Cerveau & Psycho
N° 104 Novembre 2018
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FOMO : CETTE PEUR DES OCCASIONS MANQUÉES QUI NOUS GAGNE
SE RECONSTRUIRE APRÈS L’ÉPREUVE Dernières découvertes sur la résilience avec Boris Cyrulnik
PSYCHOLOGIE SOCIALE LE POUVOIR ÉTONNANT DES EXCUSES
CLIMAT LES RAISONS DE NOTRE INACTION PHOBIE SCOLAIRE DES SIGNES D’ANXIÉTÉ À REPÉRER AU PLUS TÔT D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF
COLLECTION
Action sociale et empowerment
Croyez-vous aux théories du complot ?
Le management juste
Bernard VALLERIE
Anthony LANTIAN
Thierry NADISIC
Un ouvrage synthétique, centré sur le développement du pouvoir d’agir, pour aider les personnes en difficulté sociale à devenir actrices de leurs propres changements.
Pour comprendre les mécanismes de croyances attachés aux théories du complot de plus en plus prégnantes dans les médias depuis quelques années.
Premier livre pour le grand public sur les dernières recherches en comportement organisationnel. Une autre vision du management avec, en exergue, le bien-être au travail.
Une coédition UGA Éditions et PUG 2018 – 80 p. – ISBN : 978-2-7061-4230-7
Une coédition UGA Éditions et PUG 2018 – 80 p. – ISBN : 978-2-7061-4229-1
Une coédition UGA Éditions et PUG 2018 – 96 p. – ISBN : 978-2-7061-4228-4
uga-editions.com
Diffusion Sofédis
Une lecture simple et rapide de la recherche actuelle
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N° 104
NOS CONTRIBUTEURS
ÉDITORIAL
p. 16-17
SÉBASTIEN BOHLER
Lionel Naccache
Neurologue, chercheur en neurosciences cognitives à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière, à Paris, Lionel Naccache explore les bases cérébrales de la conscience humaine et des états limites comme le coma ou les états de conscience minimale.
Rédacteur en chef
Le temps d’un café
p. 58-64
Boris Cyrulnik
Psychologue et neuropsychiatre, il est directeur d’enseignement à l’université Toulon-Var. Grand spécialiste de la résilience, Boris Cyrulnik s’intéresse aujourd’hui aux traumatismes psychiques qu’ont subis les victimes des attentats, ainsi qu’à leur guérison.
p. 70-74
Fabien Girandola
Professeur de psychologie sociale de la communication à l’université d’Aix-Marseille, Fabien Girandola mène ses recherches sur le changement de comportement et les techniques de persuasion douces (nudges), notamment dans le contexte du réchauffement climatique.
p. 82-85
Daniela Ovadia
Codirectrice du laboratoire Neurosciences et société de l’université de Pavie, Daniela Ovadia étudie les biais cognitifs qui nous induisent en erreur dans des domaines aussi variés que la prise de décision, les émotions ou les comportements sociaux.
V
ous êtes avec quelques amis dans une maison en flammes. Il n’y a aucune issue et par la fenêtre on voit les flammes lécher les murs en remontant du rez-de-chaussée. Il reste un peu de café pour ceux qui en veulent. Que faites-vous ? 1) Vous vous dites qu’il reste au moins cinq minutes avant que les flammes n’atteignent votre étage, et que vous avez bien le temps de prendre un café. 2) Vous pensez que vous résistez plutôt bien aux flammes. Les autres vont certainement rôtir, mais vous, ça devrait aller. 3) Vous avez tout de suite repéré le truc : ces flammes ne sont pas réelles. Ce sont des effets spéciaux créés par des gens qui veulent vous effrayer, peutêtre pour prendre le café qui est dans la pièce. 4) En fait, vous n’êtes pas tout à fait sûr que ces flammes soient vraiment truquées, mais ce que vous voyez, c’est que plusieurs de vos camarades sont d’accord avec vous. Et ça, c’est intéressant parce que ça va vous permettre de vous liguer contre les autres pour prendre tout le café qui reste. Résultats du test : si vous avez répondu 1), 2), 3) ou 4), vous êtes mort. Si vous avez répondu une quelconque combinaison aussi, d’ailleurs. Le problème : une partie très importante de l’humanité, confrontée aux échéances climatiques catastrophiques qui se profilent, a tendance à répondre 1), 2), 3) ou 4). Vous le verrez en page 70. Maintenant, il y a plein d’autres choses très intéressantes dans ce numéro, comme l’indispensable résilience qui nous permet de nous reconstruire après une épreuve difficile, ou la redécouverte de notre odorat, véritable sens oublié. Mais ça, c’est pour agrémenter les cinq minutes qui nous restent autour d’un bon café. £
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SOMMAIRE N° 104 NOVEMBRE 2018
p. 18
p. 26
p. 36
p. 51-69
Dossier
p. 44
p. 6-49
DÉCOUVERTES
p. 51
p. 6 ACTUALITÉS Ados : pourquoi tant de désordre ? Un détecteur de mauvaise humeur dans le cerveau « Resynchroniser » les schizophrènes ? Sans eau, notre cerveau rétrécit !
p. 34 I NFOGRAPHIE
p. 16 FOCUS
p. 36 PERCEPTION
À cause d’un mécanisme d’oubli défaillant, les scènes pénibles resurgissent.
Il détecterait jusqu’à un milliard d’odeurs et surpasserait parfois celui du chien. Comment a-t-on pu le sous-estimer à ce point ?
Pour les traumatisés, impossible d’oublier Lionel Naccache
p. 18 N EUROBIOLOGIE
Quand l’immunité monte à la tête
Le système immunitaire aurait la capacité de modifier le fonctionnement du cerveau.
Quand meurt le cerveau
Après l’arrêt du cœur, un compte à rebours fatal commence… Anna von Hopffgarten et Martin Müller
Les superpouvoirs de notre nez Frank Luerweg
p. 44 MÉDECINE
Des ultrasons pour guérir le cerveau
Jonathan Kipnis
Des ondes à haute fréquence traitent maintenant certains dysfonctionnements cérébraux et maladies mentales.
p. 26 C AS CLINIQUE
Esther Landhuis
L’enfant qui ne voulait plus aller à l’école
SE RECONSTRUIRE APRÈS L’ÉPREUVE
p. 52 N EUROBIOLOGIE
RENAÎTRE APRÈS L’ÉPREUVE
Certaines personnes semblent mieux « cicatriser » que d’autres après un drame. On commence à comprendre pourquoi. Jana Strahler
p. 58 I NTERVIEW
CRÉER LES CONDITIONS DE LA RÉSILIENCE
Chaque cas est particulier, mais le rôle de la parole est toujours essentiel pour relancer les mécanismes de plasticité du cerveau. Boris Cyrulnik
p. 66 N EUROSCIENCES
QUAND L’ESPRIT RÉPARE LE CORPS
Vomissements, sueurs froides, estomac serré : la peur panique de l’école a chez Éric une origine… familiale.
Travailler sur les états de stress (par la méditation, notamment) enclenche des mécanismes de réparation interne après une maladie grave.
Grégory Michel
Ce numéro comporte un encart abonnement Esprit Yoga sur une sélection d’abonnés France Métropolitaine. En couverture : © Shutterstock.com/mokokomo ; © Getty Images/Eric Fougere/Contributeur
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Patricia Thivissen
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p. 94
p. 78 p. 82
p. 88
p. 70 p. 92
p. 70-81
p. 82-91
ÉCLAIRAGES
VIE QUOTIDIENNE LIVRES
p. 70 R ETOUR SUR L’ACTUALITÉ
p. 82 M ATHÉMATIQUES
La démission de Nicolas Hulot pose la question de nos propres manquements. Une liste de biais cognitifs longue comme le bras.
Non, on n’a pas plus de chances de gagner au loto si on a perdu 10 fois. Mais notre cerveau n’est pas très doué en statistiques.
Climat : les raisons de l’inaction
Fabien Girandola
p. 76 PSYCHO CITOYENNE
CORALIE CHEVALLIER ET NICOLAS BAUMARD
Docteur, votre patient est mort C’est la seule solution qu’ont trouvée les autorités sanitaires américaines pour faire reculer le nombre de morts par opioïdes prescrits médicalement. p. 78 P SYCHOLOGIE SOCIALE
L’angoisse de l’occasion manquée
Les réseaux sociaux nous proposent un trop-plein d’opportunités que nous ne pourrons jamais saisir. D’où... l’angoisse !
p. 92-98
Nul en statistiques ? C’est normal ! Daniela Ovadia
p. 86 L A QUESTION DU MOIS
Pourquoi se sent-on bien après le sport ? L’exercice physique dissipe l’anxiété et modifie l’activité des centres émotionnels du cerveau. Jeannine Stamatakis
p. 88 L ES CLÉS DU COMPORTEMENT NICOLAS GUÉGUEN
Excusez-moi ! De l’intérêt de demander pardon
Dans le doute, excusez-vous : vous serez vu comme un être chaleureux, sensible et doté d’une bonne estime de soi.
Theodor Schaarschmidt
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p. 92 S ÉLECTION DE LIVRES La Plus Belle Histoire de l’intelligence Le corps est le seul langage qui ne ment pas Évaluer le risque de suicide Le Cerveau Pourquoi nous dormons Les Profils émotionnels p. 94 N EUROSCIENCES ET LITTÉRATURE SEBASTIAN DIEGUEZ
Les Hommes protégés Prodigieux effet d’inversion imaginé par Robert Merle dans ce roman de 1974 ! Imaginant une société dominée par les femmes, il montrait les aberrations de l’actuelle domination masculine.
DÉCOUVERTES
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p. 16 Focus p. 18 Quand l’immunité monte à la tête p. 26 L’enfant qui ne voulait plus aller à l’école p. 34 L’infographie
Actualités Par la rédaction NEUROSCIENCES
Ados : pourquoi tant de désordre ?
Votre adolescent ne veut pas ranger sa chambre ? Il préfère passer son temps sur Youtube que de réviser ses examens ? La raison : son cerveau ne fait pas le lien entre l’effort et le bénéfice qu’il en retirera plus tard. C . Insel et al., Nature Communications, vol. 8, p. 1605, 2018.
«
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© Shutterstock.com/Toltemara
évise tes examens au lieu de passer des heures sur Youtube ! » Quel parent n’a jamais essayé de faire comprendre à son adolescent que certaines activités ne lui apportent pas grand-chose mais l’empêchent, en revanche, de développer des compétences qui pèseront lourd dans ses réalisations futures ? UN CERVEAU ERRATIQUE ? Oui, mais… le cerveau adolescent ne raisonne pas comme ça, viennent de démontrer des chercheurs de l’université Harvard. Lorsque vous avez un travail pénible à fournir, vous, la personne adulte, rationnelle et responsable, vous envisagez automatiquement le bénéfice que cela peut vous rapporter, et bien évidemment, plus ce bénéfice futur est élevé, plus vous êtes capable de vous astreindre à une tâche ardue et rébarbative. Chez les adolescents de 13 à 18 ans, cette connexion ne se fait
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p. 36 Les superpouvoirs de notre nez p. 44 Des ultrasons pour guérir le cerveau
SÉCURITÉ ROUTIÈRE RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO
DES MOTIVATIONS MYSTÉRIEUSES Cette découverte a de quoi remettre en cause, d’après ses auteurs, une certaine vision des adolescents. Notamment, il ne serait pas forcément très productif de leur faire miroiter des récompenses s’ils font ceci ou cela, ou des sanctions terribles dans le cas contraire. Vous l’avez sûrement constaté si vous avez demandé dix fois à votre enfant de ranger sa chambre dans laquelle on ne peut même plus se faufiler entre les tas d’habits sales et les cahiers en vrac. Et vous avez dû constater que brandir la carotte ou le bâton n’a
peut-être pas été suivi d’effets très probants. Alors, comment faire ? La question tient plutôt à ce qui a de la valeur pour eux. Ce que nous considérons comme des enjeux (le dollar de l’expérience, un diplôme obtenu ou non, un métier, des problèmes de santé) n’en sont pas forcément pour elon un sondage réalisé par Ipsos leur cerveau. Peut-être cet organe en pleine transformation ajuste-t-il son pour la fondation Vinci Autoroutes, auprès de effort en fonction d’autres para- 1 000 jeunes de 18 à 24 ans et de leurs parents, mètres. On sait que les comporte- 7 jeunes sur 10 seraient à l’écoute des conseils ments de prise de risque, par de leurs parents en matière de sécurité routière. exemple, sont motivés principale- Dans l’ensemble, ils trouvent les conseils approment par le désir de devenir « popu- priés, sur des sujets comme l’alcool, la vitesse ou laire » auprès des camarades. Ou que l’usage des téléphones au volant. Ils estiment que le plaisir immédiat procuré par une les parents trouvent les mots justes et n’exagèrent activité est également prépondérant. pas les dangers abordés. Ces conversations Quand à l’influence des parents sur éveillent en eux un sentiment de responsabilité et les jeunes, elle semble toujours d’intérêt, au point que père et mère sont considérés s’exercer, mais plutôt par le biais de comme les personnes les plus influentes pour les l’exemplarité. guider dans leur apprentissage de la conduite. Une autre façon de voir les Pourtant, une majorité d’entre eux dit ne pas choses est de considérer qu’à partir appliquer systématiquement les conseils entendus de 18 ans en moyenne, le lien entre autour de la table familiale. C’est que, note Daniel les actes du présent et les consé- Marcelli, professeur de psychiatrie de l’enfant et quences futures commencera à se de l’adolescent, le premier mode de transmission mettre en place dans sa connexion des attitudes est comportemental : un apprentisfrontostriatale. Ce qui signifie que sage par mimétisme, en partie inconscient, a lieu cette connexion commence à se chez l’adolescent qui voit son père ou sa mère au construire bien avant, et que l’aider volant. L’exemplarité joue donc un rôle crucial et à le faire peut hâter et consolider le les parents gagneront à s’observer conduire et à processus. Autrement dit, sensibiliser vérifier qu’ils ne font pas, en situation, le contraire en permanence un jeune aux enjeux de ce qu’ils disent à la maison. Toutefois, ce sonreste probablement nécessaire... dage révèle que les jeunes écoutent beaucoup même si, certains jours, on croit ne plus leurs parents que ceux-ci ne le croient, et jamais en voir le bout. £ qu’ils ne doivent pas « lâcher le morceau » en ayant Sébastien Bohler l’impression de parler dans le vide. £ S. B.
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© Shutterstock.com/Garnet Photo
pas vraiment... Par exemple, dans les expériences menées à Harvard, soumis à des épreuves de concentration dont l’enjeu varie de 20 cents à 1 dollar, ils n’ajustent pas leur degré d’effort à la mesure de l’enjeu. Pourquoi cette incapacité à doser son investissement en fonction des résultats potentiels ? Sur le plan cérébral, la capacité à se motiver en fonction d’un enjeu dépend d’une connexion neuronale reliant l’avant du cerveau, le cortex préfrontal, avec un noyau profond appelé striatum, essentiel à la perception du plaisir. Cette connexion ne devient vraiment opérationnelle qu’après 18 ans, et c’est à ce moment que l’on observe, dans ces mêmes expériences, les premiers comportements associant de façon fiable la raison et la motivation.
70 % des jeunes écoutent leurs parents
DÉCOUVERTES A ctualités
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NEUROSCIENCES AFFECTIVES
Un détecteur de mauvaise humeur dans le cerveau . G. Sani et al., Nature Biotechnology, vol. 174, O pp. 730-743, 2018.
Q
uand on broie du noir, peut-on le détecter et réagir pour chasser les idées sombres ? Pour les grands dépressifs ou bipolaires, cette prise de conscience n’est pas toujours aisée. C’est pourquoi l’idée de repérer les chutes d’humeur directement dans le cerveau, en temps réel, fait son chemin. Jusqu’à cette invention : un détecteur de mauvaise humeur. C’est en enregistrant l’activité de dizaines de sites cérébraux chez des sujets hospitalisés que Maryam Shanechi et ses collègues de l’université de Californie à Los Angeles ont créé ce décodeur intracérébral qui détermine à tout moment si notre humeur est à la hausse ou à la baisse. Les électrodes, visibles sur cette image, ont été implantées chez sept patients épileptiques, contraints de subir de telles implantations dans le but de localiser précisément les foyers de leurs crises d’épilepsie. Les électrodes sont situées dans des zones cérébrales réputées pour leur rôle dans la régulation de nos émotions : notamment, le cortex orbitofrontal, le cortex cingulaire antérieur ou l’amygdale. À partir des mesures réalisées en temps réel, un logiciel établit une correspondance entre l’activité de ces zones et les résultats de tests émotionnels passés par le patient, puis apprend à « deviner » l’état affectif du sujet à partir des seules mesures neuronales. S’il fait une erreur, celle-ci lui est signalée et il apprend à affiner ses prédictions. À l’arrivée, le système parvient à identifier l’humeur du sujet avec une précision de 75% (il s’écarte peu de l’humeur mesurée par un questionnaire). L’avantage : l’état affectif est mesuré en continu. Et ces informations peuvent être reliées à un système de stimulation qui va corriger en temps réel l’activité des zones émotionnelles concernées. Un principe appelé « stimulation en boucle fermée », dont on attend beaucoup pour stabiliser les états affectifs de grands déprimés ou dépressifs. Reste à savoir quand enfoncer une électrode dans le cerveau : pour les épileptiques devant subir une opération la question ne se pose pas. Pour les autres, on y réfléchira à deux fois... £ S. B.
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Cortex orbitofrontal Cortex cingulaire Amygdale Hippocampe
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© Sani et al., Nature Biotechnology, modifié à partir du format original
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Quand l’immunité monte à la tête
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DÉCOUVERTES N eurobiologie
Par Jonathan Kipnis, professeur de neurosciences et directeur du Centre de l’immunologie cérébrale et de la glie à la faculté de médecine de l’université de Virginie, aux États-Unis.
Des problèmes de mémoire, une humeur dépressive, des difficultés à socialiser ? C’est peut-être dû à votre système de défense immunitaire, qui aurait la capacité de modifier le fonctionnement du cerveau.
© Shutterstock.com/Jolygon, molekuul_be, matsabe
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endant des décennies, les manuels de biologie ont enseigné que les deux systèmes les plus compliqués de l’organisme – le cerveau et le système de défense immunitaire – étaient quasiment isolés l’un de l’autre. Le cerveau gérait le fonctionnement du corps et le système immunitaire, sa défense, mais les deux ne se rencontraient jamais. Sauf dans le cas de certaines maladies ou traumatismes : alors les cellules du système immunitaire pénétraient dans le cerveau et, dans ce cas, l’attaquaient. Mais cette vision est trop simpliste, d’après les découvertes récentes des scientifiques : depuis quelques années, ces derniers accumulent de plus en plus de preuves en faveur d’une interaction du cerveau avec le système immunitaire, que l’on soit malade ou en bonne santé. Les deux systèmes sont même intimement liés. Les chercheurs ne sont qu’aux débuts de l’exploration de ce nouveau champ foisonnant qu’est la neuro-immunologie. Et déjà, ce domaine serait porteur de nouvelles
EN BREF ££Longtemps, on a cru que le cerveau et le système de défense immunitaire n’interagissaient pas chez les personnes en bonne santé. ££Cependant, les neurobiologistes commencent à accumuler des preuves en faveur d’une connexion étroite entre les deux systèmes. ££Les enveloppes qui entourent le cerveau – les méninges – transmettraient des informations sur les infections cérébrales. ££À l’inverse, le système immunitaire influerait sur le comportement en envoyant des messagers au cerveau.
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explications quant à nos comportements et aptitudes, ainsi que de pistes thérapeutiques prometteuses, pour diverses maladies cérébrales allant de l’autisme à la maladie d’Alzheimer. CERVEAU ET IMMUNITÉ : DEUX SYSTÈMES COMPLEXES Le cerveau est notre ordinateur de bord ; avec la moelle épinière et plusieurs nerfs crâniens (l’ensemble représentant le système nerveux central), il contrôle toutes les fonctions de l’organisme. Il compte près de 100 milliards de neurones que relient quelque 100 milliards de connexions, les synapses. Les neurones et divers types de cellules non neuronales, constituant ce que l’on nomme la glie, forment le parenchyme cérébral, à savoir le tissu responsable du traitement de l’information. D’autres acteurs clés maintiennent l’intégrité de cette structure : les cellules dites stromales qui supportent le parenchyme, et les cellules endothéliales qui composent la paroi des vaisseaux sanguins alimentant le cerveau. L’ensemble forme la barrière hématoencéphalique qui limite le passage de substances des autres régions de l’organisme vers le cerveau.
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© Getty Images/Philippe TURPIN
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DÉCOUVERTES C as clinique
GRÉGORY MICHEL
Professeur de psychologie clinique et de psychopathologie à l’université de Bordeaux.
L’enfant qui ne voulait plus aller à l’école Surprise, au moment de la rentrée : Éric n’est pas allé au collège ! Depuis, il fait des crises à la seule idée de s’y rendre, a des nausées et des maux de tête… Mais derrière ces symptômes se cache une relation complexe avec ses parents…
À
la fin du mois de septembre, une maman très inquiète me laisse un message sur mon répondeur téléphonique : son fils Éric, âgé de 11 ans, n’a pas effectué sa rentrée des classes. Elle me demande de le rencontrer au plus vite tant la situation, qui n’est pas nouvelle (il a déjà manqué les cours plusieurs fois par le passé), semble s’aggraver… Dans la salle d’attente, Éric est blotti contre sa maman, les mains agitées, les pieds se tortillant en tous sens. Tendu à l’extrême, il se montre très soucieux et appréhende la consultation. Sa mère le cajole et le rassure quand j’arrive, puis se lève doucement et me remercie de les avoir reçus si rapidement.
EN BREF ££Éric a refusé de faire sa rentrée au collège. Il panique et devient violent à l’idée d’aller en classe. ££L’année d’avant, son maître l’a humilié devant toute la classe, mais ce n’est pas la seule raison de sa phobie scolaire. ££Il craint d’être séparé de sa mère, comme elle a peur de le perdre… ££Cette angoisse de la séparation alimente son refus anxieux de l’école depuis sa tendre enfance.
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Une fois dans mon bureau, Éric reste passif, se contentant d’écouter le récit de sa maman, dont l’angoisse est palpable : « Comme je l’ai précisé dans mon message, c’est l’un de vos confrères qui m’a orientée vers vous. Éric ne veut plus aller à l’école. Il n’a pas voulu faire sa rentrée en 6e. Votre confrère m’a dit qu’il pourrait souffrir de ce que l’on appelle une phobie scolaire. » En effet, le jour de cette nouvelle rentrée des classes, Éric a refusé de se rendre au collège et est resté dans son lit toute la journée. Sa mère lui a pourtant demandé avec fermeté de se lever et de partir en classe, mais le garçon a refusé catégoriquement, manifestant des réactions d’anxiété très vives, voire de panique, lorsque sa mère l’a extirpé de force de son lit… Depuis ce jour, Éric n’est pas allé au collège. « Nous sommes complètement perdus, mon mari et moi, se confie la maman… Il nous dit qu’il veut rester à la maison et que si nous essayons de
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DÉCOUVERTES L ’infographie
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Quand meurt le cerveau Que se passe-t-il dans notre tête quand nous mourons ? Les unes après les autres, les différentes zones de notre cerveau s’arrêtent. Si nous sommes réanimés, les séquelles seront plus ou moins graves selon le temps écoulé. Texte : Anna von Hopffgarten/Illustration : Martin Müller
Les cellules pyramidales du cortex meurent peu après les neurones du striatum, avec des effets variables selon l’endroit touché. La perception sensorielle ou les fonctions cognitives comme la pensée logique ou le langage, peuvent rester diminuées après une réanimation.
1 Au plus quelques secondes après l’arrêt du cœur, le sujet perd connaissance.
CONSCIENCE
2 Il ne mémorise alors plus rien. Même s’il est ensuite ranimé, il aura tout oublié car la mémoire à court terme s’est éteinte.
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MÉMOIRE MOUVEMENT SENS, PENSÉE, LANGAGE 4
FONCTIONS VITALES
Arrêt cardiaque
Les cellules de la région CA1 de l’hippocampe font partie des neurones les plus sensibles du cerveau. Dès que l’oxygène vient à manquer, leur activité s’effondre.
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Les neurones du striatum, une partie des ganglions de la base, de même que les cellules de Purkinje dans le cervelet, sont aussi très vite atteints par le manque d’oxygénation. C’est pourquoi les personnes ranimées au bout de quatre ou cinq minutes conservent des difficultés de coordination motrice.
4 6 1 minute
Potentiel électrique mesuré en trois sites du cerveau
Entre 2 et 5 minutes après l’arrêt du cœur, les neurones du cerveau ont épuisé leurs réserves d’énergie. La différence de potentiel électrique des membranes cellulaires s’effondre, ce qui entraîne une onde de dépolarisation massive, ou « dépolarisation envahissante » (spreading depolarization, en anglais) En se propageant dans le cerveau, cette onde enclenche des réactions biochimiques neurotoxiques.
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Le tronc cérébral est atteint nettement après le cortex. Il abandonne alors le maintien des fonctions vitales comme la respiration ou la déglutition. Si le patient est maintenu en vie, il ne pourra l’être qu’avec un respirateur artificiel et une sonde alimentaire.
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À mesure que meurent les cellules cérébrales, la personnalité d’un sujet se perd alors de manière irréversible. Si la personne est ranimée à temps, le processus peut être interrompu mais pas inversé.
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Après quatre minutes, se produisent les premiers dommages irréversibles, sur les fonctions cérébrales suivantes : 3
MÉMOIRE 4
MOUVEMENT 5
La mort cérébrale proprement dite ne débute vraiment que dix minutes après l’arrêt du cœur. Entre-temps sont mortes tant de cellules nerveuses, que le cerveau cesse progressivement de fonctionner. Une personne est considérée comme morte cérébralement, quand les critères suivants (entre autres) sont remplis : –P erte de conscience ou coma ; – Absence de réflexes du tronc cérébral, comme des pupilles ne réagissant plus à la lumière ; – Absence de respiration spontanée. Grâce à un nouvel examen pratiqué entre 12 et 72 heures après (selon l’âge du sujet), le médecin doit établir que la perte d’activité cérébrale est irréversible.
SENS, PENSÉE, LANGAGE 6
FONCTIONS VITALES
Les autres organes
Les autres organes du corps ne subissent des dégâts que bien après la mort cérébrale. Le cœur et le foie sont toutefois plus sensibles que les reins, dont l’activité ne cesse qu’au-delà de deux heures.
4 minutes
10 Les données temporelles se rapportent à une personne d’âge moyen à température ambiante, non réanimée. Chacun des processus peut être notablement rallongé par réanimation, baisse de la température corporelle, ainsi que chez les sujets plus jeunes.
SOURCES Dreier, J. P. et al. : Terminal Spreading Depolarization and Electrical Silence in Death of Human Cerebral Cortex, Annals of Neurology, vol. 83, pp. 295-310, 2018. Wissenschaftlicher Beirat der Bundesärztekammer : Richtlinien zur Feststellung des Hirntodes, Deutsches Ärzteblatt, vol. 95, A1861-A1868, 1998.
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nez
Par Frank Luerweg, journaliste scientifique.
Notre nez serait capable de distinguer jusqu’à un milliard d’odeurs. Cette découverte révolutionne notre conception de l’odorat – un sens qui gouverne nos émotions, notre socialité, et qui pourrait même nous aider à conserver une bonne santé mentale.
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Les superpouvoirs de notre
DÉCOUVERTES P erception
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© Shutterstock.com/welcomia
S
i vous vous promeniez sur le campus de l’université Berkeley en Californie au cours de l’année 2015, vous aviez droit à un bien curieux spectacle : une étudiante à quatre pattes dans l’herbe, étrangement gantée, des protections autour des genoux et des coudes, les yeux bandés, et un casque antibruit sur les oreilles ! Mais il y avait plus étonnant que son accoutrement : c’était sa façon de se comporter. Elle baissait sans arrêt la tête et reniflait attentivement le sol herbeux. Elle progressait de quelques centimètres, changeait de direction, reniflait encore, changeait de nouveau de direction, reniflait de nouveau… Mètre après mètre, elle suivait ainsi son bonhomme de chemin, sourde et aveugle, puis soudain elle semblait hésiter plus longuement. Elle dodelinait de la tête de droite et de gauche pendant un moment, avant de se décider à obliquer sur sa droite ou sa gauche. Ce manège faisait partie d’une expérience scientifique imaginée par les neurobiologistes Noam Sobel et Jess Porter. Le but : déterminer si un être humain est capable de suivre une trace odorante en pleine nature. À cette fin, ils avaient dissimulé dans l’herbe une ficelle trempée dans du concentré de chocolat fondu. Toutes les personnes participant à cette expérience (32 au total) étaient privées de leurs autres sens comme la vision, le toucher ou l’ouïe. Tout ce qui leur restait pour s’orienter, c’était l’odorat. Malgré cela, 21 des 32 participants ont suivi avec succès la trace odorante de bout en bout. Certes, cela leur a pris du temps, mais la performance n’était pas très éloignée de celle d’un chien, comme on peut le voir sur la vidéo « Human Sniffer » disponible sur Youtube et réalisée par Paolo Tagliaferri. En soi, le résultat n’était pas si surprenant que cela, car les arômes utilisés étaient relativement puissants, bien au-delà du seuil de perception consciente des odeurs. « Mais nous avons réitéré l’expérience avec des odeurs très discrètes, souligne Sobel. De nombreux participants nous ont dit qu’ils perdaient leur temps et qu’ils ne sentaient rien. Et pourtant, quand on analysait leur trajectoire, force était de constater qu’elle était très voisine de celle du fil dissimulé dans l’herbe. » Cette partie de l’expérience n’est cependant pas publiée, car Sobel considère qu’elle est surtout anecdotique. En revanche, on sait aujourd’hui que l’odorat humain est capable de performances
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EN BREF ££L’odorat humain a longtemps été sous-estimé, d’autres animaux passant pour de bien meilleurs « renifleurs ». ££En réalité, nous pouvons distinguer un nombre quasi illimité d’odeurs et, pour certaines d’entre elles, les détecter mieux que ne le ferait un chien. ££Nous pouvons détecter certaines émotions à l’odeur, comme la peur ou l’agressivité, et même sélectionner nos partenaires sexuels.
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Des
ultrasons
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DÉCOUVERTES M édecine
pour guérir le cerveau Par Esther Landhuis, journaliste scientifique indépendante à San Francisco, en Californie.
Désormais, les scientifiques savent utiliser l’énergie des ultrasons pour moduler l’activité du cerveau. Ils commencent à traiter des dysfonctionnements cérébraux, voire des maladies mentales.
© Shutterstock.com/Aleksei Derin
À
son admission à l’hôpital, l’homme tremble de tous ses membres. Il peut à peine écrire ou porter un verre d’eau. On le coiffe alors d’un équipement spécial, puis il s’allonge sur le dos et glisse dans un scanner IRM [un appareil d’imagerie par résonance magnétique, normalement utilisé pour visualiser l’intérieur de l’organisme, mais détourné ici pour une nouvelle technique, NDLR]. De l’autre côté de la pièce, un médecin actionne un bouton. D’un seul coup, les tremblements du monsieur cessent. Il se saisit d’un papier et le signe lisiblement, d’une main assurée. Ce n’est pas de la science-fiction, ni même un cas isolé. Des vidéos sur des interventions médicales similaires circulent souvent sur Internet. La cause ? Une technologie récemment approuvée par différentes autorités sanitaires et qui utilise l’IRM pour diriger des ondes ultrasonores – celles servant aux échographies lors des grossesses – vers des régions précises du cerveau. « Nous sommes capables de guider les ultrasons à travers le crâne et concentrer leur action sur un noyau du thalamus de la taille d’un grain
EN BREF ££Les scientifiques ont récemment découvert que les ultrasons peuvent détruire les neurones ou simplement moduler leur activité. ££En les focalisant sur une région précise du cerveau, on peut traiter certaines pathologies, comme des tremblements. ££Mais en comprenant mieux comment la neuromodulation par ultrasons focalisés fonctionne, les chercheurs espèrent traiter d’autres pathologies mentales, comme la dépression.
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de riz », s’enthousiasme W. Jamie Tyler, un neuroscientifique qui étudie la stimulation cérébrale non invasive à l’université d’État de l’Arizona à Tempe, aux États-Unis. Dans le cas de l’homme de notre exemple, les ultrasons détruisent certains neurones du thalamus, cette région du cerveau étant à l’origine d’un trouble moteur, appelé tremblement essentiel, qui touche des millions de personnes dans le monde. L’an dernier, la Food and Drug Administration (FDA) a approuvé la « thalamotomie » par cette technique d’ultrasons focalisés pour les patients atteints de tremblement essentiel qui ne réagissent pas aux médicaments. Mais aujourd’hui, les scientifiques pensent utiliser les ultrasons pour traiter d’autres pathologies cérébrales. Car ces ondes ont aussi le pouvoir de modifier des zones précises du cerveau en stimulant ou en supprimant l’activité de petits amas de neurones, sans les détruire. Shy Shoham, ingénieur biomédical à l’institut de technologie Technion, à Haifa, en Israël, vient d’ouvrir un laboratoire au centre médical Langone, à l’université de New York, pour le traitement par ultrasons de différents troubles moteurs, mais également de la dépression, de l’anxiété et de toute une série de maladies neuropsychiatriques. Et ce, aussi facilement et sans douleur que dans le cadre du traitement du tremblement essentiel. En effet,
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Dossier
RENAÎTRE
APRÈS L’ÉPREUVE N° 104 - Novembre 2018
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Certaines personnes récupèrent étonnamment bien après des crises majeures. Grâce à une constitution innée, mais pas seulement. La résilience dépend aussi de l’environnement et des conditions de vie qu’on sait mettre en place. Par Jana Strahler, psychologue et chercheuse associée en psychologie clinique et neurosciences des systèmes à l’université Justus-Liebig, à Giessen, en Allemagne.
EN BREF ££Lorsqu’on a été privé d’affection petit, ou que l’on a traversé des épreuves difficiles, le cerveau peut néanmoins se développer positivement. ££Certaines personnes font naturellement preuve d’une meilleure résilience que d’autres, en partie grâce à des facteurs génétiques.
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££Mais d’autres facteurs comme le cadre de vie, l’environnement social et affectif, des activités régénérantes comme le sport aident à renforcer la résilience.
Faire du sport enclenche des mécanismes de croissance des cellules cérébrales. Une plasticité utile pour se reconstruire après une épreuve, ou pour résister à celles qui se présentent.
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urant les quinze ans que dura le régime du dictateur roumain Nicolae Ceaușescu, entre 1974 et 1989, la plus grande partie de la population du pays souffrit de la pauvreté. Durant la même période, la démographie atteignait des sommets car le dictateur avait interdit la contraception et banni toute forme d’éducation sexuelle, tout en pénalisant l’avortement. De plus en plus d’enfants vinrent au monde, dans des conditions de plus en plus misérables. Les orphelinats débordèrent d’enfants que leurs parents ne pouvaient ou ne voulaient plus éduquer. On estime que le nombre de ces enfants abandonnés atteignit 100 000. Ils manquaient de tout : de nourriture, de vêtements mais aussi de soutien humain. Un seul référent était disponible pour 30 enfants. Ni contact personnel, ni jouets. Les besoins de développement émotionnel et psychique de ces petits n’étaient de loin pas satisfaits. Une telle privation (voir le glossaire page 54) a souvent des conséquences corporelles et mentales profondes, qui se font sentir jusque dans l’âge adulte. Après la chute du dictateur, de nombreux orphelins roumains ont été adoptés par des familles d’Europe de l’Ouest. À partir du début des années 1990, 144 des 324 enfants accueillis en Grande-Bretagne furent suivis par les chercheurs en développement Michael Rutter et Edmund Sonuga-Barke, du Royal College de Londres, dans le cadre d’une étude scientifique. Les jeunes participants (parmi lesquels se trouvaient aussi 21 enfants roumains issus de milieux sociaux défavorisés, n’ayant pas grandi dans des orphelinats) avaient pour la plupart été adoptés avant leurs 5 ans. Peu de temps après leur
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INTERVIEW
BORIS CYRULNIK
PSYCHOLOGUE ET NEUROPSYCHIATRE, IL EST ÉGALEMENT DIRECTEUR D’ENSEIGNEMENT À L’UNIVERSITÉ TOULON-VAR.
CRÉER LES CONDITIONS DE LA
Comment définissez-vous la résilience ? C’est important de le préciser, car le mot « résilience » est entré dans la culture, il est galvaudé, et tout le monde s’en empare avec une autre définition qui est en quelque sorte la capacité à savoir bien gérer son stress après une difficulté. Or pour la communauté scientifique, la résilience est la reprise d’un nouveau développement après un traumatisme psychique. Ce qui pour moi n’a rien à voir avec le simple stress.
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RÉSILIENCE
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Alors on parle de résilience uniquement quand on a subi un traumatisme violent… Pas forcément. Il existe effectivement des traumatismes aigus, comme la guerre, un attentat, un accident ou une maladie grave, un décès, une agression sexuelle. Mais d’autres sont chroniques, insidieux. Les premiers, nous nous en souvenons, car ils représentent un afflux d’émotions intenses et engendrent souvent ce que l’on appelle une hypermémoire traumatique. Les seconds, quant à eux, se mettent en place au cours de l’enfance et nous n’en avons en général pas conscience. Pourtant, dans les deux cas, les altérations cérébrales sont les mêmes. Ces traumatismes développementaux sont-ils dus à un manque d’affection durant l’enfance ? En fait, il ne s’agit pas seulement d’un manque d’affection, mais d’un défaut de stimulations sensorielles durant l’enfance ; nous, scientifiques, parlons de niche sensorielle appauvrie. Et cela aboutit bien à une carence affective et relationnelle. Parfois, la niche est tellement pauvre que les dégâts cérébraux chez les petits sont très importants. C’est ce qui s’est passé dans les pseudo-orphelinats roumains où les enfants ont été isolés « sensoriellement » de manière très grave à cause d’une décision politique absurde et criminelle de Nicolae Ceausescu (voir Renaître après l’épreuve, page 52). On faisait la toilette aux jeunes roumains une fois par mois seulement et personne ne leur parlait. Or s’occuper d’un bébé, c’est donner de l’affection ; parler, c’est donner de l’affection. Mais dans la plupart des cas, la niche sensorielle des petits est appauvrie de façon moins visible : par exemple, quand leur mère meurt ou souffre de dépression et que les enfants n’ont pas de substitut affectif. Alors leur entourage s’occupe moins d’eux et leur parle moins. Et c’est assez fréquent de nos jours. J’ai rencontré une femme enceinte qui déprimait
Un enfant à qui on parle avec affection aura plus de chances de surmonter les épreuves. Et après un traumatisme, la parole est, là aussi, essentielle.
50 % DES VICTIMES DES ATTENTATS du Bataclan souffrant d’un syndrome post-traumatique étaient guéries un an après.
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parce que sa propre mère subissait un début d’Alzheimer. Dans nos sociétés, beaucoup de mamans ou futures mamans dépriment, pour trois raisons essentielles : leur propre histoire, la violence conjugale et la précarité sociale, par exemple quand elles n’ont pas de travail ou de logement. Tous les malheurs de la vie, même ceux qui paraissent anodins aux yeux de certaines personnes, peuvent provoquer un appauvrissement de la niche sensorielle des enfants, sans que leurs mères en soient responsables bien entendu ou même sans qu’elles soient conscientes des conséquences de cette carence. À quel(s) moment(s) de la vie le manque de stimulations sensorielles est-il le plus critique ? Il existe une période que je qualifierai de sensible plutôt que de critique, car c’est une façon de voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide. Et même une carence affective importante n’empêche pas d’avoir une vie heureuse ensuite. Avec mes collègues sur l’île d’Embiez près de Toulon, dès les années 1980, nous avons été les premiers à travailler sur les interactions précoces entre mère et enfant :
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DOSSIER S E RECONSTRUIRE APRÈS L’ÉPREUVE
QUAND L’ESPRIT RÉPARE LE CORPS
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Après une maladie ou un stress intense, la résilience peut « se travailler » en pratiquant régulièrement des activités de méditation de pleine conscience, qui limitent les effets du stress sur l’organisme. Par Patricia Thivissen, journaliste scientifique.
EN BREF ££Un deuil, la perte d’un emploi ou une maladie grave, et c’est votre système du stress qui se met en état d’alerte. Avec des conséquences potentiellement graves sur vos cellules. ££Des études récentes ont montré que la méditation de pleine conscience limite l’usure des chromosomes.
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££C’est en atténuant les effets du stress qu’on limite l’impact des épreuves de vie sur le corps et le psychisme.
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bserver sa propre respiration. Accepter les choses comme elles viennent, comme elles sont. Lorsque les pensées dérivent, revenir à la respiration, à l’ici et maintenant. Cela a l’air très simple. Mais quiconque s’est déjà essayé à la méditation de pleine conscience le sait : c’est plus facile à dire qu’à faire. Les pensées sur le passé et l’avenir, les jugements et les appréciations, parfois aussi les soucis, nous accompagnent en permanence, souvent sans que nous nous en apercevions. Les mettre de côté, même pour un court laps de temps, est en soi une petite victoire. De nombreuses études menées ces dernières années montrent que la méditation de pleine conscience pourrait être une aide à la résilience car elle réduit le stress, que ce soit chez les personnes en bonne santé ou chez celles atteintes de
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dépression ou de maladies corporelles graves. Les chercheurs tentent aujourd’hui de l’établir clairement, non seulement au moyen de questionnaires, mais aussi en utilisant des indicateurs physiologiques mesurables. D’après une équipe dirigée par la psychologue canadienne Linda Carlson, cette pratique a un effet biologique puissant, notamment chez les patientes atteintes de cancer. Une façon de « cicatriser » en quelque sorte, pour repartir de l’avant. Chez ces patientes, on constate en effet, dans la plupart des cas, un raccourcissement de l’extrémité des chromosomes appelées télomères. Les télomères sont constitués de séquences d’ADN répétées et de protéines ; ils sont souvent rongés chez les personnes atteintes de maladies cardiovasculaires, de diabète ou d’infections. Par ailleurs, des examens attentifs ont révélé que des télomères raccourcis sont associés à une plus forte mortalité chez des patientes victimes de cancer du sein. Et comme la longueur des télomères est influencée par le niveau de stress vécu, elle est considérée comme un « psychobiomarqueur ». Carlson et ses collègues ont analysé des échantillons sanguins de 88 femmes ayant un cancer du sein, qui avaient déjà suivi une thérapie (jusqu’à des traitements hormonaux, pour certaines d’entre elles). Ces femmes soumises à des niveaux de stress supérieurs à la moyenne ont été divisées de façon aléatoire en deux groupes.
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ÉCLAIRAGES p. 70 Climat : les raisons de l’inaction p. 76 Docteur, votre patient est mort p. 78 L’angoisse de l’occasion manquée
Retour sur l’actualité
28 août 2018. En direct sur l’antenne de France Inter, Nicolas Hulot claque la porte du gouvernement.
FABIEN GIRANDOLA
Professeur de psychologie sociale de la communication à l’université d’Aix-Marseille.
Climat : les raisons de l’inaction La démission de Nicolas Hulot est un appel à tous pour changer de comportement. Encore faut-il savoir ce qui nous bloque ! Et quand on ouvre cette boîte de Pandore, on tombe sur une belle liste de freins sociaux... et cognitifs.
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e mardi 28 aout 2018, coup de tonnerre dans le monde politique : Nicolas Hulot, ministre d’État de la Transition écologique et solidaire, annonce sa démission du gouvernement. Impossible de comprendre, dit-il, pourquoi nous ne tentons rien pour freiner l’évolution du climat planétaire. Et celle-ci est dramatique : incendies, ouragans, chaleur record et sécheresses dans plusieurs pays de la planète. En un mot, le pire défi de l’humanité, qui ne peut plus s’accommoder de la méthode des petits pas, pour reprendre l’expression de Hulot. L’ex-ministre pose plus implicitement la question du changement des comportements dans le domaine de l’environnement et plus spécifiquement, en faveur de la réduction du réchauffement planétaire actuel. Ce constat d’inertie, de résistance, fait l’objet de nombreuses recherches en psychologie sociale et, plus globalement, dans la communauté de chercheurs travaillant sur l’influence sociale. C’est ainsi que depuis 2006, des millions de spectateurs ont visionné Une vérité dérangeante (An Inconvenient Truth) documentaire américain réalisé par Davis Guggenheim et présenté par Al Gore, ancien viceprésident des États-Unis et prix Nobel de la paix en 2007 (partagé avec le Groupement d’experts
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L’ACTUALITÉ
LA SCIENCE
L’AVENIR
Le 28 août 2018, Nicolas Hulot, secrétaire d’État à la Transition écologique, démissionne du gouvernement. Son constat : impossible de faire bouger les choses dans la situation actuelle, personne ne prenant la mesure de la catastrophe à venir. Il exprime son effarement devant l’indifférence générale face au « pire défi » de l’humanité.
Une liste impressionnante de « biais » cognitifs nous handicape individuellement et collectivement pour faire ce qui s’imposerait logiquement. Déni de réalité, mise à distance des enjeux futurs, optimisme irraisonné, incapacité à déroger à nos habitudes : notre cerveau semble peu armé pour faire face à une menace d’un genre nouveau.
Des leviers d’action ont récemment été identifiés par la psychologie sociale. La communication engageante consiste ainsi à amener les personnes à s’engager, devant les autres, à faire des gestes simples pour la planète et à être recontactées pour vérifier qu’elles tiennent leurs engagements. Reste à mettre en place un tel dispositif à l’échelon politique.
intergouvernemental sur l’évolution du climat, le GIEC), pour sa campagne de sensibilisation et de changement sur le réchauffement climatique. Ce film a été pris comme un outil important pour faire changer les mentalités, plusieurs pays l’ont utilisé comme documentaire auprès du grand public mais aussi chez les plus jeunes dans de nombreuses écoles dans l’espoir de susciter de nouveaux comportements favorables à la planète. A-t-il pour autant atteint l’objectif du changement ? En 2010, une étude expérimentale de Jessica Nolan, chercheuse en psychologie sociale à l’université de Scranton aux États-Unis, montre que ce n’est pas vraiment le cas. Ce film permet d’acquérir une plus grande connaissance sur les causes et conséquences du changement climatique, les spectateurs disent même avoir l’intention de réduire leur émission de carbone après la projection. Toutefois, une mesure des comportements environnementaux chez ces mêmes spectateurs, un mois après, ne révèle rien du changement de comportement attendu. Autant dire la difficulté d’obtenir, de la part du grand public, des comportements en faveur de l’environnement lorsque ces derniers sont promus notamment par des campagnes de sensibilisation et d’information. Quels sont donc les barrières et obstacles au changement ? Quelles sont les possibilités que nous offrent, par exemple, des sciences comme la
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psychologie sociale pour susciter ces comportements proenvironnementaux ? Ces questions font l’objet depuis une dizaine d’années d’une vaste littérature scientifique bien connue des psychologues sociaux travaillant dans le domaine de l’environnement. Malgré un consensus scientifique sur la réalité et la gravité du changement climatique, le grand public ne montre pas d’intérêt particulier pour passer aux actes. Cette résistance se retrouve aussi dans tous les domaines environnementaux : la maîtrise de l’énergie, la propreté des lieux publics, le recyclage et le tri, l’utilisation de pesticides, la protection des populations face aux catastrophes naturelles et majeures, les risques environnementaux émergents, les modes de vie à faible émission de carbone. Au-delà des barrières et freins au changement environnemental déjà connus, quelques mécanismes permettent de mieux comprendre cette résistance chez le grand public. LE RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE, ÇA N’ARRIVE QU’AUX AUTRES ! L’optimisme comparatif est un premier biais cognitif qui nous induit en erreur. Il s’agit, en un mot, de la tendance à croire que les risques environnementaux sont plus graves pour les autres que pour soi ! En effet, lorqu’on demande à des personnes quel sera l’impact du changement
ÉCLAIRAGES P sychologie sociale
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L’angoisse de l’occasion manquée
Par Theodor Schaarschmidt, psychologue et journaliste scientifique.
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ous n’avez pas entendu parler de la Fomo ? Sans vouloir être désagréable, vous devez être un peu largué. Et si cela vous inquiète d’être largué, cet article est fait pour vous. Car la peur d’avoir raté un épisode porte un nom, et est presque devenue un syndrome psychiatrique. On l’appelle Fomo – en anglais, fear of missing out, ou « peur de rater quelque chose ». Certes, le terme est relativement nouveau. Mais la chose ne l’est pas tout à fait. On ne peut pas être au four et au moulin, dit l’adage. Vous êtes invité à deux mariages à la fois ? Vous ne pouvez pas danser à l’un et à l’autre. Et dès l’instant où vous vous êtes décidé pour le premier, vous faites une croix sur le second. Mais il se peut que le doute s’insinue : si c’était justement à l’autre qu’on s’amuse le plus ? Si, le lendemain, tout le monde ne parle que de cette fête – mais oui, vous savez, celle où vous n’étiez pas ? Les jeunes sont les premiers à se ronger les sangs à l’idée que des événements vraiment cool puissent avoir lieu sans eux. Selon une étude de
Branchées en permanence sur les réseaux sociaux, les jeunes générations ont l’impression que le monde regorge de possibilités trop nombreuses, qu’elles ne peuvent évidemment pas toutes saisir. Ce sentiment d’occasions manquées génère une angoisse spécifique, la Fomo.
EN BREF ££Les réseaux sociaux multiplient les invitations à des fêtes, des événements, des ventes… Or on ne peut être qu’à un endroit à la fois. ££Pour les jeunes confrontés à ce dilemme, il en résulte une peur parfois maladive de rater quelque chose d’important. ££Le mécanisme le plus insidieux vient de la structure même des réseaux sociaux : nos amis y ont statistiquement plus d’amis que nous-mêmes.
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l’agence JWT dans les pays anglophones, cela arrive au moins épisodiquement à environ 40 % d’entre eux… Pour les tranches d’âge situées audessus de 50 ans, la proportion est de 11 %. Les psychologues expliquent cette différence liée à l’âge par l’importance énorme qu’ont prise les réseaux sociaux parmi les jeunes générations. Des plateformes comme Facebook, Instagram ou Twitter instilleraient alors une peur latente de « ne pas être dans le coup ». En principe, ces réseaux sont censés aider les utilisateurs à nouer des contacts, se tenir au courant de ce qui se passe et avoir part dans une certaine mesure à la vie des autres, même en dépit de longues distances. Mais le flux d’information qui défile sur les réseaux sociaux propose en réalité une quantité incontrôlable d’images, d’alertes de statut et d’annonces d’événements à venir. Des dispositifs technologiques comme le défilement sans fin (vous faites défiler des messages, des annonces ou de courts articles sur votre smartphone d’un simple mouvement du doigt, sans que
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« L’amie de Laura organise une fête, tu peux venir ? » Au même moment, Luca organise un apéro chez sa copine, il y aura du monde. Les réseaux sociaux multiplient ces dilemmes à l’infini. Impossible d’être partout à la fois. Conséquence : au lieu de profiter d’un événement, on en rate mille.
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VIE QUOTIDIENNE
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p. 82 Nul en statistiques ? C’est normal ! p. 86 Pourquoi se sent-on bien après le sport ? p. 88 Excusez-moi ! De l’intérêt de demander pardon
Nul en statistiques ? C’est normal !
Par Daniela Ovadia, journaliste scientifique et chercheuse à l’université de Pavie, en Italie.
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oici deux heures que Pierre est attablé face à la roulette. La chance n’est pas avec lui : il a déjà perdu beaucoup… Pour essayer de se refaire, il décide de changer de stratégie. Au lieu de miser sur les numéros, qui rapportent davantage mais sont plus difficiles à deviner, il parie désormais sur le rouge, sa couleur portebonheur. Si le rouge sort, il empoche le double de sa mise, ce qui limitera ses pertes. Mais ce soir, rien ne va plus : en une demi-heure, le noir sort quatorze fois de suite, et le rouge seulement deux fois. Pierre ne renonce pas pour autant et continue à parier sur le rouge : « Le noir est sorti tellement souvent que maintenant, c’est sûrement au tour du rouge ! » Si l’infortuné joueur est convaincu que la chance doit tourner, c’est qu’il s’appuie sur un raisonnement probabiliste erroné, mais très répandu, notamment chez les amateurs de jeux de hasard : les chercheurs l’ont d’ailleurs appelé l’erreur du parieur ou sophisme de Monte-Carlo, du nom de
Vous pensez avoir plus de chances de gagner au loto parce que vous avez perdu les 5 dernières fois ? Grossière erreur, mais vous n’êtes pas seul à vous tromper. Notre cerveau est mauvais en probabilités à cause de différents biais de pensée.
EN BREF ££Vous avez eu trois garçons d’affilée et pensez avoir une fille à la prochaine grossesse ? Non, une famille n’est pas un échantillon représentatif de la population générale. ££Ce biais dit de représentativité, ainsi que l’erreur du parieur – qui croit qu’un événement qui n’a pas eu lieu depuis longtemps va se produire bientôt –, et d’autres encore rendent nos raisonnements faux.
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la ville célèbre pour ses casinos. Ce biais consiste à croire que si un événement s’est produit plus fréquemment qu’on ne s’y attend durant une période déterminée, il aura lieu moins souvent durant la période suivante, et vice versa. L’ERREUR DU PARIEUR : CROIRE QU’UN TIRAGE INFLUE SUR LE SUIVANT C’est aussi le raisonnement que nous tenons quand nous pensons avoir plus de chances de gagner au loto si la cagnotte n’a pas été remportée depuis longtemps ; d’ailleurs, cette erreur est si commune que les mises augmentent à mesure que la date de la dernière victoire s’éloigne (et que s’accroît le montant de la cagnotte). Pourtant, dans le cas de la roulette, l’éventualité que sorte le rouge ou le noir est absolument imprévisible, car les différentes tentatives sont indépendantes les unes des autres. À chaque lancer, la probabilité de tomber sur le rouge ou le noir est la même, égale à 50 % : ce qui se produit durant un tour n’influence en
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Au loto, ce n’est pas parce que vous avez perdu des centaines de fois que vous avez plus de chances de gagner… Chaque tirage est indépendant du précédent.
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VIE QUOTIDIENNE L es clés du comportement
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NICOLAS GUÉGUEN Directeur du Laboratoire d’ergonomie des systèmes, traitement de l’information et comportement (LESTIC) à Vannes.
EXCUSEZ-MOI !
De l’intérêt de demander pardon
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On a tout à gagner à s’excuser : on est alors perçu comme plus chaleureux, sensible et intelligent. C’est aussi un signe de bonne santé mentale, car ceux qui s’excusent ont une bonne estime de soi.
’ai menti à tout le monde, y compris à ma femme. Je le regrette profondément. » C’est par ces mots que le président Bill Clinton demandait pardon au peuple américain dans une allocution télévisée, le 17 août 1998, au beau milieu de l’affaire Lewinsky. Or, bien qu’il ait passé auparavant plus de six mois à nier toute relation sexuelle avec l’ancienne stagiaire, sa volte-face ne l’a pas vraiment pénalisé : dans un sondage de NBC News réalisé après son discours, 67 % des téléspectateurs ont estimé qu’il ne méritait pas d’être destitué. De fait, la procédure lancée contre lui à la fin de l’année échouera et il mènera son mandat à son terme. LE PARDON PLUTÔT QUE LA COLÈRE Les regrets exprimés en même temps que ses aveux ont-ils joué en sa faveur ? On peut le penser. Les recherches en psychologie confirment l’effet positif des excuses. Gabriel Nudelman et Arie
EN BREF ££La tendance à demander pardon est très variable, notamment selon la culture et le sexe. ££Les excuses sont pourtant un puissant lubrifiant social, qui favorise l’apaisement et la réconciliation. ££Demander pardon permet en outre de diffuser une meilleure image de soi – même un logiciel informatique est mieux perçu quand il est doté d’une capacité à présenter ses excuses !
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Nadler, de l’université de Tel Aviv, en Israël, ont demandé à une centaine de personnes d’imaginer qu’elles requéraient l’aide d’un ami ou d’un partenaire amoureux dans un moment difficile, et que celui-ci refusait. Mais, dans un cas, ce dernier s’excusait quelques jours plus tard (« Désolé, je n’avais pas conscience que c’était aussi important pour toi »), alors que dans l’autre, il n’exprimait aucun regret. L’état d’esprit et les émotions des participants ont ensuite été évalués grâce à deux questionnaires. Les résultats ont montré qu’en moyenne, ils se sentaient moins en colère et davantage prêts à passer l’éponge s’ils avaient reçu des excuses. Ce qui est plus surprenant, c’est que cela ne fonctionne pas toujours. Une analyse plus fine a révélé que l’expression de regrets avait laissé certains participants de marbre. Chez ces derniers, les chercheurs ont détecté une forte dimension psychologique appelée « croyance en un monde
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LIVRES
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p. 92 Sélection de livres p. 94 Les Hommes protégés
SÉLECTION
A N A LY S E
Par Guillaume Jacquemont
PSYCHIATRIE Évaluer le risque de suicide de J érémie Vandevoorde Mardaga
COGNITION L a Plus Belle Histoire de l’intelligence de S tanislas Dehaene, Yann Le Cun, Jacques Girardon Robert Laffont
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ans une lettre au marquis de Newcastle, Descartes refusait d’attribuer une âme aux animaux, sous prétexte que certains d’entre eux, comme l’huître, lui paraissaient bien trop imparfaits. Malicieux, le journaliste Jacques Girardon commence son entretien avec Stanislas Dehaene, professeur de psychologie cognitive au Collège de France, par un point sur le décrié mollusque… qui n’est pas si bête qu’on croit ! Yann Le Cun, directeur de la recherche en intelligence artificielle de Facebook et pionnier du deep learning, complète le casting de cet ouvrage. Ce sont donc deux experts mondialement reconnus qui discutent, par journaliste interposé, à propos du passé, du présent et de l’avenir de l’intelligence. Et ils remontent loin en arrière : Stanislas Dehaene part de l’origine de la vie, pour décrire les grandes évolutions génétiques, physiologiques et culturelles qui ont mené jusqu’à l’homme moderne. Il dissèque ensuite nos capacités cognitives, évoquant notamment le rôle des émotions ou les spécificités de l’intelligence consciente. Yann Le Cun enchaîne sur le développement de l’intelligence artificielle. Très pédagogue, il parvient à expliquer simplement certains termes de jargon informatique, ainsi que des notions pourtant ultratechniques : l’algorithme de rétropropagation de gradient n’aura bientôt plus de secrets pour vous… Enfin, les deux experts débattent du fossé qui sépare encore les intelligences artificielle et humaine, et de la façon dont elles pourraient évoluer. Au final, les trois hommes livrent une passionnante histoire de l’intelligence, qui s’ouvre agréablement par une introduction sur les idées des philosophes majeurs en la matière. L’écriture sous forme d’entretiens fonctionne bien et transmet un grand nombre de notions sans faire exploser le nombre de pages : vous devriez venir à bout de l’ouvrage en quelques heures, et vous sentir vous-même un peu plus intelligent ensuite. L’histoire dont vous êtes le héros, en quelque sorte… Guillaume Jacquemont est journaliste à Cerveau&Psycho.
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MÉDECINE Le corps est le seul langage qui ne ment pas de C . Flamand-Roze Les Arènes notre «A ccepter imaginaire,
écouter nos ressources, apprendre à nous en servir. » Tel est l’un des principes fondamentaux de l’hypnose, nous explique Constance FlamandRose, docteure en neurosciences et hypnothérapeute. Grâce à cette mobilisation de l’imaginaire – obtenue par diverses techniques, comme se réfugier en pensée dans un lieu agréable –, elle lutte contre des problèmes variés (douleur, anxiété, tremblements, addiction…). Avec une grande humanité, elle nous raconte ici l’histoire de 25 de ses patients, alternant informations scientifiques et portraits parfois hauts en couleur.
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ares sont les décisions aussi lourdes de conséquences que celle d’autoriser un patient suicidaire à quitter l’hôpital. Comment être sûr qu’il ne va pas récidiver ? Et avec plus d’une centaine de facteurs de risque (chômage, isolement, deuil…), chaque cas est unique. Jérémie Vandevoorde, psychologue aux urgences psychiatriques et fondateur de l’Unité hospitalière de suicidologie et d’étude sur la violence, propose ici une série d’outils pour analyser l’état psychologique de ces patients. S’ils ne permettront pas aux soignants de prédire avec certitude un passage à l’acte – c’est impossible –, ils constitueront une aide précieuse pour mieux évaluer les risques et élaborer une prise en charge adaptée.
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COUP DE CŒUR Par Ilios Kotsou
SANTÉ Pourquoi nous dormons de M atthew Walker La Découverte
NEUROSCIENCES Le Cerveau de T hibaud Dumas Mango
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aviez-vous que votre cerveau représente 2 % de votre poids, mais engloutit 20 % de votre consommation en énergie ? Qu’il est possible de l’opérer sans anesthésie, car il est totalement insensible à la douleur ? En 128 pages très colorées et illustrées, ce petit guide donne quelques repères et ordres de grandeur sur le système nerveux, ainsi que sur les principaux domaines abordés par les neurosciences : la perception, la motricité, la mémoire, les émotions, l’intelligence… Clair et synthétique, il offrira une bonne prise de contact à tous ceux qui sont intéressés par ce vaste domaine sans trop savoir par où l’aborder.
humains «L esontêtres cessé de
subvenir à leur besoin biologique de bien dormir […]. Cette épidémie silencieuse représente le plus grand défi de santé publique que nous devons relever. » Dans cet ouvrage, le neuroscientifique Matthew Walker se veut offensif. S’appuyant sur une impressionnante collection d’études épidémiologiques et d’expériences de laboratoire – auxquelles il a souvent participé –, il montre toute l’importance de dormir suffisamment : d’abord parce qu’une pluie de bienfaits en découlent, ensuite parce que des nuits trop courtes, à l’inverse, fragilisent la santé et diminuent les performances. Le message est clair : il est temps de développer une véritable hygiène du sommeil et une politique de prévention à la hauteur de celles appliquées à l’alcool ou au tabac.
ÉMOTIONS L es Profils émotionnels de R ichard Davidson L es Arènes
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ichard Davidson, qui fut l’un des premiers scientifiques à étudier la méditation, est aussi un grand spécialiste des émotions. Et en particulier des « neurosciences affectives », dont l’objectif est de décrire notre fonctionnement émotionnel en se fondant sur une compréhension fine des mécanismes neurobiologiques sous-jacents. Dans cet ouvrage, fruit de trente années de recherche, il nous relate ses découvertes. Selon lui, nous avons chacun un « style émotionnel », qui détermine notre manière de réagir face aux événements de la vie. Ce serait une combinaison de six dimensions, reposant chacune sur un système cérébral spécifique : la résilience, la perspective (la tendance à voir les choses de façon positive ou négative), l’intuition sociale, la conscience de soi, la sensibilité au contexte et l’attention (la capacité à se concentrer). Le style émotionnel qui en résulte serait propre à chacun. Davidson nous propose alors de découvrir le nôtre, à travers une série de questionnaires. Parfois, ce style est dysfonctionnel, menaçant notre humeur et même notre santé. Heureusement, il peut changer, en fonction de ce que nous vivons mais aussi grâce à un entraînement mental délibéré. L’auteur nous offre alors un ensemble de conseils et d’exercices pratiques pour le faire évoluer, toujours en exploitant les découvertes des neurosciences – cette fois sur la plasticité cérébrale. À sa riche documentation scientifique, Davidson mêle ainsi des outils visant au développement personnel et à une meilleure connaissance de soi, dans la tradition des livres de « self-help » américains. Ce mélange pourra dérouter certains lecteurs, mais l’ouvrage y gagne en accessibilité et en pragmatisme. De façon générale, la lecture est agréable et les travaux scientifiques bien vulgarisés. Au passage, l’auteur raconte ses échanges avec des chercheurs phares du domaine et des personnalités comme le dalaï-lama. C’est en somme l’histoire d’une trajectoire passionnante, celle d’un pionnier scientifique, avec les rencontres, questionnements, écueils et découvertes qui l’accompagnent. Ilios Kotsou est docteur en psychologie et maître de conférences à l’université libre de Bruxelles.
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LIVRES N eurosciences et littérature
SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.
Les Hommes protégés ou le cauchemar des machos
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t si le cauchemar du pire des machos devenait une réalité ? Il est vrai que pour de nombreux adeptes des courants masculinistes et antiféministes, les progrès réalisés pour la cause des femmes depuis les années 1960, ainsi que les développements plus récents autour du scandale Weinstein et du mouvement #MeToo, sans parler de la visibilité toujours plus accrue des théories autour de la question du genre, sont déjà des pilules dures à avaler. Mais qu’en serait-il, alors, si un renversement complet des perspectives s’opérait, si les femmes devenaient de facto le sexe dominant, et les hommes le « deuxième sexe » ? Pour les psychologues, un tel cas de figure serait une aubaine. Les stéréotypes, préjugés et attitudes que nous entretenons au quotidien sur les attributs psychologiques et sociaux des personnes selon leur sexe, éclateraient au grand jour. Une telle expérience est difficilement réalisable,
En 1974, Robert Merle imaginait une société où les rôles des hommes et des femmes s’inverseraient. Un électrochoc qui ouvre les yeux sur la domination subie aujourd’hui par les femmes.
EN BREF ££Dans un roman de 1974, Robert Merle imaginait un monde où les hommes seraient dominés par les femmes. ££Ce récit fait ressortir en creux ce que les femmes ont longtemps vécu, et vivent encore souvent. ££L’intrigue explicite les réactions d’hommes qui craignent d’être « renversés ». Aujourd’hui, ceux-ci réagissent souvent par le désir de faire rentrer les fortes têtes dans le rang. Une entreprise qui porte un nom : la misogynie.
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mais rien n’interdit à l’imagination de la créer sous forme de fiction ! C’est ce qu’a fait l’écrivain Robert Merle dans son roman Les Hommes protégés, paru en 1974, alors que l’essor des mouvements féministes déchaînait inquiétudes, polémiques, espoirs et passions. LE TRIOMPHE DES FEMMES Dans Les Hommes protégés, une épidémie d’un mal inconnu, l’encéphalite 16, dévaste une population bien spécifique : les hommes en âge de procréer. Aucun remède n’existe, et bien vite les individus mâles sont proches de l’extinction. Les femmes, par nécessité, prennent donc les rênes de la société et de la politique, et instaurent une domination de fait sur les quelques survivants mâles. Beaucoup d’entre eux, pour échapper à la mort, optent pour une solution drastique : la castration chimique met en effet à l’abri de
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À retrouver dans ce numéro
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CASE MANQUANTE
Avant 18 ans en moyenne, un adolescent n’ajuste pas son effort en fonction de l’enjeu. En cause : une connexion inachevée entre l’avant de son cerveau et les zones profondes qui créent la motivation. Cela s’arrange généralement par la suite. p. 52
INDESTRUCTIBLE
Certaines personnes possèdent un gène appelé DAT-1 qui les immunise contre les privations. Chez les orphelins roumains des années 1980, privés de tout et élevés dans des conditions inhumaines, DAT-1 a permis à certains enfants de renaître après le chaos et de mener plus tard une vie normale. p. 58
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BONS APÔTRES
Les chercheurs sur le climat, qui alertent les foules sur le danger des gaz à effet de serre, passeraient eux-mêmes beaucoup de temps dans les avions. C’est qu’il faut voyager pour porter la bonne parole. Détail croustillant : les scientifiques les plus chevronnés sont aussi ceux qui parcourent le plus de miles. Comme quoi, connaître la réalité d’un danger ne garantit pas que l’on fournisse les efforts pour s’en prémunir...
5 000 SYNAPSES PAR SECONDE
se forment dans le cerveau d’un enfant de deux ans. Ce foisonnement lui permet d’intégrer l’afflux d’information, de l’organiser, et de créer ses connaissances.
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6 %
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de la population souffre d’angoisse de séparation. Pour les enfants, cela se traduit parfois par une peur de ne plus retrouver leurs parents après l’école, une cause importante de phobie scolaire.
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ANOSMIE
Ne plus rien sentir multiplierait par quatre le risque de mourir dans les cinq ans. La qualité de l’odorat est de plus en plus considérée comme un miroir de l’état de santé global du corps. Sa perte complète et durable signalerait ainsi une fragilisation souterraine qu’il faudrait prendre au sérieux.
AMIS TOXIQUES
Une caractéristique particulièrement délétère des réseaux sociaux a été découverte : en moyenne, vos amis ont toujours plus d’amis que vous (plus de trois fois plus). Cette structure inhérente aux réseaux conduit à une dévalorisation constante de soi et à une angoisse sourde.
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4 MINUTES
Au-delà de cette limite, le cerveau subit des dommages irrémédiables après un arrêt cardiaque. Mémoire, motricité, langage et enfin fonctions vitales sont successivement touchés.
Imprimé en France – Roto Aisne (02) – Dépôt légal novembre 2018 – N° d’édition M0760104-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 18/09/0020 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot
LES CONFÉRENCES FRANCE INTER Cycle « Cerveau »
Les secrets de notre mémoire Studio 104 de Radio France Mardi 6 novembre à 20h Une conférence animée par
MATHIEU VIDARD LIONEL NACCACHE
Et en direct au cinéma dans toute la France
© Illustration : Anne-Hélène Dubray
Réservations billetterie : maisondelaradio.fr