Cerveau & Psycho
N° 93 Novembre 2017
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LES ÉMOTIONS QUI FONT BIEN DORMIR
PAR CHRISTOPHE ANDRÉ
QUE RESTE-T-IL DE NOTRE
ENFANCE ? Comment nos premières années forgent (ou pas) notre caractère ONYCHOPHAGIE COMMENT NE PLUS SE RONGER LES ONGLES
MONTESSORI LA MÉTHODE QUI FAIT DU BIEN AU CERVEAU TEST ÊTES-VOUS ACCRO À LA NOURRITURE ? NEUROSCIENCES DES CELLULES DE PEAU POUR GUÉRIR DE PARKINSON D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF
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N° 93
ÉDITORIAL
NOS CONTRIBUTEURS
p. 38-45
SÉBASTIEN BOHLER
Grégory Michel
Professeur de psychopathologie à l’université de Bordeaux, directeur adjoint de l’équipe HealthySanté et réussite des jeunes, psychologue clinicien, Grégory Michel étudie les facteurs qui influencent notre développement pendant l’enfance et l’adolescence.
p. 54-57
Didier Pleux
Rédacteur en chef
Enfance bénie, enfance maudite
Psychothérapeute, docteur en psychologie du développement, Didier Pleux analyse les conséquences de différents schémas éducationnels et les moyens de surmonter les difficultés qui en découlent parfois.
p. 62-64
Véronique Fournier
Docteure en médecine, ancienne interne des hôpitaux, cardiologue, Véronique Fournier est directrice du Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie et du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin, à Paris, qu’elle a créé en 2002.
p. 86-87
Olivier Houdé
Professeur à l’université Sorbonne-Paris-Cité (USPC), directeur du LaPsyDÉ, Olivier Houdé étudie les capacités d’apprentissage du cerveau de l’enfant et examine régulièrement l’efficacité des diverses méthodes de neuroéducation disponibles.
U
ne des nouvelles les plus saisissantes de Dino Buzzati s’appelle Pauvre petit garçon. Je ne saurais en livrer la teneur par respect pour ceux qui ne l’ont pas lue. Qu’ils aient le plaisir de le faire et de mesurer le poids de ce qui se joue dans l’enfance, et des conséquences infinies que peuvent avoir nos premières années. Ce court texte vaut mieux qu’un long discours, il glace d’effroi et montre, comme le disait Marguerite Duras, « qu’il reste toujours quelque chose de l’enfance, toujours… ». Il reste toujours quelque chose de l’enfance. Mais quoi ? Aujourd’hui, la tendance est à l’analyse scientifique, et non plus à l’analyse des refoulements sexuels freudiens. Les outils maniés par les chercheurs sont les études au long cours, menées sur des décennies, qui établissent des corrélations entre les conditions de l’éclosion d’un être et la structure ultérieure de sa personnalité, sa façon de s’attacher à ses proches et même ses opinions politiques. De premières règles s’en dégagent : par exemple, le lien entre une éducation alliant tendresse et discipline et une bonne estime de soi plus tard, ou la tendance assez répandue à calquer notre lien d’attachement à nos parents sur nos relations de couple. Les sciences du vivant s’en mêlent, décelant dans notre génome les marques de l’affection ou de la maltraitance (des empreintes dites épigénétiques), qui exercent ensuite des effets durables sur notre personnalité. Ce que l’on apprend durant l’enfance est mieux gravé que dans la pierre, dit un proverbe chinois… Heureusement, il existe des moyens de s’en libérer. En revisitant son passé, en en parlant et en décidant de changer. Pour ne pas être un « Pauvre petit garçon ». £
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SOMMAIRE N° 93 NOVEMBRE 2017
p. 14
p. 22
p. 30
p. 34
p. 37-61
Dossier
QUE RESTE-T-IL DE NOTRE ENFANCE ? COMMENT NOS PREMIÈRES ANNÉES FORGENT (OU PAS) NOTRE CARACTÈRE
p. 6-34
DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS Le « bon » gras rend intelligent Les neurones qui voient à travers les habits Pourquoi le bâillement est contagieux Les homos traqués sur Internet ? p. 12 FOCUS
Des cellules souches contre Parkinson
Un espoir nouveau : soigner les malades grâce à leurs propres cellules. Bénédicte Salthun-Lassalle
p. 28 L ’INFOGRAPHIE
p. 38 P SYCHOLOGIE
sur les visages…
Les éléments de notre enfance qui forgent notre caractère sont identifiés par des études menées sur plusieurs décennies.
Le guide des émotions COMMENT NOTRE Comment détecter la joie, la colère, ENFANCE NOUS FAÇONNE le dégoût, la tristesse, la peur Steve Ayan, Anna von Hopffgarten et Yousun Koh
p. 30 GRANDES EXPÉRIENCES DE PSYCHOLOGIE DANIELA OVADIA
Rosenhan et le test Décrypter le cerveau : du faux patient les outils du xxie siècle En 1973, des individus sains se font passer p. 14 N EUROSCIENCES
Avec des colorants, de l’ADN ou de la lumière, on espère découvrir comment les neurones produisent la conscience. Rafael Yuste et George Church
p. 22 C AS CLINIQUE LAURENT COHEN
L’amnésique qui manquait de sommeil Monsieur U. a retrouvé la mémoire en réapprenant à dormir normalement.
pour fous : ils sont réellement internés ! p. 34 L A QUESTION DU MOIS
Pourquoi se fait-on des cheveux blancs ?
En rongeant l’extrémité des chromosomes, le stress fait vraiment vieillir plus vite. Sonja Entringer
Grégory Michel
p. 46 C OUPLE
LES RACINES DE NOS RELATIONS AMOUREUSES Notre relation avec notre partenaire est en partie dictée par celle que nous avions avec nos parents. Nicolas Favez
p. 54 I NTERVIEW
NOUS NE SOMMES PAS PRISONNIERS DE NOTRE ENFANCE
Réinterpréter les faits de la petite enfance est crucial pour se réaliser librement. Didier Pleux
p. 58 C OGNITION
DES OPINIONS POLITIQUES FORGÉES DÈS LE BERCEAU Ce numéro comporte un encart abonnement Psychologies sur une sélection d’abonnés France Métropolitaine. En couverture : © Gettyimages/DreamPictures
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Avant l’âge de 7 ans, certaines opinions politiques sont déjà bien ancrées dans nos neurones. Lou Safra et Coralie Chevallier
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p. 62
p. 94
p. 66
p.68
p.70
p. 76 p. 92
p. 62-69
p. 70-91
ÉCLAIRAGES
VIE QUOTIDIENNE LIVRES
p. 62 R ETOUR SUR L’ACTUALITÉ
p. 70 COMPORTEMENT
La loi française prévoit des solutions pour la fin de vie, mais le monde médical n’est pas prêt à les appliquer.
Se ronger les ongles serait un signe de perfectionnisme. Mais cela se guérit…
p. 92-98
Anne Bert : Pour ne plus se ronger la médecine paralysée ? les ongles Véronique Fournier
p. 66 À MÉDITER CHRISTOPHE ANDRÉ
Les émotions qui font (bien) dormir
Les ressentis positifs et énergiques comme la curiosité et l’enthousiasme aident à mieux dormir, surtout si l’on est stressé. p. 68 PSYCHO CITOYENNE CORALIE CHEVALLIER
Adolescents : un dangereux besoin de reconnaissance
C’est pour s’illustrer devant leurs pairs que les ados prennent des risques. En leur conférant plus de statut, on réduit leurs comportements dangereux.
Anna Eichbichler
p. 76 ADDICTIONS
Le sucre, une drogue ?
Le sucre active le circuit cérébral de la récompense, impliqué dans les addictions. Irene Campagna
p. 83 TEST
Êtes-vous « accro » à la nourriture ?
Vous avez englouti la tablette de chocolat en cinq minutes ? Ce test est pour vous. p. 86 L ’ÉCOLE DES CERVEAUX
Montessori, la méthode qui réussit au cerveau Les neurosciences valident cette méthode d’apprentissage qui fait florès. Olivier Houdé
p. 88 L ES CLÉS DU COMPORTEMENT
La pente glissante du maquillage
On se sent belle en se maquillant… jusqu’au moment où on l’est moins. Quand s’arrêter ? Nicolas Guéguen
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p. 92 S ÉLECTION DE LIVRES Manipulations et influences La Méduse qui fait de l’œil Borderline : cahier pratique de thérapie à domicile Apprendre à résister Alcool : plaisir ou souffrance ? Et si nous laissions nos enfants respirer ? p. 94 N EUROSCIENCES ET LITTÉRATURE SEBASTIAN DIEGUEZ
Candide : du danger de croire que les nez sont faits pour porter des lunettes
Penser que tout a été créé pour remplir une fonction précise est un travers de pensée très fréquent – déjà dénoncé par Voltaire dans son célèbre conte.
DÉCOUVERTES
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p. 6 Actualités p. 12 Des cellules souches contre Parkinson ? p. 14 Décrypter le cerveau p. 22 L’amnésique qui manquait de sommeil p. 28 Le guide des
Actualités Par la rédaction NUTRITION
Le « bon » gras rend intelligent
Une nouvelle étude révèle que l’organisation de certains réseaux cérébraux impliqués dans l’intelligence est directement liée à notre consommation d’acides gras insaturés, comme les oméga-3.
©Image de gauche : Shutterstock.com/morisfoto ©Image de droite : Shutterstock.com/Tatiana Makotra
. K. Zamroziewicz et al., M Nutritional status, brain network organization, and general intelligence, NeuroImage, vol. 161, pp. 241-250, 1er novembre 2017.
L
’idée fait son chemin : bien manger et de façon équilibrée améliorerait la santé cérébrale et nos performances cognitives. C’est notamment le cas avec le régime méditerranéen, riche en acides gras monoinsaturés et poly-insaturés dont font partie les oméga-3. Mais aucune étude n’avait encore vraiment prouvé qu’il existe un lien entre les composants de ce régime et l’efficacité des réseaux cérébraux impliqués dans l’intelligence. C’est ce que vient de faire l’équipe de Aron Barbey, de l’université Urbana-Champaign, dans l’Illinois. L’intelligence dite générale regroupe plusieurs aptitudes dont le raisonnement, la capacité de résoudre des problèmes, de prendre des décisions au quotidien, ainsi que les facultés sociales. Elle repose sur la synchronisation et l’efficacité de la communication entre différents réseaux cérébraux, par exemple celui du mode par défaut, actif quand on est au repos, le réseau dorsal de
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émotions p. 30 Rosenhan et le test du faux patient p. 34 Pourquoi se fait-on des cheveux blancs ? NEUROLOGIE RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO
Réveillé après 15 ans d’état végétatif M. Corazzol et al., Current Biology, 25 septembre 2017.
l’attention, jouant un rôle clé dans les tâches exigeantes et la réalisation quotidienne de problèmes, ou encore le réseau frontopariétal, impliqué entre autres dans la prise de décision. POISSON, HUILE DE COLZA… Or le bon fonctionnement du cerveau dépend en partie de ses graisses, qui représentent plus de 55 % de son poids sec ! Car les acides gras et le cholestérol contribuent à la structure des neurones et des autres cellules cérébrales, ainsi qu’à la synthèse des neurotransmetteurs, enzymes, hormones, qui assurent l’activité cérébrale. La plupart des acides monoinsaturés (de l’huile d’olive par exemple) et saturés (des graisses animales) existent en quantité suffisante dans l’alimentation. En revanche, parmi les poly-insaturés, les oméga-3 sont plus rares : on les trouve dans les huiles de colza et d’olive, certains poissons, l’avocat, les noix… Des aliments du régime méditerranéen que nous ne consommons pas suffisamment. Barbey et ses collègues ont donc réalisé une analyse sanguine des biomarqueurs nutritionnels de 99 adultes en bonne santé, âgés en moyenne de 69 ans, afin de déterminer les quantités d’acides gras circulant dans leur organisme. Ces taux reflètent non seulement les graisses consommées, mais également celles disponibles pour le cerveau. Puis les chercheurs ont mesuré l’intelligence générale
– grâce à un test classique de Wechsler – de chaque participant. En parallèle, ils ont aussi enregistré en imagerie par résonance magnétique la connectivité et l’organisation fonctionnelle de sept grands réseaux cérébraux, dont ceux cités ci-dessus. Résultat : la connectivité interne et l’organisation du réseau dorsal de l’attention, et dans une moindre mesure celles du réseau frontopariétal, sont associées à une intelligence générale plus élevée. Et plus les participants ont une organisation « efficace » de ces réseaux, et par conséquent une meilleure intelligence, plus ils présentent d’acides gras insaturés dans leur sang. En revanche, aucun lien n’a été déterminé avec les autres réseaux, ni même avec les autres marqueurs nutritionnels. N’hésitez pas à consommer du gras, il n’est jamais trop tard pour booster votre cerveau. Il est probable que plus vous mangez de « bons » acides gras, plus le cerveau en a à sa disposition pour produire les éléments essentiels à son fonctionnement. De sorte que les réseaux neuronaux sont plus efficaces, avec certainement un retentissement sur les capacités d’attention et l’intelligence. Voilà une nouvelle preuve que la nutrition influe sur l’efficacité du cerveau, et que la recherche en neurosciences cognitives nutritionnelles a un bel avenir devant elle. £ Bénédicte Salthun-Lassalle
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A
près douze mois, les chances de sortir d’un état végétatif – caractérisé par une absence de conscience de soi et du monde extérieur, malgré des yeux ouverts – sont faibles. Mais pas nulles, comme vient de le confirmer une équipe lyonnaise. Les chercheurs ont réussi à tirer de cet état un patient qui s’y trouvait depuis quinze ans. Pour ce faire, ils ont implanté sous sa clavicule gauche un dispositif stimulant le « nerf vague ». Ce dernier est l’une des principales voies nerveuses reliant les viscères au cerveau. Il peut ainsi influencer, par des connexions plus ou moins directes, des régions clés de l’encéphale. D’où l’idée des chercheurs de l’utiliser pour « ranimer » le cerveau. Bilan : après un mois de stimulation, le patient a commencé à donner des signes de conscience. Il suivait ainsi du regard un objet en déplacement et manifestait de la surprise – en ouvrant grand les yeux – lorsqu’un expérimentateur s’approchait brusquement de lui. Son activité cérébrale présentait également une « signature » caractéristique de la conscience. Le patient n’a toutefois pas totalement recouvré ses capacités. Il se trouve dans ce qu’on appelle un état de conscience minimale, où il est incapable de communiquer ses pensées. L’enjeu est maintenant de se rapprocher d’une guérison plus complète – ce qui ne sera probablement possible que chez certains patients, dont le cerveau n’est pas trop abîmé. £ Guillaume Jacquemont
DÉCOUVERTES F ocus
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BÉNÉDICTE SALTHUN-LASSALLE
Docteure en neurosciences, Rédactrice en chef adjointe de Cerveau & Psycho. NEUROBIOLOGIE
Cellules souches Pour la première fois, des chercheurs ont utilisé avec succès des cellules de peau humaine pour soigner des singes atteints d’une forme de maladie de Parkinson. D’où l’espoir de transposer ce traitement à l’homme.
P
aul, 70 ans, présente tous les symptômes de la maladie de Parkinson, qui concerne presque 1,5 % de la population, soit plus de 100 000 personnes en France : diminution de l’activité motrice, lenteur des mouvements, tremblements et rigidité. Si les causes de la pathologie demeurent inconnues, on sait qu’elle, ainsi que ses symptômes moteurs, est due à une mort progressive d’un seul type de neurones, dits dopaminergiques, qui prennent naissance dans la substance noire et se projettent dans le striatum, deux régions au cœur du cerveau. Alors pourquoi ne pas remplacer ces neurones pour traiter la pathologie ? Ce rêve des neurobiologistes est peut-être en train de devenir réalité grâce à la transplantation de « bébés » neurones issus de cellules souches, dites pluripotentes. Ces dernières peuvent en effet se
différencier en n’importe quel type de cellules, donc potentiellement en neurones dopaminergiques. L’équipe de Jun Takahashi, de l’université de Kyoto au Japon, vient de franchir une étape importante de la thérapie cellulaire en utilisant des cellules humaines pour soigner des singes « parkinsoniens ». SUR LE CHEMIN DE LA GUÉRISON Remplacer les neurones perdus par des cellules souches qui se différencient en nouvelles cellules dopaminergiques est particulièrement indiqué dans le cas de la maladie de Parkinson, car les symptômes apparaissent lorsqu’environ 70 % des neurones de la substance noire sont déjà morts. Les premiers essais de transplantation remontent aux années 1990, avec des cellules souches de fœtus humains issus d’avortements thérapeutiques… Les
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premiers patients traités ont vu leurs symptômes moteurs diminuer et les neurones greffés ont survécu, parfois jusqu’à vingt ans, sans dégénérer, comme l’a montré l’équipe de Marc Peschanski, à l’hôpital Henri-Mondor, à Créteil. Puis d’autres études ont eu lieu avec des cellules souches animales cultivées en laboratoire que l’on greffait à des singes atteints d’une forme de maladie de Parkinson. Avec des résultats, là encore, assez probants. Mais il était tant techniquement qu’éthiquement compliqué de cultiver en laboratoire des cellules souches humaines… Toute la difficulté était donc de disposer d’une source inépuisable de ces cellules. La solution est arrivée en 2006 quand Shinya Yamanaka, de l’université de Kyoto, et ses collègues ont créé des cellules souches animales à partir de cellules adultes (des iPSC pour induced pluripotent stem cells) : ils ont reprogrammé des cellules de peau de souris pour les transformer en leurs ancêtres embryonnaires. Dès lors, à partir de 2011, plusieurs équipes, dont celle de Takahashi, ont transplanté des cellules dopaminergiques dérivées de cellules souches induites animales chez des singes parkinsoniens : leurs troubles moteurs disparaissaient et les neurones dopaminergiques greffés survivaient. Cette thérapie cellulaire
© Marie Marty
Un traitement de la maladie de Parkinson ?
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COMMENT REMPLACE-T-ON LES NEURONES PERDUS À PARTIR DE CELLULES DE PEAU ADULTES ?
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Un médecin prélève des cellules de peau chez un patient parkinsonien.
Des neurones se développent et libèrent de la dopamine : les singes récupèrent progressivement leurs fonctions motrices.
Cellule de peau
Modification de l’ADN
Striatum
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Après 28 jours de culture, les progéniteurs sont greffés dans le striatum de singes parkinsoniens.
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En modifiant l’expression de l’ADN, les chercheurs reprogramment les cellules adultes, qui se changent en cellules souches induites.
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Les cellules souches induites sont transformées en progéniteurs dopaminergiques.
Progéniteur dopaminergique
Cellule souche induite est-elle envisageable avec des cellules souches induites humaines ? Pour le savoir, Jun Takahashi et ses collègues ont créé 7 lignées de cellules induites humaines, 4 provenant de sujets en bonne santé et 3 de Parkinsoniens. Après avoir prélevé des cellules de peau à ces adultes, ils ont produit des cellules souches induites en culture, puis des « progéniteurs » de neurones (voir la figure ci-dessus). Au bout de 26 jours, ces dernières ont commencé à exprimer des marqueurs caractéristiques des neurones dopaminergiques, comme des enzymes, à émettre des potentiels d’action et à libérer de la dopamine. GREFFER DE JEUNES NEURONES Après les avoir cultivés pendant 28 jours, les chercheurs ont implanté ces progéniteurs dans le striatum de macaques dont les neurones dopaminergiques avaient été détruits par un traitement avec une molécule toxique, le MPTP. Avant la transplantation, les 11 singes présentaient les symptômes moteurs de la pathologie et se déplaçaient peu ; 4 ont reçu les
progéniteurs des hommes sains, 4 ont reçu ceux des Parkinsoniens, et 3 n’ont reçu aucune cellule souche. Un traitement immunosuppresseur était associé pour éviter tout rejet. Douze mois après la greffe, les 8 animaux ayant reçu les progéniteurs dopaminergiques se déplaçaient mieux et plus vite. Ils avaient aussi de meilleures aptitudes cognitives et motrices, avec une amélioration de leur « score » symptomatique de 40 à 55 %, que les progéniteurs soient issus des patients ou des personnes saines. Ces bénéfices perduraient jusqu’à deux ans (et probablement plus, mais l’étude a été stoppée à l’issue de cette période) et étaient comparables à ceux obtenus par un traitement symptomatique avec de fortes doses de L-Dopa, une molécule précurseur de la dopamine (qui fait défaut dans le striatum). Les scientifiques ont aussi suivi le devenir des greffons par imagerie cérébrale : les neurones ont bien survécu au cours de cette période de deux ans, ont émis des prolongements et ont sécrété de la dopamine. Et aucune
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inflammation ni tumeur n’ont été détectées dans le cerveau des singes. Takahashi et ses collègues espèrent commencer un essai clinique chez l’homme à la fin de l’année prochaine. En 2014, une Japonaise a déjà reçu des cellules souches induites humaines pour traiter, avec succès, une dégénérescence maculaire liée à l’âge – une maladie de l’œil liée à la mort de neurones rétiniens. En outre, aucun traitement immunosuppresseur ne sera nécessaire si on utilise les cellules adultes du patient pour créer ses propres cellules induites et neurones dopaminergiques. Mais ces derniers coûtent cher à produire et mettent plusieurs mois à se développer. Des difficultés économiques vont se poser. Le traitement est pourtant prometteur. Ce n’est pas Paul qui dira le contraire : huit ans après avoir été transplanté avec des cellules dopaminergiques issues de cellules souches fœtales par le neurochirurgien Ivar Mendez, de l’université de Saskatchewan, au Canada, il allait beaucoup mieux. £
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DÉCOUVERTES N eurosciences
Décrypter le cerveau
Les outils du xxi siècle e
Par Rafael Yuste et George Church.
Malgré de récents progrès dans le domaine, les scientifiques ne savent pas exactement comment le cerveau produit nos pensées et nos émotions. Pour le comprendre, ils devront scruter l’activité des circuits cérébraux, neurone par neurone.
© Bryan Christie
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algré un siècle de recherches actives, les scientifiques ignorent toujours ce qui se passe dans le cerveau de l’homme, cet organe de moins d’un kilogramme et demi où siège la conscience. Beaucoup ont essayé de résoudre cette difficulté en examinant les systèmes nerveux d’organismes plus simples. En fait, quinze années se sont écoulées depuis que les chercheurs ont cartographié les connexions de chacune des 302 cellules nerveuses du nématode Caenorhabditis elegans. Pour autant, le schéma de câblage de ce minuscule ver n’a pas permis de comprendre comment ces connexions donnent naissance à des comportements même rudimentaires, comme l’alimentation et la reproduction. Chez l’homme, établir un lien entre anatomie cérébrale et comportement est encore plus compliqué. Les médias présentent régulièrement des
EN BREF ££Le cerveau et son fonctionnement restent l’un des grands mystères de la science. ££De nouveaux outils, permettant d’analyser le fonctionnement de circuits formés d’une multitude de neurones, sont nécessaires pour progresser. ££Plusieurs techniques d’enregistrement ou de contrôle de l’activité de circuits cérébraux entiers commencent à voir le jour. ££Des projets de grande envergure sont dévolus à cet aspect, notamment l’initiative Brain, aux États-Unis.
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images cérébrales montrant que des régions particulières du cerveau s’activent lorsqu’on se sent rejeté, lorsqu’on parle une langue étrangère… Ces annonces donnent parfois l’impression que les techniques actuelles fournissent de nouvelles connaissances sur le fonctionnement du cerveau. Mais c’est une fausse impression. LE NEURONE DE JENNIFER ANISTON Voire une illusion. La preuve avec cette étude récente, très médiatisée, où l’on a identifié une cellule cérébrale qui a émis un signal électrique en réaction à la vue du visage de l’actrice américaine Jennifer Aniston. Bien qu’ayant fait sensation, la découverte du « neurone de Jennifer Aniston » ne nous avance pas beaucoup. Nous ignorons toujours comment les impulsions électriques de ce neurone influent sur la capacité de reconnaître le visage de l’actrice et permettent d’établir un lien avec la série télévisée Friends qui l’a rendue célèbre. Pour que le cerveau identifie l’actrice, un vaste ensemble de neurones doit probablement s’activer, neurones qui communiquent entre eux à l’aide d’un code qui reste à ce jour indéchiffré. Le neurone de Jennifer Aniston est aussi un bon exemple de la croisée des chemins à laquelle
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L’amnésique qui manquait de sommeil
© Shutterstock.com/nulinukas
Monsieur U. perd souvent le fil des conversations et oublie ce qu’il allait chercher dans la cuisine… Et pourtant, il est en excellente santé !
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DÉCOUVERTES C as clinique
LAURENT COHEN Professeur de neurologie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière.
EN BREF ££Monsieur U. se plaint de troubles de la mémoire depuis quelque temps ; il est obligé de tout noter pour s’en rappeler. ££En fait, il manque de sommeil, car il cumule deux emplois dont un de nuit. Or le sommeil, le « lent » notamment, est essentiel à la consolidation des souvenirs.
Legende photo xxxxx xxx xxxxx xxx xx xxx xxxxx xxx xxxxxxx xxx xxxxx xxx xxx xx xxx xxxxx xxxxxx xxx xxxxx xxx xx xxxx xxxxx xxx xxxxx xxx xxxx xxx xxx xx xxx xxxxx xxx xxx xx xxx xxxxx xxx
££Sa mémoire et ses capacités d’attention reviennent dès qu’il redort normalement.
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armi les motifs les plus fréquents de consultation d’un neurologue figure ce qu’on appelle la « plainte mnésique », ou plus simplement l’impression d’avoir des problèmes de mémoire. Les causes de cette plainte sont extrêmement variées, de la maladie d’Alzheimer à la dépression. J’ai reçu en consultation monsieur U. qui, étonnamment, va nous emmener vers un tout autre domaine : le sommeil. Monsieur U., âgé de 60 ans, m’expliqua que sa mémoire l’inquiétait depuis quelques années : il devait tout noter sur un carnet ou des post-it, perdait le fil des conversations. Au point que son épouse avait remarqué ses difficultés, quoique sans conséquences graves. Par ailleurs, monsieur U. était en excellente santé. Il n’était ni anxieux ni déprimé, et ses problèmes semblaient à peu près stables ces dernières années, ce qui n’évoquait guère une pathologie dégénérative cérébrale comme la maladie d’Alzheimer. Poursuivant mon enquête, j’interrogeai mon patient sur son mode de vie. Il m’expliqua qu’il avait deux emplois, chacun à mi-temps : il travaillait d’une part dans une librairie et était d’autre part réceptionniste dans un hôtel, deux à trois nuits par semaine. Souvent, son emploi du temps compliqué ne lui permettait pas de récupérer, ni de dormir le lendemain de ses nuits de travail. Ses troubles de
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DÉCOUVERTES L ’infographie
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Le guide des émotions Joie, colère, dégoût, tristesse, peur, surprise : chaque émotion a son expression faciale. Deux psychologues, Paul Ekman et Wallace Friesen, ont montré que ces mimiques résultent de la contraction de 46 combinaisons de muscles. Sachant cela, on peut les analyser d’un œil expert et lire ses semblables à livre ouvert... Texte : Steve Ayan - Anna von Hopffgarten / Illustration : Yousun Koh
extatique
enthousiaste
joyeux
Le grand muscle zygomatique est le maître d’œuvre du sourire véritable. Il est difficilement commandable par la volonté, ce qui explique que les tentatives de composer un visage heureux se soldent souvent par un rictus grimaçant. Également caractéristiques des expressions de joie et de bonheur : les sourcils relevés et les yeux rétrécis par l’élévation des commissures de la bouche et des joues. En cas de joie intense, les dents se découvrent.
JOIE hilare
amusé
Ici, ce sont les yeux grands ouverts qui dominent, dans le but de mieux discerner la cause de la surprise. Des plis horizontaux sur le front, des sourcils relevés et une bouche entrouverte complètent le tableau.
perplexe
impressionné
content
étonné
embarrassé
SURPRISE Les sourcils rapprochés sont caractéristiques de ce sentiment. Le front se couvre de plis dont l’orientation est parallèle à la ligne des sourcils. Et dans les situations d’embarras, on observe souvent en même temps une petite morsure de la lèvre inférieure.
timide
PEUR inquiet paniqué
effrayé N° 93 - Novembre 2017
neutre
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Au contraire de la mimique joyeuse, les traits du visage ont tendance à s’abaisser quand nous sommes tristes. Nous faisons, au sens propre, une tête « longue ». Le principal responsable de cette transformation est le muscle abaisseur de l’angle de la bouche. En cas d’émotion forte, la zone autour des yeux, la bouche et le menton se tendent ou commencent à trembler. Parfois, le muscle orbiculaire de l’œil entre en action et provoque l’éjection de liquide lacrymal : on pleure !
abattu
TRISTESSE troublé
Tête légèrement baissée, dents en partie découvertes par le relèvement de la lèvre supérieure et front contracté adressent un message clair : gardez vos distances ! Le muscle corrugateur des sourcils s’en donne aussi à cœur joie : le bourrelet susorbitaire descend sur les yeux...
COLÈRE
désespéré
contrarié
énervé
Les sourcils adoptent une ligne ondulée, les lèvres se plissent sous l’action du muscle orbiculaire de la bouche, se relevant parfois d’un côté sous celle du muscle élévateur de la lèvre supérieure. Le menton légèrement relevé donne l’impression que le sujet vous considère de haut et les ailes des narines dilatées traduisent qu’il n’est pas loin d’en venir aux mains.
en larmes
offensé
furieux
en colère
sceptique
dédaigneux
MÉPRIS Plis à la base du nez, bouche ouverte, langue tirée : autant de signes caractéristiques du dégoût. Les voies respiratoires se rétrécissent et la gorge se contracte, allant parfois jusqu’au crachat – un réflexe pour se prémunir des intoxications. Les mouvements acrobatiques du nez sont le fait d’un muscle : l’élévateur des lèvres supérieures et des ailes du nez.
fier
DÉGOÛT révulsé
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arrogant
DÉCOUVERTES G randes expériences de psychologie
Rosenhan et le test du Par Daniela Ovadia, codirectrice du laboratoire Neurosciences et société de l’université de Pavie, en Italie, et journaliste scientifique.
En 1973, le psychologue américain David Rosenhan demande à cinq personnes saines d’esprit de se faire passer pour folles. Elles sont réellement internées ! Signe que la psychiatrie manquait alors sérieusement de méthode…
L
es années 1960 ont été un moment de grande remise en question des méthodes utilisées en psychiatrie, notamment aux États-Unis. David Rosenhan, psychologue à l’université de Stanford et spécialiste des expertises médicolégales à la faculté de droit, fut un de ceux qui prirent conscience que certains diagnostics psychiatriques étaient totalement arbitraires, notamment lorsqu’ils étaient utilisés dans un contexte judiciaire pour soustraire un accusé à la peine encourue. Rosenhan est en effet convaincu que la psychiatrie en général est une discipline trop sûre d’elle-même, surtout étant donné les méthodes dont elle dispose aux débuts des années 1970 : ce sont en général des cas peu objectifs qui fournissent des résultats difficilement vérifiables d’un point de vue scientifique. Pour le prouver, Rosenhan imagine alors une expérience, publiée en 1973 dans la revue Science, sous le titre de On being sane in insane places, à savoir : être sain d’esprit chez les fous.
EN BREF ££Une remise en cause de la psychiatrie, notamment des méthodes diagnostiques, voit le jour au milieu du siècle dernier. ££Le psychologue américain Rosenhan a alors l’idée de se faire passer pour malade, avec sept comparses. Tous font croire qu’ils ont des hallucinations auditives. Tous sont hospitalisés pour maladie psychiatrique. ££La « vérité » diagnostique en psychiatrie pose encore problème aujourd’hui, en partie à cause des préjugés qui entourent la santé mentale.
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L’expérience du psychologue comporte deux phases. Durant la première, huit personnes en bonne santé mentale, trois femmes et cinq hommes (dont Rosenhan), ont pour objectif de se faire hospitaliser en psychiatrie après avoir pris rendez-vous pour une simple consultation. Ils doivent se présenter en se plaignant d’hallucinations auditives. Le psychologue nomme ses volontaires des « pseudopatients » : parmi eux, un étudiant en psychologie d’une vingtaine d’années, trois psychologues, un psychiatre, un artiste et une femme au foyer. SAIN D’ESPRIT CHEZ LES FOUS Tous adoptent une fausse identité, en particulier ceux qui travaillent dans le secteur de la santé mentale. Pour éviter de se contredire, les volontaires fournissent de vraies informations sur leur vie et leurs précédentes maladies, excepté sur leurs symptômes hallucinatoires. Lors de la première consultation, les pseudopatients racontent la même histoire : depuis quelque temps, ils entendent des voix qui prononcent des mots comme vide ou chute. Rien de plus. Le choix des mots n’est pas un hasard : Rosenhan les a sélectionnés parce qu’ils évoquent en général une crise existentielle, sans pour autant avoir été
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faux patient Imaginez qu’un psychiatre considère comme fous deux prétendus patients qui sont en réalité sains d’esprit, mais qui font mine de se prendre pour Napoléon. Et quand un vrai patient délirant présente ce symptôme, le médecin le prend pour… un imposteur ! C’est un peu ce qui se passe en psychiatrie, les diagnostics étant parfois arbitraires.
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Dossier
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PERSONNALITÉ : EN BREF ££La personnalité évolue tout au long de l’enfance et de l’adolescence, et ne se stabilise que vers l’âge de 30 ans. ££Cette évolution est déterminée par l’interaction de ce que nous vivons et de notre tempérament initial, d’origine génétique, ainsi que par la maturation cérébrale. ££Des perturbations de la personnalité peuvent survenir lorsque l’enfance est marquée par des expériences traumatiques.
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Comment sommes-nous modelés par l’attitude de nos parents, l’entrée à l’école, les éventuelles expériences traumatiques ? En suivant des personnes sur des décennies, les psychologues ont vu se dessiner de premières réponses. Par Grégory Michel, psychologue clinicien, psychothérapeute et professeur de psychopathologie.
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ous décririez-vous comme une personne plutôt introvertie ? Rigoureuse et consciencieuse ? Faisant facilement confiance aux autres ? Encline à l’anxiété ? Tous ces comportements, pensées, sentiments et façons de réagir définissent en grande partie qui vous êtes. D’après le dictionnaire Le Littré, la personnalité est « ce qui appartient à une personne et ce qui fait qu’elle est elle et non une autre ». Mais qu’est-ce donc qui fait de nous des individus uniques ? Bien sûr, nos gènes sont en partie responsables : en influant sur des paramètres biologiques comme les concentrations hormonales, ils nous rendent par exemple plus ou moins émotifs. Mais les différents apprentissages, la culture, les règles sociales, les relations avec les autres vont aussi façonner ce que nous sommes. À ce titre, l’enfance et l’adolescence ont un poids particulier. Ce sont en effet des périodes marquées à la fois par une forte maturation du cerveau et par un grand nombre d’expériences structurantes.
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COMMENT NOTRE ENFANCE NOUS FAÇONNE
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DOSSIER Q UE RESTE-T-IL DE NOTRE ENFANCE ?
COUPLE
LES RACINES DE NOS RELATIONS AMOUREUSES
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Vous vous disputez sans cesse avec votre conjoint et avez l’impression de reproduire le schéma parental ? Le suivi de centaines de personnes tout au long de leur vie révèle que notre enfance influe bien sur nos relations amoureuses… mais aussi qu’il est possible de quitter une trajectoire défavorable. Par Nicolas Favez, professeur de psychologie clinique du couple et de la famille.
EN BREF ££Les psychologues pensent que la confiance en soi et envers les autres, essentielle à une vie de couple épanouie, est influencée par l’enfance, et en particulier par les relations avec les parents. ££La proportion dans laquelle cette confiance peut évoluer reste toutefois débattue.
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££Des études plus détaillées ont montré que certains facteurs de la vie amoureuse, comme les émotions ressenties au quotidien, dépendent de l’ensemble des relations vécues, notamment amicales.
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«
es parents étaient froids et distants avec moi, du coup aujourd’hui j’ai du mal à exprimer mes émotions dans mon couple. », « Je me dispute sans arrêt avec mon conjoint, j’ai l’impression de revoir ma mère et mon père »… De telles affirmations sont monnaie courante dans les cabinets des psychothérapeutes, qui entendent souvent leurs patients rendre leur enfance responsable de leurs difficultés dans la sphère amoureuse. Mais à quel point ont-ils raison ? Notre passé lointain détermine-t-il vraiment notre comportement en couple ? Nombre de psychologues estiment en tout cas qu’il l’influence fortement. Ils invoquent notamment le fait qu’adultes et enfants ont des « systèmes d’attachement » similaires. Ce terme décrit notre besoin d’être « protégés » émotionnellement (choyés, aimés, câlinés). Les psychologues ont longtemps pensé que ce besoin disparaissait à l’âge adulte, mais ils admettent aujourd’hui que ce n’est pas le cas et qu’il constitue l’une des principales motivations pour se mettre en couple – avec bien sûr l’attirance sexuelle.
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INTERVIEW
DIDIER PLEUX
Psychologue clinicien, psychothérapeute, docteur en psychologie du développement, directeur de l’Institut français de thérapie cognitive, à Caen.
NOUS NE SOMMES PAS PRISONNIERS DE NOTRE ENFANCE À partir de quel âge sommesnous marqués durablement par ce que nous vivons ? Dès nos premiers mois de vie. Avant même que nous ayons la capacité de former des souvenirs conscients, nos expériences laissent en nous des empreintes émotionnelles. Le cerveau peut ainsi enregistrer des impacts affectifs très forts associés à un contexte. Un petit enfant qui reste longtemps dans l’obscurité alors qu’il ressent une peur immense, par exemple, risque de développer une
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phobie du noir. De même, si un enfant en bas âge n’a que des expériences de rejet et de déplaisir, il y a de grandes chances qu’il ait plus tard une tendance à ressentir des émotions négatives et à avoir une image sombre de l’existence. À l’inverse, s’il ne rencontre que des expériences positives, il verra plutôt la vie en rose. Du moins jusqu’à ce qu’il se heurte à la réalité, car les expériences ultérieures vont aussi le façonner. Certains modes d’éducation sont-ils plus délétères que d’autres ? Bien sûr. Un autoritarisme excessif, par exemple, risque de déclencher chez l’enfant une névrose d’inhibition, susceptible de persister à l’âge adulte. Le patient souffre alors d’une anxiété persistante. Devant les autres, il est très angoissé et peine à s’affirmer. Il y a trente ans, je rencontrais beaucoup d’adultes victimes de telles névroses d’inhibition dans mon cabinet de consultation. Ils avaient grandi avant les années 1970, période où la tendance était à l’autoritarisme parental. Le pater familias régnait sur la famille et les enfants manquaient globalement d’écoute, d’empathie et d’accompagnement, même si la mère essayait de combler leurs besoins affectifs. Je schématise, bien sûr : de nombreuses familles avaient un modèle plus équilibré. Je rencontre toujours aujourd’hui ces névroses dues à un excès d’autoritarisme, mais bien moins souvent. L’éducation a en effet profondément changé, suite aux ouvrages de la pédiatre et psychanalyste Françoise Dolto. Elle a souligné – à juste titre – que l’enfant n’est pas un objet façonnable à merci, mais une personnalité à part entière, un être d’émotion qu’il faut respecter dans ses spécificités. Le problème est qu’elle a érigé l’autonomie en valeur suprême, de sorte que l’éducation est devenue permissive. Avec le risque d’engendrer des enfants rois, et plus tard, des adultes rois. J’en croise beaucoup qui sont en souffrance…
Notre éducation et nos premières expériences nous influencent, mais nous restons libres de les réinterpréter par la suite. De quoi souffrent ces adultes rois plus précisément ? En résumé, d’intolérance à la frustration. Ils ne savent pas résister à leurs envies. Pourtant, il est essentiel d’acquérir cette capacité lorsqu’on est enfant, comme l’illustre une expérience conduite par le psychologue américain Walter Mischel. Commencée dans les années 1960, celle-ci consistait à proposer un marshmallow à de jeunes enfants puis à les laisser seuls quelques minutes dans une pièce, en leur disant que s’ils se retenaient de manger la friandise, ils en obtiendraient deux par la suite. Une minorité d’entre eux a résisté à la tentation… Quarante ans après, Walter Mischel a examiné ce qu’étaient devenus les enfants. Or ceux qui avaient résisté ont mieux réussi dans leur vie sociale et professionnelle. Et on comprend pourquoi quand on voit le comportement des adultes rois. Habitués à faire ce qu’ils veulent, ils n’arrivent pas à affronter les contraintes et « pètent les plombs » très facilement. Au travail, ils ne supportent pas d’avoir un collègue plus lent, une autorité contraignante, des rythmes imposés… Dans le couple, les conséquences sont encore pires. J’ai souvent en consultation des gens qui
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quittent leur conjoint au bout de six ou sept ans, simplement parce qu’ils ne l’aiment plus. Ça ne semble pas une si mauvaise raison ! En apparence non, mais ce « je ne l’aime plus » est en réalité assez superficiel. Il s’agit parfois juste d’une attirance pour l’autre qui baisse un peu. Ces personnes ne fonctionnent qu’à l’envie et ne veulent pas affronter la dimension de construction du couple : trouver de nouvelles activités à partager, se donner un fil conducteur, accepter des compromis… Je ne suis pas contre la jouissance, bien au contraire. C’est un moteur essentiel dans la vie. Mais il faut aussi savoir accepter les frustrations et les contraintes. C’est ce qu’on appelle le principe de réalité. Freud avait raison quand il disait qu’à son époque, le principe de réalité écrasait le plaisir et l’ego. Mais aujourd’hui, la tendance s’est inversée : le principe de plaisir écrase le principe de réalité. Si l’autoritarisme inhibe et la permissivité rend intolérant à la frustration, quelle est la bonne attitude ? Un juste mélange des deux, bien sûr. Il faut une parentalité affirmée, qui
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DOSSIER Q UE RESTE-T-IL DE NOTRE ENFANCE ?
DES OPINIONS POLITIQUES FORGÉES DÈS LE BERCEAU
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Les enfants manifestent très tôt des préférences politiques, susceptibles de perdurer à l’âge adulte. Mais à quel point notre vote est-il influencé par nos premières années ? Par Lou Safra et Coralie Chevallier, chercheuses au Laboratoire de neurosciences cognitives de l’École normale supérieure (ENS).
EN BREF ££Dès le plus jeune âge, les enfants sont plus ou moins conformistes et accordent une importance variable à l’autorité des leaders. ££Leurs préférences semblent dépendre des opinions des parents, mais aussi des expériences qu’ils vivent.
© Getty Images/Bloomberg /Contributeur
££Elles perdurent souvent à l’âge adulte : ceux qui ont grandi dans la pauvreté tendent ainsi à préférer un leader fort par la suite, sans doute car ils jugent la vie plus rude.
dont il dispose et se positionne en fonction d’elles. De fait, les études de sociologie révèlent l’influence de nombreux facteurs, comme le statut socioéconomique et le niveau d’éducation : plus ils sont élevés, moins les gens votent pour les partis autoritaires. Les facteurs conjoncturels jouent aussi, les crises économiques ou les attentats terroristes renforçant à l’inverse ces partis.
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tes-vous plutôt de gauche ou de droite ? Arrivez-vous à en parler à vos amis ou aux membres de votre famille sans vous emporter ? Ce n’est sans doute pas si facile, tant nos opinions politiques sont constitutives de qui nous sommes. Elles sont d’ailleurs relativement stables au fil des mois et des années, comme l’ont montré Peter Hatemi, de l’université de Sydney, en Australie, et Brad Verhulst, de l’institut de psychiatrie et de génétique comportementale de Virginie, aux États-Unis : en interrogeant une cohorte de 7 610 adultes à dix ans d’intervalle, ces chercheurs ont constaté qu’ils exprimaient un degré d’accord à peu près similaire avec une série d’affirmations telles que : « Je pense que les lois et les politiques sociales devraient évoluer pour refléter les exigences d’un monde changeant », ou : « Je trouve que la ‘‘nouvelle morale’’ consistant à tout autoriser n’est en fait pas une morale du tout. » Mais comment ces opinions se mettentelles en place ? On pourrait croire qu’une fois en âge de voter, chacun analyse rationnellement les informations
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DES DIVERGENCES POLITIQUES CHEZ LES ENFANTS Mais un nombre croissant d’études en psychologie suggèrent que tous ces éléments, intervenant à l’âge adulte, ne suffisent pas à expliquer les opinions politiques. Pour bien les comprendre, il faut remonter à la prime enfance. Avant même de savoir lire et écrire, les enfants se montrent concernés par des thèmes « politiques », comme la famine, la guerre et la pauvreté. Dès l’âge de 7 ans, ils ont une première compréhension des grands systèmes politiques, comme la démocratie, ainsi qu’une idée du « bon citoyen » concordante avec celle des adultes : ils estiment par exemple qu’il faut respecter les lois et se montrer solidaire. Et déjà, des divergences d’opinion apparaissent, par exemple sur le rôle des hommes et des femmes (ce qu’on mesure en demandant aux enfants si des activités comme travailler ou s’occuper de la famille doivent plutôt être accomplies par des hommes, par des femmes ou par les deux). Quels sont les facteurs qui entraînent ces divergences chez les enfants ? Intuitivement, on pense aux opinions et aux comportements des parents. Et de fait, leur rôle est déterminant. Dès
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ÉCLAIRAGES p. 62 Anne Bert : la médecine paralysée ? p. 66 Les émotions qui font (bien) dormir p. 68 Adolescents : un dangereux besoin de reconnaissance
Retour sur l’actualité
LE 2 AVRIL 2017, ANNE BERT
annonce sa décision d’être euthanasiée à l’étranger.
VÉRONIQUE FOURNIER directrice du Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie.
Anne Bert La médecine paralysée ?
Atteinte de la maladie de Charcot, l’écrivaine a décidé de se faire euthanasier en Belgique. Pourtant, la loi française prévoit des solutions – mais le monde médical n’est pas prêt à les appliquer.
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ouleversante Anne Bert. Difficile de rester indifférent face à la justesse et à la tranquillité de son ton. Sans fard ni drame, elle raconte qu’atteinte de la maladie de Charcot depuis bientôt deux ans et demi, elle a décidé que cela suffisait comme cela. À l’heure où j’écris ces lignes, elle a pris date et partira en Belgique dans quelques jours pour bénéficier d’une euthanasie. Elle sait trop bien, dit-elle, ce que sa maladie veut dire et la façon dont elle va progresser. Elle ne veut pas en vivre les conséquences au-delà d’un certain seuil. Et ce seuil, selon elle, serait déjà quasiment dépassé : « Je sais que dans deux mois, cela va être l’horreur, dans quatre mois pire encore que l’horreur, et qu’après ce sera la mort. [...] Pour moi, quand il n’y a plus aucun espoir, demander à bénéficier de soins palliatifs ou demander à bénéficier d’une aide active à mourir devraient pouvoir coexister, cohabiter. » C’est pour rendre public ce message qu’elle écrit et prend la parole. La société française, dit-elle, n’a pas suffisamment avancé sur le sujet. Selon elle, la dernière loi Claeys-Leonetti reste hypocrite ; elle prétend servir le respect dû à la volonté des patients, mais ce n’est pas ce qui se passe sur le terrain. Il est vrai que la maladie de Charcot est particulière. Sa progression est inéluctable, selon un rythme presque parfaitement prévisible et métronomique, qui
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L’ACTUALITÉ
LA SCIENCE
L’AVENIR
En 2015, Anne Bert apprend qu’elle est atteinte d’une maladie neurodégénérative qui la privera rapidement de l’usage de ses membres, et dont elle mourra. En 2017, elle demande à faire évoluer la loi sur la fin de vie pour pouvoir choisir de mourir au moment où elle ne pourra plus supporter sa condition. Face au statu quo, elle décide de se rendre en Belgique pour être euthanasiée.
La maladie de Charcot est particulière car elle suit une évolution inexorable et ne laisse aucun espoir. Dans l’hypothèse où un patient refuse de se faire nourrir artificiellement (car il ne peut plus déglutir), il est en « fin de vie » anticipée. Selon la loi française, il devrait alors être possible de le placer, à sa demande, sous sédation profonde jusqu’à ce que mort s’ensuive.
La difficulté de mettre en œuvre ces possibilités légales vient en grande partie du corps médical. De nombreux médecins estiment qu’appliquer cette disposition revient à donner la mort au patient, ce qui est contraire à leur mission. Mais leur mission ne peut-elle pas – et ne doit-elle pas – changer, aujourd’hui où les moyens de maintenir en vie dépassent parfois le désir des malades ?
creuse chaque jour davantage le fossé entre une incapacité physique devenant de plus en plus totale et une acuité intellectuelle et mentale qui elles, restent jusqu’à la fin absolument intactes. Depuis longtemps, les médecins savent que ceux qui en sont atteints, plus que d’autres, demandent à anticiper ce qui serait la date « naturelle » de leur mort. Jusqu’à il y a peu, c’était en général lorsqu’ils arrivaient au stade de l’asphyxie qu’ils disaient stop, refusant la ventilation artificielle au nom du droit au refus de traitement et demandant à être accompagnés avec des soins palliatifs. Mais, nombreux sont maintenant ceux qui ne souhaitent pas aller jusqu’à ce stade. Estimant que c’est trop de souffrance, ils veulent s’y soustraire plus tôt, parce que, disent-ils, ce n’est ni leur conception de l’existence, ni la façon dont ils souhaitent mourir. LA LOI PRÉVOIT DES SOLUTIONS À ceux-là, la loi Claeys-Leonetti ne proposet-elle vraiment aucune réponse, comme le suggère Anne Bert ? À la fois oui et non. Non, d’abord, car l’euthanasie active que va chercher Anne Bert en Belgique reste effectivement illégale en France. Mais il y a tout de même un chemin possible chez nous pour ces patients, ouvert par la récente loi. Du moins l’avais-je ainsi compris. Certes, il faut pour cela accepter d’entendre le texte d’une certaine façon. Face à Léa Salamé sur France Inter, Anne
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Bert a précisé qu’elle s’est fixé pour limite le jour où elle ne pourra plus se nourrir seule. Ce jour-là, elle refusera la sonde d’alimentation artificielle que l’on pourrait lui proposer pour qu’elle puisse survivre sans pouvoir s’alimenter seule. Or, la loi prévoit qu’un patient qui refuse un traitement de maintien en vie puisse avoir accès à une sédation profonde et continue jusqu’à la mort, précisément pour ne pas avoir à souffrir, s’il ne le veut pas, de l’arrêt ou de la non mise en route de ce traitement. A-t-on proposé cette possibilité à Anne Bert ? Lui a-t-on dit que la loi l’autorisait à refuser d’être alimentée artificiellement et d’être alors endormie, paisiblement, profondément et continûment, sans être réveillée, jusqu’à mourir, pour ne pas souffrir de ses derniers jours de vie ? Peut-être a-t-elle refusé cette proposition et préféré le geste possible en Belgique et formellement interdit jusqu’ici en France. Mais peutêtre ne le lui a-t-on pas proposé, ou lui a-t-il été refusé au motif qu’elle n’était pas suffisamment avancée dans sa maladie et que de ce fait, la loi ne l’autorisait pas pour elle. Le texte législatif, il est vrai, laisse place à une certaine ambiguïté. Certains l’interprètent comme je viens de le faire, rendant la sédation profonde accessible à Anne Bert dès lors qu’elle refuse un traitement vital et qu’elle se met ainsi en situation d’en mourir rapidement. Mais d’autres n’autorisent la sédation profonde qu’aux patients qui sont à
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p. 70 Pour ne plus se ronger les ongles p. 76 Le sucre est-il une drogue ? p. 83 Test p. 86 Montessori p. 88 La pente glissante du maquillage
Pour ne plus
se ronger les ongles Par Anna Eichbichler, psychologue à l'université de Lund, en Suède.
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’est involontaire. Inconscient. Incontrôlable. On commence par porter sa main à sa bouche. Sans y faire attention, on commence à mordiller le bout de l’ongle, à taquiner la peau tout autour… Cela arrive le plus souvent quand on est plongé dans ses pensées, ou que l’on est perplexe, indécis sur une décision à prendre. Et puis, ça passe. Pas toujours. Et même, chez certains, cela devient une habitude. Parfois pire – une manie. Difficile de savoir combien de personnes se rongent les ongles compulsivement. Les données sur l’étendue de
Se ronger les ongles est-il un signe de nervosité, de stress, ou d’autre chose ? Dernière découverte : les « onychophages » sont souvent des personnalités perfectionnistes, qui ont peur de l’échec et se fixent des exigences démesurées. Heureusement, il existe des techniques efficaces pour s’arrêter.
l’onychophagie (du grec « manger ses ongles ») sont éparses. D’après des recherches récentes, un quart au moins des enfants et des jeunes seraient concernés, et chez les adultes le chiffre serait de une personne sur dix. Ce comportement est associé, dans l’esprit de beaucoup de gens, à de la nervosité. Mais une étude réalisée en 2015 par la psychologue Sarah Roberts et ses collègues de l’université de Québec à Montréal, livre une conclusion légèrement différente : les rongeurs d’ongles – les onychophages – seraient en fait… des perfectionnistes. Comprenez : des
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personnes qui se fixent des exigences démesurées et s’angoissent perpétuellement à l’idée de ne pas les satisfaire. Avec, à la clé, une peur de l’échec, du stress et de la frustration. Ces perfectionnistes se remarquent aussi à d’autres détails : ils ne supportent pas de s’ennuyer et sont extrêmement sensibles aux situations frustrantes (vous les verrez, par exemple, s’énerver en n’arrivant pas à boutonner une chemise, ou à stabiliser une table bancale). Autres caractéristiques connexes : un tempérament plutôt impatient et des difficultés à tempérer leurs élans émotionnels.
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Au moins un quart des enfants et des jeunes seraient concernés par ce comportement. EN BREF ££La manie de se ronger les ongles est appelée onychophagie. Elle peut être handicapante et dégrader l’état des mains. ££L’onychophagie est souvent le signe d’une personnalité perfectionniste, angoissée à l’idée de ne pas tout faire au mieux, et évacuant cette angoisse par ce comportement compulsif.
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££Des thérapies dites de « découplage » consistent à remplacer progressivement le rongement par un autre geste moins dommageable, comme se gratter l’oreille.
Concentrée, volontaire, avide de bien faire et de réussir en tout : c’est parfois le portrait de « l’onychophage », ou rongeur d’ongles. Ce perfectionnisme entraîne une charge nerveuse qui se focalise sur les ongles.
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Le sucre est-il une drogue ?
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Par Irene Campagna, docteure en médecine de l’université d’Udine, en Italie.
La consommation de sucre modifie l’humeur, améliore certaines aptitudes cognitives, stimule le système cérébral de la récompense et crée parfois une dépendance. Comme une drogue. Mais cet aliment en est-il vraiment une ?
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ous sommes en 1886, et le pharmacien John Pemberton, vétéran de la guerre civile américaine et morphinomane, cherche un remède à sa dépendance. Son premier essai, un mélange de vin et de feuilles de coca, est un échec : une loi prohibitionniste le contraint à retirer sa formule du marché. Mais Pemberton ne se décourage pas et crée la recette parfaite : un savant mélange d’eau gazeuse, de sucre, de caféine, d’acide phosphorique, de caramel, d’arômes et de cocaïne. Commercialisée en pharmacie, la solution est vendue comme la panacée contre la dépendance à la morphine, les troubles digestifs et nerveux, les maux de tête et l’impuissance. Le tout pour seulement cinq centimes le verre. Son nom : Coca-Cola. Plus d’un siècle après, ce soda est considéré comme l’un des principaux responsables de l’actuelle épidémie mondiale d’obésité et de diabète et, bien que la cocaïne ait été supprimée de la formule, il est accusé de contenir une substance potentiellement addictive : le sucre. Il y a quelques décennies, les industries agroalimentaires ont découvert qu’en ajoutant du sucre à leurs produits, ces derniers devenaient plus savoureux. Si bien qu’aujourd’hui, l’ingrédient se retrouve presque partout, même dans les aliments salés, comme le pain ou la sauce tomate. Mais d’après de nombreuses études scientifiques, la
consommation excessive de sucre est dangereuse pour la santé : c’est l’une des premières causes d’obésité et elle augmente le risque de développer un diabète de type 2, des pathologies cardiaques et des accidents vasculaires cérébraux. Est-ce parce qu’on ne peut plus se passer de sucre ? « ACCRO » AU COCA-COLA ? Les scientifiques qui considèrent l’obésité comme une dépendance et les aliments riches en sucre comme une drogue sont de plus en plus nombreux. Une envie de glace ou de chocolat ? Une sensation que l’on est nombreux à connaître et qui rend plausible l’idée que l’on puisse devenir « accro » à ce que l’on mange. S’agit-il d’une hypothèse séduisante ou d’une réalité clinique ? Quels seraient les mécanismes biologiques de l’addiction au sucre ? Comment diagnostiquer ceux qui en souffrent ? Neuroscientifiques et psychologues tentent de répondre à ces questions depuis une quinzaine d’années, mais les résultats sont contradictoires. Un comité d’éthique n’approuverait pas une étude où l’on administrerait des drogues comme l’héroïne et la cocaïne à des volontaires sains. C’est la raison pour laquelle la majorité des recherches sur les mécanismes neurobiologiques des dépendances sont réalisées à l’aide de modèles animaux. Au laboratoire de Serge Ahmed, à l’université de Bordeaux, ce sont des rats qui permettent au
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EN BREF ££La dépendance à l’alimentation et plus particulièrement au sucre est un sujet controversé dans la communauté scientifique. ££Le sucre, comme les drogues, change l’humeur et active des réseaux cérébraux particuliers, mais il ne provoque pas toutes les caractéristiques comportementales d’une addiction. ££Quelques rares personnes semblent toutefois dépendantes au sucre. Profitons-en pour prendre conscience du fait que les produits transformés, trop gras et trop sucrés, sont dangereux.
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NICOLAS GUÉGUEN Directeur du Laboratoire d’ergonomie des systèmes, traitement de l’information et comportement (LESTIC) à Vannes.
La pente glissante du
maquillage
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On commence avec une petite touche de fond de teint, un zeste de rouge à lèvres. Et puis on en ajoute un peu, et puis encore un peu… À quel moment s’arrêter ?
inceaux, rouge à lèvre, eyeliner… Il est tentant d’utiliser toutes les ressources d’une trousse de maquillage avant un rendez-vous amoureux ou un entretien d’embauche. Mais attention : les études de psychologie montrent que le maquillage influence tant de paramètres du jugement des autres – et de son propre jugement sur soi – que la meilleure façon de se maquiller dépend des objectifs et du contexte. Beauté, compétence, leadership… Les femmes sont jugées différemment selon ce qu’elles ont choisi. Tant qu’il s’agit de séduire, le maquillage est un atout. Dans une étude conduite avec mon équipe, nous avons mesuré au bout de combien de temps deux jeunes femmes qui discutent dans un bar bondé sont abordées par un homme. Bilan : 17 minutes en moyenne quand elles sont maquillées, contre 23 minutes quand elles ne le sont pas. Plusieurs travaux révèlent en effet qu’une femme est alors jugée plus attirante et
EN BREF ££En moyenne, les femmes sont jugées plus belles quand elles sont maquillées. Elles ont également une meilleure opinion de leur propre apparence. ££Toutefois, elles tendent à surestimer la quantité de maquillage jugée idéale par les autres. ££Parfois, une absence de maquillage est même plus productive. Une femme maquillée est ainsi perçue comme ayant moins de leadership.
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plus belle. Robert Mulhern et ses collègues du Buckinghamshire Chilterns University College, au Royaume-Uni, ont ainsi demandé aux participants de leur étude d’évaluer la beauté de femmes de 31 à 38 ans, photographiées selon plusieurs configurations : non maquillées ; avec du maquillage seulement sur les yeux, les lèvres ou la peau ; avec du maquillage sur ces trois parties du visage. C’est dans ce dernier cas que les femmes ont été jugées les plus belles. Mais du maquillage sur un seul élément du visage améliorait déjà l’évaluation, le plus efficace étant les yeux, puis la peau et enfin les lèvres. LES HOMMES SOUS INFLUENCE D’autres recherches révèlent à quel point la séduction exercée sur les hommes a des conséquences très concrètes sur leur comportement envers les femmes maquillées – leurs consœurs féminines étant quant à elles peu sensibles à ce
© Charlotte-Martin/www.c-est-a-dire.fr
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LIVRES N eurosciences et littérature
SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.
Candide
Du danger de croire que les nez sont faits pour porter des lunettes
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… ou de croire que la pluie existe pour nous rafraîchir. Absurde ? Sans doute. Mais nous sommes tous victimes de ce type de logique à rebours moqué par Voltaire dans son célèbre conte. Un travers plus pernicieux qu’il en a l’air.
auvre Candide ! Il a beau être ouvert d’esprit, sympathique et courageux, les malheurs les plus épouvantables ne cessent de s’abattre sur lui et ses amis. Où qu’il aille, la mort rode, avec son cortège de massacres, de torture, d’esclavagisme, de pauvreté, d’escroqueries, d’épidémies, de guerres et de mille autres maux, dont il découvrira d’ailleurs qu’ils ne sont pas son seul lot, mais celui de l’humanité tout entière. Que cherche à nous dire Voltaire, dans ce conte philosophique et satirique imprimé en 1759 ? La cible principale de son ironie n’est pas ce bon Candide, qui fait ce qu’il peut pour survivre aux horreurs de l’existence, mais son précepteur Pangloss, « l’oracle de la maison », qui lui donne des cours de philosophie au château de Thunder-ten-tronckh, en Westphalie, où son récit commence. Le système enseigné à son disciple par
EN BREF ££Dans Candide ou l’optimisme, Voltaire ridiculise la tendance à croire que l’existence de toute chose s’explique par le fait qu’elle remplit une fonction précise. ££Les psychologues ont montré l’omniprésence de cette façon de penser, qui nous est naturelle dès le plus jeune âge. ££Non seulement elle fausse le raisonnement, mais elle conduit souvent à se résigner face aux malheurs et aux injustices.
N° 93 - Novembre 2017
« le plus grand philosophe de la province, et par conséquent de toute la terre » peut tenir en quatre mots, qui sont comme le leitmotiv du conte : tout est au mieux. Non que tout aille en apparence bien, comme les innombrables mésaventures et désastres vécus par nos héros ne cessent de nous le rappeler, mais ce que Pangloss veut dire, c’est que tout arrive pour une raison et qu’au bout du compte rien n’aurait pu se dérouler autrement : l’injustice, les maladies, le mal ou la souffrance ne sont que des propriétés nécessaires pour que notre monde soit le meilleur des mondes possibles, et le travail du précepteur consiste à le démontrer sans relâche. Même la syphilis, explique-t-il, est « une chose indispensable dans le meilleur des mondes, un ingrédient nécessaire : car si Colomb n’avait pas attrapé dans une île de l’Amérique cette maladie qui empoisonne la source de la génération, qui
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Le saviez-vous ?
p. 68
LIMOUSINES
Mettre des limousines avec chauffeur à la disposition des ados à la sortie des boîtes de nuit les persuade plus facilement de se laisser raccompagner chez eux et réduit de 17 % les accidents. p. 62
SÉDATION
La loi actuelle prévoit qu’un patient qui refuse un traitement de maintien en vie puisse avoir accès à une sédation profonde et continue jusqu’à la mort, pour ne pas avoir à souffrir. […] Mais cet endormissement lui est souvent refusé dans les faits. p. 73
p. 76
PEMBERTON
En 1886, ce morphinomane cherche un remède à sa dépendance. Il mélange de l’eau gazeuse, du sucre, de la caféine, de l’acide phosphorique, du caramel, des arômes et de la cocaïne. Commercialisée en pharmacie, la solution est vendue comme la panacée contre la dépendance à la morphine, les troubles digestifs et nerveux, les maux de tête et l’impuissance. Le tout pour seulement cinq centimes le verre. Son nom : Coca-Cola.
RHINOTILLEXOMANIE
La rhinotillexomanie, habitude compulsive de se curer le nez avec les doigts, n’est ni classée parmi les TOC, ni considérée comme dangereuse.
p. 86
1,5
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point de QI en moins à chaque échelon de moins dans la fratrie. Si l’aîné à un QI de 105, le cadet a un score de 103,5 et le benjamin 102. Mais dans une fratrie sur deux, le cadet a tout de même 40 % de chances d’avoir un QI supérieur à son aîné. p. 94
MONTESSORI
À la sortie de la maternelle, les enfants d’établissements Montessori sont généralement meilleurs en lecture (pour le déchiffrage, l’identification de mots…) et en mathématiques que les élèves ayant suivi un enseignement classique. Olivier Houdé, professeur à l’université Sorbonne-Paris-Cité
TÉLÉOLOGIE
Penser en termes téléologiques implique un renversement causal, par lequel les conséquences ultimes d’un phénomène deviennent la cause première de son existence. Si l’on trouve des roches et des pierres, c’est parce qu’elles « ont été formées pour être taillées et pour en faire des châteaux ».
p. 8
STRIP-TEASE
Les neurones du cortex préfrontal ventromédian déshabillent les parties voilées d’un corps en interpolant à partir des parties visibles. Ils nous font deviner les formes suggestives.
Imprimé en France – Roto Aisne (02) – Dépôt légal novembre 2017 – N° d’édition M0760093-01 – Commission paritaire : 0718 K 83412 – Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 17/09/0031 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé