POUR LA SCIENCE
Feynman
LES GÉNIES DE LA SCIENCE
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LES GÉNIES DE LA SCIENCE
Génie magicien
Trimestriel Mai 2004 - Août 2004 FRANCE METRO 5,95 €, DOM 5,95 €, BEL 6,77 €, CAN 8,75 $, CH 10,80 FS, LUX 6,77 €, PORT. CONT. 6,48 €, MAR 50 MAD, MAU7,62 €
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Richard Feynman, génie iconoclaste
Elena CASTELLANI* et Leonardo CASTELLANI# *Chercheur en philosophie des sciences à l’Université de Florence #Professeur de physique théorique à l’Université du Piémont oriental
© POUR LA SCIENCE
Courtesy of the Archives, California Institute of Technology
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l y a deux types de génies : les génies « ordinaires » et les « magiciens ». Un génie ordinaire est un type comme vous et moi pourrions l’être, si nous étions infiniment plus intelligents. La manière dont son esprit fonctionne n’est pas un mystère. Dès que nous comprenons ce qu’il a fait, nous sommes alors persuadés que nous aurions pu faire de même. Les magiciens sont différents. Ils sont, en jargon mathématique, dans le «complément orthogonal» de l’endroit où nous nous trouvons, le fonctionnement de leur esprit nous est totalement incompréhensible. Même quand nous comprenons ce qu’ils ont fait, le processus par lequel ils y sont arrivés nous est inaccessible. Ils n’ont que très rarement, voire jamais, d’élèves, parce qu’ils ne peuvent pas être imités et qu’il doit être terriblement frustrant pour un jeune esprit brillant d’être confronté aux voies impénétrables de l’esprit d’un magicien. Richard Feynman est un magicien d’un niveau exceptionnel. À ces mots du mathématicien Marc Kac, qui avait travaillé avec Feynman à l’occasion de la construction d’un théorème commun, le physicien Hans Bethe, qui avait passé de nombreuses années aux côtés de Feynman, d’abord à Los Alamos, puis à l’Université Cornell, ajoute : « Un magicien fait des choses que personne d’autre ne pourrait jamais faire et qui semblent totalement inattendues, et c’est ainsi qu’est Feynman. » Un génie, un magicien, même. L’esprit le plus original de sa génération. Le plus brillant, iconoclaste et influent des physiciens théoriciens de la génération d’après-guerre. Scientifiques, historiens et journalistes ne tarissent pas d’éloges à l’évocation de Richard Feynman. «Dick» Feynman a été l’un des physiciens théoriciens les plus importants et les plus originaux d’un prolifique après-guerre, apportant tout au long de sa vie des contributions fondamentales dans pratiquement tous les domaines de la physique. En 1965, il a reçu le prix Nobel, avec Julian Schwinger et Sin-Itiro Tomonaga, pour les résultats obtenus en électrodynamique quantique. En 1986, il est le seul scientifique à participer à la Commission d’enquête sur le drame de l’explosion de la navette Challenger, devenant aux États-Unis une sorte de héros national. En Europe, Feynman est en revanche peu connu hors du monde scientifique. Ses ouvrages de vulgarisation les plus accessibles ont été traduits, mais ses contributions scientifiques restent l’apanage des spécialistes. Nous nous proposons ici de guider le lecteur dans l’univers bouillonnant du magicien Feynman…
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par Elena CASTELLANI, Leonardo 3. Richard Feynman, génie iconoclaste 4. Une curiosité insatiable Dans les années 1920, le jeune Feynman, stimulé par les enseignements de son père, se distingue par ses impressionnantes capacités intellectuelles et sa passion pour la compréhension des phénomènes.
10. Étudiant au MIT En 1935, Feynman choisit de se consacrer à la physique. Étudiant brillant, il étudie avec une égale aisance des domaines aussi variés que l’étude des rayons cosmiques ou de la dilatation du quartz.
17. Vous voulez rire! Fin 1939, Feynman débarque dans la prestigieuse Université de Princeton, où il devient l’assistant du jeune professeur Wheeler. Ensemble, ils élaborent une théorie… où les effets précèdent les causes.
27. Les intégrales de chemin En 1942, Feynman écrit sa thèse de doctorat et invente une nouvelle formulation de la mécanique quantique. Au moment où il va soutenir sa thèse, les États-Unis mobilisent les scientifiques.
