Les Génies de la Science n° 3 | Léonard de Vinci (Extrait)

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POUR LA SCIENCE

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Léonard de Vinci

M 5317 - 3 - 39,00 F - RD

LES GÉNIES DE LA SCIENCE

LES GÉNIES DE LA SCIENCE

Artiste et scientifique

Trimestriel Mai Fév – Août 2000

N°3



Léonard a dessiné la science... révenons le lecteur qui, intéressé par l’histoire des sciences, lira cet ouvrage sur Léonard de Vinci : il sera étonné. Car il trouvera des théories scientifiques, non seulement exposées dans des textes écrits, ce qui ne dérangera pas trop ses habitudes, mais surtout exprimées en images. Et quelles images! Nombre d’entre elles sont des chefs-d'œuvre. Si Léonard mérite une place au panthéon de l’histoire des sciences, tout comme il a la sienne dans l’histoire de l’art, il ne la doit pas à ses projets fantastiques – et jamais mis en œuvre – de sous-marins ou de machines volantes, mais à la forme visuelle de sa réflexion sur la nature. Léonard de Vinci a traduit ses conceptions de deux manières : par des dessins anatomiques et techniques, et par des œuvres d’art. Ainsi, l’étude du mouvement de l’eau et de l’air devient chez Léonard l’étude de formes spiralées et tourbillonnaires. Les historiens des sciences sont toujours plus nombreux à reconnaître l’importance de l’imagination visuelle dans la recherche scientifique. L’image du «cercle», en tant que forme parfaite, a ainsi joué un rôle important à la fois dans la théorie de Copernic qui établit l’héliocentrisme de l’Univers et dans la découverte de la circulation sanguine par Harvey. Léonard est, de ce point de vue, emblématique : sa recherche scientifique se fonde sur les images et, surtout, elle s’exprime à travers elles. Il y a plus. Les images ne sont pas artistiques en tant que telles. Or Léonard transfigure ses théories scientifiques en œuvres d’art. Les personnages qu’il peint sont élaborés à partir «de l’intérieur» du corps : on apprécie mieux les portraits de Cecilia Gallerani et de la Joconde quand on prend en compte ses recherches anatomiques. Le lecteur, amateur ou spécialiste de l’histoire des sciences, pourra être surpris, voire impatienté, par la forme que donne Léonard de Vinci à l’exposé de la science. Mais voilà : Léonard est une anomalie. Une double anomalie. D’abord parce qu’une puissance artistique nouvelle naît souvent, chez Léonard, de la transposition de théories scientifiques antérieures. Ainsi, lorsque Léonard, dans la Joconde, adoucit les contours du personnage, ouvrant la voie à l’art du XVIe siècle, il ne se fonde ni sur l’expérimentation ni sur les mathématiques : il représente de manière originale des notions abstraites relevant de la philosophie naturelle scolastique, telles que l’âme, la spiritualité, les esprits animaux et vitaux. Le second point est la virtuosité culturelle léonardienne : après Léonard le magnifique, nul n’égalera cette extraordinaire symbiose de la science et de l’art. Cette double anomalie est intrinsèquement intéressante : c’est un extraordinaire exemple de transmutation réussie des acquis «anciens» en sciences «nouvelles», et il n’est pas certain que l’histoire doive traiter uniquement des continuités sociales, en délaissant anomalies et cas d’espèce. Domenico LAURENZA

C&P ; Pedretti L. S.

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LÉONARD DE VINCI, par Domenico LORENZA 3. Léonard a dessiné la science... 6. Pratiques d’atelier Léonard de Vinci matérialise par des images son savoir empirique. Sa vision de la nature met en scène le mouvement et les métamorphoses qui modifient sans cesse les formes vivantes.

21. «Pas un lettré» Au cours de sa première période milanaise, Léonard découvre le «poids des mots» et comble, méthodiquement et laborieusement, ses lacunes afin d’intégrer le monde de la culture officielle.

30. L’artiste-scientifique repousse ses limites Au XVe siècle, les artistes accèdent à la culture théorique. Léonard mène à son terme cette émancipation : il supprime les barrières qui limitaient le savoir scientifique de l’artiste.

Deux encarts d’abonnement entre les pages 2 et 3, un encart services lecteur et une carte d’abonnement entre les pages 98 et 99.


N°3 • Mai 2000

49. L’homme est la mesure de toutes choses Les projets léonardiens de traités théoriques embrassent, dès 1490, statique, mécanique, hydraulique, optique et théorie artistique. Avec un point de convergence : l’homme et son anatomie.

66. La métamorphose Au début des années 1500, l’originalité et les spécificités de la pensée de Léonard de Vinci s’accentuent : il devient plus physicien que mathématicien, plus zoologiste qu’anthropocentrique.

84. La nature est inimitable Vers la fin de sa vie, entre 1508 et 1519, Léonard se détache encore davantage de l’anthropocentrisme pour se concentrer sur le monde physique et ses constituants. Hélas, la complexité de la nature entrave sa tentative de synthèse entre la science et l’art.


Pratiques d’atelier Léonard de Vinci matérialise par des images son savoir empirique. Sa vision de la nature met en scène le mouvement et les métamorphoses qui modifient sans cesse les formes vivantes.

Early Italien Engravings

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2. La lanterne de la coupole de Sainte-Marie-de-la-Fleur. La boule en cuivre, posée par Verrocchio, a été détruite par la foudre au XVIIIe siècle et remplacée.

3. Baptême du Christ (vers 1475-1478). L’œuvre fut exécutée par Verrocchio et les assistants de son atelier, dont Léonard de Vinci, qui réalisa l’ange de gauche et peut-être une partie du paysage.

7 Musée des offices, Florence

1. Cette gravure (milieu du XVe siècle) illustre les différentes activités, artistiques, techniques et intellectuelles des «artisans» d’un «atelier» comme celui du peintre Verrocchio, mentor de Léonard.

Musée de l’histoire de la science, Florence

lorence, le 27 mai 1472 : les artisans de l’atelier d’Andrea del Verrocchio terminent une entreprise difficile qui leur avait été confiée deux années auparavant par l’Œuvre du Dôme. Ils achèvent la mise en place d’une imposante sphère de cuivre au sommet de la coupole de Sainte-Marie-de-la-Fleur à Florence (figure 2). Ainsi se conclut une entreprise monumentale commencée, pendant la première moitié du siècle, avec Filippo Brunelleschi. Léonard, âgé de 20 ans, travaille alors dans l’atelier de Verrocchio, l’un des plus actifs d’Italie, où il commence à peindre ses propres œuvres. Depuis quelques printemps déjà, il a quitté Vinci, et il restera avec Verrocchio au moins jusqu’en 1476. Quarante années plus tard, en butte aux difficultés de construction d’un miroir parabolique, il évoquera cet épisode de jeunesse : «Rappelle-toi, écrit-il, les soudures dont on fit usage pour souder la boule de Sainte-Marie-de-la-Fleur.» (Man.G 84v). L’atelier de Verrocchio est un chantier polyvalent où se mêlent ingénierie, peinture, sculpture, architecture, fabrication de cuirasses et de cloches, préparation d’accessoires pour des fêtes et des manifestations publiques. Le chantier de fonderie et de soudure jouxte l’atelier où sont exécutées des peintures raffinées telle le Baptême du Christ, œuvre à laquelle Léonard participe (figure 3). Une gravure réalisée à Florence vers 1460 illustre fort bien ce petit monde (figure 1). Elle met en scène une conjonction d’activités manuelles et intellectuelles : peinture (un personnage prépare les couleurs en broyant les pigments sur une pierre, un autre les utilise pour peindre une décoration murale) ; sculpture (gravure de métaux et buste de marbre d’un côté, invention et conception de formes de l’autre) ; mécanique (un personnage manipule une horloge, d’autres consultent leurs notes) ; musique (un mécanicien manœuvre un piston, des musiciens jouent de l’orgue ou en analysent les sons). Au centre, un groupe de savants astronomes discutent des mérites d’un nouvel astrolabe. Un frontispice célèbre dans l’histoire de l’illustration scientifique (figure 4), et exécuté quelques années plus tard (1493), dépeint un monde culturel fort différent, l’Université. Dans la peinture de cette leçon d’anatomie, on retrouve la même présence simultanée du savoir théorique et du savoir pratique : en haut, le professeur-philosophe de la nature enseigne les textes des maîtres; en bas, le chirurgien, fort de son savoir-faire, dissèque le corps ; le représentant du savoir pratique et manuel est jugé digne de figurer dans cette représentation d’un moment important de la vie universitaire. Cette présence est nouvelle : dans la première moitié du XVe siècle, seul le savoir théorique était représenté dans les peintures des leçons de médecine. Ainsi, sur les catafalques des docteurs en


«Pas un lettré» Au cours de sa première période milanaise, Léonard découvre le «poids des mots» et comble, méthodiquement et laborieusement, ses lacunes afin d’intégrer le monde de la culture officielle.

n 1483, la présence de Léonard de Vinci à Milan est attestée. À l’instar de Francesco di Giorgio, Piero della Francesca et d’autres artistes-scientifiques de son temps, Léonard a quitté la Toscane pour s’établir dans une ville ducale régie par un puissant seigneur : Ludovic le More. Le duc s’apprête à reprendre les armes contre Ferrare. Les guerres menées par des seigneurs tels que Ludovic le More à Milan ou Federico di Montefeltro à Urbino semblent plus attirer les scientifiques que la politique de paix suivie par les Médicis à Florence. Léonard envoie une lettre à Ludovic le More où il vante ses talents. Le document n’est pas autographe : Léonard a communiqué ses arguments à un lettré qui s’est chargé de donner belle tournure à la missive. L’«art militaire» en constitue le sujet principal (CA 1082r). Léonard souligne d’abord le manque d’originalité des inventeurs d’armes et autres dispositifs militaires ; il entend en effet convaincre le duc de la qualité de ses propres inventions, que, prudent, il ne dévoile pas : Illustrissime Seigneur, ayant jusqu’ici suffisamment considéré et étudié les expériences de tous ceux qui se disent maîtres et inventeurs de machines de guerre […] je m’enhardirai […] jusqu’à m’adresser à Votre Excellence pour lui enseigner mes secrets […] J’ai le moyen de construire des ponts très légers, solides, robustes et d’un transport facile […] Et si d’aventure l’engagement avait lieu sur mer, j’ai des plans pour construire des engins très propres à l’attaque ou à la défense, des vaisseaux […] Item, j’ai aussi le moyen, par des souterrains et passages secrets et tortueux, creusés sans bruit, d’arriver à l’endroit déterminé, même s’il fallait passer sous des fossés ou sous un fleuve. Item, je ferai des chars couverts, sûrs et inattaquables […] Après une brève allusion à des œuvres d’architecture, de sculpture et de peinture à réaliser «en temps de paix», il conclut : Et si l’une des choses ci-dessus énumérées semblait impossible ou impraticable, je m’offre à en faire l’essai dans votre parc ou en tout autre lieu qu’il plaira à Votre Excellence… Léonard expose par écrit ses talents d’ingénieur et d’inventeur de machines, alors que, à Florence, il avait préféré «dessiner» ses plus ambitieux projets techniques en n’adjoignant qu’un texte concis. Cette lettre était peut-être une introduction à un album de dessins, sur le modèle de l’Opusculum de architectura de Francesco di Giorgio, composé d’une série de dessins très soignés et d’un texte succinct dédicacé à Federico da Montefeltro. Il n’en reste pas moins que, pour la première fois, Léonard prend soin d’exprimer par des mots ses projets d’ingénierie et, qui plus est, selon une forme littéraire consacrée. Ainsi, de nombreux aspects de la missive rappellent une lettre célèbre, l’Epistola de Secretis Operibus Artis et Naturae, rédigée par Roger Bacon au © POUR LA SCIENCE

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Bibliothèque Trivulziana, Milan

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1. Une des nombreuses pages du Codex Trivulziano couvertes de listes de mots, notamment de titres d’ouvrages que Léonard veut se procurer. Dès son plus jeune âge, Léonard a écrit à l’envers.


XIIIe siècle. Léonard présente des dispositifs techniques à ses yeux très novateurs

que d’aucuns, ajoute-t-il, penseraient irréalisables. Au début de la lettre, il les présente comme des secrets, à la manière de Bacon, lequel avait exposé avec emphase ce qu’il qualifiait de secrets ou d’inventions inédites : des bateaux sans rameurs, des chars en mesure d’avancer sans être traînés par des animaux, des dispositifs pour se déplacer sous l’eau, des ponts dépourvus de colonnes. La lettre de Bacon inclut également une allusion au vol humain, qui le rapproche davantage encore du monde de Léonard (Item possunt fieri instrumenta volandi, ut homo sedeat in medio instrumenti revolvens aliquod ingenium, per quod alae artificialiter compositae aerem verberent, ad modum avis volantis).

Léonard de Vinci diminue l’importance des images

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Léonard s’inscrit ainsi dans la tradition des secreti et des mirabilia techniques et tente de suivre (sans doute en se faisant aider par un ami cultivé, peut-être même celui qui rédigea la lettre) un modèle littéraire inspiré par Bacon. Il est évident qu’il tente de se présenter sous le meilleur jour possible à la cour du duc Ludovic, où cette forme de présentation était probablement de règle. Le renoncement à une présentation «visuelle» révèle la crise que traverse Léonard au cours de ses premières années milanaises: sa confiance dans les possibilités expressives du dessin technique, telle qu’exprimée dans les feuillets de la période florentine, semble entamée. Parallèlement, Léonard prend ses distances vis-à-vis du monde des «praticiens» dont il est issu. Dans une lettre adressée à la Fabbrica du Dôme de Milan, qui l’a chargé (vers 1487) de concevoir un modèle de tour-lanterne, il semble irrité de passer pour un artisan. Pour bien résoudre un problème architectural, insiste-t-il, il faut tirer parti d’une connaissance théorique ; tout comme un bon médecin, pour soigner le corps humain, doit comprendre «… ce qu’est l’homme, ce qu’est la vie, et la constitution, et la santé», de même, il est nécessaire que le «médecin architecte» (CA 730r) … comprenne bien la nature d’un édifice, les règles qui sont à la base d’une méthode de construction correcte, d’où elles dérivent, en combien de parties elles se divisent, quelles raisons maintiennent l’édifice, assurent sa durée, la nature de son poids, et quel est le désir de la force… La distanciation à l’égard du savoir «pratique» est patente : on doit apprendre les lois de l’architecture, non pas de manière empirique, mais conformément à un système théorique (les règles qui sont à la base d’une méthode de construction correcte), doctrinal (en combien de parties [ces règles] se divisent) et tiré de sources écrites (d’où [ces règles] dérivent). Ces lois impliquent en outre la connaissance de lois plus générales telles que celles de la dynamique (le désir de la force) et de la statique ou science de ponderibus (science du poids). Cet apprentissage théorique constitue pour Léonard un programme de travail. En s’attelant à cette tâche, il pénètre dans le monde de la culture officielle dominée par le texte : aussi diminue-t-il provisoirement l’importance des représentations «visuelles», les «théâtres de machines» de sa formation florentine. Il doit s’immerger dans une culture qui s’exprime presque exclusivement en latin et avec laquelle il n’a eu, jusqu’à présent, qu’un contact indirect. À 35 ans, presque sans aucune notion de latin, il entreprend, en autodidacte, un travail d’acculturation intense et, par certains côtés, obsessionnel. Il consacre une bonne partie des années 1483 à 1489 à cette tentative obstinée d’émancipation culturelle. Dans les deux manuscrits les plus anciens de Léonard, le Manuscrit B (vers 1487-1489) et le Codex Trivulziano (vers 1487-1490), cet effort d’acculturation est intense. D’innombrables pages du Codex Trivulziano sont couvertes de listes de vocables rares ou latinisants (figure 1) tirés des textes, des manuscrits ou des livres imprimés qu’il rassemble. Dans le Codex Trivulziano (2r), on lit ainsi une première liste de livres : Donatus, Lapidarius, Pline, Abacus, Morgante, les premiers éléments de la bibliothèque personnelle de Léonard. © POUR LA SCIENCE


L’artiste-scientifique repousse ses limites Au XVe siècle, les artistes accèdent à la culture théorique. Léonard mène à son terme cette émancipation : il supprime les barrières qui limitaient le savoir scientifique de l’artiste. éon Battista Alberti, humaniste qui a étudié le droit, la physique et les mathématiques, est le porte-parole des artistes de la Renaissance : il est le premier à exprimer leur goût pour le savoir scientifique, leur volonté d’affranchir la peinture, la sculpture et l’architecture de leur statut inférieur d’«arts mécaniques». Dans les années 1430 à Florence (la coupole de Brunelleschi est alors en voie d’achèvement), il a côtoyé les artistes florentins et cette expérience l’a marqué. Il entreprend de rédiger des traités sur les arts visuels et inclut dans le cursus d’études de l’artiste de nombreuses sciences théoriques. Quelques années plus tard, le sculpteur Lorenzo Ghiberti, auteur de la Porte du Paradis du Baptistère florentin, écrit les Commentaires (vers 1445-1450), un autre texte fondamental de théorie artistique. Cette première émancipation théorique, au milieu du XVe siècle, est encore timide. Anatomie et géométrie figurent au nombre des disciplines scientifiques nécessaires à tout bon artiste ; mais Ghiberti, tout en réaffirmant, à la suite d’Alberti, l’utilité des connaissances anatomiques, avait dans ses Commentaires précisé les limites de celles-ci : «… Il n’est pas nécessaire d’être médecin comme Hippocrate, Avicenne et Galien, mais il faut avoir étudié leurs œuvres, connaître l’anatomie, savoir le nombre de tous les os du corps de l’homme, en connaître les muscles, savoir tous les nerfs et toutes les ligatures […] Les autres choses de la médecine ne sont pas aussi nécessaires.» En ce qui concerne la géométrie et les mathématiques, Alberti est tout aussi catégorique : «… nous emprunterons tout d’abord aux mathématiciens les éléments qui nous semblent concerner notre sujet […] je demande instamment que l’on considère qu’en cet exposé je ne parle pas de ces choses en mathématicien, mais bien en peintre. Car les mathématiciens, faisant abstraction de toute matière, mesurent les formes et les espèces des choses par leur seule intelligence. Toutefois, pour nous qui voulons que les choses soient placées sous le regard, nous aurons recours en écrivant, comme l’on dit, à une plus grasse Minerve» (extrait de Della pittura). La géométrie et les proportions se présentent toujours à l’artiste sous une forme visible, matérielle (qu’il s’agisse de figure peinte, d’église ou de sculpture) ; celui-ci tirera des mathématiques les connaissances qui lui sont nécessaires, sans trop s’engager dans des études purement théoriques. Alberti et Ghiberti sont catégoriques. Léonard rejette ces restrictions. Sa volonté de liberté transparaît en anatomie et en géométrie dès 1487-1489. À l’époque où il entreprend d’améliorer son latin, vers 1487, il réalise sa première série d’études anatomiques véritables alors que, jusque-là, son œuvre non artistique comportait surtout des études de machines et d’ingénierie. Son dernier travail d’intérêt anatomique, le tableau de Saint Jérôme, exécuté peu avant qu’il ne quitte Florence, suivait les préceptes des ateliers d’art, où les artistes ne s’intéressaient qu’à deux composantes anatomiques : les os et les muscles. Alberti avait, le premier, énoncé la procédure à suivre : «… il faut d’abord en esprit placer en dessous les os

Musée de l’Œuvre du Dôme

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1. Les artistes de la Renaissance ne vont pas au-delà de l’étude des os, des muscles et de la surface du corps. Dans la Madeleine, sculpture en bois de Donatello (vers 1457), le savoir anatomique reste superficiel.

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2. Même dans la gravure Combat d’hommes nus d’Antonio Pollaiolo (seconde moitié du XVe siècle), les connaissances anatomiques sont exclusivement externes. 3. Alessandro Allori (vers 1575), recouvre progressivement les os de muscles et de peau. Musée des Offices, Florence

[…] Il faut ensuite que les nerfs et les muscles soient attachés à leur place ; il faut enfin montrer les os et les muscles revêtus de chair et de peau» (Della pittura, l. II). Les artistes de la Renaissance suivront longtemps cette règle ; vers 1575, Alessandro Allori, un artiste qui évolue dans le sillage de Michel-Ange, l’illustre dans un dessin (figure 3), et démontre son actualité en plein XVIe siècle. L’étude des os visait à représenter correctement les tailles respectives des différentes parties du corps. Si l’étude des muscles était également de règle, les artistes ne s’intéressaient qu’aux muscles les plus externes, ceux qui changeaient de forme de manière évidente avec les mouvements du corps. L’anatomie artistique du XVe siècle ne va pas au-delà, et Léonard écrit très justement qu’elle est à mi-chemin «entre l’anatomie et la vie» (RL 12631r). Complétées parfois par de vraies dissections anatomiques, publiques ou privées, ces connaissances musculaires «superficielles» se fondaient surtout sur l’examen de sujets particulièrement athlétiques ou, au contraire, de corps émaciés par la vieillesse ou la maladie. Un exemple du premier type d’étude anatomique est la gravure de Pollaiolo, Combat d’hommes nus (figure 2); c’est en revanche l’observation de corps affaiblis qui a inspiré la Madeleine de Donatello (figure 1), exécutée peu après la compilation des traités d’Alberti et de Ghiberti (1453-1455). Les études anatomiques que Léonard a réalisées à Florence, tandis qu’il peignait Saint Jérôme, ne nous sont pas parvenues, mais elles étaient sans doute de même nature. Il y fait allusion dans la liste des matériaux d’atelier qu’il dresse avant de quitter Florence pour Milan : «Gorges de plusieurs vieilles femmes. Têtes de vieillards. Plusieurs nus, figures entières. Plusieurs bras, jambes, pieds et attitudes». Un sujet tel que saint Jérôme, vieil ermite, consumé par l’âge et les pénitences, était un être décharné idéal pour exprimer les connaissances anatomiques nouvelles. Les deux caractéristiques de l’anatomie artistique de la Renaissance – l’étude limitée aux os et aux muscles, et à la manière dont ceux-ci apparaissent «en surface» – subsistent même dans les premières véritables études anatomiques exécutées par Léonard à Milan vers 1487. Sur l’une d’elles (RL 12613v), Léonard représente les membres (figure 4) d’abord uniquement

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