D’OÙ VIENT LA FATIGUE CHRONIQUE ?
LES ALIMENTS QUI BOOSTENT LE CERVEAU
NEUROSCIENCES ÉCRIRE À LA MAIN AIDE À MIEUX MÉMORISER HABITUDES COMBIEN DE TEMPS POUR EN CHANGER ?
ODEURS COMMENT ELLES NOUS AIDENT À RECONNAÎTRE NOS AMIS
N° 165
p. 26-27
Séverine Boillée
Neuroscientifique à l’Institut du cerveau à Paris, directrice de l’équipe « Causes de la SLA et mécanismes de la dégénérescence motoneuronale », elle mène des recherches sur les mécanismes biologiques sous-tendant la maladie de Charcot.
p. 28-33
Sophie Fessl
Docteure en neurosciences, journaliste scientifique à Vienne, elle a enquêté sur le « chemobrain », le brouillard cérébral dans lequel se trouvent parfois plongés les patients guéris d’un cancer après une chimiothérapie, et qui ralentit leurs pensées.
p. 42-47
Guillaume Fond
Psychiatre à l’Assistance publique des Hôpitaux de Marseille, il est un spécialiste de la psychonutrition, discipline qui étudie les aliments bénéfiques pour le cerveau et la santé mentale.
p. 54-59
Cyril Gerolymos
Psychiatre spécialisé en gérontologie, il explore la façon dont une alimentation adaptée protège le cerveau des personnes âgées, ralentit le déclin cognitif et diminue le risque de dépression.
SÉBASTIEN BOHLER
Rédacteur en chef
Face aux problèmes, à vos assiettes !
Que pouvons-nous faire quand le monde semble nous menacer de toutes parts ? Réchauffement climatique, pandémies, guerres : le cocktail a rarement été aussi détonant, et la charge de stress aussi lourde à porter. Alors, comment agir ? Trier ses déchets pour limiter le réchauffement à 2 °C ? Allumer un cierge pour espérer que les dictateurs comprendront leur erreur et enverront leurs chars à la casse ? Vous pouvez faire ça. Mais il faut vous protéger. Non pas en construisant un abri antiatomique, mais en vous constituant un bouclier antistress, antidéprime et antidémence. En fortifant votre cerveau contre toutes ces agressions. Et pour cela, vous avez un levier bien concret : votre assiette.
Dans ce numéro, vous trouverez un dossier central expliquant quels aliments protègent effcacement de ces atteintes psychologiques qui nous guettent. Car enfn, nous avons une chance dans notre malheur : aujourd’hui les données issues des laboratoires de nutrition, de psychologie et de neurosciences convergent vers une discipline appelée « psychonutrition », qui identife de façon fable et validée les aliments qui boostent le cerveau – avec de vrais effets. Alors, proftez-en.
L’assiette n’est pas une raison de vivre, ni un remède à tout, mais c’est un moyen d’agir sur ce que nous pouvons contrôler. Ce n’est pas le seul. Soigner ses contacts sociaux est également très protecteur, notamment grâce au pouvoir de notre odorat (authentique ! voir page 84), qui montre à quel point les vraies rencontres sont beaucoup plus puissantes que les contacts virtuels sur internet. Limiter les médias anxiogènes, faire du sport, tout cela nous aide fnalement à nous recentrer sur nous et sur nos besoins à la fois physiques et psychiques. Il est plus que temps… £
p. 41-59
Dossier
p. 6-40
DÉCOUVERTES
p. 41 p. 6 p. 34
p. 6 ACTUALITÉS
Des « ondes voyageuses » transportent vos souvenirs
La musculation muscle… la mémoire !
Le chien, générateur de « bonnes ondes » cérébrales
Faut-il exprimer sa colère au travail ?
Le bilinguisme, antidote au déclin cognitif
Alzheimer : enfin un test sanguin ?
Sexe : la force du cheveu
p. 14 FOCUS
Fatigue chronique : le système immunitaire en cause
Faiblesse persistante, di cultés d’attention : ces symptômes seraient liés à un épuisement de notre immunité.
Kamal Nahas
p. 18 DÉCLIN COGNITIF
Enfin des cures de jouvence cérébrale ?
Dans le sang de jeunes animaux se trouveraient des molécules capables d’inverser le vieillissement du cerveau.
Frank Luerweg
p. 26 NEUROLOGIE
« La recherche sur la maladie de Charcot avance sur plusieurs fronts »
Entretien avec Séverine Boillée
p. 28 CANCÉROLOGIE
Chemobrain : quand la chimio embrume le cerveau
Pensée ralentie, troubles de la mémoire et de la concentration : d’où vient ce brouillard cérébral qui fait parfois suite aux chimiothérapies ?
Sophie Fessl
p. 34 MALADIES NEURODÉGÉNÉRATIVES
Des horloges déboussolées
Les maladies d’Alzheimer, de Parkinson ou de Huntington perturbent souvent nos horloges internes, causant des troubles du sommeil. Alors, bien dormir pourrait-il ralentir le déclin cérébral ?
Kathrin Utz
Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, broché en cahier intérieur, sur toute la di usion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. En couverture : © Prostock-studio/Shutterstock
LES ALIMENTS QUI BOOSTENT LE CERVEAU
p. 42 PSYCHONUTRITION
COMMENT BIEN NOURRIR
SON CERVEAU ?
Contre la dépression, l’anxiété ou le stress, pour améliorer sa concentration ou son sommeil : les principales recommandations des études scientifiques internationales.
Guillaume Fond
p. 48 DÉVELOPPEMENT DE L’ENFANT DE
BONS CHOIX ALIMENTAIRES
DÈS LE BERCEAU
Comment doter le jeune le cerveau de bonnes connexions pour son futur ?
Guillaume Fond
p. 54 BIEN VIEILLIR
« BIEN MANGER EST LA PROTECTION N° 1
CONTRE LE DÉCLIN CÉRÉBRAL »
Pour conserver longtemps de bonnes capacités cognitives, un régime adapté est la meilleure des garanties.
Entretien avec Cyril Gerolymos
p. 60-74
p. 76-90
p. 92-98
ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES
p. 60 RÉSEAUX SOCIAUX
Attention, vous êtes ghosté !
Du jour au lendemain, votre interlocuteur ne répond plus à aucun appel. Que faire ?
Christian Wolfp. 66 RAISON ET DÉRAISON
A aire Oudéa-Castéra : les ressorts fragiles de la crédibilité
Cette polémique a révélé les ressorts cachés de la légitimité en politique – et ailleurs.
p. 68 SCIENCES COGNITIVES
Dans la tête d’un champion de la télé
Comment font-ils pour avoir réponse à tout ?
Une étude livre les secrets de leur cerveau. Hannah Seo
p. 72 L’ENVERS
DU DÉVELOPPEMENT
PERSONNEL
YVES-ALEXANDRE THALMANN
Le bonheur, c’est bon pour la santé ?
Un mythe vacille : être heureux ne ferait peut-être pas vivre plus longtemps…
p. 76 PSYCHOLOGIE
L’énigme des menteurs pathologiques
Quand on ment jusqu’à vingt fois par jour, des spécialistes se demandent si ce n’est pas un trouble psychiatrique… Jan Schwenkenbecher
p. 82 L’ÉCOLE DES CERVEAUX
JEAN-PHILIPPE LACHAUX
Écriture au stylo : cerveau synchro !
Écrire à la main semble connecter entre elles les di érentes zones du cerveau.
p. 84 PSYCHOLOGIE SOCIALE
Le « nez social » : que nous disent les odeurs des autres ?
Plus votre odorat est développé, plus votre réseau de connaissances est étendu.
Marta Zaraska
p. 88 LA QUESTION DU MOIS
En combien de temps se forme une habitude ?
Jocelyn Solys-Moreira
p. 92 LIVRES
Dans le cerveau de…
La Confiance en soi
La Cigale et le Zombie
Écoute les murs parler
Faire parler les ordinateurs
Revenir à soi
p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE
SEBASTIAN DIEGUEZ
La Nausée : déréalisation
ou existentialisme ?
Dans son ouvrage de 1938, Sartre décrit un héros qui présente un syndrome de déréalisation. Quel est ce trouble, et quels sont ses liens avec l’existentialisme ?
DÉCOUVERTES Actualités
Par la rédaction
Des « ondes voyageuses » transportent vos souvenirs
Quand vous mémorisez un fait nouveau, une onde électrique transporte ce souvenir de l’arrière de votre cerveau vers l’avant. Quand vous vous le rappelez, la même onde le ramène de l’avant vers l’arrière !
Vous venez d’arriver dans un pays nouveau et vous voilà devant un monument splendide. Une image qui, inévitablement, s’ancre dans votre mémoire. Votre cerveau « encode » ce souvenir : il le grave et va le stocker quelque part dans vos neurones. Mais comment s’y prend-il ?
Des années plus tard, vous vous rappelez ce souvenir. Les images, les sons et les odeurs a uent alors en masse, recréant soudain la sensation d’être face au monument en question. Que s’est-il passé ?
Eh bien, dans votre cerveau, le souvenir a voyagé aussi. Au moment de l’encodage, il a été transporté par une onde électrique engendrée par votre cerveau, appelée « onde voyageuse ». Celle-ci s’est déplacée depuis le point d’entrée du souvenir situé au niveau de la tempe (dans une zone appelée « hippocampe ») jusqu’à l’avant de votre cerveau, dans le lobe frontal. Puis, quand récupérez ce souvenir, l’onde parcourt le chemin inverse pour vous le rapporter. Et vous l’avez devant vos yeux.
Comment a-t-on découvert ce phénomène ? À l’université de New York, un groupe de quatre scientifiques a pratiqué des expériences d’électrocorticographie : il s’agit d’une
U. R. Mohan et al., The direction of theta and alpha travelling waves modulates human memory processing, Nature Human Behavior, 2024.
technique qui consiste à implanter de minuscules électrodes à la surface du cerveau de volontaires et à enregistrer les décharges électriques produites par ces cellules nerveuses quand on leur fait passer divers tests. Bien sûr, on ne réalise pas ce type d’opération uniquement pour savoir comment se déplacent les souvenirs : ces personnes doivent de toute façon être opérées du cerveau pour guérir des crises d’épilepsie, et les équipes
de chercheurs en profitent simplement, avec leur accord, pour pratiquer des examens supplémentaires. Ces derniers ont donc placé des électrodes d’enregistrement à la surface du cortex de 93 patients et leur ont demandé d’apprendre des listes de mots, puis, après un temps d’attente, d’en restituer de mémoire le plus possible. Ils pouvaient ainsi étudier la phase d’encodage et de récupération des souvenirs.
RETROUVEZ-NOUS SUR
La musculation muscle… la mémoire !
T. Hashimoto et al., Enhanced memory and hippocampal connectivity in humans 2 days after brief resistance exercise, Brain and Behavior, 2024.
Les chercheurs ont alors observé qu’au moment de l’encodage, les neurones situés au niveau de la tempe émettaient des ondes à la fréquence de 10 hertz, soit dix oscillations par seconde. Or ces ondes ne restaient pas confinées aux neurones du cortex temporal : elles se déplaçaient vers l’avant du cerveau, en direction du lobe frontal, à la vitesse d’environ un mètre par seconde (3,6 km/h, à peu près la vitesse de la marche). Puis,
pendant la phase de récupération des souvenirs, quand les participants cherchaient à se remémorer les mots qu’ils avaient vus dans la liste, la même onde parcourait le chemin inverse, revenant du lobe frontal vers le lobe temporal pour « rapporter le souvenir ».
UNE PROPAGATION
À LA SURFACE DU CORTEX
Que nous apprennent ces observations sur le fonctionnement de la mémoire ? Tout se passe comme si les souvenirs étaient adressés à un bureau central localisé dans le lobe frontal, prêts à être extraits par celui-ci quand il le désire. Lorsque nous voulons nous rappeler une information, cette « volonté » est typiquement exercée par le lobe frontal. Mais l’observation de cette onde apporte un autre renseignement : il s’agit d’une propagation relativement lente, comparativement à d’autres phénomènes neuronaux qui peuvent atteindre la vitesse de 100 mètres par seconde (ou 360 km/h). Ces modes de conduction de l’information neuronale empruntent probablement des chemins de surface, le long des ramifications horizontales des neurones appelées « dendrites », dont la conduction est lente, et non des voies profondes mobilisant les axones à conduction rapide. Un peu comme les ondes à la surface d’un lac. Reste à savoir pourquoi… £
Sébastien Bohler
Juste une petite séance. Trois séries de flexion-extension des jambes. Sept minutes au total. Voilà le programme proposé à des volontaires par des chercheurs de l’université Tohoku de Sendai, au Japon. Court, mais e cace : en e et, ce seul travail de renforcement musculaire su t à améliorer les performances de mémoire et à reconfigurer les connexions dans une zone du cerveau cruciale pour la mémorisation…
Dans ces expériences, des volontaires devaient réaliser trois séries de huit levées de poids par flexion et extension des jambes, à 80 % de leur force maximale. Juste avant cet exercice, on leur avait donné à apprendre des listes de mots et ils devaient subir une imagerie par résonance magnétique (IRM) pour mesurer l’activité de leur cerveau au repos.
Deux jours après la miniséance de musculation, des examinateurs leur demandaient de se rappeler les mots de la liste : ceux qui avaient suivi la séance de musculation ont obtenu de meilleures performances qu’un groupe contrôle. Dans leur cerveau, les chercheurs ont observé un renforcement de certaines connexions entre une partie de l’hippocampe – un centre important de l’encodage des souvenirs – et les cortex pariétal et occipital, impliqués dans la motricité et la vision. Une neuroplasticité qui pourrait être due à la libération de facteurs de croissance neuronale, molécules qui stimulent la pousse des neurones. Si de telles modifications avaient été constatées chez des souris, c'est la première fois qu'on les observe chez l'homme après des séances constituées d'e orts intenses, mais brefs. £ S. B.
Enfin des cures de jouvence cérébrale ?
Dans le sang de jeunes animaux se trouveraient des molécules capables d’inverser le vieillissement du cerveau des plus âgés. Reste à savoir ce qu’il en est chez l’homme. La source de l’éternelle jeunesse coulerait-elle dans nos veines ?
Lorsque le professeur de neurologie Tony Wyss-Coray, de l’université Stanford, aux États-Unis, donne une conférence, il aime projeter une courte vidéo qu’il a réalisée avec ses collègues. Une souris blanche, apparemment mal à l’aise, trottine rapidement sur une table circulaire percée d’une vingtaine de trous. Elle jette un coup d’œil à l’intérieur de chaque trou pour voir si elle pourrait s’y cacher. Mais un seul de ces orifces débouche sur une cavité. Les autres sont des impasses.
Un dispositif expérimental appelé « labyrinthe de Barnes », du nom de sa créatrice, la neuroscientifque américaine Carol Barnes. Elle étudiait, il y a quarante-cinq ans, la faculté des rats à se souvenir des lieux. En effet, après quelques jours d’entraînement sur cette table, la plupart des rongeurs se dirigent rapidement vers le tunnel pour s’y réfugier, quel que soit l’endroit du plateau où ils sont posés. Preuve qu’ils se rappellent où il se trouve.
Sur la vidéo de Tony Wyss-Coray, la souris semble avoir du mal à se remémorer quel est le bon trou. Et ce en dépit de plusieurs jours d’entraînement… Elle est âgée, sa mémoire est moins performante et elle ne sait plus très bien où elle doit aller. Alors, elle cherche à tâtons, en procédant par « essais-erreurs ». Puis une
EN BREF
£ En transférant du plasma sanguin, du liquide céphalorachidien ou de la moelle osseuse de jeunes animaux vers des animaux âgés, les chercheurs parviennent à enrayer le déclin cérébral de ces derniers et à préserver leurs capacités de mémoire.
£ Pour autant, les scientifiques doutent actuellement que les transfusions de plasma ou les injections de liquide céphalorachidien soient réalisables en routine chez des personnes âgées pour les maintenir en bonne santé.
£ Sans promettre aujourd’hui un rajeunissement du cerveau, de telles avancées permettraient d’identifier de nouvelles molécules utiles à la prévention ou au traitement du déclin cognitif.
seconde souris entre en scène. Elle tourne brièvement sur elle-même, avant de se précipiter sans hésitation vers l’unique trou représentant une échappatoire.
LA MÉMOIRE DÉCLINE AVEC L’ÂGE
Or ces deux rongeurs de laboratoire sont frères et sœurs, nés le même jour. De plus, ils se ressemblent beaucoup génétiquement et ont été élevés et entraînés dans le labyrinthe de Barnes de la même façon. Pourtant, la seconde souris agit comme si elle était beaucoup plus jeune que la première : elle a une bonne mémoire. Comment est-ce possible ? Avant l’expérience, elle a reçu un traitement spécial durant deux semaines : les chercheurs lui ont en effet injecté, tous les deux jours, du plasma sanguin de cordon ombilical. Pas celui de souriceaux glabres juste nés, mais de nourrissons humains…
D’autres travaux vont dans le même sens : le plasma sanguin – la fraction liquide du sang, voir l’encadré page 20 – de jeunes animaux et même de bébés humains contiendrait des substances qui améliorent les performances cognitives, du moins la mémorisation. Non seulement le plasma semble ralentir le déclin cognitif lié à l’âge, mais il produirait aussi sur le cerveau les effets d’une cure de jouvence. « Nous avons
peut-être découvert que la source de la jeunesse éternelle tant recherchée se trouve en nous et qu’elle est simplement tarie », explique Tony Wyss-Coray. Tout cela semble issu d’une fction de la littérature fantastique, mais le chemin qui a conduit à cette découverte est bien réel. Et il a ses faces sombres.
LA PARABIOSE RAJEUNIT LES RATS
Tout commence par des expériences menées par le zoologiste français Paul Bert au milieu du xix e siècle. Celui-ci cousit des rats l’un à l’autre de façon qu’ils partagent une circulation sanguine commune. Cent ans après, le gérontologue américain Clive McCay utilise à son tour cette technique nommée « parabiose », pour relier des animaux jeunes à des vieux : il découvre alors les premiers indices révélant que les rats âgés peuvent ainsi rajeunir physiquement… Le scientifque Tom Rando, de l’université Stanford, réemploie le procédé dans les années 2000, ayant noté qu’au fl des ans le corps perd sa capacité à remplacer les tissus morts. Son constat : les rongeurs âgés retrouvent leur capacité de régénération grâce à la parabiose pratiquée avec de jeunes congénères. Leurs blessures guérissent mieux. Il note cela d’abord pour les tissus musculaires et hépatiques.
Tony Wyss-Coray, lui, va plus loin : « Nous avons utilisé la même technique pour voir ce qu’elle faisait au cerveau. » Car, contrairement aux idées reçues, de nouveaux neurones et cellules cérébrales y apparaissent régulièrement, y compris à l’âge adulte – c’est le phénomène de neurogenèse. Mais seulement dans certaines régions précises du cerveau… comme l’hippocampe, plaque tournante de la mémoire. À mesure qu’on vieillit, toutefois, la neurogenèse s’essouffe, ce qui serait l’une des causes de la baisse des performances cognitives. Mais pas chez les animaux cousus à des jeunes : ceux-ci continuent à produire de nouveaux neurones dans leur hippocampe.
« Nous voulions savoir à quoi étaient dus ces résultats, explique le professeur de neurologie. Nous avons donc prélevé du sang de jeunes souris et l’avons injecté à des animaux âgés – mais uniquement sa partie liquide, le plasma sanguin, débarrassé de toutes ses cellules. Nous avons ainsi reproduit un grand nombre des effets constatés avec la parabiose. » C’était il y a une dizaine d’années. Aujourd’hui, on sait que cette pratique macabre stimule non seulement la division des neurones, mais aussi leur capacité à former de nouvelles connexions, les fameuses synapses, et à les renforcer, c’est-à-dire à les
rendre actives – un processus à la base de la plasticité cérébrale. Par ailleurs, d’autres expériences ont montré que la parabiose améliore l’irrigation sanguine du cerveau de souris âgées, et donc l’approvisionnement des cellules en oxygène et en énergie. Et il semblerait que des perfusions de plasma d’animaux jeunes ou des molécules qu’il contient suffsent à produire les mêmes effets sur le cerveau.
COMPOSITION DU SANG
45 % de cellules sanguines : globules rouges, globules blancs et plaquettes.
55 % de plasma : ce liquide clair et jaunâtre se compose à 90 % d’eau et à 10 % de nutriments, hormones et di érentes protéines comme l’albumine.
Des résultats positifs qui ont suscité une ruée vers l’or dans le domaine de la jouvence cérébrale. En 2017, une start-up de la Silicon Valley a ainsi commencé à vendre du plasma sanguin de jeunes donneurs humains au prix exorbitant de 8 000 dollars le litre. Son nom, évocateur : Ambrosia – l’ambroisie, dans la mythologie grecque, représentait la nourriture qui rendait les dieux immortels. Au printemps 2019, l’Agence américaine du médicament, la FDA, a mis en garde contre ce procédé, parlant « d’acteurs sans scrupule qui vantent le traitement par plasma comme s’il s’agissait d’une méthode de guérison ou d’un médicament », et s’est réservé le droit de prendre des mesures « contre les entreprises qui abusent de la confance des patients et mettent leur santé en danger ». Depuis, l’entreprise Ambrosia a disparu.
En fait, aujourd’hui, rien ne permet d’affrmer que les perfusions de plasma sanguin prélevé chez des individus jeunes ont aussi des effets bénéfques chez l’homme. Pour tenter de le déterminer, Tony Wyss-Coray a fondé il y a quelque temps l’entreprise Alkahest avec l’espoir que le liquide sanguin jaunâtre, ou du moins un mélange de certaines molécules qu’il contient, représente un jour une thérapie pour lutter contre les maladies neurodégénératives telles qu’Alzheimer ou Parkinson. Depuis 2014, Alkahest a réalisé une série d’études à ce sujet, mais les résultats publiés jusqu’à présent sont maigres : ils prouvent seulement que les patients atteints de ces pathologies supportent relativement bien les perfusions de plasma. Mais rien sur leur effcacité.
UN MANQUE D’ ÉTUDES
EN DOUBLE AVEUGLE
Une des raisons de cet échec : des études menées sur des échantillons trop petits – moins de vingt sujets testés à chaque fois. On manque de larges essais cliniques pratiqués en double aveugle [avec des patients recevant le traitement et d’autres non, sans que ni les participants ni les expérimentateurs ne sachent lesquels ont reçu la thérapie, ndlr]. « C’est probablement parce qu’il n’y a pas vraiment d’argent à gagner avec le
plasma, explique Tony Wyss-Coray. En particulier avec l’un de ses composants, l’albumine, qui semble particulièrement effcace dans les expériences avec les souris. »
En effet, en 2020, une vaste étude clinique a été réalisée en Espagne avec comme chef de fle l’entreprise pharmaceutique Grifols, l’un des plus grands producteurs mondiaux de dérivés plasmatiques. Les experts ont effectué une sorte d’épuration du sang de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Puis ils ont remplacé leur plasma sanguin par de l’albumine provenant de dons – une technique appelée « plasmaphérèse ». Au cours des quatorze mois qui ont suivi, le déclin cognitif des patients ainsi traités a légèrement ralenti par rapport au groupe de sujets qui n’avaient pas subi la plasmaphérèse.
A priori, les donneurs de plasma sont assez jeunes, ils ont moins de 35 ans. Les volontaires de cette étude clinique auraient donc reçu du plasma nettement plus jeune que le leur. Mais même si ce résultat était confrmé, dans quelle mesure une telle thérapie serait-elle praticable ? « Serait-il possible d’obtenir des millions de doses de plasma, dans le monde entier, pour traiter toutes les personnes âgées atteintes de démence ?
Le liquide tant convoité ne peut pas être produit artifciellement, précise Tony Wyss-Coray. Car le plasma contient des centaines de substances différentes qui sont produites dans les tissus les plus divers de l’organisme… »
En outre, il est probable que l’administration de plasma provenant de sujets jeunes ne suffse pas. « Il serait tout aussi important d’éliminer les
COMMENT FAIRE DU JEUNE AVEC DU VIEUX
Certaines techniques qui permettraient de rajeunir font intervenir le sang ou ses composants. Injections de plasma sanguin prélevé chez des individus jeunes, parabiose – le fait de suturer deux animaux entre eux – ou encore transplantation de moelle osseuse de sujets jeunes. Ces pratiques favorisent les facultés mnésiques de rongeurs vieillissants, la formation
Techniques reposant sur le sang
Injection de plasma sanguin issu de sujet jeune
Parabiose entre une souris âgée (marron) et une souris jeune
de nouvelles cellules dans leur hippocampe, la plasticité cérébrale, ainsi que l’irrigation du cerveau. On note aussi une baisse des réactions inflammatoires dues à une activation de la microglie. Mais une activité physique su sante et un régime alimentaire sain, voire réduit en calories, entraînent probablement des e ets cérébraux similaires…
Transplantation de moelle osseuse issue d’un sujet jeune
Plasma Cellules de moelle osseuse jeune
Interventions reposant sur le mode de vie
Restriction calorique Exercice physique
Rajeunissement du cerveau
Plasticité cérébrale
Amélioration de la mémoire
Neurogenèse dans l’hippocampe
Irrigation du cerveau
Inflammation
DÉCOUVERTES Déclin cognitif
ENFIN DES CURES DE JOUVENCE CÉRÉBRALE ?
facteurs nocifs qui s’accumulent dans le sang avec l’âge », souligne le professeur de neurologie. En effet, des études ont montré que le plasma sanguin de souris âgées accélère le déclin cérébral de jeunes rongeurs : la neurogenèse et la plasticité synaptique diminuent et la mémoire décline. De plus, les processus infammatoires augmentent. Comme si le cerveau des jeunes animaux vieillissait subitement…
LA RECHERCHE DES MOLÉCULES DE JOUVENCE
D’autres techniques semblent ralentir le vieillissement cérébral, mais il est encore diffcile de savoir si elles pourront un jour être mises en œuvre en clinique. Ainsi, le liquide céphalorachidien (dans lequel baigne le système nerveux central) de jeunes souris semble aussi contenir des facteurs importants pour la mémorisation, comme l’a montré l’équipe de Tony Wyss-Coray en 2020. Les chercheurs ont injecté ce liquide dans le cerveau de vieux animaux, ce qui a amélioré leurs capacités de mémorisation. « Pour les scientifques, ces effets sont très intéressants, explique Gerd Kempermann, porte-parole du Centre allemand pour les maladies neurodégénératives (DZNE). Mais je doute que les transfusions de plasma ou les injections de liquide céphalorachidien soient réalisables en routine chez des personnes âgées pour les maintenir en bonne santé… »
Selon lui, le véritable potentiel de telles études est ailleurs : elles permettraient d’identifer de nouvelles molécules utiles à la prévention ou au traitement du déclin cognitif. En effet, Tony Wyss-Coray et ses collègues à l’université Stanford ont trouvé, dans le liquide céphalorachidien des jeunes animaux, une protéine appelée Fgf17, qui semble être en partie responsable des effets anti-âge. Elle intervient dans la formation des oligodendrocytes, les cellules gliales qui produisent la gaine isolante de myéline autour des prolongements des neurones et accélère ainsi la transmission des messages nerveux (voir la fgure page ci-contre)
Par ailleurs, la transplantation de moelle osseuse provenant d’individus jeunes engendre aussi un rajeunissement du cerveau chez les souris. Or cette substance de l’intérieur des os est l’endroit où naissent les globules rouges et blancs, ainsi que les plaquettes sanguines. « Ces cellules du sang produisent des protéines qu’elles libèrent dans le plasma et qui sont probablement responsables de son effet anti-âge », explique Helen Goodridge, professeuse de sciences biomédicales au Centre médical Cedars-Sinai, à Los Angeles.
En effet, elle et son équipe ont montré en 2019 que la composition du plasma sanguin de vieux rongeurs changeait après une greffe de moelle osseuse, avec notamment une baisse de la quantité d’une molécule appelée CCL11 – on pense que cette dernière freinerait la neurogenèse. Dans le même temps, les souris ainsi traitées avaient de meilleures facultés de mémorisation et, dans leur hippocampe, les neurones présentaient davantage de connexions les uns avec les autres…
Ces résultats sont prometteurs. « Mais les greffes de moelle osseuse sont risquées, remarque Helen Goodridge. On ne les envisagerait donc pas comme moyen thérapeutique. » Elle fonde davantage d’espoirs dans de nouvelles méthodes pour rajeunir les cellules de la moelle osseuse chez des personnes âgées. Et sans greffe, ce qui serait beaucoup moins dangereux. « Mais, pour l’instant, nous ne disposons pas encore de la technologie pour y parvenir. »
Quoi qu’il en soit, la recherche est bien plus avancée dans un autre domaine assez proche : il est désormais établi qu’une activité physique régulière est à même de ralentir le déclin cognitif lié à l’âge. « On sait aujourd’hui qu’une bonne douzaine de processus biologiques sont modifés lors du vieillissement, souligne Devin Wahl, de l’univer-
« L’anti-âge e cace, c’est de permettre aux gens de conserver le plus longtemps possible leur autonomie et une vie sociale. En bref, de vieillir dans la dignité. »
Gerd Kempermann, médecin
sité d’État du Colorado. Par exemple, on observe une augmentation de l’infammation générale de l’organisme et des altérations du métabolisme énergétique. Auxquelles s’ajoutent des dommages aux mitochondries, les centrales électriques des cellules, ainsi qu’à l’ADN, leur matériel génétique qui n’est plus réparé correctement. Et dans le cerveau, justement, se produit une diminution de la neurogenèse et de la plasticité cérébrale. »
Or l’activité physique aurait une infuence positive sur la plupart de ces processus. « En fait, le sport représente un facteur de stress modéré auquel l’organisme doit faire face, explique Devin Wahl. Ce qui active des voies de signalisation biochimiques bénéfques qui protègent le corps et ses organes. Autrement dit : ce qui ne tue pas rend plus fort. Le terme technique pour ce mécanisme est “hormèse”. » Par exemple, lorsqu’on fait du sport, la consommation d’énergie par les cellules augmente ; cela stimule des « capteurs de manque d’énergie », qui par la suite facilitent, entre autres, l’absorption de sucre – et ce pendant un bon moment après la fn de l’activité.
LE SPORT, AUTRE SOURCE DE JEUNESSE
En parallèle, des exercices physiques réguliers « entraînent » les systèmes de réparation et de nettoyage de l’organisme : les éléments défectueux des cellules, comme des mitochondries superfues ou dysfonctionnelles, sont éliminés plus rapidement et les erreurs dans l’ADN sont mieux reconnues et réparées. De sorte que l’inflammation chronique, provoquée par ces défauts, appelés « microlésions », diminue. Tous les organes en profteraient, y compris le cerveau : « Dès les années 1990, on a montré que de nouveaux neurones apparaissent chez des souris et qu’ils se connectent mieux entre eux lorsque les rongeurs peuvent trottiner dans une roue à l’intérieur de leur cage », raconte Devin Wahl.
Dans ce contexte, un autre résultat scientifque est passionnant : le plasma sanguin de vieilles souris qui se sont longtemps entraînées dans une roue agit aussi comme une fontaine de jouvence. « Il peut améliorer les fonctions cérébrales d’autres rongeurs âgés qui n’ont pas fait
Dans l’hippocampe d’une souris âgée (à gauche), à qui on a injecté du liquide céphalorachidien issu d’un jeune congénère, on observe davantage de cellules précurseuses des oligodendrocytes (points verts et rouges) que dans celui d’un vieux rongeur non traité (à droite). Ces cellules gliales produisent la gaine de myéline qui enveloppe les prolongements des neurones et favorise ainsi leurs échanges. L’injection de liquide céphalorachidien a donc amélioré les facultés mnésiques de la souris âgée.
d’exercice. Et certains des facteurs bénéfques proviennent du foie, explique Tony Wyss-Coray. Le sport semble y stimuler la production de molécules qui, à leur tour, ont un effet positif sur le cerveau. »
CHEZ L’HOMME, ON MANQUE DE DONNÉES
Diverses études scientifques menées chez l’homme ont aussi montré que l’exercice physique régulier serait bénéfque pour les neurones. Par exemple, des chercheurs de l’University College of London ont recruté 1 500 Britanniques, tous nés la même semaine de l’année 1946, et les ont interrogés à cinq reprises au cours de leur vie sur leur pratique sportive, la première fois à l’âge de 36 ans et la dernière à 69 ans. Au cours du dernier rendez-vous, leurs facultés intellectuelles ont été évaluées. Conclusion des scientifques en 2023 : « L’activité physique à l’âge adulte, quels que soient le moment auquel elle est pratiquée et son niveau d’intensité, est associée à de meilleures performances cognitives plus tard dans la vie. »
Mais ces données ne permettent pas de conclure en toute rigueur que le sport en est la cause. Pour ce faire, il faudrait entreprendre des études expérimentales dans lesquelles les sujets seraient répartis au hasard dans un groupe actif physiquement et un autre groupe inactif, puis seraient suivis pendant plusieurs années.
DÉCOUVERTES
Quelques-unes de ces études existent, mais mêlent plusieurs types d’interventions. Par exemple, en 2015, des chercheurs fnlandais ont séparé 1 200 volontaires âgés en deux groupes, les sujets du premier recevant une thérapie spéciale : on les formait à une alimentation saine et ils bénéfciaient de l’aide d’un entraîneur de ftness. Ils ont aussi effectué régulièrement des exercices de réfexion sur ordinateur. Deux ans plus tard, les chercheurs ont examiné tous les participants : les séniors qui avaient suivi la thérapie avaient moins souffert de déclin cognitif que ceux du groupe contrôle.
Toutefois, il est à nouveau impossible d’évaluer la contribution de l’exercice physique à ce résultat, puisqu’il côtoie des activités cognitives et un régime alimentaire ciblé. Mais les spécialistes sont d’accord sur un fait : les interventions dites « multimodales » en matière d’habitudes de vie sont les plus susceptibles de maintenir le cerveau en forme. « La clé pour vieillir en bonne santé réside dans la combinaison d’une alimentation saine et d’une activité physique et mentale », souligne Gerd Kempermann. Devin Wahl est du même avis : « Il ne sert pas à grand-chose de faire du sport et d’aller ensuite manger dans un fast-food. »
ET LE JEÛNE INTERMITTENT ?
Certains résultats scientifques suggèrent également que le jeûne intermittent – le fait de se passer temporairement de nourriture en espaçant les repas – serait bénéfque pour les neurones. Un régime cétogène aurait des effets similaires : on renonce en grande partie aux glucides et on couvre ses besoins énergétiques principalement avec des graisses. Ce qui stimule la combustion des lipides, un processus qui produit à son tour, dans le foie, des molécules nommées « corps cétoniques ». Or ces derniers activent, comme le sport, les capteurs de manque d’énergie des cellules. Il est donc possible que certaines façons de s’alimenter déclenchent, du moins en partie, les mêmes mécanismes de régulation que l’activité physique.
Seuls quelques travaux réalisés chez l’animal prouvent l’effet positif de telles approches. « Les données sérieuses issues d’études chez l’homme sont rares », explique Gerd Kempermann. Le simple fait de manger moins ne freine pas le vieillissement cérébral – les résultats des recherches ne sont pas convaincants. « Mais le jeûne intermittent est différent. Il provoque un léger manque de calories de façon cyclique. Ce qui aurait des effets positifs sur le métabolisme cellulaire et sur différents marqueurs moléculaires du vieillissement. Cependant, à ma connaissance, aucune étude sur le long terme n’a prouvé que ce régime ralentit le déclin cognitif. »
« Ça ne sert pas à grand-chose de faire du sport, puis d’aller manger au fast-food ! »
Devin Wahl, médecin
Malgré tout, il semblerait que les personnes atteintes de démence tirent aussi proft d’une activité physique régulière, bien que les résultats doivent encore être considérés avec prudence. Il reste que de nombreux patients âgés ne sont plus en mesure de faire suffsamment d’exercice physique… Et les individus qui font beaucoup de sport, ont une alimentation saine et apprennent régulièrement de nouvelles choses ne sont pas forcément à l’abri d’un déclin cognitif. En effet, deux tiers du risque de développer une maladie d’Alzheimer seraient dus à des « facteurs non modifables », c’est-à-dire en grande partie héréditaires.
L’ÉLIXIR DE JOUVENCE RESTE UN MYTHE…
Un jour, peut-être, un cocktail de facteurs sanguins permettra d’éviter ou du moins ralentir le déclin cérébral, y compris en présence de « gènes défavorables ». C’est l’espoir de Tony Wyss-Coray : « L’idée est d’identifer une série de molécules effcaces que nous pourrions produire en laboratoire. Elles seraient ensuite mélangées dans les mêmes proportions que celles qui sont présentes à l’état naturel dans le plasma. Ce qui permettrait non seulement d’optimiser les bénéfces d’une telle mixture, mais aussi d’en réduire les effets secondaires. Après tout, nous ne ferions que donner quelque chose qui existe de toute façon dans le sang des individus jeunes, et dans les mêmes quantités. »
Gerd Kempermann, quant à lui, est convaincu qu’il ne sera pas possible d’abolir le vieillissement. « De toute façon, je ne trouve pas sain de vouloir rester éternellement jeune. Pour moi, l’anti-âge effcace, c’est de permettre aux gens de conserver le plus longtemps possible leur autonomie et une vie sociale. En bref, de vieillir dans la dignité. Si ces approches y contribuent un jour, ce sera déjà beaucoup. » £
Bibliographie
G. Bieri et al., Blood to-brain communication in aging and rejuvenation, Nature Neuroscience, 2023.
T. Iram et al., Young CSF restores oligodendrogenesis and memory in aged mice via Fgf17, Nature, 2022
D. Wahl et al., Novel strategies for healthy brain aging, Exercise and Sport Sciences Reviews, 2021.
J. M. Castellano et al., Human umbilical cord plasma proteins revitalize hippocampal function in aged mice, Nature, 2017
T. Ngandu et al., A 2-year multidomain intervention of diet, exercise, cognitive training, and vascular risk monitoring versus control to prevent cognitive decline in at-risk elderly people (FINGER) : A randomised controlled trial, The Lancet, 2015
LES ALIMENTS QUI BOOSTENT LE CERVEAU
p. 42
Guillaume Jacquemont SOMMAIRE
Comment bien nourrir son cerveau ?
p. 48
De bons choix alimentaires dès le berceau
p. 54 Interview
« Bien manger est la protection n° 1 contre le déclin cérébral »
L’influence de la nourriture sur notre psychisme ne devrait pas nous étonner. N’est-ce pas en mangeant que nous acquérons les briques de la construction de notre cerveau et le carburant de notre métabolisme énergétique ? Pourtant, nous avons souvent tendance à sous-estimer le pouvoir de notre assiette. Or celui-ci est de mieux en mieux attesté, par une discipline en plein essor : la psychonutrition. Chaque jour ou presque, de nouvelles données a uent, issues de recherches portant parfois sur plusieurs centaines de milliers de participants. Que nous disent ces recherches ? Qu’une alimentation adéquate a de multiples retombées en matière de bien-être, de santé mentale et de performances cognitives. Et ce, d’un bout à l’autre de la vie : dès le stade fœtal, apporter un certain nombre de nutriments clés est essentiel pour que le cerveau se développe bien, les carences favorisant au contraire des troubles comme l’autisme. À mesure que les années passent, un menu adéquat diminue le risque de démence et de dépression. Ce dossier a été conçu avec les meilleurs spécialistes pour vous permettre de faire les bons choix à tout âge. Bonne lecture, et bon appétit !
COMMENT BIEN NOURRIR SON CERVEAU ?
Éviter la dépression ? Dissiper l’anxiété ? Chasser le stress ? Dormir à poings fermés et avoir une concentration d’acier ? Une nouvelle science, située au croisement de la nutrition et de la psychologie, peut vous y aider : la psychonutrition.
Par Guillaume Fond, psychiatre, enseignant et chercheur à l’Assistance publique des Hôpitaux de Marseille et spécialiste de la psychonutrition.
EN BREF
£ Une bonne alimentation aurait deux types d’e ets : une protection contre les troubles psychiques et une amélioration des facultés cognitives naturelles.
£ Certains nutriments comme les oméga-3, les vitamines D et B9 réduisent le risque de dépression et sont présents dans divers aliments naturels.
£ La L-théanine, contenue dans le thé vert, et la caféine ont des e ets positifs sur l’anxiété, mais peuvent aussi améliorer l’attention et les performances cognitives.
£ Dans certains cas, une supplémentation pharmaceutique s’avère clairement bénéfique quand les aliments naturels sont trop chers ou di ciles à se procurer.
Mieux se nourrir pour réduire son stress, a ûter son attention, améliorer son sommeil ou même ses performances cognitives, tout en réduisant les risques d’anxiété ou de dépression : est-ce possible aujourd’hui ? Face à ces questionnements légitimes, un domaine de recherche en pleine expansion, la psychonutrition, apporte depuis quelques années des réponses solides. Assise sur des données de plus en plus nombreuses acquises auprès de larges cohortes de patients, située au croisement de la nutrition, de la psychologie et de la psychiatrie, cette nouvelle discipline permet de faire le tri entre les fantasmes et les faits vérifables, pour fonder des choix alimentaires sains, vertueux et assortis de bénéfces réels.
Que nous dit en substance la psychonutrition ? En choisissant bien votre alimentation, vous pourrez agir sur deux grands leviers de votre santé mentale : d’une part, vous forger un cerveau moins vulnérable à des troubles comme la dépression, l’anxiété, les troubles de l’attention et même, dans certains cas, les psychoses ; et d’autre part, améliorer certaines fonctions clés comme le sommeil, la résistance au stress ou les performances cognitives.
COMMENT RENFORCER SON CERVEAU
CONTRE LES MALADIES MENTALES
Tout d’abord, peut-on protéger son cerveau contre l’anxiété ou la dépression en sélectionnant ce qu’on met dans son assiette ? Quand on parle de dépression, un phénomène biologique central est aujourd’hui pointé du doigt par de nombreuses études scientifiques : la neuro-inflammation. Autrement dit, l’« infammation du cerveau ». Il s’agit probablement, à l’heure actuelle, du mécanisme le plus étudié en psychonutrition, au point qu’un journal scientifque lui soit
désormais entièrement consacré, le Journal of Neuroinfammation , classé dans le top 10 des journaux scientifques de neurosciences de meilleure qualité en 2023, selon le Journal of Citation Report de la société Clarivate. Et pourquoi cette infammation est-elle autant étudiée ? Parce qu’elle nuit à la plasticité synaptique, c’est-à-dire à la capacité des neurones de fonctionner et de se régénérer. Mais aussi parce qu’elle est intimement liée au stress oxydatif – à savoir, une augmentation de radicaux libres dans l’organisme, des molécules instables produites naturellement dans le corps et qui endommagent les cellules. Neuro-infammation et stress oxydatif vont conduire à la baisse de la synthèse de neurotransmetteurs comme la sérotonine (impliquée dans la dépression) et la dopamine (mise en jeu dans de nombreuses pathologies comme la dépression, le trouble de régulation de l’attention et la schizophrénie).
Quelles sont les solutions ? Les oméga-3, et particulièrement l’acide eicosapentaénoïque (ou EPA) et l’acide docosahexaénoïque (DHA), sont des acides gras essentiels que notre corps ne peut
LE CAS DES ALIMENTS ULTRATRANSFORMÉS
Biscuits et pains industriels, plats cuisinés, snacks, boissons sucrées, plats préparés, nuggets variés et autres desserts lactés : les produits dits « ultratransformés » sont issus de processus industriels tels que le sou age, le fractionnement, la cuisson-extrusion, l’hydrogénation. Mêlés d’arômes et d’additifs – émulsifiants, exhausteurs de goût, antioxydants – qui modifient leur texture, leur durée de conservation et leur saveur, ils sont omniprésents dans notre quotidien. Généralement riches en sucre, en graisses saturées, graisses trans, et en sel, ils sont en même temps pauvres en nutriments essentiels. Deux métaanalyses récentes ont mis en évidence que la consommation de produits ultratransformés peut également avoir des répercussions sur la santé mentale, entre autres un risque augmenté de dépression de 31 %. Pour chaque tranche de 10 % de produits ultratransformés dans la part alimentaire, 11 % supplémentaires du risque de dépression ont été retrouvés. Avec, en parallèle, une augmentation de l’anxiété. Cette association pourrait s’expliquer par divers mécanismes, notamment l’inflammation et les déséquilibres dans la composition du microbiote intestinal induits par ces aliments, et en particulier par les produits contenant des émulsifiants. Il vaut ainsi mieux préparer soi-même ses sauces de salade et mayonnaises, privilégier les yaourts nature et éviter les crèmes dessert. Attention, certaines margarines commerciales peuvent aussi contenir des émulsifiants tels que les mono- et diglycérides d’acides gras, qui sont ajoutés pour améliorer la texture et la durabilité du produit.
pas produire lui-même… et qu’il faut donc chercher dans l’alimentation. Ils auraient la capacité de stimuler la neuroplasticité et de lutter contre la neuro-infammation, tout en mobilisant les défenses antioxydantes du corps, l’aidant ainsi à lutter contre les dommages cellulaires causés par le stress oxydatif. Un effet appuyé par une analyse globale, en 2019, des travaux menés sur ce thème par une équipe iranienne.
OMÉGA-3, RÉGIME MÉDITERRANÉEN…
Les oméga-3 se trouvent dans les poissons sauvages (pour le DHA) et dans l’huile de noix, de lin, dans les noix de Grenoble et les graines de lin (pour l’ALA, acide alpha-linolénique, qui n’est que partiellement transformé en EPA). Outre ses effets bénéfques sur divers aspects de la santé physique, avec, notamment, une réduction du risque de maladies cardiovasculaires et de certains cancers, l’alimentation méditerranéenne a également démontré des effets positifs sur notre santé mentale et cognitive. Cette association peut être attribuée aux nutriments antiinfammatoires et antioxydants présents dans les aliments typiques de ce régime, qui jouent un rôle dans la régulation des neurotransmetteurs et la protection neuronale. Dans une autre grande analyse réalisée en 2019, des chercheurs ont par ailleurs constaté que les participants suivant un régime méditerranéen avaient un
La combinaison de L-théanine (un composé du thé vert) et de caféine améliore la précision, réduit la fatigue mentale et accélère le temps de réaction.
risque de dépression inférieur de 33 % à ceux qui ne le suivaient pas.
Oui, mais… si les fruits, légumes, céréales et fromages de brebis sont relativement accessibles au plus grand nombre, la consommation de poissons sauvages est aujourd’hui très insuffsante. Alors, existe-t-il une autre solution pour combler nos besoins en oméga-3 de type EPA et DHA ?
Oubliez les végétaux qui fournissent principalement de l’acide alpha-linolénique : il est partiellement converti en EPA par le corps, mais moins de 1 % est transformé en DHA, qui est essentiel pour le cerveau, au point que l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses) recommande l’apport d’au moins 250 milligrammes de DHA et 250 milligrammes d’EPA par jour, de façon durable, voire plus en cas de dépression ou de troubles anxieux sur des durées de trois à six mois.
Une clé pour éviter de se perdre dans les marques, les doses, les prix, les sources, consiste alors probablement à se tourner vers… les suppléments à base d’huile d’algues. Ces dernières ont un très bon « indice Totox » (le potentiel d’oxydation des huiles riches en oméga-3, qui doit être le plus bas possible) et vont assurer un apport en oméga-3 de qualité.
Les oméga-3 sont désormais recommandés avec le plus haut niveau de preuve dans le traitement de la dépression. Ils sont particulièrement
préconisés pour les personnes souffrant d’une infammation chronique et/ou d’obésité, où ils peuvent se montrer opérants même sans antidépresseurs. Les preuves de leur effcacité reposent entre autres sur une métaanalyse publiée en 2022, 5 essais contrôlés randomisés et 18 études portant sur plus de 1 600 participants. Malgré cela, ils ne sont actuellement pas encore remboursés ! Le rapport entre leurs bénéfces et leurs effets indésirables est pourtant largement en faveur de leur prescription, puisqu’ils ont une excellente tolérance et améliorent à la fois la santé mentale et la santé physique incluant l’infammation, la santé cardiaque et ophtalmique…
DES VITAMINES D ET B9 POUR LE MORAL
Un autre mécanisme de plus en plus étudié en psychonutrition est l’épigénétique, c’est-à-dire la modifcation de l’expression des gènes par l’ajout de certains groupements chimiques à la double hélice d’ADN. Une de ces modifcations, la méthylation de l’ADN, va ainsi moduler l’expression de gènes impliqués dans la régulation de notre état d’humeur. Or il a été démontré que des défciences en certains nutriments comme la vitamine D ou le méthylfolate, la forme active de la vitamine B9, jouent un rôle dans un dysfonctionnement de ce processus de régulation de l’expression des gènes. Cela va se traduire par une baisse de « moral » et du plaisir par diminution de la
Dernier ouvrage paru
G. Fond, Bien manger pour ne plus déprimer, Odile Jacob, 2022
dopamine, des troubles du sommeil, de la fatigue, des perturbations de l’appétit associées à des dérèglements de l’insuline et de la leptine, deux hormones clés du métabolisme. Pire, des symptômes dépressifs peuvent alors apparaître, auxquels s’ajoutent parfois des ruminations, une culpabilité et même des idées suicidaires, en particulier chez les moins de 25 ans, comme l’a montré un rapport récent.
Pour maintenir une bonne épigénétique et rester à l’écart de ces problèmes, un apport en vitamines D et B9 va donc être de bon aloi. Pour la première, les poissons gras sont la panacée, alors que la seconde se trouvera davantage dans la salade verte, les brocolis, les asperges, les épinards, les courgettes, les bananes vertes, le skyr, le kéfr de lait et le riz brun. De façon générale, le méthylfolate joue un rôle crucial dans la santé mentale. Cette vitamine est essentielle pour le cerveau, car elle participe à la synthèse des neurotransmetteurs
DES « NUTRACEUTIQUES » CONTRE LA SCHIZOPHRÉNIE ?
La schizophrénie est une maladie mentale complexe qui peut avoir un impact profond sur la vie des personnes qui en sou rent. Elle est bien plus répandue qu’on pourrait le penser, avec près de 1 % de la population concernée, soit plus de 600 000 individus en France. Et si on englobe les familles des malades, qui sont également touchées par la maladie, ce sont plusieurs millions de personnes qui se trouvent impliquées.
À l’échelle mondiale, la prévalence de cette maladie est tout aussi importante, touchant plus de 20 millions de personnes. Elle se caractérise par une série de symptômes déconcertants qui a ectent la pensée, les émotions et le comportement des personnes qui en sont atteintes. Parmi les plus courants, on retrouve les délires, sources de croyances erronées et parfois bizarres, et quelquefois les hallucinations, au cours desquelles les malades entendent ou voient des choses qui n’existent pas. Ce symptôme
et à la méthylation de l’ADN. La supplémentation en vitamine B9, en complément des antidépresseurs, aurait donc un effet positif sur les symptômes dépressifs, à défaut de pouvoir en bénéfcier en quantités suffsantes dans les aliments cités plus haut. Et n’oublions pas que pour maintenir son moral au beau fxe, les oméga-3 sont toujours un apport précieux !
LE COMBAT CONTRE L’ANXIÉTÉ SE JOUE
AUSSI DANS L’ASSIETTE !
Les recommandations de la psychonutrition apportent-elles aussi des bienfaits sur les états anxieux ? En la matière, un des nutriments de choix est la L-théanine, composé naturel que l’on trouve dans le thé vert. En 2016, une étude dirigée par une équipe du Centre for Human Psychopharmacology de l’université de technologie Swinburne, à Hawthorn, en Australie, en collaboration avec des chercheurs hollandais et
est le plus connu, bien qu’il ne soit pas le plus fréquent et pas nécessaire au diagnostic. Les troubles de la pensée sont également courants, avec des pensées désorganisées qui peuvent nuire à la communication. Les personnes schizophrènes peuvent aussi montrer un retrait social, un manque de motivation et une réduction de l’expression émotionnelle, les faisant paraître froides ou indi érentes dans certains cas. Parmi les composés qui ont démontré des e ets positifs sur les symptômes de la maladie, citons un « nutraceutique », c’est-à-dire un composé de synthèse qui va apporter à l’organisme, après sa dégradation dans le corps, un certain type de nutriment remplissant une fonction essentielle. Tel est le cas de la N-acétyl-cystéine (NAC), qui libère dans l’organisme un acide aminé appelé « cystéine ». Les gélules de N-acétyl-cystéine procurent su samment de cystéine à haute dose pour produire des e ets tangibles. Il s’agit d’un neuroprotecteur qui augmente le taux de glutamate, un neurotransmetteur
excitateur du cerveau, et relève le niveau de vigilance. Depuis octobre 2023, la NAC à fortes doses (entre 1,2 et 3 grammes par jour) est désormais recommandée dans le traitement de la schizophrénie en adjonction aux antipsychotiques, le traitement de référence de la maladie, tout comme les oméga-3. Elle s’est révélée e cace pour l’allégement des symptômes de repli sur soi, de manque de motivation et sur les di cultés de concentration et de mémoire chez certains patients. Les études montrent des e ets significatifs dès trois mois de traitement. Les oméga-3, eux, atténuent les symptômes dépressifs de la schizophrénie. Un autre nutraceutique, la sarcosine ou N-méthylglycine, est un inhibiteur de la recapture de la glycine, autre acide aminé du cerveau. Elle produit également une amélioration des symptômes de la schizophrénie, avec un niveau de preuve moins élevé que la N-acétyl-cystéine. Cet acide aminé a été surtout étudié à Taïwan et est plus di cile à trouver que la NAC.
américains, a ainsi révélé que la L-théanine réduisait signifcativement le stress chez des adultes soumis à des situations de pression causées par des tâches multiples et simultanées. Cet effet a été confrmé par la suite, en 2022, par une équipe de l’université de Shizuoka, au Japon : trois heures après la prise de L-théanine, elle a mené une série de mesures électrophysiologiques qui ont mis en évidence les modifcations du fonctionnement du cerveau et une réduction de la concentration en cortisol salivaire, une hormone liée au stress. La même année, des essais réalisés par des chercheurs de l’Inserm ont montré que la L-théanine était susceptible de réduire le stress chez les étudiants, même à court terme, tandis que des travaux complémentaires révélaient son effcacité pour limiter l’augmentation de la tension artérielle et de l’anxiété provoquée par les situations stressantes.
Outre le thé vert, les probiotiques semblent également avoir un effet positif sur la réduction de l’anxiété. Ces microorganismes vivants (généralement des bactéries favorables à notre fore intestinale) font l’objet d’un intérêt croissant pour leur rôle potentiel dans la santé mentale. Si l’on en croit les premières études publiées, qui combinent notamment les bifdobactéries et lactobacilles à fortes doses, leur prise permettrait de faire baisser les niveaux d’anxiété et les symptômes dépressifs. Avec un point clé à surveiller : la stabilité des bactéries dans le temps… En effet, il n’est pas établi à ce jour que tous les compléments alimentaires vendus dans le commerce soient effcaces et de nombreux « probiotiques » sont en réalité des « postbiotiques », c’est-à-dire des bactéries mortes lyophilisées… Or, ce sont des bactéries vivantes qui ont été testées dans les études. Il faut alors envisager un budget plus élevé, et huit semaines de traitement seraient nécessaires pour obtenir des résultats signifcatifs. Restons vigilants !
MIEUX DORMIR, RESTER PLUS CONCENTRÉ…
En plus de leurs effets protecteurs contre les maladies mentales, des aliments fnement choisis peuvent aussi vous rendre de multiples services au quotidien. À commencer par l’amélioration du sommeil. On retrouve ici le rôle joué par la L-théanine du thé vert ! Ainsi, un essai contrôlé randomisé (présentant les meilleures garanties de fabilité méthodologique et statistique) mené en Malaisie a montré que la L-théanine avait la capacité d’infuer bénéfquement sur plusieurs aspects du sommeil. Et, notamment, sur la qualité subjective du sommeil chez des individus souffrant de troubles anxieux sévères. Les effets endormissants et anxiolytiques de cette
Les oméga-3 aident à lutter contre les dommages dus au stress oxydatif…
Bibliographie
M. M. Lane et al., Ultra-processed food consumption and mental health : A systematic review and meta-analysis of observational studies, Nutrients, 2022.
A. Metherel et al., Compound-specific isotope analysis reveals no retroconversion of DHA to EPA but substantial conversion of EPA to DHA following supplementation : A randomized control trial, The American Journal of Clinical Nutrition, 2019.
J. Heshmati et al., Omega-3 fatty acids supplementation and oxidative stress parameters : A systematic review and meta-analysis of clinical trials, Pharmacological Research, 2019
molécule semblent donc aller de pair. Autre recours intéressant : la mélatonine, considérée comme complément alimentaire jusqu’à la dose de 1,9 mg/jour. Depuis 2020, elle est remboursée chez l’enfant présentant un trouble du spectre autistique, alors qu’elle reste toujours non remboursée chez l’adulte, malgré son effcacité pour favoriser l’endormissement (à l’inverse des médicaments hypnotiques comme le zolpidem et le zopiclone, remboursés alors qu’ils comportent de nombreux effets indésirables dont, en particulier, une dépendance biologique qui n’existe pas avec la mélatonine !).
Enfn, peut-on perfectionner ses capacités de concentration par une alimentation idoine ? Sur ce point, la combinaison de L-théanine et de caféine présente des atouts pour améliorer l’attention et les performances cognitives. Prises ensemble, elles semblent renforcer leurs effets positifs, tels que l’atténuation de la sensation de fatigue, tout en limitant les effets secondaires de la caféine. Par ailleurs, plusieurs études ont montré que l’association de L-théanine et de caféine apportait plus de précision dans l’accomplissement des tâches, réduisait la fatigue mentale et raccourcissait le temps de réaction, tout en maintenant l’attention intacte lors de tâches cognitives exigeantes. On recommande toutefois de ne pas dépasser quatre tasses de café et quatre tasses de thé par matinée, en évitant le café l’après-midi, pour préserver les capacités d’endormissement le soir, et l’excès de thé vert, qui peut entraîner des anémies. £
L’ESPACE
En lien avec l’exposition permanente Mission spatiale.
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NICOLAS GAUVRIT
Psychologue du développement et enseignant-chercheur en sciences cognitives à l’université de Lille.
AFFAIRE OUDÉA-CASTÉRA Les ressorts fragiles de la crédibilité
La polémique autour de l’ex-ministre de l’Éducation nationale a révélé le danger qu’il y a à donner des conseils quand on ne se les applique pas à soi-même.
On peut dire que l’arrivée d’Amélie Oudéa-Castéra au ministère de l’Éducation nationale ne sera pas passée inaperçue. Quelques heures à peine après son investiture, le vendredi 12 janvier, la toute nouvelle ministre était en visite dans un lycée public des Yvelines. Interrogée sur la scolarisation de ses enfants dans une école privée, elle se justifa en évoquant les défaillances de l’école publique – pourtant privilégiée dans le 6 e arrondissement où elle réside… –, celle-là même qu’elle était censée représenter et soutenir. Entre explications divergentes et rétropédalages acrobatiques sur un terrain miné, la ministre se trouva en bien mauvaise posture.
Ce qu’on lui a reproché au fond, c’est une attitude contradictoire la menant à
défendre un enseignement public qu’elle rejetait elle-même. Le fameux « faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais ». Or qu’y a-t-il de plus agaçant qu’une personne vous donnant un conseil qu’elle ne suit pas elle-même ? Ce double jeu a placé l’intéressée dans une position instable, perçue comme illégitime pour promouvoir l’école publique. Car s’il est des circonstances où l’on peut accepter que quelqu’un vous conseille de ne pas faire ce qu’elle fait elle-même, cela demande un certain nombre de critères qu’Amélie Oudéa-Castéra ne cochait pas.
En 2015, Daniel Effron de la London Business School, et Dale Miller, de l’université Stanford, ont publié une étude sur la façon dont nous percevons les avis que peuvent nous donner de tierces personnes.
Ils ont fait une expérience dans laquelle trois personnages conseillaient à des participants d’arrêter de fumer. Le premier des trois n’avait jamais fumé, le deuxième avait fumé mais s’était arrêté sans jamais avoir de complication de santé, et son médecin lui avait garanti qu’il ne subirait aucune conséquence négative de son tabagisme passé. Le troisième, enfin, avait « payé un prix » : ancien fumeur repenti, il avait enduré des problèmes de santé importants.
Les sujets de cette étude se sont globalement déclarés moins enclins à accepter le conseil d’un ancien fumeur en bonne santé que d’un non-fumeur. L’ancien fumeur est même perçu comme agaçant et irrespectueux. À l’inverse, le fumeur qui a souffert de son addiction
est entendu avec bienveillance, bien plus que le non-fumeur.
Comment expliquer cette différence de réaction ? Le premier facteur examiné par les chercheurs a été la légitimité du conseiller à exprimer son opinion. Un ancien fumeur que la dépendance au tabac n’a pas affigé est considéré comme peu légitime (« Il a fumé longtemps, mais se permet de me donner des conseils ? »). À l’inverse, celui qui a souffert du tabagisme est bien placé pour savoir ce qu’il en coûte. Il est parfaitement légitime.
Selon Effron et Miller, la notion d’hypocrisie est ici centrale. La personne qui a fumé pendant des années, qui a en a retiré probablement un certain plaisir sans en subir aucun inconvénient, et qui demande aux autres de ne pas le faire
Bibliographie
D. A. E ron et D. T. Miller, Do as I say, not as I’ve done : Su ering for a misdeed reduces the hypocrisy of advising others against it, Organizational Behavior and Human Decision Processes, 2015
donne l’impression de ne pas croire à son propre discours. Elle a profté d’un comportement qu’elle fait semblant de réprouver et vient désormais donner des leçons aux autres. Parfaite défnition de la tartuferie.
Pour revenir à la situation de l’exministre de l’Éducation nationale, c’est probablement pour une raison analogue que son discours a eu du mal à passer. Non seulement elle n’a pas souffert de sa décision de placer ses enfants dans le public, mais elle en a rajouté en accusant cette école publique. Ses tentatives de défendre l’éducation républicaine sont arrivées bien tard, une fois que l’affaire était en branle ; le mal était fait.
COMMENT ÊTRE LÉGITIME
POUR PORTER UNE PAROLE ?
Ce type de recherche en psychologie sociale montre que la légitimité se gagne diffcilement. Pour croire quelqu’un, nous avons besoin de constater que cette personne croit elle-même à son propre discours. Or de quels indices disposons-nous pour cela ? Premièrement, ceux mis en évidence par l’expérience de Daniel Effron et Dale Miller : le fait que cette personne a eu – ou non – une expérience personnelle en lien avec le problème qu’elle dénonce - c’est le fumeur de leur étude. Mais un autre indice est la capacité du locuteur à prendre des engagements qui sont manifestement en phase avec ses valeurs affichées. Si Amélie OudéaCastéra avait transféré de son propre chef ses enfants dans une école publique juste après sa nomination, de nombreuses personnes auraient pu y voir un gage qu’elle allait désormais se mobiliser à cent pour cent pour améliorer le sort de l’Éducation nationale. Elle ne l’a pas fait ; cela ne signife pas que, si elle avait été maintenue à son poste, elle n’aurait pas agi en faveur de l’enseignement public. Mais cela n’émettait aucun message en ce sens. Or de tels messages sont essentiels pour établir un lien de confance entre citoyens et dirigeants... £
VIE QUOTIDIENNE
L’énigme des menteurs pathologiques
Certaines personnes mentent jusqu’à vingt fois par jour. Est-ce une maladie ? Le font-elles exprès ? Quelques spécialistes parlent d’inscrire ce comportement au manuel des troubles psychiatriques.
«C
ette robe te va à merveille » ; « C’était vraiment sympa chez tes parents ! » ; « Mais bien sûr qu’elle est délicieuse, ta soupe ! » ; « Franchement ? Absolument pas. » Voilà quelques phrases que vous avez probablement déjà dites dans votre vie. Sincèrement ou pas ? C’était peut-être pour ne pas faire de peine à quelqu’un. Les petits mensonges occasionnels font partie de la vie, et la plupart des gens en usent avec modération. Mais d’autres y recourent de façon beaucoup plus massive – et problématique.
Le chercheur en communication Timothy Levine, de l’université d’Alabama, à Birmingham, aux États-Unis, étudie les mensonges depuis plus de trente ans. En 2010, il a publié une étude au cours de laquelle il a demandé à 1 000 Américains combien de fois ils avaient menti au
cours des dernières vingt-quatre heures : 60 % ont répondu que ce n’était jamais le cas et 30 % qu’ils l’avaient fait entre une et cinq fois. Il en a tiré une « théorie de la vérité par défaut », selon laquelle la plupart des individus partent du principe que les autres leur disent en général la vérité. Une condition essentielle pour vivre ensemble et coopérer.
1 % DES GENS MENTENT
VINGT FOIS PAR JOUR
Toutefois, le professeur a relevé quelques exceptions… Environ 5 % des personnes interrogées mentaient beaucoup plus et étaient les auteurs de la quasi-totalité des tromperies. Pire encore : environ 1 % des participants ont avoué avoir dit plus de vingt mensonges dans la journée !
Les menteurs pathologiques, à l’instar de Leonardo DiCaprio dans le film Arrête-moi si tu peux (2002), passent leur temps à travestir la réalité pour obtenir ce qu’ils souhaitent. Une fuite en avant qui génère une charge de stress et une détresse psychologique.
Quelques années plus tard, Timothy Levine a mené une étude similaire en Grande-Bretagne avec les mêmes résultats. Mais sans pouvoir expliquer le phénomène.
Il n’est pas le seul ni le premier à avoir fait cette observation. Quelques rapports de cas similaires existent, mais ces 1 % de supermenteurs n’ont fait l’objet d’aucune étude scientifique approfondie. C’est pourquoi, depuis quelques années, de plus en plus de chercheurs s’intéressent à ces sujets qualifés de « menteurs pathologiques ». Pourquoi agissent-ils ainsi ? Quelles sont les conséquences pour eux et leur entourage ? Peut-on les aider à « décrocher » de cette manie ?
La première chose à faire est de savoir ce qu’est un mensonge. Si on vous demande si vous
avez déjà menti aujourd’hui, qu’allez-vous dire ?
Que vous avez été parfaitement honnête ou que vous avez travesti la réalité une ou deux fois pour des motifs anodins ? Par exemple en disant à votre chef ce matin que vous alliez bien alors que vous n’êtes pas en forme ? Défnir un mensonge, on le voit, n’est pas si aisé.
AU FAIT, QU’EST-CE QU’UN MENSONGE ?
« Dans la communauté scientifque, il existe une conception assez cohérente de ce qu’est un mensonge, explique Matthias Gamer, psychologue à l’université de Wurtzbourg, en Allemagne. Celui-ci doit comporter un défaut de sincérité. Le menteur rapporte des faits qu’il sait ou soupçonne être non conformes à la réalité. L’intentionnalité est également un critère essentiel : un mensonge
est produit à dessein pour atteindre un but. » Voilà donc une défnition somme toute assez stricte, ce qui expliquerait pourquoi la plupart des gens mentent peu chaque jour, la moyenne se situant probablement autour de une à deux fois par jour : « Ce résultat vient du fait que les chercheurs ne qualifent de mensonge que ce qui se passe de manière calculée et réféchie. » Ainsi, quand vous répondez à votre chef « bien merci, et vous ? », sans vraiment avoir pensé à la question, votre réplique n’est pas considérée comme étant un mensonge au sens scientifque du terme. Il s’agit plutôt d’une convention ou d’une règle sociale. Vous auriez menti si vous aviez serré la main de votre chef sans lui dire que vous étiez atteint du Covid-19…
Matthias Gamer classe donc les mensonges selon leurs motivations sous-jacentes. « De fait, il y en a deux types. Le mensonge dit “égoïste”, qui sert à obtenir un avantage pour soi-même, et le “prosocial”, parfois aussi nommé “altruiste”, qu’on dit pour le bien d’une autre personne. » Prétendre qu’on maîtrise une compétence uniquement pour obtenir un poste, alors que c’est faux, relève de la catégorie égoïste ; mais dire à une amie que sa coiffure est superbe pour ne pas la blesser ou répondre à votre voisin violent que sa femme n’est pas venue trouver refuge chez vous afn de la protéger constituent des mensonges prosociaux.
On pourra objecter que le mensonge prosocial n’est pas vraiment altruiste (d’ailleurs, l’altruisme existe-t-il vraiment ?) : la déclaration « ta nouvelle coiffure est superbe » vous évite de faire face aux conséquences désagréables d’une réponse honnête du genre « sincèrement, ce n’est pas réussi ». Toutefois, un voisin qui cache une femme en disant « non, elle ne s’est pas réfugiée chez moi » ne sert pas forcément ses propres intérêts… Toujours est-il que le mensonge remplit une fonction sociale pour la plupart des gens, et que seuls une faible partie d’entre eux entrent dans la catégorie pathologique. Mais de quelle pathologie parlerait-on alors ?
« PSEUDOLOGIA PHANTASTICA»
OU MYTHOMANIE ?
Le psychiatre allemand Anton Delbrück au xix e siècle fut le premier à s’intéresser aux cas de mensonge pathologique, qu’il appela pseudologia phantastica. Dans une publication de 1891, il décrivit des individus pratiquant un degré de tromperie si éloigné de la tricherie ordinaire qu’il y avait lieu, selon lui, de parler de fonctionnement pathologique. Il reposa ses conclusions sur le suivi, pendant plusieurs années, de cinq
EN BREF
£ Mentir constamment, toute la journée, pour un oui ou pour un non : c’est le cas d’environ 1 % de la population, pour qui cette habitude dépasse la pratique tolérable des petits mensonges quotidiens.
£ On les appelle parfois « mythomanes », ou « menteurs pathologiques », mais les psychiatres hésitent à en faire une maladie o cielle.
£ Pour les personnes concernées, cette condition est synonyme de sou rance, de di cultés sociales et professionnelles. Une thérapie cognitivocomportementale peut alors apporter une certaine amélioration…
patients. Parmi eux, une servante autrichienne qui voyageait à travers la Suisse et l’Autriche en mentant à de nombreuses personnes sur son identité. Tantôt elle était la riche amie d’un évêque, tantôt une étudiante en médecine sans le sou, tantôt une princesse roumaine, ou encore une noble espagnole. Parfois, elle se déguisait en homme et fréquentait un établissement d’enseignement. Et quand sa couverture tombait, elle fuyait. Les autres patients d’Anton Delbrück inventaient des histoires tout aussi abracadabrantes, dans lesquelles ils fnissaient toujours par s’empêtrer jusqu’à ce que quelqu’un les démasque.
Quelques années plus tard, en 1905, le psychiatre français Ernest Dupré inventa le terme « mythomanie ». Mais en précisant un point. Contrairement à Delbrück, qui écrivait que ses patients croyaient à leurs propres mensonges et mentaient sous la pression d’une forme de contrainte intérieure, le Français était persuadé que tout menteur était très conscient de ce qu’il faisait et décidait volontairement d’agir ainsi. Moins de dix ans après, le psychiatre anglo-américain William Healy et sa femme Mary ont tenté de mettre de l’ordre dans tout ça en défnissant le phénomène : il s’agirait d’une « falsifcation de la réalité qui n’est pas proportionnelle à un but identifable et qui est commise par une personne qui, au moment de l’acte, ne peut pas être clairement considérée comme malade mentale, faible d’esprit ou épileptique ». Et, pendant longtemps,
Il y a deux types de mensonges : le mensonge égoïste, qui sert à obtenir un avantage pour soi-même, et le prosocial, parfois nommé « altruiste », parce qu’il bénéficie à une autre personne.
cette explication s’est répandue, quoique sans vraiment faire l’unanimité.
Il a fallu attendre un siècle, en 2005, pour que l’équipe du psychiatre Charles Dike, à l’école de médecine de l’université Yale, à New Haven, dans le Connecticut, aux États-Unis, déclare qu’il n’y a « pas de défnition unique du mensonge pathologique ». Les psychologues Drew Curtis, de l’université d’État Angelo, au Texas, et Christian Hart, de l’université de la femme du Texas, ont aussi beaucoup contribué à faire bouger les lignes ces dernières années : en 2022, ils ont publié une synthèse des recherches sur le mensonge pathologique en l’enrichissant de leurs propres travaux.
IL SOUFFRE DE TROP MENTIR
Dans une de leurs études, les psychologues américains ont recruté plusieurs centaines de volontaires et leur ont posé trois questions : « Mentez-vous de façon pathologique ? » ; « Des personnes vous ont-elles déjà qualifé de menteur pathologique ? » ; « Avez-vous été diagnostiqué avec un trouble mental impliquant un mensonge pathologique ? » De cette façon, ils ont déniché 83 menteurs potentiellement pathologiques qu’ils ont soumis à un questionnaire , le Survey of pathological lying behaviors (SPL). Grâce à une échelle allant de 0 à 7, les menteurs notaient à quel point ils approuvaient des affrmations telles que « mes mensonges provoquent en moi du stress », « mes mensonges m’ont mis en danger ou ont nui à quelqu’un » ou « je raconte la plupart de mes
mensonges sans raison ». Résultat : le manque de sincérité était un facteur de stress qui leur pesait et avait des conséquences négatives parfois graves sur leur quotidien. Or, malgré cela, ils étaient incapables de se retenir de mentir. Et ce même quand leur comportement les plaçait dans des situations dangereuses.
Lors d’une autre étude, Drew Curtis et Christian Hart ont recueilli le point de vue de psychothérapeutes sur ce phénomène afn de le confronter à celui des menteurs pathologiques. Sur les 295 professionnels interrogés, la plupart avaient déjà suivi quelques patients qui fabulaient très souvent, mais qui restaient assez rares. D’autant que le mensonge pathologique n’étant pas considéré comme une maladie en soi, les spécialistes avaient tendance à poser un autre diagnostic, par exemple de trouble de la personnalité. Pourtant, les descriptions des thérapeutes étaient très similaires à celles des patients : les mensonges avaient souvent commencé à l’adolescence et engendraient du stress ainsi que des diffcultés dans la vie privée et professionnelle.
Ainsi, selon les psychologues américains, le mensonge pathologique serait « un modèle persistant, envahissant et souvent obsessionnel de comportements mensongers excessifs, qui entraîne une altération cliniquement signifcative du fonctionnement dans les sphères sociales, professionnelles ou autres, se traduisant par un stress important et représentant un danger pour le menteur ou pour autrui, et qui dure plus de six mois ». Le temps et les recherches à venir diront si cette défnition est valide ou non. En attendant, Drew Curtis est en mesure de répondre à d’autres questions sur le phénomène. Qui sont les menteurs pathologiques ? Pourquoi agissent-ils ainsi ? Quelles sont leurs motivations ? Et peut-on les aider ?
5 %
des gens mentent une dizaine de fois par jour.
« Nos travaux ont révélé qu’il n’existe pas de profl psychologique particulier qui prédispose à devenir menteur pathologique. Il n’y a pas de différence selon le sexe, l’origine, le niveau socioéconomique… » Il est tout aussi diffcile de comprendre pourquoi les individus concernés se comportent ainsi. Les agissements de certains d’entre eux seraient assez proches de la description de la pseudologia phantastica d’Anton Delbrück : « Ils racontent des choses exagérées et en grande partie irréalistes dans le but d’attirer l’attention. » Mais ce n’est pas le cas chez d’autres, par exemple ceux qui mentent sur ce qu’ils ont mangé au petit déjeuner… Pour quelle raison affabulent-ils ? « Je n’en ai aucune idée. J’ignore pourquoi j’invente quelque chose comme ça », répondent souvent les patients.
Au premier abord, de tels témoignages semblent contredire en partie la défnition du mensonge, qui doit être proféré dans un but précis. Mais en y regardant de plus près, le paradoxe se résout : « Certes, certains disent mentir sans objectif en tête, explique Drew Curtis. Mais mon collègue Christian Hart et moi-même soupçonnons que les menteurs pathologiques ont bien toujours une raison d’agir ainsi… » Car les psychologues américains se sont rendu compte que leurs patients déclarent souvent que le mensonge est ressenti comme une contrainte intérieure et le résultat d’une impulsion… Le réaliser permettrait de réduire cette tension interne.
POUR ATTÉNUER UNE PEUR INTÉRIORISÉE…
« Chez ces personnes, fabuler permettrait de dissiper une angoisse », annonce Drew Curtis. Un soulagement de courte durée, toutefois. « Juste après, elles ressentent de la culpabilité, de la honte et des remords. » Les menteurs pathologiques emploieraient la tricherie environ dix fois par jour, certains allant jusqu’à vingt fois. Leur entourage fnit souvent par se persuader qu’ils agissent ainsi tout le temps et à propos de tout.
« Bien sûr, ce n’est pas le cas. Mais à force d’être trompés, les amis, la famille et les proches perdent confance et leur tournent le dos. »
En conséquence, les menteurs pathologiques vivent une souffrance au quotidien. Une réalité bien différente de l’idée que la plupart des gens pourraient se faire d’un individu capable d’affabulation jusqu’à vingt fois par jour en parcourant le monde sans remords ni attache pour décrocher un emploi de rêve, manipuler tout le monde ou, simplement, ne pas payer son billet de cinéma… Or ce trouble n’a rien à voir avec cela. Les patients souffrent réellement, d’où l’importance de l’aide d’un thérapeute et du soutien des proches, famille et amis, qui ne doivent pas les abandonner…
Selon Drew Curtis, la thérapie cognitivo-comportementale, ou TCC, constitue le traitement de choix. « Les menteurs pathologiques – en particulier ceux qui bâtissent les histoires les plus extravagantes – veulent attirer l’attention, explique le chercheur. Pour les aider, on se doit de les écouter quand ils disent la vérité, mais de les ignorer quand ils mentent. » La tâche est ardue. Mais seuls de tels retours positifs ou négatifs sont de nature , in fne, à les aider à modifer leur habitude. Et c’est sur ce principe que fonctionnent les TCC.
Drew Curtis et Christian Hart préconisent également que le mensonge pathologique devienne un diagnostic à part entière et qu’il soit inscrit dans les classifcations internationales des
Je n’ai aucune idée des raisons pour lesquelles je mens tout le temps…
Réponse type de menteur pathologique
troubles psychiatriques, comme le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) et la Classifcation internationale des maladies (CIM). Ce qui en ferait une maladie et non plus un simple symptôme d’autres pathologies, et permettrait ainsi aux psychothérapeutes et psychiatres de mieux diagnostiquer les sujets concernés afn de les prendre en charge.
EST-CE UNE PATHOLOGIE ?
Selon les chercheurs, « l’absence de diagnostic conduit à l’absence de traitement ou à des thérapies ineffcaces, voire néfastes. Une reconnaissance formelle du mensonge pathologique comme trouble psychiatrique encouragerait la recherche sur ses causes et les moyens de le guérir ». Toutefois, ce ne sera pas pour demain… Car les dernières révisions du CIM et du DSM [au cours desquelles de nouveaux troubles psychiatriques peuvent être reconnus, ndlr] sont récentes et datent de 2022. Certes, les psychologues américains ont approfondi les connaissances sur le phénomène ces dernières années. Mais la recherche sur le mensonge pathologique n’en est qu’à ses balbutiements. Matthias Gamer parle même de « première observation ». Il estime actuellement diffcile d’exiger une inscription dans le DSM et la CIM : « On ne doit pas attribuer un diagnostic spécifque à chaque nouveau symptôme. Tout ce que l’on découvre et qui n’entre pas dans les catégories habituelles n’est pas forcément une nouvelle maladie… »
Néanmoins, le psychologue allemand se demande si la reconnaissance du mensonge pathologique comme trouble mental serait susceptible d’aider les personnes concernées. « Le premier objectif des classifcations psychiatriques devrait être de faciliter les traitements. D’où une question importante à se poser : un diagnostic améliorerait-il la guérison des menteurs pathologiques ? Vu l’état de la recherche, je reste sceptique. » £
Bibliographie
D. A. Curtis et C. L. Hart, Pathological lying. Theory, research and practice, American Psychological Association, 2022
D. A. Curtis et C. L. Hart, Pathological lying : Psychotherapists’ experiences and ability to diagnose, American Journal of Psychotherapy, 2022
D. A. Curtis et C. L. Hart, Pathological lying. Theoretical and empirical support for a diagnostic entity, Psychiatric Research & Clinical Practice, 2020
W. Healy et M. T. Healy, Pathological Lying, Accusation and Swindling : A Study in Forensic Psychology, Little, Brown and Co, 2015
K. B. Serota et al., The prevalence of lying in America : Three studies of self-reported lies, Human Communication Research, 2010.
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NEUROSCIENCES
Dans le cerveau de…
Sylvie Chokron
Les Presses de la Cité, 2024, 288 pages, 19,90 €
Hors normes et pourtant si proches de nous : telles sont les personnalités que nous présente la neuropsychologue
Sylvie Chokron dans son nouveau livre. Hors normes, parce qu’elles exercent des métiers peu courants : reporter de guerre, musicien, astronaute, sportif de haut niveau, écrivain… Si proches, parce que les angles à travers lesquels elles sont décrites nous concernent tous : le courage, l’attention, la mémoire, la motivation…
De fait, chaque personnalité rencontrée par Sylvie Chokron a su devenir experte dans un domaine. Un reporter doit par exemple surmonter sa peur pour s’aventurer sur les théâtres des conflits et un comédien a besoin de maîtriser les rouages de sa mémoire pour retenir un texte. L’autrice explique comment les neurosciences et la psychologie éclairent l’expérience de ces champions et s’en servent simultanément pour incarner les découvertes scientifiques. Ainsi, lorsque le pianiste et compositeur André Manoukian évoque de nécessaires phases de lâcher-prise dans son processus créatif, ce n’est pas sans rappeler une expérience étonnante montrant que les aires cérébrales de la régulation et du contrôle se désactivent chez des chanteurs improvisant dans un scanner… Les connaissances – nombreuses – que parvient à nous transmettre Sylvie Chokron n’ont donc rien d’un savoir abstrait et froid. À la fascination d’en apprendre un peu plus sur des personnalités hors du commun se mêle celle de comprendre les processus à l’œuvre dans leur cerveau… et dans le nôtre ! Car l’autrice n’oublie pas d’en tirer quelques leçons applicables à chacun. Quand aussi bien les recherches que le témoignage du skieur Edgard Grospiron indiquent que l’activité physique bénéficie aux performances cognitives, elle conclut par exemple : « Écouter un podcast, apprendre une langue étrangère, résoudre une énigme ou encore mémoriser des images et des mots devrait systématiquement être couplé à une activité physique (marcher, courir, pédaler, nager) afin d’avoir un e et positif maximal. » Un savoureux mélange, donc, de reportage à sensation, d’écho des laboratoires et de leçons de vie.
Guillaume Jacquemont est journaliste à Cerveau&Psycho.
PSYCHOLOGIE
La Confiance en soi Frédéric Fanget, Catherine Meyer, Line Hachem Les Arènes
2024, 128 pages, 20 €
Si vous avez tendance à vous dévaloriser ou à vous laisser marcher sur les pieds, sautez sur cette bande dessinée. Coécrite par le psychothérapeute Frédéric Fanget, spécialiste du sujet, et l’éditrice Catherine Meyer, elle explique d’où vient le manque de confiance en soi, donne quelques outils pour s’évaluer et surtout décrit les méthodes validées scientifiquement pour résoudre le problème. Vous y trouverez par exemple des techniques pour apprendre à dire non ou à demander une augmentation de salaire, ainsi que des conseils pour dénicher un bon thérapeute si vous avez besoin de l’assistance d’un professionnel.
PSYCHOLOGIE
ANIMALE
La Cigale et le Zombie
François Verheggen Delachaux et Niestlé 2023, 144 pages, 19,90 €
Guerre, art, enseignement, rire, fabrication d’outils… Quel est le propre de l’homme ? Un débat aussi vieux que la philosophie, mais que François Verheggen réexamine ici à la lumière des dernières découvertes en éthologie. Et pour chacun de ces comportements souvent considérés comme l’apanage de notre espèce, il nous présente d’autres animaux qui le manifestent ! La conclusion de ce patchwork d’histoires étonnantes, mêlant orques en deuil, éléphants rancuniers et corbeaux roublards :
« Aucun comportement spécifique n’est à imputer à l’être humain. Nous nous distinguons surtout par la complexité de nos agissements (entraide, culture, art, langage…) plutôt que par leur singularité. »
PSYCHIATRIE
Écoute les murs parler
Ixchel Delaporte
L’Iconoclaste
2023, 350 pages, 21,90 €
«L a maladie mentale est si près de chacun de nous, quand elle n’est pas en nous.
Elle fait si peur qu’elle est indicible. On ne parle pas de sa grand-mère morte internée dans un asile. On ne parle pas du fils qui s’est suicidé par mélancolie, bipolarité ou dépression. »
La journaliste Ixchel Delaporte, elle, a fait le choix d’en parler. Pendant plusieurs mois, elle est partie à la rencontre des patients et des soignants d’un hôpital psychiatrique. D’une plume sobre et puissante, elle raconte leurs histoires souvent sombres, toujours bouleversantes. On en sort secoué.
INTELLIGENCE
ARTIFICIELLE
Faire parler les ordinateurs
Guillaume Wisniewski Dunod 2024, 232 pages, 19,90 €
L’arrivée de ChatGPT a représenté un phénomène mondial. Comment les IA génératives parviennentelles à dialoguer avec les utilisateurs ? Et de quoi sont-elles capables exactement ? C’est ce qu’explique ici Guillaume Wisniewski, docteur en intelligence artificielle et chercheur en linguistique, avec une clarté remarquable étant donné la technicité du sujet. Pour ce faire, il retrace toute l’histoire de ces IA, dont il nous fait découvrir au passage quelques savoureux représentants. Ainsi d’Eliza, un programme qui imitait… un psychothérapeute ! Son secret ? Appliquer quelques règles simples, comme reformuler les a rmations du patient sous forme de questions.
Par Thomas SimilowskiPSYCHOLOGIE
Revenir à soi
Sophie Lavault
Albin Michel, 2023, 240 pages, 19,90 €
Dans cet essai, Sophie Lavault dresse le constat d’une triple déconnexion. Déconnexion de nos émotions profondes, d’abord : au lieu de privilégier l’épanouissement individuel et collectif, nous avons construit une société focalisée sur la vitesse et la performance, en sélectionnant nos dirigeants et nos entrepreneurs sur leur intelligence rationnelle bien plus que sur leurs compétences humaines. Déconnexion de nos vulnérabilités, ensuite, et en particulier de celles liées au vieillissement, ce qui éloigne d’un sentiment d’accomplissement à la fin de sa vie. Déconnexion de notre environnement naturel, enfin, à l’ère du tout technologique et du tout numérique, qui conduit tout simplement à la destruction de celui-ci.
Docteure en neurosciences et psychologue clinicienne, l’autrice appuie sa réflexion sur de multiples expériences et publications scientifiques. Elle examine notamment comment les réseaux sociaux renforcent nos biais cognitifs, en particulier le biais de confirmation, en nous fournissant sans cesse de quoi conforter nos idées préexistantes. Conséquence logique : nous nous enfermons de plus en plus dans nos croyances et cherchons à modifier le monde pour qu’il cadre avec elles (le techno-solutionnisme résoudra la crise énergétique), plutôt que de nous laisser transformer par celui-ci (et si nous essayions d’être un peu plus sobres ?). Notre fonctionnement déconnecté devient un véritable mode automatique, sur lequel nous perdons tout recul. Comment s’en sortir ? Outre un enseignement accru des compétences socioémotionnelles à l’école, l’autrice prône un retour à soi – à ses valeurs, à son corps, à ses émotions – par le biais de pratiques comme la méditation de pleine conscience ou l’hypnose. En instaurant des temps de pause, ces approches permettraient de réajuster nos croyances et d’être réellement présents à nousmêmes. Nous tiendrions donc là un puissant moyen de remettre les mains sur le volant de nos vies, à l’échelle individuelle et collective. Revenir à soi pour retrouver un lien authentique avec le monde et avec notre humanité profonde. À lire absolument !
Thomas Similowski est directeur de l’unité de recherche Neurophysiologie respiratoire expérimentale et clinique (Inserm-Sorbonne Université).
SEBASTIAN DIEGUEZ
Docteur en neurosciences, auteur, enseignant et chercheur à l’université de Fribourg, en Suisse.
La Nausée
Déréalisation ou existentialisme ?
S’il y a une chose à laquelle on peut se fier, c’est bien la réalité qui nous entoure. Un sol, quelques chaises, des murs, le ciel, nos mains, des promeneurs au loin, voilà au moins des balises simples et rassurantes, ayant la consistance de l’existence, l’épaisseur du réel. De fait, la plupart du temps, c’est à peine si nous remarquons cette banalité du quotidien. Et c’est sans doute très bien ainsi, car se poser trop de questions à cet égard pourrait nuire à notre santé mentale. À moins que cela ne nous rende plus philosophes ? Ces deux tendances ne sont peut-être pas sans rapport, puisqu’elles coïncident dans un récit des plus étranges, le premier roman du philosophe Jean-Paul Sartre, publié en 1938, La Nausée.
UNE « PETITE CRISE DE FOLIE »
Le texte, présenté sous la forme d’un journal tenu par Antoine Roquentin, un historien désœuvré d’environ 35 ans, peut se lire aussi bien comme une étude de cas psychiatrique que comme le récit d’une révélation existentielle sur la condition humaine. Qu’est-ce que cette fameuse « nausée » ? Une simple métaphore pour évoquer
Dans ce livre, Sartre dépeint un héros qui a l’impression que le monde extérieur a perdu de sa substance et de sa familiarité. Un fondement de l’existentialisme, mais également un syndrome psychiatrique qualifié de déréalisation.
EN BREF
£ Dans ce livre, le héros Antoine Roquentin raconte comment des objets du quotidien lui semblent étranges, di érents, comme irréels. Jusqu’à lui inspirer un sentiment de dégoût et de nausée.
£ La dépersonnalisation est un syndrome défini en 1898 par une sensation de vide et de perte de sens portant sur le sujet lui-même, ou sur le monde extérieur – on parle alors de déréalisation.
£ Pour le héros, ce syndrome lui révèle l’existence des choses dans toute leur nudité, leur prétendue « réalité » n’étant rien d’autre que ce que l’esprit et la société décident de leur attribuer arbitrairement.
la contingence de l’existence (le fait que j’aurais pu exister ou non, sans que cela change quoi que ce soit à l’ordre du monde), ou un symptôme bien réel d’un personnage désorienté, qui perd progressivement pied dans sa vie ?
Le récit lui-même n’apporte pas de réponse claire à cette question. Dès le début, Roquentin se demande s’il ne subit pas une « petite crise de folie », et redoute qu’une « maladie » ne s’installe en lui « sournoisement ». Rien de très net pour autant, il se sent juste « un peu bizarre ». S’il décide de tenir un journal, c’est justement pour tenter d’« y voir clair ». À la manière d’un médecin, il veut noter « les nuances, les petits faits, même s’ils n’ont l’air de rien, et surtout les classer ». Quelque chose a changé, mais il ne sait pas encore si c’est lui ou le monde autour de lui. Tout semble avoir commencé par un galet qu’il a ramassé au bord de la mer : soudain, il a été profondément dégoûté par ce banal caillou…
Mais progressivement, de nombreuses autres choses vont lui faire cet effet, y compris des arbres, des personnes, des maisons, des mots, des événements, son propre corps, ses pensées, le temps qui
passe… Tout lui procure un sentiment de nouveauté et d’étrangeté, comme si le monde lui apparaissait sous un jour altéré, radicalement inédit et singulier. L’étonnement devient vertige, confusion, répugnance, et c’est cela qu’il va appeler sa « Nausée » (avec majuscule), un état de détachement et de vide par rapport à la réalité et à lui-même, une perte de sens généralisée.
DÉPERSONNALISATION ET DÉRÉALISATION
Il est clair que Roquentin souffre terriblement de cet état et s’efforce de le comprendre afn de s’en débarrasser. Et pour cause, tous les phénomènes qu’il décrit alerteraient immédiatement un psychiatre ou un neurologue : ce sont les symptômes d’un état dissociatif, et plus spécifquement d’un trouble de dépersonnalisation-déréalisation.
À l’état isolé, ces symptômes ne sont pas si rares. Selon les études publiées sur ce sujet, entre un et trois quarts de la population rapporte avoir ressenti, à un moment ou un autre, un
EXTRAIT
sentiment d’irréalité concernant soimême ou l’environnement, en particulier dans des situations de stress ou de fatigue, à la suite de la prise de drogues, ou lors d’expériences spirituelles. En tant que syndrome chronique et débilitant, il touche entre 1 et 2 % de la population générale, avec des pics jusqu’à 50 % chez les patients souffrant de troubles psychiatriques comme la dépression, l’anxiété, la schizophrénie ou les addictions, ou encore victimes d’abus traumatiques. La distinction entre dépersonnalisation – le sentiment d’être détaché de soi-même, ou, comme disait le peintre Eugène Fromentin, « le don cruel d’assister à sa vie comme à un spectacle donné par un autre » – et déréalisation – l’impression que le monde extérieur a perdu de sa substance et de sa familiarité – n’est pas toujours facile à établir, et les spécialistes considèrent que les deux vont généralement ensemble. C’est aussi le cas chez Antoine Roquentin, qui observe son corps aussi bien que son entourage immédiat comme des choses incongrues et bizarres (voir l’extrait).
Roquentin se rend compte que ses symptômes lui o rent pour ainsi dire l’existence des choses dans toute leur nudité.
L’ÉTRANGE EXISTENCE DES MAINS
Je
vois ma main, qui s’épanouit sur la table. Elle vit – c’est moi. Elle s’ouvre, les doigts se déploient et pointent. Elle est sur le dos. Elle me montre son ventre gras. Elle a l’air d’une bête à la renverse. Les doigts, ce sont les pattes. Je m’amuse à les faire remuer, très vite, comme les pattes d’un crabe qui est tombé sur le dos. Le crabe est mort, les pattes se recroquevillent, se ramènent sur le ventre de ma main. Je vois les ongles – la seule chose de moi qui ne vit pas. Et encore. Ma main se retourne, s’étale à plat ventre, elle m’o re à présent son dos. Un dos argenté, un peu brillant – on dirait un poisson, s’il n’y avait pas les poils roux à la naissance des phalanges. Je sens ma main. C’est moi, ces deux bêtes qui s’agitent au bout de mes bras. Ma main gratte une des pattes, avec l’ongle d’une autre patte ; je sens son poids sur la table qui n’est pas moi. C’est long, long, cette impression de poids, ça ne passe pas. Il n’y a pas de raison pour que ça passe. À la longue, c’est intolérable… Je retire ma main, je la mets dans ma poche […]. Je n’insiste pas : où que je la mette, elle continuera d’exister et je continuerai de sentir qu’elle existe ; je ne peux pas la supprimer, ni supprimer le reste de mon corps, la chaleur humide qui salit ma chemise, ni toute cette graisse chaude qui tourne paresseusement, comme si on la remuait à la cuiller, ni toutes les sensations qui se promènent là-dedans, qui vont et viennent, remontent de mon flanc à mon aisselle ou bien qui végètent doucement, du matin jusqu’au soir, dans leur coin habituel.
La Nausée, de Jean-Paul Sartre, 1938, Gallimard, pp. 143-144.
Dès le milieu du XIX e siècle, on trouve la trace de patients qui se plaignent d’un sentiment d’étrangeté mêlant vertige, anxiété, fatigue, malêtre et dépression, et expliquent qu’ils perçoivent un changement dans leur corps et leur entourage, comme si la réalité n’était plus réelle. On a pu parler de « lypémanie », de « cénestopathie », de « névropathie cérébrocardiaque » ou de « psychasthénie », mais c’est le terme proposé par le psychiatre Ludovic Dugas en 1898 qui a fnalement été retenu : « dépersonnalisation ». Auquel on a ajouté « déréalisation » dans les années 1930, pour mieux distinguer les symptômes qui se rapportaient à soi-même ou aux objets extérieurs, bien que les deux coexistent le plus souvent. Fait intéressant, Dugas a luimême emprunté le terme à un philosophe, le Suisse Henri-Frédéric Amiel, auteur d’un monumental journal intime dans lequel apparaît pour la première fois, et à de nombreuses reprises, le terme « dépersonnalisation ». L’auteur semble proche des préoccupations du personnage de Sartre : il exprime un grand désarroi, décrit ses états d’âme avec force détails et métaphores, pousse l’introspection jusqu’à l’extrême, et, malgré un découragement constant et une violente autocritique, fait preuve d’une exceptionnelle lucidité. Et c’est bien le trait le plus déterminant de la dépersonnalisation-déréalisation : ces patients ne sont pas délirants, ils ne nourrissent pas de croyances fausses ou
extravagantes sur leur état, au contraire, ils se rendent parfaitement compte que quelque chose ne va pas, et cherchent à comprendre leur problème. Le psychologue Pierre Janet l’avait bien noté dès 1903, et qualifait le mal d’« insuffsance dans la fonction du réel », et encore de « sentiment d’incomplétude » ou « de vide », entraînant des troubles de la décision, de l’action, de l’attention et des émotions, mais pas de troubles du raisonnement ou de la conscience. Une de ses patientes disait ainsi : « Je comprends tout de suite que je suis tombée malade […] parce que j’ai à propos de chaque objet un sentiment bizarre d’étrangeté qui me donne de l’inquiétude et du malaise. » Cette irréalité soudaine entraîne un surcroît d’attention, comme une perplexité douloureuse, que Roquentin qualife d’« extase horrible », d’« atroce jouissance », de « fascination » et bien sûr de « Nausée ». Pour des raisons obscures, l’individu semble soudain découvrir que les choses ne sont pas telles qu’il croyait les connaître, mais il ne parvient pas à mettre des mots sur cette expérience, que la plupart des patients qualifent d’ineffable ou d’indescriptible.
ÉMOTIONS ABSENTES, LUCIDITÉ INTACTE
En sciences cognitives, un des modèles les plus infuents conçoit cet état comme la combinaison d’une absence d’émotions et d’une vigilance accrue (hypoémotionnalité et hypervigilance) : d’une part, les régions émotionnelles du système limbique seraient inhibées par les lobes frontaux, ou déconnectées des régions sensorielles ; d’autre part, cette diminution des repères affectifs entraînerait une augmentation de l’attention et de la réfexion : on s’intéresse aux objets, on les observe avec acuité, mais ils n’évoquent aucun ressenti. D’où la distance éprouvée…
De là à en faire une « névrose existentielle », comme on l’appelle parfois, il n’y a qu’un pas : ce trouble offre une vision inédite du monde, puisque celui-ci se trouve soudain
Pourquoi
j’ai aimé ce livre
Dans Les Mots, Sartre écrit : « J’étais Roquentin, je montrais en lui, sans complaisance, la trame de ma vie. » Tour à tour désavoué et assumé au cours de sa carrière, La Nausée a pris une place primordiale dans l’œuvre de Sartre. On sait aussi que Simone de Beauvoir a eu un rôle important dans sa conception : c’est elle qui l’a convaincu d’en faire un roman plutôt qu’un essai philosophique. Il en résulte un texte profondément original et déroutant, qui met à l’épreuve ses lecteurs : Roquentin est-il fou ou génial, ses expériences relèvent-elles de la psychiatrie ou de la philosophie ? L’ambiguïté au cœur du récit nous rappelle à quel point la di érence entre clairvoyance et égarement peut être ténue.
Bibliographie
A. Billon, The sense of existence, Ergo, 2022.
M. Sierra et G. Berrios, Depersonalization : neurobiological perspectives, Biological Psychiatry, 1998
J. Taylor, Psychasthenia in “La Nausée”, Sartre Studies International, 1995
privé du vernis de réalité qui l’accompagne habituellement. Un esprit philosophique peut dès lors exploiter cette situation, surtout lorsqu’on privilégie une approche subjective, centrée sur l’expérience immédiate et le goût pour l’introspection pure. On l’a vu avec Henri-Frédéric Amiel, qui utilisa le premier le terme « dépersonnalisation » précisément dans ce but. Et, aujourd’hui encore, des philosophes qui s’intéressent au « sens de l’existence », comme Alexandre Billon, à l’université de Lille, utilisent le trouble de dépersonnalisation-déréalisation comme modèle d’étude pour trancher entre différentes théories.
On sait que Sartre s’identifait avec Antoine Roquentin, et que La Nausée, avant de devenir un roman, était un projet purement philosophique. Lui-même, Simone de Beauvoir et d’autres témoins ont souvent rapporté ses nombreuses angoisses et phobies, notamment vis-à-vis des crabes, et sa philosophie est largement centrée sur l’analyse de la conscience et de la contingence. Roquentin y revient sans cesse dans La Nausée : puisque les choses ne sont plus ce qu’elles semblaient être, c’est leur existence brute qui se dévoile au regard, leur « réalité » n’étant rien d’autre que ce que l’esprit et la société décident de leur attribuer arbitrairement. Ainsi, l’existence des choses et du moi est purement contingente, elle est gratuite et aurait très bien pu ne pas être. C’est la révélation principale de Roquentin, lorsqu’il se rend compte que ses symptômes lui offrent pour ainsi dire l’existence des choses dans toute leur nudité, et qu’il comprend que sa « Nausée » vient du fait que tout est « de trop », rien n’a de raison d’être, le simple fait d’être « là » est absurde. Paradoxalement, un sentiment d’irréalité peut donc conduire à l’intuition philosophique d’avoir mis le doigt sur une réalité profonde et cachée. Ce qui semble avoir pour Roquentin, et peut-être pour Sartre, une vertu thérapeutique. £
À retrouver dans ce numéro
NEZ SOCIAL AGITÉS AU CRÉPUSCULE
Selon une étude de l’université de Pékin, plus votre odorat est développé, plus votre réseau de connaissances est étendu. L’odorat aide à repérer les individus, les reconnaître, les apprécier ou ne pas pouvoir les sentir.
BELLE ÉCRITURE !
L’écriture manuscrite, plus que celle au clavier, amènerait des zones du cerveau impliquées dans l’attention, la vision, le langage et la perception sensorielle à dialoguer : les mots seraient alors mieux mémorisés. À vos stylos !
Le « syndrome de coucher du soleil » affecte souvent les malades d’Alzheimer : à partir de la fin d’après-midi, ils deviennent agités, agressifs, confus ou anxieux.
Ce phénomène serait dû à un dérèglement de l’horloge interne de leur cerveau, située dans l’épiphyse, et pourrait être en partie combattu par un exercice physique régulier.
FATIGUE CHRONIQUE
« Le système immunitaire se consume, s’épuise et ne peut plus combattre les agents infectieux. » Katharine Seton, immunologiste.
1 %
des gens mentent plus de vingt fois en une journée. Le mensonge est alors ressenti comme un besoin irrésistible, mais qui fait place à un état de mal-être mêlé de remords, de culpabilité et de honte.
RAJEUNIR
En transférant du plasma sanguin d’une souris jeune vers une souris âgée, il est possible de relancer la production de neurones dans le cerveau de cette dernière. Une preuve que le plasma contient des facteurs de jouvence cérébrale, que l’on cherche maintenant à isoler.
BROUILLARD CÉRÉBRAL
Après une chimiothérapie, la pensée est parfois ralentie, la mémoire et la concentration comme émoussées… Un brouillard cérébral lié à une perturbation des communications entre neurones, voire la destruction d’une partie d’entre eux.
66 JOURS
C’est le temps qu’il faut en moyenne pour qu’un nouveau comportement (comme faire du sport trois fois par semaine) se transforme en habitude…
GRAND BIEN VOUS FASSE !
Cet encart d’information est mis à disposition gratuitement au titre de l’article
L. 541-10-18 du code de l’environnement. Cet encart est élaboré par CITEO.