34. L’aventure de Los Alamos Au cours des années consacrées au Projet Manhattan, Feynman fréquente les grands scientifiques du moment, perd tragiquement sa femme et, de son point de vue, «devient adulte».
Encarts d’abonnement entre les pages 0 et 1, un encart broché service lecteurs et une carte d’abonnement entre les pages 96 et 97.
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CASTELLANI et Hagen KLEINERT
N°19 • Mai 2004
44. Retour à la quantification Après la guerre, Feynman donne avec succès ses premiers cours, et travaille à sa formulation de l’électrodynamique quantique. Il se heurte au scepticisme de ses pairs.
54. La médiation de Dyson En 1949, le jeune Freeman Dyson dévoile aux physiciens comment Feynman a reformulé l’électrodynamique quantique. La théorie de Feynman remporte ensuite un franc succès à la conférence d’Oldstone.
61. Escapades brésiliennes En 1950, Feynman accepte un poste de professeur à Caltech. Après une année au Brésil, partagée entre enseignement, recherche, plages et rencontres, il «découvre» une théorie des interactions faibles.
72. Le début de la célébrité Dans les années 1960, Feynman «découvre» la vie de famille et la peinture, donne ses célèbres Cours de physique, reçoit le prix Nobel et invente la physique des partons.
81. La tragédie de Challenger Dans les années 1970-1980, Feynman s’intéresse aux ordinateurs quantiques, et participe à la commission d’enquête sur l’explosion de la navette Challenger.
89. Travailler avec Feynman par Hagen Kleinert Dans les années 1970-1980, le Professeur Hagen Kleinert rencontra plusieurs fois Richard Feynman, et releva avec passion les défis qu’il lui proposait, tant en électrodynamique quantique qu’en biophysique.
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Une curiosité insatiable Dans les années 1920, le jeune Feynman, stimulé par les enseignements de son père, se distingue par ses impressionnantes capacités intellectuelles et sa passion pour la compréhension des phénomènes.
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ichard Phillips Feynman naît le 11 mai 1918, dans une clinique de Manhattan, et grandit principalement à Far Rockaway, une petite ville au Sud de Long Island, à proximité de New York et non loin de la mer. Phillips est le nom de famille de sa mère, Lucille. Son grand-père maternel, orphelin d’origine polonaise, avait reçu le nom d’Henry Phillips dans un orphelinat anglais où il avait vécu jusqu’à ce qu’il ait l’âge d’être envoyé en Amérique pour y tenter sa chance. Et cette chance, il l’avait trouvée à l’heure dite : il avait épousé la fille d’un horloger – lui aussi polonais d’origine –, rencontrée dans le magasin de ce dernier, où il apportait sa montre à réparer. Avec sa femme, il monta un atelier de modiste qui eut un certain succès. Ils purent ainsi offrir une bonne éducation à leurs enfants et acheter une grande maison entourée d’un vaste jardin à Far Rockaway, qui, à l’époque, était encore une localité semi-rurale. Cette maison, léguée par le père à ses filles Lucille et Pearl, fut par la suite habitée par les familles des deux sœurs : Lucille, son mari Melville Feynman et le petit Richard (la fille cadette, Joan, naîtra neuf ans après Richard) ; Pearl, son mari Ralph Levine et leurs deux enfants, Robert et Frances. Melville Feynman est, lui aussi, fils d’immigrés. Né en 1890 à Minsk, en Biélorussie, il débarqua à l’âge de cinq ans aux États-Unis avec ses parents, des juifs d’origine lituanienne qui, comme tant d’autres familles juives, russes et polonaises à l’époque, avaient quitté le Vieux continent à la recherche de conditions de vie meilleures. Melville grandit à Patchogue, à Long Island, et, après s’être lancé dans différentes activités commerciales avec plus ou moins de bonheur, finit par trouver un travail stable dans la vente d’uniformes. Sans atteindre la prospérité de son beau-père, Melville garantira à sa famille un train de vie convenable, même pendant la Grande dépression de 1929.
Un père scientifique dans l’âme
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Melville et Lucille Feynman sont des parents attentifs et aimants. Malgré le traumatisme de la perte de leur deuxième fils Henry, qui ne vécut qu’un mois à peine, ils font en sorte que l’enfance de Richard soit heureuse et insouciante. Le travail qui permet à Melville de nourrir sa famille est loin de ses véritables intérêts et de ses aspirations profondes. Comme son père, il est passionné de science et son rêve aurait été de devenir médecin. N’ayant pas eu les moyens d’entreprendre des études universitaires, il s’est inscrit à un institut de médecine homéopathique, mais les revenus limités de sa famille l’ont obligé à renoncer aussi à ces études. Toute sa vie cependant, il cultivera un amour de la science qu’il s’efforcera de transmettre à son fils Richard, dès son plus jeune âge. Une histoire circule dans la famille, selon laquelle Melville, à l’annonce de la première grossesse de sa femme, aurait déclaré : « Si c’est un garçon, ce sera un scientifique. » Il ne pouvait prévoir à quel point ce scientifique serait exceptionnel. Un fait est sûr, néanmoins : l’éducation que Richard reçut de son père, avec une © POUR LA SCIENCE
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Ci-contre, la maison des Feynman à Far Rockaway. Ci-dessous, Richard enfant (à gauche) et, quelques années plus tard, en compagnie de ses parents et de sa petite sœur Joan, dans le jardin de leur maison (à droite).
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Étudiant au MIT En 1935, Feynman choisit de se consacrer à la physique. Étudiant brillant, il étudie avec une égale aisance des domaines aussi variés que les rayons cosmiques ou la dilatation du quartz.
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n été 1935, Richard réussit triomphalement ses examens de fin de lycée (l’équivalent du baccalauréat). Ses professeurs recommandent à ses parents de permettre à leur fils de poursuivre ses études. Melville et Lucille, malgré leurs difficultés financières, communes à de nombreuses familles pendant la Grande dépression, n’ont pas besoin d’être encouragés dans ce sens : ils offrent à leur fils la possibilité de s’inscrire dans l’une des meilleures universités disponibles. Richard fait une demande auprès de la Columbia University de New York et du Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Boston. Refusé à Columbia parce que l’Université a déjà atteint son quota annuel d’étudiants juifs – « quota » introduit pour limiter la présence d’immigrés (ou de fils d’immigrés) dans l’Université –, il lui reste l’option du MIT, où il est accepté et où il obtient même une petite bourse d’études. La vie estudiantine au MIT était alors organisée en « fraternités », sortes de sociétés d’assistance mutuelle où les étudiants plus âgés instruisaient et protégeaient les nouveaux arrivés, en échange de menus services. Pour un nouvel étudiant, l’adhésion à une fraternité était un moyen de se procurer un logement et de faciliter son insertion. Habituellement, les étudiants de première année partaient en quête d’une fraternité qui les accepte, mais dans le cas d’éléments particulièrement brillants, tel Feynman, cela n’était pas nécessaire. La réussite de l’un des membres dans les études (comme dans d’autres activités « importantes ») était source d’orgueil et de gloire pour les autres, et les fraternités rivalisaient pour accaparer les nouveaux étudiants aux notes les plus élevées. Avant même de quitter Far Rockaway, Richard avait déjà été sollicité par les deux fraternités d’étudiants juifs du MIT. Il choisit Phi Beta Delta, favorablement impressionné par les membres qu’il rencontra à des réunions organisées à l’intention des recrues dans la région de New York. Son expérience dans la fraternité Phi Beta Delta et, de manière générale, son initiation à la vie étudiante font l’objet de nombreuses anecdotes qui nourrissent le « mythe Feynman » : son quasi-enlèvement par la fraternité rivale, son épreuve de survie dans les bois par une nuit glaciale, les conseils sur la manière de se comporter en société, prodigués par ses camarades moins studieux, mais plus délurés, les blagues qu’il imagine et qui lui valent vite une
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Les études universitaires aux États-Unis
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e premier cycle d'études universitaires dure quatre ans, au terme desquels on décroche une licence de Bachelor of Arts ou de Bachelor of Sciences, selon la matière principale choisie. Les étudiants de la première à la quatrième année sont appelés respectivement freshmen, sophomores, juniors et seniors. Le titre de Bachelor peut être suivi d’un Master de deux ans (généralement), ou d'un Ph. D. (Doctor of Philosophy), après une thèse de doctorat.
À la fin de la première année de doctorat, ou au maximum deux ans après le début du doctorat lui-même, l'étudiant subit une série d'examens sélectifs, nommés Comprehensive examinations, ou Qualifying examinations. La thèse de doctorat est de durée variable (quatre à six ans) et est supervisée par un directeur de thèse (advisor). L’étudiant en thèse doit effectuer un travail de recherche approfondi et aboutir à des résultats originaux. © POUR LA SCIENCE
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réputation de farceur. « Les gens pensent que je suis un farceur – dira Feynman à ce propos – mais je suis habituellement sérieux, d’une certaine manière : d’une manière telle que, souvent, personne ne me croit ! ». Richard, qui devient « Dick » pour ses camarades, tire grand profit de ses rapports avec les membres plus âgés de la fraternité, y compris dans le choix de ses sujets d’étude. Quand il arrive au MIT, il est convaincu de vouloir choisir les mathématiques comme matière principale. Ses connaissances sont telles qu’il suit directement le cours de deuxième année, mais se rend vite compte que les mathématiques ne représentent pour lui qu’un instrument efficace et non un savoir qu’il veut approfondir. Il décide donc de changer d’orientation et opte pour l’électronique. Néanmoins, ce domaine est cette fois trop concret et, après quelque temps, il change à nouveau d’orientation et choisit comme matière principale la physique, voie intermédiaire entre science abstraite et science appliquée, plus conforme à sa nature. Cette décision résulte aussi de ses discussions avec ses compagnons de chambre, deux étudiants de dernière année qui fréquentent le cours avancé de physique théorique. Ce cours est organisé depuis peu, sous l’impulsion principale du chef du département de physique John Slater qui, avec Philip Morse et Julius Stratton, donne alors tout son lustre à la physique du MIT. Slater a étudié un certain temps à Cambridge et à Copenhague. Il a donc été en contact direct avec la nouvelle physique quantique et s’efforce de relever le niveau de la physique américaine, plus particulièrement de la physique pratiquée et enseignée au MIT. À cette fin, il a aussi écrit, avec Nathaniel Frank, un manuel intitulé Introduction à la physique théorique, présentant la nouvelle théorie atomique et la mécanique ondulatoire, sur lequel est fondé le cours de physique avancée.
« M. Feynman, comment résoudriez-vous ce problème ? » L’année où Feynman arrive au MIT, deux étudiants de ce cours sont ses compagnons de chambre à la fraternité Phi Beta Delta. Richard écoute souvent leurs discussions sur les sujets et les problèmes du cours et, parfois, parvient même à les aider. Ainsi, il s’aperçoit qu’un problème qui les laisse perplexes peut être résolu en appliquant l’équation de Bernoulli. Il ne connaît l’équation qu’au travers des textes qu’il a lus de son propre chef, au point qu’il n’a aucune idée de la prononciation correcte du nom de son auteur – « pourquoi n’utilisez-vous pas l’équation de Baronallai ? » suggère-t-il. L’étudiant de première année a compris que l’équation de Bernoulli est celle qui convient au problème, gagnant ainsi l’estime des deux étudiants plus âgés. Les discussions avec ses camarades de chambre sont tellement fructueuses que Feynman décide de fréquenter le cours de physique avancée, sans attendre sa dernière année. Au début de l’année suivante, il s’inscrit au cours, convaincu d’être le seul étudiant de deuxième année à oser le faire. Richard est ravi de l’effet qu’il va produire sur les autres (son uniforme du corps d’instruction des officiers de réserve, obligatoire pour les étudiants des deux premières années, le signale clairement comme un étudiant de deuxième année). Quelle n’est pas sa surprise de se retrouver assis à côté d’un étudiant dans la même situation, Ted (Theodore) Welton. Il y a donc un autre étudiant hors norme, aussi étonné que lui de ne pas être seul de son espèce. Ils s’observent mutuellement. Ted a posé sur son banc l’ouvrage de Levi-Civita sur le calcul différentiel que Richard avait cherché en vain à la bibliothèque ; Richard a emprunté le livre d’analyse vectorielle et tensorielle que Ted, par conséquent, n’avait pas trouvé. Ainsi naît leur amitié. Ils s’échangent les connaissances acquises : Richard est plus aguerri en mécanique quantique, ayant lu le livre de Paul Dirac, Ted maîtrise mieux la relativité. Ils unissent donc leurs forces pour affronter ce nouveau cours. Celui-ci est donné le premier trimestre par Stratton, qui se rend vite compte des capacités singulières des deux jeunes étudiants, et de Feynman en particulier. Ted Welton racontera que Stratton, par ailleurs un admirable professeur, ne préparait pas toujours ses leçons comme il l’aurait dû, et qu’il lui arrivait de s’emmêler les © POUR LA SCIENCE
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De haut en bas, Philip Morse (1903-1985), John Slater (1908-1976) et Julius Stratton (1901-1994), les trois professeurs de physique de Feynman au MIT.
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Vous voulez rire ! Fin 1939, Feynman débarque dans la prestigieuse Université de Princeton, où il devient l’assistant du jeune professeur Wheeler. Ensemble, ils élaborent une théorie… où les effets précèdent les causes.
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e jour même où il arrive à Princeton, un dimanche de l’automne 1939, Richard est immergé dans la vie mondaine de l’Université. À peine at-il inspecté la chambre qui lui a été attribuée au Graduate College, qu’il est invité à « prendre le thé » dans la résidence du doyen, le mathématicien Luther Eisenhart (1876-1965). Ce « thé chez le doyen » est l’une des nombreuses manifestations sociales qui ponctuent la vie du monde académique de Princeton, endroit élitiste et élégant. « Une imitation d’Oxford ou de Cambridge, y compris dans la diction [...]. Il y avait un portier à l’entrée de l’Université, tous les étudiants avaient de belles chambres, ils mangeaient tous ensemble vêtus de toges académiques dans une grande salle décorée de vitraux » évoque Feynman dans Vous voulez rire, Monsieur Feynman ! Richard, qui ne sait pas très bien en quoi consiste « un thé » et qui connaît ses faibles talents pour les mondanités, se présente quelque peu intimidé chez le doyen Eisenhart. La réunion est des plus formelles et, lorsque Madame Eisenhart, lui proposant du thé, lui demande s’il prend de la crème ou du citron, Feynman, l’esprit préoccupé par la manière dont il est censé se comporter dans de telles circonstances, répond distraitement : « Les deux, merci. » Son hôtesse réplique, dans un petit rire poli : « Vous voulez rire, Monsieur Feynman ! », phrase qu’il rendra célèbre en la prenant pour titre de sa première autobiographie.
La montre de John Wheeler La nouvelle université n’offre pas que des activités mondaines. Princeton est le siège de l’Institute for Advanced Studies, dont sont membres d’éminents scientifiques tels Albert Einstein, John von Neumann et Hermann Weyl. La physique fondamentale est enseignée par des physiciens d’envergure, comme Eugene Wigner et le jeune John Wheeler. En outre, Princeton dispose d’un cyclotron, l’un des premiers accélérateurs de particules. Richard, qui a lu de nombreux articles publiés dans la «Physical Review» sur d’importantes expériences réalisées avec le cyclotron de Princeton, brûle de le voir. Le lendemain de son arrivée, il se précipite au Palmer Physical Laboratory, qui héberge le cyclotron.
Deux vues de l’Université de Princeton, alma mater de Feynman.
University of Princeton
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Deux grands scientifiques rencontrés par Richard Feynman à Princeton : le physicien suisse Wolfgang Pauli (1900-1958), l’un des fondateurs de la mécanique quantique, et le mathématicien allemand Hermann Weyl (1885-1955), qui travailla dans des domaines aussi variés que l’étude des fonctions complexes, la théorie des nombres et la physique mathématique.
Richard a décrit la stupeur mêlée de plaisir qu’il éprouva lorsqu’il découvrit que le célèbre cyclotron de Princeton occupait une pièce du sous-sol où régnait un chaos absolu : « J’entrai, et compris aussitôt pourquoi Princeton était faite pour moi. [...] Des interrupteurs pendaient des fils électriques, l’eau de refroidissement gouttait des valves, la pièce était dans le désordre le plus complet. […] Tout cela me rappelait mon laboratoire à la maison. […] Je compris soudain pourquoi Princeton obtenait des résultats. On travaillait avec l’instrument, on construisait l’instrument, on connaissait la place de chaque chose et on savait comment chaque chose fonctionnait. » Le cyclotron de Princeton correspond exactement à l’idée de Feynman sur la « pratique de la science » : contrôler toutes les « parties », dominer la situation à partir des rudiments, savoir comment fonctionne chaque chose et être capable, si nécessaire, de la reconstruire. Telles sont les « recettes » que Feynman a apprises dès son plus jeune âge dans son laboratoire et dont il fera toujours grand cas. Richard, accepté à Princeton en tant que Research Assistant, dont le rôle est d’assister un professeur dans ses recherches et son enseignement, a la chance d’être affecté à John Wheeler, 28 ans, professeur fraîchement nommé. J. Wheeler se révèle le superviseur rêvé pour Feynman, tant par son domaine de recherche que par sa personnalité. En effet, dans les années qui ont suivi son doctorat, décroché en 1933 à la Johns Hopkins University de Baltimore, J. Wheeler a étudié des problèmes d’électrodynamique et de physique nucléaire et a fait un séjour à Copenhague, où il a travaillé avec le physicien danois Niels Bohr (1885-1962), célèbre pour son modèle de l’atome. En contraste avec son aspect strict et conventionnel, J. Wheeler est ouvert, toujours prêt à saisir ou échafauder les idées physiques les plus audacieuses et bizarres. Il est sans conteste l’homme idéal pour apprécier et stimuler les capacités d’un assistant aussi particulier que Feynman. « Je serai éternellement reconnaissant au sort qui a fait que nous avons collaboré à plus d’une entreprise fascinante », dira John Wheeler. Presque immédiatement, une complicité amicale et joviale s’installe entre les deux jeunes gens, grâce, entre autres, au curieux épisode qui scella leur rencontre. Le jeune professeur, empreint de son rôle et de sa valeur, ne voulait pas gâcher une minute de son temps et souhaitait établir un rapport formel avec son assistant. Il décida donc qu’il ne le verrait que certains jours de la semaine, pendant un laps de temps précis. À leur premier entretien, pour être sûr de ne pas dépasser le temps imparti, il sortit sa belle montre gousset et la posa bien en vue sur la table. Richard fit mine de ne pas s’en apercevoir. Néanmoins, à leur deuxième entrevue, il sortit une petite montre qu’il s’était procurée à peu de frais entre-temps et la posa sur la table à côté de celle de J. Wheeler, dont le masque pompeux et formel tomba aussitôt: non seulement il ne se vexa pas, mais il éclata de rire, bientôt accompagné par Richard. Dès lors, leurs rapports eurent un caractère animé et enjoué, que J. Wheeler évoquera par ces mots: «Les discussions se changeaient en rires, les rires en plaisanteries, et les plaisanteries en d’autres bons mots et idées.»
Piéger les scientifiques sur leur propre terrain L’ATOME DE BOHR
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En 1913, le physicien danois Niels Bohr proposa que les électrons d’un atome se déplacent sur des orbites discrètes, de rayons bien définis, autour d’un noyau, et qu’il existe une orbite fondamentale correspondant à la plus faible énergie de l’électron.
À Princeton, en dehors de ses engagements vis-à-vis de J. Wheeler, qui lui valent son traitement d’assistant, Richard n’a aucune obligation. Pour obtenir un doctorat, outre présenter une thèse et la soutenir devant un jury, il faut réussir une série d’examens « qualifiants » écrits et oraux. Hormis ces épreuves, les doctorants sont libres de suivre les cours qu’ils souhaitent et de choisir le sujet et le rapporteur de leur thèse. Ainsi, Richard ne fréquente que les cours qui l’intéressent, tel celui de Wigner sur la physique des solides, et certains séminaires de l’Institute for Advanced Studies, dont en particulier ceux d’Einstein. Feynman apprend surtout en discutant avec J. Wheeler, qu’il a choisi comme rapporteur, et avec ses collègues. Sa curiosité innée le pousse aussi à se joindre, à l’heure du repas ou du thé, aux conversations des doctorants d’autres disciplines, mathématiciens, mais aussi philosophes et biologistes. Parfois, il se laisse entraîner et fréquente quelques-uns de leurs cours. Sur ses incursions dans d’autres disciplines, les anecdotes foisonnent. Feynman se délectera à © POUR LA SCIENCE
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CHRONOLOGIE 1918 : Richard Phillips Feynman naît à Manhattan, New York, le 11 mai. 1935 : Il commence ses études universitaires de physique au MIT. 1939 : Il publie ses deux premiers travaux, obtient son diplôme de Bachelor of Sciences et est admis comme étudiant de doctorat à Princeton, où il devient l’assistant de J. Wheeler. 1941 : Après avoir développé avec J. Wheeler la théorie classique de l’action à distance entre particules chargées, il invente l’approche des intégrales de chemin. 1942 : Au mois de juin, il décroche son Ph.D. et épouse Arline Greenbaum, qui souffre déjà de tuberculose lymphatique. 1943 : Il s’installe à Los Alamos où il travaille au Projet Manhattan. 1945 : Après la mort d’Arline, le 16 juin, il assiste au Trinity Test le 16 juillet, puis quitte Los Alamos pour devenir professeur à Cornell. 1946 : Son père Melville décède. 1947 : Il participe à la conférence de Shelter Island et travaille à sa formulation de l’électrodynamique quantique. 1949 : Il publie ses travaux sur l’électrodynamique quantique. Ses « diagrammes » deviennent incontournables.
1950 : Il occupe un poste de professeur à Caltech et visite l’Europe. 1951 : Il passe une année au CBPF de Rio de Janeiro et épouse Mary Louise Bell, dont il divorce quatre ans plus tard. 1953 : Il s’intéresse à la superfluidité et participe à la première conférence de physique théorique tenue au Japon depuis la guerre. 1957 : Il travaille à la théorie V-A des interactions faibles. 1960 : Il épouse Gweneth Howard ; en 1962, son fils Carl vient au monde et, en 1968, le couple adopte Michelle. 1961 : Il commence ses Cours de Physique, qui l’occuperont deux ans. 1965 : Il reçoit le prix Nobel de physique, avec Schwinger et Tomonaga. 1968 : Il met au point le modèle des partons pour les interactions fortes. 1978 : On lui découvre une tumeur à l’estomac et il subit sa première intervention chirurgicale. 1981 : Il s’intéresse à la physique du calcul, en particulier au calcul quantique. 1986 : Il participe à la commission d’enquête sur l’explosion de la navette Challenger. 1988 : Il décède le 15 février, au UCLA Medical Center.
BIBLIOGRAPHIE Feynman R., Vous voulez rire, Monsieur Feynman ! : Odile Jacob, 2000. Feynman R., What Do You Care What Other People Think ? : Norton, New York, 1988. Feynman R., The Meaning of It All : Penguin, Londres, 1998. Feynman R., The pleasure of Finding Things Out : Penguin, Londres, 1999. Feynman R., Leighton R., Sands M., Le cours de physique de Feynman : Dunod, 1999. Feynman R., Hibbs A., Quantum Mechanics and Path Integrals : McGraw-Hill, New York, 1965. Feynman R., Allen R., Hey T., Feynman Lectures on Computation : Westview Press, Boulder, 1996. Feynman R., Morinigo F., Wagner W., Feynman Lectures on Gravitation : Addison-Wesley, Reading, 1995. Feynman R., The Character of Physical Law : MIT Press, Cambridge, 1965. Feynman R., QED. The Strange Theory of Light and Matter : Princeton University Press, 1985. Gleick J., Le génial professeur Feynman : Odile Jacob, 1994. Gribbin J., Gribbin M., Richard Feynman. A Life in Science : Penguin, Londres, 1998. Mehra J., The Beat of a Different Drum. The Life and Science of Richard Feynman : Clarendon Press, Oxford, 1994. Schweber S., QED and the Men Who Made It : Princeton University Press, 1994. Bibliographie complémentaire sur le site de Pour la Science, www.pourlascience.com
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Ouvrage librement adapté du numéro de la collection italienne I grandi della scienza intitulé Feynman. La vita di un fisico irriverente, de Elena Castellani et Leonardo Castellani. Nous remercions Bernard Diu, Pierre Fayet, Jean Iliopoulos et François Vannucci pour leurs précieux conseils scientifiques.
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