Les Génies de la Science n° 16 | Pascal (Extrait)

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LES GÉNIES DE LA SCIENCE

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LES GÉNIES DE LA SCIENCE

POUR LA SCIENCE

Pascal

Le calcul et la théologie

par Dominique Descotes Trimestriel Août 2003 – Novembre 2003 FRANCE METRO METRO 5,95 5,95 €, €, DOM DOM 5,95 5,95 €, €, BEL BEL 6,77 6,77 €, €, CAN CAN 8,75 8,75 $, $, FRANCE CH 10,80 10,80 FS, FS, LUX LUX 6,77 6,77 €, €, PORT. PORT. CONT. CONT. 6,48 6,48 €, €, MAR MAR 50 50 MAD, MAD, MAU7,62 MAU7,62 € € CH

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N°16



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Pascal, théologien et scientifique

Dominique DESCOTES Professeur à l’Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand © POUR LA SCIENCE

©ND-Viollet

P

ascal ne laisse guère indifférent. Dès le XVIIe siècle, sa personne et son œuvre ont donné lieu à des contestations durables et parfois violentes : la querelle des Provinciales de 1656-1657, les polémiques sur le vide à partir de 1647, sur la roulette en 1658-1659, les attaques contre les Pensées (1670) menées par Condorcet et Voltaire. Elles se sont perpétuées, sous des formes diverses, jusqu’à nos jours. L’iconographie officielle représente toujours Pascal profondément plongé dans d’insondables pensées métaphysiques, ce qui engendre parfois une sorte de garde-à-vous intellectuel méfiant. Cependant, pour peu qu’on l’aborde avec l’esprit libre, Pascal se révèle comme l’auteur des lettres françaises dont l’exceptionnelle polyvalence offre au lecteur le plus d’accroches différentes, tant il a marqué des domaines variés : mathématiques, physique, théologie, philosophie et littérature. Aussi le triangle arithmétique, l’expérience du puy de Dôme et la machine arithmétique voisinent-ils dans la mémoire collective avec l’argument du pari, les deux infinis, le Mémorial et le cœur qui a ses raisons que la raison ignore. La personnalité de Pascal lui a valu des partisans fervents et des ennemis implacables. Sa polyvalence fait aussi que ce sont souvent les mêmes : Voltaire admire Pascal savant, qu’il ne comprend qu’à demi, mais il déteste le janséniste. Paul Valéry rend hommage au géomètre, mais il déteste le rhétoricien prosélyte. D’autres admirent le génie tragique ou chrétien, comptant pour négligeable l’invention de la géométrie du hasard. Aussi, chacun tranche pour garder le Pascal qui lui plaît. On imagine de même sa vie scindée en deux parties, la première consacrée aux sciences, la seconde, après la nuit mystique du 23 novembre 1654, à la recherche religieuse. Ce mythe a été répandu au XVIIIe siècle, notamment par Condorcet, pour disjoindre le Pascal savant, jugé récupérable par les Lumières, du Pascal janséniste, tenu pour un fanatique. Mais Condorcet n’aurait jamais pu accréditer cette image d’Épinal si les jansénistes contemporains n’y avaient prêté la main, en clamant que Pascal avait été arraché aux sciences par la foi. L’aspect dramatique de la légende a fait le reste. Il y a aujourd’hui encore des philosophes pour croire qu’après de beaux débuts de savant, Pascal, réfugié dans « le plus dogmatique des savoirs », est à partir de 1654 « perdu pour la science ». Un coup d’œil à la chronologie interdit ces distinctions sommaires. Il faut envisager l’œuvre de Pascal comme un tout. Il s’est voulu ce que l’époque classique appelait un honnête homme (génial), c’est-à-dire le contraire d’un spécialiste borné : tout à la fois géomètre, physicien, philosophe et chrétien, homme d’action voire d’aventure, chef d’entreprise. Son œuvre scientifique n’est pas une mauvaise voie d’accès à cette personnalité riche et complexe.

Conversation mathématique au sommet. De gauche à droite : Desargues, le père Mersenne, Pascal et Descartes.


PASCAL,

par Dominique DESCOTES 3. Pascal, théologien et scientifique

4. Réflexion sur la science Dès 1631, le jeune Blaise Pascal s’intéresse aux sciences. Toute sa vie, il recherchera la vérité et la meilleure façon de la divulguer : selon lui, une démonstration est inutile si elle ne persuade pas.

18. Pascal et les nombres En 1642, Blaise Pascal invente une machine arithmétique pour aider son père, commissaire pour la levée des impôts. Cette machine le conduit dans l’univers des nombres, qu’il explore avec passion.

32. Les vertiges de l’infini Tout au long de sa vie, Pascal s’interroge sur l’infini, notion qui imprègne son œuvre, tant mathématique que théologique.

Encarts d’abonnement entre les pages 0 et 1, un encart broché service lecteurs et une carte d’abonnement entre les pages 96 et 97. Couverture Yves Charbay


N° 16 • Août 2003

52. La pensée de l’incertain Un soir de 1654, Pascal connaît une illumination mystique. Son nouvel engagement religieux suspend son intense production scientifique, qui annonçait le calcul des probabilités.

70. L’équilibre des liqueurs Les ingénieuses expériences de Pascal apportent des arguments en faveur de l’existence du vide et mettent en évidence le rôle de la pression de l’air dans l’équilibre des liquides.

86. Pascal théologien Dans les dernières années de sa vie, Pascal développe ses réflexions théologiques. Il veut démontrer aux incroyants qu’ils se perdent et défendre le christianisme face aux autres religions.


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Réflexion sur la science Dès 1631, le jeune Blaise Pascal s’intéresse aux sciences. Toute sa vie, il recherchera la vérité et la meilleure façon de la divulguer : selon lui, une démonstration est inutile si elle ne persuade pas.

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La maison natale de Blaise Pascal (flèche rouge), à Clermont, sur une photographie datant de 1919. L’immeuble Dauzat, à droite de la cathédrale, a été démoli en 1930. C’était l’un des bâtiments de l’ancien hôtel de Vernines, dont plusieurs immeubles appartenaient aux Pascal.

n peut, écrit Pascal en 1655, avoir trois principaux objets dans l’étude de la vérité: l’un, de la découvrir quand on la cherche; l’autre, de la démontrer quand on la possède; le dernier, de la discerner d’avec le faux quand on l’examine.» Cette quête de la vérité, qui accompagnera Pascal tout au long de sa vie, a été encouragée dès l’enfance par un père humaniste, amateur de mathématiques, de mécanique et d’harmonie. Blaise Pascal naît le 19 juin 1623 à Clermont, en Auvergne. Son père Étienne, président en la Cour des Aides, appartient à la noblesse de robe. Il a épousé vers 1616 Antoinette Begon, la fille d’un marchand local. Des quatre enfants qu’ils ont eus, trois ont survécu, Gilberte, Blaise et Jacqueline, nés respectivement en 1620, 1623 et 1625; Blaise restera de santé fragile. Antoinette meurt en 1626 et, dès 1631, Étienne Pascal, attiré par la vie scientifique de la capitale, quitte Clermont pour s’installer à Paris. Le jeune Blaise n’y fréquente ni le collège, ni, plus tard, l’Université. Celleci est fidèle à la philosophie et à la physique d’Aristote, intégrée à un cadre chrétien par Thomas d’Aquin au Moyen Âge, et reste en marge de la vie intellectuelle, scientifique et littéraire: elle ne se libère que trop lentement du carcan scolastique. Aussi, son père prend en charge l’instruction de Pascal et l’introduit dans les groupes les plus dynamiques de son temps, qui participent à la révolution galiléenne et cartésienne, et à la naissance du mécanisme, selon lequel l’ensemble des phénomènes naturels s’expliquent par les seules lois de cause à effet. Le milieu des gens de robe est particulièrement fertile en savants: Étienne Pascal, Pierre Fermat, Claude Mydorge, Claude Hardy, ou encore Nicolas-Claude Fabri de Peiresc, sont des magistrats. René Descartes et Girard Desargues sont issus d'un milieu de juristes. Nombre d’ecclésiastiques, tels Pierre Gassendi et Marin Mersenne, se consacrent aussi à la recherche scientifique. Dans cet environnement stimulant, Blaise est attiré par les sciences. Toutefois, son père, qui désire «tenir toujours cet enfant au-dessus de son ouvrage», ne l’initie pas aux mathématiques. Fait exceptionnel au XVIIe siècle, le magistrat donne la même éducation à ses filles.

En quête de vérités

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Contrairement à l’usage, Étienne attend que Blaise ait 12 ans pour lui enseigner le latin, mais il le prépare à son étude. Sa sœur aînée Gilberte racontera: «il lui faisait voir en général ce que c’était que les langues; il lui montrait comment on les avait réduites en grammaires sous de certaines règles; que ces règles encore avaient des exceptions qu’on avait eu soin de remarquer […]. Cette idée générale lui débrouillait l’esprit et lui faisait voir la raison des règles de la grammaire de sorte que, quand il vint à l’apprendre, il savait pourquoi il le faisait, et il s’appliquait précisément aux choses à quoi il fallait le plus d’application». Blaise, qui doit sans doute son esprit de synthèse à cette pédagogie, a parallèlement une curiosité propice à son développement: «il voulait savoir la raison de toutes choses, et quand on ne lui disait pas de bonnes raisons, il en cherchait lui-même». © POUR LA SCIENCE


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Son père pense, en humaniste, qu’il faut d’abord munir son fils d’une solide connaissance de la langue des géomètres anciens avant de l’instruire des mathématiques. Il se contente de lui indiquer en deux mots que la géométrie est « le moyen de faire des figures justes » et de trouver leurs proportions, et il lui interdit son étude. Un jour, il surprend Blaise en train de démontrer en tapinois une proposition géométrique dans laquelle il reconnaît, formulée en termes enfantins de barres et de ronds, la 32e proposition d’Euclide : la somme des angles d’un triangle est égale à deux angles droits. L’apprenti géomètre explique qu’il en est venu là par étapes en se forgeant lui-même ses axiomes et ses définitions. Étienne, assez surpris, lui épargne tout châtiment et lui offre un Euclide « pour lire à ses heures de récréation ». Ainsi, très jeune, Blaise Pascal se passionne pour la géométrie. Son intérêt pour la discipline ne faiblit pas avec le temps, le jeune homme y savourant les trois étapes de la quête de la vérité: la découverte de la vérité, sa démonstration et sa critique. La géométrie «excelle en ces trois genres», explique-t-il dans L’esprit géométrique: elle a donné naissance au premier, «l’art de découvrir les vérités inconnues». Pascal s’intéresse tout particulièrement au second, l’art «de démontrer les vérités déjà trouvées, et de les éclaircir de telle sorte que la preuve en soit invincible», qui contient le troisième «car, si l’on sait la méthode de prouver la vérité, on aura en même temps celle de la discerner […] en examinant si la preuve qu’on en donne est conforme aux règles». © POUR LA SCIENCE

Les Pensées de Pascal, édition de 1702, agrémentées de quelques commentaires d’un lecteur de l’ouvrage.

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Pascal et les nombres En 1642, Blaise Pascal invente une machine arithmétique pour aider son père, commissaire pour la levée des impôts. Cette machine le conduit dans l’univers des nombres, qu’il explore avec passion.

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orsque, le 29 août et le 25 septembre 1654, Fermat lui communique ses inventions numériques, Pascal se récuse : « Cherchez ailleurs qui vous suive dans vos inventions numériques, dont vous m’avez fait la grâce de m’envoyer les énonciations. Pour moi, je vous confesse que cela me passe de bien loin. Je ne suis capable que de les admirer. ». Pourtant, de l’invention de sa machine à calculer aux Lettres de A. Dettonville (1658-1659) et aux Pensées, Pascal n’a pas cessé de fréquenter les nombres.

Une machine arithmétique pour remplacer le boulier

La machine arithmétique de la famille Durant-Pascal. Cette machine, destinée au calcul financier, porte le blason des Pascal. La roue de gauche a été perdue.

CRDP

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Pascal a 19 ans lorsqu’il pense à construire une machine arithmétique. Depuis 1639, la famille Pascal a quitté Paris et son foisonnement scientifique pour Rouen, victime d’une mesure drastique de l’État : à Paris, les ressources d’Étienne Pascal provenaient de rentes sur l’Hôtel de Ville, mais, en 1638, l’État interrompit le versement des rentes. Les rentiers mécontents manifestèrent chez le chancelier Séguier et bousculèrent le surintendant des finances. Réaction immédiate : les meneurs furent logés à la Bastille, et Étienne n’eut que le temps de s’enfuir. Un complot mondain rétablit sa situation. En février 1639, Richelieu ayant souhaité que des enfants lui donnent la comédie, la petite Jacqueline Pascal lui récita, les larmes aux yeux, ces vers : Rappelez de l’exil mon misérable père, C’est le bien que j’attends d’une insigne bonté ; Sauvez un innocent d’un péril manifeste. En accordant sa grâce, Richelieu récupéra pour son service un magistrat intègre et compétent, auquel il confia des tâches délicates. Étienne fut ainsi promu adjoint à l’intendant de Normandie avec titre de commissaire pour la levée des impôts. Dans la province en révolte contre la levée des impôts, la répression est menée sans faiblesse par le maréchal de Gassion. Étienne Pascal accomplit avec conscience sa charge de répartition des tailles, un certain impôt, sans écraser les misérables ni s’enrichir personnellement. Il se fait aider par un cousin, Florin Périer, conseiller à la Cour des Aides de Clermont, qui épouse Gilberte Pascal en 1641 : de retour en Auvergne dès 1642, le jeune couple assure la liaison entre les Pascal et leur pays d’origine. En imaginant une machine effectuant automatiquement les opérations élémentaires de l’arithmétique, © POUR LA SCIENCE


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Schéma de la Pascaline, dessiné par Belair (un ami de Port-Royal) à l’attention du savant néerlandais Christiaan Huygens. Lucarne

Baguette mobile Roue dentée

Limbe numéroté

Butoir

le jeune Blaise souhaite soulager son père dans les calculs auxquels le contraint sa charge. À l’époque en effet, on effectue les calculs à la plume, avec des jetons ou des bouliers ; les erreurs fréquentes nécessitent d’interminables vérifications. Aujourd’hui, l’informatique nous a familiarisés avec la mécanisation de la pensée, alors qu’au XVIIe siècle, Gilberte le souligne dans sa Vie de Pascal, le projet a quelque chose d’inouï : « Cet ouvrage a été considéré comme une chose nouvelle dans la nature, d’avoir réduit en machine une science qui réside tout entière dans l’esprit, et d’avoir trouvé le moyen d’en faire toutes les opérations avec une entière certitude, sans avoir besoin de raisonnement. » L’entreprise ne compte pas seulement des difficultés théoriques, mais exige aussi des compétences pratiques fort différentes : l’esprit mathématique, le sens mécanique, le souci de la commodité d’autrui, et une réelle habileté technique. Pascal s’attelle lui-même à la tâche ; il est très probable qu’il ait réalisé de ses propres mains l’un des modèles.

Un utilisateur de la machine arithmétique de Pascal, faisant tourner l’une de ses roues à l’aide d’un poinçon. Sur ce dessin, les dimensions de la Pascaline sont exagérées.

Ingénieuse Pascaline ! La Pascaline est avant tout une additionneuse et une soustractrice, mais, à partir de ces deux opérations élémentaires, on effectue sur l’étonnante machine la multiplication et la division, la règle de trois et même l’extraction de racine carrée. Voyons comment elle fonctionne. La face supérieure du boîtier de la Pascaline porte des roues qui servent d’inscripteurs : les chiffres de 0 à 9 sont gravés à espacements réguliers sur le limbe entourant chaque roue. Ces roues sont chacune situées au-dessous d’une lucarne où apparaît un des chiffres. On place un poinçon entre les dents d’une roue, en face d’un chiffre du limbe ; lorsque, à l’aide du poinçon, on fait tourner la roue dans le sens des aiguilles d’une montre, celle-ci entraîne un tambour à l’intérieur du boîtier, sur lequel sont inscrits les chiffres visibles à travers la lucarne. Les tambours intérieurs portent deux lignes de chiffres de 0 à 9, rangés dans l’ordre croissant en bas et décroissant en haut. La somme de deux chiffres placés l’un sous l’autre est toujours 9. Si l’on déroulait la surface d’un tambour, on les verrait ainsi disposés : 9 8 7 6 5 4 3 2 1 0 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9

Lorsque le poinçon fait tourner la roue, les chiffres du tambour défilent devant la lucarne correspondante. Le poinçon arrête sa course lorsqu’il rencontre le butoir : on a alors vu défiler à la lucarne autant de chiffres qu’il était indiqué par la position du poinçon sur le limbe, avant le mouvement de la roue. © POUR LA SCIENCE

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Le vertige de l’infini Tout au long de sa vie, Pascal s’interroge sur l’infini, notion qui imprègne son œuvre, tant mathématique que théologique.

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orsque, dans les années 1630, Étienne Pascal introduit son jeune fils dans les salons intellectuels parisiens, il lui ouvre les portes d’un monde en pleine effervescence. Après les guerres de religion, la paix a fait renaître la vie de l’esprit et, comme l’Italie, où sont nées l’Académie dei lincei (des lynx) de Rome, ou l’Académie del Cimento (de l’expérience) de Florence, la France a vu fleurir les groupes intellectuels. Chaque académie a sa spécialité, selon les goûts de ses membres. JeanAntoine de Baïf (1532-1589) a réuni une société d’auteurs et de musiciens ; David Rivault, sieur de Fleurance (1571-1616), voulut créer une académie encyclopédique ; le minime Marin Mersenne crée, en 1635, une académie de mathématiques, berceau de la future académie des sciences ; jusque vers 1650, le cercle des frères Dupuy rassemblera le médecin et historien Gabriel Naudé (1600-1653), le critique, grammairien et philosophe François de La Mothe Le Vayer (1585-1672), le traducteur Nicolas Perrot d’Ablancourt (1606-1664), le grammairien et lexicographe Gilles Ménage (1613-1692) et Jean Chapelain (1595-1674), éminence grise du cardinal de Richelieu, pour parler belleslettres, philosophie et sciences de la nature ; Jean-Jacques de Mesmes (16401688), président à mortier au parlement de Paris, réunira dans sa bibliothèque un groupe d’érudits, amateurs d’antiquité grecque et latine. Leur caractère privé donne à ces académies une liberté d’esprit, un refus du dogmatisme que les universités ignorent. Issues du milieu gallican, défenseur des libertés des peuples face à l’autorité royale et à la papauté, elles n’acceptent pas les injonctions de Rome sans examen préalable. Ainsi, aucun préjugé n’empêche le groupe de Mersenne d’examiner l’hypothèse du vide, malgré ses relents épicuriens ; La Mothe Le Vayer affiche un scepticisme inspiré de Montaigne ; Gassendi combat le dogmatisme borné des aristotéliciens ; et ces messieurs côtoient sans difficulté un Naudé, dont les idées sur la politique sont proches de celles que défendit Machiavel un siècle plus tôt : la recherche d’un « ordre nouveau », moral, libre et laïque. Dès l’adolescence, Blaise fréquente avec son père l’Académie Mersenne et assiste aux débats animés de cette société savante. Il découvre ainsi les travaux

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Le Couvent des Minimes, premier lieu de réunion des fondateurs de l’Académie des sciences. © POUR LA SCIENCE


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L’insatiable curiosité du Père Marin Mersenne

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c So

e minime Marin Mersenne est un pilier du monde Bib surtout la théorie de la musique et l’acoustique. l. d el Ses Questions inouïes combinent vulgarisation et scientifique français et européen. Ancien élève a divertissement à l’usage des cercles mondains: des jésuites, il commence sa carrière par des l’art de voler est-il accessible aux hommes? Et si ouvrages de polémique religieuse contre les oui, les hommes peuvent-ils voler aussi haut, libertins, les sceptiques et les athées. Il aussi loin et aussi vite que les oiseaux? Peut-on s’oriente ensuite vers des recherches scientisavoir si la terre se meut tous les jours autour fiques : il publie La Vérité des sciences en de son axe et chaque année autour du Soleil, 1625, puis une Synopsis mathematica qui et s’il y a des habitants dans les Astres? Peutrésume la mathématique classique de son on dire combien chaque homme a de cheveux temps. Il adapte en français les Mécaniques sur la tête, et concevoir le nombre infini? (1634), puis les Nouvelles pensées de Certaines de ces questions réapparaîtront chez Galilée (1639), entreprend l’édition des Pascal: Pourquoi l’eau qui est au-dessus d’un manuscrits de Viète. Les nombreux autres homme qui va au fond d’une rivière ne pèse-t-elle ouvrages qu’il publie touchent tous les point sur lui? Peut-on faire des navires et des domaines, géométrie, algèbre, combinabateaux qui nagent entre deux eaux? toire, théorie des nombres, mécanique et Marin Mersenne (1588-1648) iété

al -Roy Port de

de Girard Desargues sur la perspective géométrique, dont il s’inspire pour composer, à l’âge de 16 ans, une affiche intitulée Essay pour les coniques, puis un traité qui comprend « toutes les sections coniques et l’Apollonius dans une seule proposition » dont dérivent 400 corollaires tous indépendants. Déjà, il place sa fierté dans son activité scientifique. Des premiers travaux de Pascal sur les coniques jusqu’aux Lettres de A. Dettonville sur la roulette, l’infini pénètre la plupart des domaines de sa pensée. L’infini est lié à l’idée de disproportion : si certaines grandeurs sont du même type, d’autres semblent appartenir à des mondes mathématiques différents. Revenant, dans L’esprit géométrique, sur les principes élémentaires de la géométrie, Pascal cite cette définition d’Euclide : deux grandeurs sont dites de même genre, ou homogènes, lorsque l’une, étant plusieurs fois multipliée, peut surpasser l’autre. Archimède en a tiré un axiome : « Parmi les lignes inégales, les surfaces inégales…, le plus grand dépasse le plus petit d’une grandeur telle que, ajoutée à elle-même un nombre suffisant de fois, elle peut dépasser toute grandeur donnée ayant un rapport avec les grandeurs comparées entre elles. » En d’autres termes, on peut toujours trouver une ligne (ou une surface) plus grande qu’une ligne (ou une surface) donnée.

Une illustration de la monumentale Harmonie universelle de Marin Mersenne, alliant la théorie et la pratique de la musique.

L’homme est perdu entre le néant et l’infini Cet axiome s’applique aux grandeurs continues ; un espace, un temps, un mouvement peuvent toujours être augmentés, car on peut toujours y ajouter quelque chose. Il vaut aussi pour les nombres : « Quelque grand que soit un nombre, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui surpasse le dernier. », écrit Pascal. L’axiome s’applique également à la division : « Quelque lent que soit un mouvement, on peut le retarder davantage » et quelque petit que soit un nombre ou un espace, « on peut encore en concevoir un moindre ». Telles sont les propriétés des grandeurs de même genre, ou homogènes. Hérigone résume ainsi leurs caractéristiques : « Si une grandeur est ajoutée à une grandeur, elle lui est homogène. Si une grandeur est ôtée d’une grandeur, elle lui est homogène ». Ainsi, chaque genre est à part, fermé sur soi et indépendant des autres. Un point ajouté à un autre n’engendre que des points, une ligne ajoutée à une autre n’engendre que des lignes, l’addition de plusieurs nombres finis n’engendre que des nombres finis. Une grandeur finie est suspendue entre le néant et l’infini. En règle générale, « quelque mouvement, quelque nombre, quelque espace, quelque temps que ce soit, il y en a toujours un plus grand et un moindre » : on peut multiplier ou diviser indéfiniment une grandeur, espace, temps ou nombre. L’homme ne peut se représenter l’infiniment grand. Ainsi, lorsqu’il contemple la nature © POUR LA SCIENCE

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