Cerveau & Psycho
N° 98 Avril 2018
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PEUT-ON RAISONNER LES ADEPTES DES « FAKE NEWS » ?
LES PIÈGES DE
L’EMPATHIE Quand nos bons sentiments nous aveuglent ART-THÉRAPIE DES BÉNÉFICES ENFIN VALIDÉS SCIENTIFIQUEMENT
TRANSGENRES CES ENFANTS QUI VEULENT CHANGER DE SEXE PERDUE DANS L’HIMALAYA L’IVRESSE DES SOMMETS D’ÉLISABETH REVOL D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF
mathieu la tête au carré vidard 14:05 - 15:00 RCS Radio France : 326-094-471 00017 - Crédit photo : Christophe Abramowitz / RF
Dans l’ êt de la science
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N° 98
NOS CONTRIBUTEURS
ÉDITORIAL
p. 16-17
SÉBASTIEN BOHLER
Denis Vivien
Professeur et chercheur en neurosciences, il dirige l’unité Physiopathologie et imagerie des maladies neurologiques de l’université de Caen-Normandie et de l’Inserm. Il s’intéresse notamment aux effets de l’alcool sur l’organisme et le cerveau.
p. 18-25
Fabrice Chardon
Rédacteur en chef
Les larmes du psychopathe
Docteur en psychologie clinique et pathologique, il mène des recherches sur les mécanismes et l’efficacité de l’art-thérapie. Il est également responsable pédagogique des diplômes d’art-thérapie proposés par plusieurs institutions d’enseignement supérieur.
p. 54-57
Delphine Grynberg
Maîtresse de conférences en psychologie de la santé, chercheuse au laboratoire de sciences cognitives et affectives de l’université de Lille, elle explore les mécanismes de l’empathie et de la régulation des émotions, ainsi que de la conscience de soi.
p. 64-68
Bernard Amy
Alpiniste expérimenté, écrivain, physicien de formation, il a terminé sa carrière de chercheur dans le domaine des sciences cognitives. Il préside l’Observatoire des pratiques de la montagne et de l’alpinisme et collabore aux principaux magazines de montagne.
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ans l’affreuse affaire Maëlys, nous avons tous été touchés dans ce que nous avons de plus intime, de plus fragile et de plus beau. Au moment des aveux de Nordahl Lelandais, une petite fille a déclaré avoir allumé une bougie chaque soir en formant le vœu que l’enfant soit retrouvée vivante. Cette préoccupation a été, je crois, très largement partagée. Mes propres enfants me demandaient souvent, le soir, si on allait la retrouver saine et sauve. La force avec laquelle un destin s’invite dans les foyers de millions de personnes porte un nom : empathie. Ce n’est pas un vain mot. C’est ce don humain (pas seulement humain, d’ailleurs) qui peut nous faire ressentir qu’un enfant vulnérable est aussi notre enfant. Alors, comment et pourquoi consacrer un dossier aux “pièges de l’empathie” ? Parce que ce sentiment, très puissant, peut aussi nous abuser. Regardez comme un pays entier a été trompé par d’autres larmes, celles de Jonathann Daval, lors de la marche blanche donnée en hommage à sa femme qu’il avait lui-même assassinée ? Plus surprenantes encore furent celles de Nordahl Lelandais devant les restes de sa petite victime, des larmes incompréhensibles, indécentes. Elles posent une question abyssale : comment un être humain, dénué d’empathie au point de commettre un pareil crime, pourrait-il soudain en éprouver ? Ces questions, nous les avons posées à des connaisseurs du cerveau humain, qui sont aussi à leur façon des experts de l’âme humaine. La réalité qu’ils laissent apparaître est troublante : l’empathie est une chose protéiforme, qui s’adapte aux circonstances, qui se donne ou se refuse, et que nous devons apprendre à soumettre à une forme de raison éthique. C’est cette intelligence de l’empathie que cherche à ébaucher le dossier central de ce numéro. £
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SOMMAIRE N° 98 AVRIL 2018
p. 18
p. 26
p. 32
p. 38
p. 45-63
Dossier
p. 6-42
DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS Le cerveau est-il vraiment insensible à la douleur ? Le paradoxe des joueuses d’échecs La relaxation contre l’épilepsie La morale du pot d’échappement p. 16 FOCUS
Un peu d’alcool nettoie les neurones
Deux verres de vin par jour aident à évacuer les déchets moléculaires du cerveau. Maxime Gauberti et Denis Vivien
p. 18 T HÉRAPIE
Quand l’art répare le cerveau
L’art-thérapie stimule la plasticité cérébrale et se révèle un bon rempart contre Alzheimer, la dépression ou les AVC. Fabrice Chardon et Hervé Platel
p. 26 C AS CLINIQUE
p. 32 C OGNITION
L’effet de cadrage
Comment l’art de présenter les choses modifie complètement leur interprétation. Daniela Ovadia
p. 45
LES PIÈGES DE L’EMPATHIE
p. 36 INFOGRAPHIE
p. 46 P SYCHOLOGIE
Anna von Hopffgarten et Yousun Koh
Parfois, la douleur d’autrui nous paralyse – nous conduisant à l’inaction – ou nous aveugle, occultant des malheurs moins visibles. Déjouer ces pièges est un enjeu collectif de premier plan.
Comment le jeu façonne le cerveau p. 38 GRANDES EXPÉRIENCES
DE NEUROSCIENCES
LAURA POUPON
UN SENTIMENT TROMPEUR
Steve Ayan
p. 54 I NTERVIEW
Lobotomie : la psychiatrie au pic à glace
Comment a-t-on pu endommager le cerveau de milliers de personnes dans les années 1940 ?
GRÉGORY MICHEL
DANS L’EMPATHIE, IL FAUT RESTER SOI-MÊME Pour bien utiliser son empathie, il faut constamment distinguer la douleur de l’autre de sa résonance en soi-même. Delphine Grynberg
p. 58 N EUROSCIENCES
PSYCHOPATHES : LA FACE SOMBRE DE L’EMPATHIE Les psychopathes ne sont pas dénués d’empathie. Ils en jouent. Et c’est pire.
Lola ou la réussite à tout prix
Sébastien Bohler
Quand des parents veulent à tout prix que leur fille réussisse, les dégâts peuvent être lourds à l’arrivée…
Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur de toute la diffusion kiosque et posé sur toute la diffusion abonnés. En couverture : © Talaj / GettyImages ; © Shutterstock.com
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p. 94
p. 72 p. 64
p. 90
p. 84 p. 92
p. 74
p. 64-83
p. 84-91
ÉCLAIRAGES
VIE QUOTIDIENNE LIVRES
p. 64 R ETOUR SUR L’ACTUALITÉ
p. 84 L ES CLÉS DU COMPORTEMENT
L’ivresse des sommets
La tragédie d’Élisabeth Revol dans l’Himalaya, entre œdème cérébral et hallucinations.
NICOLAS GUÉGUEN
Bernard Amy
p. 70 À MÉDITER CHRISTOPHE ANDRÉ
L’effet cerveau
On peut presque tout vendre en disant que c’est bon pour le cerveau. Mais est-ce vrai ? p. 72 PSYCHO CITOYENNE
CORALIE CHEVALLIER ET HUGO MERCIER
Argumentez, il en restera quelque chose Face aux fake news, les expériences montrent que l’argumentation paie.
p. 92-97
Comment paraître crédible
Débit de parole, citations, chiffres : être pris au sérieux est (presque) une science. p. 88 L A QUESTION DU MOIS
Peut-on être fatigué d’avoir trop dormi ? Jürgen Zulley
p. 90 L’ÉCOLE DES CERVEAUX OLIVIER HOUDÉ
Réforme du bac : les raisons de la colère Fidèles à l’esprit de 1789, nos concitoyens pensent que tous les cerveaux sont « égaux en droit d’apprendre ».
p. 74 P SYCHOLOGIE
Comment aider les enfants transgenres ? Ils sont 0,3 % à vouloir changer de sexe. Comment les accompagner ? Francine Russo
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p. 92 L IVRES Le Sommeil de mon enfant On a toujours une seconde chance d’être heureux Le Prince des profondeurs Aider son enfant autiste L’Ironie de l’évolution L’Homme glial p. 94 N EUROSCIENCES ET LITTÉRATURE SEBASTIAN DIEGUEZ
Kafka : sommes-nous tous paranoïaques ?
Le roman Le Procès est une plongée dans l’esprit d’un paranoïaque. Et il nous pose une question angoissante : sommes-nous tous un peu comme son héros ?
DÉCOUVERTES
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p. 16 Un peu d’alcool nettoie les neurones p. 18 Quand l’art répare le cerveau p. 26 Lola, ou la réussite à tout prix p. 32 L’effet de cadrage
Actualités Par la rédaction NEUROSCIENCES
Le cerveau est-il vraiment insensible à la douleur ? Contrairement à ce qu’on a longtems pensé, une partie du cerveau sent la douleur. Et elle pourrait être impliquée dans certains maux de tête, dont les migraines. D . Fontaine et al., Brain, le 29 janvier 2018.
