POUR LA SCIENCE
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Fermi
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LES GÉNIES DE LA SCIENCE
LES GÉNIES DE LA SCIENCE
Un physicien dans la tourmente
Trimestriel Février – Mai 2001
N°6
Fermi, un génie engagé
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vec Galilée, Volta et Marconi, Enrico Fermi est l’un des quelques Italiens qui ont une place de choix parmi les génies de la science. Personnalité que les circonstances ont rendu complexe, Fermi a vécu dans la tourmente politique associée à la seconde guerre mondiale : aussi le mythe de Fermi a-t-il cristallisé autour de stéréotypes contradictoires. D’un côté, la figure d’un génie solitaire, uniquement dévoué à son propre travail de recherche, qui étudie les mystères des noyaux atomiques et en révèle certains secrets – une image de brillant autodidacte entouré de jeunes chercheurs dans la tour d’ivoire de l’Institut de physique de Rome. De l’autre, un physicien associé au champignon atomique qui s’élève dans le désert d’Alamogordo, à la destruction de Hiroshima et de Nagasaki et au cauchemar des armes nucléaires avec lesquelles l’humanité a dû apprendre à vivre au cours des cinquante dernières années. Telles les deux faces de Janus, ces deux Fermi coexistent, le premier indépendant de tout contexte social, le second écrasé par la responsabilité de ses découvertes et le drame de l'«apprenti sorcier». Cette biographie recompose une image unitaire et vivante d’un grand scientifique. Les contradictions font partie intégrante de la riche personnalité d’un homme qui participa à des périodes particulièrement dramatiques de l’histoire du XXe siècle (le fascisme, la Seconde guerre mondiale et le début de la guerre froide). Fermi découvre des phénomènes scientifiques d’une importance militaire exceptionnelle et prend de lourdes responsabilités en les utilisant pour la production des armes nucléaires. Un seul de ses travaux de physique théorique fondamentaux (comme la découverte de la statistique quantique qui porte son nom, ou la théorie de la désintégration β), une seule de ses découvertes expérimentales (comme la radioactivité artificielle induite par les neutrons lents, ou la réalisation de la première réaction en chaîne contrôlée avec la pile de Fermi) assurent à Fermi une place dans l’empyrée des scientifiques du XXe siècle. Parallèlement, sa qualité de membre influent de la communauté scientifique de Los Alamos, son rôle de consultant du gouvernement des États-Unis sur la politique atomique, sur le développement et sur le contrôle des armes nucléaires, font de lui un acteur de l’histoire du siècle. Pour relier ces deux aspects de l’homme, nous extrairons Fermi de la vitrine aseptisée et trompeuse où l’hagiographie officielle l’a placé. Nous relirons son activité scientifique et les comportements politiques, qui sont intimement liés, avec, pour toile de fond, les contextes d’une vie tourmentée : la tradition scientifique qui l’a formé, la situation politique et institutionnelle de l’Italie du fascisme – où il a mûri scientifiquement et où s’est déroulée sa carrière académique, le contexte scientifique international au sein duquel se développaient les grandes synthèses théoriques du XXe siècle (dont la relativité générale et la mécanique quantique), et, enfin, la conjoncture de la Seconde guerre mondiale et ses conséquences, tant sur la science, avec la naissance de la «Big science», que sur l’établissement d’un nouvel ordre mondial. Michelangelo De Maria Professeur d’Histoire des sciences à l’Université de Rome © POUR LA SCIENCE
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FERMI,
par Michelangelo De Maria 3. Fermi, un génie engagé 7. L’entrée dans la vie en autodidacte Fermi apprend seul entre 1919 et 1923 les outils mathématiques et physiques qui lui permettent d’affronter la mécanique quantique. Son approche, originale, est à la fois théorique et expérimentale.
17. Le théoricien et la mécanique quantique En 1922, après sa licence, Fermi se présente à Orso Mario Corbino, son futur maître. Corbino l’introduit dans la communauté scientifique internationale et l’encourage à poursuivre une carrière universitaire.
24. Fermi invente une statistique quantique Ses recherches sur le comportement des particules d’un gaz parfait font entrer Fermi dans le cénacle des plus grands physiciens : il est l’une vedettes du Congrès de Côme de 1927.
29. Une nouvelle force dans le noyau La transformation de l’Institut de Physique, les faveurs de Mussolini et un important congrès à Rome confirment le prestige du groupe de Fermi. Sa théorie de l’interaction faible, en 1933, n’est pas comprise immédiatement.
36. Les travaux sur la radioactivité artificielle En 1934, la découverte de la radioactivité artificielle par Frédéric Joliot et Irène Curie guide les physiciens romains qui mettent en évidence le rôle des neutrons lents dans les réactions nucléaires.
46. La fin du groupe Fermi : l’exil aux États-Unis La tentative de création d’un Centre de recherches compétitif échoue. Dans un climat politique toujours plus pesant, Fermi saisit l’occasion du prix Nobel pour chercher refuge en Amérique. Encarts d’abonnement entre les pages 2 et 3, un encart broché service lecteurs et une carte d’abonnement entre les pages 98 et 99.
N°6 • Février 2001
52. De recherches secrètes naît la pile atomique Dans les laboratoires de l’Université de Columbia, Fermi et ses collègues américains et européens effectuent la première réaction nucléaire en chaîne. Le 2 décembre 1942, la pile atomique entre dans l’Histoire.
62. De Los Alamos au test d’Alamogordo Le gouvernement américain bâtit le centre de Los Alamos pour que le «Projet» soit entouré du secret nécessaire. L’explosion de la première bombe confirme des années de recherches intenses.
70. Hommes de paix et seigneurs de guerre Certains physiciens du Projet Manhattan font campagne pour que la bombe atomique ne soit pas utilisée. D’autres, dont Fermi, soutiennent la position opposée. Et les États-Unis leur donnent raison.
74. Les physiciens agissent selon leur conscience Après les explosions de Hiroshima et Nagasaki, certains scientifiques abandonnent la physique, d’autres prônent une utilisation pacifique de l’énergie nucléaire. Fermi collabore à la construction de la bombe H.
82. L’École de Chicago Fermi fonde, après la guerre, une nouvelle école de physique aux États-Unis et se consacre à l’étude du noyau atomique. Sollicité par ses amis italiens, il aide la refondation de la physique italienne.
90. L’affaire Oppenheimer Oppenheimer, qui dirigea le Projet Manhattan, est condamné en 1953 pour espionnage, malgré les témoignages de Fermi et d’autres physiciens. L’épisode assombrit les dernières années de la vie de Fermi.
L’entrée dans la vie en autodidacte Fermi apprend seul entre 1919 et 1923 les outils mathématiques et physiques qui lui permettent d’affronter la physique quantique. Son approche, originale, est à la fois théorique et expérimentale.
nrico Fermi naît à Rome, le 29 septembre 1901, d’une famille originaire de Plaisance. C’est le cadet de trois enfants (sa sœur Maria est née en 1899 et son frère Giulio en 1900). Son père, Alberto Fermi, est inspecteur en chef des chemins de fer. Bien qu’il ait été baptisé, Fermi ne reçoit aucune éducation religieuse, ni dans sa famille, ni pendant ses études, et il restera agnostique toute sa vie. Lorsqu’il a dix ans, ses parents l’inscrivent au Lycée Umberto I : bon élève, sans toutefois exceller, il a parfois de mauvaises notes en rédaction car, comme le mentionne dans Enrico Fermi, physicien Emilio Segrè, prix Nobel de physique en 1959 et ami de Fermi, «le style avec lequel il rédigeait ses compositions, totalement objectif et sans fioriture, faisait croire qu’il manquait de sensibilité». Son intérêt pour la physique et les mathématiques se manifeste assez tôt : tout jeune, il achète à un bouquiniste un volumineux traité enfantin latin de physique mathématique en deux volumes de près de 900 pages, Elementorum Physicae Mathematicae, publié en 1840 par Andrea Caraffa, un professeur jésuite. Le jeune Fermi étudie à fond cet ouvrage, qui traite de mécanique des milieux continus et discontinus, d’optique, d’acoustique et d’astronomie, comme en témoignent les nombreuses annotations marginales et les quelques feuillets, retrouvés entre les pages, au fil desquelles Enrico développe des calculs relatifs aux diverses formules du livre. Durant l’hiver 1915, une tragédie frappe sa famille : son frère Giulio décède à la suite d’une intervention chirurgicale destinée à le soigner d’un abcès à la gorge. Enrico est d’autant plus triste que Giulio était «son meilleur ami et depuis toujours, son seul compagnon de jeu». Pendant les mois suivants, Enrico
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Sur la photographie de droite, entre son frère Giulio et sa sœur Maria, Enrico Fermi à quatre ans. Ci-contre, un poème du petit Enrico :
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LAURA FERMI, ATOMI IN FAMIGLIA
Ode à l’Italie Terre d’Italie, Tes beaux prés Tes belles montagnes Toujours je vois Terre d’Italie Où je suis né Où j’ai vécu Où je veux mourir Terre d’Italie, ma force T’est entièrement consacrée ; Tu m’a donné la vie Ma vie est maintenant pour toi.
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À 17 ans, Fermi (en haut) fait déjà preuve d’une grande maturité scientifique, comme le prouve son devoir de l’examen d’admission à l’École Normale de Pise (à droite, ci-dessus) : Le son consiste, comme on le sait, en rapides vibrations des particules d’air qui se mélangent sous l’action, soit de corps vibrants immergés dans celles-ci, soit d’une quelconque perturbation qui pourrait survenir parmi elles. Pour pouvoir ensuite étudier de façon complète les caractères des sons, nous devons d’abord arrêter notre attention sur les questions suivantes : comment vibrent des corps? Comment l’air transmet-il leurs vibrations? Pour répondre à la première question, je me limiterai à traiter un cas particulier : les vibrations transversales d’une tige élastique encastrée à une extrémité et parfaitement libre à
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l’autre. Supposons en outre la tige homogène rectiligne et les vibrations très faibles et planes. Prenons la position de la tige au repos pour axe des x et le point d’encastrement comme origine des coordonnées. Par y nous désignons le déplacement du point d’abscisse x au temps t. Les vibrations étant très petites, on obtient l’équation ∂2y/∂t2 + a2 ∂4y/∂x4 = 0 (1) où pour simplifier l’on pose a2 = EI/m, m étant la masse par unité de longueur, E le module élastique de la tige, et I le moment d’inertie de sa section. Posons y = u1 sin(k1t) + u2 sin(k2t) + ... = ∑ ui sin(kit) où u1, u2, ... sont fonctions de la seule variable x et les k des constantes indéterminées pour le moment. On obtient : ∂2y/∂t2 = -∑ k2u sin(kt) ∂4y/∂x4 = ∑ ∂4u/∂x4 sin(kt)...
PERSICO NRICO ARCH.E
se lie d’amitié avec Enrico Persico, camarade de classe de Giulio, avec qui il partage une passion pour la physique. Entre ces deux adolescents, qui obtiendront en 1926 les premières chaires de physique théorique attribuées en Italie, naît une profonde et durable amitié. Persico évoque les étonnantes qualités du jeune Fermi : Quand je le rencontrai pour la première fois, il avait quatorze ans ; je m’aperçus émerveillé que mon condisciple n’était pas seulement doué pour les sciences, où ses qualités étaient reconnues, mais également doté d’une intelligence totalement différente de celle des autres garçons que je connaissais et que je savais intelligents et studieux. […] En mathématiques et en physique, il avait étudié de nombreux sujets qui n’étaient pas abordés dans nos cours. Et ses connaissances n’avaient rien de scolaires, il pouvait les utiliser avec la plus grande habileté et une clairvoyance étonnante. Déjà à l’époque, connaître un théorème ou une loi scientifique signifiait maîtriser son utilisation. Les années lycéennes de Fermi sont marquées par l’influence de l’ingénieur Adolfo Amidei, ami et collègue de son père et amateur passionné de mathématiques et de physique. Celui-ci prend vite conscience des dons exceptionnels du jeune garçon et lui prête divers traités mathématiques de niveau universitaire. Pendant trois ans, Fermi étudie ces textes tout seul ; à 17 ans, il maîtrise des pans entiers des mathématiques, la géométrie analytique, la géométrie projective, l’analyse algébrique, le calcul infinitésimal et intégral et la mécanique rationnelle. Amidei évoque cette période : J’appris qu’Enrico étudiait les mathématiques et la physique dans des livres d’occasion qu’il achetait à Campo dei Fiori, espérant y trouver un ouvrage qui expliquerait scientifiquement le mouvement de la toupie et du gyroscope ; n’en ayant trouvé aucun, il avait envisagé le problème sous toutes ses coutures et avait élaboré une explication des diverses caractéristiques de ce mystérieux mouvement. Je lui fis alors remarquer que, pour obtenir une explication rigoureuse, il était nécessaire de bien connaître la mécanique rationnelle et que, pour l’apprendre, il fallait maîtriser la trigonométrie, l’algèbre, la géométrie analytique et le calcul infinitésimal. Je lui conseillai de ne pas s’attaquer trop tôt à l’étude de la toupie et du gyroscope […]. Enrico fut convaincu du bien-fondé de mon conseil et je lui fournis les livres que j’estimais les plus aptes à lui inculquer des idées claires et des fondements mathématiques solides. Amidei suggère au jeune Fermi de s’inscrire à l’Université de Pise et non à celle de Rome et de participer au concours d’admission à l’École Normale Supérieure de Pise, où il pourrait approfondir ses matières préférées. Amidei convaincra aussi les parents d’Enrico, initialement peu enthousiastes à l’idée de laisser leur fils partir à Pise pendant quatre ans.
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Le théoricien et la mécanique quantique En 1922, après sa licence, Fermi se présente à Orso Corbino, son futur maître. Corbino l’introduit dans la communauté scientifique internationale et l’encourage à poursuivre une carrière universitaire.
iplômé de l’Université de Pise et de l’École Normale, Fermi retourne à Rome, décidé à entreprendre une carrière universitaire. Il se présente à Orso Mario Corbino, professeur de physique expérimentale et directeur de l’Institut de physique, personnage très influent tant en politique qu’au sein de la communauté scientifique italienne. Dans les quinze premières années du XXe siècle, Corbino a été l’un des plus talentueux expérimentateurs italiens, menant de nombreuses recherches en physique atomique, spectroscopie et magnéto-optique. Cependant, la guerre l’a obligé à se reconvertir en expert des questions économiques et industrielles du pays, en particulier dans le secteur de l’électricité. En 1917, il a été nommé président du Conseil supérieur des eaux, puis élu sénateur du royaume d’Italie en 1920, sur proposition de Giovanni Giolitti, alors Premier ministre ; l’année suivante, il a participé au gouvernement Bonomi en qualité de Ministre de l’Instruction publique. Contraint par ses obligations politiques à s’éloigner de la recherche, il continue néanmoins à s’intéresser – sans doute le seul parmi ses collègues italiens – aux développements de la physique quantique. Fermi évoque ainsi sa première rencontre avec Corbino, dans le texte commémoratif qu’il présentera à l’occasion du décès de son maître, survenu en 1937 : J’ai rencontré le sénateur Orso Mario Corbino à mon retour à Rome, juste après avoir obtenu ma licence, en 1922. J’avais alors vingt ans et Corbino, quarante-six ; il était sénateur, ancien ministre de l’Instruction publique et l’une des personnalités les plus éminentes dans le domaine des études [de physique]. Ce fut donc avec une appréhension compréhensible que je me présentai à lui. Toutefois, cette défiance disparut aussitôt devant la manière, à la fois cordiale et intéressante, dont il se mit à discuter avec moi du sujet de mes études. Au cours de cette période, nous eûmes des conversations et discussions presque quotidiennes, qui non seulement me permirent d’éclaircir bon nombre d’idées encore confuses dans mon esprit, mais firent naître en moi la vénération profonde et sincère du disciple pour le maître, vénération qui ne cessa de croître pendant les années que j’eus la chance de passer dans son laboratoire. Corbino apprécie immédiatement l’extraordinaire talent du jeune homme et décide de l’aider : fin 1922, il lui obtient une bourse de perfectionnement pour un séjour à l’étranger, et Fermi se rend à l’Institut de Göttingen dirigé par Max Born, l’un des pères fondateurs de la physique quantique. Dans le rapport de la commission décernant cette bourse, dont Corbino était membre, le postulant Enrico Fermi est apprécié : Doté d’une grande vivacité d’esprit et de connaissances approfondies en mathématiques supérieures et dans les sujets les plus ardus de la physique, il fait déjà preuve, quelques mois après avoir obtenu sa licence, d’une maturité scientifique qui lui permet de traiter avec sûreté et une intuition évidente des problèmes de physique mathématique et de physique expérimentale. [...]
ARCH.ZANCHI, DIP. FISICA,UNIV.ROMA
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Orso Mario Corbino (1876-1937), le mentor de Fermi (ci-dessus), et Giovanni Giolitti (1842-1928) en 1909 (ci-dessous).
ARCH.FOTOG.MONDOTARI
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LE PRINCIPE ADIABATIQUE DE PAUL EHRENFEST
Un système physique est décrit par un ensemble de niveaux d’énergie et les probabilités d’occupation de ces niveaux. Dans une transformation adiabatique d’un système les niveaux d’énergie changent, mais, stipule Ehrenfest, pas la probabilité d’occupation de ces niveaux. Fermi démontre que ce théorème est invalide pour une transformation qui n’est pas décrite par des variables indépendantes. Voici l’exemple qu’il propose : y D C
A
y
B
D
C'
C
A
B'
B
y
x
D
C'
C
A
E B'
F B
x x Une particule, en mouvement dans une boîte vide ABCD, est soumise à une transformation adiabatique qui réduit la boîte à AB’C’D. On exécute cette transformation soit en poussant BC, soit en poussant BB’. Les mouvements de la particule selon x et y sont séparables dans le premier cas, mais pas dans le second.
Max Born (1882-1970), Werner Heisenberg (1901-1976) et Wolfgang Pauli (1900-1958).
Devant l’activité aussi féconde et exceptionnelle de ce candidat à l’aube de sa carrière scientifique, on ne peut que se montrer admiratif et souhaiter que l’obtention de ce poste de perfectionnement lui permette d’élargir le champ de ses connaissances en physique.
À Göttingen, Fermi reste un jeune loup solitaire Fermi se rend à Göttingen en hiver 1923 et y reste environ six mois. Toutefois, cette période ne lui sera guère féconde d’un point de vue scientifique. La physique était alors à l’apogée de sa splendeur à Göttingen, raconte Emilio Segrè. Born enseignait la physique théorique, James Franck la physique expérimentale et, aux côtés de ces deux célébrités se trouvait un groupe de jeunes scientifiques qui devaient, quelques années plus tard, bouleverser les conceptions physiques. [...] Lorsque Fermi arriva à Göttingen, il y rencontra quelques brillants jeunes gens, dont deux éminents physiciens, Werner Heisenberg et Pascual Jordan. [...] Néanmoins, le séjour ne fut pas aussi fructueux que ce qu’on aurait pu escompter. [...] Il ne semble pas que Fermi ait subi l’influence de Göttingen, alors fourmillante d’idées avant-gardistes. Il se peut que ses grands contemporains Heisenberg, Jordan et Pauli [...] aient été tellement absorbés par leurs importants travaux qu’ils n’aient pas pris conscience de ses capacités. En outre, Fermi, aussi timide que fier, était habitué à la solitude, ce qui peut expliquer son isolement. À Göttingen, Fermi ne s’intéresse pas aux paradoxes et aux contradictions de la «vieille physique quantique», physique fondée sur les conditions de quantification de Bohr-Sommerfeld, sur lesquels s’interrogent Born, Heisenberg, Jordan et Pauli ; il résout des problèmes de thermodynamique utilisant la vieille physique quantique. Ainsi, il étudie les limites du principe adiabatique, énoncé en 1916 par le grand physicien d’origine autrichienne Paul Ehrenfest. Ce principe permet de prédire l’état quantique d’un système mécanique lorsque son environnement subit une transformation adiabatique (voir encadré à gauche). Est-il valable pour tous les systèmes ? Un mois après son arrivée à Göttingen, Fermi termine déjà un premier travail, intitulé Le principe adiabatique et les systèmes qui n’admettent pas de coordonnées angulaires : proposant de définir les limites de validité du principe d’Ehrenfest, il découvre que, pour des transformations adiabatiques particulières de l’environnement d’un système (qui passent par un état intermédiaire qui n’admet pas la séparation des variables, c’est-à-dire que l’on ne peut donc pas décrire simplement), «le principe adiabatique perd son fondement» : l’état du système à la fin de la transformation n’est pas prévisible. Fermi conclut : «Si le système ne peut pas être quantifié rigoureusement dans les états intermédiaires de la transformation, cette imprécision se prolonge jusqu’à l’état final.» La production scientifique de Fermi à Göttingen ne s’arrête pas là : deux mois après la publication de ce travail, en avril 1923, le jeune scientifique a déjà
MARY EVANS PICT.LIBRARY
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Fermi invente une statistique quantique Ses recherches sur le comportement des particules d’un gaz parfait font entrer Fermi dans le cénacle des plus grands physiciens : il est l’une des vedettes du Congrès de Côme de 1927.
ntre les recherches expérimentales menées avec Rasetti et les vicissitudes des divers concours pour des postes professoraux, Fermi approfondit ses travaux sur la mécanique quantique, alors en plein essor. En janvier 1925, Pauli publie son célèbre article sur le principe d’exclusion et Einstein, deux articles fondamentaux sur la statistique quantique des gaz. Durant l’été 1925, Heisenberg, Born et Jordan établissent les bases de la nouvelle physique quantique, ou «physique des matrices». Cette nouvelle formulation permet de calculer de manière formellement irréprochable les conditions de quantification des systèmes atomiques et élimine certaines insuffisances de l’ancienne mécanique quantique de Bohr-Sommerfeld. Toutefois, Fermi n’apprécie guère la physique des matrices : cette formulation lui paraît trop abstraite et elle trahit un implicite «renoncement» (les calculs donnent les bons résultats, mais la compréhension physique du phénomène est absente). Il écrit à son ami Persico en septembre 1925 : Mon impression est que les progrès de ces derniers mois n’ont pas été extraordinaires, malgré l’incontestable quantité de raies spectroscopiques calculées par Heisenberg. À mon humble avis, on renonce trop vite à comprendre les choses. En janvier 1926, Erwin Schrödinger publie une nouvelle formulation de la physique quantique, la mécanique ondulatoire. Fondée sur le formalisme mathématique des équations aux dérivées partielles, beaucoup plus familier aux physiciens que l’algèbre des matrices utilisée par Heisenberg, cette nouvelle théorie donne une représentation plus intuitive des phénomènes quantiques. Selon Segrè, Fermi «en fut émerveillé, car l’œuvre de Schrödinger était facilement compréhensible, malgré quelques réserves ; elle utilisait des techniques mathématiques connues depuis longtemps et fournissait des résultats concrets vérifiables expérimentalement. Fermi fit immédiatement sienne les méthodes de Schrödinger, mais hésita quelque temps sur l’interprétation de la fonction d’onde». Fermi lit également un important travail de Born, où le formalisme de Schrödinger est appliqué aux problèmes de collision et de diffusion de particules : pour la première fois, Born introduit l’interprétation probabiliste de la fonction d’onde. Peu de temps après, Fermi publie une brillante application de la théorie des collisions de Born, intitulée Sur la mécanique ondulatoire des processus de collision. Il rejette cependant l’interprétation probabiliste de Born et, pendant plusieurs mois, recherche d’autres significations de la fonction d’onde. Soulignons que Fermi reste indifférent et étranger aux querelles épistémologiques qui, à partir de la seconde moitié des années 1920, opposent réalistes et probabilistes sur l’interprétation de la physique quantique. Il accepte à contre coeur la théorie probabiliste de Born, reconnaissant cependant que les méthodes formelles expliquent bien les phénomènes atomiques.
EMILIO SEGRÈ, ENRICO FERMI, FISICO
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Fermi et Segrè en toge à Rome. DUALITÉ ONDE-CORPUSCULE
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v
λ De Broglie avait associé une longueur d’onde λ à toute particule de masse m et de vitesse v par la formule λ = h/mv, où h est la constante de Planck. Schrödinger pense que, s’il y a une onde, elle se propage et il établit l’équation de propagation de ces ondes : i h/2π ∂/∂t ψ(r,t) = H ψ(r,t) où i est le nombre imaginaire √-1, ψ la fonction d’onde de la particule, r sa position, t le temps, et H l’opérateur Hamiltonien qui représente l’énergie du système. Un problème subsistait : quelle était la signification de ψ?
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I. R O M
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Fermi en 1926.
Fermi et sa future femme, Laura, se sont rencontrés en 1924, et se marieront quatre années plus tard.
25 LAURA FERMI, ATOMI IN FAMIGLIA
Les recherches de Fermi sur la physique quantique culminent avec son célèbre travail Sur la quantification du gaz parfait monoatomique, rédigé à Arcetri en décembre 1925. Une première version est présentée par Garbasso à l’Académie des Lincei le 7 février 1926, suivie de la parution d’un article plus étoffé dans la revue «Zeitschrift für Physik». Dans cette étude, Fermi utilise des méthodes classiques de thermodynamique statistique, toujours dans le cadre de l’ancienne physique quantique, et formule pour la première fois une loi statistique à laquelle obéissent un ensemble de particules élémentaires, la «statistique antisymétrique», ou statistique de Fermi-Dirac. Quelques mois plus tard, Paul Dirac parvient au même résultat que Fermi en suivant toutefois une voie différente, fondée sur la nouvelle physique quantique. Le travail de Dirac est présenté à la Royal Society le 26 août 1926. Lorsque Fermi s’aperçoit que, dans son article, le scientifique anglais ne fait aucune allusion à ses précédents travaux sur le sujet, il soulève la délicate question de priorité dans une lettre assez sèche : «Cher Monsieur ! Dans votre intéressant travail, Sur la théorie de la mécanique quantique, vous proposez une théorie du gaz idéal fondée sur le principe d’exclusion de Pauli. Or, j’ai moi-même publié une théorie du gaz idéal pratiquement identique à la vôtre, au début de l’année 1926 (Zs. f. Phys. 36, p. 902 ; Lincei Rend. février 1926). Puisque j’imagine que vous n’avez pas pris connaissance de mon article, je me permets d’attirer votre attention sur celui-ci. Sincères salutations, Enrico Fermi.» On sait peu de choses sur la genèse de cette découverte fondamentale de Fermi. Rasetti raconte : Il est regrettable que l’on ignore presque tout des circonstances qui ont guidé Fermi vers ses contributions les plus importantes en physique théorique, alors qu’à l’inverse, nous disposons d’informations précises sur son travail expérimental. Les raisons en sont assez évidentes. Même lorsque Fermi réalisait seul ses expériences, l’avancée de ses recherches expérimentales pouvait être suivie, pratiquement au jour le jour, par ses collègues. En tant que théoricien, cependant, Fermi était totalement autonome, exécutant la majeure partie de son travail chez lui, aux petites heures du matin, et même ses collaborateurs les plus proches n’avaient que peu d’informations sur le problème qui occupait son esprit, jusqu’à ce qu’il présente, au cours d’une réunion informelle, le produit fini de ses cogitations. Il est néanmoins certain qu’en décembre 1923 à Leyde, Fermi s’intéresse déjà à l’un des thèmes centraux de son travail de 1926 sur la nouvelle statistique quantique : la détermination de la valeur absolue de l’entropie pour un gaz parfait monoatomique (un gaz parfait est un gaz où les atomes, comme des boules de billard, se déplacent sans frottement, et ne sont soumis à aucune force, sauf celle résultant des collisions). Le problème de l’entropie est ancien : en 1912, les physiciens allemands O. Sackur et H. Tetrode déterminent, en utilisant les lois de la thermodynamique, l’entropie du gaz parfait monoatomique. Ils émettent l’hypothèse assez hardie que le mouvement de translation des molécules du gaz est quantifié, hypothèse critiquée à l’époque. L’année suivante, le physicien Otto Stern, estimant que la quantification du gaz parfait introduite par Sackur et Tetrode est insuffisamment justifiée, obtient le même résultat par un procédé ingénieux, différent de celui adopté par les deux physiciens allemands : Stern introduit, dans son calcul, l’énergie dite de point zéro, l’énergie résiduelle des atomes au zéro absolu de température. Dans un travail de décembre 1923, publié dans les «Comptes rendus» de l’Académie des Lincei sous le titre À propos de la théorie de Stern sur la valeur absolue de l’entropie, Fermi retrouve la formule de Sackur-Tetrode par un autre moyen, réfutant l’hypothèse de l’énergie de point zéro de Stern : «Dans ce travail, j’entends démontrer que cette hypothèse artificielle n’est absolument pas nécessaire, car il suffit de modifier légèrement les calculs cinétiques [de
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Genèse d’une découverte fondamentale