiété liée à l’orientation augmente progressivement au cours de l’adolescence, à la perspective des échéances et des choix importants : avant le
Cette anxiété pénalise-t-elle le processus d’orientation ? Quand elle est trop forte, oui, mais son influence est en réalité assez contrastée. Les chercheurs l’ont étudiée dans deux domaines : l’exploration vocationnelle (la recherche d’informations sur les formations et les métiers, couplée à une réflexion
Une anxiété modérée pousse à s’informer sur les choix d’orientation possibles. Trop intense, elle déclenche une hypervigilance qui conduit à se focaliser sur certaines données, au détriment d’une exploration plus large.
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sur son identité professionnelle) et la prise de décision. Du côté de l’exploration vocationnelle, il semblerait que l’anxiété stimule de façon générale la recherche d’informations, mais avec des effets variables selon son intensité : une anxiété modérée favorise une recherche efficace, alors qu’une anxiété plus forte déclenche une hypervigilance et réduit le champ attentionnel. La recherche d’informations devient alors compulsive, centrée sur les sujets qui inquiètent, là où une exploration plus large serait mieux à même d’éclairer les choix : un adolescent préoccupé par la précarité risque par exemple de se focaliser exclusivement sur l’iden-
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L’ANGOISSE DE L’ORIENTATION PEUT ÊTRE UNE ALLIÉE tification des métiers offrant les meilleurs salaires, sans s’intéresser assez à d’autres paramètres pertinents, comme ses intérêts ou l’équilibre entre sa vie privée et sa vie professionnelle… L’anxiété provoque en outre souvent des conduites d’évitement, de fuite ou de procrastination, ce qui complique la prise de décision. Dans une enquête auprès de 242 lycéens publiée en 2015, j’ai par exemple montré que plus ils étaient anxieux (que ce soit par tempérament ou dans le cadre d’une anxiété spécifiquement liée aux choix d’études ou de métiers), plus ils étaient indécis en matière d’orientation. Dans les cas extrêmes, ils sont totalement incapables de se décider, aboutissant à une véritable paralysie, un blocage complet.
marché professionnel cherchent plus activement à limiter les risques de chômage. Grâce à une série de questionnaires administrés plusieurs fois sur une période d’un mois et demi, ils ont mesuré les émotions éprouvées par 116 jeunes en fin d’études et évalué leurs comportements de prospection (participation à des salons de l’emploi, travail du CV…). Résultat : plus les participants avaient ressenti d’émotions négatives (en général proches de l’anxiété, comme la crainte, la peur ou l’effroi), plus ils s’étaient montrés actifs dans leur recherche d’emploi ! Dans ces travaux, les émotions positives (enthousiasme, fierté, intérêt…) ont aussi stimulé la prospection. Les deux se complètent bien, en fait : les émotions positives contribuent à ouvrir l’étendue des possibles, élargissant le champ attentionnel et favorisant les nouveaux projets, tandis que l’anxiété (si elle n’est pas trop élevée) permet de faire face à un certain nombre de risques. La clé est donc d’apprendre à identifier ses émotions, et à déchiffrer le message qu’elles nous adressent. C’est ce qu’on appelle l’« intelligence émotionnelle ». D’où
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l’hypothèse que l’intelligence émotionnelle pourrait nous aider à faire de meilleurs choix d’orientation. Sur ce point, on manque encore d’études, car le domaine des émotions de l’orientation est encore émergent, mais en tout cas il offre de multiples pistes passionnantes à explorer. Comment contenir l’anxiété dans les limites où elle reste productive ? La clé est d’échanger avec des personnes de confiance. Une étude que nous avons publiée en 2005, portant sur 283 lycéens, illustre toute l’importance du soutien social en la matière. Les résultats ont montré que plus ils avaient un style d’attachement dit « sécure » avec leurs parents (caractérisé par une certaine confiance et le sentiment que l’autre est à l’écoute de ses besoins), plus ils étaient actifs dans l’exploration de leur vocation – ils se renseignaient davantage, lisaient des brochures, visitaient des centres d’orientation professionnelle… Ce type d’attachement procure une base de sécurité qui aide à gérer l’anxiété face à l’inconnu et à se lancer dans une exploration active. Il facilite aussi probablement l’enga-
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Le bilan de l’anxiété ne semble pas très positif… Malgré ces risques liés à une anxiété trop élevée, le consensus actuel est que, intelligemment gérée et contenue dans des limites raisonnables, elle peut être un atout. Certes, elle ralentit et complique la décision, mais elle l’éclaire aussi. Elle signale en effet ce qui est important pour soi, les besoins que l’on s’est forgés. Les émotions positives jouent d’ailleurs également ce rôle : l’enthousiasme à l’idée d’être accepté dans une école ou un emploi, ou au contraire la crainte de ne pas être pris, sont de précieux indices – parfois, le fait d’être refusé procure plutôt un certain soulagement ! Toutes les émotions, de façon générale, ont une fonction adaptative. Elles nous offrent en quelque sorte un bilan personnalisé de ce qui peut nous convenir ou non, en fonction de notre personnalité et de notre histoire. L’anxiété nous incite en outre à anticiper un certain nombre de risques et à nous y préparer (tant qu’elle n’est pas paralysante, bien sûr). En 2022, les chercheurs en psychologie Eunjin Kim et Bora Lee, de l’université de Corée, ont ainsi constaté que les personnes anxieuses à l’approche de leur entrée sur le
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Les filles sont plus angoissées par leur orientation que les garçons. Sans doute parce qu’elles sont confrontées à des perspectives de travail moins favorables, à des emplois plus précaires et moins rémunérés, ce qui les stresse à l’avance. gement dans un choix, puisque l’adolescent sait qu’en cas de problème il aura quelqu’un pour le soutenir. Bien sûr, un attachement sécure ne se bâtit pas en un jour : il s’ancre dans le comportement des parents tout au long de l’enfance et de la petite enfance. Mais nos travaux ont aussi mis en évidence l’influence de ce qu’on appelle le « style parental » : un style « négligent » (où les parents se montrent peu affectueux et ne donnent aucun cadre à l’enfant) rend les adolescents bien moins actifs dans leur réflexion d’orientation. Probablement parce qu’ils ont le sentiment que personne ne s’intéresse à eux et que ce qu’ils peuvent faire importe peu. S’il faut bien sûr respecter l’autonomie de l’enfant et veiller à ne pas lui transmettre son propre stress, il est donc essentiel que les parents s’impliquent dans son orientation.
40 % des élèves en début de terminale ne savent pas vraiment ce qu’ils veulent faire dans la vie.
gnants peuvent probablement aussi contribuer à amortir l’anxiété. Nous menons actuellement des travaux pour analyser ce point plus avant. Et nous aurions tout à gagner à développer la formation des enseignants en la matière, afin qu’ils soient mieux outillés pour aider les élèves à gérer leur anxiété et à renforcer leurs émotions positives. On pourrait aussi imaginer des ateliers où ils parleraient d’orientation avec les élèves dans de petits groupes, car de telles discussions sont très difficiles à mener au sein de classes nombreuses. Notez également que la qualité des relations ne compte pas seulement pour prendre des décisions : elle aide aussi à digérer les difficultés et les échecs que l’on peut rencontrer au fil de son parcours. C’est ce que nous avons montré avec mes collègues lors d’une enquête auprès d’environ 360 adolescents en fin de collège, qui recevaient un retour favorable ou défavorable du conseil de classe sur leur choix de filière (générale, technologique, apprentissage). Disposer d’une personne intime avec qui l’on peut échanger en profondeur sur cet événement (le plus souvent un parent ou un ami) amenait de nombreux bénéfices psychologiques, en particulier lorsque la réponse du conseil de classe avait été décevante. Ces bénéfices étaient aussi bien socioaffectifs (se sentir rassuré, réconforté) que cognitifs : mettre des mots sur l’expérience contribue à organiser l’information en mémoire, à lui donner du sens, et à progressivement prendre du recul. Une autre conclusion de l’étude est qu’à 15 ans les échanges avec le meilleur ami comptent à peu près autant que ceux qu’il a avec les parents. Et quand l’adolescent est totalement bloqué et ne parvient pas à se décider ? Un tel blocage est souvent lié au fait que les adolescents ne savent pas vraiment ce qu’ils veulent. Ils doivent faire un choix dans un temps imparti, sans être certains que c’est le bon. Le maître mot est alors : dédramatiser.
J’imagine que les parents ne sont pas les seules personnes susceptibles d’épauler les adolescents… Non, bien sûr. Les recherches se sont surtout focalisées sur eux et sur les amis du jeune – qui comptent également beaucoup –, mais les ensei-
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L’ANGOISSE DE L’ORIENTATION PEUT ÊTRE UNE ALLIÉE D’abord, il n’y a rien d’anormal ni d’inhabituel à ne pas vraiment savoir ce qu’on veut faire à cet âge : c’est le cas de 40 % des élèves en début de terminale, selon une enquête que vient de mener Simon Pineau, dans le cadre de sa thèse à l’université de Bordeaux. Ensuite, expliquer à l’adolescent qu’il y a toujours des possibilités de se réorienter, que cela fait partie de l’apprentissage, permet de désacraliser les choix, de les rendre moins définitifs dans son esprit. Enfin, toutes les données concrètes qu’on peut lui transmettre l’aideront à se décider et à repartir de l’avant : informations sur les métiers, outils pour clarifier ses intérêts et compétences (voir « Pour quels métiers suis-je fait ? », page 36, et « Test : identifiez votre profil pro », page 44)… Pour vous assister dans cette démarche, n’hésitez pas à consulter un psychologue de l’Éducation nationale. Il saura en outre identifier si l’anxiété qui paralyse votre enfant est vraiment liée à l’orientation ou relève d’un problème plus général, et donc d’une psychothérapie plus approfondie. Revenons aux émotions positives : gagne-t-on à en cultiver certaines plus particulièrement ? Andreas Hirschi, professeur à l’université de Berne, et ses collègues ont par exemple montré toute l’influence d’un sentiment : l’espoir. Leur étude, publiée en 2015 et portant sur plus de 700 adolescents, a révélé que plus ces jeunes ont de l’espoir dans la vie (ce qu’on mesurait par divers questionnaires, demandant par exemple d’indiquer le degré d’accord avec des affirmations comme : « J’arrive à imaginer de nombreuses façons d’obtenir les choses les plus importantes pour moi »), plus ils sont proactifs dans leur réflexion d’orientation et explorent les moyens possibles d’arriver à leurs fins. Veillons donc à entretenir ce sentiment chez nos jeunes, et de façon générale chez tous ceux qui réfléchissent à leur orientation ! Il arrive souvent que certains aient des envies
Plus les adolescents ont un style d’attachement « sécure » avec leurs parents (caractérisé par une certaine confiance et le sentiment que l’autre est à l’écoute de ses besoins), plus ils se montrent actifs dans l’exploration de leur vocation. Bibliographie E. Kim et B. Lee, The role of emotion in job search behavior among college students, Journal of Career Development, 2022. E. Vignoli, Career indecision and career exploration among older French adolescents, Journal of Vocational Behavior, 2015. A. Hirschi et al., Hope as a resource for career exploration : Examining incremental and cross-lagged effects, Journal of Vocational Behavior, 2015. E. Vignoli et P. Mallet, Les peurs des adolescents concernant leur avenir scolaire et professionnel, Les cahiers internationaux de psychologie sociale, 2012.
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qui nous semblent irréalisables, et la tentation est alors forte de leur conseiller de trouver un métier qui correspond mieux à leurs compétences ou à l’état du marché de l’emploi. Mais le risque est de briser cette envie d’explorer et de s’interroger – ce dont témoignent des élèves, qui nous confient que certains enseignants cassent parfois leur rêve. Tout l’enjeu est alors de trouver cet équilibre entre la réalité et les envies. Bien sûr, tout le monde ne deviendra pas astronaute, mais peut-être y a-t-il d’autres métiers qui permettent de se rapprocher de l’industrie spatiale pour ceux que cet environnement fascine ? Ou si l’élève s’imagine polytechnicien en ayant des résultats scolaires médiocres, il est possible de le guider vers des filières moins sélectives qui ouvrent aussi au métier d’ingénieur… Sachons garder une certaine humilité et tenter de ne pas fermer trop de portes : personne ne sait à l’avance ce que les élèves seront capables d’accomplir. £ Propos recueillis par Guillaume Jacquemont
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ÉCLAIRAGES
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p. 64 Pourquoi viser la lune peut se retourner contre vous p. 68 Cyberharcèlement : pas vu, pas pris !
Ce qui manque (encore) à l’IA pour nous dépasser Par Dorothea Winter, chercheuse en philosophie de l’esprit à l’université Humboldt, à Berlin.
n 2012, des adeptes d’un mouvement New Age réinterprétèrent le calendrier maya et prédirent la fin du monde dans le courant de l’année. Peut-être n’avaient-ils pas bien lu le calendrier, toujours est-il que la prophétie ne se réalisa pas. Une décennie plus tard, ce sont d’autres scénarios apocalyptiques qui occupent le devant de la scène. Ils prophétisent souvent un monde dominé par des machines intelligentes. Au mois de juin 2023, un sondage Odoxa révélait ainsi que 7 Français sur 10 avaient peur de l’intelligence artificielle (IA) et la considérait comme un danger pour les humains en général. Ils étaient 72 % à considérer qu’elle menaçait la véracité de l’information, 69 % à penser qu’elle représentait un péril pour l’avenir de leurs enfants, 68 % à redouter qu’elle mette à mal l’égalité des chances, 65 % à craindre un recul de l’éducation
EN BREF
£ Environ 7 Français sur 10 considèrent l’IA comme une menace pour l’humanité. £ Pourtant, les machines n’ont à ce jour pas d’intentions. Vouloir dominer autrui leur est étranger. £ Selon certains cybernéticiens et neuroscientifiques, il n’est pas exclu qu’elles puissent développer un jour une intentionnalité.
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ou de la protection de l’environnement (58 %). Outre-Rhin, un sondage représentatif réalisé par la Gesellschaft für Innovative Marktforschung (GIM) à la demande du groupe Bosch a également montré à quel point la peur des superordinateurs est répandue. Selon cette étude publiée en 2020, 82 % des citoyens allemands craignent une surveillance généralisée par l’IA. Une proportion similaire (79 %) pense que les systèmes techniques prendront des décisions contraires à l’éthique, et trois personnes interrogées sur quatre considèrent que la sécurité des humains est menacée par le pouvoir croissant des machines agissant de manière autonome. Pour une majorité, le fait que Big Brother épie notre intimité, glisse ses regards dans nos maisons et nos chambres à coucher, est depuis longtemps une suspicion rampante. Alors, le règne des bits et des octets est-il imminent ?
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Les machines vont-elles nous remplacer et prendre le pouvoir ? En pensant ainsi, nous oublions une chose : elles ont peut-être une intelligence, mais pas de désirs…
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GLOSSAIRE
Une première façon de répondre à cette question consiste à envisager sa possibilité technique. Autrement dit : une IA est-elle seulement capable d’une telle chose ? C’est le cas dans de nombreux domaines. Les algorithmes intelligents peuvent être, et sont sans aucun doute, utilisés comme instruments d’espionnage et de manipulation – par des personnes et des organisations poursuivant différents objectifs [chez nous, le dernier exemple en date est celui de la reconnaissance faciale pratiquée par plusieurs communes de France ayant acheté un logiciel israélien non déclaré à la CNIL ; la communauté de communes de Deauville a ainsi été récemment condamnée par le tribunal administratif de Caen, ndlr]. Mais autant les humains sont susceptibles d’utiliser cette technique à de multiples fins, autant il semble douteux que l’IA elle-même aspire un jour à quelque chose comme la domination. Les philosophes de la technique en discutent sous le terme d’« intentionnalité » (voir le glossaire ci-dessous). Le philosophe et psychologue Franz Brentano (1838-1917), père du concept d’intentionnalité, définit cette dernière dans son livre Psychologie du point de vue empirique, paru en 1874, comme
la caractéristique centrale de tous les actes de connaissance : de tels actes cognitifs sont toujours liés à un objet, c’est-à-dire qu’ils sont dirigés vers quelque chose, et donnent lieu à des perceptions conscientes dotées de caractères subjectifs appelés qualia. PENSER, C’EST AVOIR DES INTENTIONS Pour Brentano, le fait d’être dirigé vers un objet ou de s’y référer est une caractéristique fondamentale du fait mental. Si je pense par exemple : « La pomme est sur la table », cette pensée se rapporte aux objets « pomme » et « table »
Nous avons évolué, en tant qu’êtres sociaux, de manière à identifier constamment des intentions chez les autres. Nous le faisons probablement pour les mêmes raisons avec l’IA.