© Bastun / GettyImages
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ourquoi avons-nous parfois mal à la tête, voire d’atroces migraines ? La question fait débat depuis de nombreuses années. D’autant que l’on a longtemps considéré que le cerveau était insensible à la douleur. Mais une nouvelle étude, de Denys Fontaine, de l’université Cote-d’Azur à Nice, et de ses collègues vient de jeter un pavé dans la mare : l’ensemble des méninges, les enveloppes qui entourent le cerveau, associées à leurs vaisseaux sanguins nourriciers, transmettent la douleur et joueraient un rôle dans les différents maux de tête. En 1940, les scientifiques Ray et Wolff ont découvert qu’une stimulation de la dure-mère, la méninge la plus dure et la plus externe, provoquait une douleur. On pensait jusqu’alors l’intérieur de notre crâne totalement indolore ! Puis on a longtemps cru que seule cette partie du cerveau était sensible et qu’elle était en grande partie à l’origine des maux de tête et notamment des migraines. En effet, ces dernières sont liées à une activation du système trigémino-vasculaire, qui assure l’innervation des vaisseaux sanguins cérébraux via le nerf trijumeau, ce dernier
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p. 36 L’infographie p. 38 Lobotomie : la psychiatrie au pic à glace
COGNITION RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO
Le paradoxe des joueuses d’échecs T. Stafford, Psychological Science, publication en ligne du 24 janvier 2018.
L’ORIGINE DES MIGRAINES ? Mais les méninges ne se limitent pas à la dure-mère. Il existe aussi deux membranes plus molles, situées en dessous : l’arachnoïde et la pie-mère. Cette dernière, la plus fine, adhère au cortex situé juste en dessous. Et elle présente aussi de multiples vaisseaux sanguins. Jusqu’à maintenant, toutes les études où des patients subissaient des craniotomies – des chirurgies intracrâniennes – ne montraient aucune sensation douloureuse lors de la stimulation de ces méninges, de sorte que les chirurgiens opéraient de façon indolore des patients éveillés. Mais Fontaine et ses collègues se sont demandé si les patients ne ressentaient vraiment rien et ont voulu creuser un peu cette insensibilité supposée de la pie-mère. De 2010 à 2017, ils ont demandé à trois neurochirurgiens de noter, lorsqu’ils retiraient chez leurs patients une tumeur cérébrale par craniotomie éveillée, la
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survenue éventuelle de douleurs liées aux stimulations mécaniques propres à l’acte chirurgical, comme des pressions ou des tractions. Les patients indiquaient en effet quand ils avaient mal pendant que leur médecin repéux échecs, certaines femmes choirait les structures impliquées. sissent de participer aux compétitions mixtes, et Ce travail de longue haleine a ainsi refusent de s’engager dans les compétitions excluconfirmé que des douleurs pouvaient sivement féminines. Les échecs sont un sport, mais prendre naissance dans la dure-mère, un sport cérébral, et a priori il n’y a aucune raison mais il a surtout révélé que la pie-mère que le cerveau des femmes ait des performances était aussi concernée. Environ 25 % inférieures à celui des hommes. Par exemple, la des patients ainsi opérés, soit 53 au femme ayant obtenu les meilleures performances total, ont ressenti des douleurs lors de au classement Elo, la Hongroise Judit Polgár, est l’intervention. Ces sensations doulou- arrivée huitième des championnats du monde reuses étaient brèves et situées du mixtes en 2005. Presque impensable dans une commême côté que la stimulation, prenant pétition d’athlétisme ou de tennis. fin en même temps que cette dernière. Peut-être un jour une championne domineraElles n’ont jamais perturbé la suite de t-elle cette discipline. Mais les obstacles à franchir l’opération chirurgicale. En moyenne, sont difficiles à identifier. Car le principal effet soupchaque patient faisait part de deux çonné de diminuer les performances des femmes, sensations douloureuses et deux tiers la menace de stéréotype, serait finalement hors de de ces sensations avaient lieu après cause, d’après une étude récente. La menace de stimulation de la pie-mère. Un territoire stéréotype est un mécanisme psychologique qui en particulier était concerné : celui qui amoindrit les performances des femmes dans un innerve le front, les orbites, la cornée, domaine, dès qu’on leur dit qu’elles sont habituellement inférieures aux hommes dans ce domaine. les régions temporales et le nez. Alors, les personnes migraineuses Cet effet étant établi en mathématiques, on a longsouffrent-elles aussi au niveau de la temps pensé que, confrontées à des hommes, les pie-mère ? C’est ce que les chercheurs joueuses d’échecs perdraient en partie leurs vont maintenant déterminer, en exa- moyens pour la même raison. Or, d’après les observations réalisées récemminant si les patients ayant les migraines les plus fortes sont aussi ment sur 5,5 millions de parties en tournoi internaceux dont la pie-mère est la plus sen- tional, c’est le contraire qui se produit. Les femmes sible à la stimulation. L’objectif ultime jouent mieux contre les hommes que contre d’autres étant de mettre au point des traite- femmes. Patatras ! D’autres causes sont à rechercher, si l’on espère un jour voir une femme consaments ciblés sur la pie-mère. £ Sébastien Bohler Bénédicte Salthun-Lassalle crée au plus haut niveau. £
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© Vasilchenko Nikita/Shutterstock.com
sous-tendant aussi la sensibilité du visage. Cette excitation du système trigémino-vasculaire provoque alors une inflammation et une dilatation des vaisseaux de la dure-mère, d’où la douleur. Nous sommes tous victimes de maux de tête par moments et la migraine concernerait en France 7 à 8 millions de personnes, soit environ 12 % de la population adulte et 5 à 10 % des enfants. Or les traitements ne sont pas toujours efficaces.
DÉCOUVERTES F ocus
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MAXIME GAUBERTI ET DENIS VIVIEN
Chercheur postdoctorant et directeur de l’unité Physiopathologie et imagerie des maladies neurologiques de l’université de Caen-Normandie et de l’Inserm.
NEUROSCIENCES
Un peu d’alcool nettoie les neurones Une consommation modérée d’alcool, environ deux verres par jour, favoriserait l’élimination des déchets dans le cerveau et limiterait le risque de démence.
n sait que le vin à dose modérée est bénéfique pour le cœur et aide à lutter contre les maladies cardiovasculaires, mais une consommation plus importante est certes délétère pour le corps et le cerveau. Les études scientifiques concernant l’effet de l’alcool sur notre organisme et la dose maximale dangereuse sont nombreuses, parfois contradictoires, et les débats souvent houleux. Une règle s’impose aujourd’hui : à consommer avec modération, voire pas du tout dans certains cas (comme chez la femme enceinte). Une nouvelle étude vient confirmer ce postulat, non pas pour la santé de notre cœur mais pour celle de notre cerveau : consommer de l’alcool avec modération le protégerait de la maladie d’Alzheimer notamment. C’est la conclusion d’une série d’expériences menées par des chercheurs de l’université de Rochester aux États-Unis et publiée
dans le journal Scientific Report. Comment ? De faibles doses d’alcool seraient capables d’activer le système interne de nettoyage du cerveau et ainsi de faciliter l’élimination des déchets, comme le peptide bêta-amyloïde, que l’on suspecte d’être à l’origine de la maladie d’Alzheimer. LE SYSTÈME « GLYMPHATIQUE » Le fonctionnement optimal des synapses, les zones de communication et de jonction entre neurones, nécessite une régulation très précise de la composition du milieu qui les entoure. Or le maintien d’un certain équilibre de cet environnement est d’autant plus difficile à garantir que le cerveau est un organe très actif, qui produit énormément de déchets. Ces derniers doivent donc être rapidement éliminés. Dans les autres organes du corps, c’est essentiellement le système lymphatique qui collecte et élimine les
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1,7 VERRE
DE VIN PAR JOUR PROTÉGERAIT LE CERVEAU du risque de démence. Dans le monde, selon l’Organisation mondiale de la santé, 47,5 millions de personnes seraient démentes. La maladie d’Alzheimer serait impliquée dans 60 à 70 % des cas. En 2030, les patients seront 75,6 millions, et en 2050, 135,5 millions.
LA MALADIE D’ALZHEIMER
La maladie d’Alzheimer est liée à l’agrégation, dans le cerveau, de deux protéines, le peptide bêta-amyloïde et la protéine tau. Avec le temps, les symptômes évoluent : oublis fréquents de noms ou d’événements récents, difficultés à mémoriser de nouvelles informations, puis troubles de la coordination des gestes, du langage, incapacité à gérer le quotidien, souvenirs qui disparaissent, et enfin démence.
© I. Lundgaard et al., Scientific Reports, le 2 février 2018.
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DEUX VERRES ÇA VA, CINQ VERRES, BONJOUR LES DÉGÂTS !
