Cerveau & Psycho
N° 113 Septembre 2019
M 07656 - 113S - F: 6,50 E - RD
3’:HIKRQF=[U[ZU\:?a@l@b@n@g";
LA TÉTINE ENTRAVE-T-ELLE LE DÉVELOPPEMENT DES ENFANTS ?
QUAND LE CORPS STIMULE LA PENSÉE Cognition incarnée
NEUROSCIENCES NOTRE CERVELET, UN DEUXIÈME CERVEAU BIEN UTILE
CONCENTRATION COMMENT GÉRER SES SAUTES D’ATTENTION CULTE LES MESSES EN SOUVENIR DE JOHNNY SYNDROME DE BAMBI QUAND LES DESSINS ANIMÉS TRAUMATISENT
D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF
COLLECTION Une lecture simple et rapide de la recherche actuelle
CHEZ VOTRE LIBRAIRE LE 26 SEPTEMBRE
Pourquoi un leader doit être exemplaire Tessa MELKONIAN Ce livre offre les élements clés sur l’exemplarité et ses principaux effets. Il explique pourquoi il est difficile d’être perçu comme exemplaire aujourd’hui et propose un certain nombre de leviers qui permettent aux leaders d’améliorer leur comportement. Une coédition UGA Éditions et PUG 2019 – ISBN : 978-2-7061-4384-7
Thierry NADISIC Premier livre pour le grand public sur les dernières recherches en comportement organisationnel. Une autre vision du management avec, en exergue, le bien-être au travail. Une coédition UGA Éditions et PUG 2018 – 96 p. – ISBN : 978-2-7061-4228-4
uga-editions.com
Croyez-vous aux théories du complot ? Anthony LANTIAN
Action sociale et empowerment Bernard VALLERIE
Pour comprendre les mécanismes de croyances attachés aux théories du complot de plus en plus prégnantes dans les médias depuis quelques années.
Un ouvrage synthétique, centré sur le développement du pouvoir d’agir, pour aider les personnes en difficulté sociale à devenir actrices de leurs propres changements.
Une coédition UGA Éditions et PUG 2018 – 80 p. – ISBN : 978-2-7061-4229-1
Une coédition UGA Éditions et PUG 2018 – 80 p. – ISBN : 978-2-7061-4230-7 Diffusion Sofédis
Le management juste
3
N° 113
NOS CONTRIBUTEURS
ÉDITORIAL
p. 16-17
SÉBASTIEN BOHLER
Sarah Genon
Chercheuse en psychologie et directrice du groupe de recherche en neuro-informatique cognitive à l’université Jülich, en Allemagne, Sarah Genon met au point de nouvelles méthodes de cartographie du cerveau pour comprendre les différences cognitives entre individus.
p. 40-47
Manuela Macedonia
Chercheuse en neurosciences de l’apprentissage à l’université de Linz, en Autriche, Manuela Macedonia développe des systèmes d’interface homme-machine pour favoriser l’apprentissage multimodal, basé sur la fusion des sens pour un meilleur ancrage mnésique.
p. 66-71
Zeynep Tufekci
Professeure associée à la School of Information and Library Science, à l’université de Caroline du Nord. Collaboratrice régulière du New York Times, elle analyse entre autres les ressorts des grandes séries télévisées comme Game of Thrones.
p. 72-74
Yves-Alexandre Thalmann
Professeur de psychologie au collège Saint-Michel, à Fribourg, Yves-Alexandre Thalmann porte un regard critique sur les différents courants du développement personnel et sur les avantages – réels ou fantasmés – que nous pouvons en retirer.
Rédacteur en chef
B
Restez connectés !
onne nouvelle, la fibre arrive chez vous. Et autant vous le dire, elle connecte tout. Dès le jour de votre naissance, elle relie entre elles les différentes régions de votre cerveau. Si vous naissez prématuré, la connexion sera certes incomplète, mais des chercheurs viennent de découvrir qu’écouter de la musique douce favorisera le processus de maturation. Ensuite, la fibre va parcourir tous les recoins de votre cerveau et relier entre eux les deux hémisphères : en 1954, un neurologue, Roger Sperry, se rend compte que le fait de couper ces fibres transversales produit de curieuses pathologies : un homme en agresse un autre de la main gauche, mais arrête son propre coup avec sa main droite. La cause : ses deux hémisphères ne sont pas connectés, et donc ses deux mains font des choses différentes et incohérentes. Sperry va jusqu’à explorer le trajet de la fibre dans tout le corps, en inversant les connexions des pattes de rats de laboratoire, qui se mettent à descendre un escalier lorsqu’ils essaient de le monter. Horribles expériences qui ont cependant mis en lumière un fait nouveau : notre vie est faite de connexions. Il y aurait de quoi rire… si le rire lui-même n’était pas affaire de fibre bien connectée ! Car chez une patiente que nous décrit le neurologue Laurent Cohen, une rupture de fibre entre deux centres cérébraux conduit à des accès de rire incontrôlés, y compris lorsqu’elle licencie un de ses salariés. Et puis, pour couronner le tout, la fibre met en relation votre corps et votre cerveau, de telle sorte que chacune de nos pensées est influencée par l’état de notre corps, un phénomène baptisé « cognition incarnée », qui fait le cœur de notre dossier de ce mois-ci. La fibre est chez vous, la fibre est en vous, et vous avez compris que cela n’a rien à voir avec celle des opérateurs téléphoniques. Si nous nous passionnions un peu plus pour ces connexions internes à notre cerveau que pour toutes les 3G, 4G et bientôt 5G d’un monde survolté et surchauffé, nous ferions un pas décisif vers la connaissance de soi. Ce que votre magazine, mois après mois, s’efforce de faire modestement. £
N° 113 - Septembre 2019
4
SOMMAIRE N° 113 SEPTEMBRE 2019
p. 39-59
p. 14
p. 16
p. 20
Dossier
p. 26
p. 6-37
DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS La Joconde : quelle simulatrice ! Pourquoi les chiens ont le regard tendre Deux heures de nature, sinon rien ! Se coucher tôt : c’est possible ! L’hippocampe, travailleur de l’ombre Le neurofeedback change le cerveau en 30 minutes p. 14 FOCUS
La musique connecte le cerveau des prématurés
Un programme musical adapté accélère le développement du cerveau prématuré. Guillaume Jacquemont
p. 16 N EUROSCIENCES
Les nouveaux cartographes du cerveau
Une nouvelle méthode d’analyse permet de savoir précisément ce que fait chaque région de notre cerveau. S. Genon, A. Plachti et S. Eickhoff
p. 39
p. 20 CAS CLINIQUE LAURENT COHEN
La femme qui riait pour un rien
Au moment de licencier un collaborateur, madame R. éclate de rire ! Au service de neurologie, on mène l’enquête… p. 26 GRANDES EXPÉRIENCES DE NEUROSCIENCES
Roger Sperry, la découverte du câblage cérébral
En coupant des cerveaux en deux, le neurologue Roger Sperry révéla le rôle précis de notre câblage cérébral. Christian Wolf
p. 32 NEUROANATOMIE
Le cervelet, petit mais costaud
Séisme dans le monde des neurosciences : le cervelet, qu’on croyait tout au plus régulateur des mouvements, intervient dans la cognition ! Joachim Retzbach
Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur de toute la diffusion kiosque et posé sur toute la diffusion abonné. En couverture : © Sylvie Serprix
QUAND LE CORPS STIMULE LA PENSÉE p. 40 C OGNITION INCARNÉE
APPRENDRE AVEC SON CORPS
Rester assis et écouter ? Il y a mieux à faire. Utilisez vos bras et vos jambes : vous mémoriserez mieux ! Manuela Macedonia
p. 48 I NTERVIEW
NOTRE CORPS DÉTERMINE NOTRE RAPPORT AU MONDE Rémy Versace
p. 54 S CIENCES COGNITIVES
J’AI UN CORPS, DONC JE PENSE
Penser uniquement avec son cerveau est impossible. Conscience, perception, émotions : tout cela naît d’un dialogue entre neurones et cellules du corps. Christian Wolf
N° 113 - Septembre 2019
5
p. 60
p. 66
p. 76
p. 72
p. 84
p. 94
p. 88 p. 92
p. 60-74
p. 76-91
ÉCLAIRAGES
VIE QUOTIDIENNE LIVRES
p. 60 R ETOUR SUR L’ACTUALITÉ
p. 76 P SYCHOLOGIE
Johnny : le culte du défunt
Les messes mensuelles en l’honneur de Johnny Hallyday révèlent la constitution d’un culte contemporain. Gabriel Segré
Bambi m’a traumatisé ! Les psychologues découvrent l’impact des dessins animés sur les émotions enfantines. Paola Emilia Cicerone
p. 84 L ’ÉCOLE DES CERVEAUX
p. 66 C ULTURE & SOCIÉTÉ
Game of Thrones : la saison qui fâche
Une pétition réclame la réécriture de la dernière saison. Qu’est-ce qui a dérapé dans Game of Thrones ? Zeynep Tufekci
p. 72 L’ENVERS
DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL
YVES-ALEXANDRE THALMANN
Stop au mythe de la « motivation intrinsèque »
Arrêtez de croire que la seule motivation valable est liée au plaisir de travailler. Les incitations (et même les sanctions) sont parfois indispensables.
p. 92-97
JEAN-PHILIPPE LACHAUX
p. 92 S ÉLECTION DE LIVRES Le Jour où je suis devenue moi-même Surchauffe mentale La Santé psychique de ceux qui ont fait le monde Faut-il sentir bon pour séduire ? Le Mensonge L’École en pleine conscience
Sauvez les poissons rouges !
p. 94 N EUROSCIENCES ET LITTÉRATURE
p. 87 L A QUESTION DU MOIS
Thackeray : comment détecter un snob en soirée
Concentration de poisson rouge ? Optimisez alors les courtes phases d’attention.
Que se passe-t-il quand on panique ? Peter Zwanger
p. 88 L ES CLÉS DU COMPORTEMENT NICOLAS GUÉGUEN
Docteur Tétine et Mister Tototte
Les débats sur la tétine font rage : abrutissante ou apaisante ? Mais cette fois, la science va trancher.
N° 113 - Septembre 2019
SEBASTIAN DIEGUEZ
Dans Le Livre des snobs, William Makepeace Thackeray révèle un des fondements du snobisme : une inépuisable prétention à tout savoir. Mais c’est aussi là que réside sa faille…
DÉCOUVERTES
6
p. 14 Focus p. 16 Les nouveaux cartographes du cerveau p. 20 La femme qui riait pour un rien p. 26 Roger Sperry, la découverte du câblage cérébral
Actualités Par la rédaction CULTURE & SOCIÉTÉ
La Joconde, quelle simulatrice !
Une nouvelle analyse révèle que les deux moitiés du sourire de la Joconde expriment des émotions différentes. Ce qui pourrait traduire un manque de sincérité, selon les spécialistes des expressions faciales… L uca Marsili et al., Unraveling the asymmetry of Mona Lisa smile, Cortex, le 3 avril 2019.
’il est un sourire qui fascine le monde entier, c’est bien celui de la Joconde. Observez-le, sur l’image ci-contre : n’est-il pas mystérieux, énigmatique, envoûtant ? De la paralysie d’une moitié du visage à un problème dentaire en passant par l’épanouissement de la femme enceinte, tout a été évoqué pour expliquer ses étranges caractéristiques. Mais les analyses menées par Luca Marsili, de l’université de Cincinnati, et ses collègues suggèrent qu’il serait tout simplement… mensonger ! Lorsqu’on observe ce sourire d’un peu plus près (b), on constate qu’il semble légèrement asymétrique. Pour le confirmer, les chercheurs ont créé deux images dites « chimériques » de la Joconde, en reconstituant un visage entier à partir de la moitié gauche ou droite du portrait (c et d). Ils ont ensuite interrogé une quarantaine de participants sur les émotions exprimées par chaque visage. Les résultats ont montré que si la moitié droite (pour l’observateur) du sourire semble rayonner de joie, la moitié gauche est relativement
© Musée du Louvre, Paris
S
N° 00 - Mois 2000
7
p. 32 Le cervelet, petit mais costaud
PSYCHOLOGIE RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO
Pourquoi les chiens ont le regard tendre J. Kaminski et al., PNAS, 17 juin 2019.
N° 113 - Septembre 2019
L
es chiens disposent d’une arme redoutable pour obtenir ce qu’ils veulent : leur regard. Qu’ils lèvent vers vous leurs grands yeux humides, et vous risquez fort d’éprouver une irrésistible envie de vous en occuper. Quel est donc leur secret ? C’est ce qu’ont étudié Juliane Kaminski, de l’université de Portsmouth, et ses collègues. En comparant l’anatomie faciale des chiens et des loups, les chercheurs ont montré que le plus fidèle ami de l’homme dispose d’un muscle supplémentaire qui lui permet de relever l’intérieur du sourcil. Avec un double effet : d’une part, ses yeux paraissent plus grands et donc plus proches de ceux d’un bébé, et d’autre part, l’expression qui en résulte ressemble à celle qu’adoptent les humains quand ils sont tristes. Deux bonnes raisons pour vous pousser à cajoler votre toutou. Des observations comportementales ont confirmé que les chiens ne se privent pas d’user de ce regard fatal. De précédents travaux avaient d’ailleurs montré que ceux qui élèvent davantage le sourcil sont plus vite adoptés dans les refuges pour animaux. Pendant des centaines de générations, les humains auraient ainsi montré une préférence plus ou moins consciente pour les canidés les plus doués pour les acrobaties faciales, dont ils se seraient mieux occupés. Au point que ce muscle supplémentaire aurait émergé en un temps record, puisque les chiens n’ont été domestiqués qu’il y a 33 000 ans. Une paille, à l’échelle de l’évolution. £ G. J.
© Pavlina Trauskeova/shutterstock.com
Le sourire chimérique créé en dédoublant la moitié gauche du visage (pour l’observateur) n’exprime aucune joie (C), tandis que celui obtenu à partir de la partie droite semble heureux (d).
neutre, voire laisse transparaître du dégoût ou de la tristesse. Alors, la Joconde était-elle fourbe et simulatrice ? Ou bipolaire ? Selon les travaux de Paul Ekman, éminent spécialiste des émotions et des expressions faciales, une telle asymétrie suggère en tout cas que son sourire n’exprime pas une joie sincère. Mais pour les auteurs de cette étude, la jeune femme pourrait tout simplement avoir été fatiguée de poser pendant des heures. Giorgio Vasari, historien de l’art du xvie siècle rapporte pourtant que Léonard avait employé des bouffons et des musiciens pour la divertir. Il semble que ça n’ait pas suffi pour maintenir une émotion réelle… Mais que les amateurs de mystère se consolent : les chercheurs envisagent encore une autre explication. Léonard était connu pour avoir une profonde connaissance de la physionomie humaine. Il est alors possible qu’il ait deviné, plusieurs siècles avant les psychologues modernes, que ce type de sourire n’était pas sincère, et qu’il ait volontairement dessiné cette expression ambivalente pour signaler au spectateur que le tableau cache quelque chose. Voilà qui donnera du grain à moudre à tous ceux qui imaginent un sens cryptique à la Joconde – comme l’italien Silvano Vinceti, qui affirme avoir décelé d’énigmatiques lettres tracées dans les yeux de la jeune femme… £ Guillaume Jacquemont
DÉCOUVERTES A ctualités
8
BIEN-ÊTRE
Deux heures de nature, sinon rien ! athew P. White et al., Scientific Reports, M publicaion en ligne du 13 juin 2019
P
Compter avec sa trompe
S
ouvenez-vous de la dernière fois où vous êtes passé devant une boulangerie. Essayez de vous rappeler l’odeur chaude et alléchante qui s’en exhalait. Maintenant, faites un pronostic : combien y avait-il de croissants ? Une telle prouesse est impossible, bien sûr. Du moins pour un humain. Mais peut-être pas pour les
de santé et de bien-être de 90 000 urbains avec le temps passé par semaine dans un environnement naturel, indépendamment de la proximité de cet environnement, qu’il s’agisse de parcs, de forêts, de rivières ou de plages. Ils ont constaté qu’en dessous de deux heures hebdomadaires, aucun effet positif n’est constaté. En revanche, au-dessus de ce seuil, les niveaux de santé physique et de bien-être psychologique s’envolent. Les personnes ont moins de pépins cardiovasculaires, de diabète, de dépression, d’anxiété… Au-delà de deux heures, le bénéfice sur la santé corporelle semble stagner, mais celui sur la santé mentale continue de progresser jusqu’à 6 ou 7 heures de dose hebdomadaire. Que tirer de cette étude de grande ampleur ? Principalement que si vous n’avez pas la chance de vivre à côté de la nature, vous pouvez aller à elle. Et vous constaterez que, au-delà des bienfaits pour votre santé, vous redécouvrirez peut-être votre propre… nature. £ S. B.
éléphants ! Ceux-ci sont beaucoup plus doués pour estimer les quantités sur la base d’une odeur, comme le montre une expérience menée par l’éthologue américain Joshua Plotnik et ses collègues. Les animaux devaient renifler deux sceaux opaques contenant des graines de tournesol et estimer lequel en renfermait le plus. Ils y sont parvenus avec une bonne précision. Une finesse olfactive qui serait précieuse dans la nature, notamment pour se diriger vers les sources de nourriture les plus abondantes. £ G. J.
N° 113 - Septembre 2019
40 % des questions sont posées par des femmes dans les congrès de génétique, même lorsqu’elles représentent 70 % du public. American Journal of Human Genetics
© Poprotskiy Alexey /shuttertstock.com
our une bonne santé du corps et de l’esprit, on sait aujourd’hui, avec toujours plus de certitude, que le contact avec la nature est primordial. Par exemple, ces dernières années, plusieurs études ont montré que le risque de développer des maladies psychiatriques (anxiété, dépression, schizophrénie) est supérieur en ville qu’à la campagne, et que ce risque augmente avec la taille de l’agglomération où l’on vit. Même certains facteurs comme la distance au parc le plus proche ou le temps de trajet nécessaire pour se rendre dans un espace vert sont associés au bien-être général. Alors, que faire lorsqu’on n’habite pas dans une zone arborée. Quelle stratégie employer lorsqu’on vit, comme des centaines de millions de personnes de par le monde, dans des centres urbains où parfois pas une feuille n’est visible à l’horizon ? Une possibilité est de faire des sorties régulières en forêt, quitte à se prendre une journée entière pour cela. Mais évidemment, on peut alors se demander si un contact épisodique suffit à compenser l’absence de verdure pendant toute la semaine. Dans un domaine un peu différent, celui du sport, on sait en effet qu’une séance hebdomadaire ne remplace pas une activité régulière. Pour répondre à cette question, Mathew White et ses collègues de l’université d’Exeter, en Angleterre, ont comparé le niveau
9
SOMMEIL
Quand votre cœur vous fait croire que vous êtes fatigué
Se coucher tôt : c’est possible ! E. R. Facer-Childs et al., Sleep Medicine, en ligne le 10 mai 2019.
U
ne étrange illusion a été mise en évidence par des psychologues de l’université de Pittsburgh, aux États-Unis. Des volontaires étaient placés sur un vélo d’appartement, avec des capteurs de fréquence cardiaque sur la poitrine. Les psychologues voulaient savoir à quel point nous utilisons la perception de nos battements cardiaques pour nous sentir fatigués. Ils ont donc fait croire aux participants que leur rythme était beaucoup plus élevé qu’en réalité, en émettant de faux bips sonores de plus en plus rapprochés. Rapidement, les participants se sont dits épuisés. Mais l’inverse ne fonctionnait pas : on ne peut pas faire croire à quelqu’un qu’il est frais comme un gardon en émettant des bips sonores plus lents…£ S. B.
Méditez... avec application
© Lena Ivanova/shutterstock.com
P
our ceux qui ont du mal à s’imposer dès le début une discipline stricte afin d’apprendre à méditer (et d’en retirer de nombreux bénéfices notamment en termes de santé physique et de concentration), une application mise au point par l’université de Californie à San Francisco vient de faire ses preuves. Cette application propose, quelques minutes par jour, d’apprendre à focaliser son attention sur sa respiration tout en prenant conscience des moments où l’esprit se met à vagabonder. Au bout d’un mois, les sujets testés dans cette étude ont réussi à étendre leur temps de focalisation sur leur respiration de 20 secondes à 6 minutes. Et leurs capacités de concentration et de mémoire de travail dans des tâches purement cognitives se sont améliorées concomitamment. £ S. B.
«
J
’aimerais bien me coucher plus tôt, mais je n’y arrive pas. » Combien d’entre nous, un brin découragés et des cernes jusqu’aux genoux, ont déjà fait ce constat ? La multitude des tâches du quotidien est bien sûr en cause, mais pas seulement. Une crainte insidieuse empêche parfois d’avancer le moment d’aller au lit : si je change mes habitudes, ne vais-je pas passer des heures à fixer le plafond, sans réussir à m’endormir ? Rassurez-vous, le sommeil est plus modelable qu’on ne le croyait. Certes, il y a une part de génétique et certains sont davantage « lèvetôt », tandis que d’autres sont plutôt « couche-tard ». Mais Elise FacerChilds, de l’université de Birmingham, et ses collègues ont montré que quelques mesures comportementales simples permettent de décaler son horloge biologique et d’apprendre à s’endormir bien plus tôt que d’habitude. Pour leur étude, les chercheurs ont recruté une vingtaine d’« oiseaux de nuits », qui se couchaient en moyenne vers 2 h 30 du matin. Ces couche-tard extrêmes sont plus à risque pour les
N° 113 - Septembre 2019
troubles de l’humeur et divers autres problèmes de santé, notamment parce que leur décalage avec le rythme de la société – en particulier avec les horaires de travail usuels – les conduit souvent à accumuler une dette de sommeil dévastatrice. Pendant trois semaines, les participants ont suivi les règles suivantes : se lever et se coucher 2 à 3 heures plus tôt que d’habitude ; s’exposer à la lumière extérieure le matin et limiter l’exposition aux sources lumineuses le soir ; garder des horaires de sommeil identiques la semaine et le week-end ; prendre un petit déjeuner le plus tôt possible et un dîner à 19 heures maximum ; faire du sport plutôt le matin. À l’issue de cette période, les mesures ont révélé qu’ils s’endormaient près de deux heures plus tôt que d’habitude. En outre, pendant la journée, ils étaient moins somnolents, moins stressés et d’humeur moins dépressive qu’avant. Le sommeil s’apprend donc en partie. Ce qui ne signifie pas que vous n’aurez aucune difficulté à vous endormir dès la première nuit où vous vous coucherez tôt. Mais ce résultat encourage à persévérer. £ G. J.
© Xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx
16
N° 113 - Septembre 2019
DÉCOUVERTES N eurosciences
Les nouveaux cartographes du cerveau Par Sarah Genon, Anna Plachti et Simon Eickhoff, neuroscientifiques au centre de recherche Jülich, en Allemagne.
© Alfred Pasieka/Science Photo Library / GettyImages
Q
u’avez-vous réellement fait quand vous êtes arrivé sur cette page ? Peut-être avez-vous parcouru le titre, puis jeté un œil à l’illustration de gauche, avant de réfléchir à l’opportunité de continuer votre lecture ou d’aller vous servir un café. Autant de tâches cognitives qui ont mobilisé une cascade de processus mentaux. En tant que neuroscientifiques, nous essayons de découvrir comment votre cerveau les produit. On considère aujourd’hui que ce dernier est organisé en régions distinctes, qui coopèrent au sein de réseaux plus ou moins étendus. Néanmoins, nous ne savons pas encore exactement de quelle façon chaque région contribue à notre comportement. Au cours des dernières décennies, les chercheurs ont utilisé diverses approches pour percer le mystère. L’une d’elles est tout simplement… la recherche bibliographique ! Puisqu’une seule équipe ne peut étudier expérimentalement toutes les zones du cerveau, il faut d’abord collecter les découvertes des autres groupes.
Le cerveau est organisé en régions distinctes, qui coopèrent au sein de réseaux plus ou moins vastes. Mais que fait exactement chacune d’elles ? C’est ce qu’une nouvelle méthode permet de découvrir.
EN BREF ££Le cerveau humain comprend différentes régions, mais on connaît encore mal leurs rôles respectifs. ££Les neuroscientifiques ont développé une nouvelle méthode pour étudier ces rôles : ils « scannent » d’immenses banques de données compilant des études d’imagerie de types variés et croisent les données qu’elles contiennent. ££En appliquant leur méthode à une région appelée hippocampe, ils ont découvert qu’elle est divisée en sousrégions, responsables de tâches distinctes.
N° 113 - Septembre 2019
Prenons l’exemple de l’hippocampe, une structure profonde dont la forme évoque celle de l’animal marin du même nom. Cette structure est souvent qualifiée de centre de la mémoire, mais lorsqu’on parcourt les publications scientifiques sur le sujet, on s’aperçoit qu’elle a un champ d’activité bien plus diversifié. Ainsi, l’hippocampe est associé à une multitude de fonctions : émotions, navigation spatiale, pensée créative… Même quand on se restreint à la mémoire, les choses ne sont pas aussi simples qu’elles en ont l’air : autobiographique, explicite, contextuelle, la mémoire est multiple ! L’hippocampe est-il vraiment responsable de toutes ces fonctions ? En fait, les expériences ont juste mis en évidence des corrélations entre son activation et leur réalisation. Mais son rôle précis n’est pas si facile à déterminer… LA PIÈCE MANQUANTE DU PUZZLE L’exemple suivant illustre les difficultés auxquelles nous sommes confrontés. Imaginez un groupe de chercheurs qui étudient ce qu’un ordinateur est capable d’accomplir – par exemple,
17
20
DÉCOUVERTES C as clinique
LAURENT COHEN
© Xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx
Professeur de neurologie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière.
21
La femme qui riait pour un rien Assise face à un collaborateur qu’elle doit licencier, madame R. éclate de rire… Une situation bien embarrassante. Que lui est-il passé par la tête ?
EN BREF ££Madame R. souffre d’une sclérose en plaques depuis des années, mais ses symptômes sont presque inexistants.
© durantelallera/shutterstock.com
££Jusqu’au jour où elle commence à éclater de rire pour un rien… Elle décide alors de consulter, le phénomène étant gênant dans diverses situations. ££La patiente ne peut plus contrôler le rire automatique qui naît dans son tronc cérébral. Car sa sclérose en plaques a provoqué des lésions des voies neuronales qui inhibent cette région.
N° 113 - Septembre 2019
L
orsque je vis pour la première fois madame R., elle semblait tendue dans la salle d’attente. Mais quand je lui serrai la main avec un large sourire, elle explosa de rire… sans raison. Cette patiente, âgée de 39 ans, souffrait d’une sclérose en plaques relativement bénigne et ne présentait comme symptômes que quelques picotements sur le visage. Pour mémoire, la sclérose en plaques est une maladie auto-immune, dans laquelle le système immunitaire, qui normalement nous défend contre les agressions extérieures, se retourne contre notre propre système nerveux et y provoque de petites lésions. Ces dégâts perturbent
26
ROGER SPERRY La découverte du câblage cérébral
N° 113 - Septembre 2019
DÉCOUVERTES G randes expériences de neurosciences Comment se connectent les yeux aux mains, les pieds à la bouche ? Par des expériences surprenantes, qui l’amenèrent à couper littéralement en deux des cerveaux, le neurologue Roger Sperry révéla l’intérieur de notre câblage cérébral.
Par Christian Wolf, docteur en philosophie et journaliste scientifique à Berlin.
EN BREF ££Avant l’américain Roger Wolcott Sperry, on ignorait les fonctions respectives de chaque hémisphère cérébral. ££Le neuropsychologue réalisa les premières expériences de « cerveau fendu » ou split brain dans les années 1960, en sectionnant le corps calleux d’animaux et d’êtres humains. Cela lui valut le prix Nobel.
© Illustrations de Lison Bernet
££Mais il a aussi travaillé sur la régénération nerveuse et la chimioaffinité : le système nerveux n’est pas tant plastique que cela, car les neurones se connectent entre eux grâce à des forces d’attraction chimiques.
N° 113 - Septembre 2019
D
ans un bloc opératoire au début des années 1960. Un chirurgien scie le crâne d’un homme puis se fraie un chemin dans son cerveau à l’aide d’une pince à épiler jusqu’au sillon situé entre les deux hémisphères. Son but : le faisceau de fibres nerveuses reliant les deux moitiés du cerveau, qu’il sectionne. Et quand le patient, épileptique, se réveille de cette intervention, plutôt traumatisante, le neurobiologiste Roger Wolcott Sperry (1913-1994) lui fait passer toute une série de tests. C’est ainsi que Sperry entra dans l’histoire de la science avec cette expérience du « cerveau fendu » (ou split brain en anglais). Ses résultats révolutionnaires sur les fonctions cérébrales lui valurent le prix Nobel de physiologie ou de médecine en 1981, l’aboutissement de sa carrière de chercheur riche en découvertes. SPORTS OU SCIENCES ? Sperry naquit le 20 août 1913 à Hartford dans le Connecticut, où il passa les premières années de sa vie dans une ferme. Mais son père, banquier, attachait une grande importance à la lecture et à la réussite scolaire. Il joua probablement un rôle important dans la rencontre du petit Roger avec la psychologie expérimentale. En effet, un jour, monsieur Sperry apporta à son fils un livre de la bibliothèque du grand psychologue et physiologiste William James, le père de la psychologie américaine ; l’ouvrage impressionna le garçon. Néanmoins, il ne semblait pas que le jeune Sperry endosserait la blouse d’un scientifique. Adolescent, il s’intéressait à un tout autre domaine : le sport. Après la mort prématurée de son père (lorsque Roger avait 11 ans), la famille déménagea
27
32
Le cervelet Petit mais costaud
DÉCOUVERTES N euroanatomie
Par Joachim Retzbach, docteur en psychologie et journaliste scientifique.
Alors qu’on croyait le cervelet seulement impliqué dans la motricité, de nouvelles études révèlent qu’il participe aussi à nos pensées et émotions. Le « petit cerveau », injustement oublié, fait son retour en force !
EN BREF
Cervelet : Yousun Koh ; arrière-plan : © Rimma Z/shutterstock.com
££La fonction du cervelet est longtemps restée incertaine. Depuis le début du xixe siècle, les scientifiques pensent qu’il sert principalement de centre de contrôle des mouvements corporels. ££Mais depuis quelques années, de nouvelles études ont révélé qu’une partie considérable de ce « deuxième cerveau » n’a aucune fonction motrice, et qu’il contribue plutôt à divers processus cognitifs et émotionnels, en lien avec le reste du cerveau. ££L’énorme capacité de calcul du cervelet serait particulièrement importante dans l’enfance, lorsque les circuits neuronaux se développent.
N° 113 - Septembre 2019
L
e cochon commença à « tituber comme un ivrogne. Ses pieds bougeaient paresseusement, ses mouvements d’ensemble étaient maladroits, et quand il tombait, il avait des difficultés pour se relever ». Voilà ce que le physiologiste français Marie-Jean-Pierre Flourens, l’un des fondateurs des neurosciences expérimentales, observa en 1823 après avoir enlevé une partie du cervelet à l’animal. C’était bien avant la prise de conscience sur les enjeux du bien-être animal et les horrifiantes vaches hublot. Une fois privé de l’ensemble de son cervelet, le cochon pouvait seulement rester couché sur le côté, incapable de se tenir debout ou de marcher. Flourens réalisa aussi cette expérience sur des pigeons et des chiens, avec des résultats similaires ; à l’époque, c’était la seule façon de se faire une idée de la fonction des différentes régions du cerveau. Le physiologiste déclara alors que le cervelet était apparemment responsable du contrôle des mouvements. UNE ABLATION COMPLÈTE DU CERVELET Avant ces expériences, cet appendice du cortex cérébral de la taille de la paume d’une main était un mystère pour les scientifiques. À la Renaissance, il était considéré comme le siège de la mémoire. En 1664, le médecin et anatomiste anglais Thomas Willis considéra qu’il contribuait aux fonctions vitales comme les battements cardiaques et la respiration. Puis au xviiie et au début du xixe siècles, les hypothèses sur l’utilité de cette structure étrange située à l’arrière de la tête changèrent radicalement : on pensait qu’elle intervenait dans
33
40
Dossier
APPRENDRE AVEC SON
CORPS
N° 113 - Septembre 2019
41
Rester assis et écouter ? Selon la psychologie cognitive, il y a mieux à faire : nos gestes peuvent nous aider à mieux assimiler les concepts. Par Manuela Macedonia, chercheuse à l’institut Max-Planck de neurosciences cognitives de Leipzig.
EN BREF £ Pendant des décennies, les psychologues ont cru que la manipulation des concepts ou des mots fonctionnait comme un algorithme dans le cerveau. £ Des expériences montrent aujourd’hui que le corps contribue à la cognition en interagissant avec le cerveau.
© Kiselev Andrey Valerevich / shutterstock.com
£ L’apprentissage des mathématiques, du vocabulaire ou de la géométrie bénéficie ainsi d’une participation corporelle par des gestes ou des actions du corps.
D
epuis des décennies, les experts en pédagogie tentent d’améliorer l’enseignement et l’apprentissage à l’école. Chez les plus petits, il a déjà été reconnu que le corps dans son ensemble est un outil d’apprentissage efficace. Par exemple, à l’école maternelle, élèves et enseignants construisent, pétrissent, chantent, dansent ou font des sciences naturelles avec de l’eau, de l’herbe et de la boue. À l’école élémentaire, cependant, l’enseignement reste généralement fondé sur quelques principes traditionnels : écoutez, lisez, écrivez ! Les enseignants intègrent de moins en moins les expériences physiques dans le processus d’enseignement et d’apprentissage à mesure que le niveau de la classe augmente. Pourtant, les études psychologiques et neuroscientifiques prouvent que les élèves apprennent plus facilement les langues étrangères et même les mathématiques lorsque leur corps participe à cet apprentissage.
N° 113 - Septembre 2019
48
DOSSIER QUAND LE CORPS STIMULE LA PENSÉE
INTERVIEW
RÉMY VERSACE PROFESSEUR DE PSYCHOLOGIE COGNITIVE À L’UNIVERSITÉ LUMIÈRE-LYON 2
NOTRE CORPS DÉTERMINE NOTRE RAPPORT AU MONDE Dans les rapports entre le corps et la pensée, une notion revient très souvent : la « cognition incarnée ». Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ? Cette notion renvoie à l’idée que la cognition se construit dans l’interaction entre l’organisme et son environnement. Elle est incarnée en ce sens qu’elle n’a pas d’existence en dehors de ces interactions. Une telle conception change totalement la manière de penser le fonctionnement du cerveau
N° 113 - Septembre 2019
49
et les grandes fonctions qui lui sont rattachées (perception, émotions, mémoire, etc.). Ainsi, le sens du monde se construisant dans l’instant présent et dans l’activité de l’individu, il n’est pas strictement l’image du monde physique qui nous entoure, et n’est pas non plus représenté dans le cerveau. Autrement dit, le monde ressenti émerge du fonctionnement du cerveau, dans une sorte d’espacetemps cognitif. Qu’est-ce que l’espace-temps cognitif ? De la même manière que la théorie de la relativité affirme que le temps physique est indissociable de l’espace, le temps psychologique n’existe cognitivement que par l’intermédiaire de notre interaction avec l’environnement (physique et social) qui nous entoure. La cognition peut donc être décrite comme une projection du monde dans notre espace-temps cognitif, en ce sens qu’elle dépend de notre activité dans l’espace proche, mais aussi qu’elle repose (et c’est là sa dimension temporelle), sur des expériences sensorimotrices passées qui ont forgé notre cerveau, tout en prenant en compte les besoins et buts poursuivis. Prenons un exemple : je vois une tasse posée devant moi. Cette tasse n’est pas seulement une représentation purement visuelle. Sans que je le veuille, mon corps se souvient des situations où, par exemple, il a pris une tasse pour boire, et se projette ainsi dans un passé sensoriel et moteur, dont il fait ressurgir la trace dans les zones sensorimotrices de mon cerveau. Ce faisant, il réalise une simulation d’états neuronaux antérieurs générés par des expériences antérieures analogues. Cette idée de simulation est centrale en cognition incarnée : se souvenir, c’est faire une sorte de voyage dans le temps et l’espace, percevoir c’est s’imaginer ou simuler le monde tel qu’on imagine qu’il doit être ou qu’il sera. Les émotions elles-mêmes ne sont bien souvent que le résultat de simulations et
Dès que nous pensons, notre corps fait ressurgir des souvenirs de ce que nous avons fait ou pensé dans la même situation. d’anticipations des conséquences réelles ou potentielles de nos interactions avec l’environnement. Pouvez-vous donner un exemple concret de la façon dont se manifeste cette cognition incarnée ? Imaginez que je vous montre un dessin représentant une colline, et que je vous demande d’en estimer la pente. Si je vous ai d’abord chargé d’un lourd sac à dos, vous ne livrerez une estimation supérieure que si vous voyagez léger. Ce type d’effet ne s’explique pas dans le cadre de la cognition classique. Mais il s’explique dans celui de la cognition incarnée, où la perception que vous avez de cette pente dépend d’une simulation de l’effort qui vous serait nécessaire si vous deviez la gravir. Et pour que cette simulation puisse avoir lieu, il faut avoir été confronté à des situations similaires dans le passé. Si le corps influe sur notre perception de la réalité, faut-il s’attendre à ce que nous raisonnions différemment, selon que nous sommes reposés ou au contraire fatigués ? C’est en effet ce qui est observé avec la situation de la pente de la colline. Si vous comparez un groupe de
N° 113 - Septembre 2019
personnes venant de faire un footing à un groupe reposé, la pente est jugée plus raide par le groupe de participants fatigués que par ceux au repos. Cela signifie bien l’on envisage une donnée objective (l’inclinaison d’un objet) en fonction de ce que nous dit notre corps, en partie en nous projetant dans le passé (en nous remémorant les situations où nous avons éprouvé une semblable fatigue en gravissant une colline) et dans le futur (si je devais monter une pente maintenant, aurais-je du mal ?). La même chose a été montrée avec la distance apparente d’un objet. Elle dépend de la facilité avec laquelle on pourrait l’atteindre, et donc augmente par exemple dès qu’un obstacle est placé entre nous et cet objet. Quels signaux internes le corps utilise-t-il pour répondre à cette question ? Dans l’exemple précédent de la fatigue physique, les participants ont parfaitement conscience de leur état physique. Mais la cognition peut aussi utiliser des signaux internes qui peuvent renseigner sur leur aptitude à interagir avec l’environnement, sans qu’ils en aient conscience. C’est le cas de la concentration de glucose dans le sang. Toujours dans la même situation d’estimation de la pente, une recherche a montré qu’en
54
DOSSIER QUAND LE CORPS STIMULE LA PENSÉE
J’AI UN CORPS DONC JE PENSE N° 113 - Septembre 2019
55
Penser uniquement avec son cerveau est impossible. À tout instant, des signaux issus de chaque cellule de notre corps forgent à la fois notre conscience, notre perception et notre réflexion sur nous-mêmes. Par Christian Wolf, philosophe, journaliste scientifique.
EN BREF £ Notre cerveau interagit à tout instant avec notre corps pour forger notre conscience, nos perceptions et même notre sentiment d’exister. £ Par exemple, nos émotions prennent naissance dans notre corps et sont captées par notre cerveau qui s’en inspire pour prendre des décisions.
© Iuliia Isaieva / GettyImages
£ Même notre vision ne se développerait pas si nous ne pouvions pas nous déplacer dans notre environnement.
C
’est une chaude journée d’été. Allongé dans l’herbe, vous sentez les rayons chauds du soleil sur votre visage. En tendant le bras, vous pouvez toucher les fleurs dans l’herbe qui se balancent doucement au gré du vent. Rien ne semble plus réel que ça. Mais la vérité est bien différente. Il y a quelques jours, un scientifique fou est entré dans votre appartement, vous a assommé, vous a scié le crâne et en a extrait votre cerveau. Maintenant, ce même cerveau flotte dans un bac rempli d’une solution nutritive qui maintient les neurones en vie. Un superordinateur connecté aux extrémités des nerfs stimule l’organe comme s’il recevait des stimuli de son environnement, et vous fait croire que vous êtes toujours en vie. À partir des années 1970 ont commencé à circuler des versions de plus en plus nombreuses de cette expérience de pensée philosophique (ici basées sur le chapitre « Cerveau dans une cuve » de l’ouvrage du philosophe Hilary Putnam Reason, Truth and History, en 1981). Le cerveau, selon l’opinion courante des scientifiques cognitifs à l’époque, fonctionnerait comme un ordinateur. Cet organe pesant environ 1 300 grammes générerait la conscience, nos désirs, sentiments ou pensées de façon algorithmique, à la façon de représentations symboliques. Certains penseurs
N° 113 - Septembre 2019
soutiennent que nous ne pouvons tout simplement pas savoir si nous existons en tant qu’humains dans la réalité ou simplement en tant que cerveaux dans un réservoir. Au cours des dernières décennies, l’opposition au « modèle informatique de l’esprit » s’est toutefois accrue dans les rangs de l’entreprise. Les représentants de la science cognitive incarnée, par exemple, soulignent un fait que les chercheurs sur le cerveau risquent d’oublier lorsqu’ils examinent principalement des sujets immobiles dans un tomographe : les êtres humains sont des êtres vivants dont le corps est en mouvement et interagit avec le monde pendant la plus grande partie de son existence. Pour les adeptes de la « thèse de l’incarnation », la conscience s’appuie en grande partie sur un corps agissant. Mais l’incarnation est aussi depuis longtemps un concept dans les sciences de la vie, par exemple en psychologie, en psychiatrie, en psychothérapie et, bien sûr, en neurosciences. Habituellement, le terme est utilisé lorsqu’est révélée une influence du corps sur l’esprit beaucoup plus grande qu’on ne le pensait auparavant. Et maintenant, les spécialistes du cerveau doivent se demander s’ils n’ont pas cherché la conscience au mauvais endroit. LE SENTIMENT PHYSIQUE DE SOI L’importance du corps dans nos expériences subjectives est déjà évidente à un niveau très élémentaire, selon le psychiatre et philosophe Thomas Fuchs, de l’hôpital universitaire de Heidelberg. Car la conscience ne comprend pas seulement des processus cognitifs de plus haut niveau tels que les pensées, mais, selon Fuchs, « inclut une sorte de faculté centrale – un sentiment physique de soi, un sentiment de vie, qui est donné en arrière-plan à chaque instant et est lié
60
ÉCLAIRAGES p. 60 Johnny : le culte du défunt p. 66 Game of Thrones : la saison qui fâche p. 72 Stop au mythe de la « motivation intrinsèque »
Retour sur l’actualité
DEPUIS JANVIER 2019
Des messes très spéciales en l’église de la Madeleine
GABRIEL SEGRÉ
Sociologue, maître de conférences à l’université de Paris-Nanterre, rattaché au Sophiapol (à l’unité de recherche Sophiapol).
Johnny
le culte L du défunt
Les étonnantes messes du souvenir à la mémoire de Johnny Hallyday réunissent les ingrédients d’un culte religieux. N° 113 - Septembre 2019
es 9 de chaque mois, à 12 h 30, une messe est célébrée en hommage à Johnny Hallyday, disparu le 5 décembre 2017. Cette messe du souvenir se tient à la paroisse de la Madeleine, à Paris, dans le 8e arrondissement, où les obsèques du chanteur avaient été célébrées le 9 décembre de la même année. L’initiative a été lancée en janvier dernier par le curé de la Madeleine, le père Bruno Horaist, répondant aux demandes renouvelées des fans. À la presse, l’homme d’église rapporte le succès croissant de la cérémonie, qui attire de plus en plus de monde. L’audience est en effet passée de 300 ou 400 personnes en janvier à pratiquement 1 000 personnes en novembre. L’engouement pour ces célébrations fait suite à l’immense ferveur collective qui a accompagné les obsèques du rocker. Il n’est pas sans susciter quelques interrogations, quelques surprises ou même quelques craintes. Certains raillent ces « excès » d’amour et de tristesse, parfois s’en offusquent ou s’en inquiètent, décelant en ceux-ci autant de manifestations de l’immaturité, de l’aliénation ou de la pathologie des fans. (On
© Pierre Suu / GettyImages
61
L’ACTUALITÉ
LA SCIENCE
L’AVENIR
Depuis janvier 2019, des messes réunissent chaque mois à l’église de la Madeleine, à Paris, des fans de Johnny Hallyday qui viennent commémorer son souvenir. Le public a triplé et une ferveur peu commune habite désormais cette enceinte. Livres d’or, cierges, couronnes de fleurs : des fidèles de tous horizons viennent ici faire groupe autour de leur idole disparue.
Sociologiquement et anthropologiquement, ces rassemblements réunissent certains éléments caractéristiques de la naissance d’un culte contemporain. Les fidèles y trouvent du réconfort, éprouvent un fort sentiment d’appartenance, partagent des émotions puissantes autour d’une figure idéalisée, dont les qualités éthiques et humaines sont exaltées.
Pour la communauté des fidèles, il s’agit de combler le vide laissé par le départ de l’idole. Les rituels et offrandes (chants, cierges, livres d’or) permettent d’inscrire le culte dans la durée et d’en assurer la perpétuation. La transmission du souvenir auprès des nouvelles générations, l’initiation des jeunes, tend vers une victoire décisive contre l’oubli et la mort.
pourra se reporter avec profit à l’analyse, par Joli Jensen, de la littérature savante sur les fans. Deux figures émergent, stéréotypées et stigmatisantes : celle de l’individu isolé, asocial et immature, et celle du membre, irrationnel et incontrôlable, d’une foule collective et hystérique). Pourquoi une telle émotion, si grande et si partagée ? Pourquoi ce besoin de la manifester ? Que signifie cette participation à ces messes du souvenir ? Que peut-il bien se jouer dans cette église de la Madeleine tous les 9 du mois (et, semble-t-il, à présent, les 15 juin de chaque année, date anniversaire de la naissance du chanteur) ? Ces questions sont essentielles. Elles conduisent à porter le regard sur la production de nouveaux rites, sur le développement des émotions collectives et des grandes effervescences sociales, sur l’émergence de mythes et de cultes contemporains en marge des religions historiques. De telles interrogations se trouvent au cœur de mes travaux. Depuis une vingtaine d’années, je m’intéresse aux processus de sacralisation posthume des grandes vedettes disparues (Elvis Presley, Jim Morrison, Michael Jackson, Edith Piaf, Claude François, Dalida, ou encore James Dean, Marilyn Monroe, Lady Di, Che Guevara…), et aux récits relatant leurs hauts faits. J’étudie ces récits qui empruntent leur structure, leurs motifs et dimensions au récit hagiographique (la vedette
N° 113 - Septembre 2019
présentée comme saint) et mythique (la vedette comme héros mythique). J’analyse la mise en patrimoine de ces personnages et de leur œuvre (auxquels sont consacrés des musées, des ouvrages, des films, des documentaires). Leur vie comme leur œuvre se trouve conservée, exposée, valorisée. Je m’intéresse à la construction de la postérité (et notamment à la production de lieux et d’objets de mémoire et de rites commémoratifs). J’étudie enfin les fans, les consommateurs de cette célébrité posthume, leurs pratiques, leurs croyances, leurs discours, la nature de leur attachement, les raisons de leur passion, les liens qu’ils entretiennent avec la vedette. TOUTES LES RAISONS DU MONDE… C’est ce type de relation, liant les adeptes de ces messes de la Madeleine à Johnny Hallyday, qui explique leur présence et leur ferveur et qui les caractérise, davantage qu’un même profil générationnel ou culturel, une appartenance socioprofessionnelle, un genre ou un lieu d’habitation (même si un examen un peu plus poussé peut conduire à constater une prédominance des catégories populaires et une faible représentation des moins de trente ans). Il est tout aussi difficile de les réduire à un seul type de comportement, à un même niveau d’engagement, un modèle unique de relation à Johnny Hallyday (même si
ÉCLAIRAGES C ulture & société
66
GAME OF THRONES : LA SAISON QUI FÂCHE Par Zeynep Tufekci, professeure associée à la School of Information and Library Science, à l’université de Caroline du Nord, et collaboratrice régulière du New York Times.
n o i t n e t t A oiler sp
Une pétition réclamant la réécriture de la dernière saison a remporté un succès massif sur Internet. Pourquoi ce désamour ?
a huitième et dernière saison de Game of Thrones s’est ouverte sur un succès d’audience colossal : plus de 17 millions de personnes ont regardé le premier épisode. Mais à mesure que l’histoire avançait, de nombreuses déceptions sont apparues. Elles ont atteint un tel niveau qu’une pétition a été lancée pour réclamer la réécriture de la saison. Quelques heures après la diffusion du dernier épisode, elle avait récolté plus d’un million de signatures ! Nouveaux scénaristes moins talentueux, saison trop courte (elle ne comportait que six épisodes), trop de « trous » dans l’intrigue… La vindicte populaire a désigné de nombreux coupables. Peut-être a-t-elle en partie raison : les incohérences ne manquent pas et certains personnages méticuleusement dessinés au fil des saisons se transforment soudain en caricatures. Les dragons semblent passer de monstres indestructibles à bestioles vulnérables, Tyrion Lannister se change d’humaniste attachant en dénonciateur meurtrier tout en perdant ses capacités intellectuelles (il n’a pas pris
EN BREF ££Game of Thrones a longtemps excellé à replacer les individus dans un contexte plus large, qui les façonnait et contraignait leurs actions. ££Mais dans la dernière saison, les ressorts de l’intrigue viennent plutôt de la psychologie des personnages. ££À l’heure où nous sommes confrontés à des changements majeurs – technologiques, climatiques… –, nous avons besoin de retrouver cette capacité à raisonner d’un point de vue sociologique.
N° 113 - Septembre 2019
© Gavriil Grigorov / GettyImages
L
67
une seule bonne décision de toute la saison), Brienne de Torth ne sert plus à grand-chose… Toutefois, cela reste superficiel et les vraies causes du désarroi me semblent bien plus profondes. Elles résident dans une lacune fondamentale de notre culture narrative : nous ne savons pas raconter des histoires « sociologiques ». Selon moi, c’est même l’une des principales raisons pour lesquelles nous avons tant de mal à répondre au bouleversement technologique actuel, causé par l’arrivée du numérique et de l’intelligence artificielle – dont j’analyse l’impact sociétal dans mes recherches. Mais nous y reviendrons plus loin. Voyons d’abord ce qui est arrivé à la série. Pourquoi Game of Thrones a-t-elle suscité tant de passions ? Le jeu d’acteur brillant, la superbe cinématographie ou la bande-son flamboyante ne
La dernière saison de Game of Thrones (ici diffusée dans un stade, à Moscou) a suscité de violentes polémiques parmi les fans.
N° 113 - Septembre 2019
sont pas ses seuls atouts et d’autres séries partagent ces caractéristiques, qui restent d’ailleurs bien présentes dans la dernière saison. Quelle est donc la spécificité de Game of Thrones, à une époque que les critiques appellent « le deuxième âge d’or de la télévision » tant les productions de qualité abondent sur le marché ? À son meilleur, la série était un animal aussi rare qu’un dragon amical : c’était un récit sociologique et institutionnel, dans un médium dominé par le psychologique et l’individu. La meilleure preuve en est que les auteurs parvenaient à tuer précocement de nombreux personnages principaux sans perdre le fil de l’histoire. Ainsi, Ned Stark meurt dès la fin de la première saison, alors que la série semblait construite autour de lui. La deuxième saison donne naissance à un héritier
76
VIE QUOTIDIENNE p. 84 Sauvez les poissons rouges ! p. 87 Que se passe-t-il quand on panique ? p. 88 Docteur Tétine et Mister Tototte
N° 113 - Septembre 2019
77
Bambi
La mort tragique de la mère de Bambi a fait pleurer des générations de spectateurs, petits et grands. Ce genre de dessins animés permet-il de mieux appréhender les difficultés de la vie ?
m’a traumatisé ! Par Paola Emilia Cicerone, journaliste scientifique.
Nous nous souvenons tous que Bambi perd sa maman dès le début de l’histoire… Le faon se remettra de ce drame, mais nous ? Les dessins animés sont-ils traumatisants ?
Bambi © Walt Disney Pictures, 1942 (capture d’écran).
EN BREF £ La plupart des dessins animés à succès ou des contes de fées racontent la mort d’un personnage. £ Les enfants peuvent accepter et comprendre ces scènes s’ils sont accompagnés par un adulte. £ Ils développent alors des stratégies pour surmonter des événements traumatiques réels.
N° 113 - Septembre 2019
L
a scène du célèbre dessin animé de Walt Disney reste dans bien des mémoires : en pleine nuit, sous la neige, Bambi, petit faon terrorisé, appelle en vain sa mère qui vient d’être tuée par un chasseur. Ce souvenir est, pour nombre d’entre nous, notre premier contact avec la mort et la douleur, peut-être avec l’épisode où le petit éléphant Dumbo est séparé de sa maman, mise aux fers pour avoir réagi avec trop de fougue contre ceux qui se moquaient de son petit. Des histoires qui laissent leur empreinte : Stephen King a affirmé que Bambi était son « film d’horreur préféré » et, en 2007, le critique cinématographique du Time, Richard Corliss, a inscrit ce film dans le classement des 25 meilleurs films d’horreur de tous les temps, à la 14e place juste derrière Les Dents de la mer.
VIE QUOTIDIENNE L es clés du comportement
88
NICOLAS GUÉGUEN Directeur du Laboratoire d’ergonomie des systèmes, traitement de l’information et comportement (LESTIC) à Vannes.
Docteur Tétine et Mister Tototte
S
Bienfaisante assistante médicale ou frein au développement émotionnel de l’enfant ? Les recherches sur la tétine dressent un bilan contrasté.
’il est un objet de puériculture qui divise les parents, c’est bien la tétine. Massivement utilisée dans les sociétés occidentales – 80 % des petits Français en auraient une, selon une étude réalisée dans les maternelles par Laurence Lupi-Pégurier, de l’université de NiceSophia-Antipolis –, elle suscite autant d’inquiétude qu’elle apporte de soulagement. Combien de jeunes mamans, épuisées par les nuits d’insomnie ou les heures passées à bercer une petite boule hurlante, ont déjà déclaré : « Avant j’étais contre, mais c’est la seule chose qui empêche mon bébé de pleurer » ? Ce n’est pas pour rien que les Anglais appellent cet ustensile pacifier, littéralement « pacificateur »… Si la tétine inquiète autant, c’est notamment parce qu’elle a été très critiquée par le corps médical, qui la rendait responsable de diverses infections et de mortalité infantile. Pourtant, elle semble connaître un relatif retour en grâce. Les recherches ne nient pas qu’elle présente un certain nombre d’effets négatifs, mais elles lui trouvent aussi des atouts. Alors, quel bilan
dresser à la lumière des connaissances scientifiques dont nous disposons ?
EN BREF ££Autrefois très contestée par le milieu médical, la tétine aurait en réalité certains avantages chez les très jeunes enfants. ££Elle limiterait la mort subite du nourrisson, aurait un effet antidouleur et aiderait les prématurés à apprendre la tétée. ££Mieux vaut toutefois ne pas l’utiliser trop longtemps, car elle risque alors de nuire à l’apprentissage émotionnel et d’entraîner plus tard des comportements addictifs.
N° 113 - Septembre 2019
SAUVÉS PAR LA TÉTINE Du côté des effets positifs, la tétine pourrait aider à lutter contre l’un des drames les plus terribles qui menacent les jeunes parents : la mort subite du nourrisson. Cette pathologie, où un bébé apparemment en bonne santé décède dans son sommeil, ferait plus de 200 victimes par an en France. En passant en revue les travaux sur ce thème, Ann Callaghan, de l’hôpital de Perth, en Australie, et ses collègues, ont montré que les nourrissons qui utilisent une tétine ont 2 à 5 fois moins de risque de décéder ainsi. L’Académie américaine de pédiatrie va jusqu’à recommander d’en proposer une aux enfants au moment de s’endormir – sans les forcer à la prendre ni la réintroduire lorsqu’elle tombe pendant le sommeil. Ce bienfait s’expliquerait par un effet stimulant de la tétine, selon une étude menée par Stephanie Yiallourou, de l’université Monash, à
© Charlotte Martin/www.c-est-a-dire.fr
89
N° 113 - Septembre 2019
LIVRES
92
p. 92 Sélection de livres p. 94 Thackeray : comment reconnaître un snob en soirée
SÉLECTION
A N A LY S E Par Nicolas Gauvrit
PSYCHIATRIE La Santé psychique de ceux qui ont fait le monde de P atrick Lemoine Odile Jacob
PSYCHOLOGIE Le Jour où je suis devenue moi-même de N athalie Clobert Leduc.s
L
e thème des personnes « à haut potentiel intellectuel » donne régulièrement lieu à des descriptions caricaturales. Cette particularité ferait de vous un génie incompris aux pensées stratosphériques, ou un damné de la terre forcément soumis à l’anxiété, à la dépression et à l’échec scolaire. Rien de tel dans ce roman, où l’on découvre l’histoire d’un jeune surdoué et de sa mère : Nathalie Clobert, psychologue clinicienne qui a reçu nombre de ces personnes en consultation, ne donne jamais dans l’exagération. Son récit plonge le lecteur dans un univers riche, où se croisent des personnages pleins d’humanité. Destins variés, sans drame, émaillés des découvertes et des difficultés du quotidien… Ce sont des exemples seulement, des cas suffisamment divers pour nous faire sentir que le haut potentiel ne suffit pas à définir un humain et n’en fait pas un être totalement à part. Ces personnes n’en gardent pas moins quelque chose de commun : le sentiment d’être un peu en marge, une quête identitaire, peut-être une forme d’idéalisme et d’ambition déçue… Les surdoués ont aussi souvent un petit décalage dans les centres d’intérêt, une tendance à se retrouver entre eux, non par orgueil et sentiment d’être « élu », mais par le penchant qui nous rapproche de ceux qui nous ressemblent. Et, bien sûr, ils possèdent une vive intelligence. Ce livre nous en apprend beaucoup sur le haut potentiel : les tests utilisés pour l’identifier, la variété de ses expressions, les performances qu’il permet – ou ne permet pas… L’auteure fait en effet passer de multiples informations, notamment grâce à des dialogues, précis sans être jargonneux, entre les personnages et une psychologue spécialiste du sujet. Un cahier pratique complète en outre le roman. Au final, cet ouvrage donne un aperçu de ce que certains individus vivent et ressentent du fait de leur haut potentiel, tout en offrant bon nombre de repères. L’analyse psychologique est rigoureuse, l’histoire poignante mais sans fioritures. À lire si vous vous interrogez sur vous-mêmes ou sur quelqu’un de votre entourage. Nicolas Gauvrit est psychologue du développement et chercheur en sciences cognitives à l’École pratique des hautes études, à Paris.
N° 113 - Septembre 2019
PSYCHOLOGIE Surchauffe mentale de G aël Allain Larousse
D
ans nos sociétés où les sollicitations sont permanentes, l’allègement de la charge mentale repose sur deux piliers : d’une part, apprendre à se concentrer sur les informations et les activités pertinentes, et d’autre part, savoir ignorer le reste. Gaël Allain, docteur en psychologie, nous explique comment y parvenir. Après une description fine de notre fonctionnement mental, il délivre ainsi une série de conseils pratiques. Sans oublier quelques chiffres bien sentis, qui montrent à quel point nous avons tendance à « partir dans tous les sens » : saviezvous par exemple qu’en moyenne, nous avons plus de 2 500 interactions avec notre smartphone chaque jour ?
E
t si ce n’était pas seulement leurs forces, mais aussi leurs déséquilibres qui ont construit les grands personnages historiques ? À partir de cette hypothèse, le psychiatre Patrick Lemoine passe au crible la biographie de dix-neuf d’entre eux – de Gaulle, Hitler, Napoléon, César… –, à la recherche de signes trahissant une éventuelle maladie mentale. Et la récolte est fructueuse, puisque seuls deux de ses sujets d’étude seraient exempts de pathologie ! Avec un humour certain et un côté irrévérencieux assumé – Bouddha lui-même se voit poser un diagnostic d’anorexie –, l’auteur nous invite dans les coulisses de l’histoire, tout en délivrant une leçon de psychiatrie pour le moins originale.
93
COUP DE CŒUR Par Rebecca Shankland
PSYCHOLOGIE Le Mensonge de B. Elissalde, F. Thomas, H. Delmas, G. Raffin Dunod
PERCEPTION Faut-il sentir bon pour séduire ? de R oland Salesse Quæ
V
oilà un petit livre sur l’odorat aussi instructif qu’amusant. Vous y trouverez toutes les réponses aux questions que vous vous posez… et à celles que vous n’auriez même pas imaginées ! Vous découvrirez ainsi que le plus long nez du monde mesure 8,8 centimètres, que les phéromones d’éléphantes excitent les papillons, que les Japonais surnomment les Européens batakusaï (« pue-le-beurre »), ou que les spermatozoïdes sont dotés de récepteurs olfactifs et attirés par l’odeur du muguet. Bref, une constellation d’anecdotes étonnantes en même temps qu’une mine d’informations sur la neurobiologie de l’olfaction.
V
otre interlocuteur évite votre regard, bégaie, rougit… Il ment, n’est-ce pas ? Sauf qu’aucun de ces signes n’est réellement associé aux mensonges, apprendon dans ce livre. Coécrit par un enquêteur judiciaire et plusieurs psychologues, il dresse un bilan très complet des connaissances sur les moyens de détecter les menteurs. En la matière, nous sommes naturellement peu doués, faisant à peine mieux que le hasard lorsqu’il s’agit de reconnaître si quelqu’un nous dit la vérité ou pas. Heureusement, plusieurs méthodes permettent de s’améliorer. L’intérêt de cet ouvrage est autant de les présenter que de tordre le cou à un certain nombre d’idées reçues sur le sujet.
ENSEIGNEMENT L ’École en pleine conscience de P atricia Jennings L es Arènes
P
lus que jamais, les enseignants se disent en difficulté. Confrontés à des élèves peu réceptifs, à des parents qui remettent en cause leurs compétences, au manque de soutien, ils puisent toujours plus dans leurs ressources personnelles. Pour nombre d’entre eux, le burn-out est à la clé. Patricia Jennings nous livre un ouvrage précieux pour prévenir cette issue néfaste, ainsi que pour favoriser la motivation et le bien-être à l’école. Cette chercheuse américaine a développé un programme spécifique pour les enseignants, en adaptant des techniques de méditation de pleine conscience au cadre éducatif. L’objectif : « Aider les professeurs à comprendre, à reconnaître et à réguler leurs propres réponses émotionnelles, ainsi qu’à répondre avec plus d’efficacité à celles des autres (élèves, parents et collègues) ». Les recherches montrent que ce programme augmente le bien-être et le sentiment de compétence des enseignants, tout en diminuant leur stress. Mais c’est aussi un outil précieux pour améliorer l’enseignement lui-même. De fait, les aspects émotionnels sont cruciaux. Du côté du professeur, les sentiments d’impuissance ou de frustration conduisent parfois à se replier sur soi et à perdre le fil du cours. Chez les élèves, les émotions négatives sont également peu propices à l’apprentissage, tandis que les émotions positives le stimulent. En développant l’attention et la bienveillance envers soi et les autres, le programme de Patricia Jennings permettra aux enseignants de mieux gérer ces aspects et d’orchestrer avec finesse la dynamique de la classe. De multiples autres programmes de pleine conscience sont proposés en milieu scolaire. Mais la force de celui-ci est qu’il a été pensé expressément pour les enseignants, et testé chez eux. L’auteure sait de quoi elle parle : elle fut elle-même enseignante pendant plus de vingt ans, avant de devenir formatrice, puis chercheuse. Son ouvrage s’appuie donc sur plusieurs décennies d’expérience professionnelle au contact des élèves, des parents et du monde éducatif. D’une grande qualité scientifique, très riche en ressources pratiques, plein de tact et de bienveillance, il est aussi important qu’utile. Rebecca Shankland est maîtresse de conférences en psychologie, à l’université Grenoble-Alpes.
N° 113 - Septembre 2019
94
N° 113 - Septembre 2019
LIVRES N eurosciences et littérature
SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.
Thackeray
Comment détecter un snob en soirée
C
Dans Le Livre des snobs, l’écrivain britannique William Makepeace Thackeray montre qu’un des fondements du snobisme réside dans une inépuisable prétention à tout savoir. Mais c’est aussi là que réside sa faille…
omment, vous n’avez jamais vu Citizen Kane ? Et qu’est-ce donc, la musique atonale vous laisserait-elle indifférent ? D’ailleurs, vous n’étiez pas présent au vernissage de ce sculpteur si prometteur, ni à la réception de l’ambassadeur… Seriez-vous, tout simplement, un plouc ? Si ce genre d’accusation vous laisse de marbre, vous n’êtes en tout cas pas un snob. Du moins en matière artistique et mondaine, ce qui n’exclut pas que vous le soyez dans d’autres domaines. Peut-être êtes-vous un snob intellectuel, qui ne jure que par le Sein und Zeit de Heidegger, bien que vous n’y ayez rien compris. Ou alors un de ces snobs du sport, qui pérorent sans discontinuer sur d’anciennes gloires injustement oubliées et sur les minutes décisives des matches de légende. Sans doute, comme beaucoup d’entre nous, êtes-vous un peu snob quant aux séries
EN BREF ££Le Livre des snobs dresse un portrait satirique des snobs de tous les milieux. ££Thackeray y montre notamment comment ces derniers prétendent tout savoir pour se distinguer de la masse. ££Une attitude qui permet aux psychologues de les détecter et de les étudier, notamment grâce à des questionnaires et à des expériences d’imagerie cérébrale.
N° 113 - Septembre 2019
télévisées qu’il ne faut ab-so-lu-ment pas manquer, ou un snob gastronomique qui se pique de connaître les astuces des grands chefs, ou encore un snob voyageur qui sait tout des petits coins secrets, bien à l’abri du tourisme de masse… LE SNOB À TRAVERS LES ÂGES Si le snobisme est omniprésent aujourd’hui et s’immisce dans nos interactions les plus banales, il n’a pas attendu notre époque pour s’installer. On s’accorde à attribuer la paternité du terme, dans son sens moderne, à l’écrivain britannique William Makepeace Thackeray (1811-1863). À son époque, le mot snob évoque les étudiants des grandes universités dénués de lignage aristocratique : ils sont sine nobilitate, c’est-à-dire « sans noblesse », expression dont la contraction donnerait « snob ». Mais Thackeray, qui écrit alors pour
95
À retrouver dans ce numéro
p. 94
SNOB !
p. 16
Pour détecter un snob en soirée, demandez-lui s’il a vu un film ou une exposition qui n’existe pas. S’il répond que oui bien sûr, c’est qu’il possède la principale caractéristique du snobisme étudiée par le romancier William Makepeace Thackeray : prétendre tout savoir. p. 84
11 MINUTES
La durée moyenne consacrée à une tâche de manière ininterrompue. Cette estimation date de 2005, avant l’explosion des messageries instantanées et des e-mails. Elle est probablement beaucoup plus faible aujourd’hui. p. 60
HIPPOCAMPE
Le fameux « organe de la mémoire » au nom de petit animal marin pourrait servir en réalité à bien d’autres choses : on lui a découvert trois subdivisions. La première traiterait les émotions, la seconde interviendrait dans les processus cognitifs (raisonnement, repérage spatial et sens de l’orientation) et la troisième, dans l’encodage véritable de nos souvenirs…
JOHNNY FOREVER
Cierges brûlés, couronnes de fleurs, livres d’or et chants : les messes données chaque mois en souvenir de Johnny Hallyday ont toutes les caractéristiques d’un culte religieux.
p. 20
10 %
des rires sont précédés de propos réellement drôles, a constaté le chercheur Robert Provine. Le rire se glisse dans nos propos, surtout à la fin des phrases, comme manière de socialiser ou de détendre l’atmosphère. p. 26
p. 48
HYPOGLYCÉMIE
Nous ne percevons pas le monde de la même façon lorsque nous avons mangé et quand nous avons le ventre creux. Par exemple, après avoir bu une boisson sucrée, une même pente nous paraît visuellement moins raide. Signe que l’énergie dont dispose le corps rétroagit sur le système visuel.
RATS RECÂBLÉS
Le neurologue Roger Sperry mit au jour les schémas de câblage de nos neurones par des expériences aujourd’hui inimaginables : il intervertit les nerfs entre les muscles fléchisseurs et extenseurs des pattes de rats, lesquels se mirent à descendre une échelle lorsqu’ils essayaient de la monter…
p. 76
2,5
fois plus de morts tragiques dans les dessins animés pour enfants que dans les films pour adultes, en moyenne. Le summum : la mort de la maman de Bambi.
Imprimé en France – Roto Aisne (02) – Dépôt légal septembre 2019 – N° d’édition M0760113-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 19/06/0024 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot