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LES GÉNIES DE LA SCIENCE
LES GÉNIES DE LA SCIENCE
Le musicien du ciel
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POUR LA SCIENCE
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Kepler
Trimestriel Août 2001 – Novembre 2001
N°8
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Kepler,
par Anna Maria LOMBARDI 3. Kepler, le musicien du ciel 4. Après une grossesse de 224 j, 9 h, 53 minutes… … naît, dans une famille peu ordinaire, entre une tante sorcière et un père mercenaire, le petit Johannes, frêle et hypocondriaque, qui deviendra un élève modèle du séminaire luthérien de Maulbronn.
14. Le Mysterium, premier livre de Kepler Jeune professeur de mathématiques à Graz, Kepler conçoit, en 1595, un modèle géométrique de l’Univers fondé sur les solides platoniciens. Les lois de l’Univers doivent traduire la volonté divine.
22. Tycho Brahe, génial expérimentateur En 1600, Kepler perd son poste d’enseignant et sollicite l’aide de Tycho Brahe, mathématicien à la cour de Prague. Il lui sert d’assistant, puis lui succède et entame alors une brillante carrière d’astronome.
30. L’astronomie nouvelle : une physique du ciel Les 70 chapitres de l’Astronomia nova révèlent, en 1609, la ténacité et la modernité de Kepler. Page après page, nous découvrons le cheminement vers ses deux premières lois qui «lisent la pensée de Dieu».
36. Kepler réinvente l’optique Pour réduire l’incertitude de ses mesures, Kepler, en 1603, étudie l’optique, élabore la théorie de l’image rétinienne et baptise du nom de «foyers» les points fondamentaux de l’optique géométrique et du mouvement des planètes. Encarts d’abonnement entre les pages 0 et 1, un encart broché service lecteurs et une carte d’abonnement entre les pages 96 et 97.
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N°8 • Août 2001
44. Les deux premières lois Kepler se libère de la tradition : il démontre, au tout début du XVIe siècle, l’excentricité de l’orbite terrestre et formule les célèbres lois qui décrivent le mouvement des planètes. SOLEIL
PLANÈTE
52. Les découvertes de Galilée et le Dioptricae L’importance, pour les partisans du système copernicien, des observations réalisées par Galilée à l’aide de la lunette pousse Kepler à rédiger, en 1610, le premier traité moderne d’optique.
58. Ma mère est-elle une sorcière? Kepler doit employer son temps, son argent et ses connaissances pour blanchir sa mère Katharina, accusée de sorcellerie en 1615, et se sortir du guêpier dans lequel les médisances ont plongé sa famille.
65. Harmonie, musique et révolution scientifique La recherche d’un modèle harmonieux de l’Univers passe également, pour Kepler, par l’étude approfondie et «scientifique» des bases théoriques de la musique.
76. Musique du ciel et Harmonie du monde À la recherche d’un modèle cohérent de l’Univers fondé sur les règles de l’Harmonie, Kepler découvre, en 1618, sa troisième loi.
83. Sans domicile fixe Les œuvres de la maturité de Kepler, l’Epitome et les Tables Rodolphines, sont publiées en 1622 et 1627, alors le climat politique et religieux tendu chasse l’astronome de ville en ville.
90. Kepler explique Copernic par les extraterrestres Kepler choisit de diffuser les idées coperniciennes par l’intermédiaire du récit fantastique d’un voyage sur la Lune, publié par son fils Ludwig quatre ans après sa mort en 1630.
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Après une grossesse de 224 j, 9 h, 53 minutes… … naît, dans une famille peu ordinaire, entre une tante sorcière et un père mercenaire, le petit Johannes, frêle et hypocondriaque, qui deviendra un élève modèle du séminaire luthérien de Maulbronn.
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ohannes Kepler (ou «Keplerus», forme latinisée dont il signait ses œuvres) naît le jeudi 27 décembre 1571, le jour de la Saint Jean, à Weil der Stadt. Kepler nous informera que la grossesse de sa mère avait duré 224 jours, 9 heures et 53 minutes, et l’on peut s’interroger sur la précision de la minute de conception... Weil der Stadt est une petite ville aux portes de Stuttgart qui, comme Leonberg, Tübingen et les autres lieux où Kepler passe son enfance et les premières années de son adolescence, se trouve dans le Land actuel de Bade-Wurtemberg. Cette verdoyante région au Sud-Ouest de l’Allemagne, traversée par la Forêt-Noire, limitrophe de la France constitue, à l’époque, le Duché de Wurtemberg, l’une des nombreuses entités qui constituent l’Allemagne. Le duché fait partie du Saint Empire romain-germanique des Habsbourg, dont la capitale est Prague ; aujourd’hui encore, sur de nombreux édifices de Weil, d’anciennes armoiries portent l’aigle impérial.
Famille, je ne te hais point
JOACHIM FEIST
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HAUPTSTAATSARCHIV STUTTGART
À gauche, la maison natale de Kepler, parfaitement restaurée et transformée aujourd’hui en musée. À droite, Weil der Stadt, la ville natale de Kepler, selon une illustration d’Andreas Kieser de 1682.
Le grand-père paternel de Kepler, Sebaldus, est maire de Weil, son grand-père maternel, maire de la ville voisine d’Eltingen. Kepler aurait pu grandir à l’ombre d’une famille sereine et tranquille. Il n’en fut rien. L’ambiance familiale, comme le révèlent les récits que nous avons retrouvés, est loin d’être idyllique : la galerie des ancêtres inclut des personnages extravagants, dont ses parents. Sa mère, Katharina, a été gavée de concoctions d’herbes médicinales par une tante qui finira sur le bûcher ; son père Heinrich, personnage débauché, offre ses services de mercenaire à tous les fauteurs de guerre et engrosse sa
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WOLFGANG M. WERNER
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femme lors de brefs séjours au domicile conjugal, avant de disparaître à nouveau pendant des mois. Les enfants nés prématurément, comme Kepler, au cours du septième mois, portaient chance, croyait-on, en raison de la bonne fortune associée au nombre 7. Aussi, la mère de Kepler aurait-elle vu dans cette naissance prématurée un signe annonciateur de la fin des violentes disputes familiales ; hélas, il n’en fut pas ainsi. Quand Johannes a quatre ans, son père disparaît pendant une année ; Katharina, laisse les enfants chez leurs grands-parents, part à sa recherche et, plusieurs mois plus tard, ramène son mari sain et sauf à la maison. La famille quitte alors Weil der Stadt pour Leonberg, mais rien n’a changé : en 1589, après plusieurs déménagements, le père repart au combat, après avoir «très durement maltraité» sa femme (dixit Kepler). Cette fois, il ne revient pas et ne donne aucune nouvelle. Kepler ne manifeste apparemment aucune rancœur envers ses parents, qu’il ne tient pas pour responsables de leur malheur : il les croit nés, littéralement, sous une mauvaise étoile. C’est pour cette raison astrologique que son père, de caractère emporté, obstiné et querelleur gâche tout ce qu’il entreprend ; c’est à cause de la position des planètes à sa naissance qu’il s’est fait nombre d’ennemis, que son mariage est malheureux, qu’il a connu la pauvreté et vécu presque comme un vagabond et, enfin, qu’il est mort de vilaine façon. Les mêmes considérations valent pour sa mère : si elle est petite, maigre et méchante, elle le doit à sa date de naissance. Quelques souvenirs d’enfance ensoleillent tout de même les pensées de Kepler. Ainsi, il évoque la stupeur qu’il éprouve à l’âge de six ans, en 1577, quand sa mère l’emmène en un «lieu surélevé» pour mieux y observer une © POUR LA SCIENCE
Le séminaire de Maulbronn où Kepler passa brillamment son examen de baccalauréat en 1588. Ci-dessous, le buste du réformateur Johannes Brenz, célèbre citoyen de Weil der Stadt, qui enseigna au séminaire de Tübingen.
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Le Mysterium, premier livre de Kepler Jeune professeur de mathématiques à Graz, Kepler conçoit, en 1595, un modèle géométrique de l’Univers fondé sur les solides platoniciens. Les lois de l’Univers doivent traduire la volonté divine.
N En disposant le Soleil au centre de son Système, Copernic bouleverse la hiérarchie des planètes proposée par Ptolémée dans son Système géocentrique : la Terre passe au troisième rang derrière Mercure et Vénus, tandis que la Lune devient l’unique satellite de notre Planète. Malgré les violentes critiques qu’il soulève, Kepler défendra toujours ce modèle. SYSTÈME DE PTOLÉMÉE
Saturne Jupiter Mars Soleil Vénus
ous sommes le 9 juillet 1595. Le jeune professeur de mathématiques Johannes Kepler donne son cours dans l’amphithéâtre à moitié désert du collège de Graz. Il a dessiné au tableau un schéma compliqué afin d’expliquer les conjonctions des planètes Jupiter et Saturne, et ce schéma comporte une série de triangles (voir la figure page ci-contre). Soudain (racontera-til), il est frappé d’une illumination. Il a peut-être trouvé la solution d’une énigme qui le harcèle depuis longtemps : pourquoi existe-t-il un nombre déterminé de planètes et pourquoi sont-elles disposées de cette manière? Nous savons combien il est difficile, chez Kepler, de séparer les cheminements métaphysiques, presque mystiques, de ses raisonnements scientifiques. Ainsi, il semble présomptueux et inutile aujourd’hui de nous demander, tel Kepler, pourquoi notre Système solaire comporte un certain nombre de planètes, et pas un autre : notre «physique», nous le savons, ne serait en rien bouleversée si l’on découvrait une nouvelle planète. Kepler, inspiré par le désir passionné de lire la volonté de Dieu dans les pages de la Création et guidé par une logique implacable doublée d’une persévérance opiniâtre, se pose cette question bizarre ; elle fera de lui un pionnier de l’astrophysique. Le modèle de Système solaire, né de cette inspiration divine, constitue non seulement la trame de la première œuvre de Kepler, le Mysterium cosmographicum, mais également le cœur du projet qui guidera le scientifique tout au long SYSTÈME DE COPERNIC
Saturne Jupiter Mars Terre
Mercure
Vénus
Lune
Mercure
Terre
Soleil
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Asseyons-nous ici et laissons la musique nous envahir […]. Assieds-toi, Jessica. Vois qu’au parquet du ciel sont, compacts, incrustés de brillants disques d’or. Il n’est globe jusqu’au moindre que tu contemples qui, se mouvant, ne chante comme un ange […] ; c’est l’harmonie des âmes immortelles! Mais tant que notre habit de glaise périssable l’enclôt grossièrement, nous ne pouvons l’entendre…
MUSÉE DU LOUVRE, PARIS
(Shakespeare, Le marchand de Venise) L’harmonie des cieux inspirait Kepler, tout comme les écrivains et artistes de son temps. Peut-être est-ce le cas de ce Jeune chanteur de Claude Vignon (environ 1622), dont la voix s’élève, pure, vers le ciel.
de sa vie : plus de 25 ans plus tard, il fera réimprimer une deuxième édition de ce même Mysterium. Ce modèle nous paraît aujourd’hui tout à fait absurde, mais il acquiert une valeur inestimable dès que l’on comprend qu’il orientera le scientifique dans ses recherches sur le cosmos. Si le Mysterium ne relate aucune découverte fondamentale, il nous donne les clés d’un nouvel Univers, que Kepler reconstruit autour d’une idée phare : cette démarche laisse présager les grandes lignes des recherches révolutionnaires à venir. Dans ces pages, Kepler, d’une part, met en valeur la supériorité du Système copernicien et, d’autre part, exprime la volonté de passer d’une astronomie «de position» à une véritable astrophysique
À gauche, table tirée du De revolutionibus de Copernic, où est représenté le système planétaire avec le Soleil au centre. À droite, dessin de Kepler. Le 9 juillet 1595, pendant un cours, il exécute cette série de triangles inscrits dans un cercle et est frappé d’une intuition sur la géométrie du Système solaire : les trajectoires des planètes sont insérées dans l’ensemble des cinq solides platoniciens emboîtés.
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Tycho Brahe, génial expérimentateur En 1600, Kepler perd son poste d’enseignant et sollicite l’aide de Tycho Brahe, mathématicien à la cour de Prague. Il lui sert d’assistant, puis lui succède et entame une brillante carrière d’astronome.
BRITISH LIBRARY, LONDRES
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Tycho Brahe et son célèbre quadrant mural, au centre de cette gravure tirée de Astronomiæ instauratæ mechanica (1598), sont installés dans une salle de l’observatoire d’Uraniborg. Trois assistants effectuent des relevés. Page ci-contre en haut, l’illustration d’un astronome en observation, tirée de Selenographia de Johannes Hevelius, montre les instruments dont disposait un astronome au XVIIe siècle. En bas, portrait de Tycho Brahe (1546-1601), d’un peintre anonyme du XVIIe siècle, conservé à la Société des amis de la musique de Stockholm.
a rencontre entre Johannes Kepler et Tycho Brahe constitue un événement mémorable pour l’astronomie. Depuis longtemps, les deux hommes se sont observés de loin : Johannes voit en Brahe le gardien d’une mine de données, les plus précises jamais obtenues, tandis que Tycho a repéré en Kepler, dès la lecture du Mysterium, l’architecte capable d’utiliser ces données comme autant de briques d’un édifice solide et harmonieux. Le destin sera favorable à Kepler et triste pour Tycho qui mourra vingt mois après cette rencontre. Elle est le fruit d’un concours de circonstances, dont les plus déterminantes sont les troubles provoqués par les affrontements religieux. L’Autriche vit une époque agitée et les luthériens commencent à subir les brimades et les interdits imposés par le gouvernement catholique. Pendant l’été 1598, le futur empereur Ferdinand II (alors archiduc) a fait fermer l’école de Graz. Kepler, qui a perdu son emploi, est contraint à l’exil. Sa période de repos forcé durera toutefois moins d’un mois car il jouit des faveurs de l’archiduc, qui admire son travail. En outre, grâce à Hans von Hohenburg, le chancelier bavarois aux nombreuses relations avec qui Kepler aime discuter de diverses questions scientifiques, notre astronome peut même compter sur le soutien de la Compagnie de Jésus. Toutefois, s’il est privilégié par rapport aux autres luthériens de Graz, Kepler sait que ses jours dans cette ville sont désormais comptés. Un épisode illustre la précarité de sa position : il doit payer une taxe pour obtenir l’autorisation d’inhumer, selon le rite luthérien, sa petite fille décédée d’une méningite! Affligé, Kepler demande à Mästlin de lui trouver un emploi, mais, par lettre, il ne sait pas faire comprendre à son ancien professeur l’urgence de la situation. Aussi ses pensées se tournent-elles une fois encore vers Tycho Brahe, mais avec un état d’esprit bien différent de celui avec lequel, dans le Mysterium, il en a admiré les instruments et les données, rêvant de réussir un jour à s’en emparer. Tycho lui a déjà envoyé une lettre, tout de suite après avoir reçu le Mysterium, où il exprimait le souhait de l’avoir un jour à ses côtés. Depuis le mois de juin 1599, l’astronome danois réside à Prague, où il a été nommé Mathématicien impérial de Rodolphe II. Kepler sait que, s’il obtient un poste d’assistant auprès de Tycho Brahe, il aura un excellent emploi, l’hospitalité d’une cour éclairée et, surtout, accès aux «richesses astronomiques». De son côté, Tycho cherche à convaincre Kepler de se rendre à Prague, dans l’espoir que celui-ci saura exploiter les données qu’il a accumulées pour démontrer la justesse de son Système et sa suprématie par rapport aux Systèmes ptoléméen et copernicien. Tycho se décide enfin à adresser une invitation écrite à Kepler, qui ne la reçoit pas à temps. La chance a en effet voulu qu’une de ses connaissances, un certain baron Hoffmann, se rende justement à Prague ; Johannes n’hésite pas une seconde et lui demande de l’accompagner. Il part ainsi à la rencontre de la lettre qui l’invite. Nous sommes le 1er janvier 1600. © POUR LA SCIENCE
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Une coopération difficile, mais fructueuse Le 4 février 1600, Tycho Brahe, à 53 ans, rencontre pour la première fois Kepler, qui n’a que 28 ans. En quelques mois, les deux hommes formeront un mélange détonnant, en raison de leurs personnalités volcaniques, et étonnant pour la contribution qu’ils apporteront à la science. Grâce à la ténacité et à l’habileté de Tycho Brahe, l’astronomie a atteint la limite des possibilités de l’œil humain. Par la suite, l’Histoire ne comptera plus qu’un seul autre grand observateur à l’œil nu, Johannes Hevelius, lequel n’améliore pas beaucoup la précision des mesures effectuées par Tycho. D’autre part, même si la nécessité de disposer de mesures précises n’est pas encore enracinée chez l’homme de science du début du XVIIe siècle, les
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