Exploration des deux objets
Consommation d’eau
Consommation modérée d’alcool
Consommation excessive d’alcool
Préférence pour le nouvel objet
Préférence pour l’ancien objet
© Shutterstock.com/Michele Paccione
Des souris placées dans une pièce avec deux objets les explorent. Que se passe-t-il si on leur fait ensuite boire de l’alcool et que l’on change un objet ? Celles qui consomment peu d’alcool (l’équivalent de 1,7 verre de vin) tournent alors davantage autour du nouvel objet, comparées aux souris qui ont bu de l’eau. Preuve qu’elles ont une meilleure mémoire ! En revanche, les rongeurs qui boivent l’équivalent de 5 verres de vin ne s’intéressent pas plus au nouvel objet : ils ont donc oublié les premiers présentés.
déchets issus du métabolisme cellulaire. Mais le cerveau en est dépourvu et dispose pour cela d’un système propre, appelé glymphatique. Et c’est justement l’activité de ce système glymphatique qui est modifiée par l’alcool, un peu comme si la boisson le rendait plus fluide. Le système glymphatique assure la circulation intracérébrale du liquide céphalorachidien, ce liquide quasiment incolore dans lequel le cerveau « flotte » en permanence. Cette « lymphe » emprunte de fins espaces situés autour des vaisseaux sanguins et nettoie le parenchyme (ou tissu) cérébral, où baignent les neurones et autres cellules. Pour mesurer l’activité de ce système chez l’animal, il suffit d’injecter un traceur fluorescent dans le liquide céphalorachidien et de regarder comment il circule dans le cerveau. C’est ce qu’ont fait Maiken Nedergaard et ses collègues : ils ont comparé l’activité
de ce système chez des souris buvant de l’alcool et des rongeurs ne consommant que de l’eau. L’ALCOOL AGIT COMME UN LUBRIFIANT Ils ont observé que les animaux exposés à de faibles quantités d’alcool – équivalentes à 1,7 verre de vin par jour – avaient un système glymphatique plus actif que les souris témoins. Des tests comportementaux, en particulier sur les aptitudes mnésiques des rongeurs, et des analyses du niveau d’inflammation cérébrale, reflet des déchets présents dans le cerveau, notamment du peptide bêta-amyloïde qui s’accumule dans la maladie d’Alzheimer, confirmaient ces résultats : les animaux exposés à de faibles quantités d’alcool avaient un cerveau en meilleure santé que les autres. Tout aussi intéressant mais plus préoccupant : les souris qui
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recevaient des quantités plus élevées d’alcool (à partir de 5 verres par jour) avaient un système glymphatique moins actif et des troubles mnésiques plus prononcés que celles buvant de l’eau. Un effet heureusement réversible après 24 heures d’abstinence. Les auteurs de l’étude concluent que de faibles doses d’alcool facilitent le nettoyage du cerveau alors que de fortes doses favorisent l’accumulation des déchets, entraînant un risque plus élevé de développer une démence, comme celle existant aux stades avancés de la maladie d’Alzheimer. Ces résultats expliquent ce qui avait été observé chez des patients dans une étude de grande ampleur publiée en 2002 dans la prestigieuse revue médicale The Lancet : les sujets qui consommaient des quantités faibles à modérées d’alcool, ne dépassant pas deux verres par jour, étaient plus protégés contre les démences que ceux ne buvant pas. £
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DÉCOUVERTES T hérapie
Quand l’art répare le cerveau Par Fabrice Chardon, art-thérapeute et directeur de recherche, et Hervé Platel, professeur de neuropsychologie.
Dépression, AVC, Alzheimer, fin de vie… Les effets thérapeutiques de l’art sont de mieux en mieux établis. Les dernières études montrent même qu’il a le pouvoir de stimuler la neuroplasticité.
EN BREF ££L’art-thérapie se fonde sur des pratiques variées : musique, dessin, peinture, théâtre, danse…
© BSIP/UIG via Getty Images
££Elle a de multiples effets positifs, allant de la rééducation motrice à l’amélioration de l’humeur et de l’estime de soi. De ce fait, elle est prescrite pour des pathologies très diverses, à tous les âges. ££Ses bienfaits résultent du plaisir et de la satisfaction éprouvés à réaliser de belles œuvres, mais aussi, dans certains cas, de changements neuroplastiques dans le cerveau.
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C
amille, 13 ans, souffre de troubles cognitifs. Adrien, 17 ans, est violent et manque de confiance en lui. Handicapé par les séquelles d’un accident de la route, Dominique, 44 ans, a développé une dépression. Bernard, 75 ans, souffre de la maladie d’Alzheimer. Jean, 41 ans, est entré en unité palliative, en raison de son cancer en phase terminale. Leur point commun ? Tous ont été inclus dans un protocole d’art-thérapie. Et tous ont vu leur état physique, cognitif ou émotionnel s’améliorer. Nul besoin toutefois d’être victime d’une pathologie lourde pour bénéficier des bienfaits de la pratique artistique : les recherches montrent que de simples séances de dessin ou de coloriage, que chacun peut pratiquer, diminuent le stress (voir l’encadré page 25). Pour le psychologue israélien Son Preminger, l’art est une expérience totale, à la fois perceptuelle, émotionnelle et personnelle. Il agit alors à plusieurs niveaux. D’une part, il stimule les
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Lola ou la réussite © Digital Vision / Getty Images
à tout prix
Cadences d’entraînements infernales, régimes à répétition : pour Lola, le pire n’est pas à la salle de sport, mais à la maison. Car elle est alors entre les mains d’un autre coach : sa mère. Et pour celle-ci, il est hors de question que sa fille ne soit pas championne.
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DÉCOUVERTES C as clinique
GRÉGORY MICHEL
Professeur de psychologie clinique et de psychopathologie à l’université de Bordeaux.
À 13 ans, Lola est disciplinée, travailleuse et intelligente. Son but : réussir une grande carrière de gymnaste. Mais son rêve se brise quand elle développe une anorexie. C’est alors qu’on découvre que ce rêve n’était peut-être pas tant le sien que celui de ses parents.
S
EN BREF ££Lola, gymnaste de compétition, est anorexique. Elle se rend en consultation de psychologie… ££Il apparaît que le coach de Lola n’est autre que sa mère, ancienne gymnaste, qui lui impose des conditions d’entraînement et des régimes stricts. ££Les parents de Lola présentent un syndrome de réussite par procuration : obsédés par la réussite de leur enfant, ils l’exploitent jusqu’à la faire craquer. ££Après une thérapie familiale, Lola retrouve le chemin du collège et arrête la gym. Mais les marques restent profondes…
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i vous aviez vu Lola comme moi pour la première fois, vous auriez été frappé par cette jeune adolescente recroquevillée sur ellemême, assise sur une chaise dans la salle d’attente de mon cabinet de consultation psychiatrique. À ses côtés, un homme est aussi prostré qu’elle. En face d’eux se tient, contraste saisissant, une femme d’allure tonique et énergique qui se lève d’un bond en me voyant et, une fois entrée dans mon bureau, monopolise la parole. « Nous sommes venus vous voir de la part du docteur X. C’est pour le suivi de Lola, pour son anorexie. » Il suffit en effet d’un coup d’œil pour constater que Lola est excessivement maigre. Son indice de masse corporel est inférieur à 14. Imaginez une fille de 13 ans mesurant 1,40 mètre et moins de 27 kg… Cette enfant est gravement dénutrie, sa peau est pâle, ses articulations sont apparentes. Le tout provoquant évidemment de sérieux problèmes cardiovasculaires. Tout au long de l’entretien, la mère de Lola ne quitte jamais son ton ferme, empreint d’assurance. Tout a commencé pour Lola à l’âge de 11 ans, explique-t-elle. Et son histoire ressemble à celle de nombreuses anorexiques : très tôt, elle a détesté des parties de son corps, qu’elle trouvait trop grosses, quoique objectivement d’une maigreur inquiétante (un trouble perceptif appelé dysmorphophobie), à cela s’ajoutaient un déni de
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L’effet de cadrage
De l’art de présenter les choses pour influencer les décisions Par Daniela Ovadia, codirectrice du laboratoire Neurosciences et société de l’université de Pavie, en Italie, et journaliste scientifique.
Le verre peut être à moitié vide ou à moitié plein. Tout dépend du contexte dans lequel on l’envisage. Un effet parfaitement étudié par les psychologues et que l’on peut manipuler à souhait.
© Shutterstock.com/Chones
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ne nouvelle épidémie de grippe asiatique frappe la France. Les experts s’interrogent sur la meilleure façon de lutter contre la maladie qui, selon les estimations, pourrait faire six cents morts. Deux programmes d’intervention sont proposés, avec différentes mesures de quarantaine, de prévention et de traitement. La population est invitée à voter. Si c’est le programme A qui est adopté, expliquent les médecins, deux cents personnes seront sauvées. Si c’est le programme B, il est probable que quatre cents personnes mourront. Quelle solution choisissez-vous ?
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DÉCOUVERTES P sychologie
Le dilemme de l’épidémie est célèbre dans l’histoire de la psychologie, en particulier parce qu’il permet d’étudier la façon dont nous prenons des décisions et comment notre cerveau analyse les données à sa disposition. Nous le devons à deux psychologues israéliens, Adam Tversky et Daniel Kahneman, qui étudient alors les mécanismes mentaux qui gouvernent nos choix, notamment les heuristiques de jugement, ces raccourcis cognitifs qui facilitent l’analyse des informations fournies par l’environnement afin de prendre une décision. Les chercheurs découvrent ainsi que nous sommes souvent des êtres peu rationnels… Le dilemme de l’épidémie de grippe apparaît en 1981 dans l’un de leurs articles intitulé : « The framing of decisions and the psychology of choice » (« Le contexte des décisions et la psychologie du choix »). Bien des années après, en appliquant ces découvertes aux marchés économiques, Kahneman obtient même le prix Nobel d’économie de 2002 pour avoir révélé ce qui se cache derrière certains choix apparemment irrationnels des individus et des marchés financiers. Mais revenons au dilemme de l’épidémie : il suffit de prêter un minimum d’attention aux
EN BREF ££Selon qu’on nous présente les avantages ou les inconvénients de la vaccination, nous serons plus ou moins enclins à nous protéger. ££Car nos décisions dépendent de la façon dont nous sont proposées les données qui permettent de faire des choix. ££Cet effet de cadrage est un biais cognitif dont nous devons avoir conscience pour prendre les bonnes décisions.
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chiffres pour constater que les deux programmes permettent de sauver exactement le même nombre de personnes. Toutefois, si l’on demande à des volontaires de répondre sans trop réfléchir, 72 % d’entre eux choisissent le programme A, mettant en avant le nombre de personnes sauvées, comme le montrent les deux psychologues israéliens. Ces derniers nomment alors effet de cadrage (framing effect) l’influence qu’exerce sur notre prise de décision la façon dont sont présentées les données qui doivent nous permettre de faire un choix. PEUT-ON VRAIMENT DÉFINIR LA RATIONALITÉ ? Tversky et Kahneman précisent : « L’explication et la prévision des choix des personnes, dans la vie de tous les jours comme en sciences sociales, reposent souvent sur le présupposé que nous sommes rationnels. Mais la définition de la rationalité suscite encore des débats, et il est généralement admis que les choix rationnels doivent satisfaire au moins deux critères : constance et cohérence. Or dans cette étude, nous décrivons des processus décisionnels
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DÉCOUVERTES L ’infographie
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Comment le jeu façonne le cerveau Les résultats des recherches les plus récentes montrent, contrairement à ce que les psychologues pensaient par le passé, que jouer librement est d’une importance capitale pour le développement cognitif et social. Texte : Anna von Hopffgarten / Illustration : Yousun Koh
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CAPACITÉS DE COOPÉRATION
Le jeu stimule les capacités d’entraide. Les enfants qui ne le font pas assez sont plus solitaires ou marginaux une fois devenus adultes. 2
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LANGAGE
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Jouer aux cubes accélère l’acquisition du langage chez les tout-petits. 3
RÉSOLUTION DE PROBLÈMES
Les enfants qui jouent beaucoup développent plus facilement une pensée originale. Les activités créatives comme les jeux de construction ou les lego stimulent tout particulièrement cette capacité.
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PENSÉE CONTREFACTUELLE
Les jeux de rôle développent l’aptitude à réfléchir à des faits hypothétiques, qui ne se produisent pas forcément. (« Que se passerait-il si… »)
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MAÎTRISE DE SOI
À travers les jeux de duel, les enfants apprennent à prendre conscience de leurs impulsions et de leurs émotions, et à mieux les réguler.
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NEUROGENÈSE
Jouer fait pousser de nouvelles cellules nerveuses – en tout cas chez des souris de laboratoire. Ce phénomène bénéficie surtout à certaines régions du cerveau, impliquées dans le contrôle émotionnel et l’apprentissage social. Le cortex cérébral, l’hippocampe et l’amygdale produisent des protéines qui stimulent la croissance des neurones.
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COMPÉTENCES SOCIALES
Dans des jeux de rôle, les enfants apprennent à gérer les conflits. Ce qui se révèle plus tard une aide précieuse pour résoudre les problèmes en société.
PALETTE D’EXPRESSIONS
Quand ils jouent entre eux, les enfants utilisent un langage bien différent de celui qu’ils emploient en présence des adultes.
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RÉDUCTION DE L’ANGOISSE
Les jeux « risqués » aident à surmonter l’angoisse et à repérer ses propres sensations corporelles.
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GESTION DES CONFLITS
Plus les enfants se chamaillent (sans excès) lorsqu’ils sont petits, mieux ils résolvent plus tard les conflits humains sans recourir à la violence.
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PENSÉE MATHÉMATIQUE
Des enfants de quatre ans qui réalisent des constructions complexes avec des cubes ne développent pas seulement leur langage, ils obtiennent aussi plus tard de meilleures notes en maths, indépendamment de leur QI.
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ATTENTION
Les élèves sont plus attentifs en classe s’ils ont pu jouer entre-temps, sans instructions de la part d’un adulte. Une pause de dix à vingt minutes est suffisante pour produire cet effet. Les cours de sport ne peuvent pas remplacer cette récréation.
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CALME
Selon des études sur des animaux, le fait de jouer jeune de façon tranquille prédispose à une humeur égale et posée à l’âge adulte.
En partenariat avec Télématin, de Laurent Bignolas, sur France 2, retrouvez ce sujet dans la chronique de Christelle Ballestrero le lundi 9 avril à partir de 6 h 30.
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Lobotomie La psychiatrie au pic à glace
Par Laura Poupon, chercheuse associée au département de Santé de l’University College de Londres.
© Illustrations de Lison Bernet
Entre 1945 et 1954, environ 100 000 personnes ont été lobotomisées – schizophrènes, violentes ou simplement agitées. Parfois avec un pic à glace enfoncé dans l’orbite des yeux. Qu’est-ce qui avait pris le monde de la psychiatrie ?
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DÉCOUVERTES G randes expériences de neurosciences
E EN BREF ££En 1935, un neurologue portugais, Egas Moniz, a l’idée de sectionner une partie du lobe frontal de certains patients psychiatriques pour atténuer leurs crises. ££La lobotomie connut un succès fulgurant, et près de 100 000 personnes furent opérées en dix ans. Sans véritable questionnement éthique, et avec des conséquences irréversibles. ££L’inventeur de la lobotomie reçut le prix Nobel en 1949. Aujourd’hui, pour comprendre comment cette pratique a pu avoir cours, il faut se replacer à une époque où aucun traitement n’existait pour certaines maladies psychiatriques.
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n entendant le mot « lobotomie », on imagine aussitôt un asile d’aliénés où des malades mentaux sont soumis à des expérimentations barbares. Opérations du cerveau, électrochocs, privation sensorielle, l’univers de la psychiatrie des années 1940, d’avant l’invention des antipsychotiques, quand on ne savait pas encore quoi faire des « fous », charrie toujours sa part d’effroi et de mystère. Souvenez-vous, c’est au film de Milos Forman, Vol au-dessus d’un nid de coucou, cinq fois oscarisé en 1976, que l’on doit en partie d’avoir pris conscience du scandale des patients « lobotomisés ». L’image de Randall McMurphy, personnage pris dans les griffes d’un système psychiatrique qui le broie et finit par le lobotomiser, est restée ancrée dans les mémoires. Comment la médecine a-t-elle pu accoucher d’une telle invention, et plus incroyable encore, la couronner du prix Nobel ? TRANCHER LES CONNEXIONS ANORMALES Au mois d’août 1935, dans l’enceinte célèbre de l’University College de Londres, se tient le deuxième congrès mondial de neurologie. Parmi les participants, un homme alors âgé de 60 ans suit les débats avec attention. Professeur de neurologie, il a fait le voyage de Lisbonne et se nomme Egas Moniz. Lorsque deux psychologues de l’université Yale, John Fulton et Carlyle Jacobsen, présentent à la tribune les résultats de leurs recherches sur des chimpanzés, Moniz est captivé. Fulton et Jacobsen expliquent comment ils ont détruit des parties des lobes frontaux de deux singes, et modifié leur comportement en faisant disparaître les crises de rage provoquées par des situations où les animaux ne parvenaient plus à se procurer de la nourriture. À l’issue de la con férence, Egas Moniz demande aux intervenants s’il serait possible de créer ce type de lésion chez l’homme pour atténuer les symptômes agressifs de certains troubles mentaux. Fulton, troublé par la question en pensant à l’incidence que cela pourrait avoir sur
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Dossier
UN SENTIMENT TROMPEUR
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On pense toujours que l’empathie est un sentiment purement positif. Mais étonnamment, elle peut aussi nous aveugler, voire nous empêcher d’agir. Il est temps de l’examiner de plus près. Par Steve Ayan, journaliste à la revue Gehirn und Geist.
