Cerveau & Psycho n°129 - février 2021

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Cerveau & Psycho

Cerveau & Psycho

Février 2021

N°129

N° 129 Février 2021

L 13252 - 129 - F: 6,90 € - RD

COVID-19 : VERS UNE 3e VAGUE PSYCHOLOGIQUE ?

L’HYPNOSE FAIT SES PREUVES

La naissance d’une nouvelle médecine corps-esprit

Douleur, anxiété, insuffisance respiratoire, psychoses…

L’HYPNOSE FAIT SES PREUVES La naissance d’une nouvelle médecine corps-esprit MANAGEMENT LA PRESSION DU TEMPS : UNE ARME À DOUBLE TRANCHANT

ÉDUCATION LES BIENFAITS D’UN AMI IMAGINAIRE PSYCHOLOGIE CES NARCISSIQUES QUI DOUTENT D’EUX-MÊMES

DOM/S : 8,9 € – BEL/LUX : 8,5 € – CH : 15 CHF – CAN : 12,49 CA$ – TOM : 1 200 XPF


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NOS CONTRIBUTEURS

ÉDITORIAL

p. 22-30

SÉBASTIEN BOHLER

Luc-Christophe Guillerm

Psychiatre, photographe et licencié en histoire, il a analysé les stratégies psychologiques utilisées par les naufragés ayant survécu pendant des mois en pleine mer. Il en tire des leçons pour aider chacun à mieux vivre la pandémie de Covid-19.

p. 56-60

Dina Roberts

Psychiatre et hypnothérapeute à l’hôpital Marmottan, à Paris, membre du Collège international de thérapies par activation de la conscience (Citac), elle enseigne les bases de l’autohypnose et les bienfaits que l’on peut en retirer.

p. 62-67

Roman Briker

Psychologue des organisations à l’université Justus-Liebig, à Giessen, en Allemagne, il étudie les effets de l’accélération des rythmes de travail sur le stress, l’altération de productivité et des relations au sein des équipes professionnelles.

p. 72-79

Nicolas Franck

Psychiatre et chef du centre de réhabilitation psychosociale, au groupe hospitalier Le Vinatier et à l’université Lyon 1, il préside également l’Association francophone de remédiation cognitive et a proposé, au début du confinement, des enquêtes en ligne sur le bien-être des Français.

Rédacteur en chef

La vague psy

O

n nous l’annonce, la troisième vague. Mais ce n’est pas un nouvel assaut du virus, c’est une vague psychologique ! Un courant de démobilisation et de perte de motivation chez les jeunes, décrit par JeanPhilippe Lachaux, qui entraîne un surpoids, une déprime plus ou moins grave, de potentiels troubles de santé comme le diabète ou l’hypertension, et un recul des apprentissages. Le même signal d’alarme est tiré par le psychiatre Nicolas Franck, qui a suivi l’état du moral des Français au fil des deux premiers confinements. Angoisse de fond, dépression, idées suicidaires… Comment supporter la peur de l’avenir, la lassitude des écrans, l’absence de contact social ? Peut-être en s’inspirant des grands naufragés, coincés pendant des mois sur un radeau en mer, confrontés à l’incertitude absolue, à la perte de tout lien et aux privations les plus extrêmes (voir page 22). Ce qui leur a permis de tenir ? Le sentiment de conserver une part de contrôle sur son quotidien. Que ce soit le rangement du bateau, une tentative de pêche avec un bout de fil, ou la répartition de tâches claires entre les individus avec qui on est embarqué. L’être humain est actif par nature ! Bricoler, dessiner, cuisiner, et surtout planifier la succession de ces tâches de façon régulière et structurante, voilà une des clés de la résilience. Finalement, tout est dans la tête. Aujourd’hui nous sommes des millions à nous en rendre compte. L’impact du Covid sur le psychisme sera long à résorber. La psychologie n’est pas un luxe. Il faut mettre dès maintenant en œuvre un programme de réparation des cerveaux qui ont souffert. Preuve de l’impact du psychisme : les effets de plus en plus reconnus de l’hypnose – le sujet de notre dossier central – qui soigne la douleur, les psychoses ou l’anxiété… Cette nouvelle vague-là est nettement plus encourageante ! £

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SOMMAIRE N° 129 FÉVRIER 2021

p. 12

p. 16

p. 22

p. 37-54

Dossier

p. 32

p. 6-35

DÉCOUVERTES

p. 37

p. 6 ACTUALITÉS Le chocolat rend-il intelligent ? Alcoolisme : un traitement potentiel Le cervelet, organe des origines Quand le thé régénère le cerveau Patience dans les neurones La molécule du bonheur fait pousser le cerveau

p. 22 PSYCHOLOGIE

p. 12 FOCUS

p. 32 NEUROSCIENCES

Un traitement contre les acouphènes ?

En couplant des sons avec des impulsions électriques au niveau de la langue, on atténue les « sons fantômes »… Diana Kwon

p. 16 NEUROSCIENCES

La douleur muette des bébés

Psychologie du naufragé

Les stratégies psychologiques mises en place par les « confinés de l’océan » pourraient être très utiles pour affronter les temps de pandémie. Luc-Christophe Guillerm

Covid-19 : l’odorat sens dessus dessous

« Anosmie », « agueusie » : le coronavirus détruit certaines cellules de la paroi du nez et les odeurs disparaissent, ou s’emmêlent. Que sait-on exactement sur ces perturbations ? Stephani Sutherland

L’HYPNOSE FAIT SES PREUVES p. 38 NEUROSCIENCES

QUAND L’HYPNOSE LIBÈRE LA CONSCIENCE

En passant les méthodes d’hypnose au crible de la rigueur scientifique, les chercheurs ont mis sur pied une méthode plus sûre baptisée « technique d’activation de la conscience »… Jean Becchio et Bruno Suarez

p. 48 SANTÉ

GUÉRISSEZ… VOUS LE POUVEZ !

Opérer un patient sans anesthésie, soigner une maladie chronique, des troubles anxieux ou des psychoses : l’incroyable pouvoir de l’esprit libéré par la transe.

L’activité cérébrale des bébés montre que ceux-ci sentent la douleur exactement comme les adultes… voire plus !

Fanny Jimenez

Nele Langosch

p. 56 INTERVIEW

L’AUTOHYPNOSE PEUT CHANGER LA VIE

On peut s’hypnotiser soi-même – et cela peut changer mille approches des phobies, des angoisses ou de la douleur.

Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur, sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. En couverture : © Shutterstock.com/Alexandr Vintik

Entretien avec Dina Roberts

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p. 62

p. 94

p. 68

p. 72

p. 80

p. 88 p. 92

p. 62-79

p. 80-90

ÉCLAIRAGES

VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 62 PSYCHOLOGIE SOCIALE

p. 80 LES CLÉS DU COMPORTEMENT

Toujours plus vite !

Devoir faire toujours plus de choses en toujours moins du temps : les dégâts peuvent être lourds pour le psychisme et la santé. Roman Briker

p. 68 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL

YVES-ALEXANDRE THALMANN

Libérez le mouton qui est en vous !

Si l’indépendance d’esprit est louée, un esprit moutonnier bien guidé est parfois plus efficace face aux grands enjeux collectifs. p. 72 PSYCHOLOGIE

Covid-19 : la prochaine vague sera psychologique

p. 92-98

Narcissique… et vulnérable !

Certains narcissiques sont profondément incertains de leur propre valeur. Ils cherchent alors à être hyperperformants pour se rassurer… Corinna Hartmann

p. 92 ANALYSE DE LIVRES La Science des rêves La Belle Histoire du cerveau Psychothérapie et réalité virtuelle L’Adieu interdit La Magie de la concentration La Symphonie neuronale p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE

p. 88 L’ÉCOLE DES CERVEAUX JEAN-PHILIPPE LACHAUX

Quand la sédentarité menace nos cerveaux

La sédentarité des jeunes a explosé ces derniers mois. Or le cerveau ne peut pas bien apprendre sans que le corps participe. Il faut vite remettre toute la machine en route !

L’évaluation de la santé mentale des Français au fil des deux premiers confinements laisse craindre un raz-de-marée de dépressions et de troubles anxieux. Des dispositions doivent être prises dès maintenant. Entretien avec Nicolas Franck

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SEBASTIAN DIEGUEZ

Calvin & Hobbes : un si précieux ami imaginaire

Cette BD légendaire nous montre tout l’intérêt pour un enfant d’avoir un ami imaginaire. Même si cela fait parfois peur aux parents !


DÉCOUVERTES

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p. 12 Focus p. 16 La douleur muette des bébés p. 22 Psychologie du naufragé p. 32 Covid-19 : l’odorat sens dessus dessous

Actualités Par la rédaction NUTRITION

Le chocolat rend-il intelligent ?

Des molécules contenues dans le chocolat stimulent la circulation sanguine du cerveau et doperaient nos performances cognitives ! G. Gratton et al., Scientific Reports, 24 novembre 2020.

© Shutterstock.com/Fortyforks

A

mateur(rice) de chocolat ? Sachez que certains composés qu’il contient – les flavanols, de la famille des polyphénols – favorisent l’oxygénation du cerveau ainsi que les performances cognitives, d’après Gabriele Gratton, de l’université de l’Illinois aux États-Unis, et ses collègues. On sait depuis quelques années que les flavanols, les substances végétales qui donnent leurs couleurs vives aux fruits et légumes, ont des effets bénéfiques sur les vaisseaux sanguins et le muscle cardiaque. Ils réduisent le risque de maladies cardiovasculaires, via deux mécanismes : en tant qu’antioxydants, ils limitent le vieillissement cellulaire – d’où un effet à long terme –, et par ailleurs ils activent la production rapide – en moins de quelques heures – de monoxyde d’azote dans les cellules, ce qui provoque une dilatation des vaisseaux sanguins et une meilleure oxygénation des tissus. Quelques études ont aussi révélé que les flavanols stimulent les fonctions cognitives, notamment lors du déclin cognitif. Mais on ne savait pas très bien par quel mécanisme… C’est pour comprendre les bénéfices du chocolat sur le cerveau que

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ADDICTION RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO

Alcoolisme : un traitement potentiel… R. R. Patel et al., Progress in Neurobiology, le 13 novembre 2020.

dans sa version simple, consiste par exemple à observer des mots désignant des noms de couleurs (rouge, bleu…) qui apparaissent sur un écran. La tâche se complique par le fait que chaque mot est lui-même inscrit dans une couleur qui peut – ou non – correspondre à celle qu’il désigne. Les participants devaient nommer le plus vite possible la couleur du mot, sans se laisser influencer par celle qu’il désigne… Résultat : 14 des 18 participants ont été plus performants et plus rapides (d’environ 11 %) lors de ce type de tâche complexe lorsqu’ils avaient bu le chocolat riche en flavanols, comparé à la boisson appauvrie. Et cet effet s’accompagnait d’une augmentation de leur oxygénation cérébrale lors du test d’hypercapnie. Conclusion : les flavanols stimulent bien l’oxygénation du cerveau, en très peu de temps, probablement en activant la production de monoxyde d’azote, ce qui a pour effet d’améliorer les fonctions cognitives de haut niveau nécessitant par exemple un raisonnement complexe. Bien entendu, il n’est pas forcément recommandé de consommer trois tablettes de chocolat par jour… Mais il est fort probable que des quantités plus faibles de flavanols – que l’on peut d’ailleurs trouver dans d’autres aliments – aient déjà des effets bénéfiques sur la santé mentale. Alors voilà un bon alibi pour se faire plaisir ! £ Bénédicte Salthun-Lassalle

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D

’après une enquête de Santé publique France réalisée en janvier 2020, 10 % des Français âgés de 18 à 75 ans boivent quotidiennement de l’alcool, avec un risque réel d’addiction. Même s’il n’existe à ce jour aucun traitement efficace, une piste repose sur l’inflammation cérébrale, et c’est celle-ci qu’ont explorée Reesha Patel, de l’Institut La Jolla en Californie, et ses collègues. Pour ce faire, les chercheurs ont rendu des souris alcooliques en les exposant cinq jours par semaine pendant un mois à une boisson alcoolisée. Ils ont alors constaté que leur cerveau était dans l’ensemble très enflammé, ce qui se traduisait notamment par une multiplication des cellules immunitaires qui produisent l’un des agents antiinflammatoires les plus puissants : l’interleukine-10 (IL-10). Toutefois, et étonnamment, leur amygdale – une structure centrale du cerveau impliquée dans les émotions et les addictions – faisait exception, car la concentration de l’IL-10 y était beaucoup plus faible que chez les souris non malades. Dès lors, en rétablissant des taux d’IL-10 corrects dans l’amygdale des souris alcooliques, les chercheurs ont régulé son activité et les rongeurs avaient beaucoup moins envie de consommer à nouveau de l’alcool. Diminuer l’inflammation liée à la consommation excessive d’alcool serait donc possible par l’utilisation d’anti-inflammatoires ou en ciblant directement les récepteurs de l’IL-10. Des thérapies que les chercheurs espèrent tester chez l’homme prochainement. £ B. S.-L.

© Shutterstock.com/shutter_tonko

les chercheurs ont recruté 18 hommes âgés de 18 à 45 ans, en excellente santé physique et mentale, nonfumeurs, et leur ont donné à boire, soit une boisson chocolatée riche en flavanols (plus de 680 milligrammes, soit l’équivalent de 300 grammes de chocolat noir ou de 100 grammes de poudre de cacao pure), soit une boisson pauvre en ces polyphénols (moins de 5 milligrammes). L’expérience était menée en double aveugle, c’est-à-dire que ni les chercheurs ni les cobayes n’étaient au courant de ce que ces derniers absorbaient. Deux heures plus tard (le temps que les nutriments soient absorbés), les volontaires ont réalisé un test d’« hypercapnie ». Celui-ci consiste à respirer brièvement de l’air contenant 5 % de dioxyde de carbone (soit 100 fois la proportion naturelle) pendant que l’on enregistre le flux sanguin cérébral du sujet. L’idée est que l’excès de dioxyde de carbone pousse le système vasculaire du cerveau à augmenter l’afflux d’oxygène pour compenser. Et les résultats ont montré que les sujets récupéraient jusqu’à trois fois plus vite une vascularisation et une oxygénation normales de leur cerveau quand ils avaient consommé beaucoup de flavanols, que lorsqu’ils avaient eu le droit à l’autre boisson. Mais une seconde expérience a suivi : cette fois, les volontaires ont réalisé des tâches cognitives de plus en plus complexes. Ces tâches reposaient sur le « test de Stroop » qui,


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La douleur muette des bébés Par Nele Langosch, psychologue et journaliste scientifique à Hambourg, en Allemagne.

Même si les nourrissons ne peuvent pas exprimer leur douleur avec des mots, celle-ci est bien réelle. On peut l’observer par imagerie cérébrale ou d’après les mimiques de leur visage. Un travail indispensable pour éviter qu’elle ne s’imprime durablement dans leur système nerveux.

uand on vient au monde, on ne sait évidemment pas communiquer par la parole… Alors on pleure et on crie beaucoup quand on se sent mal. Mais l’entourage peut-il savoir ce qui ne va pas ? Le bébé crie-t-il parce qu’il a faim, chaud, froid, parce qu’il est fatigué, qu’il y a du bruit dans la pièce… ou parce qu’il souffre – du ventre, ou des dents qui percent ? Cette dernière question a longtemps divisé les médecins et les spécialistes de la petite enfance. Jusque dans les années 1980, on pensait dans le milieu médical que les tout-petits ne sentaient pour ainsi dire pas la douleur. Leur système nerveux, très immature, pas encore achevé, ne posséderait ni les fibres nerveuses ni les structures cérébrales nécessaires pour percevoir et traiter les stimuli douloureux. Et comme la plupart des

antidouleurs ont des effets secondaires délétères, on jugeait alors préférable de ne pas leur en administrer. Résultat : toutes les prises de sang ou opérations chirurgicales sur les nouveau-nés étaient pratiquées sans anesthésie ni antalgie… UN CERVEAU ENCORE INACHEVÉ L’argument neurologique n’était pas absurde. Il est vrai qu’un grand nombre d’études scientifiques avaient établi que le cerveau n’était pas entièrement câblé à la naissance. De nombreuses voies de communication nerveuse et plusieurs régions cérébrales ne se développent qu’au cours des premiers mois de vie. Durant ces phases précoces du développement, le corps et le cerveau apprennent à traiter correctement les stimulations sensorielles, qu’elles soient visuelles,

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© Getty Images/Thanasis Zovoilis

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DÉCOUVERTES Neurosciences

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Psychologie du naufragé Par Luc-Christophe Guillerm, psychiatre et licencié en histoire.

© Shutterstock.com/DimitriosP

Coincés sur un radeau à la dérive pendant des semaines ou des mois, sans certitude d’être secourus, les naufragés parviennent à survivre grâce à d’astucieuses stratégies psychologiques… Très inspirantes en ces temps de pandémie.

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DÉCOUVERTES Psychologie

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e 14 avril 2002, lors d’une ronde de routine dans l’océan Indien, un bâtiment de la marine française repère une embarcation à la dérive, avec à son bord deux passagers. Ceux-ci s’y trouvent depuis vingt jours. Après le naufrage de leur bateau, ils se sont réfugiés dans cette simple barque de 7 mètres de long. Sans abri, sous un soleil torride, moteur en panne, ils ont survécu en buvant de l’eau de pluie et en mangeant des dorades qu’ils ont harponnées. Au terme d’une dérive de 750 kilomètres, les deux rescapés font figure de miraculés. Chaque année, des histoires de ce type rapportent le cas d’hommes et de femmes qui ont survécu à plusieurs semaines ou mois dans une embarcation spartiate. Certaines sont célèbres, comme celle du radeau de La Méduse, immortalisée par le peintre Théodore Géricault : après l’échouage de cette frégate française sur un banc

EN BREF

£ Certains rescapés de naufrage ont survécu pendant des semaines, voire des mois, sur une embarcation sommaire dérivant en pleine mer. £ Leurs récits trahissent des moments de désespoir et d’anxiété, mais aussi une reprise en main salutaire liée à diverses stratégies psychologiques : refus de l’inactivité, segmentation du temps, mobilisation de l’imaginaire, acceptation de leur condition… £ La pandémie de Covid-19 imposant également un certain isolement et une grande incertitude, ces stratégies pourraient nous aider à mieux supporter cette période.

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de sable au large de la Mauritanie en 1816, près de 150 rescapés se sont entassés sur une embarcation de fortune ; seuls dix ont survécu. Le record de longévité est aujourd’hui détenu par le pêcheur salvadorien José Salvador Alvarenga, dont le bateau a été emporté au large par les courants avant de tomber en panne de carburant : entre septembre 2012 et janvier 2014, il a dérivé pendant plus d’un an et deux mois à travers le Pacifique ! D’abord avec un compagnon, puis seul, après la mort de ce dernier au bout de quatre mois, par déshydratation et épuisement. Plusieurs de ces rescapés ont laissé des livres de témoignage. C’est ce qui va nous permettre d’examiner une question fondamentale : au-delà des conditions matérielles de la survie, comment ont-ils fait pour supporter psychologiquement une telle épreuve ? LE TRAUMATISME DU NAUFRAGE Car, ne nous y trompons pas, cette expérience compte parmi les plus difficiles qui soient. Dès le début, le choc est rude : le naufragé voit son bateau couler, ressent physiquement le contact glacé avec l’océan et doit trouver une solution le plus vite possible. En quelques

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BRAINCAST La voix des neurones Le podcast de Cerveau & Psycho

en partenariat avec l’Institut du Cerveau

5ème épisode Huntington et maladies neurologiques héréditaires : quels espoirs de thérapie ?

www.cerveauetpsycho.fr/sr/braincast/

e d o s i r 5 ép r u D a r d n a x e l A r P e l avec ème

Bohler n e i t s a b é e par S é w e i v r e t in

Neurologue et chercheur en neurosciences


Dossier 37

SOMMAIRE

p. 38 Quand l’hypnose libère la conscience p. 48 Guérissez… Vous le pouvez !

L’HYPNOSE

p. 56 Interview L’autohypnose peut changer la vie

FAIT SES PREUVES

De plus en plus, la médecine

cherche à intégrer les interactions du corps et de l’esprit dans ses méthodes thérapeutiques, afin de mieux prendre en compte les ressources des patients et de les guider vers un mieux-être global. L’hypnose occupe une place de choix parmi les disciplines qui poussent vers cette approche plus intégrative. La difficulté est qu’elle a longtemps souffert d’une image sulfureuse, alimentée par ses rapports parfois ambigus avec l’ésotérisme et l’univers du music-hall. Mais les validations expérimentales de son efficacité se multiplient, tandis que neuroscientifiques et psychologues tentent d’épurer son protocole pour mieux le faire cadrer avec la conception actuelle de l’esprit. De multiples pathologies pourraient en bénéficier : douleur chronique, anxiété, dépression, phobies, psychoses… Ce parcours de validation scientifique a été celui de la méditation au cours des vingt dernières années. Avec les avantages que l’on connaît. À son tour, l’hypnose pourrait être en train de passer du statut de parascience à celui de discipline scientifique et médicale approuvée. Elle ouvrirait alors un champ d’applications immense. Guillaume Jacquemont

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Dossier

QUAND L’HYPNOSE LIBÈRE LA CONSCIENCE

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L’hypnose, malgré son efficacité dans bien des domaines, conserve une aura sulfureuse, nimbée d’ésotérisme. En l’épurant de ses éléments douteux, on aboutit à une méthode mieux acceptée et potentiellement plus puissante : la technique d’activation de conscience… Par Jean Becchio et Bruno Suarez, médecins et hypnothérapeutes.

EN BREF

£ Les thérapies d’activation de conscience ont alors épuré le protocole, ce qui s’est traduit par de multiples avantages : appui renforcé sur les connaissances scientifiques actuelles, standardisation facilitant la validation expérimentale, suppression de certaines contre-indications… £ De premières études ont confirmé leur potentiel dans le cadre du traitement de la douleur, des troubles anxieux, de la souffrance respiratoire ou des psychoses, tandis que d’autres travaux visent à étendre les applications à la préparation mentale des sportifs ou à l’apprentissage.

A

ssise dans un fauteuil confortable, Carole explique son problème : elle a une peur viscérale des chiens. La moindre vue d’un teckel ou d’un labrador la terrorise au point qu’elle n’ose parfois pas sortir de chez elle. Le thérapeute lui propose de retrouver un souvenir agréable et de le lui décrire. Puis, il lui ordonne de s’installer confortablement et de fermer les yeux, tout en portant son attention sur sa respiration « qui devient de plus en plus calme… de plus en plus profonde ». « Vous vous détendez comme si vous sombriez dans un sommeil profond », lui dit-il. Il soulève ensuite le bras droit de la patiente… qui reste suspendu en l’air. Elle est en catalepsie. Le thérapeute lui intime alors : « Restez dans votre souvenir et n’écoutez pas ce que je vais dire. » Puis murmure : « Inconscient bienveillant, cherche des éléments qui vont te permettre de trouver la solution. » D’une voix plus forte, il commence à développer une métaphore qui évoque un processus de transformation : « Pensez à une guitare. Cette guitare est fabriquée avec du bois ; du bois qui vient d’un arbre dans la forêt, arbre débité chez un charpentier puis morceaux assemblés par un habile luthier… » Il termine de la façon suivante : « Maintenant, vous allez permettre à votre bras de redescendre lentement pour se poser confortablement sur votre cuisse pendant que l’inconscient va chercher et trouver la solution à votre problème. Vous pourrez oublier cette séance ou vous souvenir de certains éléments, ce n’est pas important. Ce qui est important, c’est de penser à remercier votre inconscient bienveillant qui vient de travailler pendant que vous profitiez de votre agréable souvenir pour vous permettre

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© Shutterstock.com/Alex Leo

£ L’hypnose a fait la preuve de son efficacité contre un certain nombre de pathologies, mais elle comprend souvent des éléments ésotériques et inquiète beaucoup de patients.


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DOSSIER L’HYPNOSE FAIT SES PREUVES

GUÉRISSEZ…

VOUS LE POUVEZ !

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La douleur, l’anxiété et les maladies chroniques pourraient-elles être soulagées par un simple changement d’état de conscience ? C’est ce que propose l’hypnose, avec une efficacité de mieux en mieux validée scientifiquement. Par Fanny Jimenez, titulaire d’un doctorat en psychologie et journaliste scientifique.

EN BREF

£ L’hypnose est capable d’influencer des paramètres physiologiques qui, d’ordinaire, ne sont pas activables volontairement, comme la libération d’hormones ou de neurotransmetteurs. £ L’hypnotiseur déclenche pour cela un état de transe, où des images mentales qu’il suggère au patient agissent sur divers mécanismes cérébraux.

© Shutterstock.com/Alexandr Vintik

£ Cette technique est de plus en plus utilisée pour soulager la douleur, lors d’interventions médicales ou dans des pathologies chroniques, ainsi que pour réduire le stress émotionnel.

douleurs, mais celles-ci lui semblaient lointaines, extérieures. Comme si elles ne la concernaient pas vraiment.

E

n 2014, la chanteuse française Alama Kante a ému le monde entier en chantant dans des conditions très particulières : en plein milieu d’une opération chirurgicale, durant laquelle on lui retirait une tumeur au niveau de la glande thyroïde. D’habitude, cette opération se pratique sous anesthésie générale, mais les chirurgiens craignaient que celle-ci n’endommage les cordes vocales de la patiente – ce qui aurait été catastrophique pour sa carrière. C’est pourquoi, avec son anesthésiste de l’hôpital Henri-Mondor de Créteil, près de Paris, la chanteuse a opté pour une procédure inhabituelle : une anesthésie locale combinée à l’hypnose. Pendant toute l’opération, Alama est restée éveillée, chantant du folklore traditionnel africain (voir l’encadré page 50). Les médias se sont emparés du sujet et l’histoire de la femme qui chante sur la table d’opération a fait le tour du monde. Lors de ses interviews, Alama rapportait une sensation étrange, comme si elle n’avait fait que rêver de l’opération. Elle avait bien ressenti des

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CHANTER SUR LA TABLE D’OPÉRATION Ce type d’histoire spectaculaire montre toute la puissance de l’hypnose. Mais certaines personnes se méfient de cette technique, craignant notamment que les hypnotiseurs prennent le contrôle de leurs sujets et les soumettent à leur volonté. L’hypnose médicale repose pourtant sur un principe exactement inverse : le patient passe d’un rôle passif à une situation où il participe activement au traitement. Utilisée à bon escient, la méthode parvient à mobiliser d’immenses ressources corporelles. Elle est à même d’accélérer les processus de guérison, rendre la souffrance physique plus supportable et réduire le recours aux médicaments. Et ce, pour le bénéfice du plus grand nombre : que ce soit les patients terrifiés par les visites chez le dentiste, ceux qui sont victimes de cancer ou de graves brûlures, les femmes en train d’accoucher… L’hypnose serait aussi indiquée pour le traitement des maladies psychosomatiques, dont les symptômes physiques sont entretenus par des processus mentaux, et pour toute une liste d’autres pathologies : la fibromyalgie (qui provoque des douleurs intenses dans tout le corps et entraîne un grand épuisement et des problèmes de concentration), la neurodermite (caractérisée par une peau sèche et des démangeaisons), la migraine, le syndrome du côlon irritable, les maladies inflammatoires chroniques de l’intestin (maladie de Crohn, colite ulcéreuse)… Le médecin Winfried Häuser traite ces pathologies depuis plus de quarante ans à l’hôpital de Sarrebruck. Beaucoup de ses patients sont dans


ÉCLAIRAGES p. 68 L’envers du développement personnel p. 72 Covid-19 : la prochaine vague sera psychologique

Toujours

© Shutterstock.com/elladoro

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plus vite !

Par Roman Briker, psychologue des organisations à l’université Justus Liebig de Gießen, et Jan Schwenkenbecher, journaliste scientifique.

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n peut lire dans un article paru dans le journal The Economist, en 1955, la description d’une scène de la vie quotidienne. Il s’agit d’une vieille dame qui souhaite écrire à sa nièce habitant le village de Bognor Regis, dans le sud de l’Angleterre. La dame se met donc en quête d’une carte postale, ce qui lui prend environ une heure… Puis elle prend une autre heure pour remettre la main sur ses lunettes. Et une bonne demi-heure pour récupérer l’adresse de la nièce. Notre vieille dame rédige ensuite son courrier pendant une heure entière et finit par passer vingt minutes à réfléchir pour savoir si elle doit ou non prendre son parapluie afin de se rendre à la boîte aux lettres au coin de la rue. L’auteur de cet article, l’historien et sociologue britannique Cyril Northcote Parkinson, avait eu un parcours un peu particulier. Au cours de son service militaire, il avait développé un solide mépris de la bureaucratie, qu’il a encore renforcé au cours de sa carrière universitaire. Ce qui l’amena finalement à formuler la désormais « loi de Parkinson », selon laquelle les êtres humains tendraient à prolonger toute tâche jusqu’à ce qu’elle remplisse tout le temps qui lui est dévolu… Des décennies plus tard, le monde du travail semble avoir tiré une sorte de conclusion inverse

Devoir faire toujours plus de choses en un temps de plus en plus court : voilà le sentiment qu’ont une majorité de salariés en Europe. Comment se prémunir des effets délétères de la pression du temps sur notre cerveau et sur notre santé ?

EN BREF

£ Le manque de temps et la compression des tâches sont parmi les principales plaintes des salariés dans les pays industrialisés. £ La pression temporelle, après avoir été considérée comme un stimulant par les managers, apparaît aujourd’hui comme un facteur délétère, entraînant baisse des performances, épuisement et arrêts maladie. £ Paradoxalement, le manque de temps peut être mieux supporté lorsqu’on consacre le sien aux autres. Mais les managers doivent aussi veiller à ne pas répercuter sur leurs subordonnés la pression qu’ils subissent de leur hiérarchie.

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du bon mot de Parkinson : si une tâche est achevée d’une manière ou d’une autre, quel que soit le temps qu’il reste, les délais peuvent être resserrés. Selon les enquêtes, la question de la pression du temps est un sujet brûlant pour de nombreux employés. Ainsi, en Allemagne, dans l’étude « Good Work » commandée en 2019 par la Fédération allemande des syndicats, 53 % des 6 500 employés sélectionnés au hasard se sentent « très souvent » ou « fréquemment » pressés au travail. Les données recueillies auprès de plus de 17 000 employés par l’Institut fédéral pour l’enseignement et la formation professionnels (BIBB) et l’Institut fédéral pour la sécurité et la santé au travail livrent des résultats similaires : le nombre de ceux qui souffrent d’une « forte pression sur les délais ou les performances » est passé de 60 à 67 % entre 2006 et 2018. Et dans une enquête menée en 2016, une importante mutuelle d’assurance maladie a identifié les principaux facteurs de stress suivants : la surcharge de travail (64 %), la pression des délais dans l’exécution des tâches (59 %) et les interruptions ou perturbations au cours du travail (52 %). La pression du temps domine également dans d’autres pays ; ainsi, en France, l’Observatoire de la qualité de vie au travail


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COVID-19

La prochaine vague sera psychologique N° 129 - Février 2021

© DRFP – Odile Jacob

Nicolas Franck, psychiatre et chef de pôle au centre hospitalier Le Vinatier, à Bron (dans le Rhône), il préside également l’Association francophone de remédiation cognitive, qu’il a fondée en 2009.


ÉCLAIRAGES Psychologie Depuis presque un an, nous vivons une situation hors normes, avec deux confinements successifs liés à l’épidémie de Covid-19. Mais dès le début, vous avez lancé des études sur le bien-être psychologique de la population française, parce que vous pressentiez que les dégâts seraient importants. Qu’est-ce qui vous y a incité ? En mars 2020, quand la vague de Covid-19 a déferlé, j’ai été comme tout le monde sidéré. Et pris par mille questionnements sur notre capacité, à nous humains, de supporter cette catastrophe. Au quotidien, en tant que psychiatre, je travaille sur le rétablissement et les facteurs de résilience qui permettent aux personnes ayant des troubles mentaux de surmonter leurs difficultés et de réussir à vivre malgré leur maladie. Alors je me suis dit que j’allais appliquer le même raisonnement au f léau qui nous assaillait. Notamment, en cherchant les facteurs de protection qui nous permettraient de nous en sortir, d’un point de vue psychologique. Car en tant que professionnel de la santé mentale, vous saviez que ce serait compliqué à vivre – au-delà du risque pour la santé physique ? Évidemment, il était clair que la peur du virus, la crainte de la mort, mais aussi l’enfermement et l’isolement social allaient bouleverser nos vies et notre quotidien. C’est pourquoi, avec quelques collègues, Frédéric Haesebaert, maître de conférences dans mon pôle, et Élodie Zante, alors interne en psychiatrie, dès le premier jour du confinement, nous avons lancé une enquête auprès de la population sur le Web, via les réseaux sociaux et les médias, afin d’évaluer l’état du bien-être mental des Français. Nous leur avons demandé de répondre, en prenant 15 à 20 minutes de leur temps, à des questions portant sur leur bien-être (selon le test WEMWBS, voir l’encadré page 79), leur situation sociodémographique, leurs occupations quotidiennes et leurs (nouvelles) habitudes de consommation. Dès le premier jour, nous avons recueilli 10 000 réponses, puis 20 000 en une semaine, et jusqu’à 30 000 après huit semaines de confinement !

Quel était l’objectif de votre étude ? Notre hypothèse de départ était que l’isolement et la perte de contacts sociaux allaient vraiment stresser les Français, peut-être davantage que la peur du virus et ses conséquences sur la santé physique. Nous voulions le mesurer, comme nous souhaitions aussi mettre en évidence les facteurs protecteurs permettant de surmonter

Il est clair que la peur du virus, la crainte de la mort, mais aussi l’enfermement et l’isolement social bouleversent nos vies et notre quotidien. Avec des conséquences sur notre mental. cette crise, sachant, comme le montraient régulièrement les enquêtes de Santé publique France, que la population n’allait pas bien : dès les deux premières semaines de confinement, en mars dernier, le nombre de cas de troubles anxieux et dépressifs avait déjà doublé. Qu’avez-vous montré à l’issue de ce premier confinement ? À l’issue de la deuxième semaine du premier confinement, nous avons réalisé une analyse de presque 11 400 réponses (dont les résultats sont en ligne en accès libre) : celles des personnes de plus de 16 ans, résidant en France et ayant rempli l’ensemble du questionnaire. Ce que l’on a vu baisser tout de suite, c’est le bien-être psychologique. En temps normal, hors crise, épidémie, catastrophe et difficulté particulière, le score de bien-être de la population française, en moyenne, se trouve à 53 (pour un maximum de 70). Or, à la fin de la première semaine de confinement, nous étions déjà tombés à 50 pour l’ensemble des répondants, et pour certaines catégories d’individus, encore plus bas : c’était le cas des jeunes et des étudiants (de moins de 29 ans), des personnes isolées (surtout les femmes), des sans-emploi et des personnes ayant souffert de troubles psychiques auparavant. Par exemple, les étudiants et les personnes sans emploi obtenaient un score de 46… Puis, semaine

Comment expliquez-vous une telle participation ? Tout le monde était déboussolé, désorienté, inquiet de voir ce qui se déroulait. Tous, nous voulions nous exprimer et comprendre. Beaucoup de gens racontaient déjà leur désarroi, leur inquiétude, ainsi que leur colère.

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VIE QUOTIDIENNE

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p. 88 Quand la sédentarité menace nos cerveaux

Narcissique... et vulnérable ! Par Corinna Hartmann, psychologue et journaliste scientifique.

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On connaît le narcissisme tapageur, mégalomane, prétentieux et manipulateur. Mais il en est un autre, fait d’introversion, de doute quant à sa propre valeur et de soif de reconnaissance. Le premier est plus courant chez les hommes, le second concerne plutôt les femmes…

lizabeth Holmes avait atteint le succès. Tout juste trentenaire, plus jeune milliardaire du monde, son portrait s’étalait en une des plus grands journaux d’affaires. Le magazine Time l’avait désignée comme l’une des cent personnes les plus influentes de son temps. Sans doute le monde attendait-il depuis longtemps un tel entrepreneur modèle et une telle femme de pouvoir, sur un pied d’égalité avec le fondateur de Microsoft, Bill Gates, le PDG de Tesla, Elon Musk, et le patron d’Apple, Steve Jobs. Ce dernier fut d’ailleurs le grand modèle de Holmes – imité aussi bien sur le plan professionnel que sur celui de la mode, avec son éternel pull noir à col roulé. L’idée d’Elizabeth promettait en effet d’être aussi révolutionnaire que l’iPhone : lancer sur le marché un nouveau système d’analyse capable de détecter virus, anticorps et marqueurs de cancer afin de dépister plus de cent maladies en quelques minutes, à partir de quelques gouttes

EN BREF £ Le narcissique est un individu centré sur sa propre personne, qui se croit au-dessus des autres, ne parle que de lui et manipule volontiers son entourage. £ C’est du moins la vision « grandiose », plus volontiers attribuée à des individus de sexe masculin. £ Les femmes semblent plus souvent atteintes d’une autre forme de narcissisme, dite « vulnérable » : incertaine de sa propre valeur, angoissée par le regard des autres, la narcissique vulnérable cherche à se rehausser pour se rassurer… avec autant de dégâts !

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de sang seulement. Pour mettre en œuvre ce plan, Holmes avait abandonné ses études de génie chimique à l’université de Stanford et fondé la start-up Theranos. Avec son air très sûr de soi, ses grands yeux bleus et un indéniable charisme, elle avait captivé son entourage et gagné à sa cause de nombreux partisans fortunés. Le magnat des médias Rupert Murdoch, la secrétaire américaine à l’Éducation Betsy DeVos, l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger et bien d’autres ont ainsi investi des millions dans son entreprise. Seul problème… le système d’analyse sanguine vanté par Theranos, censé révolutionner le diagnostic médical, n’a jamais fonctionné. Holmes a en réalité réussi à tromper le public pendant des années et à mettre sciemment en circulation un appareil inutile. Les patients ont ainsi reçu des tableaux de faux résultats de tests. Lorsque les employés de Theranos se sont tournés vers la presse en 2015, la bulle a forcément éclaté, et de façon spectaculaire.


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LIVRES

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p. 92 Sélection de livres p. 94 Calvin et Hobbes : un si précieux ami imaginaire

SÉLECTION

A N A LY S E Ludwig Crespin

THÉRAPIE Psychothérapie et réalité virtuelle Éric Malbos et Rodolphe Oppenheimer Odile Jacob

NEUROSCIENCES La Science des rêves Guillaume Jacquemont et Sylvie Serprix (illustrations) Flammarion, 2020, 272 pages, 19,90 €

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sons le dire d’emblée : si vous vous intéressez à vos rêves, que ce soit en novice ou en amateur déjà bien éclairé, la lecture de ce livre ne manquera pas de vous régaler. Il s’agit en effet à la fois d’un excellent guide pratique pour partir à la découverte de ses rêves et d’un authentique travail de vulgarisation scientifique qui fait état, de façon rigoureuse mais sans technicité inutile, des principales avancées de la recherche dans le domaine. L’auteur, Guillaume Jacquemont, jeune centralien formé au journalisme scientifique, [et rédacteur à Cerveau & Psycho, ndlr], visiblement fasciné par l’étrange richesse de sa propre vie psychique nocturne, y mène l’enquête en partant judicieusement du principe qu’en la matière la réalité dépasse décidément la fiction. Mais il ne se contente pas de rendre accessible au grand public les surprises de plus de soixante ans de recherche expérimentale, ni de lui permettre, grâce à une série d’entretiens avec quelques-unes des figures les plus en vue du domaine, de pénétrer dans les coulisses de la science qui se fait, avec ses émerveillements, ses espoirs et ses incertitudes. Il offre aussi au lecteur, en partant des méthodes de remémoration des rêves jusqu’au graal des techniques du rêve lucide, les outils qui lui permettront de développer une connaissance en première personne de son monde onirique, et même de refaire, pour son propre compte, seul(e) ou avec des amis, quelques-unes des expériences marquantes qui ont jalonné l’histoire de l’onirologie scientifique. Enfin, bien que parfaitement conscient de la difficulté de traiter rigoureusement de la question de l’interprétation des rêves, il donne de très bons arguments pour soutenir qu’ils ont un sens et des choses utiles à nous dire sur nous-mêmes. Mais plutôt que de nous fournir une hasardeuse clé des songes, il propose là encore au lecteur de s’approprier une méthode issue de la psychologie cognitive susceptible de l’aider à déchiffrer pas à pas cette étrange langue nocturne dont on aimerait tellement posséder le code. Ludwig Crespin est professeur agrégé de philosophie au lycée Chaptal de Mende.

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2020, 416 pages, 24,90 €

HISTOIRE DES NEUROSCIENCES La Belle Histoire du cerveau Jean-Pierre Rossi Debœck

2020, 256 pages, 29,90 €

V

oilà un ouvrage qui réussit la prouesse d’être aussi encyclopédique que synthétique. Au fil de doubles pages illustrées, il retrace la longue histoire des connaissances sur le cerveau, depuis la compréhension qu’en avaient les civilisations antiques jusqu’aux découvertes modernes – on apprend par exemple que pour les Mésopotamiens, le cerveau n’était pas le siège de la pensée, celle-ci se situant plutôt dans le foie. Au passage, l’auteur, professeur honoraire de psychologie cognitive, s’offre quelques intéressants détours du côté de l’intelligence animale et de l’évolution de la lignée humaine.

L

e quart des patients phobiques seraient trop terrorisés par l’objet de leur peur pour accepter une thérapie par exposition, qui consiste à s’y confronter progressivement et qui constitue le traitement de référence contre ce trouble. Dans ce contexte, la réalité virtuelle représente un réel espoir, permettant une exposition plus progressive et maîtrisée. Elle serait en outre efficace contre toute une série d’autres pathologies : TOC, addictions, troubles du comportement alimentaire… Les auteurs nous la présentent dans cet ouvrage très complet, qui décrit aussi bien les outils disponibles dans le commerce que les principes thérapeutiques à appliquer. Bref, un précieux manuel pour qui souhaite se lancer.


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COUP DE CŒUR Fabrice Chardon

COGNITION La Magie de la concentration Jean-Philippe Lachaux Odile Jacob

2020, 352 pages, 21,90 €

PSYCHOLOGIE L’Adieu interdit Marie de Hennezel Plon

2020, 160 pages, 16 €

L

a situation des Ehpad restera probablement comme l’un des pires drames humains de la pandémie de Covid-19. Par les morts que la maladie a provoqués, bien sûr, mais aussi par l’isolement destructeur qu’elle a entraîné et par l’impossibilité fréquente d’organiser des adieux et des rites funéraires dignes. Tout cela laissera des traces, selon la psychologue clinicienne Marie de Hennezel, spécialiste de la fin de vie, qui a longtemps travaillé dans une unité de soins palliatifs. En s’appuyant sur les témoignages de patients, de familles et de soignants, elle retrace cette histoire et invite à en tirer les leçons pour ne plus jamais la revivre. Un livre fort et poignant.

«A

voir la maîtrise de son attention, c’est […] avoir la maîtrise de sa vie mentale et de son expérience du monde », nous explique ici Jean-Philippe Lachaux, grand spécialiste du sujet. De fait, l’attention conditionne aussi bien les perceptions et les émotions que la capacité à réaliser les tâches qui nous importent. Cet ouvrage nous donne alors toutes les clés de cette faculté fascinante, en mettant en scène un dialogue entre un chercheur et un enfant et en proposant de multiples exercices réalisables en famille. Concret, pédagogique, facile à mettre en œuvre, c’est l’outil idéal pour reprendre le contrôle de son attention – et donc, de son expérience du monde.

NEUROSCIENCES La Symphonie neuronale Emmanuel Bigand et Barbara Tillmann HumenSciences, 2020, 241 pages, 20 €

«L

a musique est une bavaroise à la fraise », écrit le psychologue cognitiviste Steven Pinker, de l’université de Harvard. Sous-entendu : il s’agit d’une friandise, d’un plaisir certes agréable mais que l’on pourrait sacrifier sans trop de conséquences. C’est une tout autre thèse que défend cet ouvrage : « La musique et une nécessité biologique pour l’être humain. » Les auteurs sont deux grands spécialistes du sujet : ancien musicien d’orchestre, Emmanuel Bigand est aujourd’hui professeur de psychologie cognitive et directeur du Laboratoire d’étude de l’apprentissage et du développement à l’université de Bourgogne. Barbara Tillmann, médaille d’argent du CNRS en 2016, est neuroscientifique et directrice de recherche. Tous deux ont longuement étudié la perception et les bienfaits de la musique. Et ils sont multiples, ces bienfaits. L’ouvrage le montre en suivant de façon chronologique le développement de l’être humain, depuis la période prénatale jusqu’à l’âge adulte. À chaque étape, écouter ou jouer de la musique se traduit par des conséquences positives : sur le développement du cerveau, sur l’apprentissage du langage, sur la santé, sur les émotions, sur la vie sociale… Très rigoureux, appuyé sur vingt ans de recherches en neurosciences, le propos reste accessible et agréable à lire, notamment grâce aux multiples informations étonnantes ou amusantes qui le parsèment. Celles-ci vont de la découverte de flûtes en os vieilles de plus de 40 000 ans à la réaction des animaux aux différentes mélodies (« La musique classique aurait un effet calmant sur les chiens, qui dorment plus longtemps et restent plus souvent silencieux […], mais les comportements d’agitation et d’aboiement sont plus fréquents avec le heavy metal »). On ressort de cette lecture convaincu des pouvoirs de la musique, qui va jusqu’à se révéler thérapeutique chez les personnes victimes de maladies neurodégénératives ou d’accidents cardiovasculaires. Et ce, même quand le langage est perdu : « Les patients et les personnes âgées ne parlent parfois plus, mais ils chantent encore », écrivent les auteurs. Fabrice Chardon est docteur en psychologie et directeur d’enseignement et de recherche à l’école d’art-thérapie de Tours (Afratapem).

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LIVRES Neurosciences et littérature

SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.

Calvin et Hobbes Un si précieux ami imaginaire

S

Dans la bande dessinée de Bill Watterson, Calvin semble ne faire aucune différence entre son tigre en peluche et une vraie personne. De nombreux enfants ont, de la même façon, un ami imaginaire. Et contrairement à ce que craignent parfois les parents, ce compagnon leur rend de fiers services !

i un adulte affirmait avoir un ami qui l’accompagne dans son quotidien, avec lequel il a de longues conversations sur le sens de la vie, mais qu’il s’agit d’un ami que lui seul est capable de voir, on s’inquiéterait sans doute pour sa santé mentale. En outre, si ce compagnon imaginaire n’était autre qu’un simple doudou, on crierait à la psychose ou l’on penserait que cette personne est retombée en enfance… Est-ce à dire que les adultes se caractérisent par leur capacité à distinguer l’imaginaire et la réalité, et que les enfants en sont privés ? Et si c’est le cas, à partir de quel âge devient-il anormal de ne pas faire cette distinction ? Les parents, en particulier, se montrent souvent soucieux de ce problème : comment encourager la créativité des petits, tout en leur évitant de perdre pied avec le monde réel ? Si la recherche sur le développement cognitif des enfants ne donne pas de réponse définitive à ces questions, elle montre du

EN BREF £ Calvin et Hobbes raconte l’histoire d’un petit garçon de 6 ans dont le meilleur ami est un tigre en peluche. £ Si beaucoup craignent que les enfants très imaginatifs comme Calvin perdent pied avec la réalité, les recherches montrent que ce n’est pas le cas. £ Au contraire, les interactions avec un ami imaginaire semblent les aider à développer leur intelligence sociale.

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moins que, le plus souvent, il n’y a pas de raisons de s’inquiéter. Les aventures de Calvin et Hobbes représentent un des exemples les plus extrêmes d’une imagination débridée qui interfère avec la réalité. Ce strip dessiné très populaire illustre le quotidien d’un enfant de 6 ans. Il est l’œuvre du dessinateur américain Bill Watterson, qui l’a publié quotidiennement du 18 novembre 1985 au 31 décembre 1995, date à laquelle, au grand désespoir de ses millions d’admirateurs, il a décidé d’y mettre un terme définitif. Comme beaucoup de garçons de son âge, Calvin se passionne pour les dinosaures et les super-héros, n’aime guère l’école, préfère s’amuser dehors, refuse de manger ses légumes et ne rend pas toujours facile la vie de ses parents. Ce qui le distingue des autres enfants de son âge, c’est son existence sociale. Fils unique, Calvin n’a en effet qu’un seul ami : son inséparable Hobbes, un tigre

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À retrouver dans ce numéro

p. 32

DÉGOÛTANT

L’infection par le Covid-19 provoque souvent une perte d’odorat. Si celui-ci finit généralement par revenir, il en ressort parfois déboussolé. Ainsi, certains patients trouvent que tout ce qu’ils mangent ou sentent a « goût de glaçons et de carton ». p. 68

90 %

des personnels soignants d’un hôpital se lavent correctement les mains si un « compteur de mains lavées » à côté du lavabo indique combien de leurs collègues l’ont déjà fait. Sinon, le chiffre tombe à 10 % (hors pandémie) ! p. 56

p. 16

PRÉMATURÉS SENSIBLES

Chez un fœtus, les circuits neuronaux permettant de distinguer une sensation inoffensive de toucher d’une sensation véritablement douloureuse ne se mettent en place qu’entre les 35e et 37e semaines de grossesse. C’est pourquoi les prématurés réagissent de la même façon, et en produisant la même mimique, à des stimuli tactiles douloureux ou indolores…

AUTOHYPNOSE

« En s’autohypnotisant, une femme phobique de l’avion transformait les hublots de l’appareil en fenêtres de voiture et voyait des vaches dehors, ce qui la calmait. » Dina Roberts, hôpital Marmottan

p. 72

700 000 prescriptions d’anxiolytiques supplémentaires à l’été 2020, comparé à la même période de 2019, conséquence de la pandémie de Covid-19. p. 62

p. 94

CULTURE DOUDOU

Selon le pédiatre Donald Winnicott, la culture, l’art et la religion joueraient pour les adultes le rôle équivalent d’un doudou pour les petits enfants. Elles ouvrent un domaine à la frontière du réel et de l’imaginaire, où l’esprit peut mieux supporter les difficultés de l’existence en « jouant » avec des concepts qui y renvoient mais que l’on peut plus aisément manipuler.

ENFER, MANAGER !

Les managers seraient les premiers à souffrir de la pression temporelle au travail. Maîtrisant moins bien leurs émotions, ils communiqueraient moins bien et répercuteraient le stress sur leurs subalternes.

p. 22

SENTIMENT OCÉANIQUE

Évoquée par Freud dès 1929, cette impression de ne faire qu’un avec l’Univers est vécue par certains naufragés qui perdent la notion du temps et de l’espace.

Imprimé en France – Maury imprimeur S. A. Malesherbes– Dépôt légal : Février 2021 – N° d’édition : M0760129-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution : MLP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 250 826 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot


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