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LES GÉNIES DE LA SCIENCE
LES GÉNIES DE LA SCIENCE L’émergence de l’inconscient
Freud POUR LA SCIENCE
par Bernard This Trimestriel Mai 2003 – Août 2003 FRANCE METRO 5,95 €, DOM 5,95 €, BEL 6,77 €, CAN 8,75 $, CH 10,80 FS, LUX 6,77 €, PORT. CONT. 6,48 €, MAR 50 MAD, MAU7,62 €
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N°15
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FREUD,
par Bernard THIS
N°15 •Mai 2003
51. Freud neurologue
3. Freud, une autre pensée
Après des études de médecine, Freud effectue d’excellentes recherches en neurologie et devient, entre 1886 et 1897, le spécialiste reconnu des paralysies infantiles. Selon lui, ces pathologies sont souvent liées à un traumatisme.
Hystérie et folie sont des maladies que l’on peut soigner en écoutant le patient : cette conception du traitement n’apparaît qu’au XVIIIe siècle, avec les travaux sur l’hypnose du marquis de Puységur .
62. Les voyages de Freud Jean Cordonnier
En 1898, lors d’un voyage en Italie, Freud comprend l’importance d’un interlocuteur dans l’analyse : l’analyste invite l’analysant à s’exprimer et l’aide à entendre ce qu’il veut vraiment dire.
16. La première analyse En 1882, Bertha Pappenheim, une patiente hystérique, fait peu à peu disparaître ses angoisses et fixations en racontant, sous hypnose, leur origine. Pour Freud c’est une révélation, mais il «transforme la vérité».
68. La fin de l’isolement Au début du XXe siècle, des disciples se rassemblent autour de Freud, à Vienne puis dans le monde entier. Freud scandalise l’opinion publique en publiant sa théorie sur la sexualité.
24. Une enfance tourmentée Sigmund Freud naît en 1856 dans une famille pleine de mystères, qui suscite des interrogations traumatisantes : mon père est-il mon père ? Mon oncle et mes demi-frères sont-ils des criminels ?
76. Années noires La guerre de 1914-1918 pose la question des névroses résultant des traumatismes de guerre. Freud précise les fondements de la psychanalyse, et assimile notamment le corps social à un organisme individuel.
32. L’impossible trio Perception-conscience
86. Erreur, horreur, terreur
Re fo u
Le 24 juillet 1895, Freud fait un rêve étrange qu’il s’empresse d’analyser. Son interprétation est une révélation: voie royale vers l’inconscient, le rêve est l’accomplissement de désirs.
90. L’exil 46. Les amours de Freud À 16 ans, Freud croit découvrir l’amour, alors que son émoi est causé par un lieu qui ravive ses souvenirs d’enfance. À 26 ans, il rencontre, en la personne de Martha, l’amour fou… et le transfert. Sur une partie des numéros : un encart broché Pour La Science (abonnement et commandes) et un encart jeté Cerveau & Psycho (abonnement). Pour les abonnés : un encart jeté Pour La Science sur la 4e de couverture (CD-Rom Pour la Science). Couverture : Yves Charnay ; crédits photographiques : Musée du Louvre, Paris et Sigmund Freud Copyrights
lé
40. Le rêve clef
Pré-conscient MOI
L’année 1923 marque le début du calvaire de Freud: une tumeur se développe dans sa bouche et nécessite de multiples opérations. Ses disciples, désemparés, commencent à penser à l’«après-Freud».
Dans les années 1930, le nazisme montant s’en prend à la «psychanalyse juive». Freud, toujours malade, s’exile à Londres, où il s’éteint en 1939 après un long calvaire.
Inconscient ÇA
Dans les années 1880, le jeune Freud affine sa méthode thérapeutique avec l’aide de Breuer. Parallèlement, un jeune médecin, Fliess, devient son confident. L’amitié de Freud et Breuer en pâtit.
SUR-MOI
Österreichische Nationalbibliothek, Vienne
4. Hypnose et suggestion
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FREUD,
par Bernard THIS
N°15 •Mai 2003
51. Freud neurologue
3. Freud, une autre pensée
Après des études de médecine, Freud effectue d’excellentes recherches en neurologie et devient, entre 1886 et 1897, le spécialiste reconnu des paralysies infantiles. Selon lui, ces pathologies sont souvent liées à un traumatisme.
Hystérie et folie sont des maladies que l’on peut soigner en écoutant le patient : cette conception du traitement n’apparaît qu’au XVIIIe siècle, avec les travaux sur l’hypnose du marquis de Puységur .
62. Les voyages de Freud Jean Cordonnier
En 1898, lors d’un voyage en Italie, Freud comprend l’importance d’un interlocuteur dans l’analyse : l’analyste invite l’analysant à s’exprimer et l’aide à entendre ce qu’il veut vraiment dire.
16. La première analyse En 1882, Bertha Pappenheim, une patiente hystérique, fait peu à peu disparaître ses angoisses et fixations en racontant, sous hypnose, leur origine. Pour Freud c’est une révélation, mais il «transforme la vérité».
68. La fin de l’isolement Au début du XXe siècle, des disciples se rassemblent autour de Freud, à Vienne puis dans le monde entier. Freud scandalise l’opinion publique en publiant sa théorie sur la sexualité.
24. Une enfance tourmentée Sigmund Freud naît en 1856 dans une famille pleine de mystères, qui suscite des interrogations traumatisantes : mon père est-il mon père ? Mon oncle et mes demi-frères sont-ils des criminels ?
76. Années noires La guerre de 1914-1918 pose la question des névroses résultant des traumatismes de guerre. Freud précise les fondements de la psychanalyse, et assimile notamment le corps social à un organisme individuel.
32. L’impossible trio Perception-conscience
86. Erreur, horreur, terreur
Re fo u
Le 24 juillet 1895, Freud fait un rêve étrange qu’il s’empresse d’analyser. Son interprétation est une révélation: voie royale vers l’inconscient, le rêve est l’accomplissement de désirs.
90. L’exil 46. Les amours de Freud À 16 ans, Freud croit découvrir l’amour, alors que son émoi est causé par un lieu qui ravive ses souvenirs d’enfance. À 26 ans, il rencontre, en la personne de Martha, l’amour fou… et le transfert. Sur une partie des numéros : un encart broché Pour La Science (abonnement et commandes) et un encart jeté Cerveau & Psycho (abonnement). Pour les abonnés : un encart jeté Pour La Science sur la 4e de couverture (CD-Rom Pour la Science). Couverture : Yves Charnay ; crédits photographiques : Musée du Louvre, Paris et Sigmund Freud Copyrights
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40. Le rêve clef
Pré-conscient MOI
L’année 1923 marque le début du calvaire de Freud: une tumeur se développe dans sa bouche et nécessite de multiples opérations. Ses disciples, désemparés, commencent à penser à l’«après-Freud».
Dans les années 1930, le nazisme montant s’en prend à la «psychanalyse juive». Freud, toujours malade, s’exile à Londres, où il s’éteint en 1939 après un long calvaire.
Inconscient ÇA
Dans les années 1880, le jeune Freud affine sa méthode thérapeutique avec l’aide de Breuer. Parallèlement, un jeune médecin, Fliess, devient son confident. L’amitié de Freud et Breuer en pâtit.
SUR-MOI
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4. Hypnose et suggestion
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Hypnose et suggestion Hystérie et folie sont des maladies que l’on peut soigner en écoutant le patient : cette conception du traitement n’apparaît qu’au XVIIIe siècle, avec les travaux du marquis de Puységur sur l’hypnose.
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reud aimait la déesse Athéna, sortie « tout armée » de la tête de Zeus lorsque le crâne divin fut fendu par Héphaïstos. Peut-on dire que la psychanalyse est née de semblable façon, d’un « génie de l’humanité », figure centrale de la science du XIXe siècle, qui aurait changé la pensée du monde occidental, détruisant les dogmes établis pour ouvrir de nouveaux horizons ? Serait-elle apparue miraculeusement, promesse d’un monde à venir, jaillissant de la pensée de Freud sans signe précurseur ? Une telle façon d’idéaliser un homme de science, sans l’inscrire dans une continuité et une communauté scientifique, ne permet pas de comprendre comment et pourquoi il s’en différencie. Sans remonter au mythique Chiron qui, dans le dortoir d’Épidaure, prescrivait le sommeil pour inciter ses patients à produire des rêves, souvenons-nous du Grec Antiphon de Corinthe (Ve siècle avant notre ère) qui invitait ses concitoyens à lui raconter leurs rêves : en échange, il leur promettait de les guérir de leur tristesse et de leur deuil. Il nommait sa méthode la techne alupias, la technique qui supprime la peine. L’expérience tourna court, car un tyran le fit mourir. Fin d’un rêve. La science du XVIIIe siècle apparaît, à travers l’étude de la folie et de l’hystérie, comme un vaste processus d’appropriation par l’homme des prérogatives divines : la folie et l’hystérie, maladies incurables du moyen-âge parce que voulues par Dieu, symbolisées par une « pierre de folie » emprisonnée dans la tête du malade, prennent une dimension humaine. Le Dieu-causal qui donnait sens à tout, le Grand Architecte du monde, est descendu de son piédestal. Cette destitution du divin avait commencé au XVIIe siècle, quand les physiciens Johannes Kepler (1571-1630) et Isaac Newton (1642-1727) chassèrent Dieu du « paradis de l’explication terrestre », en énonçant les lois de la gravitation universelle : les planètes ont une trajectoire elliptique et ne suivent pas le cercle parfait des philosophes, monocentré (un seul centre – qui n’est pas la Terre –, un seul Dieu, un seul roi de droit divin, un seul chef de famille,
Antiphon de Corinthe (480-411 avant notre ère) invite ses patients à lui raconter leurs rêves.
Franz Anton Mesmer (1734-1815) magnétise ses patients pour libérer le “fluide universel” bloqué dans l'organe malade.
Les mesmériens de Lyon (1784) découvrent le “somnambulisme artificiel” et décryptent les songes de leurs patients endormis.
Le marquis de Puységur (1751-1825) interprète les crises convulsives comme une résistance à la cure. Le patient guide les séances.
Joseph Deleuze (1753-1835), en ritualisant les séances de somnambulisme artificiel, sécurise le patient. © POUR LA SCIENCE
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une seule cause !). Par ces lois, le monde et l’homme ne sont plus des reflets de la causalité divine, des miroirs de Dieu et des signatures. L’humain, libéré du « bloc magique » des Écritures, abandonne les pages du Livre et commence l’écriture de sa propre histoire. Bien sûr, il faudra du temps pour que l’homme occidental tire toutes les conséquences de cette nouvelle liberté et se réapproprie les causalités de soi et du monde. Freud, en interrogeant et soignant les hystériques, n’a-til pas, à sa façon, contribué à cet effort de construction de l’origine et de l’histoire humaine, à cette appropriation de ce qui anime l’homme en secret ? Ce qui était un problème de foi, de croyance en un Dieu qui révèle la vérité par les songes est devenu en 1900, avec l’Interprétation des rêves de Freud, une analyse rigoureuse des paroles prononcées par le sujet, de ses associations d’idées, de ses pensées ou de ses sentiments. Les obstacles à l’analyse sont nombreux. Devant le tribunal de la science, Sigmund Freud, accusé d’« hérétique » par ses maîtres pour avoir choisi d’interroger un savoir au-delà des lois de la nature, aurait pu leur expliquer qu’il refusait le pacte du scientisme, tel que le physiologiste allemand Emil du Bois-Reymond (1818-1896) l’avait formulé : « Imposer cette vérité, à savoir que seules les forces physiques et chimiques, à l’exclusion de toute autre, agissent sur l’organisme ». La biologie en tant que science du « vivant-parlant » (du grec bios, la connaissance de la vie) n’interdit pas d’être sensible aux effets de la parole sur le corps : la biologie ne se résume pas à la seule zoologie, science du vivant privé de parole.
À Vienne, Mesmer et son baquet Avant Freud, le mode habituel des psychothérapies est la suggestion, le plus souvent verbale : une personne « suggestible » subit passivement l’influence des idées du psychothérapeute, les acceptant sans discernement (la « suggestibilité » est l’aptitude à réagir à un signal de façon mécanique ou par réflexe, sans participation de la volonté). Paracelse (1493-1541), célèbre médecin alchimiste de la Renaissance, écrivait déjà dans son ouvrage Liber Paramirum : « La suggestion confère à l’homme un pouvoir sur son semblable, comparable à celui d’un aimant sur le fer. » En 1766, le Viennois Franz Anton Mesmer, suggère, dans sa thèse de doctorat en médecine, que l’attraction universelle dont Kepler et Newton ont montré l’effet sur les corps célestes peut exercer une influence de même type sur le corps et l’âme humaine. Kepler décrit la gravitation en termes d’aimantation ; Mesmer nomme cette influence le « magnétisme animal », et confère un grand rôle à l’aimant dans ses thérapies. La théorie de « l’attraction universelle animale », couplée à un dispositif concret permettant l’observation des faits, est le point de départ de l’aventure de Mesmer, ami de Mozart et franc-maçon viennois, mécène de la musique, diplômé en droit et en philosophie. Pour Mesmer, les êtres vivants véhiculent un « fluide universel », susceptible d’être transféré d’un corps humain à un autre
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Le Traitement de la folie, de Jérôme Bosch, peintre hollandais surnommé « le surréaliste du XVe siècle ». L’extraction de la « pierre de folie » – qui, dans le cas présent, est une fleur – n’était qu’une parabole : la guérison était l’œuvre de la suggestion.
5 L'abbé Faria (1756-1819) aide le patient endormi à raconter ses songes, qui recèlent la vérité.
Ambroise Liébeault (1823-1904) hypnotise et détourne ses patients de leurs idées pathogènes.
© POUR LA SCIENCE
Jean-Martin Charcot (1825-1893) étudie les hystériques et leurs réactions à l'hypnose.
Hippolyte Bernheim (1837-1917) développe la méthode de Liébeault.
Joseph Delboeuf (1831-1896) pense que notre mémoire conserve ce que nous croyons avoir oublié.
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La première analyse En 1882, Bertha Pappenheim, une patiente hystérique, fait peu à peu disparaître ses angoisses et fixations en racontant, sous hypnose, leur origine. Pour Freud c’est une révélation, mais il «transforme la vérité».
la fin des années 1880, Sigmund Freud, âgé d’une trentaine d’années, est médecin et professeur titulaire. Spécialiste en neurologie, il a pour principaux patients des «malades des nerfs» et, déçu par la technique en vogue – l’électrothérapie – s’intéresse à l’hypnose. Parallèlement, Freud est en contact avec l’un de ses grands amis médecins, Joseph Breuer, qui soigne une patiente nommée Bertha Pappenheim, souffrant d’une grave hystérie. Ce cas, devenu célèbre sous le nom du «cas Anna O…», passionne Freud, qui en fera le cas princeps de la psychanalyse. Le 13 juillet 1883, il écrit à sa fiancée Martha: «Aujourd’hui, ce fut la journée la plus affreusement torride de toute la saison. J’ai senti que j’avais besoin d’un remontant, c’est pourquoi je suis allé voir Breuer […]. La première chose qu’il fit fut de m’envoyer prendre un bain, ce qui me rendit ma vitalité. Ensuite, nous avons soupé en haut, en bras de chemise, puis nous avons engagé une longue discussion médicale portant sur les maladies mentales et nerveuses.» Breuer raconte le cas Anna O... au jeune Sigmund, fasciné; la longue aventure de la psychanalyse commence… Spécialiste viennois des problèmes de la régulation thermique, de l’appareil respiratoire et du fonctionnement de l’oreille interne, Joseph Breuer s’intéresse à l’hypnose animale. Pour les poules, l’expérience est simple : il suffit de leur faire subir, après leur avoir placé la tête sous une aile, un mouvement circulaire pendant un certain temps pour qu’elles soient sidérées et restent étendues sur le sol, immobiles, jusqu’à ce qu’elles retrouvent la possibilité de se déplacer… et de caqueter. Le mouvement induit une stimulation régulière des canaux labyrinthiques, qui assurent normalement l’équilibre, et plonge les volatiles dans une stupeur catatonique temporaire, connue de tous ceux qui en font l’élevage. Breuer étudie aussi les « états hypnoïdes » des pigeons. Parallèlement, il s’informe des traitements hypnotiques de l’hystérie pratiqués à Vienne par son collègue et ami Moritz Benedikt. Cet intérêt serait sans doute resté marginal sans l’impulsion décisive donnée à l’étude des phénomènes hypnotiques par les démonstrations d’un « hypnotiseur de scène », le Danois Carl Hansen. On attribue parfois à Freud, via Paris, le retour de l’hypnose à Vienne, mais c’est oublier les représentations de Hansen au Ringtheater en janvier 1880. Ses démonstrations de catalepsie, de contractures, d’hallucinations négatives et d’amnésies post-hypnotiques provoquent un engouement extraordinaire qui tourne au scandale : la séance du 3 février, à laquelle assiste l’archiduc Albrecht, se termine dans un tumulte, l’un des spectateurs-cobayes prétendant avoir simulé l’état hypnotique. L’historien Fritz Schweighofer raconte : « Vienne fut prise pendant quelques mois d’un “véritable accès de fièvre mesméro-hypnotique […]”. On se bousculait aux guichets du Ringtheater, on magnétisait dans les salons, on hypnotisait dans les lycées. Certains, dans les gazettes, parlaient de charlatanisme et de simulation, et Hansen répliqua en intentant un procès à l’un de ses accusateurs. » Le 19 janvier 1880, quinze jours après sa première rencontre avec Hansen et les phénomènes hypnotiques, le physiologiste allemand Rudolf Heidenhain donne une conférence sur le sujet à Breslau, en Prusse (aujourd’hui Wroclaw, en
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Certaines démonstrations du Danois Carl Hansen faisaient trembler les spectateurs, par exemple la « planche humaine », où Hansen mettait ses « cobayes » en catalepsie entre deux chaises, puis montait sur eux.
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Pologne) et, peu après, Moritz Benedikt propose une explication physiologique des miracles opérés par le Danois. Tous s’inquiètent des « dangers » que certaines démonstrations de Hansen feraient courir aux spectateurs. Finalement, après avoir consulté la Faculté de médecine de Vienne, la police décide, le 18 février, d’interdire les représentations de Hansen. Breuer suit l’histoire de près et, peu à peu, se convainc de l’intérêt thérapeutique de l’hypnose.
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Joseph Breuer et sa femme, Mathilde. Selon Ernest Jones, élève et biographe de Freud, Mathilde Breuer aurait été jalouse de l’intérêt excessif de son mari pour Bertha et l’aurait poussé à interrompre le traitement de sa patiente.
À la fin du XIXe siècle, l’élite financière et mondaine de Vienne se pressait au Ringtheater (ci-dessous en 1881). Le spectacle de Carl Hansen y remporta un franc succès.
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Richard Dech (Autriche)
Son traitement ayant commencé fin 1880, Bertha Pappenheim a-t-elle auparavant assisté à la représentation de Hansen ou en a-t-elle seulement entendu parler? Elle présente en effet des symptômes ressemblant, trait pour trait, aux démonstrations effectuées sur scène par Hansen: contractures, anesthésies, amnésie posthypnotique, hallucinations positives et négatives, troubles de la vision, aphasies, tous ces symptômes pouvant être provoqués par un «hypnotiseur de foire». Les Pappenheim, comme les Breuer, viennent de la lointaine Presbourg (aujourd’hui Bratislava, capitale de la Slovaquie), et fréquentent le petit cercle juif de la haute bourgeoisie viennoise. Sigmund Pappenheim, riche commerçant, a épousé Recha Goldschmidt, qui était « une sorte de Dragon », dénomination commune à l’époque et que l’on conférait volontiers à la reine Victoria. Selon Breuer, « la gaieté de Bertha n’a jamais été du goût de sa très grave mère ». Bertha, jeune et jolie, intelligente et pleine de fantaisie, avait 21 ans pendant l’été 1880 lorsque son père tomba malade, à 55 ans, d’une péripleurésie tuberculeuse. La jeune femme le soigna avec beaucoup de dévouement. Dans la nuit du 17 juin 1880, en vacances à Ischl, alors qu’ils attendaient l’arrivée du chirurgien qui devait drainer un abcès souspleurétique, Bertha eut, à côté du lit de son père, sa première « crise d’hallucination » : elle vit un énorme serpent noir qui avançait sur le lit paternel. Terrorisée, elle voulut empêcher l’attaque de l’animal, mais son bras resta paralysé. Bertha réussit seulement à prier en anglais, et, selon Breuer, « le sifflement de la locomotive qui amenait le professeur […] mit fin au maléfice ». Le terme d’hallucination serait abusif s’il ne s’agissait que d’un cauchemar. Le cas était plus grave : Bertha était inquiète pour son père et pressentait qu’on lui mentait sur la gravité de la maladie. Menant une vie monotone, toute dévouée à sa famille, elle était « victime d’absences » et sujette à des angoisses qui se manifestaient sur la scène de son « théâtre privé ». Ces absences se multipliaient, accompagnées d’anémie et d’un dégoût des aliments. « Incubation latente », selon Breuer : elle couvait quelque chose, ce qui n’avait rien d’étonnant, compte tenu de la maladie paternelle. La première consultation de Breuer a lieu au retour de vacances des Pappenheim ; une épuisante toux nerveuse en est le motif. Breuer, qui s’occupe d’elle régulièrement est, entre le 11 décembre et le 1er avril 1881, période de la « maladie manifeste », le témoin d’une impressionnante série de symptômes : la jeune fille reste au lit, souffre d’un strabisme convergent et de troubles de la vision accompagnés de douleurs dans la région occipitale droite, d’une paralysie partielle des muscles antérieurs du cou, au point qu’elle ne peut parfois bouger sa tête qu’avec ses mains. Les pathologies musculaires empirent et se traduisent par des contractures, une anesthésie du bras et de la jambe droite, puis de la jambe gauche. En même temps apparaissent de brusques changements d’humeur, avec des périodes d’excitation au cours desquelles Bertha se cogne la tête contre les murs : les doigts de sa main se transforment en serpents, les ongles, en tête de mort. Elle reste presque totalement muette ou incompréhensible, ne sait plus parler allemand, mélange quatre ou cinq langues, pour se cantonner finalement à l’anglais, à partir de mars 1881. La malade souffre aussi d’un dédoublement de la personnalité : elle oscille entre son moi déprimé et une « condition seconde », où elle se comporte de façon capricieuse, ce dont elle n’a aucun souvenir après coup. Ces « états seconds », qu’elle nomme clouds (nuages en anglais), apparaissent régulièrement et spontanément en fin d’après-midi. Breuer parle d’absences, d’autohypnose vespérale.
Sigmund Freud Copyrights
Le cas Anna O...
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Une enfance tourmentée Sigmund Freud naît en 1856 dans une famille pleine de mystères, qui suscite des interrogations traumatisantes : mon père est-il mon père ? Mon oncle et mes demi-frères sont-ils des criminels ?
lus que celle de tout scientifique, la vie, et surtout l’enfance du premier des psychanalystes, est intéressante : selon la théorie qu’il propose, elle doit éclairer son œuvre. De surcroît cette vie contient certains éléments romanesques et il n’est pas étonnant qu’elle ait attiré l’écriture. Après son premier biographe, Ernest Jones, le romancier Irving Stones s’est emparé de l’histoire de sa vie et nous en a donné, avec l’accord d’Anna, la fille de Freud, une version vivante, plaisante et bien documentée : il fut autorisé à consulter les « archives secrètes » de la famille dont, en particulier, la correspondance de Sigmund et de son épouse Martha. Cependant, la lecture de ce roman ne nous permet toujours pas de comprendre pourquoi Freud inventa la grossesse nerveuse de Bertha : nous restons dans l’ignorance de certains faits déterminants qui constituent la trame de sa vie, et nous sentons qu’il y a là un mystère, quelque chose qui ne se dit pas, un secret de famille. Octave Manoni, auteur du livre Freud, paru en 1968, s’interrogeant ainsi sur les mystères de la vie de Freud, affirme : « L’illusion, la croyance au “mythe du héros” […] cherchent à nous faire croire que si nous connaissions mieux les détails de l’enfance de Freud, certaines obscurités – lesquelles ? – se dissiperaient. Que, comme lui, grâce à lui, et en tout cas après lui, nous finirions par y trouver les bases mêmes de l’analyse, à commencer par l’Œdipe, comme on les trouve chez tout un chacun, et en soi-même. » Grand espoir...
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Sans famille d’Hector Malot est l’histoire de Rémi, qui finira par retrouver sa vraie famille : les beaux linges avaient dit vrai… Ci-dessous, un extrait d’une adaptation en roman-photo de cette histoire où les enfants s’identifient avec facilité au jeune héros trompé.
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Sigmund a ses secrets, sa vie a son mystère Malgré des recherches approfondies, les biographes n’ont trouvé que ce que Freud avait bien voulu nous laisser entrevoir : « Ma vie n’a d’intérêt que dans son rapport avec la psychanalyse » écrivait-il en 1928, dans Ma vie et la psychanalyse. Formule banale ou dérobade ? Dans son livre Le roman familial de Freud, paru en 2002, Gabrielle Rubin nous rappelle : Freud se méfiait beaucoup de ses futurs biographes, et […] plusieurs « bûchers » ont détruit une grande partie des lettres que lui avaient adressées ses amis. [Ces autodafés ont heureusement épargné les lettres à ses amis] si bien qu’avec ses écrits théoriques, techniques, et autobiographiques, nous avons un ensemble de documents qui ouvrent un vaste champ de recherches. […] Nous disposons de plus de renseignements que ne peut nous en donner n’importe quel patient, car l’auto-analyse qu’a faite Freud, et qui est fidèlement rapportée dans ses lettres à son ami Fliess, le récit de ses rêves, actes manqués, lapsus et autres indices qu’il a si finement analysés dans ses livres et ses articles, ainsi que ses indications sur les raisons conscientes de ses inhibitions, de ses choix, de ses amitiés ou inimitiés, dont il a toujours expliqué les causes profondes, tout cela nous ouvre plus de perspectives et nous fournit plus de renseignements et d’enseignements qu’aucun de nos patients, même durant des années d’analyse, ne peut nous en offrir. Si la fidélité des propos de Freud dans ses lettres n’est pas garantie (nous savons aujourd’hui que Freud attribuait ses rêves à d’autres), sa correspondance et ses écrits restent une source précieuse d’informations. © POUR LA SCIENCE
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Tous les biographes de Freud tournent inlassablement autour du mystère, tels des papillons de nuit volant autour de la flamme d’une lampe, s’y brûlant dévotement les ailes. Il faudra attendre le livre Le roman familial de Freud de Gabrielle Rubin pour oser penser, ô sacrilège, que le père du père de la psychanalyse n’était pas le sien ! Pour écrire cette biographie freudienne, véritable enquête en forme de roman policier, l’analyste s’est transformée en détective…
Mes vrais parents sont de plus grande « estrace »… «C’est à Freud que nous devons la découverte de ce qu’il a nommé le “roman familial du névrosé”, c’est-à-dire l’histoire imaginaire que tout enfant se forge au sujet de ses origines » écrit Gabrielle Rubin. Ainsi, dans son livre, cette analyste se sert des propres armes du père de la psychanalyse pour percer ses secrets. Le roman familial est la fiction romanesque par laquelle l’enfant prétend que ses vrais parents ne sont pas ceux auprès desquels il vit, mais des êtres « d’une classe supérieure » ; grâce à mon illustre origine, pense-t-il alors, ma propre supériorité sera, un jour, enfin reconnue. D’innombrables récits nourrissent ces rêveries enfantines, traduisant l’universalité de ces fantasmes et leur donnant crédibilité : un enfant de roi ou de prince est enlevé dès sa naissance par des ennemis, est volé par des gitans, est ensorcelé par un magicien ou rejeté par ses parents de naissance, est adopté par un couple qui se fait passer pour les « vrais » parents, alors qu’ils sont de « faux » parents. Le doute chez l’enfant s’insinue peu à peu, jusqu’au moment où la vérité éclate, enfin reconnue : « Les beaux linges avaient dit vrai » proclame Hector Malot à propos de son héros, Rémi, dans Sans famille. Lors de l’évocation du roman familial d’un patient, l’analyste entend parfois : « C’est étonnant, mais j’ai réellement cru pendant longtemps que j’étais un enfant adopté, et j’étais persuadé qu’un jour je retrouverais mes “vrais” parents et qu’alors j’aurais tout ce que je pourrais désirer. Cela me consolait de tous mes
À gauche, Schlomo Sigismund Freud à 8 ans avec son père Jacob (1815-1896), négociant en laines. À droite, Freud à 16 ans avec sa mère Amalia Nathansohn (1835-1930), troisième femme de Jacob Freud. On remarque, sur les deux photos, la gaucherie avec laquelle le jeune Sigismund replie l’un de ses bras.
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