Cerveau & Psycho n°101- juillet/août 2018 (extraits)

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Cerveau & Psycho

N° 101 Juillet-août 2018

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QUAND LES OBJETS REMPLACENT L’ESTIME DE SOI

COMMENT PRENDRE  LES BONNES

DÉCISIONS Notre cerveau face aux choix CAS CLINIQUE L’HOMME QUI AVAIT PERDU SON IDENTITÉ

PSYCHOLOGIE

D’OÙ VIENT LE SENS DU SACRIFICE ? ÉDUCATION LA MUSIQUE REND LES ENFANTS INTELLIGENTS D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF


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N° 101

ÉDITORIAL

NOS CONTRIBUTEURS

p. 26-29

SÉBASTIEN BOHLER

Daniela Ovadia

Fondatrice du laboratoire Neurosciences et société du département Cerveau et sciences comportementales de l’université de Pavie, en Italie, elle est spécialiste des biais cognitifs et de l’histoire des neurosciences.

p. 34-41

Tobias Donner

Professeur de neurosciences intégratives à la clinique universitaire de Hambourg-Eppendorf, en Allemagne, il étudie les mécanismes cérébraux de la prise de décision et a mis au point une méthode pour détecter l’instant du choix en mesurant la dilatation de nos pupilles.

p. 42-45

Philippe Damier

Professeur de neurologie au Centre hospitalouniversitaire de Nantes, il explore les mécanismes de la décision et détaille les petits dysfonctionnements du cerveau qui affectent notre jugement devant les choix importants.

p. 54-58

Cédric Paternotte

Maître de conférences en philosophie à Sorbonne Université, membre de l’équipe de recherche « Sciences, normes, décision », il est spécialiste de l’altruisme et de la coopération.

Rédacteur en chef

Vous aussi, vous avez sûrement un ami encombrant

U

n ami encombrant, j’en ai eu un autrefois, et je m’en souviens parfaitement. À vrai dire, le terme encombrant est bien faible, le concernant. En fait, il avait tous les défauts. Pour commencer, il était égoïste et prétentieux. À l’en croire, il jouissait de toutes les qualités dont il estimait les autres privés, et cela se traduisait par de l’agressivité dès lors qu’on ne reconnaissait par implicitement ses mérites. Il était en outre distrait, conformiste, paresseux, recherchant des plaisirs instantanés mais incapable de soutenir ses efforts sur le long terme. Il était rétif à tout changement, avait sans cesse peur de manquer, vitupérait à toute occasion contre le monde entier, les trains qui n’arrivent pas à l’heure ou les politiques qui ne font pas leur travail. Un cas désespéré, vraiment. Vous trouverez son portrait dans ces pages. Égrené, au fil des articles de ce numéro. Les traits de caractère dont je viens de l’affubler sont, dans l’ordre : le biais d’autocomplaisance, l’impulsivité, la sensibilité aux distracteurs, le biais de conformité, le biais d’ancrage, l’effet de dévalorisation temporelle, le biais d’inertie, l’aversion aux pertes et le biais de négativité. Vous l’avez compris, ce personnage, c’est l’être humain, avec son cortège sans fin de défauts et de dysfonctionnements. Il y a tout de même une lueur d’espoir. Il est capable d’altruisme extrême et d’héroïsme, de renoncer à l’argent pour sa liberté de mouvement, et il veut surtout être aimé, au point de chercher dans les biens matériels la compensation d’un lien qui lui manque parfois. Alors, encombrons-nous encore un peu de lui. De toute façon, c’est le seul ami disponible. £

N° 101 - Juillet-août 2018


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SOMMAIRE N° 101 JUILLET-AOÛT 2018

p. 8

p. 16

p. 20

p. 33-53

Dossier

p. 30

p. 6-31

DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS Quand l’intestin protège le cerveau Maman mange du sucre, bébé trinque Le « déjà-rêvé », une variante du déjà-vu ? Comment apprend-on de ses erreurs ? La lumière qui fait jouir les mouches p. 14 FOCUS

p. 33 p. 20 NEUROÉCONOMIE

Arrêtez de nous prendre pour des « econs » !

Non, les citoyens ne sont pas des « econs », des êtres aux choix économiques froidement rationnels. En 2017, Richard Thaler a obtenu le prix Nobel pour avoir montré que nous sommes bien plus complexes.

En Estonie, l’économie Francesco Cardinali libérale impacte p. 26 PSYCHOLOGIE les gènes Pourquoi ne voit-on Depuis que l’Estonie s’est ouverte que le négatif ? au libéralisme, la réussite d’un individu y est désormais liée à son patrimoine génétique. Sébastien Bohler

p. 16 CAS CLINIQUE LAURENT COHEN

L’homme qui avait perdu son identité

Il erre dans la gare sans savoir ce qu’il y fait… Aux urgences, il ne se souvient pas de son nom, ni de sa profession, ni de sa vie passée : il souffre d’amnésie d’identité.

Le biais de négativité, notre tendance à retenir en priorité ce qui ne va pas, serait profondément ancré dans nos neurones. Daniela Ovadia

p. 30 INFOGRAPHIE

Les clés d’un effet placebo réussi

Blouse blanche, attitude positive du médecin, couleur des comprimés : ces petits détails font que le patient croira davantage à sa guérison… et aura plus de chances d’aller mieux. Anna von Hopffgarten et Yousun Koh

COMMENT PRENDRE LES BONNES

DÉCISIONS

p. 34 N EUROBIOLOGIE

L’INSTANT OÙ TOUT SE DÉCIDE

Face à un choix, l’activité de notre cerveau augmente graduellement jusqu’à atteindre un seuil. Le verdict tombe alors. Tobias Donner

p. 42 I NTERVIEW

COMMENT PRENDRE LES BONNES DÉCISIONS ? Philippe Damier

p. 46 I NFOGRAPHIE

LES 10 GRANDS PIÈGES DU CHOIX

Une série de biais liés à notre psychologie entravent nos jugements. Les connaître, c’est presque les déjouer. Sébastien Bohler et Stan Aghassian

p. 48 P SYCHOLOGIE

QUAND ON NE SAIT PLUS CHOISIR

Stressé ? Anxieux ? Attention, votre capacité à faire les bons choix peut en pâtir.

Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur de toute la diffusion kiosque et posé sur toute la diffusion abonnés. En couverture : © shutterstock.com/ MJgraphics

Daniela Ovadia

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p. 84

p. 94

.-

. p. 54

p. 60

p. 76

p. 88 p. 92

p. 54-61

p. 76-91

ÉCLAIRAGES

VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 54 R ETOUR SUR L’ACTUALITÉ

p. 76 P SYCHOLOGIE

Qu’est-ce qui pousse certaines personnes à se sacrifier pour les autres ? Une combinaison d’empathie et de valeurs humaines « cristallisées » dans leur esprit.

Notre attachement aux objets reflète parfois un manque d’amour dans l’enfance.

Beltrame, aux racines du sacrifice

Cédric Paternotte

Quand les objets comblent le vide Francine Russo

p. 84 L’ÉCOLE DES CERVEAUX

Motiver un salarié sans argent

Au Pakistan, l’État motive ses fonctionnaires en leur proposant, plutôt qu’une augmentation, de choisir leur lieu d’affectation. Et ça marche !

OLIVIER HOUDÉ

Apprendre à lire, n’estce que du b.a.-ba ? La méthode globale bientôt hors la loi ? p. 86 Q UESTION DU MOIS

Pourquoi a-t-on envie de sucre quand on est stressé ? Achim Peters

p. 88 L ES CLÉS DU COMPORTEMENT NICOLAS GUÉGUEN p. 63 - Dossier partenaire Sécurité routière : pour un cerveau responsable au volant.

p. 92 L IVRES La Charge mentale des femmes… et celle des hommes Apprendre la musique Une semaine chez Papa, une semaine chez Maman Ça va pas la tête ! L’Interprétation sociologique des rêves Total bullshit

p. 60 PSYCHO CITOYENNE

CORALIE CHEVALLIER ET NICOLAS BAUMARD

p. 92-98

Enfant musicien, enfant malin !

La musique rendrait les enfants intelligents.

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p. 94 N EUROSCIENCES ET LITTÉRATURE SEBASTIAN DIEGUEZ

Lord Jim ou les paradoxes de l’héroïsme

Vouloir être un héros, n’est-ce pas contradictoire avec l’altruisme désintéressé que cela suppose ? Ce dilemme traverse le roman de Joseph Conrad, Lord Jim.


DÉCOUVERTES

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p. 14 En Estonie, l’économie libérale impacte les gènes p. 16 L’homme qui avait perdu son identité p. 20 Arrêtez de nous prendre pour des « econs » !

Actualités Par la rédaction MÉDECINE

Quand l’intestin protège le cerveau

Les bactéries de notre intestin seraient capables de ralentir la progression des maladies neurodégénératives. Des chercheurs viennent de découvrir comment. V. Rothhammer et al., Microglial control of astrocytes in response to microbial metabolites, Nature, 16 mai 2018.