A © Frank Dinger
En 2016, deux artistes allemands réalisent une fresque géante sur laquelle on voit le petit Aylan, enfant kurde mort noyé tandis que lui et sa famille fuyaient la Syrie en guerre. Les habitants de Francfort sont confrontés chaque jour à cette image à l’impact dévastateur. Avec quelles conséquences ?
u mois de septembre 2015, une image a fait le tour du monde. Elle n’avait rien de beau ni d’attirant. Au contraire. Il suffisait de la voir pour avoir les larmes aux yeux. La photographe Nilüfer Demir l’avait prise sur une plage près de Bodrum, en Turquie. Elle montrait un petit garçon kurde de 3 ans, mort noyé alors qu’il tentait de fuir la guerre en Syrie avec sa famille. La mer avait rejeté son corps sur le rivage. Chez chacun d’entre nous (sauf 1 % de la population, voir l’article page 58) cette image provoque une pure décharge d’empathie. La tragédie de la si brève existence du garçon, la douleur de ceux qui ont survécu (seul son père a eu la vie sauve, perdant son autre fils et sa femme dans le naufrage), prennent aux tripes. Elles nous montrent du doigt ce que signifie aussi la résonance empathique : un sentiment qui n’a rien d’agréable, et qui fait parfois franchement mal. Parfois, rien à faire pour s’y soustraire. On est submergé et la seule solution pour se protéger est de détourner le regard. L’empathie a très bonne réputation. On la considère souvent comme une disposition indispensable pour l’entraide et l’équité. Elle seule pourrait apporter la motivation nécessaire pour prêter assistance à ceux qui sont dans la détresse. Les arguments rationnels, comme les avantages que l’on peut retirer en retour, ne suffiraient pas. Cette façon de voir les choses s’est installée dans le champ des sciences sociales sous le nom d’hypothèse de l’empathiealtruisme. Un de ses défenseurs, le psychologue Daniel Batson de l’université du Kansas, avait déjà montré dans sa célèbre expérience Elaine dans les années 1980, que nous prenons parti pour les autres lorsque nous nous sentons unis à eux par
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INTERVIEW
DELPHINE GRYNBERG
MAÎTRE DE CONFÉRENCES EN PSYCHOLOGIE DE LA SANTÉ, AU LABORATOIRE DE SCIENCES COGNITIVES ET AFFECTIVES, CNRS/UNIVERSITÉ DE LILLE.
DANS L’EMPATHIE, IL FAUT RESTER
SOI-MÊME Égoïsme, compétition, indifférence au malheur des autres : bien souvent, un manque d’empathie est au cœur des problèmes qui nous affectent au jour le jour et qui concernent aussi bien le milieu du travail que les violences domestiques, le harcèlement ou le manque d’aide aux plus démunis. Alors, comment peut-on dire que l’empathie serait quelque chose de mauvais ?
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Bien sûr, l’empathie n’est pas mauvaise en soi, c’est une capacité que nous avons et qui peut être utile pour venir en aide aux autres, mais comme de nombreuses aptitudes cognitives et émotionnelles, elle est sujette à des biais. En tant que telle, elle peut dans certains cas avoir des conséquences néfastes pour celui qui l’éprouve ou, au contraire, celui qui en est la cible. La clé consiste certainement à savoir bien la gérer. Un peu comme avec les émotions. Les émotions sont aussi un matériau de base que nous a livré l’évolution, le tout étant de les comprendre et de ne pas se laisser submerger par elles. Certains individus se laissentils facilement submerger par l’empathie, au point de rencontrer des difficultés concrètes dans leur vie ? Vous avez sûrement remarqué dans votre entourage que certaines personnes entrent beaucoup plus facilement en résonance avec les émotions d’autrui. Devant un enfant qui pleure, elles se sentent immédiatement touchées et veulent faire quelque chose. Le spectacle des informations télévisées, où abondent les drames humains, les affecte profondément. À l’inverse, d’autres semblent assez immunisées contre cette forme d’empathie émotionnelle, qui consiste à entrer en résonance avec les affects d’autrui, à les éprouver soi-même pour les comprendre. Et à l’extrême, la psychopathie est une forme d’incapacité à éprouver spontanément de l’empathie émotionnelle. Mais les individus les plus empathiques sont confrontés à une charge de stress lorsqu’ils sont exposées régulièrement aux peines d’autrui. Elles ont du mal à instaurer une distance entre soi et les autres, et reçoivent la souffrance de plein fouet, ce qui fait augmenter leur concentration d’hormones du stress comme le cortisol, et peut se traduire par une souffrance physique (cardiaque, notamment) et psychologique, pouvant aller jusqu’à la dépression. Pour
ces gens qui sont comme des éponges à empathie, il faut veiller à ne pas se confronter de manière répétée et ininterrompue à des situations où les souffrances des autres sont patentes, trouver des temps de récupération, et éventuellement apprendre à réguler ses émotions par des méthodes adaptées. Quelles situations sont particulièrement pesantes pour les individus à haut niveau d’empathie ? Toutes celles où l’on se trouve confronté à la détresse d’autrui, et où se produit une véritable contagion des émotions négatives. Par exemple, dans les hôpitaux, au sein des professions humanitaires, face au spectacle de la souffrance d’autrui dans le monde. Certains métiers sont à risque, comme celui d’infir-
sées et les émotions de l’autre lui appartiennent en propre, et que l’on a soi-même ses propres états affectifs. Certes, face à quelqu’un qui éprouve des émotions négatives, il est bon et utile de pouvoir identifier ce que cette personne ressent, mais il faut toujours savoir que c’est elle, et non soi-même, qui éprouve les émotions négatives en question. Cette capacité d’attribution claire des émotions à soi et aux autres est-elle défaillante chez certains ? Comme pour la plupart des aptitudes cognitivo-émotionnelles, elle est répartie de façon continue dans la population, certains sujets la possédant à un très haut degré, et d’autres beaucoup moins. Étonnamment, certains individus doués d’une très forte empathie émotionnelle souffrent
42 - 70 % DES TRAVAILLEURS SOCIAUX seraient en état de détresse émotionnelle à cause d’une exposition prolongée aux difficultés d’autrui, ce qui les envahit par effet de contagion. Les chercheurs étudiant ce phénomène parlent de fatigue empathique.
Source : S. Konrath et D. Grynberg, in The Neurobiology and Psychology of Empathy, Nova Science Publishers, 2015.
mier ou d’infirmière. Ces professions sont en première ligne face à la souffrance, car c’est prioritairement à elles que s’adressent les patients en hôpital, plutôt qu’aux médecins qui sont perçus comme plus distants, voire intimidants. L’empathie peut alors devenir une véritable source de détresse, et il va s’agir d’apprendre à la doser. L’important est de ne pas s’identifier complètement à la personne qui souffre. De mettre en œuvre ce qu’on appelle la théorie de l’esprit, cette capacité à bien savoir que les pen-
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aussi d’une empathie cognitive limitée. Par exemple, les personnes atteintes du syndrome de Williams, un trouble développemental d’origine génétique qui affecte le cœur, les os mais aussi le cerveau, sont en pure résonance avec les émotions de leur entourage. Ces individus sont hyperempathiques, très ouverts, et vont spontanément vers les autres sans aucune méfiance. Chez les enfants, ce comportement est particulièrement frappant car ils instaurent immédiatement une très forte proximité avec leur interlocuteur, mais
DOSSIER L ES PIÈGES DE L’EMPATHIE
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psychopathes la face sombre de
PSYCHOPATHES LA FACE SOMBRE DE
L’EMPATHIE
© Alex Malikov / shutterstock.com
Par Sébastien Bohler, journaliste scientifique et docteur en neurobiologie.
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Les psychopathes ne sont pas dénués d’empathie. Ils jouent avec. Et c’est bien pire.
EN BREF ££On a longtemps pensé que les psychopathes n’avaient pas d’empathie, ce qui leur permettait de tuer sans état d’âme. ££En réalité, ils ont une forte empathie cognitive qui leur permet de comprendre exactement ce que pensent les autres, ce qui les rend si dangereux. ££On leur a même récemment découvert une empathie émotionnelle. Mais elle ne se manifeste que s’ils le décident.
Un tueur de sang froid peut-il avoir de la peine en voyant un enfant pleurer ou un animal martyrisé ? Oui, s’il le décide. Chez lui, l’absence de compassion est un mode par défaut. Il faut un effort conscient pour l’inverser.
