Cerveau & Psycho n°130 - mars 2021

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Cerveau & Psycho

Dossier spécial schizophrénie N° 130 Mars 2021

Cerveau & Psycho

Mars 2021

N°130

Ce qui change avec les nouvelles thérapies L 13252 - 130 - F: 6,90 € - RD

PEUT-ON DIFFÉRENCIER UN VRAI COMPLOT D’UN DÉLIRE ?

RESTER SEREIN dans un monde incertain

RESTER SEREIN DANS UN MONDE INCERTAIN

VACCINATION COVID LES RESSORTS PSYCHOLOGIQUES DE L’HÉSITATION

ÉDUCATION COMMENT LE RIRE RENFORCE L’APPRENTISSAGE NEUROPLASTICITÉ LES GREFFÉS DES MAINS RECONFIGURENT LEUR CERVEAU DOM : 8,90 € – BEL/LUX : 8,50 € – CH : 11,90 CHF – CAN : 12,99 CA$ – TOM : 1 200 XPF



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N° 130

NOS CONTRIBUTEURS

ÉDITORIAL

p. 28-35 et p. 42-44

SÉBASTIEN BOHLER

Boris Chaumette

Chef de clinique assistant au centre de référence des maladies rares à expression psychiatrique, à l’hôpital Paris psychiatrie & neurosciences, il travaille notamment sur les techniques de prédiction et de prévention de la schizophrénie.

p. 60-63

Christophe André

Médecin psychiatre, ancien chef de service à l’hôpital Sainte-Anne, auteur de nombreux ouvrages sur l’anxiété, la méditation ou l’estime de soi, il analyse ici nos difficultés à gérer l’incertitude dans un monde vacillant.

p. 82-85

Sylvie Chokron

Directrice de recherche au CNRS et responsable de l’Institut de neuropsychologie, neurovision et neurocognition, à l’hôpital fondation Adolphede-Rothschild, elle révèle les effets bénéfiques du rire sur l’apprentissage.

p. 74-76

Grégoire Borst

Professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l’éducation à l’université de Paris, il a étudié les facteurs psychologiques influant sur nos décisions de nous faire ou non vacciner.

Rédacteur en chef

Marrant, ce complot !

B

on, disons-le, on ne sait plus rien. On gouverne tous à vue. Les ministres, les cafetiers, les opérateurs de remontées mécaniques. Pour l’incertitude, on est servis. Or, ce que nous dit le dossier de ce numéro, c’est que notre cerveau n’aime pas ça. Il veut pouvoir se projeter et compter sur quelque chose de ferme dans l’avenir. Une date de reprise. Un vaccin 100 % sûr. Du dur, du béton. Mais non. Ça ne se passe pas comme ça. Alors certains voient des complots. Parce que ces visions censées tout expliquer rétablissent une sorte d’ordre et de prévisibilité dans un réel devenu indéchiffrable. Et permettent de prendre des décisions avec certitude (si le vaccin est le fruit d’un complot, au moins c’est clair, il ne faut pas se faire vacciner). Mais ça peut aller plus loin. Quand le sentiment d’instabilité nous pèse trop, nous développons parfois des hallucinations et des idées paranoïaques – ce qui n’arrange rien pour le complotisme. Les gros coups de stress peuvent même faire basculer certaines personnes vulnérables dans la schizophrénie, une maladie à laquelle nous consacrons un autre épais dossier et pour laquelle la médecine a fait de réels progrès. Mais vous savez quoi ? L’incertitude c’est aussi le rire. Dans sa chronique, Sylvie Chokron rappelle que le rire résulte d’attentes déjouées. C’est la surprise. C’est la prise de distance avec le réel. Confirmation par Yves-Alexandre Thalmann : aborder l’immaîtrisable sur le ton de la dérision en désamorce la charge délétère. Il donne même des trucs pour y arriver. Par exemple, dites avec la voix de Louis de Funès : « Marrant, ce complot ! » ou « Quelle drôle de petite pandémie ! » Vous verrez, rire, ça fait du bien.

N° 130 - Mars 2021


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SOMMAIRE N° 130 MARS 2021

p. 14

p. 18

p. 27-53

Dossier

p. 54

p. 60

p. 27 p. 6-25

DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS Le Covid-19 menace nos neurones La bonne conscience du bourreau En amour, le cerveau gauche fait la fête  Confiné(e) et amoureux(se), grâce aux applis ! Faut-il un cerveau pour dormir ? Médias et Covid : gare à la psychose ! p. 14 FOCUS

Va-t-on craquer le code neuronal ?

En injectant directement dans le cerveau de souris des odeurs fictives, les chercheurs commencent à identifier les briques élémentaires de nos perceptions. Jason Castro

p. 18 NEUROSCIENCES

Greffe de main : comment le cerveau se remodèle

Quand on remplace un membre coupé, le cerveau recrée des commandes motrices pour se l’approprier. L’imagerie cérébrale montre comment il se reconfigure alors. Scott H. Frey

MIEUX VIVRE LA

p. 54-80

p. 28 PSYCHIATRIE

p. 54 PSYCHOLOGIE

Aujourd’hui, chercheurs et médecins comprennent de mieux en mieux les étapes de la pathologie depuis la première crise psychotique.

Face aux incertitudes sanitaires et environnementales, des clés psychologiques aident à conserver sa stabilité.

SCHIZOPHRÉNIE UN TROUBLE MENTAL AUX MULTIPLES VISAGES

ÉCLAIRAGES À LA UNE

Rester serein dans un monde incertain

Boris Chaumette

Yves-Alexandre Thalmann

p. 36 NEUROBIOLOGIE

p. 60 SOCIÉTÉ

Le corps de certains patients synthétise des anticorps contre leurs propres neurones. Neutraliser leur activité éliminerait les symptômes psychotiques.

Nous avons été habitués à presque tout contrôler dans nos vies, si bien que l’imprévu nous désarçonne. Il est temps de renouer avec une part d’immaîtrisable.

UNE MALADIE AUTO-IMMUNE ?

L’incertitude invite à la sagesse

Julie Jézéquel et Laurent Groc

Christophe André

p. 42 THÉRAPIE

p. 64 ENTRETIEN

Évaluer le risque de développer une schizophrénie améliore la prévention et l’élaboration de traitements personnalisés.

Quand l’incertitude culmine, des techniques de respiration et de regard lointain s’avèrent fort utiles…

LES CLÉS DE LA PRÉVENTION Boris Chaumette

p. 46 INTERVIEW

ON PEUT RETROUVER UNE VIE NORMALE APRÈS UNE SCHIZOPHRÉNIE Frédéric Haesebaert

N° 130 - Mars 2021

Contre le stress… regardez l’horizon ! Andrew Huberman


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p. 94

p. 68

p. 74

p. 82

p. 86 p. 92

p. 82-86

p. 92-98

VIE QUOTIDIENNE LIVRES p. 68 PSYCHOLOGIE COMPORTEMENTALE

Peut-on rendre la justice par Zoom ?

Depuis la pandémie, de plus en plus de procès ont lieu par visioconférence. Avec des biais redoutables… Hugues Delmas et Vincent Denault

p. 74 PSYCHOLOGIE

Vaccins : comment surmonter l’hésitation

Une stratégie cognitive porte ses fruits : s’imaginer atteint par le virus, et anticiper les regrets de ne pas s’être fait vacciner.

p. 82 LES CLÉS DU COMPORTEMENT SYLVIE CHOKRON

Rire, c’est bon pour le cerveau !

Rire aide à guérir de maladies, renforce la motivation et l’apprentissage. On songe sérieusement à l’enseigner à l’école. p. 86 L’ÉCOLE DES CERVEAUX

Grégoire Borst

JEAN-PHILIPPE LACHAUX

p. 78 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL

YVES-ALEXANDRE THALMANN

Permis de (mal se) conduire

J’ai trié mes déchets, je peux prendre l’avion ! La licence morale est le droit qu’on se donne souvent de faire n’importe quoi après une action vertueuse…

Se recentrer grâce à l’insula

Dissipé ? Envie de consulter votre compte Instagram ? Une petite partie de votre cerveau vous remettra sur la bonne voie… p. 90 LA QUESTION DU MOIS

Peut-on deviner l’âge d’une personne à sa voix ? Daniel Bürkle

Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur, sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. En couverture : © MJgraphics/shutterstock.com

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p. 92 SÉLECTION DE LIVRES Pourquoi croit-on ? Abécédaire de la sagesse Les Animaux parlent Le Sommeil à l’œil nu Déjouer les sortilèges du mental grâce aux pouvoirs de l’esprit Écrire pour se soigner p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE SEBASTIAN DIEGUEZ

Les Trente-Neuf Marches : sauriez-vous reconnaître un complot ? Dans ce livre, John Buchan, pionnier du roman d’espionnage, nous livrait déjà des pistes pour faire la différence entre vraie manipulation et délire conspirationniste.


DÉCOUVERTES

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p. 6 Actualités p.14 Va-t-on craquer le code neuronal ? p. 18 Greffe de la main : comment le cerveau se remodèle ?

Actualités Par la rédaction MÉDECINE

Le Covid-19 menace nos neurones

Selon une étude récente, le Covid-19 serait capable d’infecter les neurones, avec de sérieux dommages pour le cerveau. Mais la compréhension de ce mécanisme permettra peut-être de mieux protéger les patients des symptômes neurologiques associés au virus.

© 2021 Song et al., Journal of experimental medicine. Https://doi.Org/10.1084 /Jem.20202135

E. Song et al., Neuroinvasion of SARS-CoV-2 in human and mouse brain, Journalof Experimental Medicine, le 12 janvier 2021.

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erte d’odorat, migraines, accidents vasculaires cérébraux… Le Covid-19 entraîne parfois de sévères symptômes neurologiques. Certains patients ont même des hallucinations, croyant voir des animaux sauvages envahir leur maison. Si ces symptômes ne sont pas systématiques, la prévalence du virus est telle qu’ils pourraient tout de même toucher plusieurs dizaines de milliers de personnes à travers le monde, selon certaines estimations. Comment les expliquer ? Deux théories s’affrontent : une inflammation du système nerveux et une infection directe des neurones par le virus. Les résultats obtenus par une équipe internationale, incluant notamment des chercheurs de l’Inserm et de l’université Yale, accréditent cette seconde hypothèse. Grâce à des expériences sur des organoïdes cérébraux (des amas

tridimensionnels de cellules cérébrales cultivés en laboratoire), les scientifiques ont en effet montré que le Covid-19 est capable de pénétrer dans les neurones. Il a d’ailleurs été retrouvé au sein de neurones corticaux lors de l’autopsie de plusieurs patients décédés du virus. Une fois à l’intérieur des cellules nerveuses, il fait des dégâts. L’analyse des protéines fabriquées a révélé qu’il détourne la machinerie cellulaire des neurones infectés et la fait fonctionner à plein régime pour se répliquer. Conséquence : le neurone consommerait davantage d’oxygène, ce qui accapare les ressources disponibles et crée localement une hypoxie toxique pour les voisins. Les chercheurs ont en effet constaté une forte

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mort neuronale dans les organoïdes, mais elle ne touchait pas spécialement les cellules infectées, plutôt celles de leur entourage. De nombreux accidents « ischémiques » (des zones où les cellules cérébrales meurent en raison de vaisseaux sanguins obstrués) ont également été observés chez les patients autopsiés. Si leur cause exacte reste difficile à déterminer, elles résultent sans doute de la mort cellulaire causée par les hypoxies locales, qui perturberaient globalement la vascularisation du cerveau. Tous ces dégâts sont loin d’être anodins : des expériences complémentaires sur des rongeurs ont révélé qu’ils étaient bien plus nombreux à mourir lorsque le virus infectait leur cerveau, par


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PSYCHOLOGIE SOCIALE RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO

La bonne conscience du bourreau E. Caspar et al., Obeying orders reduces vicarious brain activation towards victims’ pain, Neuroimage, vol. 222, art. 117 251, 2020.

rapport au cas où il restait cantonné dans les poumons… LE CHEVAL DE TROIE DU VIRUS Mais comment le virus pénètre-t-il dans les neurones ? Dans le reste de l’organisme, on sait qu’il infecte les cellules en se liant à un récepteur présent à leur surface, la protéine ACE2. Mais on doutait que les neurones produisent cette protéine. Or les chercheurs l’ont effectivement détectée, aussi bien dans les organoïdes cérébraux que chez les patients autopsiés. En outre, l’injection du virus dans le nez de souris génétiquement modifiées pour fabriquer le récepteur ACE2 a effectivement causé une infection des neurones. Troisième indice : lorsque les

chercheurs ont diffusé un anticorps neutralisant ce récepteur dans le milieu de culture des organoïdes, ou l’ont inoculé aux souris, le virus entrait bien moins souvent dans les cellules nerveuses. Il semble donc que, comme dans le reste de l’organisme, cette protéine soit le cheval de Troie par lequel le Covid-19 infecte les neurones. Même s’il reste à déterminer exactement par où il passe pour arriver dans le cerveau : remonte-t-il le circuit olfactif à partir du nez, ou se diffuse-t-il via la circulation sanguine ? Autre question majeure encore ouverte : pourquoi tous les patients ne développent-ils pas de symptômes neurologiques ? S’ils ne constituent pas encore une validation définitive, ces résultats sont donc un argument de poids en faveur de l’hypothèse expliquant ces symptômes, ou tout au moins une partie d’entre eux, par une infection cérébrale. L’enjeu de ces recherches n’a rien de théorique : de la nature du mécanisme perturbateur dépendra le traitement à appliquer – antiviraux (ou anticorps), ou anti-inflammatoires. £ Guillaume Jacquemont

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ans une expérience restée célèbre, le psychologue américain Stanley Milgram avait mis en lumière ce fait troublant : la plupart des gens sont capables d’infliger d’intenses souffrances à un de leurs semblables, dès lors qu’ils en ont reçu l’ordre. Tout se passe donc comme si leur empathie (capacité à ressentir la douleur des autres en miroir) s’éteignait. L’expérience de Milgram a été invoquée notamment pour tenter d’expliquer comment des millions d’Allemands avaient pu participer au génocide juif, et pourquoi la plupart répondaient simplement pendant leur procès qu’on leur en avait « donné l’ordre ». De récentes expériences d’imagerie cérébrale ont montré que dans cette situation, un réseau d’aires cérébrales qui nous rendent sensibles à la douleur d’autrui voit leur activité s’effondrer. Il s’agit notamment de l’insula et du cortex cingulaire antérieur : dans ces expériences menées à l’université d’Amsterdam, elles restaient silencieuses. Interrogés sur ce qu’ils avaient fait, les participants déclaraient que le cobaye n’avait pas l’air d’avoir très mal. Et ils sont allés beaucoup plus loin dans la torture que d’autres, qui le faisaient, non sur ordre, mais contre un peu d’argent. Ces derniers se disaient en outre affligés et désolés, alors que les individus placés dans une chaîne hiérarchique s’en lavaient les mains. Ainsi les organisations (armées, multinationales, clubs de supporters) peuvent court-circuiter l’empathie humaine. £ Sébastien Bohler

©ClassicVector / shutterstock.com

Sur cette image de neurones en culture, les neurones infectés par le Covid-19 sont colorés en rouge, tandis que les cellules qui meurent tout autour apparaissent en vert.


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Grâce à sa main greffée, Donald Rickelman parvient à boutonner sa chemise sans effort.

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DÉCOUVERTES Neurosciences

Greffe de main Comment le cerveau se remodèle Par Scott H. Frey, professeur de neurosciences cognitives à l’université du Missouri, à Columbia, aux États-Unis.

Après un premier échec en 1964, une centaine de greffes de mains ont été réalisées depuis une vingtaine d’années. Si la procédure reste controversée, les résultats sont spectaculaires. Comment le cerveau apprend-il à se servir d’une nouvelle main ?

© Lyndon French

F

évrier 1964. Roberto Gilbert Elizalde, un chirurgien de Guayaquil, en Équateur, formé à la clinique Mayo, aux États-Unis, s’apprête à réaliser une opération chirurgicale inédite. Inspiré par la greffe réussie aux États-Unis d’un rein issu d’une personne décédée, il compte remplacer la main droite de Julio Luna, un marin de 28 ans, par celle d’un donneur. Le jeune homme a perdu sa main dans l’explosion d’une grenade. Pendant neuf longues heures, Gilbert Elizalde et son équipe préparent minutieusement l’avantbras de Julio Luna. Ensuite, ils connectent, avec une extrême précision, ses os, ses tendons, ses vaisseaux sanguins, ses muscles et sa peau avec ceux de la main d’un ouvrier, mort d’un ulcère à l’estomac. En exploitant les techniques de microchirurgie les plus récentes, ils suturent la délicate

EN BREF £ À la suite de l’amputation d’une main, le cortex cérébral se réorganise, mais conserve, des dizaines d’années plus tard, une représentation du membre manquant. £ Les aires cérébrales précédemment dédiées à la main amputée sont alors capables de prendre en charge une nouvelle main, ce qui permet à une personne greffée de récupérer sensibilité et motricité. £ Si la greffe de main reste controversée, notamment en raison des risques de cancer et d’infections, elle pourrait se développer dans les années à venir tant les risques de rejet ont diminué.

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gaine des fascicules, les groupes de fibres nerveuses qui constituent chaque nerf. Avec l’espoir que ces fascicules, semblables à des tubes, canaliseront les nerfs sensoriels et moteurs de l’avantbras quand, au cours des mois suivants, ces derniers bourgeonneront et pousseront jusqu’à innerver à nouveau la main greffée. Enfin, au moment où les pinces chirurgicales sont enlevées, Gilbert Elizalde et son équipe, épuisés, scrutent avec anxiété la main incolore qu’ils viennent de greffer. Et sont immensément soulagés de voir le sang de Julio Luna affluer et l’irriguer. Des messages de félicitations arrivent de toutes parts. La nouvelle fait la une du New York Times : « La main d’un homme mort greffée ». Après le rein et la cornée, la main devient ainsi la troisième partie du corps humain à être transplantée. Toutefois, la réussite de la greffe n’est pas assurée. « De nombreux spécialistes s’accordent à dire que les chances de succès sont minimes », tempère le journal américain. Lors de la première semaine, tout laisse penser que les sceptiques ont tort. Quand Julio Luna contracte les muscles de son avant-bras, les

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Dossier 27

SOMMAIRE

p. 28 Un trouble mental aux multiples visages

MIEUX VIVRE LA

p. 36 Une maladie auto-immune ? p. 42 Les clés de la prévention p. 46 Interview On peut retrouver une vie normale après une schizophrénie

SCHIZOPHRÉNIE « Il s’enferme dans sa chambre

bien plus souvent qu’auparavant et ne joue plus aux jeux vidéo en ligne avec ses amis… Et il ne sort plus avec eux, séchant même ses entraînements de judo. À table avec nous, il raconte des histoires rocambolesques, pensant que le gouvernement le traque et le surveille à cause de son téléphone portable… Je crois même qu’il le garde toujours éteint maintenant. » Cette maman qui s’interroge sur le comportement très différent, depuis quelques jours, de son fils âgé de 16 ans doitelle s’inquiéter ? Si ces signes persistent plus d’une semaine, il serait préférable, effectivement, qu’elle consulte un médecin, voire un spécialiste de la santé mentale, nous interpellent les auteurs de ce dossier sur la schizophrénie. En effet, son fils présente peut-être les premiers symptômes d’un épisode psychotique, un « morcellement de la pensée » au cours duquel la personne concernée perd contact avec la réalité. Or, avec le temps, l’évolution de ce genre de trouble psychotique n’est en général pas très bonne, pouvant conduire à une schizophrénie. Alors, bonne nouvelle : si ce jeune homme est pris en charge suffisamment tôt par une équipe de spécialistes, il a de grandes chances de pouvoir vivre normalement avec cette pathologie. En effet, les progrès récents dans la compréhension, la détection, la prise en charge et les traitements de la schizophrénie donnent aujourd’hui aux patients l’espoir de se rétablir… À condition qu’ils soient pris en charge dès les premiers signes de la maladie – et là, des progrès restent à faire, notamment en France !

Bénédicte Salthun-Lassalle

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Dossier

UN TROUBLE MENTAL AUX MULTIPLES VISAGES

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Il n’y a pas « une », mais « des » schizophrénies, aux symptômes variés et handicapants, bien loin des clichés véhiculés par l’imaginaire collectif. Les chercheurs et médecins comprennent de mieux en mieux les étapes de la pathologie depuis la première crise psychotique. Une aide précieuse pour toutes les personnes concernées.

Par Boris Chaumette, psychiatre et chercheur en neurosciences, à Paris.

£ Il n’existe pas une, mais des schizophrénies, avec de multiples symptômes, dits « positifs », comme les délires et les hallucinations, « négatifs », comme le repli sur soi, ou encore des symptômes « de désorganisation » et des troubles cognitifs. £ La maladie se développe durant l’adolescence, le sujet présentant peu à peu certains symptômes, avant de faire sa première crise psychotique.

©Zonadearte/GettyImages

£ Des facteurs génétiques et environnementaux, comme la consommation de cannabis, interviennent dans le déclenchement de la maladie, mais plus la prise en charge est précoce, plus le patient aura une chance de récupérer et de vivre normalement.

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uel est le point commun entre John Nash, Prix Nobel d’économie pour ses travaux scientifiques sur la théorie des jeux, et Syd Barrett, musicien du groupe Pink Floyd ? Tous deux souffraient de schizophrénie. Rien à voir donc avec l’image de fous dangereux et de tueurs en série véhiculée par la seule évocation de cette maladie. Loin des nombreux fantasmes alimentés par quelques faits divers dramatiques de patients meurtriers, les individus concernés par la pathologie sont en réalité plus souvent victimes qu’auteurs de violence, et vivent avec un handicap important. UN MORCELLEMENT DE LA PENSÉE La schizophrénie n’a pas davantage de lien avec le concept de personnalité multiple, bien souvent mis en avant dans des séries hollywoodiennes. Maladie du morcellement de la pensée, comme le définit son étymologie (du grec schizos, signifiant « séparé », et de phrenos, « esprit »), la schizophrénie fait partie des troubles psychotiques, c’est-à-dire des pathologies au cours desquelles les patients perdent contact avec la réalité. Pour les médecins, trois types de symptômes la définissent : positifs, négatifs et de désorganisation – « positif » ne voulant pas dire « bon », comme « négatif » ne signifiant pas « mauvais ». En effet, les symptômes sont dits « positifs » quand ils s’ajoutent aux fonctions cognitives ou comportementales, habituelles et classiques, d’un individu, et ce sont notamment des idées

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DOSSIER MIEUX VIVRE LA SCHIZOPHRÉNIE

UNE MALADIE AUTOIMMUNE ?

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Depuis moins de dix ans, on a constaté qu’environ un patient souffrant de schizophrénie sur cinq présente dans son organisme des « autoanticorps », produits par son propre système immunitaire et dirigés contre des récepteurs neuronaux. Neutraliser leur activité éliminerait les symptômes psychotiques…

Par Julie Jézéquel et Laurent Groc, neuroscientifiques, respectivement à Londres et à Bordeaux.

£ Certaines personnes peuvent développer une psychose rapidement, en quelques jours…

© Kateryna Kon/Science Photo Library/GettyImages

£ Souvent, il s’agit d’une forme de schizophrénie liée à la présence d’autoanticorps dirigés contre des récepteurs neuronaux associés aux symptômes schizophréniques, que l’on nomme « psychose autoimmune » : les agents de défense immunitaire se retournent contre le soi ! £ Depuis que les scientifiques ont découvert ces autoanticorps, ils tentent de traiter de plus en plus de patients atteints de schizophrénie grâce à l’immunothérapie. Les premiers résultats sont prometteurs !

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maginez que, du jour au lendemain, vous ne sachiez plus dissocier le vrai du faux. Vos collègues de travail vous regardent avec des airs de conspirateurs, des journalistes parlent de vous sur toutes les ondes radio, votre famille tente même de vous faire interner… Cela pourrait bien ressembler au scénario du prochain film de Martin Scorsese. C’est pourtant ce qu’a vécu Susannah Cahalan en 2009. Et c’était bien réel. Du moins pour elle… DU JOUR AU LENDEMAIN, ELLE DEVIENT PSYCHOTIQUE… Tout a commencé avec un simple état grippal. Puis les nuits d’insomnie sont apparues, les petites obsessions ordinaires ont laissé place aux délires maniaques, paranoïaques, et aux hallucinations. En l’espace de quelques jours, Susannah perd le contrôle de son corps et de son esprit, pour basculer dans une autre réalité. Un monde menaçant où l’ennemi prend la forme d’un parent, d’un partenaire ou d’un soignant. Décontenancés, les médecins formulent toutes sortes d’hypothèses : du burn-out au syndrome de sevrage alcoolique, du trouble bipolaire au trouble schizoaffectif… C’est le début d’un long et sinueux parcours vers le diagnostic clinique. À vrai dire, Susannah souffrait d’une encéphalite à anticorps antirécepteur N-méthyl-Daspartate (anti-RNMDA). Derrière ce nom quelque peu austère se cache une inflammation aiguë du

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cerveau due à la production d’autoanticorps – des anticorps du système de défense immunitaire dirigés contre le soi – envahissant et attaquant le tissu cérébral, en l’occurrence les récepteurs NMDA, essentiels à la communication neuronale. Avec, pour conséquence, une psychose, semblable à celle observée chez des patients atteints de schizophrénie. Pour cause : la schizophrénie est une maladie mentale complexe et hétérogène, dont la nature et l’intensité des symptômes varient grandement d’un patient à l’autre. De sorte qu’il est plus pertinent de considérer qu’il n’y a pas une mais des schizophrénies, cette hétérogénéité étant désormais bien acceptée dans la communauté scientifique. Et, point intéressant, certaines formes de la maladie présentent justement des points communs avec l’encéphalite dont souffre Susannah… Comme Boris Chaumette le décrit fort bien en page 28, trois types de symptômes sont en général observés, de façon épisodique ou chronique, chez les patients. Les premiers, dits « positifs », sont les plus impressionnants et les mieux connus du grand public. Ils se caractérisent par une psychose ou crise psychotique – un trouble de l’esprit associé à une perte de contact avec la réalité –, des délires et des hallucinations, qui se traduisent parfois par un sentiment de persécution. D’un autre côté, les symptômes qualifiés de négatifs s’expriment notamment par un appauvrissement affectif, un retrait social et familial, ainsi que par une perte de motivation et d’intérêt. Enfin, sur un troisième versant, les symptômes dits « cognitifs » regroupent des altérations de l’organisation de la pensée, de l’attention, de la mémorisation et de la planification de tâches, représentant un véritable handicap pour le quotidien des patients. La compréhension des fondements biologiques des troubles schizophréniques a été, et


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DOSSIER

MIEUX VIVRE LA SCHIZOPHRÉNIE

LES CLÉS DE LA PRÉVENTION  N° 130 - Mars 2021


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Si l’on vous dit que vous avez 80 % de risques de développer une schizophrénie, que pouvez-vous faire ? Beaucoup de choses en fait ! Et bientôt, programmes d’entraînement cognitif et médicaments personnalisés éviteront l’entrée dans la psychose. À condition d’être prescrits précocement.

Par Boris Chaumette, psychiatre et chercheur en neurosciences à Paris.

£ Chaque patient atteint de schizophrénie est unique ; le déclenchement et l’évolution de sa maladie, ainsi que son rétablissement, dépendent de son génome et de son environnement. £ L’objectif de la recherche et de la médecine est de prédire qui sera malade, comment et à quel moment, pour adapter au mieux la prise en charge et les traitements.

© FrankyDeMeyer/GettyImages

£ Le défi d’une médecine psychiatrique personnalisée est en passe d’être relevé !

Sur le web Projet de Recherche hospitalo-universitaire (RHU) en psychiatrie : http ://psy-care.fr/

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ans le domaine de la cancérologie, les personnes de plus de 50 ans réalisent désormais un test appelé Hemoccult, afin de dépister la présence de sang dans leurs selles et donc le développement éventuel d’une tumeur colorectale. Si le test est positif, le sujet bénéficiera d’examens complémentaires pour détecter la tumeur et caractériser son stade (est-elle localisée ou étendue, avec ou sans métastase… ?). Puis on prélèvera un échantillon de la tumeur et on réalisera des analyses approfondies, par exemple par séquençage génétique, pour mettre en place le traitement le plus adéquat, adapté au patient et à sa maladie. PRÉDICTIVE, PRÉVENTIVE, PERSONNALISÉE, PARTICIPATIVE ET DE PRÉCISION À l’instar de la cancérologie, la psychiatrie tente, grâce aux recherches scientifiques actuelles, d’entrer dans ce champ de la médecine dite « des 5P » : prédictive, préventive, personnalisée, participative et de précision. Pour ce faire, plusieurs défis doivent être relevés.

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La prédiction reste difficile en psychiatrie, qui traite de pathologies complexes, impliquant des facteurs non seulement biologiques, mais également psychologiques et sociaux. Cependant, il existe désormais des outils pour détecter des individus ayant un risque d’évoluer vers une schizophrénie. Par exemple, des questionnaires standardisés, comme la CAARMS (Comprehensive assessment of at-risk mental states), permettent de déceler les premiers signes de psychose. Et des algorithmes incorporant des données cliniques, génétiques et d’imagerie cérébrale sont en cours d’élaboration : selon le recensement réalisé en mars 2020 par Cristiana Montemagni, de l’université de Turin, en Italie, et ses collègues, leur efficacité est prometteuse, puisqu’ils parviennent à identifier plus de 80 % des individus à risque qui développeront effectivement un trouble psychotique. TRAITER AU PLUS TÔT LES PERSONNES À RISQUE Le fait de pouvoir détecter ces personnes précocement ouvre l’espoir de mettre rapidement en place des traitements. Cependant, les molécules habituellement prescrites pour les cas de schizophrénie (notamment les antipsychotiques) se révèlent parfois inefficaces, voire délétères, lorsqu’elles sont prescrites à un stade peu avancé de la maladie. Il est donc nécessaire de développer d’autres stratégies thérapeutiques, plus préventives. La promotion de la santé mentale et l’intervention sur les facteurs environnementaux


ÉCLAIRAGES

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À LA UNE

p. 54 Rester serein dans un monde incertain p. 60 L’incertitude invite à la sagesse p. 64 Contre le stress… regardez l’horizon !

Rester serein dans un monde incertain

© Henrik Sorensen/Shutterstock.com

Par Yves-Alexandre Thalmann, professeur de psychologie au collège Saint-Michel et collaborateur scientifique à l’université de Fribourg, en Suisse.

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p. 68 Peut-on rendre la justice sur Zoom ? p. 74 Vaccins : comment surmonter l’hésitation ? p. 78 Permis de (mal) se conduire

La planète s’effondre, l’économie ralentit, le Covid n’en finit plus… Et moi, dans tout ça ? Dois-je me faire vacciner, vais-je perdre mon emploi ? Heureusement, il existe des moyens de rester calme devant l’inconnu.

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andémie affectant la santé de nombreuses personnes, crise économique rendant le marché du travail instable, insécurité liée aux menaces terroristes plus fréquentes… L’incertitude s’est invitée en hôte incontournable de ce début de XXIe siècle. Sans doute avions-nous négligé sa présence sous le doux ronron d’une société de co mation promettant d’exaucer rapidement nos moindres désirs. Et logiquement, nous nous angoissons devant cet imprévu et cette nouvelle dose d’inconnu. Comment réagissons-nous devant l’incertitude ? Pourquoi sommes-nous parfois si désemparés, et existe-t-il des moyens de mieux gérer cette situation ? Comme nous allons le voir, l’incertitude est surtout déstabilisante quand nous supposons que l’immaîtrisé et l’inconnu sont chargés de malheurs potentiels. Nous avons souvent tendance à redouter l’inconnu parce que nous ne savons pas ce qu’il nous réserve, et parce que devant cette zone aveugle nous avons tendance à supposer que ce sont des catastrophes qui vont arriver. Ce biais, qui nous porte à surestimer l’impact des événements tragiques dans notre vie, a été largement étudié par un psychologue cognitiviste, Daniel Kahneman, de l’université de Princeton, dont les travaux ont été récompensés par le prix Nobel d’économie en 2002, en association avec son collègue Amos Tversky des universités de Jérusalem et Stanford. Dans son

EN BREF £ Quand l’avenir devient imprévisible, nous pensons d’une part que des malheurs vont arriver, mais en outre que ces malheurs auront un effet destructeur sur notre bien-être. £ Or, dans la réalité, les conséquences des infortunes sur notre humeur sont bien moindres qu’on ne le croit. £ Prendre conscience de cet effet de loupe permet de relativiser : en outre, des méthodes d’entraînement cognitif permettent de faire la différence entre nos craintes et la réalité des choses.

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ouvrage Système 1, Système 2 : les 2 vitesses de la pensée, il met en évidence notre tendance générale à surestimer l’impact des événements tragiques sur notre vie. Non pas la probabilité qu’ils nous frappent, mais les dégâts qu’ils seraient susceptibles d’occasionner. Or, dans les faits, nous avons toutes les chances de nous y adapter bien mieux que nous l’anticipons. UN PIÈGE GRAND FORMAT : L’ILLUSION FOCALE Pour nous faire une idée de l’écart entre nos attentes et la réalité, laissons-nous guider à travers des scénarios angoissants par ceux qui les ont vraiment traversés. On entend parfois, dans la bouche de nos proches ou même de la nôtre, des phrases comme : « Si mon enfant venait à mourir, je ne le supporterais pas ! », « Si mon époux me quittait, je serais dévastée et ne pourrais plus jamais m’en relever », « Si je perdais l’usage de mes jambes dans un accident, je préférerais mourir », etc. Or ces soucis au sujet d’un futur hypothétique répondent à ce que les chercheurs nomment l’« illusion focale » : nous donnons trop d’importance à ce que nous craignons et négligeons les autres facteurs qui auraient un réel impact sur notre bien-être dans l’éventualité où cela se produirait. Ainsi, en 2003, une étude longitudinale a suivi sur plusieurs années des personnes mariées confrontées au décès de leur conjoint. L’intérêt de


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ÉCLAIRAGES Psychologie

L’incertitude invite à la sagesse Par Christophe André, psychiatre et psychothérapeute.

L’incertitude liée aux crises actuelles nous semble insupportable parce que notre société nous a habitués à tout contrôler. Or il nous faut de nouveau accepter une part d’immaîtrisable dans nos vies.

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© Peter Cade/GettyImages

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ÉCLAIRAGES Psychologie comportementale

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Peut-on rendre la justice par Zoom ? Par Hugues Delmas et Vincent Denault, respectivement chercheurs à l’université Paris 8 et à l’université de Montréal.

Avec la pandémie de Covid-19, la justice est de plus en plus rendue via des applications de visioconférence. Le risque étant de fausser l’issue des procès, selon certains spécialistes en communication non verbale.

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ingapour, le 15 mai 2020. Du fond de sa prison, Punithan Genasan, un Malaisien de 37 ans accusé de trafic de drogue, participe à une visioconférence grâce à une des applis les plus connues du marché. Le juge doit annoncer le verdict de son procès et l’audience a été organisée à distance pour des raisons sanitaires liées à la pandémie de Covid-19. Le verdict tombe : Genasan est condamné à mort. Un peu plus tôt le même mois, le Nigérien Olalekan Hameed avait connu le même destin tragique. Ces deux premières peines capitales prononcées via une application de visioconférence ont suscité de vives protestations des associations

EN BREF

£ Déjà utilisés avant la pandémie de Covid-19, les procès tenus virtuellement se sont multipliés en raison des mesures de distanciation sociale. £ Or ils modifient sensiblement les informations non verbales perçues par les uns et les autres, notamment en focalisant l’attention sur les visages des participants. £ Les recherches indiquent que cela risque de biaiser la façon dont les témoins et les accusés sont perçus, et peut-être de fausser l’issue du procès.

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de défense des droits de l’homme : déjà inhumain en soi, ce châtiment l’est encore plus quand il est annoncé en ligne, derrière un écran. DES PROCÈS VIRTUELS QUI SE MULTIPLIENT Si ces deux épisodes ne sont heureusement pas représentatifs de tous les procès, ils illustrent une tendance de fond : la dématérialisation de la justice. Les procès virtuels font maintenant partie du quotidien de multiples pays. Dans un certain nombre de juridictions, plutôt que de se déplacer au tribunal, les différents protagonistes se connectent sur le web pour assister à l’audience. Interrogatoires, contre-interrogatoires, plaidoiries des avocats, tout se fait en ligne le jour J. Les procès en distanciel existaient déjà avant le Covid-19. En France, la visioconférence était ainsi utilisée dans certaines conditions. Par exemple lorsque le tribunal siégeait en métropole et que des témoins résidaient dans les territoires d’outre-mer. Mais la pandémie a entraîné une


© Blablo101/Shutterstock.com

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VIE QUOTIDIENNE

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p. 86 Se recentrer grâce à l’insula p. 90 Peut-on deviner l’âge d’une personne à sa voix ?

SYLVIE CHOKRON

Neuropsychologue, directrice de recherche CNRS, responsable de l’équipe Vision et cognition à la fondation ophtalmologique Rothschild, à Paris.

Rire, c’est bon pour le cerveau !

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ombien de fois avez-vous ri aujourd’hui ? Si vous ne l’avez pas encore fait, il va falloir y remédier très rapidement ! En effet, il semble que l’on rit quinze à vingt fois en moyenne par jour, bien qu’il y ait des journées plus légères que d’autres ! Une conversation typique de dix minutes comprendrait ainsi environ cinq épisodes de rire ou de sourire. Mais cela dépend bien évidemment de la personne avec qui l’on discute ! Cela dit, la notion de « drôle » est véritablement subjective, et là où certains vont éclater de rire, d’autres vont rester de marbre… Mais il est étonnant de constater que, de manière générale, les gens rient des mêmes choses quels que soient le pays ou la culture. Le principe de

Rire aide à guérir de certaines maladies, favorise la mémorisation et l’apprentissage, les relations sociales et la motivation. On songe sérieusement à davantage le cultiver en classe.

EN BREF £ Le rire entraîne une activité particulière du cerveau, liée à l’orientation de l’attention et à l’anticipation d’un événement plaisant.  £ Il constitue ainsi une aide précieuse à l’apprentissage et à la motivation, que l’on pourrait déployer dans une foule de situations.

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base étant l’effet de surprise. D’où l’éclat de rire des bébés, dès 4 mois, lorsque vous vous cachez et apparaissez de nouveau en les surprenant. De fait, certaines situations font rire de manière quasiment universelle. Cela explique l’inflation de certaines vidéos qui circulent sur internet et qui se transmettent de manière virale dans le monde entier. Il s’agit en particulier de chutes, anodines bien entendu, de comportements étonnants d’animaux, en particulier de chats, et de vidéos qui montrent des personnes qui essaient de ne pas rire car elles se trouvent dans des situations où ce serait totalement inapproprié, comme lors d’un enterrement. Car visiblement, voir quelqu’un s’empêcher de rire nous fait beaucoup rire…


© Charlotte Martin/www.c-est-a-dire.fr

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LIVRES

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p. 92 Sélection de livres p. 94 Les Trente-Neuf Marches : sauriez-vous reconnaître un complot ?

SÉLECTION

A N A LY S E Nicolas Gauvrit

PSYCHOLOGIE ANIMALE Les Animaux parlent Nicolas Mathevon HumenSciences

PSYCHOLOGIE Pourquoi croit-on ? Thierry Ripoll Sciences Humaines, 2020, 392 pages, 17 €

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es superstitions individuelles aux grands systèmes religieux, en passant par l’adhésion à des thèses décalées comme celles de la Terre plate ou des complots extraterrestres, les croyances sont omniprésentes. Il existe de nombreux ouvrages qui les évoquent, mais celui de Thierry Ripoll a cette particularité rare de passer en revue des explications à divers niveaux d’analyse : cognitif, psychologique, sociologique et même anthropologique. Ainsi, la psychologie cognitive dévoile une partie du mystère. Notre intuition, parfois trompeuse, nous bombarde d’hypothèses explicatives sur le monde et notre raison agit après coup comme un filtre pour séparer le bon grain de l’ivraie dans cet amas de possibilités. Mais ce processus en deux étapes connaît des défaillances : plus ancienne, plus rapide, plus puissante, l’intuition échappe par moments au joug de la raison et nous impose des convictions construites sur du sable. Cependant, la pure cognition n’explique qu’une partie de l’omniprésence des croyances. Elle dit en outre bien peu de leur raison d’être. Les croyances remplissent une fonction psychologique : elles forment un véritable rempart contre l’angoisse, en augmentant le sentiment de contrôle. De fait, elles sont de ce point de vue efficaces : les rituels qui se construisent sur la base de croyances magiques (par exemple, l’utilisation d’objets fétiches), parce qu’ils réduisent le stress, augmentent réellement les performances. La superstition est autoréalisatrice. Pour comprendre, encore plus loin, comment des croyances se répandent dans une communauté jusqu’à quelquefois s’organiser en système religieux totalitaire, il faut se tourner vers la psychologie sociale et l’anthropologie. Nos pulsions agressives, qui menacent la constitution de groupes humains, sont atténuées par le sentiment de fraternité qui éclôt dans les systèmes religieux, ainsi que par la peur d’une punition divine. C’est donc un très large panorama sur le thème passionnant des croyances que nous offre l’auteur. Précieux à notre époque où fleurissent fanatismes religieux et théories du complot. Nicolas Gauvrit est chercheur en sciences cognitives au laboratoire CHart, à l’École pratique des hautes études, à Paris.

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2021, 528 pages, 23 €

PSYCHOLOGIE Abécédaire de la sagesse Christophe André, Alexandre Jollien et Matthieu Ricard L’iconoclaste – Allary 2020, 260 pages, 19,90 €

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u A d’« accepter » au Z de « zen », en passant par le E d’« estime de soi » ou le N de « Nature », voilà un abécédaire bien utile pour apprendre à vivre plus épanoui. Christophe André, Alexandre Jollien et Matthieu Ricard, respectivement psychiatre, philosophe et moine bouddhiste, ont ici remodelé certains passages de leurs précédents ouvrages, tout en ajoutant quelques thèmes. On y retrouve cet humanisme et cette érudition concrète, ancrés dans leurs expériences personnelles et professionnelles, qui font tout le sel de leurs livres.

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’il y a bien une chose qui n’est pas le propre de l’homme, c’est la communication : oiseaux, éléphants, crocodiles, insectes… Tous échangent des signaux sonores aux fonctions variées, comme la reconnaissance ou la séduction. Parfois selon des modalités étonnantes : saviez-vous que les éléphants « écoutent » avec les pieds les vibrations du sol provoquées par les barrissements de leurs congénères à plusieurs kilomètres de distance ? Dans ce livre, Nicolas Mathevon nous emmène aux quatre coins du monde à la découverte de cette fascinante biodiversité acoustique, tout en nous immergeant dans son quotidien de chercheur.


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COUP DE CŒUR Christophe André

DÉVELOPPEMENT PERSONNEL Déjouer les sortilèges du mental grâce aux pouvoirs de l’esprit Yves-Alexandre Thalmann Jouvence 2020, 144 pages, 14,90 €

NEUROSCIENCES Le Sommeil à l’œil nu Muriel Florin CNRS 2020, 176 pages, 19 €

peux rien dire «Jedenemon sommeil :

à chaque fois que je m’apprête à l’observer, je m’endors », disait l’humoriste Francis Blanche. Si cet état mystérieux dans lequel vous sombrez chaque nuit vous intrigue tout de même, vous pourrez l’explorer à l’aide de ce livre écrit par la journaliste Muriel Florin, avec la collaboration de plusieurs experts. Complet et accessible, richement illustré, il vous permettra de faire le tour des connaissances scientifiques sur le sujet. Et si vous êtes un insomniaque chronique, ce sera un premier pas pour réaliser cette autre citation, cette fois de Pierre Dac : « Échange matelas de plume contre sommeil de plomb. »

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ien souvent, notre bonheur ne dépend pas tant de ce que nous vivons que de la façon dont nous l’interprétons. C’est en substance ce que nous explique ce petit livre, écrit par Yves-Alexandre Thalmann, chroniqueur à Cerveau & Psycho. L’auteur nous invite à nous placer dans la position d’un « magicien » qui déjoue les « sortilèges » de l’esprit – prompt à se focaliser sur le négatif, à se laisser distraire, à s’enfermer dans des ruminations… –, afin d’adopter un fonctionnement plus positif. Sous ce ton résolument ludique, et sans jamais tomber dans l’ésotérisme, il parvient à faire passer toute une série de bonnes pratiques issues des recherches en psychologie.

THÉRAPIE Écrire pour se soigner James W. Pennebaker et Joshua M. Smyth Markus Haller, 2021, 296 pages, 23 €

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epuis quelques années, la science nous permet de redécouvrir la vertu, pour notre santé, de choses simples : marcher, mais aussi ne rien faire, agir en pleine conscience, parler… et écrire ! Si vous avez vécu des moments douloureux, récents ou lointains, prendre environ quinze minutes, quatre soirs de suite, pour les coucher sur le papier va certes, dans un premier temps, élever votre tension artérielle et vos ressentis émotionnels douloureux, mais vos visites chez le médecin diminueront ensuite durant les six mois suivants ! C’est ce que relatait la première étude, publiée en 1986 par James Pennebaker, sur ce qu’on nomme depuis « l’écriture expressive ». Ce même auteur nous propose aujourd’hui une synthèse des nombreuses recherches conduites dans le domaine, et des recommandations pour se lancer. Si l’ampleur des bénéfices obtenus n’est pas comparable à celle des médicaments ou des psychothérapies, elle est tout de même significative et tangible. Vu le faible coût de la démarche, sa simplicité et l’absence de contre-indications, il semble logique de la recommander le plus souvent possible. Parler fait du bien aussi, surtout quand on s’adresse à des interlocuteurs attentifs et bienveillants, mais il semble que l’écriture mobilise des mécanismes cérébraux encore plus efficaces pour clarifier nos pensées et nos émotions, et ainsi mieux comprendre notre manière de réagir aux événements. Des auteurs, comme Cioran dans son ouvrage Sur les cimes du désespoir, l’avaient déjà noté : « Il est des expériences auxquelles on ne peut survivre. Des expériences à l’issue desquelles on sent que plus rien ne saurait avoir un sens. [...] Si l’on continue cependant à vivre, ce n’est que par la grâce de l’écriture, qui, en l’objectivant, soulage cette tension sans bornes. » Mais il n’est pas nécessaire d’en arriver à ces « cimes du désespoir » pour se lancer dans l’écriture expressive : le livre de Pennebaker nous montre comment elle peut aussi nous aider à mieux traverser les maladies chroniques, ainsi que les périodes d’inquiétude, de rumination ou d’insomnie, ou tout simplement à clarifier nos besoins dans les moments de vie compliqués. Christophe André est médecin psychiatre.

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SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.

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LIVRES Neurosciences et littérature

Les Trente-Neuf Marches Sauriez-vous reconnaître un complot ?

I

maginez : vous êtes l’unique dépositaire d’un secret tellement important que l’avenir de la civilisation en dépend. Allez-vous rester les bras croisés ? Certes, ce secret est plutôt vague, et vous a été transmis par un individu au comportement étrange dont vous ne savez à peu près rien… Mais si ce qu’il vous a appris est exact, les conséquences sont monumentales. C’est en tout cas une sacrée responsabilité qui pèse sur vos épaules ! Ce scénario est celui de maints récits romanesques, en particulier dans les genres du roman d’espionnage et du thriller. À commencer par Les Trente-Neuf Marches, de l’écrivain britannique John Buchan, publié en 1915 et largement reconnu comme une œuvre pionnière en la matière : il a fourni les bases de ce genre littéraire et donné lieu à une postérité foisonnante, de l’adaptation au cinéma qu’en fit Alfred Hitchcock en 1935 à la saga des James Bond et d’innombrables séries contemporaines. Mais, curieusement, c’est aussi devenu une intrigue très répandue dans notre quotidien : que sont les fameuses théories du complot, en

Comment savoir si une théorie dénonçant un complot est fondée ou complètement fumeuse ? Le Britannique John Buchan nous offre un brillant cas d’école doublé d’une plongée vertigineuse dans le psychisme conspirationniste.

EN BREF £ En présentant à la fois une théorie du complot et une véritable conspiration, le roman Les Trente-Neuf Marches met en lumière ce qui les distingue. £ Ses conclusions rejoignent celles d’une intelligence artificielle en cours de développement, qui vise à identifier les théories conspirationnistes. £ Le héros présente en outre certaines caractéristiques psychologiques des adeptes des théories du complot.

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effet, sinon d’incroyables secrets susceptibles de bouleverser toute notre vision du monde ? Chacun, aujourd’hui, peut être mis dans la position du héros qui sait quelque chose que tout le monde ignore. Ce n’est pas rien : on nous trompe, on nous ment, on conspire dans notre dos, mais vous avez découvert l’horrible vérité ! SOUDAIN, UN COMPLOT ! En fait, la comparaison entre le complotisme ordinaire et les affaires de conspirations fictives propres au roman d’espionnage se révèle très instructive. Examinons donc de plus près Les TrenteNeuf Marches. Le narrateur est Richard Hannay, un ingénieur des mines de retour des colonies britanniques. Il raconte à quel point il se morfond à Londres, qu’il envisage d’ailleurs de quitter si rien d’intéressant ne se passe rapidement. Coup de chance, il est interpellé le jour même par un drôle d’individu, qui vit au-dessus de son appartement et qui semble dans un état de panique avancé. Cet homme lui explique qu’il craint pour sa vie, dans la mesure où il a découvert des

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À retrouver dans ce numéro

p. 94

PETIT COMPLOT

Une intelligence artificielle de l’université UCLA a trouvé ce qui permet de distinguer les vrais des faux complots : les premiers sont généralement modestes et visent des objectifs limités, alors que les seconds sont volontiers vastes et englobants. p. 14

NOTES OLFACTIVES

Dans le cerveau d’une souris, une odeur est codée par six activations de neurones dans une zone appelée « glomérule olfactif ». En composant différents « accords » de six notes, les chercheurs font sentir toute une palette d’odeurs illusoires à l’animal, sans qu’aucune réelle senteur ne soit diffusée… p. 28

p. 68

JUSTICE FACIALE

Selon certaines études, il serait possible de prédire avec une bonne probabilité la condamnation d’un accusé sur la seule base de l’observation d’une photographie de son visage, selon que celui-ci dégage ou non une impression de confiance. Les procès par visioconférence qui se multiplient par temps de pandémie pourraient accentuer ce biais.

MARS TÉLÉGUIDÉ

« Tiens, j’ai mangé un Mars ce midi, mais je crois que ce n’était pas moi en fait… » Un patient atteint de schizophrénie, qui a l’impression de ne pas être le véritable auteur de ses gestes.

p. 18

2

p. 86

MILLIMÈTRES PAR JOUR

La vitesse de régénération des nerfs du bras après une greffe de main : c’est ainsi que le cerveau se réapproprie ce nouveau membre. p. 54

PIÉGÉ PAR INSTAGRAM

L’envie brusque de consulter son compte Instagram se traduit par une sensation particulière dans une partie de notre cerveau appelée « insula ». Si on apprend à la détecter, on peut éviter de céder à la distraction.

PARADOXE DE LA LOTERIE

Les personnes qui gagnent au loto seraient, à long terme, moins heureuses que celles qui n’ont pas joué. Et même que celles à qui il est arrivé une épreuve très difficile, comme le fait de perdre l’usage de leurs jambes !

p. 78

CHIPS COUPABLES

On se sent coupable de se goinfrer de chips… Sauf quand on a fait son footing et que l’on s’est ainsi donné bonne conscience. Ce phénomène est appelé récompensation.

Imprimé en France – Maury imprimeur S. A. Malesherbes– Dépôt légal : février 2021 – N° d’édition : M0760130-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution : MLP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 251 485 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot


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