© Shutterstock.com/Macrovector/Pour la Science

L

a lutte contre les maladies neurodégénératives et les tumeurs cérébrales passera-t-elle par nos intestins ? C’est bien possible, à en croire une série de travaux publiés entre 2016 et ces dernières semaines par l’équipe de Francisco Quintana, de l’École médicale Harvard, à Boston. Dans nombre de ces maladies, une inflammation du cerveau aggraverait les symptômes. Or les chercheurs ont montré que certains produits synthétisés par le microbiote intestinal atténuent cette inflammation. Ils ont aussi identifié les complexes voies cellulaires et moléculaires par lesquelles ces produits agissent sur notre encéphale. Quintana et ses collègues ont utilisé des souris atteintes de sclérose en plaques (plus exactement, développant l’équivalent de cette maladie pour les rongeurs), et leur ont administré un régime plus ou moins enrichi en tryptophane – un acide animé essentiel à l’organisme et présent

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p. 26 Les clés d’un effet placebo réussi

NUTRITION

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dans de nombreux aliments, comme le riz complet, la viande ou le chocolat. Ils ont alors constaté que ce nutriment ralentit la progression de la maladie. Lorsque le tryptophane est digéré par la flore intestinale, il est décomposé en petits fragments appelés métabolites. Certains de ces derniers ont la capacité de franchir la barrière hématoencéphalique, qui isole la circulation sanguine du cerveau, et de protéger les neurones. LE MICROBIOTE S’INVITE DANS LE BAL DES CELLULES CÉRÉBRALES Les chercheurs ont ensuite déterminé le mode d’action de ces métabolites, en analysant le cerveau des souris mais aussi celui de patients décédés de la sclérose en plaques. Le scénario qu’ils ont découvert comprend deux protagonistes principaux : les cellules microgliales et les astrocytes. Les premières sont les cellules immunitaires du cerveau, tandis que les secondes ont de multiples rôles : nourrissage des neurones, modulation de leurs communications, évacuation de leurs déchets… Mais ils peuvent aussi fabriquer des substances toxiques pour eux. C’est ce qui se produit quand l’inflammation aggrave la maladie. Or les cellules microgliales « télécommandent » en partie la production des astrocytes. Les métabolites issus de la digestion du tryptophane interagiraient alors avec ces cellules,

qui empêcheraient ensuite les astrocytes de diffuser des substances neurotoxiques. Ce mécanisme protecteur pourrait s’exercer dans bien d’autres pathologies, comme la maladie d’Alzheimer ou le glioblastome – la forme la plus fréquente de tumeur cérébrale. En effet, les cellules microgliales y coordonnent des processus anti-inflammatoires similaires. Reste à confirmer que le microbiote intestinal est bien capable de jouer son rôle d’interrupteur dans le cas de ces maladies. UNE ARMÉE DE CENT MILLE MILLIARDS DE SOLDATS Des travaux complémentaires seront aussi nécessaires pour valider l’efficacité de ce mécanisme chez les patients humains, et éventuellement aboutir à des recommandations alimentaires précises. L’équipe de Quintana développe également des probiotiques – des bactéries susceptibles de s’implanter dans l’intestin – et des molécules synthétiques imitant les métabolites identifiés, afin de stimuler cette voie anti-inflammatoire. Le microbiote intestinal est donc un candidat sérieux pour nous aider à traiter les maladies du cerveau. Ce n’est pas une petite armée que nous mobiliserions là : près de cent mille milliards de bactéries vivent dans notre tube digestif… £ Guillaume Jacquemont

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Maman mange du sucre, bébé trinque J. F. W. Cohen et al., Am. J. Prev. Med., vol. 54, pp. 727-735, 2018.

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u chocolat, des boissons sucrées… De petites envies qui auraient des conséquences délétères chez la femme enceinte, pour le développement de son bébé. Emily Oken, de l’École de médecine de Harvard, à Boston, et ses collègues ont en effet montré que la consommation excessive de sucres et d’édulcorants par la mère pendant sa grossesse diminue le QI de son enfant… Les chercheurs ont analysé l’alimentation de plus de 1 200 femmes enceintes entre 1999 et 2002, et ils ont fait passer à leurs enfants, alors âgés de 3 puis de 7 ans, des tests cognitifs explorant leurs aptitudes langagières, motrices, visuelles, leur mémoire et leur raisonnement. Ainsi, plus une mère enceinte mange de sucres, plus son enfant obtient de mauvais résultats aux tests cognitifs à l’âge de 7 ans : un soda et une barre chocolatée chaque jour feraient perdre jusqu’à 6 points de QI à l’enfant… Et c’est encore pire avec les sodas allégés, où des édulcorants, comme l’aspartame, remplacent tout ou partie des sucres : la chute des performances aux exercices cognitifs est significative dès l’âge de 3 ans. Comment expliquer ces phénomènes ? Trop de sucres perturberaient le développement de l’hippocampe, un centre cérébral impliqué dans la mémorisation, et du cortex préfrontal, participant à la planification et à l’attention. Quant à l’aspartame, il altérerait certaines molécules de communication entre neurones. Selon certains experts, notre consommation de sucres devrait être divisée par 3. Surtout chez la femme enceinte et l’enfant ! £ Bénédicte Salthun-Lassalle


DÉCOUVERTES A ctualités

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NEUROSCIENCES

Le « déjà-rêvé », une variante du déjà-vu ?

C

’est un sentiment étrange : face à une situation banale, vous avez l’impression de l’avoir déjà vécue en rêve. Ou bien vous vous remémorez un épisode de votre passé, sans savoir exactement si vous l’avez réellement vécu ou si c’était un songe. C’est le phénomène énigmatique du « déjàrêvé », qui fait penser au déjà-vu (on a alors la sensation d’avoir déjà vécu réellement ce qui est en train de se passer), mais qui s’en distingue subtilement. C’est seulement notre cerveau qui nous joue des tours, ont démontré des chercheurs toulousains et marseillais. Ceux-ci ont identifié les zones cérébrales qui sont responsables de cette illusion, et ont déclenché sur commande des sentiments de « déjà-rêvé » en stimulant ces zones avec des

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électrodes. Selon les endroits ciblés, divers sentiments de « déjà-rêvé » en ont résulté. Dans certains cas, il s’agissait d’un souvenir précis de rêve (par exemple « J’étais dans une pièce orange, j’en ai rêvé il y a deux jours »), dans d’autres, le sujet avait l’impression diffuse d’avoir fait un rêve flou, dans un passé impossible à situer dans le temps (« Je me souviens que j’avais peur, peut-être que cela s’est passé la nuit dernière mais ce n’est pas sûr »), ou bien il éprouvait la simple résurgence d’un état onirique (« C’est comme si je sentais que j’avais rêvé de quelque chose, mais je ne sais pas de quoi »). Pour autant, les neurochirurgiens sont incapables de dire s’il s’agit de souvenirs de rêves ayant réellement eu lieu, ou de pures créations de notre encéphale. £ Sébastien Bohler

1 / J’INDIQUE MES COORDONNÉES ☐ M. ☐ Mme Nom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Prénom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Adresse :

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J. Curot et al., Déjà-rêvé : prior dreams induced by direct electrical brain stimulation, Brain Stimulation, à paraître.


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NEUROSCIENCES

La force du « live »

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ourquoi les concerts en live sont-ils toujours plus émouvants que les enregistrements ? Pour le savoir, des neuroscientifiques de l’université Western, dans l’Ontario, au Canada, ont équipé des spectateurs d’un concert de rock d’électrodes posées sur leur crâne, afin de mesurer l’activité électrique de leur cerveau. Ils ont constaté que durant un concert en live, les ondes cérébrales des personnes dans le public avaient tendance à se synchroniser, ce qui était beaucoup moins le cas lorsque les personnes écoutent la même musique sous forme d’enregistrement. Les cerveaux des auditeurs fonctionnaient en phase, ce qui révèle un lien émotionnel et sensoriel plus fort entre les personnes dans le public et entre le public et les musiciens. Cette découverte souligne le rôle social de la musique, qui agirait comme un synchronisateur d’émotions. £ S. B.

De l’immoral à l’inhumain

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n petit acte immoral n’est pas sans conséquence pour notre vision de nousmêmes, révèle une étude de l’université Northwestern de Evanston. Il produit un phénomène qualifié d’autodéshumanisation, à travers lequel le sujet se sent un peu moins humain. Problème : cette première perte d’humanité rend plus facile la perpétration d’actes plus graves. Un cercle vicieux qui peut aller très loin. Dans le numéro 72 de Cerveau & Psycho, l’anthropologue Dounia Bouzar expliquait ainsi que les jeunes recrutés par Daech en Syrie subissaient une première déshumanisation par l’exposition à des discours niant l’individu et exaltant le groupe, ou par de l’humour noir sur les actes de torture. Passé ce stade préliminaire de déshumanisation, ils pouvaient plus facilement passer à la pratique. L’autodéshumanisation fonctionnait alors à plein, et ils se transformaient en machines insensibles pour lesquelles le massacre d’autrui ne représentait plus d’enjeu moral, sinon dans le cadre codifié de leur idéologie. £ S. B.

Comment apprendon de ses erreurs ? J. D. Howard et T. Kahnt, Nature Communications, le 23 avril 2018.

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a plupart de nos comportements sont appris : vous ne saurez jamais jouer du piano si vous n’apprenez pas. Et l’apprentissage repose en grande partie sur un mécanisme par essais et erreurs : on tente un geste pour attraper un objet, soit le geste est juste – on touche l’objet –, et il est alors mémorisé, soit il est inadapté – on manque l’objet –, et il faut le corriger. Ce qui signifie qu’il existe dans le cerveau des systèmes qui « codent » les attentes, ainsi que les erreurs, à savoir la différence entre les attentes et le résultat obtenu concrètement. James Howard et Thorsten Kahnt, de l’université Northwestern, dans l’illinois, viennent d’identifier ces circuits cérébraux. Les chercheurs ont recruté 23 participants qui sont arrivés au laboratoire en n’ayant rien mangé depuis plus de six heures. Ils leur ont alors appris à associer une odeur sucrée, comme celle de la fraise, ou savoureuse, celle des oignons frits, à la vue de l’aliment correspondant, en faisant varier l’intensité de la sensation olfactive : une odeur forte provoquait alors chez chaque sujet beaucoup plus de plaisir qu’une odeur faible. Puis, en enregistrant l’activité de leur cerveau par imagerie par résonance magnétique fonctionnelle, les chercheurs leur ont

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présenté les paires odeur-aliment, mais parfois en les mélangeant… Ainsi, Howard et Kahnt ont constaté que l’identité sensorielle, c’est-à-dire l’odeur d’un aliment, était « codée » dans le cortex orbitofrontal, à l’avant du cerveau. De plus, quand une odeur présentée ne correspondait pas à l’aliment, ce sont les neurones dopaminergiques du mésencéphale qui s’activaient, signalant ainsi l’erreur entre l’attente et la réalité. Et ce, quelle que soit la valeur de la récompense, à savoir l’intensité de l’odeur. Autre résultat intéressant : cette activation du mésencéphale modifiait aussi l’activité du cortex orbitofrontal, et ce changement dépendait de l’amplitude d’émission des neurones dopaminergiques : ces derniers mettaient ainsi à jour les données du cortex orbitofrontal. C’est la première fois que l’on montre que les neurones dopaminergiques codent l’erreur de prédiction de l’identité des attentes par rapport à la réalité, indépendamment de la force des récompenses, et qu’ils corrigeraient les données attendues et apprises dans le cortex orbitofrontal. L’interaction de ces deux systèmes permettrait ainsi de mettre à jour ce qui est mémorisé, notamment quand c’est erroné, et donc d’apprendre. £ B. S.-L.


DÉCOUVERTES F ocus

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SEBASTIEN BOHLER Docteur en neurobiologie, rédacteur en chef de Cerveau & Psycho.

GÉNÉTIQUE

En Estonie, l’économie libérale impacte les gènes Après la chute de l’empire soviétique, l’Estonie a découvert un effet saisissant de la libéralisation de l’économie : désormais, la réussite d’un individu dépend beaucoup plus qu’avant de son patrimoine génétique. Source : K. Rimfeld et al., Genetic influence on social outcomes during and after the Soviet era in Estonia, Nature Human Behaviour, vol. 2, pp. 269-275, 2018.

C’

est merveilleux, l’égalité des chances : tout le monde a le droit de se former, d’aller à l’école, d’apprendre à lire et à compter, de passer les concours pour entrer dans les plus grandes écoles. Et ceux qui ont le plus travaillé ou possèdent les qualités les plus adaptées au monde du travail décrochent les meilleurs postes. Que peut-on redire à cela ? C’est ce qu’on appelle la méritocratie ; et réussir selon son mérite, n’est-ce pas une forme de justice ? Sauf que, dans les faits, cela pourrait bien ressembler à une forme de sélection naturelle où les plus adaptés tireraient mieux leur épingle du jeu. UN LABORATOIRE HISTORIQUE POUR L’ÉTUDE DES GÈNES Difficile à croire ? Peut-être, mais des chercheurs estoniens viennent d’accumuler des preuves qui pointent en ce sens et pourraient nous

interroger en profondeur sur le sens de nos valeurs libérales. L’étude a été réalisée en Estonie parce que ce pays représente un véritable laboratoire historique pour l’étude des gènes des populations. L’Estonie a gagné son indépendance en 1991, avec la chute de l’empire soviétique. Le pays a alors subi une brusque transition d’une économie planifiée vers une économie libérale, et tout le système politique a radicalement changé. Sous le régime communiste, le devenir intellectuel et professionnel des individus était en majeure partie régi par la logique de planification. En fonction des grandes lignes des plans économiques et sociaux, vous pouviez vous trouver affecté à une filière de formation professionnelle, d’éducation moyenne ou supérieure, le talent individuel entrant peu en ligne de compte, et les aspirations personnelles encore moins. Après

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6 %

LA PART DES GÈNES dans les différences de réussite scolaire ou professionnelle dans l’économie estonienne libérale. Elle n’était que de 2 % sous l’ère soviétique.

UNE MÉTHODE D’ANALYSE

En Estonie, les généticiens ont examiné si les personnes présentant une forte similarité génétique avaient également des niveaux de réussite professionnelle analogues. Ils ont observé qu’avant la chute du soviétisme, ce lien est faible : des individus très différents génétiquement ont des situations professionnelles comparables. Après le passage à l’économie libérale, un lien se fait jour : la différence génétique se traduit par des niveaux de responsabilité contrastés.


Forte

a

b

Finlande Finlande Norvège Norvège

Norvège Norvège

Suède Suède

Faible

Suède Suède Russie Russie EstonieEstonie

UN PAYS Lettonie Lettonie EN TRANSITION Danemark Danemark Avant 1991 (a), Lituanie Lituanie la corrélation entre le Russie Russie patrimoine génétique des Biélorussie Biélorussie Estoniens et leur réussite scolaire et professionnelle Allemagne Allemagne Pologne Pologne est faible. Vingt-cinq ans UkraineUkraine plus tard, elle a été multipliée par trois (b).

l’indépendance, l’État estonien a mis en place un système de type libéral à l’occidentale, où des conditions d’éducation et de formation relativement homogènes étaient proposées à tous, la motivation et les qualités personnelles faisant ensuite la différence. Les chercheurs ont mesuré, par des analyses de génome réalisées sur plus de 12 000 citoyens évoluant dans différentes branches de l’université et de l’économie, dans quelle mesure le patrimoine génétique de ces personnes influait sur leur succès dans leurs études ou dans leur activité professionnelle. FAUT-IL SOUTENIR LA MÉRITOCRATIE ? Les mesures réalisées par l’équipe de Kaili Rimfeld, du King’s College de Londres, et de Tonu Esko, du centre génomique estonien de l’université de Tartu, indiquent que l’impact des gènes sur la réussite des

Finlande Finlande

personnes aurait été multiplié par trois dans la nouvelle société méritocratique, par rapport à l’ancienne société soviétique. Ce qui indiquerait que dans une société garantissant l’égalité des chances, la différence de valeur individuelle ou de potentiel s’exprimerait avec plus de netteté, et que cette différence de potentiel serait en partie déterminée génétiquement. En partie seulement, car d’innombrables facteurs socioéconomiques, liés à l’environnement familial notamment, viennent aussi moduler le degré de réussite d’un individu dans les études et dans le travail. Les gènes d’une personne ne déterminent jamais son parcours de manière univoque et claire. En l’occurrence, la part des gènes dans la réussite des personnes est de l’ordre de 6 %, ce qui reste très modeste. Mais sur des millions de personnes soumises à des critères de sélection

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Russie Russie Estonie Estonie

Danemark Danemark

Lettonie Lettonie Lituanie Lituanie Russie Russie Biélorussie Biélorussie

Allemagne Pologne Allemagne Pologne UkraineUkraine

dans l’entreprise ou l’administration, cela peut faire la différence. C’est la première fois que l’impact du contexte économique et politique a été mesuré sur l’équilibre des gènes dans une population. Pour nous, c’est l’occasion de s’interroger : quelle égalité voulons-nous vraiment ? L’égalité des chances qui permet à chacun de concrétiser son potentiel, mais creuse parfois les inégalités du fait que les potentiels sont variables ? Ou l’égalité de fait, qui garantit à chacun un niveau de v ie c omp a r able , m a i s b r ide l a liberté, l’entreprise individuelle et le sentiment du mérite récompensé ? Liberté ou égalité ? Finalement, le meilleur moyen de faire coexister ces deux-là repose sans doute sur la fraternité, c’est-à-dire la solidarité qui redistribue en partie les richesses une fois que chaque talent – et chaque « gène », sait-on maintenant – s’est librement exprimé. £

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Influence des gènes sur la réussite

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DÉCOUVERTES C as clinique

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LAURENT COHEN Professeur de neurologie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière.

L’homme qui avait perdu son identité

I

nterne en neurologie, je me souviens d’avoir connu un patient bien singulier. Entre nous, d’une façon malheureusement un peu irrespectueuse, nous l’avions baptisé « le canari », parce que son nom nous était inconnu et qu’il avait été conduit à l’hôpital par la police, vêtu des pieds à la tête de vêtements jaune vif. On l’avait trouvé alors qu’il errait dans les couloirs de la gare d’Austerlitz, à Paris, près de l’hôpital de la Salpêtrière. Ce jeune homme déclarait ne pas savoir ce qu’il faisait là, et surtout, il semblait avoir

EN BREF ££Un jour, à l’hôpital, nous est amené un homme vêtu de jaune, sans papiers, trouvé errant dans une gare et ignorant tout de lui-même, jusqu’à son nom. ££Un choc psychologique a provoqué cette amnésie d’identité, en inhibant les systèmes cérébraux du souvenir. ££Peu à peu, ce patient récupérera son identité.

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tout oublié de son identité : son adresse, sa profession, et jusqu’à son propre nom. Bref, il était devenu amnésique, un amnésique comme les films et les romans en ont décrit une multitude. Pour un amateur de littérature ou de cinéma, il n’y a donc là rien de si surprenant. En revanche, pour les neurologues, nous entrons dans le domaine du rare, de l’étrange, aux limites de ce que nous comprenons aujourd’hui. En effet, ce genre d’amnésie est bien différent de celles que rencontrent habituellement les médecins, par exemple chez les patients souffrant de la maladie d’Alzheimer. Les troubles de la mémoire qui inaugurent cette pathologie empêchent de mémoriser les événements de la vie quotidienne, les informations nouvelles. En revanche, à moins d’être parvenus aux stades les plus avancés de la maladie, les patients « savent qui ils sont », se

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Il erre dans la gare sans savoir ce qu’il y fait… Aux urgences, il ne se souvient pas de son nom, ni de sa profession, ni de sa vie passée : il souffre d’amnésie d’identité. Sera-t-il perdu à jamais ?