L
e 17 octobre 1975, la jeune Teresa Knowlton fait escale en Thaïlande avant d’aller étudier le bouddhisme au Népal. Elle vient des États-Unis, elle est jeune (tout juste 18 ans) et jolie. Elle fait la rencontre de Charles, un jeune homme rassurant, plein de charme et d’initiative, qui l’invite rapidement à boire un verre dans une boîte de nuit sur la plage de Pattaya. Elle ne saura jamais que Charles a versé un sédatif dans sa boisson. Quelques minutes plus tard, le jeune homme la transporte sur la plage et l’étrangle. C’est le premier meurtre de Charles Sobhraj, escroc français d’origine indo-vietnamienne, pseudo-expert en bijoux, qui se rendra coupable d’une vingtaine d’homicides en employant une méthode souvent identique : entrer dans la confiance de sa victime, la séduire, l’attirer dans un lieu de son choix pour une prétendue transaction, la droguer ou la battre à mort, puis la brûler – morte ou vive. Charles Sobhraj est actuellement détenu dans une prison du Népal. Au journaliste Richard Neville qui rédigea sa biographie, il a déclaré : « Tant que je peux parler aux gens, je peux les manipuler. » Et de fait, toute la vie de Sobhraj n’est que l’histoire d’une longue et habile manipulation. Lors de son premier procès en Inde en 1977, il encourt la peine de mort mais n’écope que de
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douze ans de prison, ayant probablement suborné les jurés. Une fois sous les verrous, il soudoie les gardiens, mène la belle vie, se procure une télévision et se fait livrer des repas de choix, tout en relatant ses crimes sans aucun complexe. Mais il risque l’extradition vers la Thaïlande pour le meurtre de Teresa Knowlton, et sait qu’il encourt alors la peine de mort. Sans attendre, il organise son évasion de sa prison indienne, au beau milieu d’une fête qu’il a lui-même organisée avec le personnel qu’il semble tenir sous son influence. Quelques semaines plus tard, il se laisse arrêter à Goa, en Inde, et est condamné à dix autres années de prison, le temps que sa demande d’extradition vers la Thaïlande expire. Sa peine purgée, il s’installe en France et tient tête avec ses avocats aux demandes d’extradition des Pays-Bas qui le poursuivent pour les meurtres de plusieurs de leurs ressortissants. Il est finalement arrêté par hasard, au Népal en 2003 : un journaliste l’a reconnu dans la rue. Les autorités népalaises le condamnent à perpétuité pour le meurtre de deux Américains. Charles Sobhraj est l’exemple parfait d’un individu doué d’un talent de manipulation hors norme, assorti d’une cruauté également peu commune. Il représente une énigme pour les psychologues : comment diable est constitué son esprit ? Le récit de son enfance fait apparaître des démêlés très précoces avec la justice, et des vols à répétition. Il semble avoir goûté à la violence plus tardivement. Dans presque toutes les situations, il est arrivé à tromper toutes les personnes qui l’entouraient. À comprendre leurs souhaits et leurs intentions, à entrer en empathie avec elles. Le mot est lâché. Les psychopathes ont-ils de l’empathie ? La première réponse qui vient à l’esprit est : non. Ils tuent sans l’ombre d’un remords, justement parce qu’ils n’ont pas d’empathie pour leurs victimes. C’est la théorie défendue par certains
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ÉCLAIRAGES p. 70 L’effet cerveau : pour convaincre d’acheter ? p. 72 Argumentez, il en restera quelque chose p. 74 Comment aider les enfants transgenres ?
Retour sur l’actualité
28 JANVIER 2018 Élisabeth Revol souffre de
graves gelures après son sauvetage dans l’Himalaya
BERNARD AMY
Alpiniste, écrivain, ancien chercheur en sciences cognitives et président de l’Observatoire des pratiques de la montagne et de l’alpinisme.
L’ivresse des sommets Quand l’aventure en montagne tourne au drame
À 8 000 mètres d’altitude, Élisabeth Revol perd contact avec le réel, victime d’hallucinations. Elle doit descendre pour sauver sa peau. Héroïsme ou folie ? N° 98 - Avril 2018
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a forte médiatisation de la tragédie vécue par Élisabeth Revol, alpiniste drômoise âgée de 37 ans, ne doit pas faire oublier que ce scénario n’a rien d’exceptionnel. Il est l’arbre qui cache, non pas la forêt, mais plutôt les taillis de ce que le journaliste Antoine Chandellier appelle « l’histoire ambiguë que la montagne entretient avec le public ». Avec son compagnon d’expédition, Tomek Mackiewicz, Revol atteint, le 26 janvier 2018, le sommet du Nanga Parbat, l’un des plus difficiles d’accès de l’Himalaya. Deux jours après, lors de la descente, son compagnon, qui souffre du mal des montagnes, ralentit considérablement leur progression. Revol doit le laisser dans un abri de fortune pour aller chercher de l’aide. Les secouristes réussissent à rejoindre la jeune femme, mais pas Mackiewicz, aujourd’hui considéré comme mort. Comment Revol en est-elle arrivée à se dire : « Soit je descends, soit je reste à jamais sur cette montagne ! » Pour nous, une autre question se pose, pour la énième fois : pourquoi prendre tant de risques pour un sport extrême ? Tous les articles de presse qui ont rendu compte de la tragédie de Revol ont insisté non seulement
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L’ACTUALITÉ
LA SCIENCE
L’AVENIR
Le 28 janvier 2018, l’alpiniste Élisabeth Revol est secourue par une cordée polonaise, alors qu’elle est en perdition sur les pentes du Nanga Parbat. Elle est alors contrainte de laisser son compagnon d’expédition, Tomek Mackiewicz, dans un abri de fortune, pour aller chercher de l’aide. Lui est aujourd’hui considéré comme mort. Elle souffre de graves gelures, conséquences des hallucinations et de l’ivresse des montagnes dont elle a été victime.
Prise de risques, sentiment de liberté, dépassement de soi, voire inflation de l’ego : les motivations de l’alpiniste sont nombreuses… Et dans certains cas, son cerveau peut devenir addict à la dopamine qu’il sécrète. Voire avoir des hallucinations à cause du mal des montagnes. D’où des prises de décision parfois inadéquates, aux conséquences catastrophiques.
Pour celles et ceux qui se consacrent corps et âme à une activité envahissante, la recherche du bien-être passe souvent avant leurs proches, les sauveteurs, ou l’ensemble de la société. Ils devront apprendre qu’en montagne, le plus important n’est pas de vaincre, mais de survivre.
© Philippe Desmazes / AFP
sur sa soif d’aventures montagnardes, mais plus encore sur son acharnement à vaincre le Nanga Parbat, le neuvième plus haut sommet du monde (8 126 mètres) : « Plus qu’un rêve : une obsession ! » Pour essayer de répondre aux questions que pose une telle passion, il faut remonter à la source, c’est-à-dire tenter d’expliquer pourquoi, après la première découverte de la montagne et la prise de conscience de ses dangers, l’alpiniste débutant va y retourner pour « entrer en alpinisme » comme on entre en religion. QU’EST-CE QUI MOTIVE LES ALPINISTES ? Bien entendu, il n’y a pas deux vies d’alpiniste semblables. Dès ses débuts en montagne, chacun tisse son propre « alpinisme » en fonction de son histoire personnelle, familiale et affective, de ses traits de caractère, de ses aptitudes physiques et mentales. Mais en observant le petit monde de la montagne et en lisant entre les lignes les innombrables récits de courses en altitude, on devine que derrière la diversité des carrières se cachent des explications dominantes.
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Quand on les somme de justifier leur jeu ambigu avec la mort, dans une sorte de distanciation rassurante, les alpinistes préfèrent souvent mettre en avant les plaisirs procurés par leur pratique. Et il en existe beaucoup : les émotions esthétiques suscitées par les beautés du monde de l’altitude ; les valeurs de l’effort sportif et de la maîtrise technique ; le sentiment de plénitude et la découverte des limites psychologiques ; la solidarité de la cordée et la reconnaissance sociale du groupe de pratiquants ; l’impression de fusion avec la nature ; le courage de la prise de risque raisonnée et assumée ; le développement de l’esprit d’entreprise et d’initiative ; le sentiment de liberté ; la recherche des limites physiologiques et de l’endurance ; le sentiment de ressourcement physiologique et psychologique que certains vont jusqu’à voir comme une purification et un rachat ; et même parfois les expériences d’états psychiques visionnaires. Mais tous ces plaisirs peuvent être vécus dans d’autres pratiques qui n’obligent pas à risquer sa vie… Alors quelle est la spécificité de l’expérience de la montagne, qui justifie tous les sacrifices consentis ? Pour répondre, il faut se souvenir que,
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ÉCLAIRAGES P sychologie
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Comment aider les enfants transgenres ? Par Francine Russo, journaliste spécialiste de la psychologie et des sciences du comportement.
Les jeunes transgenres risquent deux à trois fois plus que les autres de développer un problème psychologique sévère, comme une dépression. Comment leur venir en aide ? La question fait débat.
EN BREF
Photographies de Timothy Archibald
£ De plus en plus de jeunes transgenres demandent un traitement pour changer de sexe. £ Les chercheurs ont développé une procédure standardisée pour savoir s’il faut l’accepter et à quel moment. La prise d’hormones de transition, par exemple, est déconseillée avant 16 ans. £ Certains parents et cliniciens s’écartent de ces directives et prônent une approche plus personnalisée de la prise en charge.
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kyler compte les jours. Cet adolescent de 14 ans a obtenu un rendez-vous médical qui, dans quelques mois seulement, promet de changer sa vie. Ce sera la première étape dans la résolution des difficultés sexuelles et identitaires contre lesquelles il n’a cessé de se battre depuis des années. Le sexe de Skyler à la naissance (ou, pour reprendre la terminologie trans, son genre « assigné ») était féminin, même s’il ne s’est jamais considéré comme une fille. Depuis l’âge de 4 ans, Skyler refuse de porter des robes, au point de les déchirer systématiquement. « Cela ne me correspondait pas », explique-t-il. Plus tard, il ne
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p. 88 Peut-on être fatigué d’avoir trop dormi ? p. 90 Réforme du bac : les raisons de la colère
Les clés du comportement
NICOLAS GUÉGUEN Directeur du Laboratoire d’ergonomie des systèmes, traitement de l’information et comportement (LESTIC) à Vannes.
Comment paraître
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crédible Avoir quelque chose d’intéressant à dire, c’est bien. Connaître les moyens de faire passer le message, c’est mieux.
