N° 138 Décembre 2021
Cerveau & Psycho
Cerveau & Psycho
Smartphones et réseaux sociaux
LES 6 BIAIS COGNITIFS QUI RENDENT ACCRO
Décembre 2021
N°138
Dossier spécial écoanxiété Comment ne pas craquer quand la planète vacille L 13252 - 138 - F: 6,90 € - RD
LE CHOCOLAT PROTÈGE-T-IL CONTRE LA DÉPRESSION ?
Smartphones et réseaux sociaux
LES 6 BIAIS COGNITIFS QUI RENDENT ACCRO APPRENTISSAGE ACTIVEZ VOTRE ZONE CÉRÉBRALE DE LA CONCENTRATION CHANGER À QUEL MOMENT PRENDRE DE NOUVELLES RÉSOLUTIONS ? HISTOIRE VÉCUE FRANÇOISE, HARCELÉE « EN MEUTE » PAR SES 60 EMPLOYÉS
DOM/S : 8,90 € – BEL./LUX. : 8,50 € – CH : 11,90 CHF – CAN. : 12,99 CA$ – TOM : 1 200 XPF
BRAINCAST La voix des neurones Le podcast de Cerveau & Psycho
en partenariat avec l’Institut du Cerveau
8ème épisode Comment notre cerveau détermine nos choix alimentaires
www.cerveauetpsycho.fr/sr/braincast/
e d o s i 8 ép t d i m h c S e n a i L r D e l c e av ème
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tien B s a b é S r a ep interviewé
Chercheuse en neurosciences
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N° 138
NOS CONTRIBUTEURS
ÉDITORIAL
p. 16
SÉBASTIEN BOHLER
Laura Dugué
Enseignante-chercheuse en neurosciences cognitives à l’université de Paris-INCC-CNRS et membre junior de l’Institut universitaire de France, ses travaux sur la nature intermittente de notre attention ont été récompensés par le prix du Comité national français de psychologie scientifique.
p. 24
Barbara King
Professeuse émérite d’anthropologie au collège de William-et-Mary, en Virginie, elle a longuement étudié les rapports affectifs entre l’homme et les animaux.
p. 46
Antoine Pelissolo
Chef du service de psychiatrie sectorisée au Centre hospitalier universitaire Henri-Mondor, à Créteil, spécialiste des troubles anxieux, il étudie notamment les manifestations cliniques de l’écoanxiété.
p. 74
Filippo Menczer
Professeur d’informatique et directeur de l’Observatoire des médias sociaux de l’université de l’Indiana à Bloomington, aux États-Unis, il étudie la façon dont les algorithmes des réseaux sociaux piratent nos biais cognitifs.
Rédacteur en chef
On entre dans le dur
O
n nous pose sans arrêt la question : dix ans, quinze ans, vingt ans, pour sauver la planète ? Comme s’il ne fallait pas s’y mettre tout de suite. Nous sommes dans le dur. Le point de non-retour pour la fonte totale des calottes glaciaires de l’Arctique a été franchi. La Terre a perdu 60 % de ses vertébrés en moins de cinquante ans. Angoissant. Alors il y a deux catégories de personnes. Celles qui se posent la question : dix ans, quinze ans, vingt ans ? Et celles qui ont compris ce qui se passe. Et qui angoissent. Alors celles-là, on les qualifie d’écoanxieuses. Parce que l’anxiété est une maladie, donc forcément on peut se dire que ce sont elles qui exagèrent. Mais les psys ne s’y trompent pas. Antoine Pelissolo le premier, qui dans notre dossier sur l’écoanxiété nous le dit : l’écoanxiété est une lucidité. Certes, il y a les symptômes de l’angoisse, les palpitations, l’abattement, la sidération. Mais derrière, la volonté d’agir. Et vite. Pas dans dix ans. Parce que, pour l’instant, on est scotché à son smartphone. Près de quatre heures par jour. Le cerveau happé par quelques hameçons algorithmiques habilement conçus pour enclencher nos biais cognitifs et nous pousser à passer plus de temps à regarder des vidéos de chatons ou des danses Tik Tok. La planète brûle, et nous regardons nos smartphones. Et c’est peut-être ce qu’il y a de plus dur. £
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SOMMAIRE N° 138 DÉCEMBRE 2021
p. 6
p. 16
p. 24
p. 30
p. 41-51
Dossier
p. 6-38
DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS Le thé rendrait plus créatif Linkedin révèle-t-il notre personnalité ? Chaleur et toucher : affaire de récepteurs ! Le Covid rétrécit le cerveau Covid, jusqu’au bout des cheveux… Comment créer de nouveaux neurones Excité(e), prenez-vous les bonnes décisions ?
p. 24 ÉTHOLOGIE
Et si votre chien vous mentait ?
Nos meilleurs amis sont parfois de sacrés dissimulateurs – tout comme d’autres animaux, tels les oiseaux ou les seiches ! Barbara King
p. 30 CAS CLINIQUE GRÉGORY MICHEL
p. 14 FOCUS
Cheveux blancs : est-ce réversible ?
Dans certains cas, la couleur initiale du cheveu peut revenir. Sybille Buloup et Martin Picard
p. 16 NEUROSCIENCES ET PSYCHOLOGIE
Les intermittences de l’attention
Françoise, « mobbée » par ses employés
Cette cheffe de service administratif vit un enfer : ses 60 employés se sont ligués pour la détruire psychologiquement. C’est le harcèlement en meute, ou mobbing.
Notre attention s’allumerait et s’éteindrait jusqu’à 10 fois par seconde, sans que nous nous en apercevions.
p. 41
ÉCOANXIÉTÉ COMMENT NE PAS CRAQUER QUAND LA PLANÈTE VACILLE p. 42 PSYCHOLOGIE
QUE RESSENT-ON QUAND LE MONDE S’ÉCROULE ?
Les angoisses face à l’avenir de la planète sont en train d’affecter le psychisme de millions de personnes. Appelant à de nouvelles prises en charge. Brian Barnett et Amit Anand
p. 46 INTERVIEW
Laura Dugué
« OUI, ON PEUT FAIRE FACE À L’ANGOISSE CLIMATIQUE » L’écoanxiété est une forme de lucidité qui doit être accueillie par la société et intégrée au débat public autour des solutions futures.
Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur, sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. En couverture : © Francesco Carta fotografo/Gettyimages (personnage) ; © art.disini/shutterstock.com (trame)
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Antoine Pelissolo
5
p. 52
p. 60
p. 66
p. 74
p. 94
p. 88 p. 92
p. 64
p. 82
p. 52-65
p. 66-91
p. 52 SOCIÉTÉ
p. 66 COMPORTEMENT
ÉCLAIRAGES
La conspiration Q : entre jeu et complots
La théorie conspirationniste QAnon fonctionne en brouillant la frontière entre fiction et réalité. Francesco Cardinali
p. 60 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL
YVES-ALEXANDRE THALMANN
L’effet « nouveau départ »
Aujourd’hui, je change tout. Mais rien ne se passe, évidemment ! Sauf à certaines dates clé… p. 64 RAISON ET DÉRAISON NICOLAS GAUVRIT
Covid parano
Tuer quelqu’un parce qu’il vous a demandé de porter un masque : ce fait divers est arrivé récemment en Allemagne. Le Covid peut-il rendre fou ?
p. 92-97
VIE QUOTIDIENNE LIVRES À LA UNE
Smartphones, réseaux sociaux
Ces six biais qui nous rendent accro
Notre cerveau présente des failles béantes où s’engouffrent les applis et plateformes web. Amelie Möhring-Geisler
p. 74 SCIENCES SOCIALES
Notre cerveau, proie des « bots »
Des algorithmes sont développés à dessein pour cibler nos biais cognitifs. Filippo Menczer
p. 82 L’ÉCOLE DES CERVEAUX
Se concentrer grâce à son corps
Une zone du cerveau combat la distraction en collectant nos ressentis corporels. Jean-Philippe Lachaux
p. 86 LA QUESTION DU MOIS
Devenir mère a-t-il un impact sur le cerveau ? Ulrike Ehlert
p. 88 LES CLÉS DU COMPORTEMENT
Mon ami le chocolat
Selon certaines études, le chocolat combattrait efficacement la dépression. Sylvie Chokron
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p. 92 SÉLECTION DE LIVRES Correspondances : Voltaire et Madame du Deffand – Marcel Proust et Anna de Noailles Un petit vélo dans la tête Se reconstruire dans un monde meilleur Histoire naturelle du plaisir amoureux Psychologie du haut potentiel Noise p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURES SEBASTIAN DIEGUEZ
Confession de minuit : voulez-vous toucher l’oreille de votre patron ? Drôle d’obsession, que celle décrite par l’écrivain Georges Duhamel dans un des ses romans. Elle soulève la question de la compulsion, qui est au cœur des TOC.