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Un fait rare de la neurologie : certaines personnes arrivent à l’hôpital en ayant perdu leur identité. Absentes à elles-mêmes, elles ignorent leur nom et leur histoire. Toutefois, elles ne souffrent d’aucune lésion ou pathologie cérébrale.

souviennent de leur propre nom et de l’histoire de leur vie, au moins dans ses grandes lignes. Le patient vêtu de jaune est bien différent. Les histoires comme la sienne sont rares, mais assez stéréotypées. On retrouve souvent ces amnésiques dans des lieux publics, comme des gares ou des parcs, seuls et dépourvus de papiers d’identité. Point important, ce type d’amnésie, appelée amnésie d’identité, n’est pas le résultat d’une maladie « conventionnelle » du cerveau : il ne s’agit jamais d’une maladie d’Alzheimer, d’un accident vasculaire cérébral, d’une carence en vitamines… Dans ces pathologies neurologiques en effet, l’identité est bien la dernière chose qu’on oublie. L’AMNÉSIE D’IDENTITÉ : UN TROUBLE HYSTÉRIQUE ? C’est pourquoi l’amnésie d’identité a aussi été qualifiée d’amnésie psychogène, conversive ou hystérique, par analogie avec la paralysie hystérique. Dans ce cas, un patient n’arrive plus à bouger une jambe ou un bras, ni à marcher ou à parler, alors qu’on ne trouve pas le moindre dégât objectif dans son cerveau. Amnésie d’identité et paralysie hystérique ont donc un certain air de famille, et sont probablement des phénomènes apparentés. Mais une fois qu’on a dit cela, on n’a pas expliqué grand-chose. On ne peut absolument pas se contenter de botter en touche et de dire : « C’est psychogène ! » (c’est la faute de l’esprit), et « ce n’est pas neurologique ! » (ce n’est pas la faute du cerveau). Tout d’abord, l’amnésie d’identité ne touche pas n’importe qui, n’importe quand. Les hommes sont affectés plus souvent que les femmes. Rétrospectivement, on s’aperçoit qu’en général, les personnes touchées avaient auparavant une personnalité fragile, un passé d’épisodes dépressifs, voire d’idées suicidaires. Souvent aussi, l’amnésie survient à la suite d’un traumatisme psychologique. Il s’agit parfois de soudaines difficultés financières, d’une perte d’emploi, d’une crise conjugale, mais aussi d’événements extrêmement brutaux comme une agression, un viol, la présence sur les lieux d’un attentat. En particulier, on sait depuis longtemps que des cas de ce genre se voient dans les hôpitaux militaires en

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ARRÊTEZ DE NOU$ PR€NDRE POUR DES

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DÉCOUVERTES N euroéconomie

Par Francesco Cardinali, journaliste, publicitaire, titulaire d’un master en économie.

Les économistes « classiques » considèrent les citoyens comme des « econs », c’est-à-dire des êtres au comportement économique froidement rationnel. En 2017, Richard Thaler a obtenu le prix Nobel pour avoir montré que nous sommes bien plus complexes.

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es étudiants qui découvrent l’économie, assoiffés de connaître les rouages de nos sociétés, sont parfois un peu déçus. En particulier quand ils apprennent comment cette discipline modélise le comportement humain, qui ne serait dicté que par de froides déductions logiques et des calculs purement utilitaristes. Nous serions ainsi des êtres fondamentale me nt égoï ste s, c he r c h a nt seu le me nt à maximiser nos gains et minimiser nos pertes. Rationnellement égoïstes, convient-il de préciser, car notre intérêt pour nous-mêmes a une raison bien précise : les ressources étant limitées, la satisfaction de nos besoins ou de ceux de notre groupe ne va pas de soi. Nous devons donc nous en préoccuper activement. Ainsi, les économistes classiques nous considèrent comme des Homo œconomicus parfaitement rationnels. Pour eux, ce modèle du comportement humain est l’unique moyen d’y voir clair dans la complexité des phénomènes économiques et d’utiliser des méthodes quantitatives pour les décrire. Certes, il n’a rien d’enthousiasmant. Au point que dans la première moitié du

EN BREF ££L’attribution du prix Nobel 2017 à Richard Thaler, un économiste comportemental, est l’un des nombreux indices qui attestent du poids croissant de la psychologie dans les études économiques. ££Thaler a introduit le terme d’« econs » pour se moquer de ces êtres au comportement purement rationnel qu’envisagent les économistes classiques. Pour lui, au contraire, nous sommes sans cesse influencés par nos limites cognitives et nos émotions. ££Il a développé de nombreux outils fondés sur ce principe, comme le nudge, qui désigne une méthode d’incitation douce, sans contrainte.

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siècle, l’essayiste britannique Thomas Carlyle qualifiait l’économie de dismal science (« science triste »). Il contestait aussi âprement la théorie du calcul utilitariste, affirmant qu’elle ne peut que passer à côté de « ce qu’il y a de meilleur dans l’espèce humaine ». UN LAURÉAT INATTENDU Anecdotes historiques mises à part, tous ceux qui ont étudié ou étudient encore l’économie sur les bancs de l’université savent que les équations de la théorie conventionnelle ne comportent pas de variables pour nos sentiments. Pourtant, le 9 octobre 2017, le prix Nobel d’économie a été attribué à Richard Thaler, de l’université de Chicago, « pour avoir inséré des hypothèses psychologiquement réalistes dans les analyses du processus décisionnel économique ». Tous les commentateurs soulignent alors l’importance de ce choix inattendu, qui va à l’encontre de la doctrine dominante. Et qui marque, selon certains, le début d’une révolution dans les rapports entre économie et psychologie. L’un des premiers économistes influents à se féliciter publiquement de ce choix est Robert Shiller, l’un des pères de la finance comportementale, lui aussi lauréat du prix Nobel (en 2013, avec Eugene Fama et Lars Peter Hansen, « pour leur contribution à l’analyse empirique des prix

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Pourquoi ne voit-on que le négatif ?

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DÉCOUVERTES P sychologie

Une mauvaise nouvelle l’emporte souvent sur dix bonnes arrivées la même journée. Pourquoi ne parle-t-on jamais des trains qui arrivent à l’heure ? À cause d’un biais cognitif, le biais de négativité, qui fausse nos appréciations. Quand on arrive à s’en défaire, la vie devient beaucoup plus agréable. Par Daniela Ovadia, journaliste scientifique et chercheuse à l’université de Pavie.

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argie Warrell, spécialiste de la psychologie du travail et l’une des plumes de la revue économique Forbes, est aussi mère de trois adolescents. Une très mauvaise mère selon sa fille aînée… Margie le raconte à ses lecteurs : « Lorsque ma fille avait 4 ans, je suis arrivée en retard à un spectacle de classe. J’aurais dû partir de la maison plus tôt. J’aurais dû prévoir que le parking de la maternelle serait plein. Je n’aurais pas dû emmener avec moi mes deux autres enfants, de trois et un an à l’époque. Mais ce qui est fait est fait. Depuis, ma fille pense qu’on ne peut pas compter sur moi ; cet épisode a pris pour elle une importance disproportionnée. Pourtant, je suis arrivée à l’heure à des dizaines de spectacles, fêtes et réunions, mais je paierai cette erreur jusqu’à la fin de ma vie. » C’est ainsi que l’auteure explique à quel point des événements vécus comme négatifs influencent parfois nos jugements et nos décisions sur le long terme. Le bien et le mal comptent parmi les premiers concepts abstraits que les enfants comprennent : dès leur plus jeune âge, ils sont capables de classer une expérience ou une émotion selon cette dichotomie. Mais le bien et le mal ne sont pas

EN BREF ££Notre cerveau a tendance à faire davantage attention et à mieux mémoriser les événements et traits de personnalité négatifs, que les positifs. ££Ce biais de négativité influence non seulement nos décisions, mais aussi nos jugements sur autrui et sur les situations. ££Savoir qu’il existe est un premier pas pour mieux apprécier certains faits.

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psychologiquement équivalents et n’ont pas le même impact sur notre cerveau. Depuis les années 1960, de nombreuses études de psychologie l’ont démontré, et en 1980, la psychologue américaine Susan Fiske a synthétisé ces données, du moins pour les relations entre individus, dans un article de la revue Journal of Personality and Social Psychology. En se fondant sur une série d’expériences où des volontaires étaient invités à porter un jugement sur des inconnus à partir de certains traits (négatifs et positifs) de leur personnalité, Fiske a conclu que les faiblesses d’un individu nous frappent davantage que ses qualités, même lorsque les deux sont équivalentes en nombre et en valeur. Nous jugeons alors les personnes en nous fondant principalement sur leurs traits négatifs. LE BIAIS DE NÉGATIVITÉ Notre cerveau semble « préférer » les informations négatives aux positives. C’est ce que les psychologues appellent le « biais de négativité » : il pèse lourdement sur nos prises de décisions et nos jugements. Les racines de ce phénomène sont très anciennes : en milieu hostile, ou face à des situations douloureuses ou dangereuses, le fait que le cerveau mémorise en priorité les données négatives, et que cette tendance imprègne l’ensemble de la situation, est un mécanisme qui permet de prendre les bonnes décisions et de sauver des vies, notamment lorsqu’il faut se protéger, fuir ou combattre. L’anecdote de Margie Warrell se retrouve dans plus d’une histoire de famille. Car de petits traumatismes restent parfois imprimés longtemps dans notre mémoire, ce qui modifie la perception que nous avons de nos proches, voire de nous-mêmes. La force des émotions et des événements négatifs se manifeste dans différents contextes : dans la vie de tous les jours, suite à un traumatisme ou même à une mauvaise nouvelle, avec notre entourage, lorsque nous nous remémorons davantage les heurts que les moments heureux ; sur les réseaux sociaux si nous sommes blessés par une remarque, ou encore lorsque nous apprenons de nouvelles choses et subissons des

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DÉCOUVERTES L ’infographie

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Les clés d’un effet placebo réussi Le contexte qui entoure la prise d’un traitement médical est déterminant pour son succès. L’ambiance du cabinet du médecin, le comportement de ce dernier et les attentes du patient – tout cela compte, et bien d’autres choses encore. Texte : Anna von Hopffgarten / Illustration : Yousun Koh

les éléments extérieurs

6 le mode de traitement

Plus c’est invasif, plus ça marche… Les injections sont plus probantes que les comprimés oraux, même sans contenir de substance active.

1 le lieu

Le traitement fonctionne mieux s’il est administré en cabinet qu’à la maison. Le port d’une blouse blanche améliore aussi les effets, si le patient a eu l’occasion de l’associer à des guérisons passées.

7 l’attitude du médecin

Si celui-ci est persuadé de l’efficacité du traitement et le dit clairement, l’issue est généralement meilleure.

2 les médicaments

8 les aspects sociaux

En général, nous préférons les articles de marque aux produits anonymes. Avec les médicaments, il en résulte un effet placebo : ceux qui portent une marque fonctionnent mieux que les génériques.

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Les médicaments chers sont plus efficaces que les bon marché. Étonnamment, une étude récente montre qu’ils ont aussi plus d’effets secondaires, par effet nocebo.

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Les gélules produisent plus d’effet que les comprimés, et les plus grosses sont les plus efficaces !

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Les comprimés bleus tendent à apaiser, les rouges à exciter…

Le regard, la voix ou les contacts physiques avec le médecin peuvent faire paraître ce dernier plus compétent et instaurent la confiance. Des études ont montré que l’hormone du lien, l’ocytocine, produite par notre corps lorsque nous sommes en confiance, renforce l’effet placebo.

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le patient caractère 9 son Les personnes de caractère plutôt stable

11 ses expériences passées

Tout comme le chien de Pavlov avait appris à associer un son à de la nourriture, nous avons tous, un jour ou l’autre, associé le fait d’être traité médicalement à une guérison. C’est pourquoi nous nous attendons aussi à des effets similaires lors de traitements ultérieurs. Une part importante de l’effet placebo repose sur ce type de conditionnement.

répondent mieux aux placebos contre la douleur que ceux qui s’énervent facilement. Elles produisent plus d’endorphines, des molécules qui atténuent la douleur.

10 sa constitution génétique

Les personnes ayant une variante spéciale du gène de la catéchol-O-méthyltransférase (COMT) sont très réceptives aux traitements de type placebo. Cette enzyme est impliquée dans le métabolisme de la dopamine.

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12 les émotions positives

« Ça va vous faire rapidement du bien ! »

On dit que le rire est le meilleur des médicaments. Les émotions positives comme la joie ou la détente favorisent le succès d’un traitement. C’est pourquoi le médecin gagne à instaurer une ambiance de détente et de bien-être.

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« Après une piqûre, j’ai été plus d’une fois guéri. Je suis sûr que ça va marcher. »

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12 « Je me sens confiant. Je n’ai pas du tout peur. »

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Sources : K. T. Hall et al., Catechol-O-methyltransferase val158met polymorphism predicts placebo effect in irritable bowel syndrome, Plos One, vol. 7, e48135, 2012 ; M. Peciña et al., Personality trait predictors of placebo analgesia and neurobiological correlates, Neuropsychopharmacology, vol. 38, pp. 639-646, 2013 ; A. Tinnermann et al., Interactions between brain and spinal cord mediate value effects in nocebo hyperalgesia, Science, vol. 358, pp. 105-108, 2017.

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Dossier

L’INSTANT OÙ TOUT SE DÉCIDE


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Comment notre cerveau intègre-t-il les données d’une situation pour prendre une décision ? Sans même que nous le sachions, il accumule des indices jusqu’au moment où un seuil est franchi. La décision tombe alors. Par Tobias H. Donner, professeur de neurosciences intégratives à la clinique universitaire de HambourgEppendorf, en Allemagne.

EN BREF £ Vais-je acheter cet appartement ? Accepter ce nouveau travail, aller habiter dans une autre ville ? £ Ouvrez l’œil, tendez l’oreille, observez au maximum ce qui vous entoure : le moindre élément, même le plus infime, est pris en compte par votre cerveau.

© Getty Images/ Jamie Grill

£ Celui-ci possède un système interne d’accumulateur d’indices qui livre une décision une fois qu’une masse critique de preuves est atteinte.

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maginez que vous soyez en train de visiter un appartement, dans l’optique de le louer. Vous savez très bien que d’autres candidats attendent leur tour, derrière la porte, pendant que vous faites le tour des chambres. Il va falloir prendre une décision rapide. Alors qu’est-ce qui déterminera votre choix ? Certainement pas une caractéristique unique, comme la taille de la cuisine. Vous considérerez plutôt divers paramètres comme la luminosité de l’appartement, son calme ou la possibilité de passer de douces soirées d’été au balcon. Tout en déambulant dans les couloirs, vous pesez le pour et le contre. Et vous arrivez finalement à la conclusion : « Oui, je veux vivre ici ! »

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INTERVIEW

PHILIPPE DAMIER PROFESSEUR DE NEUROLOGIE AU CHU DE NANTES

COMMENT PRENDRE LES BONNES

DÉCISIONS En pesant le pour et le contre, en dressant des listes de points négatifs et positifs, on pense souvent prendre des décisions rationnelles. Est-ce vrai ? C’est loin d’être le cas ! Pour nombre d’entre nous, prendre une décision rationnelle signifie prendre une décision consciente, réfléchie, que l’on a l’impression de contrôler pleinement. Or ce registre conscient ne représente que la partie « émergée »

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des fonctions du cerveau. Ce dernier dispose en réalité de nombreux modes de fonctionnement automatiques que l’on peut très difficilement maîtriser. On peut les désigner sous le terme de « systèmes ». Et l’ensemble des systèmes automatiques de notre cerveau interagit avec ceux accessibles à notre contrôle conscient. Pour cette raison, même si l’on croit parfois que tout est sous contrôle, nous sommes en fait influencés par le fonctionnement automatique de notre cerveau.

graphique des élèves (viennent-ils d’un quartier favorisé ou défavorisé ?), les autres, non. On constate alors que les enseignants du premier groupe attribuent en moyenne des notes plus élevées aux élèves des quartiers favorisés. Dans le second groupe testé, les notes sont similaires, quel que soit le quartier d’origine de l’élève. Ainsi, les enseignants ayant en tête l’origine géographique des élèves projettent sur eux des stéréotypes qui modulent leur façon de corriger les copies.

De quelle façon cette influence s’exerce-t-elle ? Un des exemples les plus parlants est celui des stéréotypes. Notre cerveau est doté de programmes comportementaux puissants qui nous protègent des dangers potentiels : ils font notamment intervenir l’amygdale, une zone ultrasensible et profonde du cerveau qui surveille notre environnement pour en détecter les dangers et les opportunités. Cette zone est reliée à de nombreuses zones du cerveau, dont le cortex préfrontal, pivot de la pensée consciente et des comportements complexes. Lorsque nous nous trouvons face à quelqu’un qui nous est différent, sur le plan physique ou culturel, le programme d’alerte s’active automatiquement. Cette réaction qui signifie « attention, danger potentiel ! » va alors moduler notre comportement, de sorte que nous faisons moins confiance à la personne qui nous fait face. Sans que l’on sache réellement pourquoi, nous aurons par exemple moins tendance à choisir cette personne comme éventuel collaborateur. Ce mode de fonctionnement du cerveau est à l’origine de tout ce qui est de l’ordre des stéréotypes, des étiquettes qui sont de nature à dévaloriser un individu. Une expérience menée aux ÉtatsUnis l’a montré très clairement : dans cette expérience, les chercheurs demandent à des enseignants, en deux groupes, de corriger des copies. Ceux du premier ont connaissance de l’origine géo-

Cet automatisme existe-t-il aussi chez les enseignants qui se défendent fermement d’avoir des stéréotypes sur leurs élèves ? Bien sûr. Cette réponse est automatique. Elle est donc présente en permanence et chez tout le monde. Elle est même perceptible d’un point de vue physiologique. Si l’on mesure la transpiration ou les battements cardiaques d’un individu confronté à un interlocuteur très différent de lui, on constate que ces signaux changent.

Cette influence peut-elle être modulée par la volonté, ou est-elle totalement hors de contrôle ? Le fait de savoir que l’on est sujet à cet automatisme permet de le contrôler dans une certaine mesure et d’atténuer ses effets. En consultation, par exemple, si un patient est très différent de moi d’un point de vue culturel, je peux éprouver de l’inconfort et devenir moins empathique. Je dois alors me rappeler que des stéréotypes s’appliquent et que je dois m’efforcer de maintenir l’empathie. Finalement, nos décisions sont parasitées par le fonctionnement automatique de notre cerveau. Cet automatisme nous est pourtant bien utile ! Le cerveau cherche en permanence à gagner du temps et à préparer nos comportements. Il se repose donc sur des fonctions essentielles : la rapidité, la prédiction et l’anticipation. D’où l’intérêt des systèmes automatiques. Si je veux me saisir d’une tasse posée devant moi, je n’ai pas besoin de penser à tous les

Nos décisions sont souvent faussées par des automatismes de notre cerveau. Ces automatismes sont connus : prenons-en conscience et nos choix seront meilleurs ! N° 101 - Juillet-août 2018


DOSSIER C OMMENT PRENDRE LES BONNES DÉCISIONS

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Les

10 grands pièges de la décision

Vous allez visiter un appartement ? Acheter un nouveau manteau, un livre ou du shampooing ? Vous recrutez un futur collaborateur ? Dans toutes les situations du quotidien, vous serez amené à prendre des décisions, et presque toujours un piège se cache quelque part. Découvrez ces multiples biais et les solutions pour les déjouer. Texte : Sebastien Bohler / Illustration : Stan Aghassian (stan.aghassian@gmail.com)

1 l’aversion aux pertes

Nous fondons souvent nos choix sur la peur des désavantages qui peuvent en découler. Par exemple, lorsque nous devons choisir entre deux sandwichs sans savoir s’ils sont bons ou mauvais, nous préférons acheter le moins cher, parce que s’il se révèle mauvais, nous aurons perdu moins d’argent. Le bénéfice d’avoir un très bon sandwich après avoir payé cher passe au second plan, en situation d’incertitude.

2 le biais de représentativité

Face à un choix incertain, nous estimons les probabilités en fonction du nombre d’exemples que nous pouvons trouver. Ainsi, si nous voulons savoir si l’avion est plus ou moins sûr que la voiture, nous nous remémorons toutes les fois où nous avons vu des accidents d’avion à la télévision, et nous constatons que ces exemples sont beaucoup plus fréquents que ceux d’accidents de voiture. Nous pouvons alors en conclure que la voiture est plus sûre, et avoir peur de prendre l’avion. Ce qui est faux.

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3 le biais de primauté

Quand on nous dresse la liste des avantages et des inconvénients d’un produit ou d’une personne, les premiers éléments de description forgent notre décision. Par exemple, si vous visitez un appartement et que le propriétaire vous fait d’abord contempler la vue magnifique et la taille du salon, avant de vous dire que les charges sont élevées, vous aurez plus de probabilités de l’acheter que s’il commence par les charges avant de vous parler de la vue et du salon.

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4 la dévalorisation temporelle

Lorsque nous avons le choix entre une option immédiate qui apporte un avantage modéré et une option future qui comporte un avantage plus important, nous avons tendance à choisir l’option immédiate. Par exemple : nous préférons craquer pour un vêtement qui nous plaît maintenant, même si nous aurions besoin de cet argent à long terme pour un projet immobilier.

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Rien d’important dans cette zone

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5 le biais de conformité

Si vous devez choisir entre deux magazines ou deux livres à acheter, et que vous avez beaucoup entendu parler du premier et non du second, vous penserez qu’il est meilleur et aurez tendance à le choisir. L’effet de groupe pèse sur vos choix. Parfois, il se matérialise à travers les marques. Des expériences de neuro-imagerie ont montré que nous trouvons meilleure une même boisson lorsqu’elle porte une marque connue qu’une marque inconnue.

6 l’effet de congruence

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Si vous faites vos courses pour la semaine alors que vous n’avez pas encore mangé, vous achèterez plus de produits alimentaires et moins de produits de consommation courante (nettoyage, entretien, décoration) que si vous faites vos courses après avoir déjeuné. Le cerveau produit des actes qui s’alignent sur ses sensations internes (ici, la faim) même si ce n’est pas intelligent au-delà de quelques heures.

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7 le biais de confirmation

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Quand vous commencez à vous faire une opinion de quelqu’un ou d’un produit, vous ne voyez plus que les éléments qui confirment cette opinion initiale. Par exemple, si vous pensez qu’un candidat est adapté à un poste, vous aurez tendance à prêter davantage attention aux caractéristiques de son CV qui vont en ce sens, et votre choix se figera sans possibilité de retour en arrière.

8 le biais de simple exposition

Voir de manière répétée et régulière un même objet, un même nom ou une même personne, nous conduit à trouver cet objet ou cette personne plus sympathique. Cela peut être une marque de shampooing ou la tête d’un animateur que l’on a vue en boucle dans des publicités. Dans un contexte professionnel, avoir été « vu » permet de biaiser le choix de ceux qui vous recruteront.

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9 la réactance

Nous prenons parfois nos décisions dans le but de nous opposer à des tentatives de persuasion venant d’autrui. Par exemple, des fumeurs à qui l’on explique que fumer est très dangereux peuvent s’enfermer dans leur comportement parce qu’ils ont le sentiment qu’on veut leur dicter leur conduite, et que s’opposer à ces tentatives de persuasion est une façon de préserver leur liberté. Dans ce cas, leur choix est réactionnel, et non maîtrisé.

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10 le biais d’inertie

Nous privilégions souvent le statu quo lors de nos décisions. Si on nous présente deux options dont l’une reprend des caractéristiques d’une situation antérieure, elle a davantage de chances d’être sélectionnée. Les individus préfèrent ainsi souvent rester avec leur ancien fournisseur d’électricité, même si les conditions d’un nouvel opérateur sont plus avantageuses.

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DOSSIER C OMMENT PRENDRE LES BONNES DÉCISIONS

QUAND ON NE SAIT PLUS Par Daniela Ovadia, codirectrice du laboratoire Neurosciences et société de l’université de Pavie, en Italie, et journaliste scientifique.

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CHOISIR Stressé ? Anxieux ? Attention, votre capacité à faire les bons choix peut en pâtir. Retrouver un peu de sérénité est essentiel avant d’affronter les décisions qui comptent.

EN BREF ££Des expériences chez l’animal et chez l’homme montrent que le stress et l’anxiété entraînent des décisions aberrantes.

© Films du carrosse/Collection Christophel

££Ces émotions perturbent le fonctionnement de zones cérébrales essentielles à l’évaluation des risques et à la prise de décision. ££Il est possible d’atténuer ces dysfonctionnements grâce à des médicaments contre l’anxiété ou à une psychothérapie. ££Dans le cas de certaines pathologies neurodégénératives, ces zones cérébrales sont hélas détruites et les facultés décisionnelles des patients irrémédiablement compromises.

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situation –, son excès se révèle en revanche souvent dévastateur. Un stress intense pourrait même compromettre la lucidité d’un individu pendant des durées allant jusqu’à plusieurs jours.

n 2007, plusieurs sociétés d’investissement américaines font faillite, déclenchant une réaction en chaîne. La crise se propage et devient mondiale. Pendant plusieurs années, elle entraîne la plupart des économies industrialisées de la planète dans la récession. Dès les premiers soubresauts de la crise, Jeansok Kim, professeur de psychologie à l’université de Washington et spécialiste des effets du stress sur les capacités décisionnelles, dresse un constat sans appel : la plupart des décisions économiques qui ont un impact sur l’humanité entière dépendent de personnes hyperstressées, alors que ces dernières ne devraient pas assumer de responsabilités importantes. En effet, si le stress favorise la prise de décision à petite dose – en stimulant les systèmes cérébraux de l’attention, qui nous permettent de mieux saisir les détails d’une

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UNE INCAPACITÉ À TIRER LES LEÇONS DE SES ERREURS C’est en tout cas ce que suggèrent les expériences de Kim, conduites sur des rongeurs. « Les rats sont divisés en deux groupes », explique le professeur. « Le premier est exposé à un stress avant la prise de décision, tandis que le second est laissé en paix. Or les animaux du premier groupe font des choix tout à fait irrationnels. Et l’effet négatif perdure jusqu’à une semaine après l’exposition au stress. » Ainsi, les rats stressés ne corrigent pas un comportement inadapté : quand une branche d’un labyrinthe expérimental mène à une plus grande récompense qu’une autre, ils apprennent bien plus lentement à l’emprunter que des animaux non stressés. « Pour confirmer l’origine biologique du mécanisme, nous leur avons administré une substance qui bloque l’activité de l’amygdale, le centre cérébral des tensions et de la peur. Après le traitement, ils se sont comportés normalement. » Les comportements mis en évidence par ce type d’études sur des modèles animaux sont


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ÉCLAIRAGES p. 54 Beltrame, aux racines du sacrifice p. 60 Motiver un salarié sans argent

Retour sur l’actualité CÉDRIC PATERNOTTE

Maître de conférences en philosophie à Sorbonne Université, membre de l’équipe de recherche « Sciences, normes, décision », spécialiste de l’altruisme et de la coopération.

Beltrame Aux racines du sacrifice

Qu’est-ce qui pousse certaines personnes à se sacrifier pour les autres ? Un mélange d’empathie et de valeurs humaines « cristallisées » dans leur esprit, suggèrent les recherches en psychologie. N° 101 - Juillet-août 2018

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e 23 mars 2018, Radouane Lakdim se retranche dans un supermarché de Trèbes, près de Carcassone, prenant tous ses occupants en otage. Après l’arrivée des autorités sur les lieux, le lieutenant-colonel de gendarmerie Arnaud Beltrame offre de se substituer à une femme retenue par l’assaillant. Ce dernier accepte. Un peu plus tard, il ouvre le feu sur l’officier, juste avant que l’assaut ne soit donné par le GIGN. Beltrame succombera à ses blessures le lendemain. Immédiatement, les hommages se multiplient. Le président Emmanuel Macron déclare ainsi que le gendarme est « tombé en héros » et mérite « respect et admiration de la nation tout entière ». Si


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28 MARS 2018

© Getty images / Chesnot / Contributeur

Hommage national rendu à Arnaud Beltrame, aux Invalides, à Paris.

notre conception de l’héroïsme est soumise à un certain nombre de paradoxes (voir l’article « Lord Jim ou les paradoxes de l’héroïsme », page 94), une chose est sûre : Beltrame a fait preuve d’un altruisme extrême, que tous n’auraient sans doute pas adopté en de pareilles circonstances. Qu’ont de particulier les personnes prêtes à sacrifier leur vie pour en sauver une autre ? Qu’est-ce qui les pousse à se dévouer de la sorte ? Deux niveaux d’explication sont possibles. L’un, évolutionnaire, cherche à identifier comment la sélection naturelle aurait favorisé l’émergence de ce trait de comportement. L’autre, psychologique, s’interroge sur nos raisons intimes d’agir ainsi. Ces deux niveaux sont d’ailleurs complémentaires : si la sélection naturelle favorise le comportement altruiste chez l’être humain, c’est par le biais de mécanismes psychologiques.

L’ACTUALITÉ

LA SCIENCE

L’AVENIR

Le 23 mars 2018, Arnaud Beltrame se substitue volontairement à un otage lors d’une attaque terroriste. Il trouvera la mort dans cet acte d’altruisme extrême.

Les recherches montrent que les altruistes prennent leurs décisions de façon instantanée, mus par une sorte de réflexe. Celui-ci serait dû à leurs capacités empathiques, mais aussi à leur adhésion à certaines valeurs, qu’ils auraient internalisées au point qu’elles modulent leurs automatismes.

Si gènes et culture semblent tous deux jouer un rôle dans l’altruisme extrême, l’importance de leur influence respective reste à préciser. Elle est probablement variable selon les individus.

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VIE QUOTIDIENNE

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p. 76 Quand les objets comblent le vide p. 84 Apprendre à lire p. 86 Question du mois p. 88 Enfant musicien, enfant malin !

Quand les objets comblent Par Francine Russo, journaliste spécialisée en psychologie du comportement.

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Votre voisin s’achète sans arrêt la nouvelle version de smartphone à la mode ? Il ne veut que des voitures suréquipées et des objets de marque ? Il a peut-être manqué d’amour étant petit, ou n’a que peu d’amis.

ans une salle de classe soigneusement décorée, un garçon âgé de 5 ans, Léo, est invité à décrire son objet préféré. Il évoque, volubile, le t-shirt « dinosaure » que sa maman l’a obligé à mettre dans le panier à linge ce matin. Puis le petit s’installe à l’ordinateur pour participer à un jeu et tenter, évidemment, de gagner. Mais il est loin de se douter que pour les besoins d’une expérience, à laquelle ses parents ont donné leur agrément, les concepteurs du jeu ont truqué les résultats : Léo gagnera la première partie, puis perdra la deuxième (et, pour éviter toute frustration, il remportera la troisième après la fin de l’expérience). Toutefois, juste après avoir gagné puis

perdu, un adulte lui demande s’il veut bien prêter son t-shirt favori à un autre enfant, juste pour une nuit. Cette étude est alors conduite en 2015 par le psychologue Gil Diesendruck et ses collègues de l’université Bar-Ilan en Israël. L’objectif est de déterminer si une blessure narcissique chez le jeune enfant renforce l’attachement que celui-ci porte à ses objets favoris. La réponse est oui. Les résultats sont sans appel : près des deux tiers des jeunes participants sont plus disposés à partager leur objet fétiche après avoir gagné au jeu qu’après avoir perdu. Ce qui n’est pas le cas avec un bien de moindre intérêt : la réussite ou l’échec au jeu n’a aucun impact sur la disposition des enfants à prêter ou non leurs affaires.

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VIE QUOTIDIENNE L es clés du comportement

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NICOLAS GUÉGUEN Directeur du Laboratoire d’ergonomie des systèmes, traitement de l’information et comportement (Lestic) à Vannes.

Enfant musicien, enfant malin !

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L’apprentissage de la musique demande des efforts, mais entraîne une pluie de retombées positives sur la concentration, l’intelligence, la sociabilisation… et ce dès la maternelle !

e 8 juin 2017, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer exposait ses pistes pour réformer l’école dans une interview au journal Le Parisien. Parmi celles-ci : développer l’enseignement de la musique. « Je compte notamment faire en sorte qu’il y ait des chorales dans toutes les écoles et collèges », annonçait ainsi le ministre. « Nous allons aussi encourager les pratiques instrumentales et les concerts. » Que penser de cette annonce ? Les écoliers doivent déjà apprendre la lecture, l’écriture, le calcul, la géographie, l’histoire… La pratique musicale mérite-t-elle une place de choix dans leurs agendas surchargés ? Hé bien oui, si l’on en croit les recherches en psychologie. Dès le plus jeune âge, l’exigence et la rigueur nécessaires à l’apprentissage d’un instrument semblent déteindre sur de multiples

EN BREF ££Pratiquée en groupe, la musique développe les comportements altruistes et coopératifs. ££Elle stimule aussi de nombreuses capacités cognitives, comme le raisonnement abstrait, la concentration et l’intelligence verbale. ££En moyenne, les enfants et les adolescents musiciens ont alors de meilleurs résultats à l’école.

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capacités cognitives et traits de caractère. Quand elle est pratiquée en groupe, la musique aide en outre à aller vers les autres. DES BIENFAITS DÈS LA MATERNELLE Deux psychologues, Sebastian Kirschner et Michael Tomasello, de l’institut Max-Planck, en Allemagne, ont ainsi montré que les jeux musicaux stimulent la sociabilité et l’entraide dès la maternelle. Dans leur expérience, des paires d’enfants d’environ 4 ans et demi étaient placés face à des fausses grenouilles prétendument endormies, qu’ils avaient pour mission de réveiller. La moitié des binômes étaient armés de petits instruments de percussion, avec lesquels ils devaient jouer en rythme sur une chanson et un accompagnement de guitare, tandis que l’autre moitié n’avaient que leur voix à disposition. Après cette tâche, les deux enfants de chaque duo


© Charlotte-Martin/www.c-est-a-dire.fr

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LIVRES

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p. 92 Sélection de livres p. 94 Lord Jim ou les paradoxes de l’héroïsme

SÉLECTION

A N A LY S E Par Cécile Neuville

PSYCHOLOGIE Une semaine chez Papa, une semaine chez Maman de C laire Wiewauters et Monique Van Eyken de Bœck

PSYCHOLOGIE La Charge mentale des femmes… et celle des hommes d’Aurélia Schneider Larousse

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u cœur d’une vie moderne et dynamique, les femmes, de nos jours, doivent souvent jongler avec d’innombrables tâches : l’organisation des emplois du temps de chaque membre de la famille, leur propre planning professionnel, les obligations administratives, les courses, le ménage… sans oublier le cours de yoga et la soirée entre copines ! Aurélia Schneider, psychiatre et spécialiste des psychothérapies comportementales et cognitives, n’a pas échappé à cette pression quotidienne. C’est ce qui l’a amenée à rédiger ce livre. Elle y partage son expérience personnelle, mais aussi son expertise clinique à l’aide d’exemples de patients qu’elle a accompagnés. Son objectif : aider les femmes – et les hommes, également concernés, même si c’est à un degré moindre – à identifier leur « charge mentale », c’est-à-dire la constellation de tâches à accomplir qui occupe leur esprit à chaque instant. Et surtout, à éviter que ce fardeau ne se transforme en « surcharge mentale », avec, à la clé, un risque de burn-out. C’est pourquoi l’auteure nous offre des solutions concrètes, claires et efficaces, afin de réorganiser nos vies. Elle énumère une série d’outils : la done list, pour reconnaître ce que l’on a réalisé sans le minimiser, le test de l’épitaphe, pour apprendre à renoncer petit à petit à certaines tâches secondaires, le cahier de décharge, pour s’y délester de ses pensées négatives… Ces outils viennent très subtilement compléter des astuces pour améliorer sa relation au temps, s’autoriser des plages de déconnexion et apprendre à relativiser l’opinion des autres, ainsi que son propre jugement sur ses faiblesses. Pour, au final, retrouver plus de douceur envers soi-même. Et c’est avec bienveillance et une belle compréhension des relations entre hommes et femmes qu’Aurélia Schneider conclut son ouvrage sur le sujet du couple. Là encore, elle propose quelques techniques faciles à mettre en œuvre pour optimiser la gestion de la charge mentale… et partager celle de l’autre plutôt que la renforcer ! Cécile Neuville est psychologue à Montpellier et dirigeante du centre de formation en psychologie positive ZenPro.

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NEUROSCIENCES Apprendre la musique d’ Isabelle Peretz Odile Jacob

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a musique est la troisième source de plaisir dans la vie après le sexe et le soleil, selon une étude canadienne. Et c’est loin d’être son seul intérêt ! Les recherches montrent que la pratique musicale développe l’intelligence, favorise la réussite scolaire, rend plus sociable et altruiste… Les bienfaits commencent dès le plus jeune âge : des bébés qui suivent un apprentissage musical adapté sourient davantage et explorent plus leur environnement. La neuroscientifique Isabelle Pairesse, grande spécialiste du sujet, nous raconte tout cela dans ce petit ouvrage aussi dense qu’accessible.

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ifficile d’imaginer ce qu’il se passe dans la tête d’un enfant lorsque ses parents se séparent et que son monde familier est bouleversé. Ce petit livre nous y aide. Coécrit par une psychothérapeute et une enseignante en médiation familiale, il se fonde sur l’expérience clinique des auteures et sur les résultats d’études scientifiques. Les multiples témoignages – de parents et d’enfants – accentuent sa valeur humaine, tandis que l’abondance de conseils pratiques en fait un précieux guide pour surmonter cette épreuve. À recommander à tous les parents qui se séparent, mais également aux autres adultes qui gravitent autour des enfants – professeurs, entraîneurs sportifs… Eux aussi ont leur rôle à jouer.


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COUP DE CŒUR Par Nicolas Gauvrit

SOCIOLOGIE L’Interprétation sociologique des rêves de B ernard Lahire La Découverte NEUROSCIENCES Ça va pas la tête ! de D anièle Tritsch et Jean Mariani Belin les «Dèsannées 2030,

nous allons, grâce à l’hybridation de nos cerveaux avec des composants électroniques, disposer d’un pouvoir démiurgique. » C’est ce type d’affirmation, émise par le pape du transhumanisme Ray Kurzweil, qui a poussé les auteurs à prendre la plume. Dans cet ouvrage, deux neuroscientifiques spécialistes du vieillissement nous expliquent pourquoi il ne sera pas si simple de nous rendre immortels et tout-puissants. Sans trop s’aventurer au jeu des pronostics, ils nous en apprennent beaucoup sur ce qui fait chaque cerveau unique, mais périssable.

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’il est un domaine qui fascine autant qu’il prête à polémique, c’est bien celui de l’interprétation des rêves. De la psychanalyse aux neurosciences, de multiples chapelles s’affrontent ou s’ignorent. Le sociologue Bernard Lahire propose ici de nouvelles pistes afin de prendre en compte l’importance du facteur social : le rêve se nourrissant des événements vécus lorsque nous sommes éveillés, son contenu et sa structure doivent laisser transparaître nos relations avec notre entourage ou l’influence de notre milieu socio-économique. Dans la défense de sa thèse, l’auteur impressionne par sa capacité à s’appuyer sur un vaste éventail de connaissances issues de disciplines variées. Et par la brillante synthèse qu’il en dresse au passage.

PSYCHOLOGIE T otal bullshit de S ebastian Dieguez P uf

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ue peut donc cacher, sous ce titre intriguant, le livre de Sebastian Dieguez (chroniqueur à Cerveau & Psycho) ? Une satire, une longue moquerie ? Ou un essai philosophique rigoureux, truffé de notes de bas de pages, qui explore la nature des fake news, de l’ère postmoderne et du relativisme généralisé sévissant dans notre monde connecté ? L’ouvrage réussit précisément le mariage inespéré, mais heureux, de ces deux options. D’une part, il déroule une réflexion abondamment documentée sur le bullshit (ou billevesée, baratin, calembredaine, plus prosaïquement « du flan »…). On apprend que des philosophes avertis se sont attaqués à la question de ces énoncés vides, discours souvent imaginés par des « beaux parleurs » qui se fichent de la justesse de ce qu’ils racontent, et même de savoir si un sens peut y être attaché sans ambiguïté. Seul compte l’effet produit, la rétribution qu’ils en tirent sous forme de prestige et de reconnaissance sociale. Académique, publicitaire, politique, pseudo-profond ou machiste, le baratin se décline en mille versions, qui toutes concourent par leur expansion à l’avènement de l’ère de la post-vérité. Mais d’autre part, Sebastian Dieguez réussit avec brio à ne pas sacrifier le plaisir des mots à la solidité de l’analyse. On ressent et on partage tout au long de la réflexion un goût prononcé pour les jongleries de sens et de vocabulaire, qui donne au texte une saveur extraordinairement réjouissante. C’est ainsi avec le plus grand sérieux que l’auteur nous amène, par un raisonnement sans faille, à adopter ce théorème selon lequel « tout connard [au sens du philosophe Aaron James] est un bullshiteur ». Certains livres surfaits, certains articles creux arborent un titre sérieux et savant, qui inspire immédiatement confiance au lecteur pressé. Ce sont des exemples manifestes de bullshit. Total bullshit ! en est le parfait négatif. Derrière son titre primesautier se cache une véritable pensée de fond sur la nature de cette pollution cognitive qui engloutit l’humanité : le baratin généralisé et son lien avec une posture inquiétante vis-à-vis de la vérité elle-même. Nicolas Gauvrit est chercheur en sciences cognitives au Laboratoire CHArt de l’École pratique des hautes études, à Paris.

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LIVRES N eurosciences et littérature

SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.

Lord Jim

ou les paradoxes de l’héroïsme

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ui n’a jamais rêvé d’être un héros ? Ne serait-ce que le héros du jour, porté en triomphe, félicité, admiré de tous… Avant, bien évidemment, de s’effacer humblement, en déclarant avec sincérité que « tout le monde en aurait fait autant »… Hélas, non seulement, par définition, les héros ne courent pas les rues, mais il s’avère que le concept d’héroïsme se laisse assez mal appréhender. Les questions sur ce qui constitue ou pas un héros font en effet, depuis quelques années, l’objet d’analyses psychologiques plutôt déroutantes, surtout pour qui compte s’engager ainsi sur la voie de la renommée. Mais bien avant que ce thème ne suscite l’intérêt – tardif – des chercheurs, nul n’a mieux exprimé les problèmes posés par l’héroïsme que Joseph Conrad, dans son roman Lord Jim, publié sous forme de feuilleton au tournant du xx e siècle (1899-1900). Prenant à rebours les schémas classiques du roman d’aventures, Conrad y dresse le portrait d’un homme qui souhaite devenir un

Selon les scientifiques, nous aurions une tendance innée à vénérer les héros. Ce qui pousse certains à vouloir en devenir un à leur tour. Or cette volonté se heurte à de profonds paradoxes, comme le décrit magistralement un roman, Lord Jim, de Joseph Conrad.

EN BREF ££Lord Jim raconte l’histoire d’un jeune homme qui rêve de devenir un héros et s’engage dans la marine marchande. ££Les travaux de psychologie confirment toute la fascination qu’exerce sur nous l’héroïsme, qui favoriserait la vie de groupe en instaurant des « modèles moraux ». ££Mais l’insatisfaction latente de Jim préfigure une autre découverte des chercheurs : notre conception de l’héroïsme est fondamentalement ambiguë.

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héros, mais ne sait pas comment y parvenir. Le héros du livre, Jim, n’en est donc pas tout à fait un, et c’est ce qui fait tout le sel de cette profonde et troublante étude de cas. DU RÊVE AU DÉSASTRE Tels Don Quichotte gavé de récits de chevalerie et Emma Bovary assoiffée de romans à l’eau de rose, Jim développe très tôt une imagination débordante : « À la suite de lectures de vacances consacrées à des récits d’aventures il se découvrit une vocation pour la mer. » Il a hâte d’en découdre avec le destin afin de montrer sa valeur et son courage, et acquiert rapidement une haute estime de ses capacités. Quel meilleur test, dès lors, que de s’engager dans la marine, cet univers où le danger des éléments le dispute aux menaces des flibustiers et autres sauvages ? Hélas, c’est sur un « bateau-école pour officiers de la marine marchande », encore loin des aventures maritimes auxquelles il aspire, qu’il

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L’avez-vous lu ?

p. 30

PIQÛRE PLACEBO

Une piqûre, même d’eau salée, produit un effet thérapeutique parce que le patient « croit » très fort au traitement, selon l’idée que « si l’on fait une injection, c’est du sérieux ». Il en résulte un effet d’autopersuasion bénéfique au malade. p. 88

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d’apprentissage de la musique, à raison de une heure par semaine, améliore les capacités de mémorisation et d’abstraction chez des enfants de 4 et 5 ans. Une vingtaine d’heures de musique suffisent à faire progresser l’intelligence verbale de 20 %. p. 34

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BIAIS NÉGATIF

Il suffit d’être en retard une fois au spectacle de fin d’année de votre enfant pour qu’il vous en veuille pour un bon bout de temps. Il ne prendra aucunement en compte les dizaines de fois où vous avez été à l’heure à la sortie de l’école, pour l’amener au sport ou pour son concert de violon. La faute à une tendance ancrée dans les neurones à ne considérer que les événements négatifs – le même phénomène qui fait qu’on ne parle que des trains qui arrivent en retard.

DILATATION PUPILLAIRE

Lorsque la pupille se dilate, cela reflète une augmentation d’activité cérébrale. On peut ainsi savoir à quel moment une personne s’apprête à prendre une décision importante.

p. 20

20 %

des coûts de nettoyage des toilettes d’aéroport ont été économisés en Hollande après le collage de fausses mouches en trompel’œil sur les parois des urinoirs.

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MAMOUDOU GASSAMA

Le jeune Malien sans papiers qui a sauvé un bébé sur le point de tomber d’un immeuble a déclaré : « Je n’ai pas pensé à la peur, j’ai juste pensé à le sauver. » Les études psychologiques montrent que dans les actes héroïques, ce sont les tripes qui parlent, et pas forcément le calcul des bénéfices et des risques.

EFFET D’ANCRAGE

Combien y a-t-il de pays Africains à l’Onu ? Si vous venez de tirer un ticket de tombola avec un numéro élevé, vous répondrez autour de 50. Si vous avez tiré un numéro faible, vous répondrez aux alentours de 30. Car votre cerveau s’ancre sur le dernier chiffre qu’il a vu pour livrer des estimations d’ordre général.

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12 %

de glucose en plus consommés par notre cerveau lorsqu’il est stressé. D’où une tendance à grignoter quand on est sous pression, par exemple au travail.

Imprimé en France – Roto Aisne (02) – Dépôt légal juillet/août 2018 – N° d’édition M0760101-01 – Commission paritaire : 0718 K 83412 – Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 18/05/0009 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot


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