écemment, lors d’une émission télévisée consacrée au futur des intelligences artificielles, un invité présenté comme un expert en la matière dut répondre à la question : « Les machines auront-elles un jour une conscience ? » Sa réponse fut immédiate : « Pas avant 2027. » Cette réponse paraissait très crédible. Les autres personnes présentes à l’émission ne semblaient pas aussi calées sur la question. Pourtant, elles en savaient beaucoup plus sur le sujet que ce prétendu expert. Comment réussissait-il donc à passer pour la référence en la matière ? UNE QUESTION D’ASSURANCE La clé résidait dans son assurance. En assénant une date aussi précise, il ne pouvait que produire auprès de son auditoire l’impression d’un homme qui savait exactement ce qu’il disait. « S’il affirme que cela se produira en 2027, et non
EN BREF ££Manifester une grande assurance en délivrant un message augmente son pouvoir persuasif. ££Citer d’autres personnes permet en outre de donner l’impression que l’on s’est documenté, ce qui fait passer l’information pour plus fiable. ££La propension à puiser dans son expérience personnelle augmente aussi la crédibilité.
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en 2030 ou 2040, c’est que c’est quelqu’un de précis, de rigoureux », pensait-on en l’écoutant. « Son affirmation est le fruit d’un calcul, pas d’une estimation. » Malheureusement, cela signifie que des personnes très qualifiées peuvent être inaudibles dans le débat public, tandis que d’autres, moins expertes mais sachant présenter leur message dans un emballage séduisant, laissent une empreinte profonde sur les esprits. Il ne suffit donc pas d’avoir quelque chose à dire : encore faut-il se doter des moyens d’apparaître crédible. Comme nous venons de le dire, l’assurance est un ingrédient essentiel. Mais une anecdote tirée d’une émission de télévision est-elle suffisante pour s’en convaincre ? On pourrait m’accuser d’utiliser une histoire bien ficelée pour avoir l’air crédible. Place aux faits expérimentaux et mesurables, donc. Les résultats obtenus par Bonnie Erickson, de l’université de Caroline du Nord, et ses collègues
© Charlotte Martin/www.c-est-a-dire.fr
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Peut-on être fatigué d’avoir trop dormi ? LA RÉPONSE DE
JÜRGEN ZULLEY
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n semaine, on a rarement le temps de traîner au lit. Il faut se doucher, s’habiller, déjeuner en vitesse, attraper le bus et se rendre au travail. Alors, le week-end venu, quel bonheur de pouvoir faire la grasse matinée ! Sauf que… bizarrement, après ces quelques heures de sommeil supplémentaires, on se sent parfois « hors du coup », mou ou léthargique. Est-ce normal, docteur ? Il est habituel, dans les minutes qui suivent le réveil, de se sentir engourdi, somnolent et d’humeur morose. Cet état se dissipe le plus souvent en moins d’une demi-heure, mais si l’on dort bien au-delà de sa durée optimale de sommeil, il se prolonge. Il y a à cela plusieurs raisons. Chaque nuit, nous traversons plusieurs cycles de sommeil, dont chacun dure quatre-vingt-dix minutes et comporte des phases de sommeil léger et profond. Quand on se réveille par soi-même, on le fait généralement au cours d’une phase de sommeil léger. Les chances d’être vif et alerte sont alors maximales. Mais si on décide de se rendormir, on risque ensuite de se réveiller d’un sommeil plus lourd, et de se trouver désorienté. Certes, de telles phases de sommeil ne sont pas à confondre avec le
Le risque est de basculer dans un nouveau cycle de sommeil profond… d’où il est difficile de sortir. véritable sommeil profond, qui n’intervient que dans la première moitié de la nuit. Mais si l’on se repose vraiment longtemps, il peut arriver que l’on rebascule en sommeil profond, dès le matin. La sensation de vertige éprouvée au réveil est alors durable et réellement perturbante pour le reste de la journée. Le même phénomène se produit avec la sieste. Un petit somme de moins d’une demi-heure permet de recharger les batteries sans frais. Mais si on passe ce cap, on bascule alors en sommeil profond, avec de fortes chances d’avoir l’esprit
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embrumé pour le reste de la journée. Sans compter que les fonctions cardiovasculaires auront été mises au repos plus longtemps et manqueront de tonicité. Mieux vaut, par conséquent, s’en tenir à une durée de sommeil régulière. En moyenne, un adulte dort à peu près sept heures par nuit. Mais ce besoin varie d’une personne à l’autre. Certains n’ont besoin que de cinq heures, d’autres de neuf. Cette dose dépend de facteurs génétiques, de l’âge, du sexe, de la saison et des habitudes de vie. En tout cas, le repos que nous offre le sommeil dépend plus de sa qualité que de sa quantité. En dormant trop, on ne se fait pas forcément du bien. Un sommeil de qualité se favorise de multiples façons, par exemple en faisant du sport et en renonçant aux petits sommes pendant la journée. En éteignant les smartphones, ordinateurs portables et tablettes dès le début de la soirée. La lumière bleue des écrans a un effet direct sur le système nerveux et empêche la synthèse de l’hormone du sommeil, la mélatonine. Évitez aussi l’alcool et les repas trop chargés le soir. Enfin, veillez à maintenir des horaires de coucher et de lever réguliers. Et on a bien dit : même le week-end. £
© Anastasiia Gevko / shutterstock.com
Professeur de psychologie biologique à l’université de Regensburg, en Allemagne.
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LIVRES
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p. 92 Sélection d’ouvrages p. 94 Kafka : sommes-nous tous paranoïaques ?
SÉLECTION
A N A LY S E
Par Sylvie Royant-Parola
PSYCHOLOGIE L’Ironie de l’évolution de T homas Durand Seuil
DÉVELOPPEMENT L e Sommeil de mon enfant de C éline Martinot et Vanessa Slimani H oray
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ombre de préjugés circulent sur le sommeil des enfants : par exemple, la croyance qu’il va se mettre « naturellement » en place, qu’il suffit d’être patient. Tordant le cou à ces idées, les auteurs, deux pédopsychiatres, affirment que le sommeil est un apprentissage et que les parents doivent aider le nourrisson à trouver son rythme. Elles leur fournissent au passage tout ce qu’il faut pour y parvenir dans ce petit livre clair, précis et agréable, qui sera aussi utile à tous les professionnels de l’enfance. Le plus souvent, ce sont des habitudes inadaptées qui perturbent le sommeil : biberons donnés aux mauvais moments, siestes mal réparties sur la journée, télévision avant d’aller au lit… Les parents ne pourront aider leur progéniture à mieux dormir qu’en comprenant tous les facteurs en jeu et en instaurant de nouveaux comportements, avec douceur et ténacité. L’ouvrage commence alors par détailler les différents aspects du sommeil : ses fonctions, sa régulation par l’horloge biologique, son évolution selon l’âge – depuis la vie in utero jusqu’à l’adolescence… Ces notions théoriques donnent tout leur poids aux conseils qui fourmillent dans la suite du livre. Ceux-ci concernent aussi bien les bonnes pratiques courantes que la façon de s’adapter à tous les moments marquants qu’affrontera le petit enfant : le retour de la maternité, l’arrivée chez la nounou, le départ en vacances… Parfois cependant, les problèmes sont dus à de réelles pathologies, comme l’apnée du sommeil ou le syndrome des jambes sans repos, qui surviennent même chez les tout-petits. Quand s’alarmer, qui consulter, le livre aborde aussi ces questions. Même en l’absence de pathologie, l’aide d’un spécialiste peut être précieuse pour dénouer une difficulté persistante. Le dernier chapitre est consacré aux questions que se posent le plus souvent les parents : est-il préconisé d’utiliser un baby phone ? Comment réagir face à un enfant qui veut dormir dans le lit parental ? Pratique, mais aussi déculpabilisant : s’ils en doutaient encore, les parents découvriront que les autres n’ont pas moins de problèmes qu’eux pour faire dormir leur bébé. Sylvie Royant-Parola est psychiatre, chargée de cours à la faculté de médecine de Paris et présidente du réseau Morphée
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L PSYCHOLOGIE On a toujours une seconde chance d’être heureux de Y .-A. Thalmann Odile Jacob pouvons être «Nous heureux non pas
seulement de ce que l’on vit dans le présent, mais aussi de ce que l’on a déjà vécu, comme une sorte de leçon de rattrapagedu bonheur. » Voilà résumé le principe de ce petit livre ensoleillé écrit par le professeur de psychologie Yves-Alexandre Thalmann. Grâce aux recherches en sciences cognitives, il nous dévoile les biais qui peuvent déformer nos souvenirs, afin de nous apprendre à réinterpréter ces derniers et à y puiser le maximum de bonheur. Sans oublier de se pencher aussi sur notre « première chance » d’être heureux : autrement dit, sur les façons de vivre pleinement le moment présent.
’évolution est facétieuse : elle a engendré un cerveau, le nôtre, prédisposé à refuser son existence. C’est ce que nous explique ici le biologiste et blogueur Thomas Durand. En effet, si certains réflexes cognitifs ont favorisé notre survie, ils peuvent aussi freiner la pensée rationnelle et scientifique. Par exemple, notre capacité d’attribuer un esprit à autrui, précieuse pour la vie en société, nous pousse aussi à voir des intentions derrière tous les événements : c’est le biais téléologique. S’en débarrasser n’a rien de facile. La preuve ? Il imprègne jusqu’à la première phrase de ce texte…
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COUP DE CŒUR Par Guillaume Jacquemont
INTELLIGENCE ANIMALE Le Prince des profondeurs de P eter Godfrey-Smith Flammarion PATHOLOGIE Aider son enfant autiste de D . de Hemptinne, N. Fallourd, E. Madieu de Bœck
L
es troubles du spectre autistique affectent de multiples aspects de la vie quotidienne : motricité, interactions avec les autres, capacités de planification… Les parents d’enfants touchés par ces troubles trouveront un auxiliaire précieux dans ce guide, rédigé par trois spécialistes. Clair et synthétique, le livre est structuré en deux parties : la première donne toutes les informations nécessaires, la seconde décrit une liste d’adaptations et de comportements susceptibles d’aider l’enfant. Avec pour premier conseil de bien l’observer, car les symptômes restent très variables et la prise en charge doit donc être personnalisée.
tendez un «Vous doigt vers lui et il
déroule lentement l’un de ses bras pour vous toucher. » Non, ce n’est pas une scène du film E. T., l’extraterrestre que nous raconte ici Peter Godfrey-Smith. Mais tout de même une rencontre avec une autre forme d’intelligence que la nôtre, et peut-être « l’une des plus éloignées » : celle du poulpe. Avec son sang bleu, ses trois cœurs et ses huit bras qui accueillent deux fois plus de neurones que son « cerveau central », l’animal ne nous ressemble guère. L’auteur mobilise alors brillamment sa double compétence de biologiste et de philosophe des sciences pour décrire ses prouesses, mais aussi pour s’interroger sur son vécu intérieur : qu’est-ce que cela fait, d’être un poulpe ?
NEUROSCIENCES L ’Homme glial d’Yves Agid et Pierre Magistretti O dile Jacob
E
t si Paris était un cerveau ? Alors, depuis près d’un siècle, nous dédaignerions le Louvre, la Tour Eiffel, le Sacré-Cœur… Car ce qui nous fascinerait vraiment, c’est un seul aspect de la ville : les rues. Par cette métaphore étonnante, Yves Agid, spécialiste des maladies neurodégénératives, et Pierre Magistretti, expert des cellules gliales, cherchent à attirer l’attention sur une anomalie des neurosciences : en se focalisant sur les neurones – que les auteurs assimilent à des voies de communication –, elles ont négligé plus de la moitié du cerveau. Les cellules gliales sont en effet plus nombreuses que les neurones et leur étude n’a vraiment commencé qu’il y a une vingtaine d’années. Pourtant, les raisons de s’y intéresser sont multiples. Tout d’abord, physiologiques, car les cellules gliales sont essentielles au fonctionnement du système nerveux, nourrissant les neurones, les synchronisant, évacuant les déchets… Ensuite, évolutives : leur proportion par rapport au nombre de neurones est d’autant plus grande que l’espèce est « intelligente ». Troisièmement, philosophiques : elles pourraient intervenir dans la pensée, la conscience… Enfin et surtout, médicales. Car peut-être est-ce par leur intermédiaire que nous sortirons de l’impasse où végète la lutte contre certaines pathologies du cerveau. Comme le rappellent les auteurs, pour la maladie d’Alzheimer, « plus de 1 000 essais de traitements nouveaux ont été réalisés dans le monde au cours des dix dernières années, avec un taux d’échec de 99,6 %. » Cibler les cellules gliales offrirait de nouvelles pistes de médicaments, d’autant plus prometteuses que les recherches ont montré leur implication dans ces maladies. La capacité à appuyer le propos sur une solide documentation scientifique est d’ailleurs une des forces de cet ouvrage. Une autre est son duo d’auteurs : l’alliance d’un expert du sujet et d’un chercheur qui a travaillé toute sa vie sur les neurones le dédouane de tout soupçon de « gliochauvinisme ». Très pédagogique, il réussit pleinement à nous convaincre que l’étude des cellules gliales mérite une place de choix dans les recherches des années à venir. Guillaume Jacquemont est journaliste à Cerveau & Psycho
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LIVRES N eurosciences et littérature
SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.
Kafka Sommes-nous
tous paranoïaques ?
«O
n avait sûrement calomnié Joseph K., car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin. » C’est ainsi que commence Le Procès, de Franz Kafka, texte rédigé entre 1914 et 1915 et laissé inachevé. Il fut sauvé du feu auquel l’avait voué son auteur par son ami Max Brod, qui en réorganisera les feuillets épars pour les publier en 1927. De quoi ce Joseph K. est-il accusé ? Dans son journal, Kafka le déclarait « coupable », mais sans expliquer sa faute ; le roman n’est pas plus clair sur le sujet. De fait, la première question qui vient à l’esprit du personnage central, un fondé de pouvoir dans une banque, n’est pas celle de l’acte d’accusation : « La question essentielle est de savoir par qui je suis accusé ? Quelle est l’autorité qui dirige le procès ? » D’emblée, voilà K. plongé dans les affres de l’incertitude et de la suspicion, qui ne le quitteront plus dans le monde absurde de ce « procès » sans logique ni raison. À mesure que l’on suit ses
Le Procès, de Kafka, est souvent vu comme une plongée dans les délires d’un esprit paranoïaque. Mais pourquoi nous captive-t-il autant ? Peut-être parce que nous sommes tous un peu comme son héros…
EN BREF ££Le Procès peut être interprété comme la matérialisation des pensées d’un paranoïaque. ££Jusqu’à 13 % de la population a régulièrement ce type de pensées, selon les études épidémiologiques. Et bien plus de gens en auraient de façon occasionnelle. ££Des recherches utilisant la réalité virtuelle ont en outre montré que certains facteurs favorisent les idées paranoïaques, comme un tempérament anxieux et un manque de flexibilité cognitive.
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mésaventures, une question troublante se pose : et si ce monde n’était que la projection physique, matérialisée, de la vie intérieure d’un paranoïaque ? C’est en tout cas l’une des lectures possibles de cet étrange roman. Car ses interprétations sont innombrables : existentielles (K. est simplement coupable d’exister), théologiques (le procès est celui du péché originel), politiques (Kafka préfigure l’arbitraire des régimes totalitaires) ou psychologiques (le procès n’est que la projection délirante d’un esprit perturbé). Autant d’angles d’attaque autorisés par un récit fondamentalement ambigu, vague, abstrait et bizarre. Il ne fait en tout cas aucun doute que ce procès n’est pas comme les autres. Bien que formellement « arrêté », K. est laissé en liberté et peut vaquer à ses occupations habituelles. Ne recevant jamais aucune nouvelle ni indication, c’est lui qui entame, ou plutôt envisage, toutes les démarches qui lui permettraient de se sortir de cette situation – dont il ne sait au fond rien de
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Extraits choisis
p. 16
LAVAGE DE CERVEAU
L’alcool « nettoie » le cerveau en activant le système d’évacuation des déchets moléculaires que nos neurones produisent en continu, le système glymphatique. La dose idéale est de 1,7 verre de vin par jour – à ne pas dépasser ! p. 64
EGOTRIP
En sport extrême ou de très haut niveau, les moments d’euphorie peuvent conduire à se sentir supérieur à tous les autres, voire invincible. Le plaisir ressenti est tel qu’il peut occulter des événements dramatiques, comme la mort d’un coéquipier dans le cas de l’ascension d’Élisabeth Revol dans l’Himalaya.
p. 94
p. 74
INHIBITEUR DE PUBERTÉ
Quand un enfant se sent appartenir à un autre genre que son sexe biologique, on lui prescrit parfois des molécules appelées inhibiteurs de puberté, qui empêchent dans un premier temps la maturation de ses caractères sexuels. Ensuite, il reçoit des hormones dites de transition de genre : testostérone pour s’orienter vers la masculinisation, œstrogènes et antiandrogènes pour devenir femme.
DÉLIRE DE PERSÉCUTION
« On estime que 10 à 15 % de la population a régulièrement des idées de type paranoïaque » Sebastian Dieguez, chercheur en neurosciences à l’université de Fribourg, en Suisse
p. 18
70 %
en moyenne du temps éveillé d’un patient ayant fait un AVC est passé au lit, immobile, dans les mois qui suivent l’accident. p. 38
p. 58
50 % HUMAIN
Selon une étude, les Hongrois considèrent les Roms comme mi-humains, mi-animaux. Un phénomène de déshumanisation mis en évidence par le neuroscientifique Emile Bruneau. Sur une frise de l’évolution des êtres humains, les Hongrois placent les Roms au stade de l’Homo erectus…
ORBITOCLASTE
Ainsi appelait-on le pic à glace utilisé par le neurochirurgien Walter Freeman dans les années 1950 pour lobotomiser des milliers de patients, principalement des femmes. Le pic à glace était enfoncé dans les yeux et utilisé pour sectionner les fibres neuronales de gauche à droite. À l’arrivée, des séquelles irrémédiables et 14 % de mortalité.
p. 88
150 MOTS
par minute : la vitesse d’élocution moyenne d’une personne lors d’une conversation. Le rythme de 327 mots a été atteint par John Kennedy dans un discours en 1961.
Imprimé en France – Roto Aisne (02) – Dépôt légal avril 2018 – N° d’édition M0760098-01 – Commission paritaire : 0718 K 83412 – Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 18/02/0033 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot