Dossier Pour la Science n°92 : les limites de l'intelligence (extrait)

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« Il faut penser notre avenir en fonction de l’émergence d’une nouvelle intelligence »

INTELLIGENCE Notre cerveau a-t-il atteint ses limites ?

QUIZ

Testez vos connaissances sur l’intelligence

Le secret des génies Comment nos ancêtres ont développé un gros cerveau

M 01930 - 92 - F: 7,50 E - RD

3’:HIKLTD=UU\ZUV:?a@a@t@m@a"; N° 92 Juillet-septembre 2016

Les surdoués du monde vivant Poulpe, poule, éléphant, fourmi... pourlascience.fr

BEL : 8,9 €-CAN : 12,5 $CAD-DOM/S : 8,9 €-ESP : 8.5 €– GR: 8.5 €-LUX : 8,5 €-MAR : 100 MAD-TOM /A : 2 290 XPF -TOM /S : 1 260 XPF-PORT.CONT. : 8,5 €-CH : 16,2 CHF

DOSSIER POUR LA SCIENCE - ÉTHOLOGIE – PSYCHOLOGIE – PALÉONTOLOGIE – NEUROSCIENCES

DOSSIER

Avant-propos de PASCAL PICQ


UN MONDE,

DES SCIENCES À paraître en août

Une visite guidée du système solaire N. F. Comins Traduction de R. Taillet, L. Villain

Le succès de cette introduction à l’astronomie et à l’astrophysique devrait encore croitre avec cette 2e édition qui comprend, entre autres, un nouveau chapitre sur les exoplanètes. Édition 2016 ● 576 p. ● 49,90 € ● 9782804166038

Une œuvre unique !

Traité d’ostéologie humaine

F. Thomas, M. Raymond, T. Lefevre

T. White, M. Black, P. Folkens Traduction de J.-P. Beauthier, F. Beauthier et P. Lefèvre

Cette étude minutieuse des os humains est co-écrite par Tim White, paléoanthropologue qui a étudié entre autres Lucy, la célèbre Australopithecus afarensis. Elle intéressera les anatomistes et les anthropologues, ainsi que les étudiants en médecine et en ostéopathie. Édition 2015 ● 688 p. ● 69,00 € ● 9782807303010

Issue de la collaboration de nombreux chercheurs et enseignants, cette 2e édition reflète l’état des connaissances de la communauté scientifique en biologie évolutive. Elle constitue un support idéal pour l’enseignement de la discipline. Édition 2016 ● 896 p. ● 92,00 € ● 9782807302969

De nombreuses illustrations en couleurs S. Miller, J. Harley Traduction de J.-P. Cornec

Le règne animal est envisagé dans cet ouvrage sous ses aspects morpho-anatomo-fonctionnels et évolutifs et replacé dans le contexte d’un écosystème fragilisé par l’action de l’homme. Édition 2015 ● 634 p. ● 72,00 € ● 9782804188160

En librairie et sur www.deboecksuperieur.com


❙ ❚ ■ EDITORIAL 8, rue Férou 75278 PARIS CEDEX 06 • Tél : 01-55-42-84-00 • www.pourlascience.fr GROUPE POUR LA SCIENCE Directrice des rédactions : Cécile Lestienne Dossier Pour la Science Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin Maquettiste : Céline Lapert Pour la Science Rédacteur en chef : Maurice Mashaal Rédactrice en chef adjointe : Marie-Neige Cordonnier Rédacteurs : François Savatier, Philippe Ribeau-Gésippe, Guillaume Jacquemont et Sean Bailly Directrice artistique : Céline Lapert Secrétariat de rédaction/Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy

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S

ouvenez-vous. Des australopithèques, chassés de leur point d’eau par un groupe rival, se réveillent soudain face à un immense monolithe noir. Apeurés et néanmoins subjugués, ils s’approchent et finissent par toucher l’objet. C’est la révélation ! Ils ont l’idée d’utiliser des os comme arme. Le premier outil vient d’être inventé et l’humanité de naître. Ainsi commence 2001, l’Odyssée de l’espace, le film de Stanley Kubrick sorti en 1968. Le monolithe apparaît à plusieurs reprises (enfoui dans le sous-sol de la Lune, en orbite de Jupiter, dans la chambre d’un voyageur...) et de nombreux spécialistes se perdent en conjectures sur la signification de l’objet. Ce pourrait être le symbole de l’évolution de l’intelligence. De fait, chacune des apparitions du monolithe marque le début d’une nouvelle étape vers un esprit supérieur, plus performant, et de nouveaux défis à relever...

Un monolithe ubiquiste Dans le film, le bloc de pierre surgit à quatre reprises. Seulement ? Quand on se penche, comme le fait ce Dossier, sur l’histoire de l’intelligence dans le monde vivant – pas uniquement celle des humains –, on constate que le monolithe n’a guère eu de repos. Il est apparu de très nombreuses fois, dans des lignées évolutives éloignées, et où on ne l’attendait pas. Imaginez la scène initiale du monolithe, mais dans un poulailler... Où en est-il aujourd’hui ? Dans 2001, l’Odyssée de l’espace, la dernière apparition du monolithe précède l’accession à l’intelligence ultime. Dans notre monde réel, nous en sommes encore loin : nous, humains, avons encore de la marge pour progresser, avec ou sans stèle noire. n

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Intelligence

Notre cerveau a-t-il atteint ses limites ? 3 6

ÉDITO de Loïc Mangin Un monolithe ubiquiste AVANT-PROPOS de Pascal Picq Le roman des intelligences

Un bestiaire de génies

12 Pas folle, l’abeille Aurore Avarguès-Weber Avec 100 000 fois moins de neurones qu’un humain, les abeilles étonnent par leurs facultés cognitives.

18 Le surdoué des invertébrés Ludovic Dickel et Anne-Sophie Darmaillacq Mémoire, apprentissage, innovation, jeux... Les céphalopodes n’ont rien à envier à certains vertébrés.

26 ENTRETIEN avec Georges Chapouthier L’intelligence animale : un concept flou

30 Rusé comme... une poule Carolynn Smith et Sarah Zielinski Les poules sont loin de mériter leur réputation d’oiseaux stupides et seraient même douées pour les mathématiques !

36 Un géant plein de talents A. Smet, C. Hobaiter et R. Byrne Depuis toujours, éléphant rime avec intelligent. Portrait d’un génie méconnu. 4

42 Une intelligence façon puzzle G. Théraulaz, J. Gautrais, S. Blanco, R. Fournier et J.-L. Deneubourg Chez les insectes sociaux, grâce à des réseaux complexes d’interactions, l’intelligence est distribuée !

Et l’intelligence vint aux humains

50 ENTRETIEN avec Joël Fagot

L’être humain, un primate comme les autres ?

54 Dans la tête de Néandertal Kate Wong L’anatomie, les gènes et les vestiges culturels éclairent la vie mentale de nos cousins disparus.

62 Le grand bond en avant ! Maxime Derex Il y a 50 000 ans, les moyens techniques des humains se sont soudain complexifiés. Pourquoi ?

68 Un cerveau taillé

pour l’intelligence Dietrich Stout Le cerveau humain est l’organe le plus complexe de la Terre, peut-être grâce à la taille d’outils en pierre.

INTELLIGENCE © POUR LA SCIENCE


Sommaire

Dossier Pour la Science N° 92 Juillet-Septembre 2016

Avant-propos Pascal Picq

Toujours plus ?

Constituez votre collection Dossier Pour la Science

76 Huit valent mieux qu’une

Tous les numéros depuis 1996

Olivier Houdé

La théorie des « intelligences multiples » prédit l’existence de huit formes différentes d’intelligence.

sur www.pourlascience.fr

82 Un QI supérieur à celui de nos parents ? James Flynn

Rendez-vous par Loïc Mangin

Plusieurs études montrent que le quotient intellectuel des humains n’a fait que croître pendant le xxe siècle.

110 Rebondissements

90 QUIZ :

La meilleure façon de couper une pizza ● Les polygones de Pluton ● Plus de pluies ? ● Un trésor sauvé par une tempête ● Les comètes et la vie

94 Le secret des génies

114 Données à voir

intelligence et culture

Des graphes montrent comment interagissent les personnages des tragédies de Shakespeare.

Michel Habib

Pourquoi les individus surdoués pensent-ils différemment ? Ont-ils un cerveau particulier ? Oui.

100

116 Les incontournables L’expo du moment, mais aussi des livres, des podcasts, des vidéos, des sites…

Quand la physique impose ses lois

118 Spécimen

Douglas Fox

108 À LIRE EN PLUS DOSSIER N°92 / JUILLET-SEPTEMBRE 2016 / © POUR LA SCIENCE

Les taches de la panthère noire. © Sashkin / shutterstock.com

Le cerveau humain a-t-il atteint sa taille limite ? Nos neurones sont-ils aussi performants que possible ?

120 Art et science Des modèles en verre de la fin du xixe siècle révèlent les effets de l’acidification actuelle des océans.

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Le roman des intelligences Pour appréhender toute la diversité et la richesse des intelligences dans leur dynamique (évolutive ou individuelle), nous devons nous défaire d’une conception dualiste qui oppose humain et animal. C’est aussi essentiel pour que demain nous puissions cohabiter au mieux avec les nouvelles formes d’intelligence.

S

ur la fin de sa vie, Charles Darwin se lia d’amitié avec un jeune chercheur du nom de George John Romanes. Leur relation commence par une longue lettre écrite par Romanes en 1874 alors qu’il développe ses recherches sur le système nerveux et locomoteur des méduses et des échinodermes. Darwin perçoit les potentialités de son jeune ami et l’encourage à développer ses recherches sur l’extension de sa théorie de la sélection naturelle à l’évolution mentale, autrement dit, de l’intelligence. Après une première conférence sur le sujet en 1881, Romanes publie Animal intelligence en 1882, vite traduit et édité en français en 1887. C’est l’année de la mort de Darwin et dix ans après L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, le livre fondateur de l’éthologie qui, initialement, devait faire corps avec La Filiation de l’Homme en relation avec la sélection sexuelle en 1871. Romanes suit à la lettre, si on peut dire, la méthode et l’épistémologie de son maître : recueillir le plus grand nombre d’observations connues parmi les espèces, dont l’homme, faire ses propres recherches et les intégrer dans une approche scientifique évolutionniste. Deux ouvrages récapitulent ses recherches : Mental Evolution in Animals dans lequel il présente le manuscrit inédit de Darwin Essay on Instincts en 1883 et Mental Evolution in Man. Origins of Human Faculty en 1888. C’est dans ce dernier qu’il affirme : « On comprend comment, partie de si haut, la psychologie du singe peut engendrer celle de l’homme ». Romanes ne part pas de rien, comme le supposent encore trop de théories de la psychologie qui maintiennent le dogme dualiste d’une intelligence humaine dénuée de tout héritage phylogénétique. Il a à sa disposition les notes et réflexions que Darwin lui avait données. De fait, elles étaient nombreuses, car – c’est méconnu – Darwin avait beaucoup étudié ces sujets, notamment le développement de l’intelligence chez l’enfant. D’ailleurs, ses travaux annoncent ceux de Jean Piaget ; ils seront publiés tardivement dans la revue Mind en 1877. Pourquoi avoir autant attendu ? Parce qu’il considérait que l’état des connaissances et de ses connaissances ne permettait pas d’intégrer cette question dans L’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, paru en 1859. Il s’en confie à son jeune ami alors qu’il travaille à son dernier livre La Formation de la terre végétale 6

par l’action des vers de terre, publié en 1881. Cet ouvrage porte sur un des aspects les plus fascinants de l’« intelligence écologique » de la nature : le rôle des vers de terre dans la constitution des sols sur lesquels se fondent nos agricultures et nos civilisations. Ce livre prémonitoire sur une catastrophe écologique annoncée resta longtemps ignoré par nos civilisations aveuglées de progrès qui, au fil de l’histoire, ont édifié des représentations du monde considérées d’autant plus avancées qu’elles se distanciaient de la nature.

Vers le monde indéfini des instincts... Alors, tous les êtres considérés comme proches de la nature se sont vu rejetés dans le monde indéfini des instincts : les femmes ont subi le sexisme, les sauvages le racisme, les animaux l’espécisme… Dans le même temps, la science a forgé des outils « objectifs » pour valider cette mise à l’écart, comme le célèbre qi (quotient intellectuel), inventé par Francis Galton, cousin de Charles Darwin. Le qi est calibré de telle sorte que, par exemple, trop de personnes croient encore que les hommes de Néandertal (voir Dans la tête de Néandertal, par K. Wong, page 54) ou nos ancêtres Cro-Magnon – qui avaient tous un cerveau plus gros que le nôtre – étaient moins intelligents que nous. Les avancées de Romanes ont été contrées par le psychologue Lloyd Morgan et son canon : « Nous ne devons en aucun cas interpréter une action comme relevant de l’exercice de faculté de haut niveau, si celle-ci peut être interprétée comme relevant de l’exercice de facultés de niveau inférieur ». Cet aphorisme est resté marqué au fer rouge sur la porte d’entrée des laboratoires de psychologie comparée pour un siècle jusqu’à l’affirmation des sciences cognitives modernes. Ce principe épistémologique est forgé au coin du bon sens scientifique, mais il a une conséquence perverse. Sous prétexte d’éviter les dérives dites anthropomorphiques, il réhabilite de fait le dualisme cartésien pour nos qualités mentales dites supérieures, telles l’empathie, la conscience, la morale... En simplifiant, toutes les grandes écoles de psychologies qui émergent du temps de Romanes et de Morgan, comme celles d’Ivan Pavlov, John Watson, Burrhus Skinner... se basent sur le canon de Morgan. INTELLIGENCE © POUR LA SCIENCE


AVANT-PROPOS

Pascal PICQ

Paléoanthropologue au Collège de France.

Il faut attendre les travaux des grands pionniers de l’éthologie tels que Karl von Frisch, Konrad Lorenz et Niko Tinbergen (nobélisés en 1973) pour que les observations sur les comportements s’inscrivent dans une véritable perspective évolutionniste. On doit à Tinbergen une avancée épistémologique majeure avec ses quatre questions fondamentales de l’éthologie. Dans les deux premières, il décrit les causes proximales : comment l’individu acquiert ses caractères (ontogenèse) et comment il interagit avec l’environnement (fonction). Les deux dernières questions, ultimes ou fondamentales, s’intéressent à l’évolution (la phylogenèse) et à l’adaptation de la population. Cette grille d’analyse devrait être au cœur des réflexions à mener dans notre monde actuel envahi par les machines intelligentes au risque de sombrer dans le syndrome de la Planète des singes.

Le syndrome de la Planète des singes C’est en effet dans la nouvelle de Pierre Boule qu’on trouve une des meilleures explications du canon de Morgan. On y apprend que les grands singes ont pris le pouvoir parce que les humains avaient inventé une civilisation dans laquelle des machines produisaient leurs besoins avec des grands singes domestiqués pour les servir. Alors, au fil du temps, les humains se dissocièrent de la nature et cessèrent d’êtres actifs physiquement et intellectuellement. Or depuis Romanes et Morgan, les sciences psychologiques mènent une guerre de tranchée neuronale pour sauver le statut ontologique de l’homme, c’est-à-dire sont statut à part du propre de l’homme. Il en va ainsi de la conscience et de la morale. D’ailleurs, c’est lors de la première John Romanes Lecture que l’immense Thomas Huxley donne une conférence séminale intitulée Evolution and Ethics en 1893. Il défend la thèse que seuls les humains sont capables de comportements moraux envers leurs congénères. Son petit-fils Julian, premier secrétaire général de l’Unesco, reprend la thèse de son illustre aïeul dans une autre Romanes Lecture exactement cinquante ans plus tard. Cette question de la morale – avec la conscience et l’empathie – se retrouve chez des auteurs actuels notamment Patrick Tort, avec son principe d’effet réversif de l’évolution, qui explique que les humains peuvent agir contre les effets néfastes de la sélection naturelle. DOSSIER N°92 / JUILLET-SEPTEMBRE 2016 / © POUR LA SCIENCE

Ce fardeau dualiste marque profondément les recherches sur les origines et l’évolution non pas de l’intelligence, mais des intelligences. Charles Darwin était consterné par la dérive spiritualiste de son époque, notamment chez son collège Russel Wallace, le codécouvreur de la sélection naturelle. Wallace fonde le darwinisme en considérant que tous les phénomènes de la vie ne peuvent et doivent s’expliquer que par la sélection naturelle. Mais il n’arrive pas à comprendre l’émergence de la conscience et des capacités « mentales supérieures », alors il plonge dans le spiritualisme. Si on admet l’importance du canon de Morgan et sa vertu parcimonieuse, c’est-à-dire sa propension à ne prendre en compte que le minimum de causes, il finit tout de même par heurter un autre principe parcimonieux : celui de la phylogénie. En effet, si deux espèces issues d’un même ancêtre commun manifestent les mêmes caractères, c’est qu’ils proviennent d’un ancêtre commun exclusif ou du dernier ancêtre commun. Et pour reconstituer l’arbre phylogénétique des intelligences, il faut connaître leurs formes d’expressions chez les autres espèces. À partir de là, une tout autre perspective scientifique s’ouvre à notre entendement trop longtemps borné par les postulats dualistes et cartésiens. Certes, de Descartes à Morgan, on se félicite d’une méthode qui engage les recherches sur des éléments constitutifs de l’intelligence, qui, plus pertinemment, s’orientent vers les intelligences et, in fine, autorise le travail minutieux de la reconstitution phylogénétique, comme l’illustrent certains articles de ce Dossier. Néanmoins, le spectre dualiste à la peau dure, même si les grands auteurs comme Darwin et Romanes évitent de parler de l’homme et de l’animal en précisant de l’homme et des animaux ! Malgré l’excellence de nombreux chercheurs et laboratoires français, notre grand pays scientifique reste globalement en retard sur les études en éthologie et en psychologie comparée. Pourquoi ? À cause de notre ontologie dualiste. Pourquoi le Japon a-t-il la meilleure école d’éthologie du monde ? Parce que les Japonais sont animistes. Et l’on découvre que nos grands programmes scientifiques reposent sur nos ontologies fondamentales... De fait, en France on doit « prouver » que les chimpanzés ont de l’empathie alors qu’au Japon il faudrait « prouver » qu’ils en sont dépourvus. Et ça, c’est tout à fait humain. Mais prenons garde, ce n’est pas que des avancées des 7


20th Century Fox 2011

LE SYNDROME de la Planète des singes (ici, la version cinématographique de 2011). En se détachant de la nature, les humains risquent d’être supplantés...

connaissances dont il est question. Notre avenir en dépend dans le monde qui se met en place, car la façon dont on perçoit les animaux est la même qui prévaut envers les robots. Les articles réunis dans ce Dossier décrivent la diversité des intelligences dans le règne animal, leur dynamique dans les espèces humaines depuis l’aube de l’humanité ainsi que la dynamique, la complexité et le potentiel de celle que l’on veut bien nous prêter aujourd’hui.

Le « second âge des machines »

livres • P. PICQ, La Marche : retrouver le nomade qui est en nous, Autrement, 2015. • P. PICQ, L’Homme est-il un grand Singe politique ? Odile Jacob, 2011. • P. PICQ, Nouvelle Histoire de l’Homme, Perrin, 2007.

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Comment situer l’intelligence humaine – qui n’est pas la seule à être munie de différents types de consciences – entre les intelligences naturelles et l’émergence des intelligences artificielles dont les algorithmes ont déjà pénétré tous les aspects de nos vies ? Le « second âge des machines » est déjà là et toutes nos formes d’intelligences associées aux capacités cognitives de notre cerveau gauche (logique, analytique, algorithmique, objectif, rationnel...) se trouvent en concurrence avec des robots et des algorithmes devenant toujours plus performants. Or, nos programmes scolaires et notre éducation privilégient ces capacités cognitives en négligeant celles de notre cerveau droit qui, pour l’instant, échappent aux machines (synthèse, holistique, émotions, artistique, intuitif...). Nous entrons dans la troisième coévolution. La première coévolution concerne tous les organismes vivants et leurs interactions. La deuxième se met en place avec les premiers hommes (Homo erectus) avec des innovations techniques et culturelles,

comme la cuisson et la taille des outils (voir Un cerveau taillé pour l’intelligence, par D. Stout, page 68), qui modifient et sélectionnent nos organismes, des gènes aux capacités cognitives. La troisième se manifeste depuis le début du xxie siècle avec l’impact des nbic (nanotechnologies, biologie naturelle et de synthèse, sciences informatiques et cognitives). Mais contrairement aux sirènes du transhumanisme qui postulent que l’évolution est arrivée à son terme et que nos technologies doivent prendre le relais, il faut penser notre avenir en fonction des interactions de ces trois coévolutions ; l’émergence, en quelque sorte, d’une nouvelle intelligence. Car, fondamentalement, c’est quoi l’intelligence ? Essentiellement des interactions. Des vers de terre aux neurones en passant par les individus et les puces électroniques, toute intelligence est une propriété émergente des interactions. Le syndrome de la Planète des singes est un signal. Notre humanité doit se remettre en marche. Notre cervelet possède 70 milliards de neurones connectés à l’ensemble de notre corps et de notre cerveau et des études récentes montrent que la marche, et tout particulièrement dans un bout de nature, augmente notre créativité de 60 % ; et c’est encore mieux avec les autres. Dépêchons-nous tant que les robots marchent comme des pantins et tant qu’ils n’ont pas de cerveau gauche. L’avenir déjà engagé de l’humanité se dicte ainsi : soit l’intelligence artificielle nous dépasse, soit nous devenons des humains doués d’intelligences augmentées. Il est temps que j’aille me promener dans la campagne comme ce cher Darwin... pour l’avenir de l’humanité ! n INTELLIGENCE © POUR LA SCIENCE


e h c r a m a l

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UN BESTIAIRE DE GÉNIES

© Andrey Pavlov / shutterstock.com

Poule, poulpe, éléphant, abeille, fourmi... Beaucoup d’espèces animales font preuve de capacités cognitives surprenantes que l’on n’attendait pas chez elles. On leur attribuerait facilement une intelligence, mais sait-on vraiment ce qu’est l’intelligence animale ?

Ensemble, tout devient possible. Même pour des fourmis qui unissent leurs compétences afin d’atteindre un but autrement inaccessible.


Pas folle, l’abeille Avec 100 000 fois moins de neurones qu’un cerveau humain, les abeilles étonnent par leurs facultés cognitives. Ces hyménoptères comptent, maîtrisent des concepts, raisonnent par catégories... et sont même dans certaines tâches plus rapides que les grands singes.

Aurore AVARGUÈS-WEBER est chercheuse cnrs au Centre de recherches sur la cognition animale, à l’université Toulouse 3.

L

es abeilles sont synonymes d’organisation sociale élaborée. De fait, une ruche comporte des dizaines de milliers d’ouvrières, toutes filles d’une seule reine, et qui assurent ensemble la survie de la colonie. Avec les fourmis et les termites, elles sont un modèle pour ceux qui étudient l’intelligence collective, c’est-à-dire comment des comportements complexes émergent des interactions de nombreux agents qui n’ont pas « conscience » de ce qu’ils font. De fait, aucune abeille n’a en tête le plan de la ruche qu’elle construit avec ses sœurs (voir Une intelligence façon puzzle, par G. Théraulaz, page 42). Pour autant, doit-on négliger l’individu face à la collectivité ? En d’autres termes, prise individuellement, l’abeille serait-elle incapable de manifester des comportements divers et complexes ? Ses performances parlent pour elle. Dans la ruche, la plupart des tâches (nettoyage de la ruche, soin aux larves...) sont certes stéréotypées et déclenchées automatiquement par les stimuli (tactiles, olfactifs...). Il en va autrement lorsqu’elle va butiner : les recherches récentes ont révélé que les capacités cognitives mises en jeu sont remarquables. Elles sont d’autant plus étonnantes que l’abeille a un cerveau minuscule : 960 000 neurones qui tiennent dans moins de 1 millimètre cube, contre 100 milliards pour l’être humain... c’est 100 000 fois moins ! Comment expliquer ces prouesses ? Rappelons d’abord que hors de sa ruche, une abeille peut se repérer dans un rayon de plus de 10 kilomètres et mémoriser les caractéristiques des sources de nourriture visitées : emplacement, disponibilité temporelle 12

(certaines fleurs produisent plus ou moins de nectar selon l’heure), qualité (concentration en sucre)... Depuis un siècle, l’abeille a fait l’objet de centaines d’études sur la perception, l’apprentissage et la mémoire. L’éthologue autrichien Karl von Frisch (1886-1982) en a été le pionnier dès 1910 et en a été récompensé par le prix Nobel de physiologie en 1973. Il a notamment défini une méthodologie, toujours utilisée aujourd’hui, pour étudier la perception et la mémoire des abeilles.

Un modèle de choix Celles-ci ont un comportement dit de constance florale : lorsqu’elles rencontrent des fleurs contenant du nectar, elles en mémorisent les caractéristiques et ne visitent par la suite que les fleurs de la même espèce. Elles l’abandonnent après la visite de plusieurs fleurs « vides ». Ce comportement permet d’entraîner les abeilles à récolter une solution sucrée associée à une image, qu’elles mémorisent et vers laquelle elles reviennent lors de leurs voyages successifs – et ce des heures durant. En proposant aux abeilles un choix entre plusieurs images, on détermine les éléments spécifiques perçus et mémorisés. Par exemple, on teste si l’abeille apprend préférentiellement les formes ou les couleurs en l’entraînant avec un carré bleu associé à la récompense et en lui faisant ensuite choisir entre un carré gris et un triangle bleu : si elle choisit le carré, c’est qu’elle a mémorisé la forme ; si elle choisit le triangle, c’est qu’elle se souvient de la couleur. INTELLIGENCE © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ ABEILLE L’ESSENTIEL • Le traitement cognitif

de l’environnement visuel des abeilles est élaboré. • Ces insectes classent

les objets par catégories. • Ils utilisent aussi des

concepts relationnels, c’est-à-dire des relations abstraites liant les objets : nombre, configuration spatiale...

© Peter Waters/shutterstock.com

• Le substrat cérébral

des concepts pourrait se trouver dans une zone nommée corps pédonculés. • On cherche à le

confirmer par des études d’imagerie ou avec des électrodes.

L’ABEILLE a un si petit cerveau que l’on a du mal à lui prêter une intelligence. Et pourtant...

DOSSIER N°92 / JUILLET-SEPTEMBRE 2016 / © POUR LA SCIENCE

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Le surdoué des invertébrés

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INTELLIGENCE © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ POULPE

D

ans Les Travailleurs de la mer (1866), Gilliatt, pêcheur de Guernesey, combat un « monstre », en l’occurrence une pieuvre. Pour Victor Hugo, « ces animaux sont fantômes autant que monstres. Ils sont prouvés et improbables. Ils semblent appartenir à ce commencement d’êtres terribles que le songeur entrevoit confusément par le soupirail de la nuit.» D’ailleurs, le mot pieuvre utilisé par les pêcheurs guernesiais a été popularisé par ce roman et s’est ancré dans le vocabulaire. Trois ans plus tard, en 1869, dans 20 000 Lieues sous les mers, Jules Vernes met en scène un calmar géant de 8 mètres de longueur et d’autres encore à l’assaut du Nautilus du Capitaine Némo. En cette fin du xixe siècle, les céphalopodes, c’est-à-dire la pieuvre et ses cousins (seiches, calmars, nautiles...) n’ont pas bonne presse ! Les choses ont changé... Aujourd’hui, notre regard sur ces animaux est beaucoup plus admiratif. Ils sont désormais vus comme des êtres intelligents et même sensibles, à en croire la dernière mouture de la réglementation européenne sur l’expérimentation animale, en vigueur depuis le 1er janvier 2013. En effet, la directive 2010/63/ EU, qui définit les conditions selon lesquelles l’expérimentation animale peut être pratiquée dans l’Union européenne, inclut les céphalopodes. Une première mondiale. Ces mollusques cousins des gastéropodes (limaces, escargots) deviennent les seuls invertébrés sur lesquels l’expérimentation est strictement réglementée. Ces nouvelles dispositions éthiques illustrent-elles les signes d’un changement du comportement de l’homme vis-à-vis des « petites bêtes » ? Ou peut-être les céphalopodes se distinguent-ils des autres invertébrés par une forme d’intelligence ignorée jusqu’à présent ?

Poulpes, seiches et calmars sont bien plus que les maîtres du camouflage. Mémoire, apprentissage, innovation, jeux... Les céphalopodes n’ont rien à envier à certains vertébrés. Encore dans leurs œufs, ils s’informent déjà sur le monde extérieur !

© Corbis Images/Jens Büttner

À l’égal des vertébrés ?

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Depuis les années 1950, des recherches sur les comportements de ces animaux visent à y répondre. Les seiches et les pieuvres sont les plus étudiés des céphalopodes. Les premiers travaux concernaient leur cerveau et, notamment, les structures cérébrales du poulpe (nom commun de la pieuvre Octopus vulgaris) impliquées dans l’apprentissage et la mémoire. Plus récemment, des biologistes de tous les continents se sont intéressés à leurs spectaculaires capacités de changement de couleur et à leur système visuel perfectionné. Les recherches sont loin d’être terminées, mais, déjà, une conclusion s’impose : les céphalopodes sont dotés de capacités cognitives comparables à celles

L’ESSENTIEL • Leur cerveau diffère

de celui des vertébrés, mais les céphalopodes rivalisent en matière de capacités cognitives. • Dotés d’un système

de camouflage élaboré, ils l’utilisent pour tromper proies, prédateurs et rivaux. • Ils adoptent aussi

des comportements innovants ou de jeu, et mémorisent diverses informations. • Les seiches

apprennent même dès le stade embryonnaire en observant leur environnement à travers la membrane de l’œuf.

Ludovic DICKEL,

professeur à l’université de Caen Basse-Normandie, y dirige le groupe Mémoire et plasticité comportementale.

Anne-Sophie DARMAILLACQ est

maître de conférences au sein du même groupe.

LE MYSTÈRE DU POULPE (ici, Franz, dans l’aquarium de Timmendorfer Strand, en Allemagne) : comment un organisme sans squelette, ayant un système nerveux complexe, trois cœurs et huit bras perçoit-il le monde ?

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Georges Chapouthier

L’intelligence animale : un concept flou On peut associer l’intelligence animale à diverses caractéristiques liées à l’adaptabilité comportementale : la vision, la conscience, l’interaction avec l’environnement, la vie sociale, la prédation... Cependant, aucune définition n’est absolue.

■■ Comment comparer l’intelligence animale à celle des humains ? Georges Chapouthier : Commençons par définir ce que l’on entend par intelligence humaine. Selon une de ses multiples acceptions, il s’agirait d’un ensemble de fonctions mentales qui visent à la connaissance conceptuelle et rationnelle. Malgré leur diversité, la plupart des définitions relient l’intelligence humaine au langage. Aussi, par extension, dans une conception classique, l’intelligence prêtée aux animaux serait associée à leurs capacités de langage. Elle serait donc nécessairement limitée, puisque seul l’être humain dispose d’un langage élaboré et articulé. Depuis une cinquantaine d’années, cette vision a évolué, notamment grâce à la découverte d’une pensée sans langage, à la fois chez les humains et chez les animaux. Les travaux sur cette notion sont de plus en plus nombreux. Donnons un exemple. En une fraction de seconde, nous pouvons reconnaître un visage parmi des dizaines voire des centaines qui nous sont présentés. Pourtant, nous sommes incapables de décrire avec beaucoup de précision un visage donné en termes langagiers. Nous pouvons dire : « Untel est brun, il a un nez long, des lèvres charnues... », mais cela reste insuffisant pour expliquer la reconnaissance des visages. Ce phénomène passe par un processus de pensée très sophistiqué, mais 26

qui ne se fonde pas sur le langage. Celuici n’est pas assez discriminant. Chez les humains, cette pensée sans langage siège dans l’hémisphère droit (chez les droitiers). La pensée des animaux est aussi sans langage, ou au moins très largement dans la mesure où les langages animaux sont extrêmement restreints. Dès lors que l’on attribue une pensée sans langage aux animaux, on peut se poser la question de leur intelligence. ■■ Avant de l’aborder, que sait-on de ces langages ? Georges Chapouthier : Pour l’éthologie, le langage est une communication qui fait référence à des éléments non présents dans l’environnement, à une sorte de passé en quelque sorte. On connaît très peu de cas dans le monde animal, mais on peut citer le protolangage des abeilles. De retour à la ruche, les exploratrices transmettent effectivement des informations sur une source de nourriture qu’elles ne voient plus. On parle de protolangage, car il ne dispose que de deux mots (la direction de la source de nourriture par rapport au Soleil et sa distance) sans aucune règle de grammaire. Peut-être l’abeille renseignet-elle aussi ses congénères sur la quantité disponible, mais quoi qu’il en soit le langage est très rudimentaire. Notons que les rares exemples de protolangage employé par quelques singes ou gorilles résultent toujours d’un apprentissage dispensé par des humains. Aucun

n’est spontané. Qui plus est, même avec quelques centaines de mots et une ou deux règles de grammaire, ces protolangages restent simples. ■■ À quoi relie-t-on l’intelligence animale puisque ce n’est pas au langage ? Georges Chapouthier : On l’associe à divers éléments dont le principal est une certaine adaptabilité comportementale. Précisons avant de détailler les différentes facettes de l’intelligence animale, qu’il n’y en a pas de définition absolue. Ainsi, l’homme est à l’évidence plus intelligent que le poisson rouge, celui-ci l’étant plus que le ver de terre. En revanche, il est impossible de se prononcer sur la supériorité de l’intelligence des dauphins par rapport à celle des éléphants (et réciproquement), car ces espèces ont des registres comportementaux radicalement différents. Autre remarque préalable, l’intelligence animale n’est pas linéaire. Elle est apparue à plusieurs reprises dans des groupes distincts ; citons les oiseaux, les mammifères et les escargots transformés que sont les pieuvres. On ne peut pas retracer une histoire évolutive qui irait d’animaux peu intelligents à d’autres qui le seraient plus. À l’instar de l’évolution des espèces elle-même, celle de l’intelligence est buissonnante. Ces précautions prises, on peut définir l’intelligence comme une combinaison de plusieurs caractéristiques qui se traduit par une adaptabilité du comportement à des INTELLIGENCE © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ ENTRETIEN AVEC

Espace des sciences

céphalisés sont dotés d’une conscience dite d’accès qui leur permet de connaître, de façon explicite, de quoi est constitué leur environnement. Un chien ou une pieuvre « sait » que tel endroit est intéressant et tel autre risqué. À un deuxième stade, la conscience est phénoménale : c’est la conscience d’être conscient. Apparue chez les animaux beaucoup plus évolués, on la met en évidence par le test du miroir. On remarque que ce test qui trahit l’ébauche d’une conscience de soi n’a été passé avec succès qu’avec des animaux visuels (dauphins, chimpanzés, éléphants et pie). Le chien, dont l’intelligence a été mise en évidence par d’autres tests d’adaptabilité, échoue à ce test parce qu’il est surtout olfactif. Je pense qu’il réussirait si on lui proposait un « miroir olfactif ». Les animaux qui ne réussissent pas le test du miroir ne sont pas nécessairement moins intelligents que les autres.

››  Bio express 1945 Naissance à Libourne, en Gironde. 1973 Soutient sa thèse sur la neurobiologie de la mémoire.

1986 Soutient une thèse de philosophie sur la question morale du respect de l’animal.

situations nouvelles. Cette adaptabilité suppose la maîtrise de règles cognitives fondées sur des régularités que l’on peut repérer dans la nature. Par exemple, Martin Giurfa, de l’université de Toulouse, et ses collègues ont montré que les abeilles distinguent le haut du bas : c’est ici une règle d’ordre sémantique. Cependant, la reproduction d’un comportement nouveau en fonction du milieu n’est pas suffisante pour parler d’intelligence animale. De fait, le conditionnement n’est pas la manifestation d’une intelligence ! Ainsi, on peut apprendre (au terme de plusieurs centaines d’essais) à un ver de terre à privilégier une direction plutôt qu’une autre. Ce comportement traduit

Depuis 2012 Directeur de recherche émérite au cnrs.

2013 Publie avec Françoise TristaniPotteaux Le Chercheur et la Souris, un ouvrage sur son implication dans la défense des droits des animaux.

bien l’acquisition d’une règle, mais peuton pour autant le qualifier d’intelligent ? Non, car cette règle n’est pas explicite pour l’animal. ■■ Cela pose donc la question de la conscience ? Georges Chapouthier : En effet, une règle maîtrisée pour être cognitive doit également être « consciente », explicite. On doit encore être prudent (et utiliser des guillemets), car pour une abeille, on ignore tout de sa conscience. Plus encore, on sait peu de chose sur l’émergence de la conscience dans le monde vivant. Quoi qu’il en soit, à l’inverse de ce que pensait Descartes, les animaux fortement

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■■ Le lien avec la conscience est donc important. Qu’en est-il de la mémoire ? Georges Chapouthier : On peut imaginer des mémoires très performantes sans intelligence, c’est par exemple le cas des disques durs de nos ordinateurs. En revanche, il n’y a pas d’intelligence supérieure sans mémoire. Un autre aspect de l’intelligence animale, lié au précédent, est l’idée de détour. Un animal qui s’éloigne suffisamment de son but pour y revenir fait preuve d’intelligence. Ce critère, qui n’est pas absolu, relève de l’adaptabilité dont nous avons parlé. Seuls quelques animaux réputés intelligents font des détours : essentiellement les vertébrés et les céphalopodes. Ce type de comportement implique une sorte de planification et d’anticipation qui sollicite essentiellement la mémoire spatiale. ■■ L’utilisation d’outils est-elle un autre signe d’intelligence ? Georges Chapouthier : Oui, mais il faut également le lier à la conscience. Ainsi, la culture de champignons par les fourmis n’est pas en tant que telle une forme d’intelligence. En tout cas, elle l’est moins qu’une brindille utilisée par un chimpanzé pour récupérer des termites dans leur nid. Une différence se situe au niveau de l’innovation, que l’on ne trouve pas chez la fourmi. En outre, l’exemple du singe le montre, un outil est souvent un ustensile qui s’adapte au monde environnant. 27


Rusé comme... une poule Loin de mériter leur réputation d’oiseaux stupides, les poules ont des capacités cognitives étonnantes... Ces gallinacés communiquent de façon complexe avec leurs congénères, manipulent les informations qu’ils distillent et seraient même douées pour les mathématiques !

Carolynn SMITH est

chercheuse à l’université Macquarie, à Sydney, en Australie. Elle est colauréate du prix Eureka du Muséum australien.

Sarah ZIELINSKI est

journaliste scientifique à Washington, aux États-Unis.

L’ESSENTIEL • Nombre d’études

indiquent que la poule domestique est bien plus intelligente qu’on ne le pensait. • Elle est rusée,

empathique et a des capacités de communication élaborées. • Une telle intelligence

est sans doute assez répandue dans le règne animal. © Carlton Davis, Trunk Archive

• Elle impose un

questionnement éthique sur la façon dont on traite les poules dans les élevages industriels.

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M

yope comme une taupe, gai comme un pinson, bavard comme une pie, plat comme une limande, têtu comme une mule, laid comme un pou... Dans de nombreuses expressions de la langue française, des animaux sont associés à une qualité dont ils seraient les dignes représentants. Quelles espèces sont réputées pour leur intelligence ? Les rusés renards et les singes malins, certes, mais on en oublie une : il s’agit de Gallus gallus domesticus, c’est-à-dire la poule domestique ! On se couche comme les poules, on est une mère poule ou une poule mouillée, et l’on devrait ajouter « intelligent comme une poule » tant cet animal étonne aujourd’hui par ses facultés.

Des oiseaux de génie Pourtant, la surprise ne devrait pas être totale, car sur le plan cognitif, la poule appartient à une classe plutôt brillante : les oiseaux ont de nombreuses qualités remarquables, autrefois considérées comme l’apanage de l’homme. Ainsi, les pies reconnaissent leur reflet dans un miroir. Les corneilles de Nouvelle-Calédonie fabriquent des outils, un savoir-faire qu’elles se transmettent de génération en génération à la façon d’une culture. Les perroquets gris du Gabon comptent et classent des objets en fonction de leur couleur et de leur forme. Ils apprennent également des mots humains. Et Snowball, un cacatoès à huppe jaune, sait danser en rythme. Au sein de ces petits génies à plumes, on imagine rarement la poule parmi les premiers de la classe. Pourtant, ces dernières années, les éthologues ont découvert qu’elle ne mérite pas sa réputation de cancre. Elle est futée et a des capacités de communication voisines de celles de certains primates. Quand elle prend des décisions, elle tient compte de son expérience et de ses connaissances sur la situation. Elle peut résoudre des problèmes INTELLIGENCE © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ INGRÉDIENTS

LISEZ-VOUS L’INTELLIGENCE dans ce regard ?

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Chez les insectes sociaux, des réseaux complexes d’interactions permettent de coordonner les activités des individus et de résoudre collectivement de multiples problèmes. L’intelligence est distribuée !

Une intelligence façon puzzle 42

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❙ ❚ ■ COLLECTIF L’ESSENTIEL • Les insectes

sociaux (fourmis, termites, abeilles...) sont capables de comportements intelligents.

difficilement compatibles avec de telles performances collectives. Ainsi, au sein d’une même colonie, il n’est pas rare qu’une fourmi détruise le travail qu’une autre a accompli quelques instants auparavant. Comment des comportements individuels apparemment désordonnés et des interactions multiples entre individus peuvent-ils aller de pair avec un comportement collectif cohérent ?

• Ils ne résultent

pas des capacités des individus pris isolément, mais de leurs interactions. • Fondées sur des

La physique statistique entre en scène Durant des décennies, savants et naturalistes se sont interrogés sur cette question de l’émergence de l’ordre à partir du désordre. Au cours des trente dernières années, de nouveaux outils conceptuels développés en éthologie et en

principes simples, ces interactions entraînent l’émergence de comportements complexes et autoorganisés. • Des simulations © Chik_77 / shutterstock.Com

L

es fourmilières, les termitières et les ruches sont des chefs-d’œuvre d’architecture. Mais les sociétés d’insectes retiennent aussi l’attention par leur aptitude à résoudre collectivement certains problèmes, tel le choix d’une source de nourriture ou d’un site de nidification. La division du travail au sein d’une colonie témoigne également du bel ordonnancement qui semble régir les activités de l’ensemble de ses membres. Pourtant, en regardant de plus près, un tel ordre au niveau collectif ne semble pas être la conséquence directe des activités des individus. Comment l’expliquer ? En effet, l’observation détaillée d’une fourmilière révèle des comportements individuels aléatoires, conflictuels et a priori

mathématiques aident à comprendre les mécanismes en jeu dans cette intelligence collective.

UN PONT VIVANT. Les fourmis ont des comportements collectifs complexes et coopératifs. Ici elles s’assemblent pour former un pont vivant leur permettant d’atteindre une cible hors de portée.

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Š life_in_a_pixel / shutterstock.com


ET L’INTELLIGENCE VINT AUX HUMAINS Il y a quelques millions d’années, le rameau humain a divergé de celui des autres primates. Observe-t-on une rupture entre les capacités cognitives des deux lignées ? Ou bien s’inscrivent-elles dans une continuité ? Et chez les humains, comment l’intelligence a-t-elle évolué ? La confection d’outils nous a-t-elle rendus plus intelligents ?

Les Néandertaliens ont la réputation d’avoir été moins intelligents que les hommes modernes. Rien n’est moins sûr. Qui plus est, ils avaient un cerveau plus grand que le nôtre.


Joël Fagot

L’être humain, un primate comme les autres ? L’intelligence est le fruit de multiples fonctions cognitives. Les différences entre l’homme et les autres primates peuvent refléter des variations subtiles au sein de ces briques élémentaires, sans rupture phylogénétique marquée.

■■ Parle-t-on d’intelligence pour les primates ? Joël Fagot : En cognition comparée, on parle le plus souvent de cognition, car le terme « intelligence » est plus utilisé pour qualifier la cognition humaine. D’ailleurs, le psychologue français Alfred Binet, l’inventeur des premiers tests psychométriques au début du xxe siècle, disait : « L’intelligence ? C’est ce que mesurent mes tests. » Or ces tests, incluant par exemple des tâches verbales, ont été construits spécifiquement pour évaluer l’intelligence humaine. Concernant la cognition animale, on a tendance à la décomposer en phénomènes interdépendants (perception, attention, raisonnement, mémoire...). Ces sous-processus sont testés isolément, même s’ils sont liés. De fait, les capacités à mémoriser dépendent de ce qui est perçu, la nature des raisonnements dépend des informations mémorisées, etc. En fin de compte, on dissocie les processus mentaux en une série de fonctions cognitives, et on propose des tests adaptés à chacune de ces « briques » cognitives. Ainsi, si je m’intéresse au raisonnement, je vais concevoir une expérimentation dans laquelle, par exemple, on présente des stimuli à un singe qui va devoir utiliser des stratégies de type « si… alors », telles que « si j’ai vu ça, alors je dois faire ça ». ■■ À tout subdiviser, renonce-t-on à avoir une vision globale ? Joël Fagot : Non, je ne le pense pas. C’est 50

même une démarche nécessaire. Prenons la question du langage que l’on peut définir comme étant le système de communication typiquement humain. Une fois ceci posé, on exclut de facto l’animal, même les primates, car ils sont évidemment dépourvus d’un système de communication qui aurait le niveau de complexité que l’on retrouve dans le langage humain. Cependant, ce langage n’est rendu possible que par des capacités particulières, notamment perceptives, de mémorisation, d’articulation. Le langage se décompose donc en une somme de sous-mécanismes que l’on peut étudier, notamment sous un angle évolutif, en les comparant chez les singes non anthropoïdes, les grands singes et les humains. Cette stratégie permet l’émergence d’idées nouvelles sur l’évolution de ces capacités qui participent du langage humain. Diviser en sous-processus est d’ailleurs la seule façon d’obtenir un tel panorama dynamique. ■■ Que découvre-t-on alors ? Joël Fagot : L’un des enseignements majeurs est que de plus en plus de compétences que l’on imaginait inaccessibles à certaines espèces ne le sont pas. Par exemple, dans notre laboratoire, nous avons montré que les singes non anthropoïdes avaient des capacités de raisonnement par analogie. Or selon le primatologue et psychologue David Premack (célèbre pour avoir, avec sa femme Ann, appris la langue des signes à leur chimpanzé Sarah) seuls les grands singes à qui on a enseigné un langage pouvaient en être pourvus.

■■ Cela pose la question des ruptures évolutives. Joël Fagot : Quelques éléments suggèrent de telles ruptures. C’est le cas du test de reconnaissance dans un miroir que seuls les grands singes, chez les primates, réussissent. Toutefois, on s’interroge toujours sur la nature de cette différence qui reste mal comprise. Nous avons par exemple émis l’hypothèse que les singes non anthropoïdes sont incapables de « lire » correctement l’image. Sous cette hypothèse, ils partageraient bien avec les grands singes les mécanismes cognitifs de conscience de soi, mais cette compétence ne se révélerait pas dans le test du miroir, quand il s’agit de reconnaître une image de soi. De même, certains collègues ont proposé que les compétences sociales des grands singes seraient un peu particulières par rapport à celles des singes non anthropoïdes. Par exemple l’utilisation de stratégies de tromperie, les comportements coopératifs et les comportements prosociaux sont certainement plus avérés et plus complexes chez les grands singes que chez les autres espèces. Mais là encore, la séparation n’est pas aussi nette, car des études ont mis en évidence de telles compétences chez les singes non anthropoïdes. ■■ Des premiers singes aux humains, l’évolution cognitive serait donc linéaire ? Joël Fagot : Après trente ans de recherches, c’est mon impression dans bien des domaines. INTELLIGENCE © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ ENTRETIEN AVEC

Fabienne Denidet

sous-domaines de la cognition peut avoir au final des conséquences cognitives importantes qui peuvent donner l’impression qu’il existe des ruptures phylogénétiques.

››  Bio express 1960 Naissance à Hirson, dans l’Aisne. 1988 Soutien sa thèse de doctorat sur la latéralisation des primates non humains.

2009 Crée la plateforme Comportement et cognition du primate, un laboratoire

Certaines de nos expériences le confirment bien. Nous avons montré à des singes de différentes espèces un cercle composé de petits carrés. La structure globale de la figure est au départ bien saisie. Puis, à mesure que les carrés s’éloignent les uns des autres, la perception du cercle devient de plus en plus difficile. On constate que la sensibilité à la distance entre les carrés (pour encore distinguer le cercle) augmente à mesure que l’on passe des capucins aux babouins, aux chimpanzés et enfin aux humains. Ce phénomène de linéarité est ici illustré à quatre niveaux de la phylogenèse. Un autre exemple concerne l’apprentissage de séquences temporelles. À force de voir une séquence de type (a, b, c)

où les singes vivant en groupes se livrent seuls et selon leur bon vouloir à des tests informatisés.

2012 Dirige l’équipe Cognition comparée du Laboratoire de psychologie cognitive de Marseille.

répétée, les humains détectent que le c suit le b qui lui même suit le a. On parle d’intégration temporelle. Le principe fonctionne à un niveau supérieur avec la répétition d’une séquence de trois triplets : (a, b, c), (d, e, f ) et (g, h, i). Les humains comprennent qu’un premier triplet est suivi d’un second puis d’un troisième. Avec Aranud Rey et Laure Minier, nous avons soumis des singes à un tel test. Ils intègrent bien la séquence interne d’un triplet, mais pas celle de trois triplets. Nous avons bien à faire à une question de degrés dans l’intégration temporelle. Les petits ruisseaux forment parfois de grandes rivières ! L’accumulation de ce type de différences dans de multiples

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■■ Comment alors expliquer le grand écart entre le chimpanzé et l’humain ? Joël Fagot : Les humains ont la particularité d’avoir une culture cumulative, c’est-à-dire qu’ils apprennent (de leurs parents, de leurs enseignants...) et surtout qu’ils manipulent ces nouvelles informations pour les utiliser de façon différente et éventuellement plus efficace. Ainsi, petit à petit, nous avons amélioré nos savoirs et notre technologie avant de les retransmettre à la génération suivante. Or il y a peu de démonstrations de cultures cumulatives chez les animaux. Les chercheurs ont réussi à identifier plusieurs comportements culturels chez l’animal : par exemple une façon particulière de s’épouiller que l’on retrouve chez certains groupes de chimpanzés et pas d’autres. Cependant, ces traits culturels n’ont pas une plus grande efficacité que ce qui préexistait. Il manque probablement chez l’animal un processus de structuration tel qu’on l’observe dans le langage humain. Nous faisons des phrases dotées de structures qui sont répliquées. Nous utilisons des grammaires et suivons des principes d’organisation syntaxiques. Nous pouvons penser que c’est cette structuration qui a rendu la communication de plus en plus efficace au fil des générations. ■■ Comment expliquer cette absence de structuration ? Joël Fagot : On peut apporter deux éléments de réponse. Le premier est factuel. Des paléontologues ont mis au jour des pierres que des chimpanzés ont utilisé (en guise de marteaux pour casser des noix) il y a plusieurs milliers d’années. L’examen de ces pierres suggère qu’elles ont été utilisées d’une manière assez proche de celle des chimpanzés actuels. Cette technique n’aurait donc pas vraiment évolué au fil des générations. L’autre élément de réponse est expérimental. En collaboration avec Nicolas Claidière de notre laboratoire, et Simon Kirby et Kenny Smith de l’université d’Edimbourg, nous avons montré chez le babouin que le transfert d’information d’un individu à un autre peut aller vers une structuration, mais uniquement dans des situations expérimentales très particulières. 51


Dans la tête de Néandertal L’homme de Néandertal était-il moins intelligent que l’homme moderne ? L’anatomie, les gènes et les vestiges culturels apportent des éléments de réponse et éclairent la vie mentale de nos cousins européens disparus.

B

Kate WONG

est chef de rubrique au magazine Scientific American, à New York.

L’ESSENTIEL • On a longtemps cru

que les Néandertaliens avaient des facultés cognitives inférieures aux nôtres. • Leur adn et leur

anatomie cérébrale se distinguaient des nôtres, mais l’importance de ces différences sur l’intellect est mal connue. • Les vestiges culturels

indiquent plutôt une grande similarité entre les anciens Homo sapiens et les Néandertaliens. déficit cognitif ou une inadaptation ne sont pas impliqués dans leur disparition.

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Giordano Poloni

• On en déduit qu’un

ienvenue à Gorham City ! Plus précisément à la grotte de Gorham, à Gibraltar. Les courants rapides et riches en nutriments, la douceur du climat et la situation unique de ce lieu de passage y ont toujours attiré des humains. De fait, des chasseurs-cueilleurs ont habité cette grotte pendant des dizaines de milliers d’années. L’environnement favorable leur prodiguait de nombreuses ressources alimentaires et ils pouvaient consacrer leur temps libre à abattre parfois des corbeaux et des aigles pour se confectionner des coiffes à partir de leurs plumes. Il leur arrivait aussi de graver sur le sol de leur caverne des motifs géométriques, dont le sens nous échappe totalement. Au fond, les membres des groupes de Gorham se comportaient à peu près comme les chasseurs-cueilleurs Homo sapiens, sauf qu’il s’agissait de… néandertaliens. Étaient-ils pour autant au même niveau intellectuel que nos ancêtres, qui ont conquis la planète et remplacé partout les autres espèces humaines ? L’anatomie et la génétique suggèrent qu’Homo neanderthalensis avait des capacités cognitives inférieures à celles d’Homo sapiens. Cependant, les indices archéologiques qui s’accumulent attestent au contraire d’un niveau culturel très proche de celui de l’homme anatomiquement moderne… Récemment, à Bruniquel, on a découvert d’énigmatiques structures composées de fragments de stalagmites agencés par des Néandertaliens, il y a près de 180 000 ans. Comment trancher ? De nouveaux résultats relancent cette question controversée. Dans la culture populaire, l’homme de Néandertal est longtemps resté une brute épaisse. Pourtant, la paléogénétique nous a appris en 2010 que ce cousin de Homo sapiens au corps râblé et au regard enfoncé sous la visière d’un bourrelet sus-orbitaire prononcé partage des gènes avec nous… Un parent dont nous

pouvons être fiers, puisqu’il a survécu, au cours du dernier demi-million d’années, à trois glaciations, durant lesquelles la vie n’a pas dû être facile… Depuis la découverte au début du xxe siècle du premier squelette néandertalien, les paléoanthropologues sont divisés en deux camps : le premier juge H. neanderthalensis inférieur cognitivement à H. sapiens ; le second estime au contraire que les deux espèces sont comparables. Ces deux opinions influent sur la façon dont on explique l’extinction d’H. neanderthalensis, qui apparaît étonnante puisque cette espèce a vécu des centaines de milliers d’années. Une course s’est engagée pour résoudre cette énigme, une quête du plus grand intérêt, car la solution éclairerait ce qui a pu distinguer notre espèce du reste de la famille humaine et expliquerait notre succès évolutif… explosif !

L’empreinte du cerveau Depuis longtemps, les paléoanthropologues cherchent sur les crânes des indices relatifs aux facultés cognitives de l’homme de Néandertal. Aux circonvolutions du cortex correspondent en effet des empreintes sur la paroi de la boîte crânienne, dont on peut déduire la forme de certaines aires cérébrales. Cette exploration n’a révélé aucune différence majeure entre le cerveau néandertalien et celui de sapiens. Le cerveau néandertalien était un peu plus allongé vers l’arrière que le nôtre, mais son volume était comparable. Il était même parfois plus gros, souligne le paléoneurologue Ralph Holloway, de l’université Columbia, à New York. Il insiste sur le fait que les lobes frontaux, déterminants dans la résolution de problèmes, semblent avoir été identiques chez les Néandertaliens et chez les hommes modernes. Toutefois, une empreinte n’est pas un lobe et ne révèle rien de la structure interne. INTELLIGENCE © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ NÉANDERTAL

LES OUTILS, LES PARURES, LES ŒUVRES D’ART, le régime alimentaire... de Néandertal tendent à prouver qu’il n’a pas eu à pâtir d’un déficit cognitif.

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Le grand bond en avant ! Il y a 50 000 ans, les moyens techniques dont les humains disposaient pour vivre se sont soudain complexifiés. Pourquoi ? L’amélioration de l’intelligence a joué un rôle, mais elle n’explique pas tout. L’apprentissage social et la taille des populations furent aussi essentiels.

Maxime DEREX

est chercheur à l’Institut des origines humaines, au sein de l’université d’État de l’Arizona (Tempe, États-Unis).

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❙ ❚ ■ BOND TECHNOLOGIQUE de subsistance, entraînant l’augmentation de la densité des populations, l’expansion de notre espèce vers de nouveaux environnements ou encore l’extinction de la mégafaune du Pléistocène supérieur et des humains archaïques. Que s’est-il passé  ?

L’intelligence, mais pas seulement Aujourd’hui, biologistes, psychologues, archéologues et primatologues tentent de répondre et échafaudent divers scénarios. D’emblée, des hypothèses en lien avec l’intelligence viennent à l’esprit. Telle fut aussi le cas des anthropologues. Selon eux, les comportements humains modernes seraient apparus à la suite d’un changement génétique qui aurait profondément affecté notre fonctionnement cognitif (par exemple notre créativité). L’amélioration de nos capacités cognitives nous aurait permis de trouver des solutions à des problèmes auparavant insurmontables et, ainsi, de coloniser de nouveaux environnements. Les choses ne sont toutefois pas aussi simples. L’humain moyen a probablement une intelligence supérieure à celle du chimpanzé moyen, mais nos capacités cognitives ne suffisent pas à expliquer le succès écologique de notre espèce. Pour le

L’ESSENTIEL • Il y a 50 000 ans,

les technologies humaines se sont notablement complexifiées. • Archéologues,

biologistes et anthropologues tentent d’expliquer cette explosion technologique. • Ce phénomène

nécessite d’accumuler des innovations culturelles au fil des générations. • L’amélioration

des capacités d’apprentissage social et l’expansion des populations ont joué un rôle crucial dans ce processus cumulatif.

CES HUMAINS pêchaient il y a 15 000 ans. Les outils utilisés par nos ancêtres pour se nourrir, se vêtir, s’abriter se sont brusquement complexifiés il y a 50 000 ans. L’intelligence, mais aussi l’apprentissage social et la taille des populations expliqueraient cet essor.

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© Benoît Clarys

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omment expliquer qu’un primate tropical a pu coloniser la quasi-totalité des habitats terrestres de la planète dans ce qui ne représente qu’un bref instant à l’échelle de l’évolution biologique ? Pourquoi sommes-nous capables d’envoyer dans l’espace un véhicule d’exploration de Mars quand le plus grand accomplissement technique des chimpanzés (nos plus proches cousins) reste de collecter des termites avec un bâton ? Une étape décisive de ce succès est riche d’enseignements : c’est la révolution technologique qui eut lieu il y a... 50 000 ans ! À cette époque, les premiers humains anatomiquement modernes (Homo sapiens), apparus quelque 150 000 ans plus tôt, subsistaient d’une façon similaire à celle de leurs contemporains Homo erectus et Homo neanderthalensis. Ils produisaient certes des outils, mais rien de bien remarquable. Et soudain, à en croire les vestiges archéologiques, nos ancêtres se sont mis à façonner des outils de pierre spécialisés et finement travaillés, des outils à base d’os, à exploiter les ressources marines… La liste des innovations de l’époque est longue. Cette révolution technique fut décisive pour notre espèce, puisqu’elle a bouleversé leurs moyens


© Hein Nouwens/Shutterstock.com ; Cerveau & Psycho

HOMO ERECTUS a vécu de plus de 1,5 million d’années à moins de 100 000 ans. Il taillait des silex pour en faire des racloirs, des haches ou des pointes. Une activité extrêmement exigeante du point de vue moteur et cognitif, qui aurait pu favoriser le développement de son cerveau.

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❙ ❚ ■ ÂGE DE PIERRE

Un cerveau taillé pour l’intelligence Le cerveau humain est aujourd’hui l’organe le plus complexe de la Terre. Pourquoi ? Peut-être grâce à la taille des pierres en outils... Cette activité aurait favorisé le développement de capacités mentales particulières. Pour le montrer, rien de mieux que de fabriquer aujourd’hui des haches en silex !

D

rame préhistorique à l’aube des temps. Un groupe d’australopithèques végétariens se fait chasser d’un point d’eau par des rivaux et se retranche dans une grotte. Là, ils sont en sursis, à la merci des prédateurs et de la soif. Soudain, à leur réveil ils découvrent un immense monolithe noir. Surmontant leur appréhension, ils s’approchent, touchent l’objet inconnu, et c’est la révélation : ils ont l’idée d’utiliser des os comme arme. Ainsi équipés, ils deviennent chasseurs et carnivores, puis parviennent à reconquérir la source d’eau. Vous aurez reconnu les premières minutes de 2001, l’Odyssée de l’espace, le film de Stanley Kubrick sorti en 1968. Sur fond d’Ainsi parlait Zarathoustra, de Richard Strauss, le premier outil vient de naître ! Le singe est dvenu un homme (avant d’être un surhomme). En quelques images, le réalisateur, avec Arthur C. Clarke, l’écrivain britannique dont la nouvelle La Sentinelle a inspiré le film, et qui a participé à l’écriture du scénario, résume deux paramètres importants de l’évolution de la lignée humaine. Le premier est un perfectionnement constant des outils (en os puis en pierre taillée). Le second est une augmentation de l’intelligence, et son corollaire, l’accroissement du volume cérébral. Sont-ils liés ? En d’autres termes, la fabrication d’outils et le développement cérébral sont-ils dépendants l’un de l’autre ? Cette théorie n’est pas nouvelle : il y a soixantedix ans, l’anthropologue britannique Kenneth Oakley déclarait que la capacité à fabriquer des outils constituait sans doute la principale

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caractéristique biologique de l’humanité, qui aurait déterminé l’évolution de nos facultés de coordination mentale et corporelle. Oui, mais comment savoir si l’acte technologique en luimême a servi de moteur de développement au cerveau ? Une approche iconoclaste consiste à reproduire les activités de fabrication des outils de nos ancêtres et d’observer quel type d’activité cérébrale elle suscite. C’est ce que nous faisons dans notre laboratoire de l’université d’Emory.

Retour au Paléolithique L’idée sous-jacente est simple : en y passant suffisamment de temps, les hommes modernes que nous sommes pourraient réapprendre à tailler les pierres comme le faisaient leurs ancêtres du Paléolithique. Un tel apprentissage ne serait pas sans provoquer des changements dans le cerveau, qu’il serait possible d’observer en irm. Guidés par cette idée, nous nous sommes mis à la tâche. Et aujourd’hui, après quelque trois cent heures d’entraînement au taillage du silex, je peux me targuer d’approcher les compétences des tailleurs de l’Acheuléen, des Homo heidelbergensis ayant vécu il y a environ 500 000 ans. Certes, ma première hache n’était pas forcément très belle à voir, c’était un galet grossièrement équarri. Mais avec le temps, cette activité a probablement changé mon cerveau. C’est en 1990 que deux de mes mentors, Nicholas Toth et Kathy Schick, désormais à l’université de l’Indiana, à Bloomington, et à l’institut du Paléolithique, ont proposé d’observer ce qui se

Dietrich STOUT

est professeur d’anthropologie à l’université d’Emory, aux États-Unis.

L’ESSENTIEL • On peut reconstituer

le fonctionnement mental de nos ancêtres en observant le cerveau d’individus taillant des silex de la même façon. • On constate alors que

la taille d’outils de pierre développe précisément les zones du cerveau qui se sont renforcées au fil des millions d’années. • Les meilleurs tailleurs

de silex survivaient mieux que les autres : l’accroissement de leur cerveau a été sélectionné par l’évolution. • Ce développement

de l’intelligence s’est peut-être accompagné de l’apparition de la maladie d’Alzheimer.

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© Image source / GettyImages


Le cerveau humain est l’objet le plus complexe de l’univers. Peut-il encore s’améliorer au risque de « griller » ?

TOUJOURS PLUS ? Depuis quelques décennies, nos capacités cognitives sont testées, quantifiées et examinées. Et les neurobiologistes découvrent que nous sommes dotés de huit intelligences plutôt qu’une ! Les études montrent également que nous serions de plus en plus intelligents au fil des générations. Et l’on commence à percer les secrets du génie. Où s’arrêtera le cerveau humain ?


Huit valent mieux qu’une La théorie des « intelligences multiples » prédit l’existence de huit formes différentes d’intelligence. Nous pouvons aujourd’hui en observer sept au sein de notre cerveau. Cette diversité peut-elle être mise à profit pour développer notre potentiel ? Oui, en jonglant avec ces intelligences.

Olivier HOUDÉ

est professeur de psychologie à l’université Sorbonne-Paris-Cité.

Q

L’ESSENTIEL • L’intelligence ne

serait pas monolithique comme on l’a longtemps pensé. • Elle serait à l’inverse

multiple, c’est-à-dire qu’elle s’exprime sous des formes diverses. • On peut tester cette

hypothèse grâce à l’imagerie cérébrale. • À ce jour, sept des

• Ces résultats

devraient entraîner la modification des méthodes d’éducation et d’enseignement.

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© Anita Ponne / shutterstock.com

huit intelligences ont été ainsi détectées, confirmant pour une large part l’idée d’intelligences multiples.

u’est-ce que l’intelligence ? Comment développer la vôtre, celles de vos enfants ou des étudiants sur le point d’aborder la vie professionnelle ? Depuis un demi-siècle, une conception monolithique de l’intelligence s’est ancrée dans nos mentalités et dans le système éducatif : les capacités logiques et mathématiques seraient un miroir général du potentiel intellectuel de chacun. Cette conception est issue des travaux du psychologue suisse Jean Piaget (1896-1980), qui fut le premier à affirmer que l’intelligence humaine représente la forme optimale de l’adaptation biologique et qu’elle atteint son point d’excellence, dans le développement de l’enfant, par la logique et les mathématiques. C’est ce qu’on appelle « l’intelligence logico-mathématique », valeur cardinale de notre école. Mais cette vision est en train d’évoluer. Après Jean Piaget, d’autres psychologues et spécialistes de l’éducation comme Howard Gardner, de l’université Harvard, aux États-Unis, ont défendu une conception moins unilatérale et plus ouverte de l’intelligence. Tout en soulignant, comme Piaget, qu’elle constitue une propriété biologique de notre cerveau, Gardner considère que notre intelligence s’exprime sous des formes multiples et relativement autonomes : l’intelligence

logico-mathématique certes, mais aussi visuellespatiale, interpersonnelle, corporelle-­kinesthésique, verbale-linguistique, intrapersonnelle, musicalerythmique et naturaliste-­écologiste (voir la double page suivante). Son argument est double. D’une part, il constate que des lésions de parties différentes du cerveau entraînent, chez les patients qui en sont atteints, la perte de formes différentes d’intelligence. D’autre part, il remarque que les génies ne développent pas tous la même forme d’intelligence : Freud, Einstein, Picasso ou Gandhi sont tous géniaux, mais dans des domaines différents. De même, en classe, dans les activités de loisirs ou à la maison, chaque professeur, éducateur ou parent sait, mieux que quiconque, combien l’intelligence des enfants peut être multiple.

Que dit l’imagerie cérébrale ? Voilà d’où est partie la théorie. Mais elle n’a pas été unanimement acceptée, tant s’en faut, ce qui rend aujourd’hui la question particulièrement cruciale et légitime : ces intelligences sont-elles effectivement à l’œuvre dans notre tête ? Peut-on les voir fonctionner dans le cerveau ? Voyons donc ce que nous révèle, depuis peu, l’imagerie cérébrale – car, sur ce point, tout le monde INTELLIGENCE © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ HUIT INTELLIGENCES

HUIT PLUTÔT QU’UNE ! Notre intelligence serait subdivisée en huit facettes qui rendent compte de la diversité des personnalités, et même de celle des génies ! DOSSIER N°92 / JUILLET-SEPTEMBRE 2016 / © POUR LA SCIENCE

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Un QI supérieur à celui de nos parents ? Plusieurs études montrent que le quotient intellectuel des humains n’a fait que croître pendant le xxe siècle. Quelle est la part des gènes, de l’environnement, de l’évolution de la société dans ces résultats ? Et quelles facettes de l’intelligence sont-elles réellement concernées par cette augmentation ?

est professeur émérite à l’université d’Otago, en Nouvelle-Zélande, et associé du Centre de psychométrique de l’université de Cambridge, en Angleterre.

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C

’était un samedi pluvieux, en novembre 1984. Dans ma boîte aux lettres, une enveloppe que m’envoyait un collègue néerlandais. Elle contenait des informations, des données, que j’eus du mal à croire. Elles révélaient que le quotient intellectuel de la population néerlandaise avait augmenté en deux générations. Les jeunes Néerlandais étaient donc plus « intelligents » que les jeunes de la génération précédente. Était-ce une particularité néerlandaise ? Non, dans les années qui suivirent, de nombreuses études ont révélé que le quotient intellectuel (qi) avait progressé partout, du moins dans tous les pays pour lesquels (environ trente) on disposait de données à grande échelle sur le quotient intellectuel. On devait donc se rendre à l’évidence : l’intelligence humaine progresse. Comment accepter et comprendre une telle découverte ? Et surtout, cet accroissement du quotient intellectuel se poursuivra-t-il dans l’avenir ? À ce jour, nul ne peut l’affirmer, mais une chose est certaine : ça a bien été le cas au xxe siècle. C’est suffisant pour avoir envie d’en savoir plus. Les enfants d’aujourd’hui sont-ils nettement plus intelligents que leurs parents ? Ou bien, dans certaines circonstances, les tests de quotient intellectuel sont-ils de bonnes mesures de l’intelligence ? Cette situation a engendré nombre d’interrogations et de paradoxes qui ont laissé perplexes les psychologues. Mais aujourd’hui, nous sommes enfin capables de les résoudre, et cela nous éclaire sur la nature de l’intelligence autant que sur le gouffre qui sépare notre esprit de celui de nos ancêtres.

LE QI DE MAMIE. Selon les études sur l’évolution du quotient intellectuel, cette grand-mère serait moins intelligente que ses enfants et que ses petits enfants. Pourtant, ce n’est pas toujours le cas ! Il convient donc d’interpréter avec précautions ce type de données.

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James FLYNN

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❙ ❚ ■ NOS PARENTS de 2014. Il se subdivise en cinq types de tests dédiés à la compréhension verbale, à la vision spatiale, à la mémoire de travail, au raisonnement… euxmêmes décomposés chacun en deux sous-tests. En fin de compte, les dix sous-tests du wisc mesurent les dix compétences cognitives qui constituent l’intelligence générale.

L’ESSENTIEL • L’intelligence générale

progresserait d’une génération à l’autre. • Mais l’intelligence est

formée de plusieurs composantes : les compétences cognitives.

Les dix sous-tests de l’intelligence Parmi eux, sept sont utilisés pour calculer le qi. Il existe par exemple un sous-test Similarité qui mesure la capacité de percevoir ce que divers objets, personnes, figures géométriques ou situations ont en commun ; le sous-test Vocabulaire vérifie que la personne a acquis les mots utilisés couramment dans la vie quotidienne ; Information évalue le stock de connaissances générales sur le monde, l’histoire, etc. ; Arithmétique mesure la capacité à résoudre des problèmes mathématiques.

• Certaines de ces

aptitudes progressent, alors que d’autres n’évoluent pas. • L’amélioration

observée dans certains tests de QI reflète des évolutions culturelles et sociales.

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Comprendre l’intelligence, c’est un peu comme comprendre l’atome : il faut identifier non seulement ce qui réunit les différentes composantes de l’intelligence, mais aussi ce qui les sépare. Qu’est-ce qui lie les composantes de l’intelligence ? Il s’agit de ce qu’on nomme le facteur d’« intelligence générale », noté g. Quant aux facteurs qui permettent de dissocier les différentes facettes de l’intelligence, ce sont les « compétences cognitives », qui sont au nombre de dix. Le meilleur test d’intelligence permettant à la fois de comprendre ce qu’est le facteur d’intelligence générale g et ce que sont les compétences cognitives qui le constituent est le test d’intelligence de Wechsler pour enfants, ou wisc (Wechsler intelligence scale for children), qui est utilisé depuis 1947. Il doit son nom au psychologue américain David Wechsler qui l’a mis au point. Ce test est régulièrement actualisé, et la dernière version francophone (le wisc-iv) a été publiée en 2005 tandis que l’anglophone (le wisc-v) date

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Quiz : intelligence et L’intelligence serait une fonction adaptative qui aiderait à s’accommoder le mieux possible au contexte. Dans certaines conditions, la culture devient alors un atoût. C’est l’occasion de testez la votre...

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❙ ❚ ■ Le QI des personnages historiques En 1926, la psychologue américaine Catharine Cox a estimé le qi de 301 personnes éminentes à partir de données biographiques grâce à une formule qu’elle a élaborée : qi = 100 x ma/ca, où ma est l’âge mental et ca l’âge biologique. Dean Keith Salomon et Anna Son, de l’université de Californie, à Merced, ont réanalysé les données initiales et proposé de nouveaux résultats.

Isaac Newton

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Johann Wolfgang von Goethe

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Ludwig von Beethoven

Pourriez-vous dire quel nombre est caché par le véhicule ?

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© Georgios Kollida s / shutterstock.com

Le qi des célébrités étant estimé plutôt que calculé, il est exprimé par tranches (120, 130, 140... jusqu’à 190), pourriez-vous donner celui de ces trois personnages ?

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❙ ❚ ■ QUIZ

culture 3 a

❙ ❚ ■ La taille compte-t-elle ? b

Le poids d’un cerveau humain varie de 1 300 à 1 500 grammes. Cependant la diversité est grande ! Pour preuve, les écrivains Ivan Tourgueniev (a) et Anatole France (b) avaient un cerveau loin de cette moyenne. Rendez à chacun le poids de son cerveau : 1 056, 1 350, 1 954 ou 2 012 grammes.

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❙ ❚ ■ Le plus gros cerveau du monde

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L’être humain est vraisemblablement l’animal le plus intelligent de la planète, mais il n’a pas le plus gros cerveau, tant s’en faut. Sauriez-vous donner son poids au cerveau de chacun de ces animaux parmi les propositions suivantes : 12, 8, 5, 3, 1,6 1,4 et 1,1 kilogrammes.

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❙ ❚ ■ Le plus malin des carnivores URSIDÉS

HERPESTIDÉS

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FÉLIDÉS

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En 2016, Sarah Benson-Amram, de l’université du Wyoming, et ses collègues ont testé chez les carnivores l’idée selon laquelle les animaux les plus intelligents ont un cerveau plus grand que celui prédit par la théorie (par rapport au poids de leur corps). Ils ont ainsi évalué 140 animaux de 39 espèces (ours polaire, renard arctique, tigre, loutres, loups, hyènes, binturongs, glouton...) en leur proposant leur nourriture préférée dans une boîte qu’ils devaient ouvrir. L’hypothèse du cerveau plus grand est validée, mais pourriez-vous classer ces trois familles selon leur taux de réussite ?

❙ ❚ ■ Le singe le plus intelligent est...

© Debi Dalio /GettyImages

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Afin de sensibiliser le public et de financer un projet d’alternatives à la chasse aux singes au Cameroun, Jeroen Stevens, primatologue à la Société royale de zoologie d’Anvers, a organisé le concours du singe le plus intelligent. Deux équipes étaient en lice : les bonobos du zoo de Planckendael, à Malines, et les chimpanzés du zoo d’Anvers. Les candidats ont été soumis à six épreuves assez simples et pour les scientifiques, les jeux étaient courus d’avance. Ils se trompaient... Selon vous, quelle espèce a gagné, le chimpanzé ou le bonobo ?

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❙ ❚ ■ QUIZ 7

❙ ❚ ■ Au neurone près

8 Partagez si vous

comprenez !

6 + 4 = 21 8 + 5 = 31 7 + 6 = 11 10 + 6 = 416

9 + 2 = 711 35 + 2 = 37 39 + 8 = 117 15 + 3 = 1 218

© Heiti Paves / shutterstock.com

Il y a quelques semaines, un test logique a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux, notamment Facebook. Il y est demandé de comprendre une suite d’additions et, le cas échéant, de partager le test avec tous ses amis. Compte tenu du succès, on peut supposer que beaucoup d’individus ont saisi le principe. Mais est-ce bien sûr ? Le seul moyen de le savoir est de répondre à cette question. Sachant que A + B = 418, quelles sont les valeurs de A et de B ?

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❙ ❚ ■ Le plus vieux cerveau du monde

Parmi elles, combien compte-t-on de neurones (en bleu sur la photographie) : 207, 302, 423 ou 487 ?

© Halic University Istanbul

Le nématode Caenorhabditis elegans est un modèle de choix pour les biologistes notamment, pour son développement réglé comme une horloge. Une fois adulte, l’organisme contient exactement 959 cellules.

10 En 2014, Nejat Bilgen, de l’université Dumlupinar, à Kütahya, en Turquie, et ses collègues ont exhumé sur le site de Seyitömer Höyük, plusieurs corps. L’un d’eux abritait un cerveau très bien conservé pour son âge. Quel est cet âge ? 3 000, 3 500, 4 000 ou 4 500 ans ? Question subsidiaire : Est-ce le doyen des cerveaux ?

Déplacez deux allumettes de façon à obtenir 4 carrés n’ayant aucun côté en commun. DOSSIER N°92 / JUILLET-SEPTEMBRE 2016 / © POUR LA SCIENCE

Retrouvez toutes les solutions de notre quiz en dernière page de ce numéro. 93


Le secret des génies Pourquoi les individus surdoués pensent-ils différemment ? Ont-ils un cerveau particulier ? Oui, il serait plus fortement connecté et suivrait une maturation accélérée au cours de l’enfance et de l’adolescence.

Michel HABIB

est neurologue au CHU de la Timone, à Marseille.

• Les individus à

très haut potentiel ont un cerveau qui se distingue des autres par plusieurs caractéristiques. • Le cortex est plus

plastique chez ces surdoués, s’amincissant rapidement au fil des années et reflétant des capacités d’apprentissage différentes. • Le câblage du cerveau

est lui aussi différent. Les zones frontales et celles des régions postérieures et supérieures sont connectées par des faisceaux de fibres nerveuses plus denses. Cette mise en réseau permettrait un meilleur contrôle cognitif.

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ont atteint un stade critique de perfectionnement. Ainsi, une équipe de neurobiologistes du Centre américain de la santé mentale du Maryland, conduite par le neuroscientifique Jay Giedd, a examiné, au moyen des techniques d’imagerie cérébrale, le cerveau de 307 hommes et femmes à plusieurs moments de leur vie, de l’enfance jusqu’à l’âge adulte. Cette équipe s’est particulièrement intéressée à l’épaisseur du cortex, la partie la plus externe du cerveau où sont traitées les informations sensorielles et motrices, et où ces sensations sont combinées pour donner lieu à des raisonnements et des intentions. En mesurant l’épaisseur du cortex au fil des ans, il a vu se dégager trois tendances.

Un cortex plus plastique Les personnes d’intelligence normale (au quotient intellectuel compris entre 83 et 108) voient leur cortex s’amincir progressivement entre 7 et 19 ans (voir la figure page 97, en haut). Les personnes d’intelligence élevée (entre 109 et 120 points de QI) ont également un cortex qui s’amincit progressivement au fil des ans, mais en partant d’une épaisseur supérieure au début. Enfin, les personnes d’intelligence supérieure (121 à 149, en grande partie des surdoués) présentent un profil nettement différent. À l’âge de 7 ans, leur cortex cérébral est beaucoup plus mince que celui des autres enfants. Puis, de 7 à INTELLIGENCE © POUR LA SCIENCE

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EN BREF

n 2013, les médias diffusèrent divers reportages sur Maximilian, un jeune Suisse âgé de 10 ans qui venait de passer son baccalauréat de mathématiques et se préparait à entrer à l’université. Le père de Maximilian, lui-même professeur de mathématiques, fut longtemps interrogé à la radio ou à la télévision sur le talent de son fils. Le cas ne fut pas sans évoquer l’enfance de Mozart, le compositeur prodige écrivant son premier opéra à l’âge de 11 ans, poussé par un père lui-même compositeur, et baignant dans un univers tout entier consacré à la musique. Mais combien d’enfants, même plongés dans pareil environnement, deviendraient Maximilian ou Mozart ? Sans doute moins de 1 sur 10 000 ! Le génie est l’exemple typique d’une faculté issue de la rencontre entre un milieu, d’une part, et un « potentiel », un « talent » ou encore des « dispositions », d’autre part. Ne dit-on pas que le surdoué possède un don, sans que l’origine de ce don soit connue ? Aujourd’hui, les neurosciences s’intéressent naturellement à ce qui se passe dans le cerveau de ces personnes dotées d’un don particulier. Fonctionnement différent, agencement particulier des neurones ou des aires cérébrales ? Les découvertes récentes nous permettent aujourd’hui de percer quelques secrets des génies. Commençons cette histoire par la fin, au moment où les techniques de mesure du cerveau


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❙ ❚ ■ GÉNIE

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LE GÉNIE S’EXPLIQUE-T-IL ? Oui, le cerveau des surdoués se distingue par plusieurs caractéristiques particulières par rapport à celui des individus moyens.

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Quand la physique impose ses lois Le cerveau humain a-t-il atteint sa taille limite ? Nos neurones sont-ils aussi performants que possible ? Peut-être, car les lois de la physique empêcheraient notre cerveau d’évoluer en une machine à penser plus efficace.

L

Douglas FOX est

journaliste scientifique à San Francisco, pour New Scientist, Discover, Christian Science Monitor...

L’ESSENTIEL • L’intelligence humaine

est peut-être proche de ses limites évolutives. • Des études montrent

que les améliorations qui pourraient nous rendre plus intelligents se heurtent aux limites imposées par les lois de la physique. • Le volume du cerveau,

• Une solution pour

outrepasser ces limites réside dans l’intelligence collective. Ou peut aussi externaliser nos capacités par exemple avec Internet.

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© Jonathan Woodcock / GettyImages

les performances des neurones, leur taille et leur densité ne peuvent guère augmenter sans inconvénients majeurs : consommation d’énergie, rapidité, fiabilité...

e biologiste espagnol Santiago Ramón y Cajal, prix Nobel en 1906 (avec l’Italien Camillo Golgi) pour ses travaux sur la structure du système nerveux, comparait les délicats circuits du système visuel des insectes aux subtils mécanismes d’une montre suisse. Il était moins admiratif avec les mammifères dont les circuits homologues lui évoquaient plus une grosse horloge franc-comtoise pleine de vide ! De fait, n’est-il pas « humiliant » de penser qu’une abeille, avec son cerveau de seulement un milligramme, peut effectuer des tâches aussi complexes que sortir d’un labyrinthe et ainsi égaler un mammifère ? Une abeille pourrait apparaître limitée par son très petit nombre de neurones, mais tout ce qu’elle peut faire avec ne laisse pas d’étonner. À l’autre extrême, un éléphant avec un cerveau 5 millions de fois plus volumineux, semble souffrir des mêmes handicaps qu’un empire mésopotamien miné par son organisation tentaculaire. Les influx nerveux traversent le cerveau d’un côté à l’autre en un temps 100 fois plus long que chez l’insecte, de même qu’entre le cerveau et un des pieds. En conséquence, le pachyderme peut moins compter sur ses réflexes. Il se déplace lentement et gaspille de précieuses ressources énergétiques pour planifier chaque pas. L’être humain se situe entre ces deux extrêmes que sont l’éléphant et l’abeille. Néanmoins, cette

position intermédiaire n’empêche pas les lois de la physique d’imposer des contraintes fortes sur nos capacités mentales.

La barrière thermodynamique Les paléoanthropologues se sont beaucoup interrogés sur les obstacles anatomiques à l’expansion du volume cérébral. Par exemple, un large crâne est-il compatible avec un accouchement typique d’un bipède chez qui les voies reproductives sont plus étroites. Nous sommes la preuve vivante que l’évolution a résolu ce problème. Cependant, bien des questions restent en suspens, notamment sur les options que l’évolution aurait pu prendre pour nous conduire vers une intelligence supérieure. On peut ainsi imaginer des chemins évolutifs se traduisant par l’augmentation du nombre de neurones dans le cerveau, ou bien par l’accélération des échanges d’informations entre neurones. Dans les deux cas, notre intelligence en aurait été augmentée. Toutefois, plusieurs études récentes, prises dans leur ensemble et poussées dans leur logique, semblent montrer que ces voies évolutives se seraient rapidement heurtées à des limites physiques : elles n’auraient été que des impasses. En fin de compte, nous verrons que ces limites révèlent la nature même des neurones et de leurs échanges chimiques, marquées par un fort bruit. INTELLIGENCE © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ LIMITES

LE CERVEAU HUMAIN serait l’objet le plus complexe de l’univers. Peut-il l’être encore plus ?

DOSSIER N° 92 / JUILLET-SEPTEMBRE 2016 / © POUR LA SCIENCE

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Rebondissements »»

p. 110

Des actualités sur des sujets abordés dans les Dossiers précédents

»»

p. 114

Données à voir

Les informations se comprennent mieux lorsqu’elles sont mises en images

»»

p. 116

Les incontournables

Des livres, des expositions, des sites internet, des applications, des podcasts… à ne pas manquer

Rendez-vous »»

p. 118

Spécimen

Un animal étonnant choisi parmi ceux présentés sur le blog Best of Bestioles

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p. 120 Comment un œil scientifique offre un éclairage inédit sur une œuvre d’art

Art et science


RENDEZ-VOUS

Rebondissements DOSSIER 91 MATHS

La meilleure façon de couper une pizza Comment couper une pizza de façon équitable pour satisfaire de nombreux convives et faire en sorte qu’aucun n’ait que de la croûte ?

c

À partir de ce modèle, on peut laisser libre cours à son imagination et inventer des parts aux formes tarabiscotées. De plus, selon les mathématiciens, « il n’y a pas de limites ! » : vous pouvez donc inviter tous les amis que vous souhaitez et les épater, pour peu que vous ayez un couteau suffisamment bien aiguisé et de la patience. Verra-t-on un jour ces résultats mis en application ? Joel Haddley n’en a aucune idée. Pour lui, seuls les résultats mathématiques comptent, et ils sont intéressants. Qui plus est, ils produisent de belles images. Si les mathématiques sur fond de pizza vous intéressent, sachez qu’il existe également un théorème de la pizza : l’idée est de savoir qui en a le plus avec un découpage en étoile ne passant pas par le centre. À réfléchir lors de votre prochaine soirée entre amis. n J. Haddley et S. Worsley, Infinite families of monohedral disk tilings, soumis le 28 avril 2016. http://bit.ly/PLS-Pizza

a

»»Mode d’emploi

© El Nariz / shutterstock.com

(a et b) pour bien découper une pizza (c).

b ©J. Haddley & S. Worsley

P

armi les multiples formes étonnantes mises en avant dans le Dossier n° 91 : Quand les maths prennent formes, il en était une de fort appétissante : celle d’une pizza en triangle de Reuleaux (tous ses diamètres sont constants). Lorsqu’il s’agit de couper une pizza classique (circulaire), d’autres formes peuvent surgir, surtout quand on souhaite la subdiviser en nombreuses parts égales. En termes plus mathématiques, on parle de pavage monohédral du disque, et c’est le problème auquel se sont attaqués Joel Haddley et Stephen Worsley, de l’université de Liverpool. Une des contraintes qu’ils se sont imposées est que, pour certaines parts, les côtés ne passent pas par le centre (de fait, lorsque les convives sont nombreux, les traits de coupe au centre deviennent vite confus !). Lors de travaux précédents, les mathématiciens avaient proposé une méthode particulière. Elle consiste à d’abord découper la pizza selon trois lignes courbes de façon à obtenir six parts, que l’on peut ensuite redécouper (voir la figure a). Le problème est qu’avec ce modèle en « moulin à vent », certaines parts ne sont constituées que de croûte... Les Britanniques ont alors généralisé leur technique. Ils ont montré que, tant que l’on coupe la pizza en tranches incurvées (en forme de faux) selon des polygones à nombre impair de côtés, chacune de ces tranches peut être à son tour subdivisée autant qu’on le souhaite (voir la figure b).

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Être ou ne pas être... connecté Comment interagissent les personnages des onze tragédies de Shakespeare dont on commémore le 400e anniversaire de la mort ? Quelle est la structure de ces pièces ? En les mettant sous la forme de graphes, Martin Grandjean, historien à l’université de Lausanne, répond.

L

e principe des visualisations de Martin Grandjean, également porte-parole de l’association Humanistica consacrée aux humanités numériques, est le suivant. Deux personnages sont connectés lorsqu’ils apparaissent dans une même scène. La taille des cercles rend compte de la centralité des personnages. La densité illustre à quel point un graphe est complet : elle est de 100 % quand chaque personnage est lié à tous les autres. Que voit-on ? D’abord, en regardant les onze pièces, on constate que ni la densité ni le nombre de personnages ne croissent chro-

nologiquement. Ensuite, Hamlet, qui est la plus longue des tragédies, n’est ni la plus dense ni la plus complexe structurellement. De fait, pour le premier critère, Othello remporte la palme. Des graphes révèlent les groupes sur lesquels sont fondées les pièces, par exemple les Montaigu et les Capulet de Roméo et Juliette. De même, pour Antoine et Cléopâtre, on distingue les partisans de la reine d’Égypte, ceux de Marc Antoine et ceux d’Octave. On remarque la place importante de deux suivantes, Charmian et Iras. Le site de Martin Grandjean : www.martingrandjean.ch

Gertrude

Claudius

Cassio Hamlet

Iago

Othello Desdémone

Othello (1602-1604)

Hamlet (1599-1601) Nombre de personnages 114

37 39 %

Densité du réseau

Nombre de personnages

35 55 %

Densité du réseau

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À LIRE Économie des matières premières Pierre-Noël Giraud et Timothée Ollivier (128 pages, 10 euros), La Découverte, 2015.

L’épuisement des ressources naturelles constitue-t-il une limite à la croissance économique et démographique ? Quelles sont les causes de l’envolée des prix des matières premières à la fin des années 2000 ? Pourquoi les cours des matières premières fluctuent-ils à ce point ? La « financiarisation » des marchés amplifie-t-elle les fluctuations ? Comment faire pour les atténuer ? Ces questions sont fondamentales pour essayer de réguler le marché des matières premières et comprendre comment l’on pourrait instaurer une gestion soutenable des différentes formes de capital naturel. Les deux auteurs, Pierre-Noël Giraud, professeur d’économie à Mines ParisTech ainsi qu’à l’université ParisDauphine, et Timothée Ollivier, qui

travaille dans un groupe industriel du secteur de l’énergie, plaident pour une internalisation du coût de la pollution liée à la consommation des ressources non renouvelables. Ce serait selon eux le seul moyen de résister à l’appétit insatiable des économies développées actuelles. L’ouvrage est un peu technique, mais le problème est si crucial...

Extractivisme Anna Bednik, (370 pages, 18 euros), Le Passager clandestin, 2016.

Sous ce titre un peu barbare se cache la quête sans fin des « ressources naturelles » : ce sont 70 milliards de tonnes qui doivent être fournies chaque année aux chaînes de production et de consommation de marchandises ! En d’autres termes, c’est l’envers du décor de la croissance économique.

À ÉCOUTER

Après une mise en perspective historique, l’auteure, journaliste, nous livre un panorama complet et édifiant de l’extractivisme sur la Terre : les projets miniers et pétroliers, les grands barrages hydroélectriques, les monocultures agricoles ou forestières sont innombrables et s’intensifient. Elle raconte comment, partout, de vastes territoires deviennent des zones sacrifiées, polluées et dont les populations ont été chassées. Surtout, elle décortique les mécanismes politiques et financiers qui sont à la fois les causes et les conséquences de l’extractivisme. Que sont alors le « développement durable », la « croissance verte », la « dématérialisation »... ? Des fausses solutions qui servent de caution pour toujours plus d’exploitation. Anna Bednik détaille ensuite les multiples résistances collectives et locales. L’exemple des mouvements anti-gaz de schiste, en France notamment, montre que le Sud n’est pas le seul touché. Les citoyens du monde entier sont mobilisés et le lecteur est invité à se joindre au mouvement.

À CLIQUER

Hommage à André Brahic Marie-Odile Monchicourt, Odile Jacob, Sébastien Charnoz... ont été invités par Mathieu Vidard dans une Tête au carré, sur France Inter, dédiée à André Brahic, l’astrophysicien décédé peu de jours auparavant, le 15 mai 2016. Les témoignages émus louent son énergie, son goût de la vie, son imagination, sa richesse d’idées, sa générosité intellectuelle, son talent de conteur et de vulgarisateur hors pair. André Brahic avait découvert les anneaux de Neptune en 1984 et montré que le dernier anneau, Adams, est fragmenté en arcs. Il nomma les trois qu’il repéra Liberté, Égalité et Fraternité. Une de ses collaboratrices en repéra ensuite un quatrième. L’astrophysicien participa aussi aux missions Voyager et Cassini. Une heure d’émission pour se souvenir de l’homme qui plaidait « pour les Homo rigolus, moins nombreux et beaucoup plus utiles ». http://bit.ly/TaC-Brahic

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L’abécédaire des particules Vous avez déjà entendu les mots neutrino, quark, lepton, boson de Higgs... mais ce qu’ils recouvrent reste flou, voire complètement mystérieux ? Le magazine en ligne Symmetry propose un site idéal (en anglais) pour vous aider à y voir plus clair ! Grâce à de sympathiques animations ludiques et pédagogiques, des cercles colorés s’entrechoquent en souriant pour mieux expliquer les mots de la physique des particules. Une version statique (un pdf) est aussi disponible. Symmetry est une publication conjointe du Fermilab et du Centre de l’accélérateur linéaire de Stanford (le Slac) vouée à la vulgarisation de la physique des particules. Ils remplissent bien leur mission. http://bit.ly/PLS-ABC-Sym INTELLIGENCE © POUR LA SCIENCE


La ménagerie de verre Les modèles en verre fabriqués par les verriers Blaschka père et fils à la fin du xixe siècle sont un miroir de la faune marine de cette époque. Les biologistes les utilisent pour mettre en évidence les dommages dus au réchauffement et à l’acidification des océans.

Loïc Mangin

A

u printemps 1882, Andrew White est président de l’université Cornell, à Ithaca, aux États-Unis, qu’il a fondée dix-sept années plus tôt avec Ezra Cornell. Il achète tout ce qu’il peut pour enrichir les collections du jeune établissement, d’un lamantin empaillé jusqu’à un manuscrit du discours de Gettysburg d’Abraham Lincoln ! Un soir, un des professeurs l’accompagne aux établissements Ward, un magasin de Rochester spécialisé dans les articles d’histoire naturelle. Là, White s’enthousiasme pour la qualité, la beauté et le réalisme de modèles en verre : il en acquiert... plusieurs centaines ! De quoi s’agit-il ? D’invertébrés marins. Quelques dizaines de ces sculptures sont exposées jusqu’en janvier 2017 au musée du verre, à Corning, aux États-Unis. À qui doit-on ces merveilles de minutie ? À deux maîtres verriers allemands, Léopold Blaschka et son fils Rudolf Blaschka, dont l’atelier était installé à Dresde. Ils avaient mis au point une technique nommée filage de verre, autorisant une grande précision dans la conception d’œuvres. Elle consiste à utiliser un fil métallique en guise de support pour le verre. Le succès vint après la confection de cent orchidées à la demande du prince Camille de Rohan. Dès lors, les commandes affluèrent, notamment des musées, aquariums et universités. Pour ces institutions, les sculptures en verre des Blaschka étaient de meilleures représentations que les dessins, les modèles en cire ou en papier mâché, voire que les spécimens conservés dans des bocaux. Ainsi, en 1887, le père et le fils signèrent un contrat avec l’université Harvard, à Cambridge, afin de constituer une grande collection pour le nouveau

120

musée botanique de l’établissement. En 1890, les Blaschka signèrent même un contrat d’exclusivité de dix ans ! Ils devaient produire un maximum d’espèces, dans des états différents (pollinisées, malades...). Le goût pour les invertébrés marins vint à Léopold lors d’un retour des ÉtatsUnis en bateau. Il s’intéressa à la faune de la mer du Nord, de la Baltique et de la Méditerranée et transmit cette passion à son fils. Les verriers étudièrent d’abord les spécimens dans des livres puis finirent par installer un aquarium à leur domicile afin d’avoir les animaux sous leurs yeux. Ces modèles en verre ont un autre attrait que leur seule réussite esthétique. En effet, à l’université Cornell, ils servent d’échantillon de référence pour la faune marine de la fin du xixe siècle. Les biologistes peuvent alors les comparer aux organismes actuels et mettre en évidence les effets du réchauffement climatique. C’est à cette tâche que s’est attelée Drew Harvell, professeure de biologie évolutive et d’écologie et commissaire de l’exposition à Corning. Elle étudie les effets de l’acidification des océans, conséquence de l’augmentation de la concentration atmosphérique en dioxyde de carbone. Elle a ainsi montré qu’en Méditerranée, deux coraux des eaux froides Corallium rubrum et Balanophyllia elegans (représentés par les Blaschka) sont très menacés. Selon elle, l’impact sur les invertébrés est difficile à estimer, car ces organismes sont peu étudiés. Les modèles des Blaschka peuvent alors aider ! n

a

b

Fragile Legacy, musée du Verre de Corning (État de New York). Jusqu’au 8 janvier 2017 http://bit.ly/blaschka

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Prochain numéro en kiosque le 5 octobre

Le monde quantique, de l’atome au cosmos

Les réponses du QUIZ de la page 90

Élaborée il y a un siècle, la physique quantique met toujours au défi les chercheurs, obligés de composer avec des concepts abscons et poétiques (intrication, décohérence, superposition...). Pourtant, à force d’expériences toujours plus sophistiquées et de nouvelles théories, ils comprennent de mieux en mieux comment les lois quantiques façonnent notre monde et notre réalité.

Question 2 : le nombre manquant est 87 (retournez la page pour vous en convaincre).

Question 1 : Newton, 160 ; Goethe 190 ; Beethoven, 140.

Question 3 : Tourgueniev, 2 012  g France, 1 056 g. Question 4 : humain, 1,4 kg ; éléphant 5 kg ; cachalot, 8 kg ; dauphin, 1,6 kg. Question 5 : Herpestidés, Félidés et Ursidés (en ordre croissant). Question 6 : le bonobo. Question 7 : 302 neurones. Question 8 : A = 11 et B = 7.

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Question 9 : 4 000 ans. Question 10 :

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CLIMATOSCEPTIQUES Quels arguments scientifiques leur opposer

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ÉNERGIES RENOUVELABLES Tout est déjà prêt pour la grande transition

M 01930 - 89 - F: 7,50 E - RD

MODÉLISATION Des projections climatiques toujours plus précises

3’:HIKLTD=UU\ZUV:?a@a@s@t@a";

POMPÉI, CITÉ DES PLAISIRS Fresques, accessoires, graffitis… révèlent une sexualité différente de la nôtre

N° 89 Octobre-Décembre 2015

Belgique : 8,90€- Canada/S : 12,50 CAD-Guadeloupe/Martinique/Guyane/Réunion/St Martin/S : 8,90€-Luxembourg : 8,50€-Maroc : 100 DH- Nlle Calédonie Wallis /A : 2 290 CFP-Nlle Calédonie Wallis / S : 1 260 CFP-Polynésie Française /A : 2 290 CFP-Polynésie Française / S : 1 260 CFP-Suisse : 16,20 CHF-Portugal : 8,50€

Relever le défi du réchauffement

ARCHÉOLOGIE D’UN EFFONDREMENT Le rôle des inégalités, des déficits commerciaux et des épidémies dans la chute de l’Empire romain.

N° 88 Juillet-Septembre 2015

ET EN FRANCE ? Les enjeux de la COP21 et aussi les initiatives scientifiques, technologiques, économiques... qui nous préserveront du pire.

Climat

Belgique : 8,90€- Canada/S : 12,50 CAD-Guadeloupe/Martinique/Guyane/Réunion/St Martin/S : 8,90€-Luxembourg : 8,50€-Maroc : 100 DH- Nlle Calédonie Wallis /A : 2 290 CFP-Nlle Calédonie Wallis / S : 1 260 CFP-Polynésie Française /A : 2 290 CFP-Polynésie Française / S : 1 260 CFP-Suisse : 16,20 CHF-Portugal : 8,50€

CLIMAT, RELEVER LE DÉFI DU RÉCHAUFFEMENT

DOSSIER POUR LA SCIENCE - CLIMATOLOGIE - OCÉANOGRAPHIE - INNOVATION - URBANISME

POUR LA SCIENCE • DOSSIER N° 89• OCTOBRE-DÉCEMBRE 2015

ROME, UNE CIVILISATION QUI SE PENSAIT ÉTERNELLE

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CLIMATOSCEPTIQUES Quels arguments scientifiques leur opposer

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Belgique : 7,20 e - Canada : 10,95 CAD - Guadeloupe/St Martin : 7,30 e - Guyane : 7,30 e - Italie : 7,20 e - Luxembourg : 7,20 e Maroc : 60 MAD - Martinique : 7,30 e - TOM : 980 XPF - Port. cont. : 7,20 e - Réunion : 9,30 e - Suisse : 12 CHF - Tunisie : 8,40 DT.

MODÉLISATION Des projections climatiques toujours plus précises

3’:HIKLTD=UU\ZUV:?a@a@i@s@k";

M 02687 - 459 - F: 6,50 E - RD

3’:HIKMQI=\U[ZU[:?k@e@f@t@a";

POUR LA SCIENCE • DOSSIER N° 89• OCTOBRE-DÉCEMBRE 2015

Les réponses inattendues des neurosciences

Relever le défi du réchauffement

M 01930 - 89 - F: 7,50 E - RD

Pourquoi

rêvons-nous ?

Climat

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Édition française de Scientific American

ET EN FRANCE ? Les enjeux de la COP21 et aussi les initiatives scientifiques, technologiques, économiques... qui nous préserveront du pire. Belgique : 8,90€- Canada/S : 12,50 CAD-Guadeloupe/Martinique/Guyane/Réunion/St Martin/S : 8,90€-Luxembourg : 8,50€-Maroc : 100 DH- Nlle Calédonie Wallis /A : 2 290 CFP-Nlle Calédonie Wallis / S : 1 260 CFP-Polynésie Française /A : 2 290 CFP-Polynésie Française / S : 1 260 CFP-Suisse : 16,20 CHF-Portugal : 8,50€

Janvier 2016 - n° 459

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PHYSIQUE

Champagne : un océan dans une flûte

CLIMAT, RELEVER LE DÉFI DU RÉCHAUFFEMENT

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L’insolite adaptation de l’ours polaire

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ASTROPHYSIQUE

Détecter la lumière des étoiles éteintes

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Achevé d’imprimer chez Roto Aisne (02) - N° d’imprimeur N° 16/06/0019 - N° d’édition : M0770692-01 - Dépôt légal : juillet 2016. Commission paritaire n° 0917K82079 du 19-09-02-Distribution : Presstalis- ISSN 1 246-7685- Directrice de la publication et gérante : Sylvie Marcé.


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