Anthropomorphiser Tendance à attribuer des caractéristiques humaines y compris à des objets inanimés tels que des poupées, des voitures ou des figures géométriques.
Intentionnalité Au sens strict : caractère d’une action tournée vers un but. Dans les débats philosophiques, on entend souvent par là toute référence à un objet. De nombreux auteurs considèrent l’intentionnalité comme une partie intégrante de la conscience.
Qualia
Qualité subjective de l’expérience d’états mentaux conscients – par exemple, ce que l’on ressent quand on a mal ou quand on voit la couleur rouge.
Actes de langage Selon l’approche développée par le philosophe John Searle (la théorie des actes de langage), les actes de communication se doivent d’être considérés comme des actions. Le langage humain a toujours un objet et, de ce fait, un caractère intentionnel, ce qui ferait défaut aux systèmes de signes mécaniques.
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ainsi qu’à leur relation spatiale. Une telle pensée peut être vraie ou fausse, mais, dans tous les cas, Brentano considère l’intentionnalité comme étant de nature exclusivement psychique : selon lui, « aucun phénomène physique ne présente une caractéristique similaire. » À l’inverse, les penseurs matérialistes [l’écrasante majorité des neuroscientifiques, ndlr] associent les états mentaux (y compris les intentions) à des états physiques. De leur point de vue, penser à la table ou à la pomme dépend de certaines conditions physiques dans le cerveau de celui ou celle qui pense. Reste à savoir si l’on peut également leur attribuer une intentionnalité. Les matérialistes assimilent les pensées à des événements neuronaux, tandis que d’autres argumentent qu’un processus dans le cerveau ne peut être intentionnel que si la signification, les raisons et la vérité peuvent être expliquées sans états mentaux, par exemple simplement parce qu’elles apparaissent dans le langage des neurones ou des machines. De ce point de vue, l’IA – en particulier celle qui se base sur des structures neuronales – serait capable d’intentionnalité. Mais sur quels critères pourrait-on reconnaître une telle propriété à des machines intelligentes ? Qu’est-ce qui pourrait servir d’indice valable permettant d’affirmer qu’elles disposent de cette faculté ? Dès 1950, le mathématicien anglais Alan
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Turing (1912-1954) conçut un test qui porte son nom – le test de Turing : une personne est assise devant un ordinateur et communique avec deux interlocuteurs qu’elle ne connaît pas. L’un est un être humain, l’autre une machine. La personne pose des questions auxquelles l’homme et l’ordinateur répondent tous deux. Or, si cette personne ne peut pas distinguer les réponses formulées par l’interlocuteur humain de celles de l’ordinateur, on considère que ce dernier a réussi le test. Il faut alors, selon Turing, accorder à la machine les mêmes aptitudes cognitives – y compris l’intentionnalité – qu’à son binôme humain. En 2018, les ingénieurs de Google ont présenté une nouvelle interprétation du test de Turing lors d’une conférence de développeurs. Ils ont donné une démonstration en public des performances de leur robot conversationnel Duplex. Cette machine intelligente, en effet, est capable de passer des appels téléphoniques et de s’entretenir avec ses interlocuteurs en prenant une voix humaine, à tel point que l’utilisateur à l’autre bout de la ligne peut à peine se rendre compte qu’il ne s’agit pas d’un être humain – dans la démonstration, il n’y voyait que du feu. Mais ce subterfuge a des limites vite atteintes : dès que l’on veut discuter avec la machine d’autre chose que des réservations de rendez-vous (tâche pour laquelle elle a été programmée), elle échoue. Mais malgré tout, dans le cadre fixé de ses missions, il n’est pas facile de distinguer l’IA de l’homme. Duplex aurait-il donc réussi le test de Turing ?
Terminator a des intentions – plutôt hostiles. Mais il venait du futur. Alors, tout est possible…
COMMUNIQUER SANS COMPRENDRE : LA CHAMBRE CHINOISE Une critique évidente de la procédure est la suivante : le test de Turing repose sur le présupposé qu’il est possible d’attester la présence d’une pensée et d’intentions chez un ordinateur à partir de son interaction avec un être humain. Le philosophe américain John Searle en doutait déjà dans son article « Minds, brains and programs » en 1980. John Searle imagina une expérience qu’il appela la « chambre chinoise » : supposons qu’une personne se trouve dans une pièce remplie de livres. On lui glisse alors une feuille de papier sous la porte, sur laquelle sont inscrits des caractères chinois. Les livres présents dans la pièce expliquent, dans la langue maternelle de la personne, comment composer une réponse aux différents caractères de la feuille en utilisant d’autres caractères inscrits dans les livres. De cette façon, sans connaître un seul des symboles, la personne parvient à inscrire sur la feuille des réponses qui feraient sens pour un Chinois. Ce dernier,
recevant de telles lettres, en conclurait que la personne se trouvant à l’intérieur de la pièce connaîtrait la signification des caractères. Par cette analogie, le philosophe mettait en évidence ce fait simple : les ordinateurs suivent des instructions sur la manière de traiter les caractères ou informations qu’on leur fournit et de réagir en adéquation avec certaines règles. C’est grâce à ce principe qu’il est possible de représenter un mouvement de souris sur un écran, d’appliquer une formule mathématique ou de reconnaître et de bloquer des propos tenus dans un chat comme étant des propos haineux. Mais en agissant ainsi, l’ordinateur sait-il ce qu’il fait ? Si l’on suit l’analogie de la chambre chinoise, il l’ignore complètement. De fait, les systèmes informatiques, même intelligents, n’ont pas de connaissance du contexte de leurs actions ni de leur communication avec autrui. La signification de leurs réactions ne peut être comprise que par l’intentionnalité humaine. En d’autres termes, si un véhicule autonome freine « pour » ne pas écraser un piéton, ce « pour » provient de l’homme. Nous sommes les seuls à connaître les motifs et les considérations juridiques, sociales ou morales qui entourent ce comportement programmé. TOUTE PAROLE HUMAINE RECÈLE UNE INTENTION Pour John Searle, l’intentionnalité ne repose pas uniquement sur la compréhension de la signification. Le philosophe américain relie plutôt l’intentionnalité à certains actes de langage (voir le glossaire page ci-contre). Avec Paul Grice
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et d’autres théoriciens de la conscience et du langage, il a développé la thèse selon laquelle l’intentionnalité ne se manifeste que dans la capacité à utiliser la parole de manière orientée. Elle apparaît donc lorsqu’une personne poursuit une intention qui la pousse à parler. Ainsi, si un enfant crie « aïe ! », sa mère tout comme l’assistant vocal Alexa, d’Amazon, peuvent répondre : « Oh, que se passe-t-il ? Puis-je t’aider ? » Mais dans le premier cas cette phrase est associée à de l’empathie et de la sollicitude, alors que dans le second il s’agit d’une série d’impulsions phoniques préprogrammées. Certains partisans de l’IA estiment que ce type de réserve ne vaut que pour les systèmes dits « faibles », au répertoire étroitement limité. Une telle machine ne pourrait fournir que des résultats qui lui ont été communiqués au préalable – et c’est effectivement le cas de celles que l’on rencontre actuellement : qu’il s’agisse de présélection de candidats pour un entretien d’embauche, d’un diagnostic de cancer à partir de radiographies, ou de la conduite autonome, toutes les décisions que ces systèmes sont capables de prendre reposent sur des routines de calcul mises au point par des humains. LES IA DE NOUVELLE GÉNÉRATION, APTES À RELEVER LE DÉFI ? Mais certains défenseurs de l’intelligence artificielle soutiennent qu’une IA qualifiée de « forte », à laquelle l’humain ne donnerait que la première impulsion, serait apte à gérer ellemême toutes ses autres structures internes et ses modèles de réaction, y compris sa propre intentionnalité. Une telle possibilité, toutefois, reste pour l’instant purement hypothétique. Toutes les dystopies selon lesquelles de tels systèmes pourraient asservir ou exterminer l’humanité relèvent aujourd’hui de la science-fiction. Des prévisions plus prudentes sur la manière dont l’IA changera notre monde méritent néanmoins d’être prises en considération. Une étude publiée en 2018 par l’Institut pour l’avenir de l’Humanité, à Oxford, prédit qu’au cours de la décennie que nous vivons, de nombreuses tâches viendront à être effectuées par des machines : de la traduction à la conduite de camions, en passant par le service de boissons au bar. L’IA pourrait même conquérir les hit-parades avec ses propres chansons ou rédiger des nouvelles et des best-sellers. De ce point de vue, elle ferait irruption dans des domaines que l’on pensait initialement réservés à l’humain. Au vu des possibilités techniques sans cesse croissantes, il serait quasi inéluctable, aux dires
de certains, que l’IA conquière dans un avenir proche le dernier bastion de l’humain, l’intentionnalité. Mais ne soyons pas nos propres dupes et songeons que le simple fait d’attribuer cette faculté à une machine résulte d’un réflexe typiquement humain. En effet, nous avons évolué, en tant qu’êtres sociaux, de manière à identifier
Selon le philosophe John Searle, les ordinateurs suivent des instructions sur la manière de traiter les caractères ou informations qu’on leur fournit et de réagir en adéquation avec certaines règles. constamment des intentions chez les autres. Une telle aptitude est indispensable pour vivre en société, et notre cerveau est attentif aux intentions d’autrui, de la même façon qu’il identifie les siennes propres comme étant à la source de ses actions. Logiquement, nous avons tendance à faire de même avec l’IA, mais il s’agit là d’un acte d’anthropomorphisation. Les humains considèrent l’IA comme intentionnelle parce qu’ils le sont eux-mêmes !
Bibliographie K. Grace et al., When will AI exceed human performance ? Evidence from AI experts, Journal of Artificial Intelligence Research, 2018. F. Liu et al., Intelligence quotient and intelligence grade of artificial intelligence, Annals of Data Science, 2017. J. Searle, Minds, brains, and programs, Behavioral and Brain Sciences, 1980.
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NOTRE CERVEAU EST-IL UN ORDINATEUR ? Le problème est qu’il n’existe à ce jour aucune méthode pour prouver l’intentionnalité. Nous en sommes réduits à des impressions. L’intelligence, par comparaison, est plus facilement mesurable – au point qu’en 2016 des chercheurs chinois ont mis au point une méthode permettant de comparer les QI des systèmes artificiels et naturels. L’Assistant, de Google, a ainsi obtenu une valeur de près de 50… Enfin, il existe une dernière raison pour laquelle les machines pourraient avoir bien du mal à développer une intentionnalité : calculer n’est pas penser. Ce sont des processus fondamentalement différents. À ce jour, le premier n’a jamais suffi à produire le second. Les opérations arithmétiques ne vont pas au-delà des prémisses qui leur sont données, et cela pourrait être une barrière fondamentale. La domination du monde par l’IA pourrait bien rester longtemps encore un cauchemar hollywoodien… £
PRENONS UNE LONGUEUR D’AVANCE SUR LE CANCER QUI RESTE LA 1ÈRE CAUSE DE MORTALITE PREMATUREE EN FRANCE
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PRENONS UNE LONGUEUR D’AVANCE SUR LE CANCER QUI RESTE LA 1ÈRE CAUSE DE MORTALITE PREMATUREE EN FRANCE
M adam e A n n e G r avoi n, mu s i ci en n e et P rés i d en t e d e Mu s i c Booki n g O rch es t ra A d m i n i s t r at r i ce au s ei n d e VAI N CRE LE CAN CE R
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ÉCLAIRAGES Chronobiologie
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Ados : pourquoi ils se lèvent si tard Par Carolin Reicher et Christian Cajochen.
Couchés à des heures impossibles, ils peinent à se lever le matin et sont épuisés en cours… Qu’arrive-t-il au sommeil des ados ? Faut-il s’inquiéter ? Et comment éviter que cela ait des effets négatifs sur leur scolarité et leur santé ?
omme chaque samedi ou presque, sur le coup de 14 heures, les disputes éclatent. Louis n’est toujours pas levé, et ses parents n’en peuvent plus. « Pas étonnant, déplore sa mère. La semaine dernière, avec les cours au collège, il a accumulé un manque de sommeil considérable. Il s’endort rarement avant une, voire deux heures du matin. » Du haut de ses 15 ans, l’adolescent s’explique : « Je ne me sens pas fatigué avant. » Oui, mais cinq ou six heures de sommeil en semaine, cela ne suffit pas. Et au petit matin, les réprimandes ne servent à rien : l’élève de troisième n’arrive tout simplement pas à se réveiller. La plupart du temps, il se lève à la dernière minute : « Maman, tu m’emmènes à l’école en voiture ? Sinon, je vais être en retard… » Alors, l’après-midi, il fait la sieste. Et pas une petite ! Une ou deux heures, de sorte que, le soir, il est en pleine forme, il fait ses devoirs, prévoit ses activités du lendemain et chatte sur les
réseaux sociaux avec ses amis. À 23 heures, il a les yeux grands ouverts et trouve que c’est le moment idéal pour aller discuter de la vie avec ses parents… Sauf qu’eux sont levés depuis 6 heures du matin et n’ont qu’une envie : aller se coucher ! LES PARENTS NE COMPRENNENT PAS Résultat : la famille est en crise. La maman est d’avis qu’il faut interdire les réseaux sociaux le soir ou du moins la nuit. Elle s’inquiète des médiocres résultats scolaires de Louis et encore plus de sa santé. Le papa, quant à lui, est convaincu que son fils doit prendre conscience par lui-même qu’il manque de sommeil. Il préfère maintenir de bonnes relations avec lui dans cette période compliquée. Qu’arrive-t-il à Louis ? Pourquoi son sommeil est-il devenu chaotique ? Par manque de discipline, comme le prétendent ses parents ? Existe-t-il des causes purement biologiques ?
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EN BREF
£ Au début de la puberté, l’horloge biologique, qui régule notre rythme de veille et de sommeil, se décale naturellement. L’adolescent commence à se coucher plus tard... £ Les jeunes accumuleraient en outre moins de « pression de sommeil » en journée que les adultes. L’excitation, la caféine et la lumière bleue retardant aussi l’endormissement. £ Du fait des heures de cours très matinales, de nombreux ados souffrent d’un manque de sommeil. La luminothérapie, la prise de mélatonine et des changements de style de vie sont souvent bénéfiques.
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Biographie Carolin Reichert est directrice adjointe du Centre de chronobiologie des Cliniques psychiatriques universitaires et de l’université de Bâle, en Suisse. Christian Cajochen est docteur en sciences naturelles et directeur du Centre de chronobiologie. Également directeur de l’Integrative Human Circadian Daylight Platform (iHCDP). Il souhaite mettre à profit les connaissances issues de la recherche pour améliorer la qualité de vie.
Ou les réseaux sociaux consommés à l’excès sont-ils responsables ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord comprendre comment se met en place notre sommeil à plusieurs périodes de la vie. De nombreux facteurs déterminent le moment où nous nous endormons, ainsi que la qualité et la durée de nos nuits. Outre les événements extérieurs qui peuvent susciter un état d’excitation, voire de stress, notre horloge interne joue un rôle très important dans ce processus. Elle est un réseau de neurones complexe niché au cœur du cerveau, à l’avant de l’hypothalamus, dans le noyau suprachiasmatique. Elle imprime au corps un « rythme circadien » (du latin circa, « environ », et dies, « jour »), c’est-à-dire un ensemble de processus biochimiques qui se répètent de façon cyclique environ toutes les vingt-quatre heures : digestion, état de vigilance ou d’endormissement, etc. UN CYCLE FIXE DE VINGT-QUATRE HEURES Dès lors, même si vous étiez enfermé dans un bunker sans montre ni lumière, votre horloge tournerait toujours au même rythme, car elle est ancrée dans votre ADN ; elle varie un peu selon les individus, mais son cycle se situe toujours
entre vingt-trois et vingt-cinq heures. Le rythme de l’horloge dépend en grande partie des hausses et des baisses de différentes hormones dans le corps. Et d’une en particulier : la mélatonine – c’est l’hormone dite « du sommeil », qui facilite l’endormissement et qui est davantage sécrétée dans l’organisme chaque soir. Sans signal extérieur, votre horloge interne finirait par être soit en avance (si sa période est plus proche de vingt-trois heures), soit en retard (si elle est plus proche de vingt-cinq heures) par rapport au cycle des jours et des nuits, invariablement fixé par la rotation de la terre à vingtquatre heures. Cependant, dans des conditions de vie normales, votre rythme biologique se synchronise en permanence avec cette période de vingt-quatre heures, par l’entremise des rayons lumineux. La luminosité varie selon un rythme de vingt-quatre heures et cette information est directement transmise à l’horloge interne par des cellules sensorielles spécifiques situées dans la rétine. De là, des données sont ensuite transmises à différentes régions du cerveau participant à notre cycle d’éveil et de sommeil. Ce système a une conséquence : si vous vous exposez tard le soir à une lumière artificielle (par
LA MÉLATONINE, HORMONE DU SOMMEIL Puberté et syndrome de retard de phase de sommeil (SRPS) Mélatonine
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Retard dû à la lumière du soir
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a mélatonine est la principale hormone responsable de l’endormissement : c’est un acteur clé de notre horloge interne. En analysant son taux dans la salive à plusieurs moments sur une durée de vingt-quatre heures, on obtient un profil de rythme circadien typique qui dépend de chaque personne et varie avec l’âge (graphe du haut). Notamment, le cycle de sécrétion de mélatonine change au début de la puberté. À ce stade du développement, l’organisme libère en effet l’hormone du sommeil de plus en plus tard le soir. Les adolescents se fatiguent donc plus tard en soirée et se réveillent aussi plus tard le matin que les enfants plus jeunes et les adultes plus âgés. Après la puberté, la courbe de mélatonine recule à nouveau. Un cas particulier : les jeunes atteints du syndrome de retard de phase de sommeil, ou SRPS, ont une sécrétion de mélatonine encore plus tardive. Par ailleurs, cette dernière dépend de facteurs externes, comme la lumière. Être exposé en soirée à une luminosité intense – en particulier la lumière bleue – retarde aussi la sécrétion de mélatonine (graphe du centre). Voilà pourquoi, en fin de journée, des lunettes pourvues d’un filtre bleu aident à s’endormir plus tôt. En revanche, une lumière vive le matin a tendance à avancer la courbe de l’hormone du sommeil (graphe du bas). Une technique utilisée en luminothérapie pour réajuster le rythme circadien des adolescents souffrant de SRPS.
Mélatonine
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Noyau suprachiasmatique
exemple celle d’un écran), la libération de mélatonine est légèrement retardée et vous resterez plus longtemps éveillé. À l’inverse, on s’endort plus vite le soir lorsqu’il fait déjà nuit. Ainsi, l’alternance naturelle quotidienne de la lumière et de l’obscurité détermine assez précisément les heures de sommeil et d’éveil. Si l’horloge interne n’est pas « perturbée » par des causes extérieures, vous vous fatiguerez toujours au même moment, vous ouvrirez la plupart du temps les yeux à la même heure le matin et serez plus concentré et plus performant à certaines heures de la journée. Sauf chez Louis, et d’innombrables adolescents dans sa situation. Là, une perturbation intervient au niveau de l’horloge interne, et c’est ce qui change tout… QUAND L’HORLOGE INTERNE SE DÉPHASE Au Centre de chronobiologie de Bâle, notre équipe étudie la façon dont notre horloge biologique est influencée par l’alternance des jours et des nuits, mais aussi par d’autres facteurs comme l’âge, l’état de santé, l’activité physique ou même la quantité de café ingérée. Une première chose que l’on sait est que le rythme circadien évolue au cours de la vie. Il a tendance à se décaler vers le matin lorsqu’on devient adulte, ce qui explique que, passé un certain âge, de nombreuses personnes arrivent facilement à se lever tôt, tandis que les ados peinent à sortir du lit avant 8 ou 9 heures. En revanche, ceux-ci n’ont aucun problème pour faire la fête bien après minuit, alors que leurs parents luttent déjà depuis des heures contre le sommeil ! En chronobiologie, on dit qu’il existe différents chronotypes : les adolescents
Au centre du cerveau, le noyau supraschiasmatique est l’horloge interne de notre organisme. Il nous impose un rythme circadien d’éveil et de sommeil d’environ vingtquatre heures, qui se synchronise avec la lumière du jour. À l’adolescence, l’horloge commence à retarder…
sont plutôt du soir – ce sont des chouettes –, alors que les enfants et adultes plus âgés sont davantage du matin – ce sont des alouettes. Que se passe-t-il donc à la puberté ? Des modifications biologiques interviennent. Elles peuvent même s’observer chez d’autres espèces que la nôtre. Par exemple, de nombreux mammifères comme les macaques, les rats et les souris ont eux aussi un rythme circadien retardé pendant la puberté, un phénomène appelé « retard de phase ». En observant les phases de repos et d’activité d’animaux en laboratoire, la neuroscientifique Megan Hagenauer, de l’université du Michigan, a constaté ainsi qu’un rat adulte bouge presque toute la nuit (les rats sont des animaux qui vivent la nuit, cela correspondrait donc au jour pour nous) et se repose le jour. Mais les rats prépubères ont un comportement différent : ils commencent à bouger en même temps que les adultes, mais ensuite ils font une pause. Puis ils redeviennent actifs en toute fin de nuit, quand les rongeurs plus âgés se reposent. Ce décalage d’activité semble permettre aux jeunes rats d’accéder à de la nourriture quand les adultes dorment, ce qui pourrait représenter un avantage adaptatif. Qu’en est-il chez l’être humain ? Du fait que nous sommes des animaux diurnes, il faut transposer la situation. Les adultes sont actifs toute la journée et se couchent à des horaires raisonnables (mettons 22 ou 23 heures). En revanche, les ados passent comme les rats par une phase d’activité tardive : ils redeviennent plus alertes en soirée et vont faire une petite visite au frigo, ou bien sortent avec des amis au moment où les parents voudraient se reposer. Toujours en lien avec l’évolution de notre espèce, une autre explication à ces rythmes décalés a été proposée dès 1966 par le spécialiste du sommeil Frederick Snyder, du National Institute of Mental Health (NIMH) américain, sous le nom d’« hypothèse du gardien ». Selon cette hypothèse, parce que les humains sont plus vulnérables
Il serait sans doute judicieux d’adapter légèrement les horaires du début des cours au rythme naturel de sommeil et d’éveil des jeunes. N° 162 - Février 2024
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L’INCONVÉNIENT D’ÊTRE LÈVE-TARD
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oici quelques-unes des conséquences possibles du syndrome de retard de phase de sommeil (SRPS) et du décalage horaire social chez les adolescents. 1. BAISSE DES PERFORMANCES SCOLAIRES La fatigue diurne et des difficultés de concentration entraînent parfois une érosion ou une chute des résultats. 2. CHANGEMENTS D’HUMEUR Autre conséquence possible du SRPS et du décalage horaire social : des sautes d’humeur et de l’irritabilité, voire des symptômes dépressifs. Ce qui se cumule aux bouleversements émotionnels que de nombreux adolescents vivent à la puberté. 3. RISQUES D’ACCIDENT Avec la fatigue en journée, le risque d’accident augmente, par exemple chez les jeunes qui conduisent ou travaillent dans le bâtiment. 4. OBÉSITÉ ET TROUBLES MÉTABOLIQUES Selon certaines études, le SRPS et le décalage horaire social seraient associés à un risque accru d’obésité et de maladies métaboliques telles que le diabète. Une cause possible : les changements du rythme circadien perturberaient des processus métaboliques. 5. MAUVAISE QUALITÉ DE VIE Fatigue, irritabilité et difficultés à réaliser les tâches quotidiennes rendent le quotidien plus pénible. 6. TROUBLES DE L’ATTENTION De nombreux symptômes du trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH), comme les difficultés de concentration et l’impulsivité, sont souvent aggravés par le manque de sommeil.
pendant leur sommeil et pourraient alors être attaqués par des prédateurs ou des ennemis, le fait que tout le groupe ne dorme pas en même temps – avec toujours un gardien qui veille – augmente les chances de survie de ses membres. Un décalage de l’heure du coucher, ancré biologiquement et lié au développement, aurait donc procuré des avantages pour maintenir les jeunes adultes éveillés quand les plus âgés se reposent. De fait, les adolescents de l’ethnie des Hadza, qui vivent comme nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, préfèrent eux aussi se coucher à des heures plutôt tardives. En 2017, des anthropologues ont suivi les mouvements d’une trentaine de membres d’une de ces tribus et ont constaté qu’ils ne dormaient pratiquement jamais tous en même temps.
Reste à savoir ce qui enclenche le signal du début du grand déphasage chez l’adolescent. Les hormones sexuelles libérées au début de la puberté entrent en jeu, qu’il s’agisse des œstrogènes principalement libérés chez la femme et des androgènes chez l’homme. La preuve ? Si l’on empêche leur libération chez des animaux avant leur maturation sexuelle, non seulement on bloque le développement de leurs organes et caractères sexuels, mais il apparaît aussi que leur horloge interne ne se décale jamais, comme l’a montré l’équipe de Megan Hagenauer. Dans le même ordre d’idées, une enquête menée par Christian Cajochen (coauteur de cet article) a mis en lumière que des jeunes filles se couchent d’autant plus tard le soir qu’elles sont plus avancées dans leur développement physique – mesuré par leurs premières règles. Alors, comment les hormones sexuelles modifient-elles le cycle circadien ? Elles semblent agir à plusieurs niveaux dans le cerveau : des études réalisées avec des animaux laissent penser à une action directe sur l’horloge de l’hypothalamus, en plus d’une influence sur l’activité de neurones dans de nombreuses autres régions du cerveau, par exemple dans certaines aires de l’amygdale, qui joue un rôle crucial dans le contrôle des émotions. Mais malgré ces indices, on ne sait pas encore exactement ce qui se passe dans l’horloge circadienne des jeunes. Fonctionne-t-elle tout simplement plus lentement que celle des enfants, de sorte que les adolescents s’endorment plus tard ? Selon Stephanie Crowley et Charmane Eastman, du Rush University Medical Center, de Chicago, les résultats scientifiques obtenus ces dernières années prouveraient plutôt le contraire… Par exemple, en 2018, les deux chronobiologistes ont comparé les périodes de sommeil d’environ 45 adolescents avec celles d’autant d’adultes, tous les volontaires ayant passé cinq jours en laboratoire du sommeil, coupés du monde extérieur. Résultat : la durée d’un cycle de veille et de sommeil ne serait pas différente en fonction de l’âge. LES ÉCRANS EN PARTIE RESPONSABLES Il n’a pas non plus été possible de prouver que les adolescents réagissent plus fortement que les enfants ou les adultes à la lumière du soir… Bien au contraire : plus la puberté avance, moins ils y seraient sensibles. En effet, l’équipe de Stephanie Crowley a montré que la même dose de lumière inhibe plus fortement la production de mélatonine chez les préadolescents que chez les adolescents en pleine puberté. Cependant, ces derniers s’exposent probablement beaucoup plus, et plus longtemps, à une lumière plus forte le soir que les jeunes enfants.
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« pression de sommeil ». La pression de sommeil désigne un besoin de dormir qui s’accentue à mesure que certaines substances s’accumulent dans le cerveau lorsqu’on est éveillé. Les chercheurs ont ainsi montré depuis longtemps que chez des animaux éveillés cette accumulation déclenche, au-delà d’une certaine dose, une intense fatigue. Les mécanismes exacts sont encore méconnus, mais, en 2005, l’équipe d’Oskar Jenni, à l’université de Zurich, a pu repérer des signes de la pression de sommeil à travers les courants électriques produits par le cerveau,
Surtout s’ils chattent toute la nuit, surfent sur les réseaux sociaux ou jouent à l’ordinateur tard le soir. Cela retarde souvent leur horaire de coucher : des dizaines d’études scientifiques le prouvent aujourd’hui. Il a ainsi été montré que la lumière LED bleue freine la production de mélatonine et que des facteurs psychologiques, comme l’excitation, le stress ou le fait d’être pleinement investi dans une activité, jouent aussi certainement un rôle. Autre raison qui garde les jeunes éveillés longtemps : ils accumuleraient moins de
LE « DOUBLE EFFET ÉCOLE »
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oici le profil d’activité physique d’une jeune fille âgée de 17 ans, durant deux semaines consécutives. Chaque ligne comporte deux jours d’enregistrement, les dernières vingt-quatre heures d’une ligne étant identiques aux premières vingt-quatre heures de la suivante. On constate un décalage des périodes de sommeil pendant les vacances (en haut) par rapport à la semaine scolaire qui suit (en bas) : les temps de repos, librement choisis pendant les vacances, débutent nettement plus tard et durent, avec environ huit heures,
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beaucoup plus longtemps que pendant la période scolaire, durant laquelle l’élève ne dort que six heures environ du lundi au vendredi. À la fin de la semaine d’école, dans la nuit du vendredi au samedi, on observe une fenêtre de repos nettement prolongée dans la matinée, malgré le maintien de l’endormissement à minuit. La durée de sommeil s’est ainsi allongée de cinq heures pour atteindre environ onze heures. Il semble que l’adolescente tente ainsi de « rattraper » partiellement le sommeil manqué pendant la semaine… 00 :00
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mesurables par électroencéphalographie (EEG). Or, chez des jeunes maintenus éveillés en laboratoire, cette pression de sommeil s’accumule plus lentement à mesure qu’ils avancent dans l’adolescence. Il n’existe donc pas une cause unique expliquant pourquoi les jeunes se couchent tard. Mais cela pose plusieurs problèmes, le premier étant qu’ils se lèvent très tôt pour se rendre au collège ou au lycée, cinq jours par semaine, d’où parfois un grave déficit de sommeil. Il est alors important de s’exposer à la lumière « au bon moment », pour limiter le risque d’apparition de troubles du sommeil. L’équipe de Christian Cajochen étudie actuellement l’influence de la lumière sur l’horloge biologique des adolescents : si on expose leur système circadien à des doses de lumière pendant la journée, il se pourrait qu’il y soit moins sensible le soir, ce qui conforterait l’intérêt de s’exposer à la lumière du jour le plus tôt possible pour éviter les décalages. Nous en saurons bientôt davantage, car la collecte des données vient de s’achever et les analyses sont en cours. Toutefois, chez certains adolescents, le manque de sommeil est si important que l’on parle de « syndrome de retard de phase de sommeil » (SRPS), qui se caractérise par un endormissement plus de deux heures après l’heure habituelle de coucher. Les personnes atteintes de SRPS n’arrivent presque jamais à s’endormir avant minuit, ont beaucoup de mal à se réveiller le matin et somnolent parfois une bonne partie de la journée. À cause du décalage naturel de leur rythme circadien, les adolescents sont particulièrement vulnérables à ce trouble du sommeil. L’horaire du début des cours dans de nombreux pays européens, comme en France, en Suisse ou en Allemagne, très matinal (aux alentours de 8 heures), aggrave encore les conséquences du SRPS chez les jeunes, de l’avis de tous les chercheurs. Les adolescents sont incapables d’arriver à l’école à l’heure chaque jour et finissent par souffrir d’un décalage horaire « social » : leur horloge biologique ne se synchronise plus avec les horaires de leur environnement social, que ce soit pour le travail, l’école ou les loisirs. DES HORAIRES DE COURS INADAPTÉS À LA PHYSIOLOGIE DU JEUNE Toutefois, reconnaissons qu’en général, il existe de grandes différences dans les heures de réveil et de coucher entre les jours de la semaine d’une part, et le week-end ou les vacances d’autre part. Les parents sont souvent frustrés de ne jamais pouvoir planifier de sortie sur la journée le samedi ou le dimanche, car leur enfant n’est,
pour ainsi dire, pas « opérationnel » le matin. Le fait que la pression de sommeil s’accumule plus lentement chez les adolescents et qu’ils ont la capacité de faire la grasse matinée favorise encore le décalage de leur rythme circadien. À ces facteurs chronobiologiques s’ajoutent, à la puberté, d’autres bouleversements comme l’augmentation de l’activité sexuelle ou la prise de stimulants comme la caféine, l’alcool et la nicotine. Ces pratiques contribuent aussi à décaler l’horloge biologique des jeunes. Ces dernières années, plusieurs études scientifiques ont montré que les adolescents atteints de SRPS ou de décalage horaire social sont plus susceptibles de présenter des difficultés scolaires, des troubles de l’humeur et des problèmes de comportement. En outre, le SRPS est associé à diverses maladies, dont l’obésité et le « syndrome métabolique », qui se traduit entre autres par une hypertension. Le risque de maladies psychiatriques, comme la
COMMENT AIDER LES JEUNES EN MANQUE DE SOMMEIL ? 1. COMMENCER L’ÉCOLE PLUS TARD Choisir – si possible ! – une école où les cours commencent plus tard, ou, à défaut, qui n’est pas trop loin de son domicile (pour réduire le temps de trajet). 2. S’EXPOSER À LA LUMIÈRE AU BON MOMENT Le matin, laisser entrer la lumière dans la chambre et rester dehors le plus longtemps possible, par exemple en allant à l’école à vélo ; le soir, environ deux heures avant l’heure de coucher souhaitée, passer à un éclairage plutôt tamisé et porter si nécessaire des lunettes équipées d’un filtre contre la lumière bleue. 3. CONSOMMER MOINS DE STIMULANTS La consommation de café ou de boissons énergisantes contenant de la caféine, en particulier le soir, perturbe souvent le sommeil. En outre, il est possible que ces stimulants aient un effet négatif sur le développement du cerveau des jeunes. 4. COUPER LES ÉCRANS Renoncer, le soir, aux activités excitantes sur écran, comme les jeux vidéo. 5. ÉVITER LE STRESS EN SOIRÉE Une augmentation du cortisol (une hormone du stress) le soir peut retarder l’endormissement. 6. S’INSTALLER AU CALME Un environnement relaxant, une chambre dans le noir, bien aérée et calme, améliore le sommeil. Il est aussi recommandé d’éteindre son smartphone et les autres appareils électroniques ou, de préférence, de les laisser dans une autre pièce.
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dépression et l’anxiété, augmente aussi avec le manque de sommeil. La mère de Louis n’a donc pas totalement tort quand elle craint pour la santé de son fils. Alors, comment aider les adolescents en manque de sommeil ? Plusieurs solutions peuvent être envisagées. D’abord, on pourrait adapter légèrement les horaires du début des cours au rythme naturel de sommeil et d’éveil des jeunes. En 2013, l’équipe de Nadine Perkinson-Gloor, de l’université de Bâle, en Suisse, a montré que le fait de commencer les cours vingt minutes plus tard s’accompagnait déjà d’une meilleure qualité de sommeil et d’attention en classe, ainsi que d’une amélioration des résultats scolaires. Dans des pays tels que l’Espagne ou l’Angleterre, l’école ne commence souvent qu’à 9 heures, ce qui profite sans aucun doute aux élèves de ces pays. Le SRPS se traite aussi efficacement par la luminothérapie et la prise de mélatonine. Par exemple, au Centre de chronobiologie de Bâle, nous proposons aux adolescents de regarder régulièrement une lumière vive pendant vingt minutes en début de journée, ce qui permet d’avancer leur rythme circadien. La plupart du temps, nous utilisons des lampes conçues à cet effet, mais, en été, le soleil du matin suffit. La prise de mélatonine le soir permet aussi, combinée au fait de passer suffisamment de temps à la lumière du jour, d’avancer l’horloge interne. Ce médicament ne devrait toutefois être consommé que selon les recommandations d’un médecin expert en chronobiologie, car le dosage et le moment de la prise sont très importants et dépendent de chaque individu. Certaines lunettes filtrent les composantes bleues de la lumière, permettant d’atténuer les effets perturbateurs de la luminosité de fin de journée, notamment celle émise par les écrans des téléviseurs, smartphones et ordinateurs. Une équipe du Centre de chronobiologie a déjà testé de tels filtres en 2015, chez des ados garçons en bonne santé, et a confirmé leur effet positif. Il est toutefois recommandé de ne porter ces lunettes que le soir, environ cinq heures avant d’aller se coucher, car elles peuvent engendrer de la fatigue en journée. Enfin, les changements de style de vie sont une vraie aide pour gérer le SRPS et le décalage horaire social. La discipline prônée par les parents de Louis n’est pas si ringarde qu’il y paraît. Parmi les bonnes pratiques : s’efforcer de conserver un rythme de sommeil régulier – y compris, si possible, le week-end ; éviter les boissons à base de caféine ou d’autres stimulants comme la nicotine ; maintenir une bonne « hygiène de sommeil » (c’est-à-dire s’installer dans un environnement
relaxant) et éviter les activités excitantes le soir. Il est également recommandé aux adolescents souffrant de SRPS de ne pas utiliser d’écran durant les trois heures précédant le coucher. Enfin, la pratique sportive est également bénéfique. En 2022, l’équipe de Christin Lang, à l’uni-
Le mieux est de conserver un rythme de sommeil régulier même le week-end, d’éviter la caféine ou la nicotine ainsi que les activités excitantes en soirée, et enfin, de dormir dans un endroit calme. Bibliographie L. A. Brautsch et al., Digital media use and sleep in late adolescence and young adulthood : A systematic review, Sleep Medicine Reviews, 2022. T. D. Ziporyn et al., Adolescent sleep health and school start times : Setting the research agenda for California and beyond. A research summit summary, Sleep Health, 2022. C. F. Reichert et al., Wide awake at bedtime ? Effects of caffeine on sleep and circadian timing in male adolescents – a randomized crossover trial, Biochemical Pharmacology, 2021. S. J. Crowley et al., Increased sensitivity of the circadian system to light in early/midpuberty, Journal of Clinical Endocrinology & Metabolism, 2015.
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versité de Bâle, a étudié un groupe de 18 adolescents peu actifs physiquement, et constaté que leur rythme circadien s’avançait après un programme de course à pied matinal modéré. Pour les adolescents souffrant de SRPS, il est important de travailler en étroite collaboration avec un ou des soignants, afin d’élaborer un plan de traitement individuel qui tienne compte de leurs besoins sociaux et privés. Les tentatives qui consistent à « obliger » des adolescents à se coucher ou à leur interdire des activités le soir et le week-end sont en général vouées à l’échec. Et les réveiller aussi tôt le week-end qu’en semaine risque d’aggraver leur déficit de sommeil… Prenez Louis : il aimerait améliorer ses résultats scolaires et est le premier à se plaindre d’être toujours fatigué. Il serait prêt à diminuer l’intensité de la lumière le soir et à porter des lunettes avec un filtre bleu. Par ailleurs, il va mettre la pédale douce sur les boissons énergisantes, au moins pendant la semaine. En revanche, il n’a pas envie de couper ses communications avec ses amis sur les réseaux sociaux – surtout le soir ! Comme beaucoup d’entre eux sont aussi très actifs la nuit, il ne se sent pas en décalage avec eux… bien au contraire. Pas de thérapie en vue pour lui pour le moment. En revanche, il convient avec ses parents d’avancer par étapes : d’abord les lunettes, l’arrêt de la caféine et le smartphone éteint à 23 heures en semaine. Le matin, il dispose d’un système de réveil qui émet progressivement une lumière blanche semblable à la lumière du jour. Et si cela ne suffit toujours pas pour qu’il s’endorme avant minuit, il faudra peutêtre alors envisager une thérapie. £
VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux
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JEAN-PHILIPPE LACHAUX
Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre de recherche en neurosciences de Lyon.
Bien respirer pour mieux apprendre Une liste de villes à mémoriser ? Une règle grammaticale à assimiler ? En prenant le temps de respirer profondément, vous verrez vos résultats progresser.
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ttention, attention ! Ce que je vais vous expliquer maintenant est tout à fait exceptionnel ! » Roulements de tambour, les lecteurs retiennent leur souffle, et… et… rien du tout… car cette petite mise en scène aura juste servi à rappeler à quel point il nous semble naturel d’associer la respiration à l’attention, et plus généralement à l’activité cognitive. Dans l’attente d’une annonce importante, le public retient son souffle, comme si cela augmentait sa capacité d’attention. Mais est-ce vrai ? Pour fonctionner, le cerveau a évidemment besoin d’oxygène, ce qui suppose un lien direct entre la respiration et la cognition, mais, dans ce cas, pourquoi faudrait-il suspendre sa respiration à un moment important ? Tout cela demande manifestement quelques éclaircissements, et surtout un peu de science, pour s’intéresser à la façon dont la respiration influence l’activité cérébrale, l’activité cognitive et le comportement.
Par chance, ce domaine de recherche est en pleine résurgence, avec des études réalisées d’abord sur l’olfaction des rongeurs, mais plus récemment chez l’homme au cours de tâches cognitives plus diverses. Pour vous donner quelques exemples, une étude menée par une équipe de Chicago a montré que des participants se souvenaient un peu mieux d’images qui leur étaient montrées pendant qu’ils inspiraient, surtout s’ils respiraient par le nez, que lorsqu’ils expiraient. L’effet n’était pas énorme, mais pas négligeable non plus, avec 6 % de reconnaissance en plus entre l’inspiration par le nez et l’expiration par la bouche. Et surtout, ce « bénéfice à l’inspir » a été répliqué dans d’autres tâches de discrimination perceptive, indiquant que l’on perçoit et retient un peu mieux lorsqu’on est en train d’inspirer par le nez. Peut-être est-ce la raison pour laquelle on parle de « rhume de cerveau » ? Ou d’inspiration ? Qui sait.
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Et pourquoi faudrait-il respirer par le nez, d’ailleurs ? Pour stimuler le bulbe olfactif dans le cerveau, apparemment, grâce à des cellules qui transforment le flux d’air en activité électrique à la manière des éoliennes (des « mécanorécepteurs ») même en l’absence d’odeur. Ce mécanisme crée ainsi une oscillation électrique qui semble se propager ensuite à d’autres régions impliquées dans l’activité cognitive, en lien notamment avec l’apprentissage : l’hippocampe, principalement, et le cortex préfrontal, avec un bénéfice pour leur activité. En particulier, des ondes électriques rapides, appelées en anglais sharp wave-ripples, seraient couplées à la respiration. Or ces ondes permettent un dialogue entre l’hippocampe et le cortex préfrontal, consolidant ainsi les souvenirs. La respiration au service de la mémoire, en quelque sorte ! Quant à l’expiration, elle semble plus propice à l’action. Une autre expérience
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Des séances de respiration profonde peuvent être organisées en classe, à la fois pour réguler les émotions et pour mieux assimiler les connaissances.
menée à Taïwan demandait ainsi à des volontaires d’appuyer sur un bouton au moment de leur choix, pendant qu’on mesurait leur rythme respiratoire ; et, la plupart du temps, l’action volontaire était déclenchée pendant l’expiration. Quand l’expérience a été réitérée avec des actions mentales plutôt que physiques (imaginer appuyer sur un bouton ou penser à une image), les chercheurs ont observé le même phénomène, comme si, quel que soit le type d’action que nous réalisons, nous privilégions inconsciemment l’expir. Ce qui m’intrigue avec ces résultats, c’est leur cohérence avec une vision très simple et naïve du lien entre respiration et cerveau. On inspirerait dès qu’il faut laisser le monde extérieur nous envahir (c’est ce qui se passe quand nous percevons un objet extérieur, qui « envahit » notre cerveau en passant par les cortex sensoriels) et on expirerait quand il faut au contraire agir vers l’extérieur (comme le flux d’air qu’on expulse). Il est trop tôt pour donner une explication scientifique fouillée à cette correspondance, mais vous pouvez au minimum vous en servir comme d’un moyen mnémotechnique. Cela dit, je n’imagine pas vraiment
un professeur de mathématiques amenant ses élèves (par le bout du nez) à inspirer au moment d’une définition compliquée. Mais après tout, libre aux élèves d’essayer, et, surtout, de penser à bien respirer. Car bien respirer, c’est aussi mieux maîtriser son attention et ses émotions. Une autre étude, menée par Michael Melnychuk et ses collègues, a montré une jolie corrélation entre la respiration et l’activité du locus coerelus, un petit noyau de neurones niché au sein du tronc cérébral situé au-dessus de la moelle épinière, où quelques milliers de neurones alimentent le cerveau en noradrénaline, un neurotransmetteur régulateur du niveau d’attention. Pour les auteurs de cette étude, c’est la preuve qu’il est possible d’être plus attentif en jouant sur sa respiration, d’une manière analogue à celle qui permet d’agir sur ses émotions. LIBÉREZ LA NORADRÉNALINE ! Les adeptes de la méditation et du yoga (notamment du pranayama) auront l’impression que l’on réinvente l’eau chaude, mais la phénoménologie est une chose, et la compréhension des
N° 162 - Février 2024
mécanismes précis en est une autre, surtout quand il s’agit de diffuser des pratiques au sein de l’Éducation nationale. On peut donc a priori voir d’un bon œil l’utilisation de techniques de respiration maîtrisée en classe, en sachant que toute pratique demande une réelle expertise par celui qui l’enseigne, et que les effets varient en fonction du type de respiration pratiqué (augmentation ou baisse de la vigilance et de l’attention, par exemple). Voilà qui enchantera les enseignants de plus en plus nombreux à utiliser avec leurs élèves la « cohérence cardiaque », une forme de respiration censée augmenter la cohérence entre la respiration et le rythme cardiaque, tout en sachant qu’elle n’a pas grand-chose de plus scientifique que les autres techniques de méditation ou de yoga, surtout quand on ne mesure ni la respiration ni le rythme cardiaque, et encore moins la fonction de cohérence entre les deux… £ Bibliographie D. H. Heck et al., The rhythm of memory : How breathing shapes memory function, J. Neurophysiol., 2019. M. C. Melnychuk et al., Coupling of respiration and attention via the locus coeruleus : Effects of meditation and pranayama, Psychophysiology, 2018. H.-D. Park et al., Breathing is coupled with voluntary action and the cortical readiness potential, Nature Communications, 2020. C. Zelano et al., Nasal respiration entrains human limbic oscillations and modulates cognitive function, The Journal of Neuroscience, 2016.