DÉCOUVERTES
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p. 14 Focus p. 16 Les intermittences de l’attention p. 24 Et si votre chien vous mentait ? p. 30 Françoise, « mobbée » par ses employés
Actualités Par la rédaction PSYCHOLOGIE
Le thé rendrait plus créatif
Cette boisson ancestrale semble favoriser un processus cognitif qui est au cœur du processus créatif : la pensée convergente…
Y. Jiang et al., Food Quality and Preference, vol. 95, pp. 1-9, janvier 2022. N. Gilbert, Cerveau & Psycho, n° 115, pp. 88-91, novembre 2019.
© 2018 Cookie Studio/Shutterstock.
A
ssis à votre bureau depuis une heure, vous sentez le stress monter. Vous êtes complètement bloqué. Vous avez besoin de trouver l’argument massue qui convaincra votre patron que votre projet est le bon. Ou vous cogitez sur la façon de faire tenir la nouvelle étagère que vous venez d’acheter dans votre salon. Ou encore, sur la mélodie pour cette chanson que vous composez, le mot parfait pour ce livre que vous écrivez, la couleur idéale pour cette toile que vous peignez… Bref, il vous faut une idée originale, vous ne la trouvez pas, et, à ce rythme, vous aurez bientôt arraché votre dernier cheveu. Comment vous en sortir ? Peut-être tout simplement en buvant une tasse de thé. D’abord, parce que cette boisson a un effet relaxant avéré, en faisant chuter par exemple le taux de cortisol, l’hormone du stress. Ensuite, parce qu’elle
stimule la créativité, comme l’indiquent les résultats obtenus par Yi Jiang et ses collègues de l’université de Pékin, dans une étude portant sur une centaine de participants au total. En général, trouver une bonne idée mobilise alternativement deux types de pensée : la pensée divergente, qui produit de nombreuses propositions sur un large spectre (par exemple, une foule de rimes possibles pour un poème), et la pensée convergente, qui consiste à sélectionner celles qui sont les plus pertinentes (la
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rime la plus riche, la plus expressive). Des études précédentes ayant montré que le thé stimule la pensée divergente, restait à aborder le deuxième volet, la pensée convergente. Ce que viennent de faire les chercheurs chinois. Ainsi, ce sont donc les deux volets de la créativité qui se trouvent renforcés par cette boisson. Les chercheurs ont évalué cette seconde forme de pensée dans le cadre d’une tâche créative grâce à plusieurs tests, comme le Remote association test (littéralement « test
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PSYCHOLOGIE RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO
Linkedin révèle-t-il notre personnalité ? S. Fernandez et al., Journal of Research in Personality, le 18 juin 2021.
d’association éloignée »), qui consiste à trouver un mot ayant un lien logique avec trois autres : on sait aujourd’hui que ce test est une bonne mesure de la capacité à mener un raisonnement analytique pour sélectionner, parmi les multiples réponses possibles qui viennent à l’esprit, celle qui est la plus adaptée à la question posée. Pour chaque test, les participants qui ont bu du thé ont obtenu un score supérieur à celui des membres du groupe témoin – qui n’avaient avalé que de l’eau chaude.
PLUS CONCENTRÉ ET PLUS PERSÉVÉRANT Comment expliquer cet effet ? Sans doute en partie par une stimulation de la concentration et de la persévérance, capacités clés pour passer en revue différentes idées et examiner leur pertinence. Ce petit coup de fouet cognitif pourrait être provoqué par les composants mêmes du thé, comme la théanine, mais aussi par la représentation que l’on a de cette boisson, traditionnellement associée à des personnes élégantes, intelligentes et créatives : l’activation de cette image chez les buveurs de thé les pousse peut-être inconsciemment à chercher à s’y conformer, d’où un surcroît de motivation. Quoi qu’il soit, cet effet stimulant, qui permettrait un effort cognitif plus intense et plus durable, expliquerait deux autres conclusions de l’étude : les buveurs de thé sont plus performants surtout pendant la seconde moitié des tests et pour les tâches les plus difficiles. £ Guillaume Jacquemont
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i vous cherchez à recruter quelqu’un, vous allez probablement faire un tour sur Linkedin : sachez que vous pourrez en retirer des informations précieuses sur la personnalité des candidats. Des chercheurs suisses se sont penchés sur les profils affichés par plus de 600 volontaires, ceux-ci ayant par ailleurs rempli un questionnaire évaluant les traits du Big Five – le modèle le plus utilisé en psychologie scientifique pour décrire la personnalité en cinq grands traits. En croisant les données, ils ont montré que les profils renferment des indicateurs fiables pour presque tous ces traits, les mieux prédits étant le caractère consciencieux et l’extraversion : tendent par exemple à être consciencieuses les personnes qui ont un profil récemment mis à jour, qui décrivent en détail leurs expériences professionnelles, qui énumèrent leurs compétences organisationnelles, qui indiquent leurs notes scolaires et qui sont recommandées par un enseignant ou un supérieur. En revanche, d’autres indicateurs se sont révélés peu pertinents, comme les fautes d’orthographe : présentes dans 12 % des profils et souvent pénalisantes auprès des recruteurs, elles ne seraient pas liées à un caractère peu consciencieux, comme on pourrait le croire. Lorsque vous examinerez les profils Linkedin de vos candidats, ne soyer donc pas trop sévert avec les faute ! £ G. J.
© Shutterstock/59 035 356 et 115 745 4715
Cette expérience est la première à montrer un effet de cette boisson sur la créativité convergente de façon si rigoureuse : l’intelligence, l’éducation, le niveau de connaissances générales et jusqu’à la température du thé étaient contrôlés (si vous vous posez la question, elle était de 42 °C) !
Fréquence d’actualisation du profil, expériences décrites, éventuelles recommandations… Tout cela dit quelque chose de la personnalité de l’utilisateur !
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Les intermittences de l’attention
Ces travaux ont été récemment récompensés par le prix Théodule-Ribot, attribué par le Comité national français de psychologie scientifique
en partenariat avec
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DÉCOUVERTES Neurosciences et psychologie Le prix Théodule-Ribot, attribué par le Comité national français de psychologie scientifique en partenariat avec « Cerveau & Psycho », vient de récompenser les travaux de Laura Dugué, révélant que notre attention ne cesserait de s’allumer et de s’éteindre jusqu’à dix fois par seconde. L’impression d’être attentif en continu ne serait alors qu’une illusion…
Par Laura Dugué, enseignante-chercheuse en neurosciences cognitives à l’université de Paris-INCC-CNRS et membre junior de l’Institut universitaire de France.
© Lightspring/shutterstock.com
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ès l’instant où nous ouvrons les yeux, notre perception du monde n’est qu’illusion. Prenons le cas frappant de la perception en trois dimensions. Lorsque nous regardons une voiture, par exemple, chacun de nos yeux reçoit une image de la voiture sur la rétine. Toutefois, comme nos deux yeux sont légèrement espacés sur notre visage, ces deux images ne sont pas parfaitement identiques ; elles représentent deux points de vue légèrement différents du véhicule. Notre cerveau reçoit ces deux images et les interprète, non pas comme deux images se superposant et créant un rendu flouté (comme ce serait le cas d’un ordinateur qui analyserait des images en provenance de deux appareils photo espacés de 10 centimètres), mais comme une seule image en trois dimensions. Notre cerveau est donc un outil d’analyse et d’interprétation du monde qui nous entoure. Cela signifie-t-il alors que nous ne percevons pas la réalité ? En tout cas, la réalité que nous percevons n’est probablement pas la même que celle perçue, par exemple, par un cheval ou une mouche. Au-delà de l’aspect philosophique de cette question, les neurosciences et la psychologie cognitive portent un intérêt tout particulier aux phénomènes illusoires comme outils d’étude des mécanismes d’interprétation de l’information sensorielle par notre cerveau. La théorie dite « de perception discrète » ou « discontinue » repose sur
EN BREF £ Pour donner lieu à des perceptions, les neurones du cerveau synchronisent leur activité, ce qui donne naissance à des ondes cérébrales. £ Certaines fonctions cognitives comme l’attention semblent également sous-tendues par des ondes. Ce qui implique que notre capacité à fixer notre attention sur un objet oscillerait aussi à des rythmes de l’ordre de 10 cycles par seconde. £ Des expériences confirment cette prédiction et montrent que l’attention est de nature ondulatoire, fluctuant entre des périodes de haute et de faible sensibilité.
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ce principe. Elle propose que l’information sensorielle ne serait pas traitée de manière continue par notre cerveau, mais comme une série d’échantillons discontinus successifs. À la façon d’une caméra vidéo, notre cerveau prendrait des instantanés de la réalité, non pas au rythme de 24 images par seconde, mais de 10 images par seconde environ. Et malgré cette nature hachée, nous avons l’illusion de la continuité. NOTRE CERVEAU PREND DES CLICHÉS DE LA RÉALITÉ Il est bien rare de trouver des situations dans lesquelles nous sommes conscients de ce phénomène périodique. Lorsque nous regardons un frisbee qui vient d’être lancé, nous percevons le mouvement du frisbee de la personne qui le lance vers la personne qui le reçoit comme étant continu. L’image n’est pas saccadée comme c’est parfois le cas lorsque nous regardons une vidéo sur un ordinateur doté d’une mauvaise connexion internet. Notre cerveau serait donc capable d’analyser l’information sensorielle de manière discontinue, périodique, avec une résolution suffisamment importante pour que l’image perçue soit de bonne qualité. Une des hypothèses proposées par les chercheurs qui essaient de comprendre les bases neuronales de la perception discontinue est la suivante : si notre cerveau analyse le monde de
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© Elya Vatel/shutterstock.com
Quand un chien connaît l’emplacement d’une nourriture appréciée et qu’il sait que son maître ne la partagera pas avec lui, il a moins tendance à l’y conduire. C’est ce qu’a montré une expérience menée par une équipe suisse.
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DÉCOUVERTES Éthologie
Et si votre chien vous mentait ? La parole a été donnée à l’homme pour cacher sa pensée, disait Stendhal. Sauf qu’il n’est pas nécessaire de savoir parler pour agir ainsi. En témoignent seiches, oiseaux, et… adorables petits chiens !
Par Barbara King, professeuse émérite d’anthropologie au collège de William-et-Mary, en Virginie, aux États-Unis.
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e monde animal nous abreuve chaque jour en bons sentiments. Les preuves de coopération et de compassion chez les animaux s’affichent dans quantité de spectaculaires documentaires télévisés. Dans les océans, mérous, labres et anguilles s’entraident entre espèces pour chasser leurs proies. Dans le ciel australien, le mérion de Lambert (une espèce de passereau) et le mérion splendide se reconnaissent mutuellement, forment des partenariats stables et défendent ensemble leur habitat dans les broussailles du maquis. Sur terre, les poules manifestent une détresse empathique lorsqu’elles voient leurs poussins souffrir d’un léger inconfort. Les chimpanzés s’empressent de consoler le perdant d’un combat, même s’ils n’ont eux-mêmes joué aucun rôle dans l’altercation. Et dans un acte sacrificiel ultime, les rats sont prêts
EN BREF £ Les humains ne sont – et de loin – pas les seuls dans la nature à savoir tromper autrui ! £ De nombreux animaux mystifient leurs semblables ou des individus d’autres espèces grâce au camouflage, au mimétisme ou à d’autres subterfuges. £ Lorsque les faux signaux sont émis intentionnellement, on parle de tromperie tactique – une stratégie déployée entre autres par les seiches et les chiens. Sinon, il s’agit de tromperie non intentionnelle.
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à renoncer à une récompense en chocolat pour aller sauver un des leurs de la noyade. Pendant des siècles, les spécialistes ont exagéré le rôle de la rivalité et de la violence chez les animaux. L’attention que l’on porte aujourd’hui à l’altruisme dans le règne animal contrebalance cette vision dépassée de la nature. Mais à force de s’ébahir devant la gentillesse des animaux, on risque de pousser trop loin ce mouvement et de passer sous silence un autre versant de la réalité. Nombre d’animaux effectuent des campagnes de désinformation envers leurs congénères, qu’ils appartiennent à la même espèce ou à d’autres. Ils induisent en erreur, trichent et mentent en usant de multiples stratégies de tromperie. Et même nos adorables compagnons canins, au regard si franc, se révèlent parfois de vrais filous. QUAND LA TROMPERIE DEVIENT TACTIQUE La tromperie chez les animaux est définie comme l’émission de faux signaux qui modifient le comportement d’autrui en faveur de l’émetteur. Un des animaux qui excellent dans cet art est la seiche. Parente de la pieuvre, elle a la capacité de changer rapidement de couleur grâce aux cellules pigmentaires de sa peau, appelées « chromatophores ». Des
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Françoise, « mobbée » par ses employés
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DÉCOUVERTES Cas clinique
GRÉGORY MICHEL
Professeur de psychologie clinique et de psychopathologie à l’université de Bordeaux, chercheur à l’Institut des sciences criminelles et de la justice, psychologue et psychothérapeute en cabinet libéral, et expert auprès des tribunaux.
Perfectionniste et brillante, Françoise est promue en province pour diriger un service de l’administration publique. Mais ses nouveaux collègues n’apprécient guère ses méthodes. Ils pratiquent alors le harcèlement en meute, ou mobbing. Pour elle, c’est le début d’une longue descente aux enfers…
E
EN BREF
© Malte Mueller/Getty Images
£ Françoise est une fonctionnaire de haut vol. Mais tout bascule le jour où elle arrive dans un service de province qu’elle doit diriger. £ Ses soixante collègues commencent à la harceler moralement en prétendant que c’est elle la harceleuse ! £ La cheffe ne peut rien faire à part souffrir, en silence… La sortir de ce service et lui redonner confiance en elle sont les seules solutions.
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n arrivant de bon matin à mon cabinet, je trouve un message étrange parmi mes courriels. Une femme me sollicite pour une consultation, en ajoutant : « Mais ma demande n’est pas urgente. Vous avez des patients qui ont davantage besoin d’être aidés que moi et je ne veux pas prendre la place d’une personne qui a vraiment besoin de vous… » Drôle d’approche pour un rendez-vous, combinant un besoin d’être reçue et la crainte de l’être. Deux semaines plus tard se présente à mon cabinet une petite femme frêle, cheveux courts grisonnants, recroquevillée sur elle-même. Elle est assise dans la salle d’attente, comme absente… Le regard posé dans le vide de la bibliothèque qui lui fait face. Au moment où je prononce son nom, elle se tourne vers moi, au ralenti. Puis se lève sans un bruit et traverse le couloir comme un robot. Je devrais plutôt dire : comme un zombie. Dévitalisée, c’est le mot qui me vient à l’esprit. UNE FEMME « DÉVITALISÉE » Un immense soupir s’échappe d’elle quand elle s’affale dans le siège que je lui tends. Cette femme, qui doit avoir une soixantaine d’années, est au bout du rouleau. Le visage creusé, le front
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Dossier
ÉCOANXIÉTÉ QUE RESSENT-ON QUAND LE MONDE S’ÉCROULE ?
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Les angoisses face à l’avenir de la planète sont en train d’affecter le psychisme de millions de personnes, qui risquent de se démobiliser face à l’urgence climatique. Or, prendre soin de l’environnement serait aussi une façon de se soigner soi-même…
Par Brian Barnett et Amit Anand, psychiatres à la clinique Cleveland, aux États-Unis.
EN BREF £ Pour des milliards de personnes sur Terre, l’heure n’est plus au déni face au réchauffement de la planète.
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£ Mais la prise de conscience a un impact sur nos émotions : inquiétudes, angoisse, dépression, voire plus… £ Comprendre que l’état de la planète modifie notre humeur est essentiel pour agir afin d’éviter une démobilisation générale.
© Klaus Vedfelt/GettyImages
i-septembre 2020, alors qu’une grande partie de l’Ouest américain était en proie aux flammes, la National oceanic and atmospheric administration (l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique) annonçait que l’hémisphère Nord venait de connaître l’été le plus chaud jamais enregistré. Fortes chaleurs, incendies, inondations, famines… Les catastrophes naturelles et les annonces alarmantes des organismes internationaux, comme le Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), sont de plus en plus fréquentes, de sorte que le réchauffement climatique n’est plus seulement un vague concept de catastrophe éloignée dans le futur : il devient une réalité inquiétante qui se déroule sous nos yeux. UNE PATHOLOGIE ÉMERGENTE Même si le déni de certains entrave les efforts déployés pour faire face au changement climatique, près des trois quarts des Américains et quatre cinquièmes des Français considèrent aujourd’hui que le réchauffement est une réalité et plus de 60 % d’entre eux qu’il est provoqué par l’homme. Récemment, le terme « écoanxiété » (climate anxiety en anglais) s’est glissé dans notre vocabulaire pour décrire nos préoccupations croissantes à l’égard du réchauffement climatique. D’ailleurs, la psychologue Susan Clayton, de l’Institut des études avancées de Paris et du College of Wooster, aux ÉtatsUnis, et ses collègues ont montré, en 2020, qu’il est
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ÉCLAIRAGES
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p. 60 L’effet « nouveau départ » p. 64 Covid parano
La conspiration Q entre jeu et complots Par Francesco Cardinali, chroniqueur au magazine Mind Italy, publicitaire, titulaire d’un master en économie sur la sociologie de la consommation.
La théorie conspirationniste QAnon, mêlant éléments de complots mondiaux et codes du jeu de rôle sur internet, a échappé à tout contrôle au point de favoriser l’assaut du Capitole en janvier 2021.
S
«
i vous étiez un adhérent, personne ne le saurait. Vous ressembleriez à n’importe quel autre Américain. Vous pourriez être une mère qui nourrit son bébé. Vous pourriez être le jeune homme avec des écouteurs de l’autre côté de la rue. Ou un employé de bureau, un dentiste, une grand-mère qui prépare un gâteau dans sa cuisine. [...] Mais vous êtes difficile à identifier juste par votre apparence, ce qui est une bonne chose, car bientôt les forces obscures essaieront peut-être de vous traquer. [...] Vous savez qu’un petit groupe de manipulateurs, agissant dans l’ombre, tirent les ficelles de la planète. Vous savez qu’ils sont assez puissants pour abuser des enfants sans craindre d’être punis. Que les grands médias sont leurs complices et leurs serviteurs. [...] Que seul Donald Trump se tient comme un rempart entre vous et un monde maudit et dévasté. Vous voyez les épidémies et les fléaux qui balaient la planète et vous comprenez qu’ils font partie du plan. Vous êtes conscient qu’un affrontement entre le bien et le
EN BREF
£ QAnon est une théorie conspirationniste selon laquelle des « puissants » tirent dans l’ombre les ficelles de la planète, pour satisfaire toute une série d’intérêts plus ou moins sordides : pédophilie, désir d’éternelle jeunesse… £ L’époque a fourni un terrain fertile à cette théorie, avec une société envahie par l’incertitude et les formidables caisses de résonance des réseaux sociaux. £ Mais elle doit aussi son succès à une communication omniprésente et ouverte à l’interprétation, comme s’il s’agissait d’un grand jeu participatif.
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© Johnny Silvercloud/shutterstock.com
Chacun se souvient de l’homme à tête de bison, appelé « Q Shaman », qui mena les fidèles de Donald Trump lors de l’invasion du Capitole le 6 janvier 2021. C’est un adepte de la théorie complotiste QAnon…
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ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel
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YVES-ALEXANDRE THALMANN
Professeur de psychologie au collège Saint-Michel et collaborateur scientifique à l’université de Fribourg, en Suisse.
L’EFFET « NOUVEAU DÉPART »
L
« Aujourd’hui est le premier jour du reste de ta vie », martèlent souvent les ouvrages de développement personnel. Sans préciser quel est le bon jour pour se dire cela.
’univers du développement personnel regorge de phrases et autres maximes qui se veulent inspirantes. « Aujourd’hui est le premier jour du reste de votre vie » en est une largement diffusée. Mais, au-delà du lieu commun, cette sentence véhicule-t-elle un message digne d’intérêt ? Est-il vraiment avantageux de considérer un nouveau départ plutôt qu’une simple continuation de notre existence ? À l’heure où de nombreuses personnes tentent de prendre de bonnes résolutions, telles que cesser de fumer, manger sainement, se mettre à l’exercice physique régulier, ou encore limiter leur temps d’écran et de réseaux sociaux, la
question est d’importance. Et cela tombe bien, puisque la recherche a récemment empoigné ce sujet. À QUELS MOMENTS CHANGE-T-ON ? Un premier point mérite d’être précisé ici. Quand nous envisageons des changements dans notre mode de vie, nous avons tendance à penser que ceuxci doivent provenir de l’intérieur. Nous aimons croire qu’une minutieuse introspection permettra d’exhumer les raisons profondes qui nous font agir comme nous le faisons et de les modifier. Mais nous pourrions également porter notre regard vers l’extérieur et considérer prioritairement les circonstances qui
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favorisent le changement. C’est la démarche privilégiée par la professeuse Katy Milkman, chercheuse à l’université de Pennsylvanie, avec cette question : existe-t-il des moments plus favorables que d’autres pour mettre en œuvre les transformations ? Intuitivement, cela paraît assez évident. Ne prend-on pas de bonnes résolutions pour la nouvelle année le soir du réveillon du 31 décembre ? Rares sont les gens qui s’exclament soudain : « À partir du 17 février à 13 h 30, je mangerai sainement et renoncerai à la malbouffe ! » Sauf si ce moment correspond à une date symbolique, par exemple l’anniversaire d’un infarctus dont on a réchappé ou du
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décès d’un proche emporté par un diabète de type 2. La date à laquelle nous allons mettre en application notre projet de réforme joue-t-elle vraiment un rôle significatif ? LE PREMIER JOUR DU DÉBUT DE MON RÉGIME Pour le vérifier, la chercheuse et son équipe ont commencé par récolter des données sur les changements spontanés des gens. Ils ont ainsi découvert une recrudescence de la fréquentation du centre de fitness de l’université à des moments clés : début janvier, au retour de s v ac a nce s, au com me nce me nt du seme st re, et au s si ju ste aprè s
l’anniversaire des usagers. De manière analogue, le mot « régime » voit sa fréquence augmenter dans les recherches adressées à Google en janvier, les lundis et au retour de vacances scolaires. Il y a ainsi tout lieu de penser qu’il existe bel et bien un effet « nouveau départ », comme si l’on pouvait dans ces momentslà remettre les compteurs à zéro. Une autre étude vient confirmer ce constat : en suivant plus d’une centaine de personnes désireuses d’apporter un changement majeur dans leur existence – réorienter sa carrière professionnelle, mettre fin à une relation amoureuse insatisfaisante, modifier son régime alimentaire –, il a été mis en évidence
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qu’un critère de réussite des tentatives était… un déménagement. Le fait de modifier son lieu de vie, et par conséquent ses habitudes, augmentait significativement les chances de faire aboutir d’autres bouleversements souhaitables. Revenons à Katy Milkman et à sa question relative aux dates symboliques. Mettre à jour des corrélations entre des moments particuliers et des souhaits de changement est une chose, mais les vérifier expérimentalement en est une autre. C’est pourquoi elle a mis sur pied des études contrôlées impliquant des sujets qui désiraient opérer des transformations dans leur manière de vivre. Dans l’une d’elles, les participants, qui
ÉCLAIRAGES Raison et déraisons
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NICOLAS GAUVRIT
Psychologue du développement et enseignant-chercheur en sciences cognitives à l’université de Lille.
COVID PARANO
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Assassiner une personne parce qu’elle vous a demandé de porter un masque ? C’est arrivé récemment en Allemagne. L’épidémie de Covid aurait-elle fait perdre la raison à certaines personnes ?
e 18 septembre 2021, un drame frappe la ville d’IdarOberstein, en Allemagne. Un jeune homme de 20 ans, travaillant dans une station-service, demande à un client venu acheter de la bière sans masque de bien vouloir en mettre un. Le client, furieux, quitte l’établissement en abandonnant son pack de bière. Une heure plus tard, il revient avec un masque qu’il retire par bravade sous le nez du jeune employé. Celui-ci réitérant sa demande, le client sort alors une arme à feu et abat le jeune à bout portant. Le meurtrier expliquera ensuite son geste par un sentiment d’oppression insupportable créé par les mesures sanitaires. Le meurtrier, chez qui les policiers retrouveront d’autres armes à feu, n’est bien sûr pas représentatif de ce que la population a vécu suite à la pandémie et aux mesures prises pour l’endiguer. Se pourrait-il, toutefois, qu’à la suite des contraintes sanitaires – et notamment du confinement, bien plus oppressant que l’obligation de porter un masque –, se soient développés certains troubles
psychologiques inquiétants, au-delà de l’anxiété et de la dépression dûment constatées dans la population générale ? C’est la question à laquelle Álex Escolà-Gascón, chercheur à l’université de Barcelone, s’est attelé avec ses collègues Francesc-Xavier Marín, Jordi Rusiñol et Josep Gallifa. Dans leur étude, les 174 participants espagnols d’une étude ont rempli un ensemble de questionnaires mesurant certains signes que l’on observe à des degrés extrêmes dans les psychoses. HALLUCINATIONS ET CONFINEMENT Les participants ont ainsi passé le « CAPE-42 », une série de 84 questions permettant d’évaluer trois dimensions des psychoses : les symptômes dits « positifs », d’une part, qui sont des anomalies perceptives venant « en plus » des perceptions normales (d’où la dénomination de « positif »), comme des hallucinations atténuées. Cela peut être l’impression confuse d’entendre quelqu’un vous appeler alors qu’il n’y a personne, ou que quelqu’un lit dans vos pensées. Ensuite,
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les symptômes dits « négatifs », axés sur des difficultés sociales liées à un manque, comme l’impression de ne pas pouvoir communiquer ses émotions, ou que les autres ne vous comprennent pas. Et enfin, les symptômes dits « dépressifs », qui désignent un sentiment de tristesse, d’autodévalorisation, de profonde solitude sans explication objective externe. Par ailleurs, les sujets testés ont répondu à un questionnaire de suggestibilité qui évalue la fréquence et l’importance des « expériences de perception extraordinaires ». Ces impressions relèvent de la vue ou de l’audition (voir une ombre fantomatique, entendre parler un proche défunt), du goût (ressentir brutalement les saveurs avec plus de vivacité), de l’odorat (percevoir des odeurs que personne d’autre ne détecte), du toucher (impression de contact), mais aussi de la cénesthésie (comme l’impression de sortir de son corps, ou un sentiment d’inconnu éprouvé dans un lieu pourtant familier). Le questionnaire incluait aussi une évaluation des symptômes paranoïdes, avec des phénomènes
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Hallucinations, croyances paranormales et idées paranoïaques ont toutes augmenté dans un échantillon de population après un confinement strict
© AlessandroBiascioli/shutterstock.Com
comme le sentiment d’être contrôlé par une instance supérieure ou un esprit, et une méfiance excessive, voire délirante vis-à-vis d’autrui. Pour terminer, tous les sujets ont renseigné une échelle de croyance au paranormal et aux pseudosciences (comme la télékinésie, la télépathie ou l’astrologie). Ces enquêtes ont été réalisées avant la pandémie, dans le cadre d’une recherche sans rapport avec les effets des mesures sanitaires, mais l’arrivée imprévue du Covid a poussé les auteurs à faire repasser les mêmes questionnaires une fois le confinement passé pour en évaluer l’effet. PSYCHOSE COVIDIENNE ? Résultat : si certaines caractéristiques n’ont pas évolué, ce n’est pas le cas des croyances paranormales, des symptômes dépressifs, ni des symptômes positifs, qui ont tous augmenté. Cependant, le plus grand changement concerne une autre dimension : les signes paranoïdes. Il ne s’agit certes pas de pathologie,
puisque sur l’échantillon observé, il n’y a pas eu d’explosion de cas de psychoses. Il reste que plusieurs signes, indicatifs de psychopathologies lorsqu’ils sont extrêmes, ont augmenté durant la période, ce qui pourrait expliquer que, dans certains cas déjà limites, la barrière se soit alors trouvée franchie. En supposant que le confinement soit la cause des modifications inquiétantes observées et notamment de l’augmentation des signes paranoïdes, comment pourrait-on expliquer ce phénomène ? Selon les chercheurs, deux hypothèses peuvent d’ores et déjà être avancées. La première porte le nom de « théorie de la marginalité sociale », et prévoit qu’un isolement social trop poussé aboutit au développement de croyances irrationnelles et de dérèglements de la perception sensorielle, se traduisant par des hallucinations atténuées sous forme de visions, de voix, d’odeurs étranges ou de sortie de son propre corps. L’autre possibilité évoquée par les auteurs est celle d’une surcharge anxiogène provoquée par le flot informationnel incontrôlé qui
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a submergé nos concitoyens à certaines périodes de la crise sanitaire, un phénomène baptisé « infodémie ». Effet direct de l’isolement ou de l’infodémie ? Les auteurs ne tranchent pas entre ces deux hypothèses, mais ce qui semble sûr, c’est que le confinement s’est accompagné d’effets psychologiques délétères, que d’ailleurs de nombreux psychologues avaient prédits. Cela aurait-il pu suffire à faire basculer un homme dangereux mais jusque-là innocent dans le meurtre, précipitant ainsi une tragédie ? Seul un examen plus poussé de l’intéressé à la lumière de ces différentes hypothèses permettrait d’en savoir plus… £ Sur le web https://www.ladepeche.fr/2021/09/21/ allemagne-un-jeune-homme-de-20ans-tue-pour-avoir-demande-le-portdu-masque-vif-emoi-dans-le-pays9804526.php https://link.springer.com/content/ pdf/10.1186/s12992-020-00603-1.pdf
VIE QUOTIDIENNE
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p. 66 Réseaux sociaux : le cerveau, proie des « bots » p. 82 Se concentrer grâce à son corps p. 86 Devenir mère a-t-il un impact sur le cerveau ?
Smartphones, réseaux sociaux
Ces six biais qui nous rendent accro Par Amelie Möhring-Geisler, psychologue à l’université de Greifswald et actuellement en formation de psychothérapeute à Berlin.
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Plus de trois heures par jour : c’est le temps que nous passons sur notre téléphone. Cette situation est voulue par les fournisseurs d’applis, les réseaux sociaux, plateformes et messageries qui manœuvrent six leviers psychologiques pour nous scotcher à l’écran. D’où des moyens de s’en libérer.
ombien de temps pensezvous avoir utilisé votre smartphone aujourd’hui ? Avez-vous juste envoyé quelques messages et jeté un coup d’œil aux informations quotidiennes ? Peut-être êtes-vous resté sur internet et les réseaux sociaux plus longtemps que prévu ? En fait, il est là du matin au soir. À peine levé, vous l’attrapez pour regarder vos dernières notifications. Le soir, après avoir fait quelques parties de Candy Crush, vous le posez près de votre lit juste avant de vous endormir. Jusqu’au lendemain matin, où tout recommence… Nous passons en moyenne trois heures trente par jour sur notre téléphone portable, en témoigne une enquête réalisée en 2021 (voir la figure page 68). Il a suffi de quinze ans à peine pour que cet appareil devienne notre « meilleur ami », ou selon le point de vue adopté, une prothèse dont on ne peut presque plus se défaire. Car il y a clairement un malaise. Il suffit de voir le succès des programmes de désintoxication numérique (de l’anglais digital detox) qui sont
EN BREF £ Pour nous maintenir le plus longtemps possible sur les réseaux sociaux et autres applications, les concepteurs de programmes ont recours à des techniques empruntées au comportementalisme. £ Ces techniques activent notamment le besoin de se sentir valorisé et de trouver des informations qui nous confortent dans nos opinions. £ Elles suscitent une anxiété que l’on atténue en retournant le plus souvent sur les applis en question. D’où un mécanisme typique de l’addiction.
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devenus un phénomène à la mode : certaines personnes choisissent volontairement et consciemment de ne pas utiliser de téléphone portable (ou toute autre machine connectée à internet) pendant un temps donné. Nous serions de plus en plus nombreux à nous plaindre de troubles de la concentration, jusqu’à éprouver une sorte de malaise à force de suivre les réseaux sociaux. En 2015, Edson Tandoc, professeur en communication à l’université de technologie Nanyang, à Singapour, et ses collègues ont montré que, chez les jeunes, l’utilisation intensive de Facebook était associée à davantage de symptômes dépressifs, notamment parce que les « vies » merveilleuses exposées par leurs amis, ou même par des inconnus, leur faisaient envie. TOUS ACCRO À NOTRE SMARTPHONE ? Et tout récemment, les procureurs généraux de quarante-quatre États d’Amérique ont écrit au fondateur du groupe Facebook, Mark Zuckerberg, pour lui communiquer le résultat de plusieurs
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© Francesco Carta fotografo/GettyImages
p. 88 Mon ami le chocolat
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VIE QUOTIDIENNE Sciences sociales
Réseaux sociaux
Notre cerveau, proie des « bots » Par Filippo Menczer, professeur d’informatique et directeur de l’Observatoire des médias sociaux de l’université de l’Indiana à Bloomington, et Thomas Hills, professeur de psychologie à l’université de Warwick, en Angleterre.
Connaissez-vous les « bots », les robots logiciels qui se font passer pour des êtres humains sur les réseaux sociaux ? Vous en avez certainement croisé sans le savoir… Mais aujourd’hui, des modélisations aident à comprendre comment ils nous manipulent en jouant avec nos biais cognitifs.
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© Cristina Spanò
n mars 2020, Andy se connecte comme chaque jour sur Facebook. Il est jeune et en pleine forme, mais il est inquiet de contracter le Covid-19 et n’a pas le temps de consulter tout ce qui paraît sur le sujet. Alors il se fie à ce que disent ses amis sur Facebook pour obtenir des conseils. Il commence par lire des posts selon lesquels la peur de la pandémie serait excessive. Il n’y croit pas dans un premier temps. Mais quand l’hôtel où il travaille ferme ses portes et que son emploi est menacé, il commence à s’interroger sur la dangerosité réelle du virus. Après tout, il ne connaît personne qui en est mort. L’un de ses collègues a publié un post accusant les multinationales pharmaceutiques d’orchestrer cette peur avec la complicité de politiciens corrompus. Comme Andy ressent une certaine défiance à l’égard du gouvernement, cette idée fait écho en lui. « LE COVID, C’EST JUSTE UNE GROSSE GRIPPE » En effectuant des recherches sur internet, il tombe ensuite sur des articles assurant que le Covid-19 n’est pas plus grave qu’une grippe. Puis il rejoint une communauté en ligne de gens qui, comme lui, craignent de perdre leur emploi à cause de mesures disproportionnées et se demandent si cette pandémie justifie autant de licenciements. Lorsqu’il apprend que les membres de ce groupe vont participer à une manifestation pour réclamer la fin du confinement, il décide d’y aller. Personne ou presque dans le cortège ne porte de masque. Désormais, Andy est convaincu que le Covid-19 est une vaste escroquerie… Cet exemple illustre parfaitement plusieurs de nos biais cognitifs. D’abord, le fait que nous privilégiions l’information provenant de personnes en qui nous avons confiance. Ensuite, nous accordons plus d’attention aux données relatives aux risques (perdre son emploi, dans le cas d’Andy) plutôt qu’à celles positives. Enfin, nous nous intéressons de préférence aux sujets qui nous sont familiers. Ces biais cognitifs sont le fruit de notre évolution ; durant des dizaines de milliers d’années, ils ont été fort utiles. Par exemple, si un de vos congénères signalait des serpents venimeux près d’un étang, mieux valait s’en tenir éloigné si l’on voulait survivre.
VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux
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JEAN-PHILIPPE LACHAUX
Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre de recherche en neurosciences de Lyon.
Se concentrer grâce à son corps
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oute la journée assis sur un fauteuil, devant un cahier ou un écran, ou en train d’écouter un professeur parler… Comment rester concentré dans ces conditions ? De récents travaux de neurosciences indiquent qu’une partie de votre cerveau, l’insula, pourrait nous y aider. Pour repérer cette aire cérébrale, imaginez-vous avec, sur vos tempes, deux coquilles Saint-Jacques qui viendraient doucement s’ensevelir dans votre cerveau sur deux ou trois centimètres : vous avez une image assez fidèle de la position d’un sous-continent fascinant du cortex cérébral humain : l’insula, ou île de Reil, du nom du médecin Johann
Christian Reil, qui en donna la première description anatomique. LE CORPS CARTOGRAPHIÉ SUR UNE ÎLE CÉRÉBRALE Cette « île d’oreille », puisqu’elle en est si proche, rappelle par sa forme les États-Unis d’Amérique, dont la frontière nord avec le Canada semble occupée à surveiller en permanence l’état de notre corps : la moindre hausse de température, la moindre tension musculaire ou inflammation y est annoncée en temps réel sur une sorte de tableau de bord indispensable pour mettre un terme à ce qui nous fait du mal, et prolonger ce qui nous fait du bien. Au sein de ce tableau,
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le corps semble d’ailleurs représenté selon une progression d’Est en Ouest, qui remonte depuis les pieds et les mains jusqu’à la bouche, puis aux viscères. L’attention portée aux sensations corporelles active donc l’insula septentrionale. Cette route vers le Centre-Nord aboutit à une autre région chargée du goût et de l’odorat, qui étend donc l’analyse de ce qui nous atteint – bon ou mauvais – à ce que nous ingérons, pour déclencher éventuellement des grimaces de dégoût ou de plaisir utiles pour informer les autres. En suivant la côte Est vers le Sud, on trouve des neurones chargés d’analyser à distance ce qu’il y a autour de nous, en
© Marie Marty (cerveau) ; © stas11/shutterstock.com (rose des vents)
Logée dans un repli de notre cortex, l’insula collecte nos sensations corporelles et nous rend alors moins vulnérables aux distractions. Un atout pour rester plus concentré, à l’école ou au travail.
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Goût Viscères
Toucher Visage-Mains-Pieds
Concentration
– Envie de… – Pas envie de…
Perception de l’espace autour de soi
– Comportements sociaux – Expressions faciales - Langage corporel
L’insula surveille en permanence le moindre ressenti qui se joue dans notre corps ! mêlant des informations visuelles, auditives ou somesthésiques. On ressent alors le danger à distance plutôt qu’à son contact : pour ne pas toucher un buisson de ronces, par exemple. Cette partie de l’insula semble équipée pour produire une sorte de ressenti « physique » des choses autour de nous : la douceur d’un drap qui bat dans le vent ou le caractère glissant et froid d’une plaque de verglas… Chez les espèces vivant en groupe, il est également important d’éviter les dangers venant de ses congénères. Il est tout aussi dangereux d’afficher une expression agressive face à un individu dominant que de toucher un objet tranchant. Le Centre-Sud de l’insula dispose de
neurones spécialisés dans l’analyse et la production des expressions faciales et du langage corporel qui expriment à quel point on apprécie ou non un individu que l’on croise, à la manière des neurones situés plus au nord pour le rapport à la nourriture. Cette zone s’intéresse donc à l’image que l’on renvoie aux autres, et donc à l’image qu’on a de soi… INCONFORT CORPOREL EN CLASSE, DISTRACTIONS… Sans même avoir visité l’Ouest, il est clair que l’insula d’un élève est hyperactive tout au long de la journée et prend en charge une foule d’informations qui peuvent rentrer en conflit les unes avec
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les autres : gérer toutes les sensations corporelles qui poussent à remuer sans cesse, l’inconfort, la faim, la soif, la fatigue et tout ce qui concerne le soi : la sensation d’être mal dans sa peau, de manquer d’assurance, etc. Et maintenant, cap à l’Ouest ! Au niveau de ce qui serait la Californie insulaire, les neurones ne s’occupent plus des ressentis corporels présents ou presque immédiats, mais anticipent et simulent des ressentis probables, qui servent la prise de décision. Le dégoût et l’abattement de l’élève à la simple évocation d’un devoir d’une matière qu’il déteste prennent en partie leur source à cet endroit. « Ne fais pas ça, sinon tu vas
VIE QUOTIDIENNE La question du mois
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NEUROBIOLOGIE
Devenir mère a-t-il un impact sur le cerveau ? LA RÉPONSE DE
ULRIKE EHLERT
Professeuse de psychologie clinique et de psychothérapie à l’université de Zurich. Elle étudie comment le stress pendant la grossesse affecte l’enfant à naître et sa mère.
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ertaines jeunes femmes enceintes ou allaitantes trouvent qu’elles perdent la tête… Régulièrement, elles ne savent plus où sont posées leurs clés ou ce qu’elles devaient acheter pour dîner. Et cela leur arrive très – ou trop – souvent. Ce qui pose la question : la grossesse et l’allaitement perturbent-ils la mémoire, l’attention, la concentration ? Les troubles de la mémoire durant la grossesse ou l’allaitement représentent un sujet fréquent sur les forums internet destinés aux futurs ou nouveaux parents, certains allant même jusqu’à suggérer que le fait d’avoir un enfant a des conséquences sérieuses pour le cerveau. Et si certaines mères s’amusent de leurs trous de mémoire réguliers, d’autres sont sérieusement inquiètes. Qu’en est-il vraiment ? TROP DE TROUS DE MÉMOIRE De fait, il s’agit effectivement d’un phénomène fréquent : dans une étude menée par des médecins de l’université de Bristol publiée en 1993, 81 % des femmes enceintes ont précisé qu’elles souffraient de pertes mnésiques. Et, au cours d’une expérience mesurant les capacités de mémoire, elles se souvenaient effectivement de moins de mots
appris précédemment que des femmes n’attendant pas d’enfant. En 2007, les psychologues australiens Peter Rendell et Julie Henry confirment ce résultat. Dans une large analyse de la littérature scientifique, ils comparent les performances mnésiques de femmes enceintes ou allaitantes avec celles d’un groupe témoin. Résultat : autour de la naissance de leur enfant (fin de la grossesse et période postnatale), les femmes présentent des déficits cognitifs dans des domaines ciblés. Par exemple, elles reconnaissent sans difficulté des mots qu’on vient de leur présenter dans une liste. En revanche, si on leur demande de citer des concepts de manière libre, elles y arrivent moins bien que des femmes n’attendant pas d’enfant, ou ne venant pas d’en avoir un. En outre, les mères obtiennent de moins bons résultats lors de tests de mémoire de travail – une forme de mémoire à court terme –, par exemple lorsqu’il faut restituer une suite de chiffres dans l’ordre inverse de celui où ils ont été présentés, ce qui nécessite plus que de retenir passivement des informations. Peu avant la naissance, la mémoire prospective – la capacité de se rappeler ce que l’on prévoit de faire dans un futur
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proche – semble aussi être altérée. Nous recourons à cette capacité tous les jours pour nous souvenir de nos projets, de ce que nous devons faire, comme des rendez-vous, les courses ou la prise de médicaments ! Or Rendell et Henry ont donné à des femmes au dernier trimestre de leur grossesse un dispositif portable qu’elles devaient actionner à des heures fixes, pendant une semaine, ce qui mesure la capacité d’une personne à se rappeler qu’il y a un acte précis à réaliser ; or les femmes enceintes ont oublié de l’activer beaucoup plus souvent que celles qui n’attendaient pas de bébé. Toutefois, ce déficit mnésique semble dépendre des tests utilisés, car lors d’un autre test de mémoire prospective, en laboratoire, les futures mamans n’ont pas obtenu de résultats inférieurs aux autres femmes… OUBLIER LE RESTE POUR S’OCCUPER DE BÉBÉ ? Il semblerait donc que les femmes enceintes présentent quelques troubles mnésiques. Quelle peut en être la raison ? Certains scientifiques soupçonnent que l’oubli servirait de protection aux jeunes mères face à la surcharge sensorielle liée à la naissance de leur petit : il leur
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Bibliographie P. G. Rendell et J. D. Henry, Prospective-memory functioning is affected during pregnancy and postpartum, Journal of Clinical and Experimental Neuropsychology, vol. 30, pp. 913-919, 2008.
L’ocytocine, l’hormone de l’attachement sécrétée pendant la grossesse et l’allaitement, diminuerait la capacité de se rappeler ce que l’on a appris ou ce que l’on a à faire…
permettrait de se concentrer sur le jeune enfant, dans une situation nouvelle, souvent stressante, et d’établir un lien fort avec le bébé. Le reste, autour, n’aurait alors plus beaucoup d’importance. D’autres chercheurs attribuent ces déficits mnésiques au manque de sommeil, ce qui arrive souvent chez les mères qui doivent se réveiller plusieurs fois dans la nuit pour s’occuper de leur enfant. Pour d’autres encore, le cortisol, l’une des principales hormones du stress, serait le coupable tout désigné. Car lorsque l’organisme sécrète beaucoup de cortisol sur une période relativement longue, une partie des neurones du cortex préfrontal et de l’hippocampe – deux régions cérébrales impliquées entre autres dans la planification et la mémorisation – commence à mourir. L’ALLAITEMENT DÉTEND… Difficile de confirmer cette dernière hypothèse cependant, car l’allaitement maternel semble plutôt limiter la libération de l’hormone du stress. En 2002, mon équipe et moi-même avons comparé l’équilibre hormonal de femmes allaitantes ayant seulement pris leur enfant dans leurs bras pendant une demi-heure à celui de mamans ayant donné le sein à
leur bébé pendant un quart d’heure. Puis, nous avons demandé à toutes ces femmes de prononcer un discours improvisé devant un public et de résoudre des problèmes de calcul mental. Résultat : les femmes ayant allaité leur enfant ont mieux réussi ces épreuves stressantes et possédaient des taux plus faibles d’hormones de stress dans le sang que celles ayant seulement tenu leur enfant dans leurs bras. En outre, les premières avaient des concentrations sanguines d’ocytocine plus élevées que les secondes, cette molécule étant considérée comme l’hormone de l’attachement et des câlins. Alors, si c’était l’ocytocine qui provoquait les pertes de mémoire ? OCYTOCINE AMNÉSIANTE Pour en avoir le cœur net, en 2004, mon équipe a administré des doses importantes de cette hormone, ou d’un placebo, à des hommes qui devaient ensuite retenir des listes de mots. Ils observaient dans un premier temps la liste, puis on leur présentait des débuts de mots ressemblant à certains des termes de la liste tout juste mémorisée. Par exemple, le radical « din- », pour « dinosaure ». Nous avons ainsi observé que les hommes ayant reçu de l’ocytocine
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réussissaient moins bien que les autres à compléter les radicaux avec des mots de la liste. Toutefois, si on leur disait simplement de compléter chaque radical avec le concept de leur choix, ils y arrivaient très bien et citaient en moyenne aussi souvent les mots qui se trouvaient réellement dans la liste, que des hommes ayant pris un placebo. Ils avaient donc retenu ces mots inconsciemment, et non de manière explicite… Signe que l’hormone de l’attachement affecte la capacité de se rappeler volontairement ce qui a été appris, mais pas l’apprentissage implicite et inconscient. Il existe donc des effets de la maternité sur le cerveau et la mémoire, mais ils ne sont pas très lourds et surtout pas pathologiques. Ces trous de mémoire observés n’ont rien à voir avec le syndrome grave et dégénératif de la démence ou de la maladie d’Alzheimer. Le cerveau des jeunes mères fonctionne très bien – tout juste un peu différemment : il est vraisemblablement « optimisé » pour la relation mère-enfant afin que la nouvelle maman se consacre pleinement à son nouveau-né. Alors, pas de panique si vous avez l’impression de ne plus savoir où vous avez laissé vos clés. £
VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement
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SYLVIE CHOKRON
Membre du laboratoire de psychologie et neurocognition à Grenoble et responsable de l’équipe Vision et cognition, à la fondation ophtalmologique Rothschild, à Paris.
Mon ami le chocolat Selon certaines études, le chocolat combattrait la dépression, stimulerait l’intelligence et protégerait du vieillissement cérébral. Des bénéfices à examiner soigneusement, chiffres à l’appui.
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ous êtes peut-être en train de vous demander si ce ne serait pas l’heure de faire une petite pause chocolat… Juste un petit carré pour reprendre des forces ! Vous anticipez le plaisir du chocolat dans votre bouche, vous en dégustez déjà les différents arômes et vous vous dites que, après tout, cela ne peut pas vous faire de mal ? Au moment où vous tendez la main vers la tablette, vous ignorez peut-être que ce petit geste gourmand doperait même votre cerveau… Bien sûr, le chocolat n’est peut-être pas l’allié idéal de notre taille mannequin (la vie serait trop simple, sinon), mais s’il faisait du bien à notre esprit ? Ce n’est peut-être pas pour rien qu’il était considéré chez les anciens Mayas comme l’aliment des dieux. Depuis une dizaine d’années, des études scientifiques très sérieuses se penchent en effet sur une question d’importance : le chocolat a-t-il un effet bénéfique sur notre humeur ? Ces recherches trouvent leur source dans trois hypothèses complémentaires. La première
EN BREF £ Des études récentes suggèrent que le chocolat aurait bien un effet antidépresseur. £ Les effets protecteurs les plus nets contre la dépression seraient obtenus en consommant du chocolat noir. £ Une étrange corrélation entre la consommation de chocolat dans un pays et le nombre de prix Nobel suggère aussi un effet stimulant sur les fonctions cognitives, via des composants appelés flavonoïdes.
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est toute simple et nous en avons tous fait l’expérience : le chocolat serait bon pour le moral, du fait de ses qualités gustatives et orosensorielles et de cette sensation, entre autres, si particulière qu’il a de fondre sur notre langue. Mais ce n’est pas tout, d’autres auteurs ont également proposé une hypothèse plus biologique : ses effets positifs seraient tout simplement liés à la présence de substances psychoactives agissant directement sur le métabolisme. Enfin, dernier effet neurobiologique qui pourrait justifier notre motivation à en manger (et expliquer le risque d’en prendre parfois trop !) : il activerait le système de récompense dont on sait qu’il procure du plaisir en libérant de la dopamine, et nous pousse à tendre à nouveau la main vers la tablette… BOOST D’HUMEUR Qu’en est-il réellement ? L’étude la plus complète sur ce sujet a été réalisée par Andrew Scholey et Lauren Owen, de l’université de
© Charlotte Martin/www.c-est-a-dire.fr
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LIVRES Neurosciences et littérature
SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.
Confession de minuit Voulez-vous toucher l’oreille de votre patron ?
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Quand un employé éprouve le besoin irrépressible de toucher l’oreille de son patron, comme dans ce roman de Georges Duhamel, on est clairement en présence d’une compulsion, autrement dit à deux doigts du TOC !
vez-vous bien fermé la porte à clé avant de partir de chez vous ? Êtesvous sûr d’avoir éliminé tous les germes et pathogènes de vos mains en vous les lavant ce matin ? Pensez-vous qu’une catastrophe imminente surviendra si vous ne recomptez pas une dixième fois les boutons de votre chemise ? Allezvous laisser ce tableau contre le mur dans sa position qui vous semble de guingois, ou serez-vous celui qui le remettra enfin droit ? Si ces questions vous interpellent, peut-être souffrez-vous d’un trouble obsessionnel-compulsif, ou TOC. Comme son nom l’indique, ce trouble comprend des obsessions, définies comme des pensées intrusives, involontaires, tenaces et anxiogènes, et des compulsions, c’est-à-dire des comportements rituels, plus ou moins impulsifs. Il se caractérise en outre par une incroyable hétérogénéité, chaque patient ayant ses propres obsessions et compulsions.
EN BREF £ Dans Confession de minuit, le personnage principal est victime de toutes sortes de TOC, comme toucher l’oreille de son patron. £ Le roman nous montre les pensées étranges et obsessionnelles qui sous-tendent ces comportements. £ Ce ne sont pas ces idées saugrenues en tant que telles qui sont problématiques dans les TOC, mais l’incapacité à les empêcher de revenir encore et encore, dont les recherches modernes ont précisé les causes.
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Un des exemples les plus parlants nous vient de la littérature, sous les traits de Louis Salavin, création de l’écrivain et médecin français Georges Duhamel, qui lui a consacré une série de cinq romans. Dans le premier, Confession de minuit, paru en 1920, le lecteur est d’emblée introduit dans l’univers mental du protagoniste, avec ce qui est sans nul doute l’un des épisodes les plus bizarres de l’histoire littéraire : la compulsion inexplicable qu’éprouve Salavin à… toucher l’oreille de son patron ! Modeste employé proche de la trentaine, le protagoniste se retrouve dans le bureau de M. Sureau, président de sa société, auquel il est chargé d’apporter un texte à relire. Le patron lui demande de s’approcher pour l’aider à déchiffrer un mot illisible, et c’est alors qu’il devient obnubilé par l’oreille de son supérieur (voir l’extrait). Au point de passer à l’acte, ce qui lui vaudra d’être violemment mis à la porte.
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À retrouver dans ce numéro
p. 60
RÉSOLUTION
Selon une étude de l’université de Pennsylvanie, le principal facteur de réussite d’une nouvelle résolution est d’avoir été prise à l’occasion d’un déménagement (devant les anniversaires et le début du printemps). p. 66
MIRAGE NUMÉRIQUE
Quand on interroge des personnes sur le nombre d’appels ou de textos qu’elles ont envoyés dans la journée, elles citent en moyenne un nombre trois fois inférieur à la réalité. p. 30
p. 14
CHEVEUX ZÉBRÉS
Les cheveux blanchissent parfois à cause du stress. Dans ce cas, ils peuvent retrouver leur couleur pendant les périodes de calme et se remettre à blanchir quand la tension nerveuse remonte. Ce qui fait pousser, chez certaines personnes, des cheveux « zébrés »… blanc et noir.
HARCÈLEMENT EN MEUTE
«En quelques mois, j’étais devenue un vrai fantôme. Plus personne ne me parlait, j’étais désorientée, effrayée. » Françoise, victime de mobbing, ou « harcèlement en meute », de la part de ses 60 employés.
p. 88
70 %
de risque de dépression en moins quand on mange régulièrement du chocolat noir. Le risque baisse aussi de 54 % si l’on mange du chocolat blanc ou au lait, mais il faut en manger beaucoup (au moins 200 g par jour). p. 24
p. 86
SEIN APAISANT
Dans un test, des femmes venant de donner le sein à leur bébé réussissaient mieux des épreuves stressantes comme parler en public ou résoudre des calculs mentaux, que des femmes ayant seulement tenu leur enfant dans leurs bras. Les taux d’hormones du stress dans leur sang étaient particulièrement bas…
TRANS-SEICHE
Les seiches mâles se donnent l’apparence d’une femelle sur une moitié de leur corps pour tromper leurs rivaux potentiels et éviter les frictions, pendant qu’ils courtisent une (vraie !) femelle avec l’autre moitié de leur corps qui a conservé son apparence de mâle…
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45 %
des jeunes de 15 à 25 ans souffriraient d’écoanxiété (face à l’avenir de la planète), d’après une étude réalisée dans 10 pays et publiée dans le journal Nature.
Imprimé en France – Maury imprimeur S. A. Malesherbes– Dépôt légal : Décembre 2021 – N° d’édition : M0760138-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution : MLP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 258004 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot