Les Génies de la Science n° 17 | Newton (Extrait)

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LES GÉNIES DE LA SCIENCE L’horloger du monde

POUR LA SCIENCE

Newton

LES GÉNIES DE LA SCIENCE

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Trimestriel Novembre 2003 - Février 2004 FRANCE METRO 5,95 €, DOM 5,95 €, BEL 6,77 €, CAN 8,75 $, CH 10,80 FS, LUX 6,77 €, PORT. CONT. 6,48 €, MAR 50 MAD, MAU7,62 €

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N°17






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La question à 40 shillings En 1684, un problème difficile tourmente le jeune astronome Edmond Halley. Il s’en remet à l’autorité d’un professeur de Cambridge, un personnage solitaire, mais auréolé de légende.

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oût 1684 : un cabriolet emmène de Londres à Cambridge un jeune astronome de moins de trente ans. Il a perdu, il y a peu de temps, l’occasion de remporter un prix proposé par un collègue. Notre voyageur s’appelle Edmond Halley – celui-là même qui avait observé deux ans auparavant la comète portant aujourd’hui son nom (et que nous avons pu admirer lors de son dernier passage en 1986). En janvier, lors d’une conversation à trois, le mathématicien et architecte Christopher Wren a promis comme récompense un livre d’une valeur de 40 shillings à qui, de Halley ou de Robert Hooke, le plus brillant expérimentateur de la Royal Society, répondrait à une certaine question relative au « système du monde ». Les termes et la formulation exacte de la question ne nous sont pas connus. Ce que l’on sait, c’est que, comme ses compagnons, Wren était d’avis qu’une force dirigée vers le Soleil et d’intensité inversement proportionnelle au carré de la distance suffisait à expliquer les trajectoires des planètes. Halley et Hooke étaient-ils capables de prouver, dans les deux mois, cette intuition ?

Comment relier force d’attraction et trajectoires?

Gravure de la représentation du ciel austral par Andreas Cellarius (1661).

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Établir cette preuve et ainsi gagner un livre de 40 shillings – la moitié environ du revenu mensuel d’un riche marchand ! – n’était pas une mince affaire. Les difficultés étaient principalement de nature mathématique. Or à cette époque vivait à Cambridge, dans un isolement presque total, un homme au caractère étrange. C’était le titulaire de la chaire lucasienne de mathématiques à l’Université de Cambridge. Son nom ? Isaac Newton. De lui, on savait plusieurs choses, même s’il n’avait jamais fait de véritables efforts pour se faire connaître. En tant que « philosophe de la nature », c’est-à-dire en tant que personne qui étudie la nature du monde, il n’avait pas forcément grand-chose à dire. Dans son unique conférence publique, en 1672, il avait exposé une théorie plutôt étrange sur la nature de la lumière, prétendant que la lumière blanche est composée de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel… On savait également que dans son laboratoire, il consacrait l’essentiel de son temps et de ses activités à l’alchimie. On le disait grand mathématicien, mais de ses découvertes mathématiques, il laissait filtrer bien peu : quelques lettres ou manuscrits presque extorqués par ses admirateurs londoniens. Si, d’après la rumeur, il possédait une méthode puissante pour résoudre les problèmes les plus complexes concernant les courbes, la nature de cette méthode restait un mystère. En tout cas, Halley était persuadé que cet homme si difficile d’accès détenait les outils mathématiques permettant de répondre au problème qui lui résistait, à lui ainsi qu’au mathématicien-architecte Wren et à l’ombrageux expérimentateur, Hooke. En s’approchant du bâtiment du Trinity College situé sur le côté de l’entrée principale, où Newton attendait pour le recevoir, Halley ne put © POUR LA SCIENCE


National Portrait gallery, Londres

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L’astronome anglais Edmond Halley (1656-1742) a incité Newton à développer ses découvertes et à les publier. Son nom est rattaché à la comète qu’il a observée en 1681-1682, et qui est repassée près de la Terre en 1986. Ci-dessus à droite, Trinity College aujourd’hui, lieu de l’entrevue historique entre Isaac Newton et Edmond Halley.

dissimuler une certaine nervosité. Au-delà du prix alloué, le défi lancé par Wren avait de l’importance : il portait sur les causes profondes qui structurent le monde, celles qui mettent en mouvement la Lune et les planètes. Il n’était pas dit que le professeur lucasien, à supposer qu’il eût la réponse, la communiquerait à Halley. Newton était homme à garder pour lui-même ses propres découvertes. De plus, il était connu pour sa rigueur morale ; comme, de ce point de vue, Halley ne jouissait pas de la meilleure réputation, il craignait certainement d’être éconduit. On médisait beaucoup sur son compte. On rapportait ainsi que lors de son périple à Saint-Hélène, au cours duquel il avait catalogué les étoiles de l’hémisphère austral, Halley avait engrossé la fille d’un compagnon de voyage, un crime à l’époque. L’astronome royal John Flamsteed (1646-1719) se plaindra de ses amis libres penseurs : le Christ lui-même, affirmera-t-il, n’aurait pas pardonné leurs propos calomnieux. De même, une rumeur – que l’on sait aujourd’hui © POUR LA SCIENCE

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Vers une nouvelle physique Au sortir des guerres de religion et de leurs déchirements, l’Angleterre devient, à la fin du XVIIe siècle, un havre de liberté, de prospérité et de tolérance. La philosophie de la nature s’y épanouit.

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es cinquante premières années de la vie de Newton, la deuxième moitié du XVIIe siècle, sont une période très troublée de l’histoire européenne. À la fin des guerres de religion qui ont ensanglanté le Continent, la France est renforcée par l’établissement – avec Louis XIII et Louis XIV – d’un État absolu anticipé par des philosophes ou des théologiens comme Jean Bodin (1530-1596), Thomas Hobbes (1588-1679) ou Jacques Bossuet (1627-1704). Le destin de l’Angleterre est différent : deux révoltes successives donnent naissance en 1689 à un régime monarchique parlementaire qui octroie une liberté d’expression et confessionnelle sans précédent. Sur le Continent, la Guerre de Trente Ans (1618-1648) a opposé les princes allemands protestants et l’autorité impériale catholique. Les États allemands, mais aussi d’autres régions, sont sillonnés par des armées régulières ou de mercenaires sous les ordres de chefs de guerre comme l’illustre Wallenstein. Pendant ce temps, les intellectuels s’interrogent sur les formes de gouvernement et les principes de politique étrangère susceptibles de garantir paix et stabilité, et d’éviter les bains de sang perpétrés au nom de Dieu.

Deux époques, pour l’Angleterre comme pour Newton La Terre et le « Monde d’en haut » dans Les échecs amoureux moralisés, manuscrit français du XVe siècle. Cette cosmographie, où les astres du système solaire appartiennent à des sphères célestes emboîtées et centrées sur la Terre, est obsolète à l’époque où Newton voit le jour. Depuis quelques décennies, le système héliocentrique de Copernic domine.

Bibliotjèque Nationale, Paris

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Newton naît orphelin de père le 25 décembre 1642 selon le calendrier julien en vigueur à l’époque en Angleterre, date qui correspond au 4 janvier 1643 suivant le calendrier grégorien adopté sur le Continent. La naissance du futur génie a lieu dans le hameau de Woolsthorpe, près de Grantham dans le Lincolnshire, dans une famille de petits propriétaires terriens. À cette époque-là, une guerre civile vient d’éclater entre Charles I Stuart et les puritains commandés par Oliver Cromwell. La guerre entre l’armée royale et les « parlementaires » s’achève en 1648, et Charles I est jugé puis décapité l’année suivante. C’est le début de la dictature de Cromwell, des persécutions des catholiques irlandais et écossais et de l’expansion des sectes d’inspiration calviniste. Le poète John Milton, dans son Paradis perdu (1667), chante les idéaux puritains. Entre idéaux et pratiques, cependant, le fossé est profond: le pays est en proie aux tensions politiques et à l’instabilité. Cromwell est attaqué par les partisans d’une restauration de la monarchie, comme par ceux qui veulent instaurer un régime radicalement nouveau, fondé sur un retour à l’égalitarisme de l’Église primitive. À la mort de Cromwell, les Stuart sont réinstallés sur le trône (16601688), et Charles II puis Jacques II chercheront à imposer une forme d’absolutisme d’inspiration française. En 1689, sans effusion de sang, le Parlement réussit à chasser Jacques II et à appeler sur le trône Guillaume II d’Orange-Nassau, stathouder protestant de Hollande et époux de Marie, fille de Jacques II. Cette « deuxième révolution d’Angleterre », la Glorious Revolution, élimine définitivement du pays catholicisme et absolutisme, deux ennemis que Newton avait appris à haïr et qu’il combattra lorsqu’il deviendra membre du Parlement. À partir de 1689, l’Angleterre connaît une période de stabilité politique et de croissance économique, qui scellera à jamais le pouvoir du Parlement anglais. Le début de cette période coïncide avec les prises de position du philosophe © POUR LA SCIENCE


Cortesia Collection of the Duke of Buccleuch and Queensberry KT

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Scotish National Portrait Gallery, Edimbourg

S.M. Elisabeth II d’Angleterre

Oliver Cromwell (ci-dessus), d’après une miniature de Samuel Cooper. De 1648 jusqu’à sa mort, en 1658, Cromwell a dirigé l’Angleterre d’une main de fer, marquée de fanatisme religieux. On l’a souvent tenu pour responsable de l’exécution de Charles I (ci-dessous), roi que les splendides portraits (à gauche) du peintre flamand van Dyck montrent de face et de profil.

John Locke prônant la séparation de l’exécutif et du législatif pour sauvegarder la liberté et la propriété individuelle. Si la jeunesse de Newton correspond à une période d’instabilité politique et d’intolérance religieuse, sa maturité se déroule dans un pays pacifié, tolérant et prospère. La vie même de Newton se partage en deux époques qui se confondent avec l’histoire de l’Angleterre. Jusqu’à la Révolution glorieuse, Newton vit dans la solitude, l’étude et la recherche. En 1687, sont publiés ses Principes mathématiques de la philosophie naturelle, un développement du court traité envoyé en 1684 à Halley que nous avons mentionné au chapitre précédent : la vie publique de Newton commence. En 1689, il est nommé député représentant l’Université de Cambridge, devient Warden (Gardien) de la Monnaie en 1696 et quitte la tranquillité de © POUR LA SCIENCE

L’exécution par décapitation du roi Charles I, tableau d’auteur inconnu et datant vraisemblablement de 1649. 9


Les années merveilleuses Durant ses années de jeunesse, tout particulièrement en 1665, Newton produit une somme considérable de résultats fondamentaux touchant aux mathématiques, à l’optique et à la théorie de la gravité.

saac Newton est un enfant studieux et solitaire, et sa mère renonce très tôt à en faire un agriculteur ou un éleveur. Sur les conseils d’un oncle, on l’envoie à Cambridge à l’âge de 19 ans. Newton entre au Trinity College en 1661 comme subsizar. À Oxford, les subsizars étaient plus simplement appelés «serviteurs». Il s’agissait d’étudiants pauvres qui payaient leur pensionnat en servant à table les autres étudiants et en rangeant les chambres. On ne sait, toutefois, si Newton eut vraiment à s’acquitter de telles tâches. Dans ces années-là, les étudiants des universités anglaises étaient encore solidement accrochés aux traditions aristotéliciennes. Newton, lui, se sent dès le début attiré par la nouvelle philosophie de la nature. Il se met à lire les œuvres de Descartes, notamment la Géométrie, ouvrage publié en 1637 et dans lequel Descartes représente, pour la première fois, les courbes au moyen d’équations. Il lit également les œuvres de Boyle, Hobbes, Wallis, le Dialogue de Galilée, la Physiologie de Charleton (une version de l’atomisme de Gassendi). Ces lectures ne font pas partie du programme universitaire et n’ont aucun caractère obligatoire; Newton exprime là un réel intérêt personnel. Aussi, il acquiert rapidement, en autodidacte, une connaissance assez étendue de ce qu’il y a de plus nouveau en philosophie de la nature. L’université de Cambridge comptait alors parmi ses membres les plus actifs un mathématicien, Isaac Barrow, et un philosophe, Henry More, qui ont sûrement influencé Newton, quoiqu’on ne sache pas dans le détail de quelle manière. More est un fervent défenseur de Descartes, mais il aborde l’œuvre du philosophe français dans une optique particulière. En effet, il est préoccupé par les conséquences matérialistes et athéistes de la philosophie mécaniste ; dans une

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Le philosophe Henry More (1614-1687), à gauche, et le mathématicien John Wallis (1616-1703), à droite, eurent une influence importante sur l’évolution de la pensée de Newton.

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perspective néoplatonicienne, il préconise d’ajouter, aux particules et aux chocs, des principes actifs dont l’existence est de nature divine. Pour lui, la Nature n’est pas réductible à la matière et au mouvement : il doit exister un agent non matériel qui « active » la Nature. Nous verrons que Newton aura les mêmes préoccupations théologiques que More par rapport au cartésianisme. Barrow joue un rôle important dans l’initiation de Newton aux techniques mathématiques, et certaines analogies entre les mathématiques de Barrow et les premiers travaux de Newton en témoignent. Du reste, c’est à Barrow que Newton succède lorsqu’il est nommé en 1669 à la chaire lucasienne de mathématiques de Cambridge. Nous avons donc toutes les raisons de penser qu’à l’époque où Newton fait ses premiers pas de philosophe de la nature, il n’est pas complètement isolé. La solitude arrivera en 1665. Comme s’il ne suffisait pas que l’Angleterre ait été éprouvée par l’instabilité politique, la peste fait rage à Cambridge. L’Université est évacuée et Newton se retrouve à la campagne, reclus la majeure partie du temps dans sa maison natale, entouré de gens qui ne se préoccupent que de récoltes et de bétail. C’est au cours de ce séjour forcé à Woolsthorpe qu’aurait eu lieu l’épisode de la chute de la pomme, anecdote qui appartient à la mythologie newtonienne. En dépit de cela, l’année 1665 est souvent présentée comme l’annus mirabilis, l’année des merveilles : dans les manuscrits de Newton de 1665 et 1666 qui nous sont parvenus, on trouve des découvertes majeures dans trois domaines – en mathématiques, en optique et en théorie de la gravitation. Près de cinquante ans plus tard, Newton évoquera ses travaux de jeunesse par ces mots : Au début de l’année 1665, je trouvais la Méthode d’approximation des séries et la Règle pour réduire la puissance d’un Binôme quelconque à de telles séries. En mai de la même année, je trouvais la Méthode des tangentes […] et en novembre j’avais la Méthode directe des fluxions et l’année suivante en janvier la théorie des couleurs et en mai suivant je possédais la Méthode inverse des fluxions. Et la même année je commençais à penser à la gravité qui s’étend à l’orbite de la Lune […]. Tout cela arriva pendant ces deux années de peste de 1665 et de 1666, alors que j’étais dans la fleur de l’âge créatif et occupé par la Mathématique et la Philosophie plus que je ne le serais jamais. Les termes de cette reconstitution autobiographique des conquêtes scientifiques réalisées dans la « fleur de l’âge créatif » paraîtront un peu énigmatiques au lecteur ; cette reconstitution n’en est pas moins fidèle, pour l’essentiel, à la réalité. Suivons donc les traces laissées par Newton lui-même, et décrivons ces conquêtes.

Le mathématicien et théologien Isaac Barrow (1630-1677), premier titulaire de la chaire lucasienne et auquel Newton a succédé.

Premières lectures mathématiques: Descartes et Wallis Pour escalader une paroi abrupte, il faut un équipement léger mais adapté. Aussi, le jeune Newton a lu peu de mathématiques, mais il a lu celles qu’il fallait. Pour dire les choses sommairement, il a bâti tout un édifice en n’exploitant que deux sources : la Géométrie de Descartes dans l’édition latine de Frans van Schooten et l’Arithmetica infinitorum (Arithmétique des infinis) de John Wallis.

La chaire lucasienne de l’Université de Cambridge

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a chaire lucasienne est la chaire professorale de mathématiques la plus célèbre au monde. Sa création a été décidée en décembre 1663, grâce à une donation de Henry Lucas, membre du Parlement pour l’Université de Cambridge de 1639 à 1640. Le premier titulaire de cette chaire était Isaac Barrow, qui a pris ses fonctions en février 1664. Tous les étudiants étaient tenus, dès leur troisième année, d’assister aux conférences données par le professeur lucasien. La renommée de la chaire tient beaucoup à son deuxième titulaire, Isaac Newton. Parmi © POUR LA SCIENCE

les 17 personnes qui se sont succédé jusqu’à aujourd’hui à cette fonction, il y eut d’autres célébrités comme le mathématicien Edward Waring (de 1760 à 1798), Charles Babbage (de 1828 à 1839), précurseur de l’informatique, l’hydrodynamicien George Stokes (de 1849 à 1903), Paul Dirac (de 1932 à 1969), l’un des pères de la physique quantique, ou l’astrophysicien théoricien Stephen Hawking, le titulaire actuel. Tous étaient initialement mathématiciens, mais plusieurs se sont spécialisés ensuite dans un autre domaine.

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